Fiche du document numéro 13987

Num
13987
Date
Mercredi 22 juin 1994
Amj
Taille
121012
Titre
L'Organisation de l'unité africaine contre une intervention française
Sous titre
L'Organisation de l'unité africaine propose la création d'une force africaine de 4.000 hommes alors que des soldats français ont pris position à la frontière entre le Zaïre et le Rwanda. Nouvelles révélations du journal belge « le Soir ». Le Conseil de sécurité retarde l'adoption de la résolution présentée par Paris.
Page
14
Cote
no 15506
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'ORGANISATION de l'unité africaine (OUA) refuse son soutien à une intervention française au Rwanda, en dénonce les « dangers » et demande l'envoi de soldats africains. La nouvelle est tombée hier après-midi, alors que Paris manoeuvrait pour accélérer la mise en oeuvre de son projet d'intervention. Le coup est rude pour les autorités françaises qui mettaient en avant le soutien des pays africains pour justifier leur proposition.

L'OUA souligne, par contre, qu'elle est favorable, « en principe », au renforcement de la présence internationale dans ce pays. Les 53 pays qui forment l'organisation panafricaine estiment que l'hostilité du Front patriotique rwandais (FPR) au déploiement français va créer des « complications » et rendra cette intervention « dangereuse ».

L'OUA assure que beaucoup de pays du continent sont prêts à participer à une force de 4.000 hommes pour appuyer la MINUAR (Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda) déjà sur place et accuse les pays occidentaux de ne pas « avoir fourni l'aide logistique et financière » nécessaire. « Toutes les actions d'un pays en particulier ou d'un groupe de pays devraient, en conséquence, être prises dans le cadre du consensus international et de la MINUAR », ajoute le communiqué. Cette prise de position risque de peser lors de la réunion du Conseil de sécurité, qui doit débattre de la résolution française ce mercredi. La France se verrait ainsi obligée de modifier sa position.

Mais, sans attendre ce vote, Paris a acheminé au Zaïre, avec l'accord de Mobutu, une vingtaine de militaires français chargés d'une mission « d'évaluation ». Ces conseillers techniques sont chargés de vérifier que les conditions d'une expédition - dont le nom de code serait « Opération turquoise » - sont réunies.

Le journal belge « le Soir » a révélé dans son édition d'hier que des militaires français avaient déjà été envoyés au Rwanda en passant par le Zaïre. Une opération supervisée du côté zaïrois de la frontière par le général Baramoto, un « dur » du régime de Mobutu, est en cours, écrit le quotidien « le Soir » qui cite des informations concordantes en provenance de Goma (ville zaïroise à proximité de la frontière rwandaise). « Selon d'autres informations, les Français auraient déjà traversé la frontière et se trouveraient à Cyangugu où la piste de Kamembe a déjà été remise en état, l'aéroport de Kigali étant jugé impraticable », ajoute le journal.

Le « forcing » de Paris « ne s'explique pas seulement par le souci de mettre fin à un génocide presque consommé, estime « le Soir ». Il s'agirait, pour Paris, d'aller rechercher des militaires qui se trouveraient encore aux côtés des gouvernementaux ». « La France, selon certaines sources, aurait l'intention de récupérer sur le terrain du matériel expérimental qu'elle testait au Rwanda et qu'elle ne souhaite pas voir tomber entre les mains du FPR, des blindés légers de montagne ainsi que des hélicoptères de combat dotés d'une douzaine de roquettes de chaque côté ». La présence de militaires français au Rwanda est également évoquée par le quotidien néerlandophone « Gazet Van Antwerpen ».

Selon « le Soir », les soldats français devant participer à l'intervention française partiraient de Centrafrique, du Gabon et de Djibouti. Un avion C 130 transportant des véhicules serait déjà arrivé à Goma, et d'autres vols étaient attendus dans la nuit de lundi à mardi.

La résolution française - prévoyant une intervention de deux mois (tout au moins officiellement) et l'utilisation de « tous les moyens nécessaires » - a reçu un accueil mitigé au Conseil de sécurité de l'ONU. Alors que la France souhaite une adoption rapide de son texte, les pays concernés prennent leur temps. Confronté à une opposition intérieure de plus en plus forte (notamment des organisations humanitaires, voir ci-contre) et à un scepticisme grandissant sur le plan international, l'opération française apparaît de moins en moins justifiée aux yeux de l'opinion publique.

La Nouvelle-Zélande s'est montrée le pays le plus réticent au sein du Conseil de sécurité. « S'il est possible de déployer (une force) dans le cadre d'un dispositif national, il est également possible de déployer les mêmes forces avec les casques bleus. Jusqu'à présent, nous n'avons pas reçu d'explication satisfaisante pour nous convaincre du contraire », a expliqué le représentant de ce pays à l'ONU.

Une autre voix s'est élevée contre une aventure militaire lancée par Paris. Il s'agit du Conseil mondial des Eglises, regroupant 324 Eglises chrétiennes, qui a adressé une lettre à Alain Juppé mettant en garde contre une intervention française qui « aggraverait presque certainement les tensions et compliquerait les efforts internationaux visant à obtenir un cessez-le-feu et à résoudre le conflit ». Le conseil a également écrit au secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, lui demandant que le Conseil de sécurité ne réponde pas positivement à la demande française de se voir accorder un « feu vert ».

Même les Etats-Unis restent très prudents et ne soutiennent Paris que du bout des lèvres. Il n'y a que l'Union de l'Europe occidentale (UEO) pour applaudir des deux mains. Encore que… A midi, l'Italie se déclare partante pour une expédition. Trois heures plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Antonio Martino, fait machine arrière et s'oppose à l'« action qu'aurait voulu faire les Français, seuls ou avec nous » parce que celle-ci constituerait « un facteur majeur de conflit ».

En fait, Boutros-Ghali est le seul soutien actif dont peut se prévaloir Paris. Le secrétaire général tente de convaincre du bien-fondé d'une action française. Son seul argument parle de lui-même. Il existe un précédent, dit-il : l'intervention américaine en Somalie.

Même si ses plus solides appuis se dérobent, Paris étudie toutes les possibilités pour mener à bien son projet. C'est donc une véritable course de vitesse qui est engagée entre les partisans d'une intervention française aux relents de colonialisme et ceux qui optent pour une force africaine, sous l'égide de l'ONU et de l'Organisation de l'unité africaine.

CHRISTOPHE DEROUBAIX.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024