Fiche du document numéro 6086

Num
6086
Date
Samedi 18 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
145686
Pages
8
Titre
Discours du Président de la République, M. François Mitterrand à l'UNESCO
Source
Type
Langue
FR
Citation
Monsieur le Directeur général, Mesdames et Messieurs,

Peu après le cinquantenaire du débarquement en Normandie, dans
quelques mois on pourra célébrer, si on le veut, le cinquantième
anniversaire des accord de Bretton-Woods. Ce rapprochement n'est pas
sans intérêt. Alors que le nazisme n'était pas encore vaincu, au cours
de l'année 1944, les premiers jalons d'un système économique mondial
étaient posés.

Il ne faut pas oublier, en effet, que dès cette date, les alliés
tirant les leçons de la grande crise des années trente et de ses
conséquences, avaient créé le Fonds monétaire international et la
Banque internationale pour la reconstruction et le développement. La
mission de ces organismes était d'asseoir la prospérité et la
croissance d'un monde pacifié sur des bases solides.

Développement - aide publique au développement



En tout cas, cela fait cinquante ans que l'on parle du développement ;
et plus exactement depuis trente ans, c'est à dire depuis que la
majorité des pays du Sud a accédé à l'indépendance. Votre colloque
nous invite à nous demander où nous en sommes et ce sera l'objet
essentiel de mon intervention.

Je ferai d'abord un constat, plutôt un bilan. Il sera mitigé comme
tous les bilans, dira-t- on.

On a longtemps pensé le développement en termes simplifiés : tout
simplement, le transfert du modèle occidental de production et de
consommation vers des pays du Sud sous- développés économiquement, et
peu touchés par la révolution industrielle.

Les politiques inspirées de ce modèle comme d'ailleurs les
contre-modèles proposés comme réponse aux échecs de ces politiques,
ont montré leurs limites. Je ne le regrette pas : je me suis toujours
méfié de ces "modèles", mais au fil du temps, ce qui est plus grave,
la volonté d'agir s'est perdue en chemin.

Aujourd'hui, la situation est très différente. Les pays occidentaux
ont d'abord connu une formidable expansion avant une longue crise dont
ne nous sommes pas entièrement sortis, la longue mutation économique
qu'ils traversent les a fait se replier sur eux-mêmes. Les économies
communistes se sont effondrées. L'expression Nord-Sud ne décrit plus
exactement la réalité. Le Sud ne forme plus un bloc homogène face aux
pays développés, comme il y a dix ans encore. Parmi les pays qui le
composent, les uns se sont engagés dans un développement rapide,
d'autres, malgré les efforts d'aide et d'assistance, s'enfoncent sous
le poids de fléaux et de tragédies qui les laissent impuissants :
surpopulation, flux migratoires, guerres ethniques, surarmement, Sida,
- j'en passe - se conjuguent pour aboutir au désastre humain que nous
connaissons. Je pense que l'on ne peut plus dire "le Sud".

Dans le même temps, la rivalité Est-Ouest a disparu. Une partie des
pays du Sud qui n'étaient aidés qu'en fonction des intérêts
stratégiques des donateurs, il ne faut pas se le dissimuler, est
abandonnée à elle-même. Pas de chance si l'on n'a pas de pétrole,
d'uranium, d'or ou autre chose. La récession économique a entraîné
partout la réduction des budgets d'aide, conduisant parfois à des
situations aberrantes où certains Etats du Sud remboursent plus qu'ils
ne reçoivent, et j'ai souvent observé, je le répéterai pour que tout
soit clair, qu'à l'heure actuelle, après tant d'années, après tant
d'efforts, après tant de discours, le flux des capitaux qui va des
pays pauvres vers les pays riches est plus important que celui qui va
des pays riches vers les pays pauvres, quelles que soient les sommes
annoncées d'aide bilatérale ou multilatérale. Enfin quelque chose de
dérisoire ; ce serait simplement dérisoire si ce n'était tragique.

La fuite des capitaux privés qui sont naturellement frileux, on n'aime
pas le risque de ce côté là, empêche toute possibilité
d'investissement. Les pays pauvres consacrent moins de ressources à
l'éducation et à la santé, tout cela se passant bien entendu au
détriment des générations futures.

Plus grave encore, on a assisté dans les grands pays industrialisés, à
ce qu'on pourrait appeler, c'est une vieille formule, le "retour de
l'égoïsme sacré" et du "chacun pour soi". Certains ont des remords,
mais les apaisent. Certains vont jusqu'à affirmer que si ces peuples
ne s'en sortent pas, après tout, c'est de leur faute ! Et c'est ainsi
que l'on passe d'une indifférence gênée à une indifférence satisfaite.

Mais je ne veux pas être injuste et mésestimer les efforts
accomplis. Mon pays lui-même n'a pas à rougir de ce qu'il a fait. En
treize ans, son aide publique au développement s'est accrue de 40 % en
termes réels. Nous sommes désormais proches de ces fameux 0,7 % du
produit intérieur brut fixé par les Nations unies, non pas de façon
officielle, mais la plupart des documents le présente comme l'objectif
à atteindre. Mais c'est un objectif que j'avais personnellement
accepté. Si tous les grands pays industrialisés qui vont se réunir
dans quelques semaines à Naples avaient suivi notre progression, le
montant total de l'aide publique serait actuellement proche de 130
milliards de dollars, au lieu de 60 milliards.

Et je ne citerai ici que pour mémoire les annulations ou allégements
de la dette que j'ai demandés à Ottawa ou à la tribune des Nations
unies, qui ont été suivis par certains : par le Canada, en
particulier, par l'Allemagne, et par quelques autres dont la
Belgique. J'ai demandé sans cesse l'organisation des marchés des
matières premières. Quand on pense qu'il suffit de deux ou trois
séances de place boursière, pour anéantir les plans de deux ans, de
cinq ans, adoptés par la plupart des pays producteurs d'Afrique, on
voit combien tout cela est misérable.

La construction d'infrastructures, la recherche tropicale : beaucoup
de portes ont été ouvertes, il n'empêche que nous nous trouvons
maintenant devant un mur immense et qu'il faut apprendre à le
franchir.

La Communauté européenne a beaucoup fait aussi ; elle a accordé
priorité au développement. Voyez les accords de Lomé, entre les Etats
européens et ceux d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Ces accords
se sont traduits en dépit du scepticisme affiché à l'époque par des
flux importants d'aides, douze milliards d'Ecus pour Lomé IV. Et je me
souviens que des chefs d'Etat africains venaient me voir à l'époque en
disant que ce serait un miracle si on atteignait neuf milliards. Il
est vrai que, ensemble, les pays de l'Europe de l'Est venaient
s'ajouter à la longue liste des pays en difficulté et qu'on pouvait
craindre un choix de l'un contre l'autre. Mais il y a eu aussi des
mécanismes de soutien aux exportations de matières premières et un
accès privilégié au marché européen pour les produits des pays
associés, qui sont nombreux. Au bout du compte, l'Union européenne des
Douze est le partenaire le plus important des pays du Sud comme il
l'est des pays de l'Est.

Lorsqu'il s'est agi d'aider spécialement la Russie et les pays
européens, l'Allemagne, notamment, avait apporté soixante sept
milliards de dollars quand le reste du monde n'avait pas dépassé dix
milliards.

Je n'oublie pas non plus l'action humanitaire qui est loin d'être
négligeable. Elle mobilise l'énergie, la générosité d'organisations
remarquables, d'hommes et de femmes dont l'esprit de sacrifice est
sans limite.

Il n'en reste pas moins qu'un cinquième de la population mondiale vit
toujours au dessous du seuil de pauvreté ; que les décisions prises il
y a treize ans à Cancun se sont heurtées à d'immenses intérêts et,
pratiquement, sont restées lettre morte ; que de graves inégalités
perdurent ou s'accroissent alors même que l'économie mondiale de
marché est censée apporter une réponse à tout. Et que du coup la
réflexion sur le développement, jugée superfétatoire, semble en panne,
puisque les lois civiles, les lois naturelles inventées par je ne sais
qui, semblent en décider autrement.

Eh bien je ne me résigne pas à cet état de fait, à cette indifférence
entrecoupée de brefs moments de compassion. Nous ne pouvons nous en
tenir là. Voilà pour le préambule.

Le deuxième point que je traiterai, je pourrais l'intituler ainsi :
notre intérêt bien compris commande de ne pas baisser les bras, et
quelques propositions seront faites à l'issue de cet exposé.

Les pays développés, ou bien ceux qui sont en voie de le devenir,
réellement feraient preuve de courte vue, s'ils croyaient pouvoir
s'aménager un monde "utile" - le Nord et quelques pays du Sud bien
choisis - en abandonnant à leur sort les autres, tant de peuples
d'Afrique, d'Amérique ou d'Asie. Je pense que ce serait non seulement
une iniquité, mais encore une absurdité, pour parler en termes
purement économiques, ce qui n'est pas suffisant mais qui est
commode. Quel manque à gagner pour la croissance mondiale dans cette
exclusion massive ! Quel risque de voir proliférer sur ce fond de
misère toutes sortes de désordres que la bombe atomique ne résoudra
pas : drogues, épidémies, mouvements migratoires erratiques, atteintes
de toute sorte à l'environnement. Ce n'est de l'intérêt de personne et
ces dangers ne seront pas limités aux pays où ils prennent naissance !
Il faut absolument s'en convaincre.

Aussi, n'en déplaise à des démagogues qui jouent avec les peurs, avec
les frustrations et qui cherchent à exacerber ici l'intolérance, la
xénophobie, ailleurs le fanatisme, les rivalités ethniques, personne
n'est indemne. Au jeu du "chacun pour soi", tout le monde est perdant.

C'est donc notre intérêt bien compris, la raison même qui nous invite
à retrouver une vision mondiale du développement et à rappeler les
valeurs simples qui figurent au fronton de cet édifice : solidarité
humaine, respect mutuel, mise en valeur de la diversité culturelle.

C'est vrai que depuis plus de deux siècles, figurent sur nos frontons
à nous "liberté, égalité, fraternité", ce qui incitera chacun à la
modestie.

Il y a deux ans, la conférence de Rio sur l'environnement avait déjà
rassemblé la communauté internationale autour de la nécessité d'avoir,
selon les termes retenus, une vision "globale et solidaire" ; et nous
en faisions un premier bilan ici même, lundi dernier. D'autres
rendez-vous sont prévus : la conférence mondiale sur la population en
septembre au Caire, sur le sida en décembre à Paris, sur l'intégration
sociale et l'emploi en mars 1995 à Copenhague où je compte bien me
rendre.

Si vous êtes convaincus comme moi, - mais de cela je ne suis pas
absolument sûr -, que le jeu du marché et l'intervention humanitaire
ne sont pas à eux seuls des réponses suffisantes et que la planète
deviendra inhabitable si elle n'est pas habitable pour tous, alors que
faire ? Et c'est le troisième point de mon exposé: La bataille pour le
développement.

A notre époque, faut-il que des hommes, des femmes, des enfants
meurent en direct devant les caméras de télévision pour que la
communauté internationale s'émeuve ? Si ces images réveillent des
solidarités, c'est bien ; mais elles provoquent des réactions tardives
et des sollicitudes capricieuses. Face à l'éclatement du monde, il
convient d'endiguer la marginalisation des pays pauvres, de leur
donner les moyens de maîtriser leur destin ; en tout cas de
l'organiser. Et, pour cela, je vous propose de revisiter Cancun,
réunion à laquelle je participais. D'ailleurs, par une curieuse
confusion, j'ai remarqué que pour ceux qui veulent bien s'intéresser à
ce que je dis, il y en a quand même quelques uns qui citent souvent
mon discours de Cancun au point, qu'ayant écrit un ouvrage là-dessus,
un grand critique, homme politique important, dans l'éditorial d'un
des principaux journaux français, s'étonnait dans un recueil de
discours qu'avait fait paraître une maison d'édition (de mes discours
à moi) : "mais quand même, M. Mitterrand n'a pas osé imprimer son
discours de Cancun !" Et à partir de là, une série de commentaires,
plus ou moins pertinents, naturellement très intelligents et encore
mieux informés. Seulement voilà : je n'ai pas prononcé de discours à
Cancun ! C'était un peu avant, à Mexico. Pauvre discours de Mexico
puisque même la référence s'est effacée.

Alors "revisitons Cancun". Je suis peut-être le seul, ici, à y avoir
siégé sans discours ! Je veux dire de moi, car il y en a eu beaucoup,
mais c'étaient ceux des autres. Il s'agissait alors de solliciter la
solidarité entre le Nord et le Sud, de l'organiser. Mais je crois
qu'il s'agit maintenant d'inventer un contrat entre pays développés,
pays en voie réelle de développement, pays qui voient s'éloigner le
développement, qui sont les plus nombreux. Parce qu'aujourd'hui nous
devons créer et gérer ensemble les ressources de la planète, les flots
et les flux de populations et surmonter les fractures sociales ; et
donc l'invention consiste à rechercher les critères d'une nouvelle
éthique internationale. Cela ne sera pas suffisant, je viens de le
dire tout à l'heure. Mais si l'on ne commence pas par là, on ne finira
nulle part.

L'aide au développement doit devenir l'aide au respect des contrats
économiques et sociaux - et non pas simplement comme je le vois chaque
semaine et depuis si longtemps - le respect des contrats financiers,
passés entre les différentes nations à telle ou telle occasion. Il
s'agit pour nous aussi de réinventer le développement, dont
l'assainissement financier doit être un moyen, mais ne peut pas être
la finalité.

Ce chemin nouveau que je vous propose et que je vais préciser ne peut
pas se tracer au sein d'une communauté internationale qui ne serait
pas capable de faire respecter ou de respecter la paix. Vous l'avez
dit, Monsieur le Directeur général, la politique des blocs n'avait
qu'un avantage : c'était celui de contraindre à la paix. L'équilibre
de la terreur, ce n'est quand même pas très recommandable. La fin des
blocs rend chacun responsable du maintien de la paix dans chaque
région du monde.

ONU - constitution d'une force armée internationale et de forces
régionales



C'est aux Etats eux-mêmes qu'il revient d'assumer leur sécurité et
celle de leurs ressortissants, ils en ont le droit et le devoir. Et
pourtant, cela peut ne pas suffire : on le constate tragiquement un
peu partout, particulièrement au Rwanda. Lorsque toutes les solutions
sont épuisées, la sécurité collective nécessite un bras séculier qui
manque aujourd'hui et je soutiens une idée qui scandalise souvent et
je la maintiens : la création d'une force militaire permanente des
Nations unies. Le droit sans la force, sans la force mise au service
du droit ne peut rien. Et, d'autre part les Nations unies ont proposé
la constitution de forces régionales facilement mobilisables, je ne
peux que l'approuver.

Rwanda - intervention humanitaire française



Faisons un arrêt de quelques instants à propos du Rwanda.

Depuis le déclenchement des hostilités en 1990, la France,
contrairement à ce que je lis et ce que j'entends ici ou là, a tout
fait pour éviter la reprise des combats. Elle a mené une action
diplomatique intense en vue d'un accord politique entre les parties
rwandaises sur le partage du pouvoir, la réconciliation nationale et
l'organisation d'élections générales, et nous avons abouti à un accord
entre les belligérants, qui s'appelle l'accord d'Arusha. J'ai reçu, à
cet égard, je dis pour que cela soit clair, une lettre chaleureuse de
remerciements du dirigeant du Front patriotique rwandais. Mais ces
accords d'Arusha aujourd'hui, tout le monde s'y réfère, toutes les
parties de l'époque - mais ce n'est pas très ancien - l'ont reconnu,
aussi bien celles qui soutenaient le Président Habyarimana que celles
du Front patriotique rwandais. Mais dans chaque cas, comme toujours,
certains ne voulaient pas de compromis et l'on doit se demander si le
drame actuel n'est pas dû essentiellement au fait que l'on a recherché
l'élimination de ceux qui souhaitaient la paix et qui prônaient la
modération par ceux qui voulaient l'élimination radicale, raciale et
politique.

Dès ces accords signés, la France a demandé aux Nations unies de
prendre la relève de son contingent - c'est la France qui l'a demandé
- ce qui a été obtenu, j'ajouterai non sans mal. Les casques bleus
étaient là, sur place, pour garantir la mise en oeuvre des accords
d'Arusha, Mais l'attentat du 6 avril contre l'avion présidentiel où se
trouvaient les Présidents du Rwanda et du Burundi a
brisé, sans doute à dessein, ce fragile espoir et a déclenché la
reprise d'un combat barbare.

Que faire maintenant ? Je pense qu'il est bon d'utiliser cette
tribune, pour faire avancer la réflexion sur ce point douloureux, et
qui touche au sujet même dont nous nous occupons. La France a demandé
aux Nations unies, après le départ de la plupart des casques bleus, de
renvoyer une force de protection à Kigali. Elle a été obtenue le 17
mai au Conseil de sécurité par la résolution 918.

Et pourtant, les combats et les massacres se sont poursuivis. Garde
présidentielle ou partisans des Présidents disparus, désormais sans
frein, de la façon la plus sauvage et à cette date - au moment où je
m'exprime - les contingents sollicités par le Secrétaire général des
Nations unies n'ont toujours pas été mis en place, alors que l'on ne
peut plus attendre, on le voit bien ! Il reste des hôpitaux, des
églises, quelques lieux, quelques sites où tout n'a pas été massacré.
Il y a donc une extrême urgence.

Dès que j'ai appris qu'un cessez-le-feu de principe avait été obtenu à
Tunis lors de la réunion des chefs d'Etat de l'OUA (Organisation de
l'Unité africaine), mais qu'il fallait attendre encore quelques
semaines avant la mise en place des casques bleus, j'ai réuni un
conseil restreint des ministres, mercredi dernier, qui a chargé M. le
ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, de rendre compte que la
France était prête sans attendre l'arrivée de la force des Nations
unies, à envoyer avec ceux de ses partenaires européens ou africains
qui le voudraient, une force de protection humanitaire destinée à
assurer la sécurité des populations civiles qui ont échappé à
l'extermination. Cela se met en train. C'est désormais une affaire
d'heures et de jours.

Nous en sommes là. Je dois dire que deux ou trois pays africains ont
répondu favorablement et j'attends encore les réponses fermes de pays
européens. Quoi qu'il en soit, nous le ferons.

Je le répète : chaque heure compte.

Garantie de l'Etat de droit - aide au développement



Bref, s'il n'y a pas de développement possible dans la guerre, il n'y
a pas non plus de croissance sans la paix intérieure des Etats et pas
de paix intérieure durable sans création d'un Etat de droit. Il faut
faire attention à que le progrès ne soit pas confisqué par
l'exaspération des particularismes, ou par les riches des pays pauvres
; attention à ce que les fruits de la croissance ne soient pas volés
par les profits issus de la seule loi des marchés qui casse les
mécanismes de redistribution,

Je sais bien que je vais là contre la philosophie du jour, je me
souviens d'avoir dit à un Président des Etats Unis d'Amérique : "Vous
croyez en Dieu ? C'est sûrement vrai, mais de quel Dieu s'agit-il ?",
et je n'irai pas plus loin.

Garantir l'Etat de droit, c'est aussi une question d'efficacité. Vous
devez, Mesdames et Messieurs, vous convaincre et convaincre les autres
de ce que le progrès économique ne peut se construire sans "efficacité
démocratique". Seule la démocratie a la capacité de gérer les
conflits, seule l'existence d'un Etat démocratique garantit, non
seulement la liberté et la dignité des citoyens, tant qu'il est
possible, mais aussi la permanence de la gestion des affaires d'un
pays. Mais c'est pour cela que les pays développés doivent se montrer
solidaires envers vous, car c'est vous, en fin de compte, qui êtes
responsables et qui le restez, de la construction de votre Etat de
droit.

Le respect des minorités doit être au coeur de vos
préoccupations. Après tout, il existe un exemple admirable sur cette
question, c'est celui de l'Afrique du Sud.

Le coeur du contrat que je propose comporte trois parts : la part de
l'aide indispensable dont j'ai dit qu'elle serait de l'ordre de 130
milliards de dollars, simplement dans le cadre des règles actuelles ;
plutôt, ce ne sont pas des règles mais des objectifs fixés, une part
du respect des uns pour les autres, et une part d'invention. La part
de l'aide est celle que nos pays industrialisés ne doivent pas
abandonner, je l'ai dit, je le répète volontiers pour essayer d'être
entendu. Je répète que les 0,7 % du PNB, ce n'est tout de même pas une
affaire, parmi les sept grands pays industrialisés la France arrive en
tête. Elle n'est pas loin maintenant des 0,7 % compte non tenu de ses
propres départements et territoires d'outre-mer. Avec elle, et
derrière elle, se trouvent le Canada, l'Allemagne... mais que de
retard !

Et puis nous avons pratiqué des annulations de dette, des
rééchelonnements. Nous avons abandonné, pour notre part,
intégralement, notre créance publique sur 39 pays, les plus pauvres
naturellement. Et nous avons adopté des mesures intermédiaires pour
les pays qu'ils appellent comme cela, les pays dit intermédiaires, qui
se demandent pourquoi on les appelle comme cela parce que quand il
s'agit de recevoir une aide ils s'estiment aussi pauvres que les
autres. Quand il s'agit de recevoir les bénéfices du pétrole, ils ne
le sont pas.

Agissant ainsi, je pense que nous ferons oeuvre d'assainissement et
d'ailleurs plus oeuvre d'assainissement que de développement. C'est
pourquoi je vais continuer encore pendant quelques minutes à retenir
votre attention. Enfin, si je l'ai gardée.

Rôle des institutions financières internationales - FMI - Banque
mondiale



Il faut que nous fassions travailler, fonctionner plus utilement les
institutions internationales. Il faut utiliser les droits de tirages
spéciaux du Fonds monétaire international, et ce qu'on appelle, ça
c'est le langage des techniciens - c'est naturellement comme dans
toute profession pour ne pas être compris des autres -, des "facilités
élargies". Facilités, on ne sait pas de quoi, élargies, jusqu'où ?
Enfin, je vais employer les termes consacrés : des facilités
élargies. Vous savez que les médecins de Molière qui parlent le latin
de cuisine, ont beaucoup prospéré depuis lors ; non seulement les
médecins, mais écoutez les ingénieurs, les PDG, écoutez-les tous,
chacun s'enferme derrière un langage de plusieurs métiers possibles,
pour que personne ne pénètre des secrets qui n'en sont pas.

A cet égard, je souhaite une allocation de droits de tirages spéciaux
par le Fonds monétaire international d'au moins cinquante milliards de
dollars. Ne soyez pas effrayés par ce chiffre : il est celui dont
débat le Conseil d'administration du Fonds depuis des mois. Jamais
dans notre histoire récente, les circonstances n'ont rendu plus
nécessaire une telle allocation. Jamais le risque de répercussion
inflationniste n'a été plus faible depuis trente ans. Alors,
allons-nous laisser cet instrument inemployé, alors que faute de
réserves de changes, les pays pauvres et les pays en transition sont
contraints de réduire drastiquement leurs importations de biens
d'équipement, avec les conséquences que cela entraîne pour l'emploi
dans nos pays industriels ? Voyez que tout se tient.

Pouvons-nous enfin ne pas corriger l'injustice du système financier
mondial où seuls, vous entendez, où seuls ont bénéficié de telles
allocations les pays devenus membres du Fonds monétaire international
avant 1981 et non les 36 nouveaux membres qui sont parmi ceux qui en
ont le plus besoin ? Mais c'est parce qu'il existe une disposition qui
indique que les pays qui fournissent, disons, leur pesant d'or au
Fonds monétaire international, sont forcément les pays les plus
riches. Alors lorsqu'il s'agit de répartir des nouveaux fonds
spéciaux, où vont-ils ? Eh bien à ceux qui ont apporté leur part
initiale. Si bien que l'on peut dire que le FMI, pour l'instant, sur
ce terrain là, car il rend beaucoup d'autres services, sert surtout à
alimenter les caisses des pays riches.

Tout cela peut paraître blasphématoire, mais je n'entends rien ménager
et vous dire ce que je pense. Il est temps que la Banque mondiale
oriente davantage ses projets vers l'investissement, et - je le répète
une fois encore, je l'avais dit à la tribune des Nations unies-, que
les économies dues à la diminution des dépenses militaires soient
enfin recyclées d'une façon utile, et recyclées dans la lutte contre
la pauvreté. Il y avait un "binôme" armement/désarmement,
développement/pauvreté. La situation est naturellement différente
selon que les pays sont plus ou moins insérés dans le tissu des
échanges mondiaux, mais je crois nécessaire de redéfinir les accords
commerciaux préférentiels afin de les réorienter vers les plus pauvres
et je préconiserai dans ces pays la concentration des aides - bien que
je n'ai pas à me substituer à eux, c'est un avis cordial que je leur
donne - de concentrer ces aides pour le développement sur leur
agriculture et sur leur industrie, et particulièrement sur leur
industrie de transformation. Car après tout, la richesse se trouve là
où elle n'a pas de valeur ajoutée, et quiconque vit de ces matières
premières, voit qu'elles sont transformées en produits semi-finis
voire en produits finis à des milliers de kilomètres de
distance. C'est un pays colonisé. Ce qui existe également à
l'intérieur des pays dits avancés.

L'agriculture en France, par exemple, donne des signes de la même
inégalité. Le pays qui produit des bovins mais qui va faire grossir,
évoluer, entretenir ces bovins à 500 kilomètres dans les prairies plus
grasses, spécialisées, la richesse va dans ces pays-là et le pays
d'origine, lui, n'a que le bénéfice généralement très modique de la
production immédiate. Des produits qui valent ce qu'ils valent,
c'est-à-dire pas grand chose.

Démographie - partage des richesses - concept de sécurité
économique



Mais je voudrais aborder maintenant le troisième point de ces parts,
celle que j'appelle la part du respect. Formule qui paraîtra d'ordre
moral dans une analyse qui se veut davantage économique.

Légitimement, vous, pays en voie de développement, vous ne voulez pas
être sacrifiés au libéralisme intégral ; je comprends qu'on puisse
être adepte du libéralisme, mais pas du libéralisme intolérant, du
libéralisme intégral, qui prétend mener, le monde. Légitimement, nous
vous demandons de respecter les droits des travailleurs - il en sera
question à Copenhague bientôt. Il est odieux de tirer profit du
travail des enfants, ou du travail forcé, notamment celui des
prisonniers ; il est insupportable de voir régner dans tant de pays
l'absence de droits syndicaux, Il est odieux de penser que des pays
qui ont lutté pour conquérir leur indépendance, violent eux-mêmes les
droits fondamentaux. Je crois vraiment, Mesdames et Messieurs, et
chers amis, que nous devons trouver une entente sur ces questions dans
le but d'un progrès commun.

Quant à la part de l'invention, celle là, je ne peux pas la décrire
car c'est à vous de la construire. Je peux simplement dire que lorsque
vous vous organisez pour défendre vos droits d'exporter au juste prix
du marché, vous êtes dans la bonne voie. Les producteurs de café
viennent d'en faire la démonstration. Lorsque vous vous mettez
d'accord pour exporter du bois dont l'exploitation a respecté les
grandes lois écologiques, cette attitude est bénéfique pour
tous. Lorsque vous établissez des coopérations entre vous - celles
qu'on appelle parfois Sud- Sud -, vous favorisez par les affinités
culturelles la réussite de vos projets, mais j'ajouterai : vous
favorisez la réussite des nôtres, car on me dit que bientôt - c'est le
commandant Cousteau venu me voir avant-hier qui me le disait - il y
aura trente milliards d'être humains, d'ici quelques décennies ; dans
peu de temps, certains d'entre vous les connaîtront. Et là dessus, il
pourrait bien y avoir 25 à 29 milliards de pauvres. Faites la
différence.

Mesdames et Messieurs, l'an prochain, je vous l'ai dit, se tiendront
deux conférences importantes. La population, le problème de la
démographie est un problème déterminant. Les responsables égyptiens
que j'ai rencontrés me disent : nous épuisons tous nos budgets à
essayer de rattraper la croissance des populations. Déjà nous sommes
exsangues, avant de pouvoir inventer quelque chose de nouveau, pour
l'ensemble de la population. Donc au Caire, comme à Copenhague, il
sera question de ce que j'ai appelé lundi dernier, en célébrant le
deuxième anniversaire de la Conférence de Rio, le développement
durable et équitable.

On ne va quand même pas continuer à produire des richesses, puisqu'il
s'agit de cela, pour qu'elles soient confisquées par une
minorité. Prenons enfin des orientations fondamentales : on ne peut
plus confier l'évolution du monde aux seules régulations monétaires.

Il faut continuer à refuser que l'aide au développement disparaisse de
l'ordre du jour des Sommets des pays riches. Il ne faut pas craindre
de s'interroger, je crois l'avoir fait, sur les politiques des
institutions multilatérales, afin d'en éliminer des conformismes.

Je compte bien développer un peu plus brièvement, une partie de ce
discours lorsque je me trouverai début du mois de juillet à Naples
avec les six pays les plus industrialisés.

L'organisation de la sécurité collective, des échanges, de la monnaie,
dont nous nous sommes dotés au lendemain de la guerre mondiale, je
l'ai rappelé pour commencer, de San Francisco à Bretton-Woods, n'est
plus adaptée : révision de la charte des Nations unies, création de
l'Organisation mondiale du Commerce décidée lors de l'acceptation du
GATT récemment, modifications des institutions de Bretton-Woods, voilà
des réformes majeures et urgentes qui s'offrent à nous, si nous le
voulons. Bref, je vous demande d'inventer un nouveau concept de
sécurité, incluant la sécurité économique.

Si les gouvernements ne se donnent pas des moyens, dans les
institutions internationales, afin de mettre en oeuvre rapidement ces
profonds changements que je viens d'esquisser, les générations futures
condamneront à bon droit notre futilité, notre absence de prévision,
notre absence de courage ; et quand je pense à l'épanouissement de la
science, pendant que nous tenons ces propos, et par voie de
conséquence de la technique ; quand je pense au fait qu'il y a un peu
plus de deux siècles, avant la Révolution française de 1789, on s'est
émerveillé de ce que la vapeur a pu apporter un concours à l'homme ;
de la révolution de l'électricité, qui a permis la naissance des
sociétés industrielles dans lesquelles nous sommes encore, mais dont
nous commençons de sortir ; de la révolution de l'électronique qui
fait qu'en deux siècles l'homme a pu compenser les faiblesses de
l'emploi d'immenses masses de prolétaires soumis à un travail
infernal, sans la possession du moindre droit : ni au repos, ni à la
sécurité, ni à la famille, ni au travail bien entendu, mais cela
continue dans bien des endroits.

Et qu'aujourd'hui la science nous permet de se substituer non
seulement aux muscles mais aussi à l'intelligence et à la
mémoire. Quel gâchis ! Et c'est contre ce gâchis que j'ai voulu élever
ma modeste voix devant vous en souhaitant que vous vouliez bien,
chacun en y ajoutant vos propres préférences, répercuter cet appel
bien au-delà de cette salle. Merci./.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024