Fiche du document numéro 11401

Num
11401
Date
Jeudi 21 juillet 1994
Amj
Taille
4971677
Sur titre
Réfugiés par millions, famine, maladies, massacres
Titre
Au Rwanda, l'horreur est encore à venir
Nom cité
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Lieu cité
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Lieu cité
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Source
Type
Langue
FR
Citation
Soudain, au détour d'un virage, il y a cette femme et cet enfant. Deux
fantômes vêtus d'étoffes déchirées qui flottent dans le vent. Ils sont
figés dans l'espace, les pieds nus posés sur l'asphalte
brûlant. Derrière eux s'étend dans toute sa splendeur la forêt de
Nyungwe qui couvre une large partie de cette région sud-ouest du
Rwanda. La femme est belle, grande et les traits de son visage sont
extrêmement fins. Les lèvres de l'enfant silencieux saignent parce
qu'il a faim. Qui sont-ils ces deux-là ? Est-elle tutsie cette femme
qui porte sur elle toute la grâce de cette ethnie ? Elle serait donc
pourchassée mais assez folle pour quitter le refuge du buisson et
quémander sur le bord de la route un peu de nourriture, à la merci à
tout moment d'un coup de machette ? Est-elle hutue, née sans doute
d'un mariage mixte, répudiée par tous, réduite à l'exode solitaire ?
Surtout ne pas le lui demander. Offrir à l'enfant silencieux quelques
fruits et des barres chocolatées. Envelopper la femme du regard et lui
dire avec les yeux, en français et en kinyarwanda, des mots simples et
doux.

A l'orée de la forêt, le rideau se lève sur un amphithéâtre de
collines. Province de Gikongoro, la plus pauvre du Rwanda. Le sol est
pierreux mais on tente d'y cultiver du sorgho, du manioc et du thé. Un
million et demi de réfugiés s'y sont posés là, à flanc de coteaux. Ils
sont Hutus et ont fui la province voisine de Butare, tombée entre les
mains du Front patriotique rwandais (FPR à majorité tutsie) début
juillet. Cette zone a été décrétée ``de protection'' ou ``humanitaire''
par la France avec l'aval des Nations unies. On y meurt cependant
chaque jour de dénutrition, de dysenterie bacillaire ou de plaies, par
balle ou à l'arme blanche, surinfectées. Là-bas, près de la procure de
Gikongoro, une petite maison coquette.

Madeleine Ruffin [Raffin], dite Mado, vit là depuis vingt-six ans. A
soixante et un an, cette enseignante à la retraite a bâti des écoles,
formé des institutrices, et est aujourd'hui la directrice locale de
l'association humanitaire catholique Caritas. Sa voix a l'accent
chantant de Toulouse et, tôt le matin jusqu'à tard le soir, elle porte
cette petite blouse blanche d'écolière qui appartient désormais à la
légende de Gikongoro. La demeure de Mado est un passage obligé. Y
défilent des évêques, des membres d'organisations non gouvernementales
(ONG), hirsutes et tatoués, des Tutsis apeurés, des officiers
militaires français et des journalistes en quête d'information. « Suivez-moi si vous voulez mesurer la nature exacte du drame qui secoue
le Rwanda depuis des mois
 », a lâché Mado en grimpant prestement dans
un Land Cruiser.

La population paie pour les assassins



30 km d'une piste en latérite poussiéreuse qui tasse douloureusement
les vertèbres et donne des maux de tête. Tout au bout Kibeho, non loin
de la ligne de front où militaires français et soldats du FPR s'épient
au-delà d'un no man's land tacitement respecté. En pénétrant dans
l'église de Kibeho, Mado a posé une main lasse sur son front. « Ici
même,
dit-elle, vous pouvez comprendre. » L'église, en partie
calcinée, a été le théâtre de massacres en avril dernier.Des centaines
de Tutsis y ont péri carbonisés, tandis que 7 000 étaient tués par les
milices hutues dans cette même commune. « Cela, c'était
hier. L'horreur à venir est là devant nous, à portée de regard
»,
lance Mado sur le parvis de l'église.

Combien sont-ils agglutinés sur la petite place ? Des
milliers. Combien sont-ils sur les collines, collés à la terre,
abrités pour les plus chanceux sous des bâches plastiques aux sigles
de l'Onu ? Des centaines de milliers sans doute. Selon Innocent
Bakundukize, bourgmestre de Kibeho, sa commune est aujourd'hui le plus
grand centre de réfugiés du monde. Mado s'est mêlée spontanément à la
foule et des mains se sont tendues vers elle. « Sous prétexte,
s'insurge-t-elle, que cette région regorge d'hommes qui ont commis les
pires atrocités contre les Tutsis et qu'il ne faut donc pas nourrir
des assassins, les associations ne se mobilisent pas. Mais ceux qui
ont perpétré les actes ignobles que l'on sait sont en réalité une
infime minorité. Ici, je ne vois que des enfants, des femmes et des
vieillards hutus qui ont fui le FPR et qui sont en train de mourir de
faim et de maladie.
»

Peu de chance de survie, en effet, dans cette région qui a connu la
famine en début d'année et où les nuits sont particulièrement
froides. Kibeho n'a reçu à ce jour aucune aide en vivres et, d'après
cette responsable du Programme alimentaire mondial (PAM) croisée à
Kibeho, une catastrophe humanitaire majeure est imminente. La semaine
passée, seule la Caritas, épaulée par l'association française
Solidarité, a acheminé 112 tonnes de vivres à Gikongoro. « Cent douze
tonnes pour plus d'un million de personnes déplacées dans la région,
une goutte d'eau dans un océan de misère
», se lamente Mado.

Certes la Croix rouge internationale (CICR) est présente sur le
terrain, certes deux membres de Médecins sans frontières, un
administrateur et un logisticien tentent d'évaluer en ce moment même
les besoins. Il reste que la plupart des associations généralement
promptes à se mobiliser brillaient encore par leur absence la semaine
dernière. Ne pas nourrir des assassins serait donc le mot d'ordre. Si
beaucoup ont fui vers le Zaïre, pillant au passage jusqu'aux meubles
de l'école de Mado, crevant les plafonds pour y dénicher quelques
Tutsis, arrosant les murs de gerbes de leur sang, il n'en demeure pas
moins que beaucoup de ces assassins vaquent en toute impunité dans
cette zone de protection française. Il faut donc laisser Mado et son
immense courage quitter l'odeur d'eucalytus qui nourrit les feux où
chauffent les marmites, abandonner ces femmes qui pilent le sorgho
pour nourrir les petits et fuir la désolation.

Rencontre avec un assassin à Musange, à 20 km au nord de Gikongoro,
village d'aspect paisible, lové au creux d'une vallée. Sur la place
publique, des gamins zigzaguent entre les étals des marchands de
brochettes tandis que dans un coin quelques soldats des Forces armées
rwandaises (FAR à majorité hutue) somnolent, le pistolet-mitrailleur
coincé entre les genoux. L'homme en question a pour nom Bizimana
Bernard, Bourgmestre de Musange, il affiche une quiétude de tous les
instants à l'image de sa commune.

En attachant ses pas à ceux des commandos de marine de Lorient
présents dans la région dans le cadre de l'opération Turquoise, on
bascule pourtant très vite dans l'horreur. A quelques dizaines de
mètres de là, une pente douce mène à un charnier. Ici un pied émerge
d'un amas de terre, là un coude, plus loin le morceau difforme et
impossible à identifier d'un corps. Selon le lieutenant Houel, chef
de l'escouade chargée, ce jour-là, de récupérer des personnes en
danger, à savoir les rares Tutsi survivant dans la région, huit mille
d'entre eux auraient été massacrés à Musange. « L'odeur
caractéristique de la putréfaction nous a guidés jusque-là
,
explique-t-il. Nous avons récupéré des cartes d'identité de Tutsi et
ces cordes enroulées autour des troncs d'arbres prouvent que certaines
victimes ont été torturées avant de mourir
. » L'une d'entre elles est
encore liée à un corps couvert de terre, comme un cordon ombilical
obscène. « Ces cordes servent à attacher les vaches », commente le
bourgmestre impassible, qui ne peut pas évidemment nier l'existence
d'un charnier à proximité de sa mairie, mais qui estime que les corps
sont autant de Hutus que de Tutsis et qui exclut donc l'idée d'un
massacre systématique de ces derniers.

Des élus impliqués dans les massacres



« Nous savons, précise le capitaine de frégate Marin Gillier, qui
commande le détachement des commandos de marine,
que les bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la
plupart impliqués dans les massacres de Tutsis, voire leurs
instigateurs. Nous avons accumulé des témoignages qui le
prouvent. Mais, pour le moment, ils sont nos seuls interlocuteurs
auprès du million et demi de réfugiés hutus qui ont afflué dans la
zone. Ils nous aident à sécuriser l'endroit en désarmant les milices
et en persuadant les réfugiés de demeurer sur place. Mission remplie,
nous saurons fournir à qui de droit les informations collectées pour
que ces notables soient jugés. Nous ne les protégeons pas comme
l'affirment certaines associations humanitaires. En les côtoyant
chaque jour, nous les sondons et estimons leur degré de
responsabilité dans les massacres commis
 ».

Joachim Hategerimana [Hategekimana], sous-préfet de Kaduha, un peu
plus au nord [au sud], a, semble-t-il, parfaitement compris le bénéfice qu'il
pourrait tirer d'une collaboration franche et totale avec les
militaires français. L'homme, à la voix douce et aux petites lunettes
d'intellectuel, aurait appelé au massacre de 12 000 Tutsis. Arpenter
les travées de l'église de Kaduha revient à se faire une idée du
carnage qui s'y est déroulé. Des traces de sang partout, jusque sur
ces béquilles de bois oubliées près de la nef. Ouvrir donc les portes
du presbytère, voir des éclats de rafale sur les murs, et cette
baignoire teintée par le rouge du sang séché. Dehors, là où le
pied s'enfonce dans la terre et entre en contact avec des ossements,
il y a un charnier. Au Rwanda, les lieux du culte où l'on allait
chercher protection sont devenus des sanctuaires de la
mémoire. Symbole de l'impunité que l'on espère, rien n'a été lavé,
rien n'a été caché. Tout est en l'état comme un lendemain de
massacre. Horreur parmi l'horreur, des réfugiés hutus occupent
désormais les lieux, couchent à même le sol de l'église, du sang
au-dessus de leurs têtes et, pour les plus fragiles d'entre eux, la
mort qui doucement s'approche. La faim, l'épuisement, la maladie.

Joachim Hategerimana [Hategekimana] est, lui, tout sourire. Les camions de
Solidarité chargés de vivres ont pu rallier Kaduha. L'homme, qui
n'oublie pas qu'il fut gestionnaire d'entreprises, vendra ces vivres
un peu plus tard à chaque famille trois francs rwandais, « pour payer
ses administrés, qui se dépensent sans compter pour aider les
réfugiés ». En quête de virginité, l'homme ira même jusqu'à livrer
aux militaires des commandos de marine un enfant tutsi et déclarera :
« Nous sauvons chaque jour des Tutsis que nous remettons aux
militaires français. Nous ne sommes pas tous des extrémistes
. »
L'enfant s'appelle Frédéric, il dit que son père était riche et avait
des ``étages'' à Kigali. Désormais orphelin, il a erré jusqu'à ce
qu'une famille de Hutus modérés le sauve et le protège. Car la chasse
aux Tutsis se poursuit dans cette région.

Protéger les Hutus qui sauvent des Tutsis



Les commandos de marine ont trouvé récemment une petite fille jetée au
feu à cause de son appartenance ethnique. Evacuée par hélicoptère,
elle est aujourd'hui entre la vie et la mort. Les soldats français en
sauveront ce jour-là une trentaine, âgés de cinq à trente ans, par
l'intermédiaire de contacts discrets avec des Hutus modérés qui
recuillent ces pauvres diables égarés dans les forêts avoisinantes. A
charge de revanche, les commandos effectuent parfois des missions de
nuit pour évacuer ces Hutus modérés qui, une fois démasqués, sont la
cible des milices et de la FAR.

Avant de rejoindre le centre de Muranbi [Murambi], près de Gikongoro,
où sont regroupés sous bonne garde, afin de les protéger, Tutsis et
Hutus modérés, les rescapés transitent par le quartier général des
commandos de marine. Ils y sont auscultés par un médecin et même lavés
par des gendarmes du GIGN qui épaulent sur place les commandos et se
muent pour l'occasion en ``baby-sitters''.
Le colonel Brice - qui coordonne la zone large de 60 km avec, pour
tout effectif, 200 soldats - résume la situation : « Nous avons
sécurisé le terrain en désarmant les milices, nous tenons en respect
le FPR qui se fige ici sur ses positions, et nous avons gagné la
confiance de la population, qu'elle soit hutue ou tutsie. Nous
supplions maintenant les ONG de venir car elles peuvent oeuvrer
désormais dans de bonnes conditions.
»

Pour l'heure, un seul médecin militaire français officie à
Gikongoro. Installé sur le terrain de football de la commune, qui
s'est transformé en piste d'atterrissage pour hélicoptère, il soigne
et oriente les blessés et les malades sur Cyangugu, au sud du Rwanda, où
une antenne médicale a été montée. Là se mêlent Hutus et Tutsis. Comme
cette vieille femme au visage tuméfié, battue à coups de massue par le
FPR, et cet enfant avec une balle fichée dans la jambe depuis plus de
deux jours. Que se passe-t-il, en fait, de l'autre côté ? Les visites
guidées offertes aux journalistes par le FPR permettent... de ne rien
vérifier. « La démocratie est en marche », assure une porte-parole
rencontré à Bujumbura, capitale du Burundi. Les soldats FPR ne sont
donc pas les Khmers noirs de l'Afrique ? « Nous nous appuierons sur
une majorité politique et ethnique
, assure-t-il en concluant : Nous
voulons en finir avec les désignations hutus et tutsis qui ont mis le
pays à feu et à sang. Nous désirons redonner le droit au peuple et
rassembler la population.
 » A suivre.

Le soir même, à Bujumbura, une télévision française captée par
satellite, diffusait des images du Rwanda, puis le présentateur
enchaînait sur un sujet consacré à une entreprise américaine célèbre
dans le monde entier pour ses repas vite servis. « Le monde est fou »,
lançait un photographe d'agence à ses confrères présents dans cet
hôtel. Un monde fou en effet. Il fallait penser à Mado pour trouver
le sommeil et à cette femme et cet enfant silencieux sur le bord de la
route dans la forêt de Nyungwe. Tisser un lien invisible entre
eux. Trois humains, debout, sur cette drôle de planète.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024