Fiche du document numéro 9144

Num
9144
Date
Vendredi 15 juillet 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
154833
Pages
2
Urlorg
Titre
Les fosses communes de Nyamirambo
Sous titre
Dans ce quartier de la capitale rwandaise, comme dans les autres, les milices ont cherché à cacher leurs massacres en enterrant les martyrs au bulldozer. Peut-être 30.000 cadavres ont été ainsi enfouis.
Lieu cité
Cote
no 15526
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial à Kigali.

KIGALI ne constitue pas une ville, mais plusieurs. Comme dans nombre de grandes villes africaines, vous quittez un quartier urbain pour traverser un long pan de campagne, avant d'entrer dans un nouveau quartier urbain. Cette succession étant rendue encore plus hachée et complexe par le site même de l'agglomération, constitué par de nombreuses collines relativement escarpées. Les quartiers présentent des physionomies contrastées, reflet notamment des hiérarchies sociales, accentuant encore l'impression de parcourir des villes différentes et autonomes, et non de circuler à l'intérieur de la ville-capitale du Rwanda.

Une ville martyre



Kigali est une ville à la fois morte et renaissante. Renaissante parce que l'animation de ses rues est réelle, même si elle est souvent pitoyable: à nouveau les files de réfugiés, des ballots ou des matelas sur la tête. Mais, cette fois, ils rentrent chez eux. Si l'atmosphère reste grave et poignante, elle n'a rien à voir avec celle de terreur qui submergeait les mêmes cohortes lorsqu'elles avançaient en sens inverse, fuyant les massacreurs de la milice et de la garde présidentielle. Vers Byumba au nord-est du pays par exemple, la première préfecture à avoir été libérée de la dictature par les combattants du Front patriotique rwandais (FPR).

Kigali est une ville blessée. Maisons criblées d'impacts. Rues couvertes d'éclats de verre et bordées de carcasses d'automobiles et de camions dont les pneus ont été systématiquement retirés. Ces pneus, vous les retrouverez en barrages dans les nombreux contrôles installés par les soldats du FPR aux croisements. Très peu de voitures circulent d'ailleurs dans les rues. Surtout des 4 x 4 du FPR, de la MINUAR ou de la Croix-Rouge. Parfois aussi des camions dont la plate-forme est bondée de jeunes enfants criant leur excitation de retrouver une ville natale délivrée des massacreurs et de la guerre. Mais Kigali est et restera une ville martyre. Chacun de ses quartiers a une physionomie d'Oradour. Témoin au sud-ouest, le quartier de Nyamirambo, naguère le plus peuplé de la capitale, avec ses innombrables fosses communes. J'ai vu une de ces fosses, distante de plusieurs centaines de mètres de la fin de la ville. Pour y parvenir, il faut d'abord traverser des litanies de maisons détruites, après que leurs habitants eurent été exterminés. Puis une piste où des cadavres commencent à apparaître. Enfin un paysage bouleversé, torturé, de terre rougeâtre, sans un brin d'herbe. Chaque monticule est une tombe où pourrissent des centaines de cadavres (on parle de 30.000 corps enfouis dans les diverses fosses recensées après la libération de la ville). Sur les vagues de ce paysage de démence surnagent plusieurs dizaines de morts, dans des postures distordues. Et en parcourant ce champ des supplices, il faut veiller où l'on met ses pas: des chevelures, des bras, des pieds émergent tous les quelques mètres.

Le lieutenant FPR, Vedastre Gasangwa raconte: « Les milices les amenaient là par camions entiers, les morts et les blessés graves. La benne était actionnée et tout basculait dans les fosses creusées au bulldozer. Combien ont été enterrés vivants? Quelques-uns ont été sauvés par des gens courageux qui venaient là après le départ des camions. »

Les champs de la mort



Cette noria infernale a duré trois mois. Du 6 avril, date de la mort d'Habyarimana qui fut le coup d'envoi des massacres, à la déroute des FAR (Forces armées rwandaises) devant l'offensive du Front patriotique. Le lieutenant FPR n'épargne aucun détail. Montrant un corps disloqué: « Il devait être juste au bout du camion, les autres corps l'ont écrasé. » Un peu plus loin, un cadavre de femme, le pied droit coupé et disparu. Juste à côté d'elle, un crâne éclaté.

Pour un Européen, cette vision évoque irrésistiblement une image: 1945, les bulldozers américains, dans les camps de concentration enfin libérés, poussant dans de gigantesques fosses les cadavres laissés derrière eux par les nazis en débâcle. Mais les soldats américains opéraient dans la hâte pour enrayer les épidémies naissant de ces foyers du putréfaction. Les assassins de la dictature rwandaise cherchaient, eux, à cacher leurs crimes.



JEAN CHATAIN
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024