Fiche du document numéro 13626

Num
13626
Date
Mercredi 25 mai 1994
Amj
Taille
125201
Surtitre
« Club de la presse »
Titre
 Chronique d'un génocide annoncé [Interview de Jean-Pierre Chrétien]
Soustitre
Jean-Pierre Chrétien, directeur d'études au CNRS, spécialiste de l'Afrique orientale, était l'invité, hier soir, du « Club de la presse » « l'Humanité»-TSF. Il répondait, à propos du génocide rwandais, aux questions de Michel Muller et d'Alain Bascoulergue.
Page
11
Cote
no 15482
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De 100.000 à 500.000 morts: les chiffres donnés pour les massacres, sur une population de 7,5 millions d'habitants, sont terribles...

Oui. Je ne saurais les préciser. Ces chiffres sont communiqués par les personnes qui sont sur le terrain, Médecins sans frontières ou la Croix-Rouge. Les témoignages que nous recevons sont ceux de massacres en série. Des familles entières décimées. Dans le lac Victoria, c'est la pollution due à l'afflux de cadavres. Nous avons l'impression de nous trouver face à la chronique d'un génocide annoncé.

En lieu et place d'une guerre ethnique, comme on le raconte, il semble bien que le fait colonial ait semé les germes de ces massacres...


La colonisation a ouvert de nouveaux horizons, avec les échanges, la monnaie. Mais elle a aussi placé sur ce pays une chape de plomb raciale. La différence Hutu-Tutsi, à l'origine, n'est pas ethnique. Elle est née d'un clivage social, héréditaire, d'une domination sociale des Tutsis dans un système monarchique. Les Tutsis se sont identifiés au pouvoir. La première colonisation allemande était surtout militaire. La seconde, belge, après la Première Guerre mondiale, a duré jusqu'en 1962, appuyée par des missionnaires. Elle distinguait les Tutsis, faits pour commander, des Hutus, faits pour obéir. Sont nés, dès lors, des sentiments de supériorité et de frustration.

L'indépendance du pays, en 1962, a modifié la situation...

Le Rwanda a bougé, dès 1959, avec une révolution économique et sociale. Le colonisateur belge s'appuyait sur une caste tutsie privilégiée. D'où une révolte hutue appuyée - et ce sont les retournements des colonisateurs - par les troupes belges. L'élite tutsie devenait dangereuse pour les colonisateurs.

Au pouvoir, les Hutus ont, à la fois, une idée de justice mais, formés dans l'idéologie des missionnaires belges, ne remettent pas en cause les idées d'apartheid de ces derniers. Ils ne renient pas l'idéologie raciale qui sous-tend, dès lors, leur révolution.

Quel rôle pour la France?

Il existait, avant, avec les pères blancs. Mais c'est surtout au lendemain de l'indépendance, en 1962, que la présence française s'installe. Quel est l'intérêt de cette présence? Pas les matières premières. Pas l'importance de ce petit pays. A peine la défense de la francophonie. Peut-être une visée géopolitique, car le Rwanda est à côté du Zaïre.

C'est à cette époque que l'on assiste à une émigration des Tutsis vers les pays limitrophes...

Toutes ces années d'après l'indépendance en seront marquées. Au coup d'Etat de Haribayamana, en 1973, ce général se présente en modérateur, en arbitre. Mais il met en place, partout, des quotas, avec 9% de Tutsis. Un système d'apartheid. D'où les 600.000 réfugiés dans les pays limitrophes, dont de nombreux jeunes de la seconde génération, que l'on comptait juste avant les événements de cette année.

Et puis il y a février 1993, le nouvel assaut tutsi avec le FPR...

Les maquis datent de 1990. Ils sont composés de Tutsis de la seconde génération. Des étudiants surtout, des soldats tutsis de l'armée ougandaise passés - avec armes et bagages, si j'ose dire - dans la guérilla. Et puis il y a rencontre entre ce FPR et les Hutus de l'opposition au gouvernement Haribyamana. Avec ceux qui sont mécontents de la situation économique et sociale, qui n'acceptent pas que Haribyamana s'appuie sur une minorité clanique, mafieuse, venue du nord-ouest du pays.

Pourquoi, selon vous, la France soutient-elle le gouvernement Haribyamana?

C'est étonnant, il est vrai. Lors du sommet de La Baule, on avait qualifié le régime de Haribyamana de «meilleur élève de La Baule» parce qu'il s'était prononcé pour le multipartisme. En fait, tout le monde s'est demandé pourquoi, en 1990, la France est restée sur place avec ses militaires. Quel était le sens politique de ce soutien alors qu'il y avait de véritables pogromes, une propagande digne de l'apartheid, une chasse aux opposants? A titre de comparaison, en Belgique, il y a eu un débat au Parlement sur la politique en direction de ce pays. Comment se fait-il qu'il n'ait pas eu lieu en France? Je crois aussi que, actuellement, sans l'effort de la presse, dont le journal qui m'invite, on ne parlerait pas beaucoup de ce drame.

Les accords d'Arusha vous semblent une base de référence?

Oui, car ce sont des accords de transition signés par toutes les parties. C'est une base de travail sérieuse. On constate d'ailleurs que la garde présidentielle et les milices ont cherché à assassiner les signataires.

Que pensez vous de l'envoi de troupes de l'ONU?

S'il s'agit d'empêcher les massacres, c'est la meilleure des choses. Car pourquoi s'interposer entre la garde présidentielle, ses milices de tueurs et ceux qui veulent les déloger? Car la garde continue de massacrer au sud des populations hutues. En fait, au lieu d'aller dans la capitale, Kigali, c'est au sud qu'il faut aller, non pour s'interposer, mais pour protéger les populations civiles des massacreurs.

Compte-rendu de BRUNO PEUCHAMIEL

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