Fiche du document numéro 10800

Num
10800
Date
Jeudi 30 juillet 2015
Amj
Taille
427253
Titre
4 juillet 1994 : l’histoire secrète d’un téléphone rouge en plein génocide rwandais
Soustitre
En 1994, la France est en pleine cohabitation. Deux émissaires français sont envoyés par le ministère de la Défense pour prendre contact avec Paul Kagamé, chef rebelle du Front patriotique rwandais (FPR).
Source
Type
Langue
FR
Citation

Les faits



En 1994, la France est en pleine cohabitation. Deux émissaires français sont envoyés par le ministère de la Défense pour prendre contact avec Paul Kagamé, chef rebelle du Front patriotique rwandais (FPR). Le génocide est alors en cours au Rwanda et les forces spéciales du COS ont été déployées à Butare (ouest du pays) dans le cadre de l’Opération Turquoise. Des accrochages viennent d’avoir lieu avec les rebelles. Officiellement, la mission consiste à installer une liaison directe entre Kagamé et les militaires français ainsi que négocier l’instauration d’une zone humanitaire. Plusieurs journalistes évoqueront aussi des négociations pour la libération de soldats du Cos. Une information toujours démentie par les intéressés qui regretteront d’avoir été qualifiés de « barbouzes », une fois leur mission éventée.

De retour d’une mission pour la libération d'otages humanitaires en Bosnie, Jean-Christophe Rufin, alors conseiller du ministre de la Défense, François Léotard, passe directement à l'hôtel de Brienne, son ministère de tutelle. Un militaire – probablement le général Mercier, chef du cabinet militaire du ministre - l'apostrophe dans les couloirs : « Tu ne veux pas aller au Rwanda. On ne sait pas trop ce que notre contact bruxellois du Front patriotique rwandais (FPR, branche armée du rebelle Paul Kagamé) transmet à sa direction sur le terrain ». D'abord hésitant, Rufin se laisse finalement convaincre après avoir obtenu l’autorisation d’emmener un spécialiste des Grands lacs. Il pense naturellement à son ami du CNRS, l'universitaire Gérard Prunier. Cet historien, proche des services secrets, a conseillé, quelques jours plus tôt, les militaires français en leur recommandant de déployer l’Opération Turquoise au sud-ouest du pays où se trouvaient les Tutsis menacés plutôt qu'au nord-ouest où étaient rassemblés les débris de l'armée d'Habyarimana, pour ne pas apparaître comme les sauveurs du régime hutu génocidaire. La mission est validée ex tempore par Edouard Balladur, alors Premier ministre de cohabitation, et Léotard. « Sans même me changer, je suis passé chercher Prunier à son appartement, au dessus du Pied de cochon, aux Halles », confie Rufin. Direction l'aéroport. Les deux émissaires embarquent le 2 juillet pour un vol à destination de Bruxelles, capitale de laquelle ils rejoignent Kampala avec la compagnie Sabena. Arrivés à destination, ils louent un van pour se rendre à la frontière rwandaise. Le bus rendra l'âme sur les pentes du Ruwenzori. « Avec ma seule petite veste de lin emportée en Bosnie, je me suis gelé dans les montagnes », se rappelle l'écrivain. Un autre véhicule est envoyé le lendemain matin par le loueur. Il les déposera à la frontière rwandaise où ils croisent la reporter de guerre, Patricia Allemonière. Les deux hommes feront le reste du chemin en voiture, traversant les barrages rebelles, jusqu’au quartier général du FPR, à Mulindi. L'accueil n’est pas chaleureux. « Qu'est ce que vous venez foutre là ! Tous nos chefs sont en opération », leur adresse, en guise de bienvenue, le responsable de la place. « Nous sommes les représentants du gouvernement français et venons expliquer le point de vue officiel », répondent les deux émissaires. « C'est incroyable que l'on nous envoie un autre Jean-Christophe (Ndlr : en référence à Jean-Christophe Mitterrand, alors conseiller Afrique de son père et surnommé « Papa m'a dit », pas très apprécié pour son soutien au régime de feu Habyarimana) », lui rétorque alors leur hôte rwandais. Il s’agit du Pasteur Bizimungu, un hutu qui a rejoint le FPR et deviendra président du Rwanda, le 19 juillet 1994, avant que Kagamé ne le chasse du pouvoir. Les trois hommes discuteront une partie de la nuit après un repas sommaire, au riz blanc. Au petit matin, une 4X4 Toyota les emmènera pour une destination inconnue. « Bizimungu nous a raconté l’histoire de sa famille. C’était terriblement impressionnant. Nous empruntions des chemins creux et sinueux en croisant régulièrement des petites groupes de soldats et de déplacés hagards, terrorisés, en haillons ».

Le 4 juillet en fin de matinée, ils pénètrent dans Kigali, tout juste prise par le FPR. Des tirs sporadiques se font encore entendre. Ils sont emmenés dans une caserne avec ordre de ne pas bouger en attendant de voir le « chef ». Sur le coup de 16 h 30, Kagamé se présente, froid, le regard pénétrant. Imprégné de la culture de la national Resistance Army d’Ouganda, elle même héritée de l’idéologie maoïste, ce n’est « pas le genre de gars à qui l’ont dit salut patron ». Rufin lui parle avec déférence. « La nuit tombait et son entourage n’osait pas allumer de lampe de peur de le déranger, se souvient-il. Je lui ai remis un plan de nos opérations et une liste des armements que nous allions déployer ». La France a alors pour mandat de créer une zone humanitaire au sud-ouest et les émissaires sont là pour mettre en place une ligne directe pour éviter des affrontements avec les troupes du FPR.

Kagamé est alors très méfiant, pensant que l’Opération Turquoise ne vise qu’à l’empêcher de prendre le contrôle du pays : « Si vous voulez sauvez des vies, laissez nous nous déployer sur tout le territoire », intime-t-il. Dans ce théâtre d’ombre où se joue quotidiennement la vie des populations et des soldats, Rufin finit par convaincre son interlocuteur de déployer un téléphone satellitaire de marque Immersat pour un premier contact. Il appelle le général Lafourcade, commandant de l’Opération Turquoise, qu’il passe à Kagamé. Grâce à cette liaison, le déploiement de la zone humanitaire sûre se fera sans affrontement militaire entre le FPR et les troupes françaises.

Le soir venu, une villa est mise à disposition des émissaires. Le lendemain matin, Kagamé est de retour et propose à Rufin de le suivre. Le rebelle lui confie qu'il est très embêté car quatre journalistes français ont été pris dans une embuscade de ses hommes. Deux sont blessés. Isabelle Staes a pris une balle dans le ventre et José Nicolas, une autre dans le genou. « Vous êtes médecin. Est ce que vous pouvez aller les voir ? Comment peut-on les évacuer ? », lui demande le chef rebelle. Les journalistes sont alors amenés au stade de Kigali. D’autres confrères sont sur les lieux. La mission Rufin-Prunier est alors immédiatement dévoilée. A Paris, Dominique de Villepin, directeur de cabinet d’Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères, entre dans une colère noire. Juppé a reçu, le 21 juin, Jacques Bihozagara, le représentant du FPR en Europe, et Théogène Rudasingwa, un intellectuel proche de Kagamé. Il ne veut pas être dépossédé du dossier. Selon La Lettre du Continent, le patron de la DGSE, Jacques Dewatre, est aussi venu se plaindre à son « beau frère », l’amiral Lanxade, chef d’Etat major des armées, pour dire qu’une telle opération était du ressort de ses services et non de la Direction du renseignement militaire (DRM). L'Elysée n'est pas content, non plus, de ne pas avoir été informé. Depuis deux ans, le France mitterrandienne tente de bloquer la progression du FPR qu’elle voit comme une tentative anglo-saxonne de renforcer son influence dans la région. Bruno Delaye, conseiller Afrique du président, tente une ultime conciliation auprès du parrain de la rébellion du FPR, Yoweri Museveni, qu’il rencontre le 30 juin à Londres. Par le passé, le président ougandais a demandé en vain, en échange de son intervention pour retenir les rebelles, une aide militaire (notamment des missiles sol-air) pour le rebelle sud-soudanais John Garang, qu’il utilise comme rempart à la progression de l’influence arabe. Reçu à l’Elysée, le 1er juillet, Museveni demande à Mitterrand : « Qui a fait tomber l’avion d’Habyarimana ? ». Le président français ne répond pas et glisse sur la mission fixée par l’opération Turquoise et les craintes d’affrontements avec les rebelles du FPR. Museveni souhaite aussi avoir des éclaircissements sur le rôle de Paul Barril, conseiller militaire du régime Habyarimana. Mitterrand feint de ne pas le connaître et dit « ne pas avoir confiance en lui ». « Il est retiré de l’armée, lui confie l’ex président. C’est un mercenaire. Il n’a jamais travaillé pour l’Elysée ». Clap de fin. Museveni ne retiendra pas Kagamé qui concédera toutefois la création de la zone humanitaire pour éviter les affrontements avec les Français.

Vingt-ans après le génocide, l’ancien patron du FPR est à la tête du Rwanda et pourrait faire modifier prochainement la constitution pour briguer un nouveau mandat. Les relations avec la France sont toujours aussi passionnelles, les autorités françaises ayant annulé in extremis le déplacement de Christiane Taubira qui devait se rendre aux commémorations du génocide, en 2014. A l’occasion de ce tragique anniversaire, plusieurs historiens, journalistes et chercheurs ont publié des livres. En France, les clivages entre rwandologues sont toujours aussi forts entre pourfendeurs et défenseurs de l’honneur militaire.

(*) Il s’agit de la version des faits que Jean-Christophe Rufin a confiée à L’Opinion.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024