Fiche du document numéro 5013

Num
5013
Date
Mardi 7 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
157773
Pages
2
Titre
La France s'efface au Rwanda
Soustitre
Accusé d'avoir trop favorisé le pouvoir hutu, Paris n'a plus d'influence qu'à travers l'aide humanitaire
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Il aura fallu des centaines de milliers de morts pour que dans l'opinion publique française on s'émeuve du rôle de la France au Rwanda. La présence de militaires français aux côtés de l'armée
gouvernementale rwandaise, d'octobre 1990 à décembre 1993, n'avait suscité qu'indifférence.
Lorsque des organisations internationales et des organes de presse la dénoncèrent (le Monde du 5 et
du 27 février 1993), en indiquant qu'elle ne se limitait pas à la protection des ressortissants français, ce ne fut que prêche dans le désert. Jamais cette présence, a priori insolite, ne fit l'objet du moindre débat politique, jamais des intellectuels n'en firent un cheval de bataille.

Aujourd'hui, des voix s'élèvent pour imputer à la France la responsabilité des massacres de Tutsis et de Hutus modérés. Le procès est à la fois tardif et excessif un excès à mettre sans doute sur le
compte de l'aspect irrationnel des événements et d'une barbarie flagrante que l'on voudrait
comprendre et expliquer.

Reste que la France, considérée comme « pro-hutue » en raison du soutien de l'Elysée au président
rwandais assassiné, Juvénal Habyarimana, est en fâcheuse posture. Pour preuve, sa dérobade, les
premiers jours de massacres, lorsqu'elle a évacué ses ressortissants le plus vite possible ; ou encore le rejet dont elle fait l'objet de la part du Front patriotique rwandais (FPR), probable vainqueur des combats en cours.

Le FPR ne veut même pas que Paris fournisse l'équipement de « casques bleus » sénégalais ou
congolais. Un rejet logique : formé en très grande majorité de Tutsis, le Front patriotique n'aurait-il pas renversé le pouvoir hutu, au début des années 90, si l'armée française n'avait pas pris position face à lui, en apportant son soutien à Kigali ? Au plus fort de ce soutien (700 hommes), si l'opinion publique française resta indifférente, les spécialistes se perdirent en conjectures. S'agissait-il de préserver l'espace francophone d'un expansionnisme anglophone (le FPR bénéficie du soutien de l'Ouganda) ? La France socialiste se devait-elle d'intervenir pour éviter qu'une communauté majoritaire (les Hutus représentent 85 % de la population) ne soit soumise à la loi d'une minorité ? L'amitié entre les présidents français et rwandais était-elle si profonde que la France devait sauver la mise du régime hutu, alors que le Rwanda ne compte pas parmi les anciennes colonies françaises ?

Les trois thèses avancées le sont, encore aujourd'hui, sur le mode interrogatif. La troisième est
cependant la plus convaincante. Une réelle amitié unissait François Mitterrand à Juvénal
Habyarimana. D'ailleurs, le 7 avril au matin, au lendemain de l'explosion de l'avion du président
rwandais, la première consigne de l'Elysée au Quai d'Orsay fut la suivante : assurez l'évacuation de la veuve et de la famille proche du président.

« L'Elysée non seulement assume, mais revendique le discours justifiant l'intervention de la France aux côtés des Forces armées rwandaises », note-t-on dans un cabinet ministériel. L'Elysée ne renie en effet en rien sa politique rwandaise de 1990 à 1993, et justifie, au contraire, sa position en invoquant les résultats obtenus à Kigali en échange du soutien français : la fin du parti-État et l'obligation, pour le pouvoir hutu, de s'engager dans des négociations avec le FPR. « Sans la présence française, affirme-t-on du côté de l'Elysée, il n'y aurait pas eu les accords d'Arusha [signés en août 1993 entre le gouvernement rwandais et le FPR], il n'y aurait jamais eu de MINUAR [Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda]. En quoi, par cette politique, la France est-elle responsable des massacres ? Pendant quatre ans, elle a au contraire essayé d'éviter ça.»

Dont acte. Mais la France est-elle vraiment allée jusqu'au bout de ses moyens de pression ? On peut
notamment s'étonner qu'en dépit de ces pressions la mention de l'ethnie ait subsisté sur les cartes
d'identité rwandaises bel instrument au service des exterminateurs ! De la même façon, on a pu
s'interroger, en janvier 1993, lorsqu'une commission internationale d'enquête a révélé des atrocités
commises contre des Tutsis, alors que 150 soldats français étaient présents au Rwanda et que 14
millions de francs avaient été dépensés par Paris en 1992 au titre de la coopération militaire avec
Kigali.

Deux écoles



Ce n'est un secret pour personne que les Forces armées rwandaises ont été équipées par la France.
Un virage a certes été amorcé par le gouvernement socialiste à la fin de l'année 1992, quelques mois
avant la victoire de la droite, lorsque a été entamé le travail qui devait aboutir aux négociations
d'Arusha. Mais l'« establishment » militaire n'a pas suivi : les militaires français, qui étaient contre l'embargo sur les armes décrété par la France il y a un an, le sont d'ailleurs encore aujourd'hui. « Il existe deux écoles en France, explique-t-on dans un cabinet ministériel, d'un côté, il y a ceux qui veulent toujours qu'on réarme les Forces armées rwandaises, de l'autre, il y a tous ceux qui pensent que rien ne peut être réglé sans le FPR. »

Face à cette alternative, le gouvernement français a fait son choix : pas question de réarmer l'ancien allié de Paris ! La France a opposé une fin de non-recevoir à une demande de la Tanzanie, qui souhaitait que Paris arme les militaires rwandais en déroute solution espérée par plusieurs pays de la région qui redoutent une trop grande influence du FPR.

Ayant fait le choix de ne prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre des belligérants, la France dispose d'une marge de manoeuvre très limitée, son seul moyen de pression étant de l'autre côté de la frontière, au Zaïre, par où transitent les armes à destination des Forces armées rwandaises, de même qu'Américains et Britanniques essaient de faire pression sur l'Ouganda, par où arrivent les armes du FPR. Mais, là encore, l'influence française est désormais très réduite, puisque la coopération franco-zaïroise est suspendue.

Marquée par son récent passé « pro-Hutus », handicapée par le recul pris à l'égard du Zaïre, la France semble aujourd'hui peu à même d'exercer une quelconque influence dans la région. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle se targue de faire le maximum en matière humanitaire, en accordant des financements sans précédent aux organisations non gouvernementales qui opèrent au Rwanda et au Burundi. Comme si le gouvernement, faute de moyens politiques, passait le relais à ces
organisations.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024