Fiche du document numéro 13662

Num
13662
Date
Vendredi 27 mai 1994
Amj
Auteur
Taille
160309
Titre
De l'apartheid au génocide
Sous titre
Au pouvoir depuis 1973, la dictature de Kigali a porté au rouge les mécanismes de divisions « ethniques » forgés durant la période coloniale. Les massacres en cours visent à perpétuer le système raciste.
Page
11
Cote
no 15484
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.

« IL faut couper les têtes des Tutsis et que, par un cours chemin qui est le Nil, ils retournent ainsi chez eux en Abyssinie »... Cet appel au génocide a été prononcé en décembre 1992 par Léon MugeserasLéon Mugesera, membre du Comité exécutif du MRND (Mouvement national pour le développement, le parti au pouvoir), et, à ce titre, l'un des premiers lieutenants du général dictateur Habyarimana. Avec un an et demi d'avance, il annonçait les dizaines de milliers de cadavres charriés par la rivière Akagera, jusqu'au lac Victoria, en plein Ouganda.

Cette phrase condensait tout le discours raciste sous-jacent à la thèse du « conflit interethnique » mis en avant par les organisateurs des massacres et leurs soutiens internationaux. Frappant essentiellement (mais non exclusivement) la minorité tutsie, ces pogroms visent à fanatiser la population hutue, afin de la regrouper derrière un « gouvernement intérimaire » autoproclamé et se présentant comme l'incarnation de la pureté raciale du peuple rwandais. Les milices gouvernementales étant censées constituer le bras armé de la « colère populaire spontanée ».

Cette « racialisation » de la différence traditionnelle entre Hutus et Tutsis remonte à la période coloniale dont elle est, en quelque sorte, le fruit empoisonné. Auparavant, cette division caractérisait avant tout la société féodale, dont elle reflétait la hiérarchisation et les conflits en découlant, mais elle était dépourvue de tout prolongement raciste. Ce que le programme politique adopté par le Front patriotique rwandais en 1992 résume dans son introduction par cette phrase: « Les vocables Hutu, Tutsi, Twa avaient une connotation plus sociale qu'ethnique. »

Selon une politique de division, qui fut également mise en oeuvre sous d'autres cieux et par d'autres métropoles coloniales, les occupants allemands puis belges jouèrent la carte des inégalités sociales préexistantes, attribuant à la minorité tutsie (à dominante pastorale et dont était issue la famille royale régnante) un rôle de relais du pouvoir colonial. A cette fin, ils forgèrent de toutes pièces un discours « anthropologique » directement emprunté aux théoriciens racistes du XIXe siècle, comme Gobineau. Les hiérarchies sociales furent « justifiées » comme autant de hiérarchies ethniques et donc, à ce titre, inscrites dans la nature et l'histoire.

La stratégie du diviser pour régner



Dans cette optique, les Hutus furent définis comme composante du peuple bantou; les Tutsis comme descendance du peuple « abyssin », une invasion nilotique au XIIIe siècle étant évoquée pour les besoins de la cause. Avec, au passage, cet argument adressé aux Tutsis: vos origines vous différencient non seulement des « races » africaines, mais font de vous des cousins éloignés des Européens.

Alors que Hutus et Tutsis parlent la même langue (le kinvarwanda) et sont de culture identique, le pouvoir colonial les opposa en une plèbe et une aristocratie « ethniquement » hétérogènes. L'administration belge sélectionna délibérément une frange de la minorité tutsie pour lui ouvrir exclusivement l'école et lui faciliter l'acquisition de richesses, posant ainsi le modèle d'une élite nouvelle occidentalisée.

C'est dans ce contexte que se constituèrent, à la fin des années cinquante, les premiers partis politiques rwandais. Sur des bases à la fois « ethniques » et régionales. Après l'accession du pays à l'indépendance (1er juillet 1962), sous l'égide du parti MDR-Parmehutu (Mouvement démocratique républicain - Parti du mouvement de l'émancipation hutue), le gouvernement rwandais reprit à son compte la stratégie de la division pour régner, mise au point par le pouvoir colonial. Les luttes internes qui se déroulèrent en son sein furent ponctuées de massacres « ethniques » périodiques, et par un exode massif, frappant surtout les Tutsis. Elles culminèrent avec le coup d'Etat militaire du 5 juillet 1973, suivi de la création du Parti unique MRND, dispositif central de la Deuxième République rwandaise.

Division ethnique et géographique



Non seulement ce régime perpétua lui aussi la politique de division antérieure, mais il la systématisa à un niveau jamais atteint pour en faire le justificatif absolu de la dictature. A l'ancienne division, fondée sur l'appartenance communautaire, le gouvernement Habyarimana ajouta une nouvelle division du peuple fondée sur l'origine régionale. L'apartheid ethnique fut grossi d'un véritable apartheid géographique, le clan familial au pouvoir se présentant comme l'incarnation de la pureté raciale et culturelle du peuple rwandais, son protecteur naturel contre les corps étrangers menaçant sa cohésion. Le cumul des fonctions politiques et administratives finit par instituer une oligarchie de type clanique et mafieux. Cas extrême, la haute direction de l'armée: la très grande majorité des officiers supérieurs est originaire de la région où naquit le dictateur Habyarimana, les trois quarts des hommes de troupe eux-mêmes furent longtemps recrutés dans la partie nord du pays.

Codifiée sous le concept « équilibre ethnique et régional », cette politique de discrimination et de clientélisme fut inscrite dans la loi: les papiers d'identité doivent mentionner l'origine non seulement ethnique, comme déjà du temps de la colonisation, mais aussi régionale du titulaire (un Hutu du Sud ne « pesant » pas la même citoyenneté qu'un Hutu du Nord, plus proche du gang familial au pouvoir depuis une vingtaine d'années). C'est ce système que menaçaient de plein fouet les accords d'Arusha et les perspectives de démocratisation ouvertes par ces derniers. Et c'est lui que le « gouvernement intérimaire » autoproclamé tente de pérenniser par l'extermination de ses adversaires politiques et par la folie raciste. Il compte aussi pour cela sur ses soutiens internationaux: déjà en 1990, puis en 1992, l'intervention militaire de la France lui avait sauvé la mise.

JEAN CHATAIN

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