Fiche du document numéro 13535

Num
13535
Date
Mardi 17 mai 1994
Amj
Taille
115006
Titre
La rengaine du tribalisme
Sous titre
Les médias français découvrent la tragédie rwandaise plus d'un mois après le début des massacres et se limitent à une explication ethnique. L'envoyé spécial de « l'Humanité » a montré que les raisons véritables étaient à rechercher ailleurs.
Cote
no 15475
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
APRES des semaines de massacres qui ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes, plusieurs journaux français consacrent enfin au Rwanda articles et commentaires. Le terrible constat, relaté depuis plusieurs semaines par l'envoyé spécial de « l'Humanité », Jean Chatain, est partout le même: la boucherie. « Le Quotidien de Paris » décrit: « Si les rues ne sont plus jonchées de cadavres, enterrés dans des fosses communes, la raison en est simple: la plupart de ceux qui devaient être tués l'ont déjà été, ou se sont enfuis en province - pour y être d'ailleurs rattrapés par les massacres. »

Le génocide s'arrêtera de lui-même quand le vide aura été fait. Un drame qui suscite l'indignation de plusieurs éditorialistes. « Affreux XXe siècle. Il est en train de terminer plus mal encore qu'il n'avait commencé: dans la barbarie », écrit Franz-Olivier Giesbert dans « le Figaro », tandis que Philippe Marcovici dans « le Quotidien » parle lui aussi de la « barbarie (qui) est de retour sur cette pauvre terre d'Afrique. Mais cette tragédie dont l'ampleur devrait suffire à insulter la conscience de chaque être civilisé, ne semble guère susciter une émotion à la mesure de l'événement ».

L'ONU vient en effet de repousser une nouvelle fois une réunion concernant ce pays d'Afrique centrale. Des décisions internationales susceptibles d'enrayer la machine infernale risquent d'être renvoyées aux calendes grecques. De leurs côtés, les gouvernements occidentaux ne prennent aucune décision qui pourrait mettre fin au cauchemar des habitants de ce petit pays. Bien plus, certains, comme la France, ont joué un rôle qui a attisé les haines.

Ce génocide dont l'humanité n'avait pas connu pareille horreur depuis des années, il faut en comprendre les ressorts. Malheureusement, une fois de plus, la boîte à idées reçues et simplistes a servi. L'éditorialiste du « Quotidien » prétexte des « obscures raisons qui poussent des tribus au massacre ». Franz-Olivier Giesbert explique la situation au Rwanda par l'existence de deux ethnies: « Tout les sépare. Songez... » L'envoyé spécial du même journal, quant à lui, ne songe pas et met l'accent sur le rôle de la garde présidentielle rwandaise, auteur des premières tueries...
Il n'y aurait donc qu'une seule et unique cause: le tribalisme, responsable de tous les maux de cette fin de siècle. L'explication sert à tout. Les violences politiques en Afrique du Sud entre l'Inkhata et l'ANC sont à comprendre car les uns sont zoulous et les autres xhosas. Au Rwanda comme au Burundi, il y a des hutus et des tutsis. Si des affrontements ont lieu dans ces pays, cela ne peut être que parce que des gens qui se reconnaissent dans des coutumes et des cultures différentes y vivent.

Le belle affaire, la belle découverte. Quand on a dit « luttes tribales ou ethniques », on se dispense de poser quelques questions qui ne manqueraient pas d'éclairer. Qui fournit les armes? Quel est le jeu des grandes puissances? Pour quels intérêts? Partout où les pays sont fracassés par des luttes entre différents groupes communautaires, cela ne sert pas les premiers impliqués, bien au contraire, mais les puissances, économiques et politiques, qui les manipulent.

Il serait absurde de nier que le « tribalisme », comme on l'appelle, soit inexistant. Dans un monde instable, et plus particulièrement dans l'Afrique exsangue et meurtrie par tant d'expériences douloureuses, le réflexe identitaire se traduit par un repli sur soi et par l'intolérance vis-à-vis de l'Autre. Mais l'important en la matière est de savoir qui sont les apprentis sorciers jouant avec ce phénomène.

Dans un article publié dans « le Monde diplomatique », Colette Braeckman, une journaliste belge, indique: « Partout, le facteur ethnique a été utilisé comme un élément de division afin de freiner la construction d'Etats démocratiques. » Elle cite l'exemple de Savimbi en Angola et de Buthelezi en Afrique du Sud, abondamment fournis en armes et en argent par les pays occidentaux. « Peut-on croire qu'il ne s'agit, au coeur du continent noir, que d'explosions de haine tribale... » conclut notre confrère belge. Peut-on?

CHRISTOPHE DEROUBAIX.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024