Fiche du document numéro 12760

Num
12760
Date
Mercredi 24 février 1993
Amj
Auteur
Taille
356462
Surtitre
Débats
Titre
Du visage de la France en Afrique
Résumé
A serious disease in Africa: France. Paris is silent in front of the monstrosities underway in Rwanda. Paris backs there a dictator who, not being Serbian, nevertheless practices ethnic cleansing as will establish, without possible dispute, the terrifying report of the International Commission on Human Rights. Will these atrocities be enough or will we have to wait a little longer?
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
ET si certaines régions d'Afrique étaient atteintes d'une maladie grave : la France ? La politique française. Cet inextricable mélange de dévouement et de clientélisme, celui-ci annihilant celui-là malgré tous les efforts des fonctionnaires de notre coopération, des associations, des religieux, de certains entrepreneurs : tout un peuple de passionnés, de généreux ; tout un peuple d'écoeurés. Et si la France officieuse, celle des réseaux secrets, était une malédiction pour le continent ? Cette façon de prendre l'Afrique pour nos coulisses, une annexe commode, propice à tous les détournements. Et si la France officielle ne valait guère mieux ? La complaisance du gouvernement de la France face aux trafics les plus cyniques. La manière française, inimitable, de dénoncer en soutenant. De soutenir les dictateurs en dénonçant les dictatures.

Bien sûr, la France n'est pas coupable de tous les maux dont souffre le monde noir. Loin s'en faut. Mais qui niera sa responsabilité engagée ? On connaît la chanson du chantage, la rengaine favorite des dictateurs du tiers-monde : ``moi ou le chaos''. On connaît aussi la fausseté de l'alternative : les dictateurs, en assassinant toute vie publique, sont des bâtisseurs de chaos. Et qu'on ne parle pas de non-ingérence pour justifier la passivité. Trop souvent on appelle " non-ingérence " la pure et simple poursuite des mauvaises habitudes coloniales. La " non-ingérence ", il fallait commencer par elle et ne pas armer ces messieurs, année après année, sans rechigner à la dépense ni à l'envoi de mercenaires officiels émargeant au budget français.

A l'évidence, il ne s'agit pas d'imposer des modèles. On n'oblige personne à la liberté. Et l'Afrique inventera, à son rythme, sa forme propre de démocratie. Pour nous, il s'agit seulement d'écouter cet appel à la dignité, de l'accompagner. Et de ne pas conforter ceux qui l'écrasent dans le sang.

Trois beaux pays : Zaïre, Togo, Rwanda, aussi divers que trois pays peuvent l'être. Trois pays bien dotés par la nature et qui pourraient vivre dans l'aisance, voire dans l'abondance pour l'un d'entre eux. Et pourtant, partout des morts, des morts en grand nombre, des morts prévisibles. Trois beaux pays, trois exemples, trois mêmes chroniques du drame annoncé.

Le silence de Paris

Depuis quelques mois, je me demandais quel était pour la jeunesse africaine le visage de mon pays. De retour de voyage, j'ai la réponse. Hélas !
C'est d'abord un visage de caricature. Celui d'un ancien et peut-être futur ministre de l'intérieur clamant à Lomé, lors d'une peu ragoûtante tournée des popotes, son admiration pour un dictateur. Chacun ses opinions. Celles de Charles Pasqua a le mérite de la clarté.

L'autre visage de la France ne vaut guère mieux. C'est celui du silence de Paris, ou, tout au plus, du sourcil froncé. Le sourcil froncé français qui fait si peur aux dictateurs, comme chacun sait...
Silence, trente années durant, et aide massive de toute sorte au président du Zaïre, malgré ses exactions diverses, ses pillages massifs, sans compter quelques massacres. Qui a oublié les étudiants égorgés à Lubumbashi au printemps 1990 ? Il aura fallu la pression internationale pour que la France se résigne à abandonner ce président-maréchal.

Silence ou sourcils à peine froncés quand, dans le nord du Togo, Gilchrist Olympio, opposant de grande stature, tombe dans une embuscade dont il sort vivant par miracle mais la hanche fracassée et huit gardes du corps tués. Comme par hasard, le fils du chef de l'Etat togolais se promenait dans le voisinage. Silence ou petit frémissement de cils quand, à Lomé, l'armée du président Eyadéma investit l'immeuble du pouvoir exécutif légitime.
Nous aurons dû attendre les horreurs de janvier dernier pour qu'enfin la France réagisse. Il aura fallu cette manifestation pacifique sur laquelle a tiré l'armée. Trente morts. Toujours la même triste chronique de trente morts annoncés.

Silence face aux monstruosités commises au Rwanda. Notre armée là-bas présente avait pour rôle, que je sache, d'empêcher les massacres. Noble et utile mission, qui en douterait ? Mais doit-elle, pour ce faire, continuer à soutenir un personnage qui, pour n'être pas serbe, n'en pratique pas moins la purification ethnique comme va l'établir, sans contestation possible, le terrifiant rapport de la Commission internationale des droits de l'homme. Ces atrocités seront-elles suffisantes ou faudra-t-il patienter encore ?

Depuis trois ans, un grand vent de liberté et de dignité souffle sur l'Afrique. C'est la seule bonne nouvelle venue depuis longtemps du sud du Sahara. Et, pour ce continent dévasté, c'est la seule racine de l'espoir.

Mais liberté veut dire chahuts, surtout après tant d'années d'oppression. Et le retour à la dignité entraîne le besoin de revendiquer.
Alors ? J'espère sans trop y croire que la nouvelle majorité (Charles Pasqua n'est pas toute la droite) ne tombera pas dans le piège de l'appui aux répressions. J'espère qu'elle ne sera pas complice de restaurations, illusoires et meurtrières. En un mot, j'espère qu'elle fera ce que nous, socialistes, malgré quelques progrès depuis le discours de François Mitterrand à La Baule en juin 1990, n'avons su faire : refuser, une fois pour toutes, de prêter la main à l'insupportable. C'est la seule façon de renouer avec la jeunesse, avec l'avenir de l'Afrique. Autrement s'agrandira la déchirure. Les dictateurs n'auront qu'un temps. D'autres générations montent, qui nous observent et nous jugent sans bienveillance. On fait volontiers fi de la fierté noire. La misère n'exclut pas le mépris.

La France verse chaque année au sud du Sahara une bonne trentaine de milliards. On pourrait doubler la somme, la tripler. Avec tout l'argent du monde, on ne s'achète pas un visage.

Erik Orsenna est écrivain.

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