Fiche du document numéro 11159

Num
11159
Date
Vendredi 5 août 1994
Amj
Taille
89033
Titre
Hutu modéré, ou démocrates rwandais ?
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La reconstruction du Rwanda représente un effort matériel gigantesque. Plus difficile encore sera le redressement politique et moral. On parle de « catastrophe humanitaire ». Plus profondément, ce pays vient de subir une crise humaine majeure, son peuple a subi le deuxième génocide du siècle, inspiré par une idéologie aussi redoutable que celle du nazisme européen. Les dignitaires de la maison Habyarimana, organisateurs des tueries d'avril-mai (tel Joseph Nzirorera, récemment interrogé pour l'émission spéciale de France 3), affichent encore aujourd'hui la même bonne conscience, celle d'un racisme qui serait « démocratique », parce qu'il serait l'oeuvre du « peuple majoritaire » des Hutus. Or, parmi les centaines de milliers de victimes, figurent de très nombreux Hutus, décrétés « complices » des « féodaux ». L'intelligentsia rwandaise, toutes « ethnies » confondues, a été décapitée, notamment dans le sud du pays, à l'instigation des sbires de la faction nordiste au pouvoir depuis vingt ans.

Mais, depuis fin juin, l'image d'Epinal de l'antagonisme ethnique est de nouveau à l'ordre du jour dans plusieurs médias français. Face à la zone contrôlée par les ex-« rebelles tutsis », la France protégerait une zone de sécurité « hutue » (avec quelques enclaves de Tutsis rescapés). Bref, un Rwanda transformé en une collection de bantoustans, alors qu'il s'agit d'une des plus vieilles nations d'Afrique, dont l'unité culturelle et les frontières sont bien antérieures à la colonisation. La clef de la paix résiderait, nous dit-on, dans l'adhésion des « Hutus modérés », qui se trouveraient entre les Hutus extrémistes de l'ancien gouvernement autoproclamé le 8 avril, auteur du génocide, et les Tutsis du FPR « assoiffés de revanche ».

Mais que signifie être « modéré » sur de telles bases? Est-on modérément bourguignon, modérément juif, modérément français? Une identité, quelle qu'elle soit, ne se dose pas. La modération porte sur des opinions idéologiques et politiques et non sur la forme (supposée) du nez. Au Rwanda, la crise a révélé des bourreaux et de victimes, des fascistes et des démocrates, par-delà les clivages archaïques remis en scène par un pouvoir totalitaire.

Des calculs politiques ambigus se profilent sous le cliché du « Hutu modéré ». Ce ne sont pas les centaines de milliers de pauvres gens terrorisés, manipulés et bousculés, ces paysans amenés comme du bétail sur la route de Goma par une propagande obstinée, qui sont mis en avant sous ce drapeau. Les « modérés » seraient plutôt la masse des petits cadres, des diplômés de la micro-bourgeoisie locale qui récuseraient à la fois la faction Habyarimana et le FPR, une sorte de « centre » hostile à deux « dictatures », renvoyées dos à dos.

Sous la Révolution française, on aurait parlé du « Marais ». Des politiciens qui n'avaient pas eu jusqu'à ces derniers jours la moindre parole de compassion ou de protestation pour les hommes, les femmes et les enfants massacrés atrocement en avril et mai, commencent à se manifester sur cette ligne avec des protections européennes plus ou moins avouées. Au Rwanda, comme en France, on voit même des militants de la thèse raciste hutue, censés incarner leur ethnie de manière « modérée » et « démocratique », qui se présentent en victimes et dénoncent les crimes.... du FPR.

Un exemple caricatural a été fourni dimanche dernier, dans un reportage de la chaîne France 2: l'ancien préfet Sebatware, proche de l'ancienne nomenklatura présidentielle, et un des leaders du courant dit « hutu power» au sein du parti MDR (la faction raciste dirigeante du gouvernement du génocide), y était décrit comme un membre de la «classe moyenne» exigeant des garanties de sécurité avant de rentrer dans son pays!

Le peuple rwandais n'a pas à piétiner dans le marécage ethnique, source de son malheur. Sont-ils « modérés » ces instituteurs qui ont enseigné à leurs ouailles, jusqu'à Goma, que les gens du FPR avaient des oreilles de chien, qu'ils crevaient les yeux et éventraient les femmes enceintes? Les théoriciens de la « modération » s'effarouchent quand on parle de rééducation. Ce pays a pourtant besoin d'une véritable désintoxication du racisme. La reconstruction de la démocratie passe par la promotion d'une nouvelle citoyenneté. Cette culture politique est représentée à Kigali par un gouvernement dont la majorité est composée de rescapés de l'opposition intérieure, alliés au FPR. Plus des trois quarts des ministres et le président sont des Hutus. On y trouve l'ancien procureur Nkubito, une des lumières de la défense des droits de l'homme depuis des années. Où classe-t-on ces Hutus? Ils ne sont pas modérément démocrates.

Jean-Pierre Chrétien

historien au CNRS

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024