Fiche du document numéro 11158

Num
11158
Date
Vendredi 22 juillet 1994
Amj
Taille
25507
Sur titre
Point de vue
Titre
Le deuxième génocide
Cote
no 15532
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un million d'êtres humains ont péri au Rwanda en trois mois, victimes d'une idéologie, d'un pouvoir, d'un gouvernement et de ses médias, en particulier d'une radio dite libre des « Mille Collines » créée par la mafia Habyarimana et que de nombreuses associations accusent nommément d'être coupable de crimes contre l'humanité. Aujourd'hui, plus d'un million de réfugiés sont plongés dans la détresse par la même idéologie, le même pouvoir en débris, le même gouvernement en fuite, par la même radio poursuivant de façon scandaleuse son message de mort. Un nouveau génocide, alimentaire et sanitaire, menace en ce moment même le peuple rwandais.

Entre-temps il y a eu, paraît-il, l'action humanitaire de notre pays. Certes la troupe française s'est occupée d'un certain nombre de victimes, elle a sauvé in extremis des rescapés du génocide que la communauté internationale a laissé perpétrer par un régime trop longtemps idéalisé. Mais on a respecté les tueurs, on a dialogué avec les préfets et les bourgmestres du nazisme « bantou », on a laissé les miliciens maintenir leur emprise. La Radio des Mille Collines a fonctionné, selon des témoins, sur son camion mobile à Gisenyi à la barbe des forces de la « Turquoise », dont le mandat était pourtant de protéger les civils contre tous les tueurs éventuels. Les détenteurs de cette radio ne seraient-ils pas des tueurs? Une nouvelle fois, par aveuglement, par ignorance profonde de la nature de la crise rwandaise, par impéritie ou mépris, le pouvoir de notre pays se trouve en position de complicité d'un génocide.

Je connais cette région depuis trente ans. Je suis effaré des propos officiels, des commentaires de nombre de médias officiels (y compris dans les colonnes du « Monde » où est tenu de jour en jour un discours obstinément gouvernemental). L'exode actuel, présenté par ces langues de bois comme une fuite devant le Front patriotique rwandais, révèle la puissance d'intoxication d'années de propagande raciste et la capacité de terreur des milices d'un fascisme africain, quand il peut faire jouer, après la bonne conscience de la « majorité ethnique », la culpabilité collective d'une population que ces forces ont conduite à la complicité dans le massacre. Il s'agit bel et bien d'un exode organisé et encadré, comme une manifestation d'auto{e}xclusion, de refus du nouveau régime, de fuite devant le changement démocratique, et qui permet à une minorité de criminels d'utiliser tout un peuple comme bouclier humain. Tous les médias étrangers le soulignent.

La France seule aurait-elle raison?



Le langage officiel de notre pays est hélas! en décalage radical par rapport à la réalité vécue et pensée par les Rwandais. Il ne semble à l'écoute que des propos des nazillons, amis de Mme Habyarimana, qui ont tenu durant plusieurs mois l'ambassade rwandaise à Paris après en avoir expulsé son titulaire, un honnête homme, devenu aujourd'hui ministre des Affaires étrangères à Kigali. S'étonner que nombre de leaders du FPR soient hutus, pour y voir une « fourberie tutsie », traiter ces militants comme s'ils n'étaient que des faux FPR ou faire la leçon au nouveau pouvoir sur la nécessité de tenir compte d'une « majorité ethnique » héréditaire et ressasser 85% et 15% (chiffres dérisoires après tant de morts), comme le font alternativement MM. Mitterrand et Juppé, c'est ne rien comprendre à la culture démocratique, parce qu'antiraciste, promue par le nouveau régime de Kigali, c'est insulter la mémoire des dizaines de milliers de citoyens rwandais, nés hutus, qui ont été victimes de la peste brune du régime Habyarimana, aux côtés de leurs frères nés tutsis, en ne considérant comme représentatifs « des Hutus » que les leaders du génocide. Les Rwandais sont citoyens d'une vieille nation et non un ramassis de « tribus » pour lecteur de « Tintin au Congo ».

Sortons d'un exotisme morbide. L'appel solitaire de De Gaulle le 18 juin 1940 était-il moins démocratique que le vote majoritaire de l'Assemblée réunie à Bordeaux pour accorder les pleins pouvoirs à Pétain? L'opposition allemande au nazisme était-elle moins démocratique que les centaines de milliers d'électeurs abusés qui avaient donné la majorité à Hitler? Aurait-on demandé aux Allemands en 1945 d'intégrer des nazis en fuite dans un gouvernement d'unité nationale? Leur aurait-on proposé des élections immédiatement après le bombardement de Dresde et la prise de Berlin? Or c'est le type de suggestion faite par des autorités de notre pays, en écho aux demandes du pseudo-gouvernement « intérimaire » en fuite, lors de la réunion des parlementaires de langue française tenue à Paris la veille du 14 Juillet. On croit rêver. Quand allons-nous nous ressaisir, voir en face la réalité rwandaise et mesurer avec humilité la responsabilité de notre pays dans cette tragédie?

JEAN-PIERRE CHRETIEN

historien (Centre de recherches africaines).

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024