Fiche du document numéro 12840

Num
12840
Date
Vendredi 25 février 1994
Amj
Taille
108838
Titre
Rwanda. L'éternel exode
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
BUTARE et BUJUMBURA
de notre envoyée spéciale

L'orage éclate sur les pâturages du poste frontière. La file des
réfugiés se rue sous l'auvent. De voitures brinquebalantes, s'extirpent
des va-nu-pieds, dans une odeur d'épices et le piaillement des
volailles. Tous ces Burundais repassent la frontière, fuyant les
troubles qui menacent à nouveau leurs campagnes. Ils rejoignent le camp
de Saga I, dans la province de Butare.

Ils n'avaient quitté ce refuge que quelques jours plus tôt. Ils
voulaient croire au calme revenu et, surtout, ensemencer d'urgence
leurs lopins de haricots, car la saison n'attend pas. Les massacres
d'octobre dernier avaient vidé les fermes et condamné les champs à la
jachère. Plus question de risquer une famine. Mais un vent de panique
s'engouffra fin janvier entre les collines burundaises. A Bujumbura, la
capitale, une poignée de Tutsis rouvraient les hostilités, avec la
complicité de l'armée. Alors, la majorité hutue des paysans reprit le
chemin de cet exode sans fin.

L'Afrique des grands lacs connaît, depuis la fin des années 50, une
tension interethnique jalonnée de sanglantes vendettas. « Tu me caches
que tu me hais et je te cache que je le sais
 », souligne ici le
proverbe. Au Burundi 5,6 millions d'habitants en 1972, la minorité
tutsie (15 %), seule au pouvoir, avait écrasé une tentative de révolte
hutue. Deux cent mille morts. Les petits Hutus avaient suivi leurs
mères au Rwanda voisin. Certains, devenus grands, tentèrent un
impossible retour.

Les heurts entre ethnies ont recommencé, en 1988 et 1991 notamment. Le
21 octobre 1993, Melchior Ndadayé, premier président d'origine hutue,
légitimement élu le 1er juin 1993, était assassiné par des militaires
putschistes. Les collines s'embrasaient une nouvelle fois : massacre
des Tutsis, « pacification », puis massacre des Hutus. L'exode
reprenait vers les pays voisins : Ouganda, Tanzanie, Zaïre et Rwanda.
Le Rwanda, « pays aux mille collines », n'est pas non plus un paradis.
Il a, lui aussi, vécu des vendettas en chaîne. A Kigali, où le
président hutu Juvénal Habyarimana, est au pouvoir depuis vingt ans, on
attend la formation d'un gouvernement de transition « à base élargie »,
sans cesse annoncée et sans cesse reportée. A Kigali comme à Bujumbura,
un couvre-feu de fait pèse sur les quartiers.

Un midi à Bwiza, dans une parcelle de la capitale burundaise... Chez
Denis, éducateur de rue et tutsi, l'unique pièce est bondée. On passe
le temps à palabrer en mangeant des beignets. La veille, il y a eu des
morts au marché. La rivière charrie les cadavres. Dans la parcelle de
Denis, la parentèle échappée des collines en octobre campe toujours en
attendant des jours meilleurs. Dans les ruelles terreuses, on ne se
déplace plus qu'en bande.

Cette peur de l'autre nourrit les massacres. Elle est le lot commun qui
pousse sur la route les « déplacés » vers une autre province, les « réfugiés » de l'autre côté de la frontière, les « multidéplacés » qui
n'en sont pas à leur premier exode, et les « enfants non accompagné »s
échouant dans les camps par on ne sait quel miracle.

Un midi, à Saga I ... Sur les pentes verdoyantes scintillent les bâches
des « blindés ». Dans ces cahutes, s'entassent 15 000 Burundais qui ont
fui la tuerie d'octobre. Hutus ici à Saga I, Tutsis dans un autre camp.
Sous la grande tente, une sourde rumeur accueille la distribution de
bouillie. Des femmes fatiguées tendent leur assiette de plastique, les
jambes encombrées de gamins en guenilles. Regards apathiques et ventres
gonflés.

Il y a quatre mois, le Rwanda 7 millions d'habitants ouvrit grand sa
porte à trois cent 350 000 réfugiés burundais. Mais il avait déjà ses
propres « déplacés ». Depuis deux ans, trois cent mille Rwandais
survivent entassés dans des camps au nord comme autour de la capitale.
L'urgence d'hier se prolonge et l'aide a tardé à arriver. Rations trop
faibles : la malnutrition s'est installée. Irrégularité de
l'approvisionnement et cargaisons parfois pourries : on en vint à
manger les précieuses semences envoyées par l'aide internationale.
Mi-novembre, dans le camp de Burenge, 12 personnes sur 1 000 mouraient
chaque jour. Début janvier, cette situation était dénoncée par l'AICF
et MSF-France qui a mis en cause la responsabilité du gouverment
rwandais. A présent, l'aide est mieux distribuée. Plus globalement, une
famine « verte » menace le Rwanda. Car sur les marchés de Kigali, les
prix flambent. Manioc, sorgho, patates douces et haricots n'ont pu être
plantés à temps, à cause des combats qui éclatent ici ou là. La famine
guette aussi le Burundi, où l'ensemencement a tardé. Les maigres
réserves ont fondu. Des « poches » de disette sont signalées dans le
nord du pays. Les esprits s'échauffent. Non loin de Gitega, dans le
camp de « déplacés » tutsis, les soldats de garde sont armés de bâtons
pour contenir la foule. On ne sait jamais...

Au dispensaire de Giheta, près de Kibuye, tenu par trois médecins
militaires français, la queue s'allonge : six cents consultations
chaque jour. Les paysans hutus qui, depuis octobre, se cachent la nuit
dans les marais et cultivent leurs champs de jour, commencent
timidement à se faire soigner, à peine rassurés. Qui sait ? Ici quand
on se quitte pour la nuit, on ne se dit pas « A demain », mais « 
Puisses-tu survivre jusqu'à demain
 ». Malaria, diarrhée sanglante, sida
et états de chocs... Rwanda et Burundi font malheur commun.
Une autre peur menace Bujumbura. Un samedi, fin janvier, quelques
centaines de jeunes Zaïrois en exil défilèrent dans les rues de la
capitale. « Réfugiés burundais, vous vivez en paix chez nous, au Zaïre.
Nous voulons vivre en sécurité chez vous !
 », avaient-ils écrit sur les
pancartes qu'ils brandissaient sous le nez des rares passants. La nuit
précédente, quelques Zaïrois de Bwiza avaient été assassinés.
D'un pays à l'autre de la région, des tracts voyagent et des interviews
à la radio ou à la télévision encouragent la résistance. En outre, le
commerce des armes prospère. Dans un rapport publié à la mi-janvier,
l'association américaine Human Rights Watch a dénoncé les dangers de ce
négoce, où la France fait figure de principal accusé et où le Crédit
lyonnais est nommément mis en cause. Partout dans les collines,
circulent à bas prix grenades et kalachnikovs.

De part et d'autre des frontières, on redoute la contagion
contestataire celle du voisin, bien sûr. Risque de surenchère ? En
Allemagne, en France et en Belgique, notamment à Liège fin janvier, on
signalait le séjour d'officiers tutsis du Burundi proches des
putschistes d'octobre, venus acheter des fusils-mitrailleurs. Dans le
port tanzanien de Dar-Es-Salaam, un cargo chargé d'armes reste bloqué
en raison de l'embargo décidé par le gouvernement burundais.
Dans les camps, dit-on à présent, on ne se résoudra pas à jouer les
victimes expiatoires. Dans les collines, on ne se laissera plus
massacrer comme du bétail. La poudrière des camps risque de
s'enflammer. Face à l'urgence humanitaire, la communauté internationale
et la Commission européenne avaient débloqué des fonds substantiels,
qu'elles maintiennent. La France va doubler son aide humanitaire en
1994, comme l'a annoncé le ministre Lucette Michaux-Chevry en visitant
les camps fin janvier.

Pour leur part, veillant au grain sur le terrain depuis des mois, le
Haut-Commissariat aux réfugiés et de nombreuses associations envisagent
d' « accompagner » au plus vite le retour des réfugiés, mais dans des « 
couloirs
 » hautement protégés qui restent à délimiter...

DOC:AVEC CARTE

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