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L’audience du procès à l’encontre de Monsieur Philippe MANIER a commencé ce jeudi 7 novembre par l’audition de Monsieur Eric GILLET, avocat retraité qui a co-présidé, avec Madame Alison DES FORGES, la commission d’enquête sur les violations des droits humains au Rwanda qui se rendra sur le territoire en 1993. Le témoin mentionne deux massacres emblématiques antérieurs au génocide. Le premier massacre est celui qui a lieu à la suite du discours de Léon MUGESERA en novembre 1992. Dans ce discours l’idée qui s’impose est qu’il faut renvoyer les Tutsi chez eux, par la rivière Nyabarongo Le deuxième massacre est celui qui a eu lieu dans la région de Bugesera. Ce massacre montre une articulation entre les différents organes de l’État, l’armée, la gendarmerie, la police locale et les milices, pour perpétrer les massacres. En outre, le témoin évoque un document élaboré par l’armée en 1992 définissant l’« ennemi ». L’ennemi y est défini comme étant le FPR, « le Tutsi qui n’a jamais admis les conséquences de la révolution sociale de 1959 et qui veut revenir au pouvoir par tous les moyens », et « toutes les personnes qui ont une vision de la société rwandaise autre qu’ethniste ». De plus, il souligne qu’avant le génocide, la situation était « très périlleuse pour les Tutsi » mais que cela était peu visible par la communauté internationale, les milices agissant de nuit. Il explique que la commission va signaler les violations commises à la Belgique, qui interpellera le gouvernement rwandais. Ce dernier s’engagera à prendre des sanctions contre des fonctionnaires mais cela ne sera jamais mis en œuvre.
Le témoin affirme que l’implication des autorités locales a été essentielle pendant le génocide. Il donne l’exemple de Butare, où les massacres se sont étendus à partir du moment où le préfet d’ethnie Tutsi a été assassiné et remplacé par un autre préfet Hutu. Il souligne aussi que la gendarmerie a eu un rôle important durant le génocide, il mentionne notamment le rôle qu’ont eu les forces armées dans les massacres des églises. Interrogé sur l’existence d’un plan concerté, le témoin précise qu’un plan d’auto-défense civile était en place trois mois avant le génocide. Un indicateur leur aurait notamment affirmé que l’ennemi contre lequel ils devaient se défendre n’était pas le FPR, mais que cela était un paravent pour justifier le massacre de l’ensemble de la population civile.
En outre, le témoin a explicité certaines déclinaisons du négationnisme telles que l’accusation en miroir ou la notion d’infiltration. Enfin, interrogé par la défense, il affirme avoir enquêté sur des massacres commis par le FPR, il indique ne pouvoir donner de chiffre. Interrogé au sujet du Burundi, il précise que les massacres perpétrés contre l’élite Hutu en 1972 sous un gouvernement Tutsi, ainsi que l’assassinat du président Hutu élu, ont servi d’argument aux extrémistes Hutu au Rwanda pour démontrer qu’il était impossible de faire confiance aux Tutsi.
Le deuxième témoin à avoir été entendu est Monsieur François GRANER, directeur de recherche de classe exceptionnelle au CNRS. Le témoin a expliqué à la Cour le rôle de la gendarmerie rwandaise avant le génocide. Il souligne notamment qu’après le coup d’État de 1973, la gendarmerie est directement sous les ordres du Président HABYARIMANA. RWAGAFILITA devient le chef de la gendarmerie et SERUBUGA devient chef de l’armée, ils font tous deux parti de l’Akazu. Il explique qu’en 1990, après l’attaque du FPR, la gendarmerie reçoit l’ordre de rafler un certain nombre de Tutsi et opère une rafle de grande ampleur. Il ajoute que le risque d’élimination des Tutsi est connu à Paris mais que la ligne qui prévaut recommande la mise en place d’une politique de prévention contre le FPR. Il déclare qu’en décembre 1990, le Général Jean VARRET va au Rwanda inspecter ses troupes. RWAGAFILITA lui aurait demandé des armes lourdes pour la gendarmerie, ce que Jean VARRET lui aurait refusé car la gendarmerie n’a pas besoin d’armes pour maintenir l’ordre. RWAGAFILITA lui aurait alors dit : « j’ai besoin de cet équipement pour mes gendarmes parce que l’on va participer à la lutte contre les Tutsi, ils ne sont pas très nombreux, ça va aller très vite. C’est comme ça dans notre pays, les Tutsi sont un danger on va les liquider ».
Le témoin ajoute qu’en 1992, malgré une volonté de transformation, la gendarmerie reste soumise à la pression des autres entités. Il finit par indiquer qu’après l’attentat du 6 avril 1994, la gendarmerie reprend un rôle beaucoup plus au service des extrémistes. Il précise que pendant le génocide, elle procède notamment à des rassemblements de Tutsi dans des lieux présentés comme des lieux de protection et les affaiblit pour mener ensuite l’assaut. Le témoin explique que la gendarmerie a alors un rôle symbolique car elle légitime les massacres et entraîne les miliciens dans l’achèvement du « travail ». De plus elle a un rôle matériel avec l’utilisation des armes à feu qui ont impact important. Interrogé sur l’existence d’ordre de protection de la population, le témoin précise que les ordres de protection donnés aux gendarmes signifiaient protéger la population Hutu contre les Tutsi. Il n’a jamais vu dans ses recherches des ordres visant à protéger la population Tutsi. Il cite néanmoins quelques exemples où la gendarmerie aurait refusé de participer à l’extermination des Tutsi.
La journée s’est ensuite poursuivie avec l’audition de Madame Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne. Elle a été amenée à expliquer à la Cour l’importance du témoignage pour les témoins ainsi que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer. Elle souligne que ce moment de la justice est un moment très attendu pour les témoins et en même temps très redouté, car « même 30 ans après les faits, les survivants ne se sentent pas pleinement réintégrés dans la communauté humaine ». Elle précise que les témoins témoignent aussi au nom de ceux qui ne sont plus là, elle parle pour cela de « mandat testimonial groupal ». Elle explique que les personnes sont post-traumatiques et que lorsqu’il y a un traumatisme, la temporalité est impactée. Elle soutient qu’ils peuvent hésiter, se contredire, et que leur grande crainte est de ne pas être cru. Elle ajoute que des personnes parleront impeccablement comme s’ils étaient à distance. C’est ce qu’on appelle le gel psychique, les émotions sont gelées, protégées. Questionnée sur l’impact que ces témoignages peuvent avoir sur les jurés ou sur toute personne qui les écoute, elle mentionne le traumatisme vicariant qui signifie qu’il peut y avoir une fatigue de compassion, les personnes peuvent être affectées au point d’avoir un burn out psychique. Interrogée par Maître FALGAS sur la collectivisation des souvenirs, Madame WAINTRATER affirme que les souvenirs peuvent être contaminés mais cela ne porterait que sur des détails. Le soupçon de contamination au sens de souvenirs qui ne seraient pas authentiques est assez minime selon elle.
De plus, questionnée par Maître LINDON sur l’état de l’aide psychiatrique au Rwanda après le génocide, elle indique qu’il n’y avait rien, il n’y avait qu’un seul psychiatre. En outre, en réponse à une question de la défense, elle affirme que les personnes ne viennent pas témoigner du Rwanda pour accuser une personne précise, si elles le font c’est qu’elles pensent avoir des preuves, des faits, elles ne recherchent pas absolument à trouver un coupable. Enfin, interrogée par la défense, elle affirme ne pas avoir de lien avec Ibuka France, ne pas être rémunérée par eux, et venir s’adresser à la Cour en tant qu’enseignante chercheuse et psychologue clinicienne.
Enfin, la journée s’est achevée par la poursuite de l’interrogatoire de l’accusé. Il a été interrogé sur son départ de Nyanza. Il explique à la Cour avoir quitté Nyanza « vers le 19 avril » pour Kigali et avoir emmené avec lui deux enfants Tutsi. Il se serait vu confier un peloton chargé de la défense du Camp de Kacyiru. Il y serait resté jusqu’au 10-12 mai avant d’être mis à la disposition du Colonel Laurent RUTAYISIRE. Il serait resté au service de ce colonel jusqu’au 4 juillet car il aurait été envoyé chercher des soldes à Kigali.
Le Président de la Cour relève que l’accusé dans ses précédentes déclarations, a donné différentes dates de départ de Nyanza. L’accusé a alors fini par confirmer qu’il pensait être parti le 19. Il affirme ne pas avoir été présent à Nyanza le 23, 27 et 28 avril. Enfin, l’accusation a relevé une incohérence entre ses déclarations et celles de sa femme concernant les enfants qu’il aurait emmenés avec lui. L’accusé confirme sa version.
La Défense n’ayant pas de question à poser à l’accusé sur cette période, l’audience a été suspendue.
Par Ella Grappin, Stagiaire Commission Justice Ibuka France