Fiche du document numéro 34381

Num
34381
Date
Lundi 23 octobre 2000
Amj
Auteur
Fichier
Taille
461532
Pages
22
Titre
Procès des médias. Note à l'intention du TPIR
Sous titre
Le Procès commun de Jean Bosco Barayagwiza, Ferdinand Nahimana et Hassan Ngeze, plus connu sous le nom de “l’Affaire des Média”, a débuté aujourd’hui lundi 23 octobre 2000 devant la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour le Rwanda.
Nom cité
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Type
Note
Langue
FR
Citation
Dès 1990, la dénonciation des dérives extrémistes et de leurs conséquences dans l’opinion rwandaise et internationale [Note de bas de page n° 1 : Chapitre 18 du Rapport d’expertise, rédigé par Jean-Pierre Chrétien avec Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe, et remis le 15 décembre 2001 au Parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda.]

Il est parfois affirmé que la dénonciation de la propagande raciste qui a préparé le génocide ne date que du lendemain de celui-ci et qu’il était impossible d’imaginer ce que pouvait entraîner cette propagande. Or des mises en garde répétées sur la dérive raciste qui touchait le Rwanda sont venues de l’étranger avant avril 1994. Mais surtout, de nombreux documents, articles et témoignages attestent l’inquiétude des milieux rwandais raisonnables, soucieux de démocratisation et de respect des droits humains : rapports d’associations de défense des Droits de l’homme depuis 1991, articles de la presse d’opposition, critiques sévères des positions extrémistes comme celle des Dix commandements du Hutu en 1990 ou le discours de Léon Mugesera en 1992, polémiques contre Kangura, réactions gouvernementales contre l’extrémisme (nombreuses mises en garde du ministre Rucogoza contre les dangereuses dérives de la RTLM) et enfin aveux même des tenants de ce dernier interpellés par l’opinion.

Les mises en garde venues de l’extérieur

Malgré l’aveuglement durable qui a prévalu en Europe sur la nature du régime de Kigali, compte tenu aussi des soutiens qu’il avait dans certains secteurs de la vie politique belge, française ou allemande, les yeux se sont peu à peu ouverts dès la fin des années 1980, notamment dans la presse belge, puis évidemment au fil des événements dramatiques des années 1990. On ne peut en tout cas pas dire que le génocide de 1994 a éclaté dans un ciel serein. Même si son ampleur a stupéfié le monde, la nature raciste des tueries n’a pas surpris les observateurs du pays, de plus en plus inquiets depuis 1990. Nous allons donner quelques exemples de réactions ou de mises en garde publiques entre 1991 et 1993, sans prétendre du tout être complet.

Après la vague d’arrestations à Kigali en octobre 1990, faisant suite à l’attaque simulée de la capitale par le FPR mise en scène par certains éléments de l’armée, ce sont les fameux « dix commandements du Hutu » qui ont attiré l’attention de l’opinion occidentale. Le député libéral belge Jean Gol, parla de « doctrine hitlérienne » (Libre Belgique, 28 janvier 1991). Marie-France Cros, journaliste dans ce même organe, définit aussi comme raciste ce texte et elle le répète sur les ondes de La Deutsche Welle, très écoutée à Kigali, : elle sera traitée de « pistolet des inkotanyi » dans Kangura pour cette prise de position. Quant aux libéraux belges, Kangura les rangera en janvier 1991 au rayon d’un « extrémisme franc-maçonnique… sadique et irréductible » !

Jean-Pierre Chrétien (auteur de ce rapport), publia en juin 1991 dans la revue Politique africaine (n° 42, pp. 109-115) le texte incriminé, lui-même accompagné de commentaires sous le titre « "Presse libre" et propagande raciste au Rwanda. Kangura et les "10 commandements du Hutu" ». Les liens de Kangura avec la Sûreté, son orientation raciste, son recours aux faux documents, les protestations de l’opinion intérieure rwandaise (y compris de l’hebdomadaire gouvernemental La Relève parlant dans son numéro 153 des 21-27 décembre 1990 de « diffusion d’un tract qui n’honore pas la presse nationale »), étaient relevés sous la rubrique d’une option entre « démocratisation ou idéologie raciale ». Ces observations étaient nourries à l’époque de témoignages d’intellectuels rwandais, hutu comme tutsi. Le même auteur (J.P. Chrétien), concluait une conférence tenue à l’Université de Genève le 13 décembre 1991 (publiée dans Genève-Afrique, XX,2, p. 121-140) en 1992 en disant :

« Dans le contexte démographique et économique que l’on connaît, l’idéologie raciale qui continue à inspirer la stratégie de la faction présidentielle au Rwanda est particulièrement explosive ».

Ensuite ce sont les massacres du Bugesera de mars 1992 qui suscitent inquiétudes et réprobations au niveau international, et cette fois encore les dérives extrémistes des médias sont épinglées. Le Soir et la Libre Belgique en Belgique, Libération en France, soulignent dans leurs éditions du 10 mars la responsabilité de tracts et surtout celle d’un communiqué de source inconnue repris depuis le 3 mars sur les ondes de Radio-Rwanda et « révélant » des projets de meurtre de leaders hutu, qui a mis le feu aux poudres avec la connivence des autorités locales. Donc le cliché de la sauvage confrontation « interethnique » n’abuse plus la presse internationale. Citons la conclusion d’un article de La Libre Belgique du 10 mars 1992 :

« De source diplomatique… la diffusion par la radio nationale la semaine dernière d’un tract émanant d’un groupe inconnu, provenant de Nairobi, et affirmant que vingt personnalités hutues, pro-gouvernementales ou se situant dans l’opposition, allaient être assassinées « a mis le feu aux poudres », a-t-on précisé de même source. »

En termes plus convenus, un memorandum est remis au président Habyarimana par les ambassadeurs occidentaux à Kigali en ce début de mars 1992. Il y est écrit très significativement au point 4 :

« Les médias, y compris la radio nationale, doivent user de modération et se garder de tout langage incitateur. La radio nationale doit évaluer de façon responsable la portée et la répercussion de ses communications et émissions ».

Le 14 mars, dans les colonnes du Monde, Catherine Simon, sous le titre « Massacres au Rwanda », soulignait le rôle néfaste des médias extrémistes et la complicité du pouvoir :

« Depuis le début de l’année, quatre journalistes de Kigali, accusés « d’outrage au chef de l’Etat », auront pu méditer en prison sur la grandeur et les servitudes de la toute nouvelle liberté d’expression. En revanche le journal Kangura, qui en appelle régulièrement au « salut du peuple bantou » et dé nonce à longueur de colonnes la « croisade » des Tutsis – ces « serpents venimeux » … qui ont « vendu leurs filles-vipères aux Américains, aux Européens, et même aux Africains » - n’a jamais été inquiété ».

Enfin on n’oublie pas le rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme commises au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 », à la suite d’un déplacement sur le terrain de représentants de plusieurs ONG internationales (Human rights watch, FIDH, etc.). Cette commission a identifié plusieurs cas de « génocide » dans des communes du Rwanda (communiqué de presse du 22 janvier 1993). Elle dénonce notamment le massacre systématique des membres du groupe tutsi des Bagogwe, commis par des militaires et des civils amenés à considérant la tuerie comme « un travail communautaire obligatoire » (communiqué de presse du 8 mars 1993). Ce même communiqué concluait :

« La Commission conclut à l’impossibilité de violences spontanées. La simultanéité des attaques, la similitude de leurs préparations, l’implication des autorités locales et supérieures, ainsi que celle des Forces armées, de même que l’absence de toute poursuite judiciaire ou autre, permettent d’affirmer que ces massacres relèvent d’une politique délibérée. Cette politique d’exacerbation des tensions ethniques a pour but d’affermir la solidarité des Hutu et, par conséquent, le régime de Monsieur Habyarimana lui-même. Les affrontements servent aussi à excuser le blocage du processus de démocratisation ».
Et parmi les recommandations figurait en bonne place : « la condamnation publique de la haine et de la violence ethnique ».

On ne peut donc pas dire que l’opinion internationale ait attendu le génocide de 1994 pour découvrir les forces et les processus qui y conduisaient. Il en est de même à l’intérieur du Rwanda. Et les responsables des médias extrémistes en étaient parfaitement conscients.

Réactions de défense des médias extrémistes à l’égard des médias internationaux

Les médias extrémistes connaissent ces critiques et ces mises en garde et réagissent de façon nerveuse et virulente, attestant qu’ils ont conscience de la voie qu’ils ont choisie et qu’ils la défendent en connaissance de cause. Nous avons déjà analysé cette lucidité dans le chapitre 20 (file 20). Nous voulons souligner ici l’existence même de critiques et de protestations contre le courant raciste qui menait au génocide, plusieurs mois et même plusieurs années avant son éclatement. Selon Kangura, il ne pouvait s’agir que d’une campagne de dénigrement dévoilant les ennemis du Rwanda et qui irait aux poubelles de l'histoire. Dès son numéro de décembre 1990 (n° 6, p. 6), cet organe s'adresse à un lecteur rwandais de l'an 2090 en lui indiquant les sources dont il aura à se méfier pour leurs mensonges :

"C'est vrai, c'est dans le malheur que l'on voit qui est ami. Mais aussi, c'est à cette occasion que l'on découvre des ennemis. Nous l'avons expérimenté lorsque les inkotanyi nous ont attaqués le 1er octobre 1990, lorsque les journaux de l'Europe comme Le Figaro, Le Soir et La Libre Belgique entreprirent de salir le Rwanda...

... Dans Le Soir du 9 octobre 1990, la journaliste qui s'appelait Colette Braeckman écrivait : "les Zaïrois et les Rwandais sont en train d'exécuter leurs frères, pour quelle raison nos soldats belges iraient se salir les mains ? "

Un autre journaliste du même quotidien qui s'appelait Véronique Kiesel et qui se trouvait au Rwanda le jour de l'attaque, a osé dire que Kigali n'a jamais été attaqué, que ce sont les éléments de l'armée rwandaise qui ont tiré à cause de la panique ("panique communicative de soldats manquant de sang froid... ")

Dans la Libre Belgique datée du même jour, le journaliste Eric de Bellefroid écrit : "depuis 1959, la Belgique a soutenu les Hutu, mais elle a peu à peu diminué son appui lorsqu'elle s'est aperçue que son aide bénéficiait à un Etat gagné par une corruption endiablée". Nous les Rwandais, nous avons été très choqués de constater que les pays que nous considérions comme des amis pouvaient être la source de telles rumeurs. Cependant, nous avons essayé de nous défendre, de préserver notre unité et celle-ci nous a amenés à la victoire".

La journaliste Marie-France Cros de la Libre Belgique, on l’a vu précédemment, a été particulièrement visée : par exemple Kangura, n° 9, janvier 1991, p. 10 : "L'art de mentir de Marie-France Cross et sa complicité avec les inkotanyi." :

« Marie France Cross est devenue l'arme avec laquelle les inkotanyi nous tirent dessus. Dans tous ses reportages, elle n'a rien épargné à notre pays. Elle nous a salis ! Il paraît que le Rwanda ne respecte pas les droits de l'homme, pendant que les inkotanyi nous tirent dessus, elle nous accuse de ne pas avoir donné à leurs complices la possibilité de bénéficier des services d'avocats de leur choix. Il paraît que Kangura est un journal raciste parce qu'il a publié l'Appel à la conscience des Bahutu avec les 10 commandements des Hutu. Elle oublie délibérément qu'avant cette publication, il y avait eu une autre émanant des Tutsi et contenant les 19 commandements des Tutsi dont le 13ème stipule : "sachez que les Hutu ont été créés pour obéir... " [un de ces "documents trouvés" par Kangura et attribués aux Tutsi], elle oublie délibérément que Kangura est la voix du peuple et qu'en tout état de cause celui-ci ne le lit pas comme une Bible car il est lui aussi intelligent. »

La rédaction affirme avoir écrit à La Libre Belgique en ces termes :

« Nous estimons que vous n'ignorez pas que le journalisme diffère de l'art de mentir. Cependant, nous avons remarqué que c'est cet art que vous avez adopté dès que le Rwanda fut attaqué par des éléments de l'armée ougandaise. Cette lettre est particulièrement adressée à Marie France Cross, dont les reportages étaient très souvent tendancieux. En effet, les reportages de Mme Cross n'ont jamais condamné l'attaque perpétrée contre notre pays. Au contraire, ces reportages semblent prouver qu'elle aurait souhaité la victoire de nos ennemis... »

De même la RTLM s’insurge contre les étrangers qui font pression pour la mise en place des institutions de transition prévues par les accords de paix d’Arusha. Le 25 octobre 1993 par exemple, elle les accuse de complicité avec le FPR (Noël Hitimana) :

« La RTLM ne recherche pas des querelles. Nous ne voulons pas de querelles, il y a des gens qui disent que nous cherchons à opposer les gens, mais au fait, elle oppose qui à qui ? D’autres radios –dont je ne cite pas le nom-, ne passent-elles pas leur temps à dénigrer les autorités ? Que dit-on d’elles ? Que n’a-t-on pas demandé à la Communauté internationale de les contraindre à cesser leurs émissions alors qu’elles dénigrent l’autorité, y compris le Président de la République ?

Et encore le 21 mars 1994, toujours avant le génocide :

« - Pour l’amour du FPR la Belgique n’hésiterait pas à somaliser le Rwanda c’est le cas de le dire, les Casques bleus belges voudraient être autorisés à imposer cette paix, dis-moi les Casques bleus belges cette opinion est reflétée par un article de notre consœur belge Colette Braeckman qui parle d’un ultimatum du ministre Delcroix au gouvernement rwandais. D’autre part, notre consœur Marie-France Cross de la Libre Belgique fait lire que le blocage actuel incombe au chef de l’Etat dans un article, elle met en cause la Radio télévision Libre des Mille Collines et cela en des termes comme : " le ministre Delcroix a par ailleurs évoqué auprès du président rwandais le rôle négatif joué par RTLM, une radio proche des ultra-Hutu ". Voilà donc chers auditeurs, je vous propose un commentaire de George Ruggiu :

« - Récemment le journal Le Soir vient de publier un article de notre consoeur Colette Braeckman, intitulé "Ultimatum du ministre Delcroix au Rwanda". Cet article reflète très fidèlement la position belge à propos du Rwanda. Il faut que la paix règne et que les institutions de transition se mettent en place et au besoin imposer cela. Comment les belges qui ont pendant trois ans soutenu le pied de monarchistes sanglants du FPR et imposé un gouvernement rwandais un accord d’Arusha inapplicable peuvent-ils prendre le droit d’imposer à tout le peuple rwandais des dirigeants et une paix avec des massacreurs qui se servent de la MINUAR pour les épauler et faire sous un silence pesant la vérité de leurs crimes. La mission de la MINUAR est d’aider à la mise en place des accords d’Arusha, ici elle est installée dans un pays souverain, rien ne lui permet d’imposer un gouvernement et des Ministres dont ni le peuple ni les partis politiques ne veulent.

La MINUAR serait alors complice d’un coup d’Etat. Si les Belges notamment s’étaient montrés plus critiques envers tous et n’avaient pas uniquement écouté, favorisé et soutenu le FPR et ses alliés, les accords d’Arusha mèneraient par après malheureusement les déclarations et les attitudes belges sont encore empreintes du colonialisme, du patriotisme qu’ils n’ont jamais oublié. Si vraiment ils imposent aux rwandais et contre leur volonté un gouvernement des voleurs et des bandits et massacreurs ils placeront effectivement dans le camp de ceux-ci.

La lutte sera alors sans pitié contre une armée d’aspiration coloniale tutsi comme Madame Colette Braeckman écrit : « au lieu de garantir une paix qui n’existe pas sur les papiers les casques bleus voudraient être autorisés à imposer cette paix et si la paix s’avérait impossible un retrait prématuré des casques bleus ne serait alors pas exclure, elle envisage une solution de départ. Si les Belges s’étaient montrés plus neutres et pris les objectifs face aux problèmes rwandais ils n’auraient pas soutenu ainsi de manière éhontée le FPR et ses alliés qui ne représentent rien au Rwanda et massacrent les Rwandais avec la complicité silencieuse des Belges de la MINUAR… Le Rwanda n’est pas la Somalie et la fierté d’un peuple ne peut-être foulée au pied par une quelconque force des Nations Unies ni par un gouvernement étranger fut-il prétendument ami. Cela relèverait de la déclaration de guerre et l’amitié se transformerait en haine sans merci. Mieux vaut vivre fier et pauvre qu’humilié et riche... Que les bwana belges se réveillent, ils ne sont plus des dieux pour les Rwandais… Non aux belges colonialistes-dictateurs, oui aux véritables amis. Les Belges sont malheureusement en train de devenir complices des ennemis du Rwanda et peut-être ennemis eux-mêmes. Attention donc ! »

On pourrait trouver d’autres exemples de ces diatribes xénophobe.

Le combat de l’opposition intérieure contre la dérive extrémiste

Cette opposition intérieure est massivement hutu. Elle s’exprime à travers des journaux d’opinion, des déclarations ou des manifestations de partis politiques (le multipartisme ayant été reconnu en juin 1991) et des prises de position de personnalités courageuses.

Les médias d’opposition :

On sait que, quatre jours seulement après l’attaque du FPR du 1er octobre 1990, une propagande officielle se met en route pour justifier les arrestations consécutives à un simulacre d’attaque sur la ville de Kigali, attaque attribuée aux Inkotanyi. Le journaliste Gratien Karambizi remarque que la propagande officielle a été relayée par des journaux, dans un article paru dans Imbaga No 5 en septembre 1991 sous le titre : "La guerre des discours : on écrit sur base de rumeurs, on n'a pas écrit sur base des faits réels". Ce journaliste qui sera assassiné en 1994 note :

« Et pourtant, les journaux n'avaient-ils pas soutenu le mensonge en reproduisant les rumeurs sans vergogne ? A titre d'exemple, Imvaho avait expliqué les événements de la nuit du 4 au 5 Octobre 1990 en ces termes : ... des groupuscules d'ennemis du Rwanda [Inyangarwanda] avaient attaqué la ville de Kigali... C'est alors que les militantes et les militants du MRND se sont unis pour épauler ceux qui avaient en charge la recherche des ibyitso et des armes. Cela a eu comme résultat l'arrestation de plus de 500 suspects, la saisie de plusieurs armes, de tenues militaires, du matériel de transmission... »

L'auteur relève que cette campagne de délation du média officiel Imvaho avait été lancée par le pouvoir à partir du sommet, mais que plusieurs médias avaient rivalisé dans la délation :

« Le pouvoir avait demandé à la population d'être vigilante, de lui indiquer les mauvais voisins, les voisins suspects. Cela s'est réalisé et les journaux n'ont pas raté l'occasion.

C'est ainsi que Kangura No 9 de Janvier 1991 s'exprime en ces termes: "Kangura continue de pointer le doigt pour le compte du Service des Renseignements". (pp.13). Il a alors énuméré une longue liste de personnes employées à la BRALIRWA et à la CPGL soupçonnées d'être Inkotanyi. La plupart ont été arrêtés, tandis que d'autre ont pris le chemin de l'exil. Celles-là venaient bien entendu de subir le sort de beaucoup d'autres puisque ce journal lui-même déclare qu'il continue de "pointer du doigt"…

« Dans son article [du journal Ijambo] ntitulé "Les amis de Rwigema ayant survécu, vous êtes à plaindre", la Rwandaise qui l'a écrit (elles [les femmes] s'étaient également levées!) déclare: Vous êtes des Ibyitso (complices) au même titre que les Inyenzi; c'est donc vous les Inyenzi qui vous cachez parmi nous. Nous vous pourchasserons sans relâche et vous ferons rejoindre Rwigema... ».

La campagne de dénonciation des Ibyitso a crée une véritable psychose. Imbaga le souligne :

« Cette psychose des Ibyitso avait continué de déstabiliser les gens, la nouvelle s'étant répandue partout au Rwanda; et même dans les prisons de Kigali, il y avait eu cette psychose, ce qui avait inspiré l'orchestre "Iliba" à dire dans (la chanson) "Nta mpongano y’umwanzi" [Pas de pitié pour l'ennemi] ceci: "Dites donc, ennemis du Rwanda... vous avez infiltré parmi nous vos Ibyitso, et nous les avons tamisés ».

Le même article note que des personnes se sont bien dressées contre cette campagne d'intoxication, tel ce groupe de 8 personnes, avec à sa tête Antoine Ntashamaje et Claver Karenzi, qui a écrit au président de la République le 31 décembre 1990, dénonçant les "Rusaruriramunduru" [les pêcheurs en eau trouble], et appelant à un procès rapide et équitable afin que les personnes innocentes retrouvent leur liberté. « Cette lettre provoqua la colère de plusieurs personnes, à tel point que La Relève No 165 du 15 au 21 mars et Kangura No 8 de janvier 1991 conspuèrent Ntashamaje et ses compagnons ».

On va retrouver régulièrement le même travail critique contre la logique de persécution, de délation, de haine et de représailles à l’encontre de civils innocents portée par Kangura et les autres organes extrémistes entre 1990 et 1994. Les journalistes courageux qui mènent ce travail d’enquête et de protestation seront nombreux à périr dès les premiers jours du génocide. L’association Reporters sans frontières a pu établir la liste de 49 journalistes tués lors du génocide entre le 6 avril et le 30 juillet 1994.

Les exemples de protestation contre les méthodes de Kangura ne manquent pas. Dans Rwanda Rushya N° 11 de septembre 1991, Martin Kamurase, une autre victime d’une de ces entreprises de délation, dénonce l’acharnement de Papias Rubera, journaliste de Kangura, qui s’en était personnellement pris à lui. Sous le titre « Rubera, comment continue-tu à rater ta cible? », Kamurase raille les histoires à dormir debout que ce journaliste raconte sur lui :

« …Revenons sur tes mensonges pleins de médiocrité et de haine (j’en ignore l'origine). Tu déclares :"l'auteur de l'article a quelque chose de plus [que les autres], d'autant qu'il a été surpris en possession d'une arme à feu". En outre, pour mieux convaincre les lecteurs, tu ajoutes : "ces ibyitso innocentés", oublient-ils déjà qu'ils ont été surpris en possession de preuves irréfutables de leur collaboration avec les Inkotanyi et que ceci est vérifiable dans les procès-verbaux qu'eux-mêmes ont signés ?

… Là, je n'ai vraiment pas été surpris de t'entendre parler de "preuves irréfutables", car de telles preuves irréfutables ont fait la renommée de Kangura. Je ne m'y attendais pas, puisque même ses supporters [les supporters de Kangura] savent bien qu'il est devenu l'usine à mensonges et à coups bas !

Rubera, en ce qui concerne l'arme à feu que tu me prêtes, je commence tout de même par te remercier pour ta modération, car tu n'es pas allé jusqu'à dire que j'ai abattu par exemple deux avions, que j'ai suivi des entraînements en Ouganda ou à Cuba. Je sais que, pour cela aussi, tu aurais trouvé des preuves irréfutables (made in Kangura)…

Où donc avais-je été surpris en possession d'une arme à feu, surtout que mon domicile n'a jamais été l'objet d'une moindre perquisition ?... Du reste, même dans les questions farfelues qu'on m'a posées au cours de l'interrogatoire, il n'a jamais été question d'une quelconque possession d'arme à feu. Ces procès-verbaux existent bel et bien, tu l'affirmes toi-même, et je peux également affirmer que tu n'as rien lu à mon sujet. Tu as sans doute parlé d'arme à feu dans le but de me faire perdre la tête. Je ne la perdrai jamais ! Même mes six mois d'incarcération gratuite ont laissé ma tête intacte et ce ne sera pas le Kangura de malheur qui y parviendra ! Je ne t'empêche pas de te délecter de mes malheurs, toi-même tu finiras par les rencontrer, tu vis bien au Rwanda, n'est-ce pas !...

Alors, mon cher Rubera, rengaine ton épée, les desseins de Kangura ont été mis à nu. Vous ne pouvez plus mentir au peuple ! Si je t'écris, c'est en raison de la méchanceté et de la haine que tu m'as dévoilées, des sentiments que je ne pouvais pas soupçonner en toi (tout le temps que nous avons passé ensemble à Nyakinama); quant à moi, je pense que tu es tombé dans le truc que vous avez coutume d'appeler "le piège de l'ennemi", en te mettant à combattre quelqu'un qui ne te combat pas ... ».

Dans Rwanda Rushya N° 9 d’août 1991, le journaliste André Kameya, future victime du génocide de 1994 s’interroge sous le titre éloquent : « Ngeze va-t-il continuer à tuer pendant que nous le gratifions de nos sourires ? ». Et d’expliquer comment Kangura assassine :

« Le journal Kangura de Hassan Ngeze, lorsqu'il paraît, les gens se demandent aussitôt à qui revient le tour d'être souillé. Diffamer les gens, en prétendant détenir des preuves, est devenu comme une source d'inspiration, tuer est devenu sa finalité. H. Ngeze, je te dis la vérité, tu assassines le métier de journaliste, tu assassines la démocratie, tu assassines la concorde entre les Rwandais, tu assassines les bonnes relations avec les pays voisins, tu assassines les gens... arrête donc...

"Tu assassines la profession"

Le métier de journaliste est noble ; il joue un grand rôle dans le progrès de toute nation. Mais l'écriture n'est pas à la portée de tout le monde. Tu ne dois pas écrire... dans l'unique but d'atteindre la célébrité…

Ngeze, aurais-tu l'intention de "tuer" tous les journaux, de les exterminer, pour qu'il ne reste plus que toi sur la scène? Mais qu'est-ce qui t'empêche d'y parvenir en te servant d'articles de bonne qualité, pouvant te rallier tous les lecteurs, plutôt que de chercher à pêcher en eau trouble? Si tu n'arrives pas à te faire apprécier pour l'excellence de tes écrits, change de métier et entreprend celui de fabricant de cercueils, et adjoint à cela celui de maître des funérailles, étant donné que tu t'es déjà assuré un marché important en poussant les gens à s'exterminer. Le fait que tu ne cesses de reproduire des cercueils sur les couvertures de Kangura traumatise les gens, à tel point que certains commencent à voir en toi une personne ivre de mort comme on devient ivre de boisson alcoolisée.

Tu assassines la Démocratie.

Partout dans le monde et dans notre pays, l'actualité est dominée par l'avènement de la démocratie basée sur le pluralisme politique. Pendant ce temps, tu as pris l'option de combattre cette démocratie que le monde entier a adoptée. Tu diffames tous les partis politiques, ainsi que leurs fondateurs et leurs adhérents. Faire la publicité de Habyarimana et du MRND ne devrait pas te transformer en saltimbanque. Peut-être, mentir et diffamer ne constituent pas un péché pour toi, mais dans notre tradition rwandaise, une telle pratique fait honte...

Tu assassines le climat de concorde entre les Rwandais.

Je t'ai entendu dire que tu es le porte-parole des Bahutu. Personne ne t'empêche vraiment de l'être. Mais être le porte-parole des Bahutu signifie-t-il dénigrer les Batutsi ? Souviens-toi des fameux commandements de la haine que tu as prêtés aux Bahutu dans le No 6 de Kangura. Cet article nous a valu la honte dans d'autres pays et dans les réunions internationales. Le malheur, c'est que les gens croient que tu es le porte parole du gouvernement en raison de la complaisance dont tu as toujours joui. Tu as déjà montré les gens du doigt et ils ont été tués, ou jetés en prison, ou encore contraints à l'exil; tout cela à cause de ton mensonge. Combien de ministres as-tu qualifiés d'Inkotanyi? Et ils ont été limogés comme chacun le sait !

... Kangura s'est promis de jouer le rôle de perturbateur de la concorde entre les Rwandais. Il "réveille" les Bahutu en leur demandant de tuer les Batutsi, il "réveille" les militaires en leur demandant de tuer les Batutsi, il "réveille" les autorités administratives et politiques en leur demandant de haïr les Batutsi. Aussi bien pour lui que pour ceux qui le soutiennent, le Rwanda est la propriété du seul Gahutu…

Tu assassines les relations avec les pays voisins.… ».

Rwanda Rushya ne se fait guère d’illusions sur la volonté de Ngeze d’arrêter son entreprise criminelle, comme l’indique un autre titre du même numéro : « Chercher à raisonner Ngeze est plus ardu que dégager la terre de l’oeil d’une taupe » :

"La taupe est un petit rongeur .... Dans ses activités quotidiennes elle creuse sans cesse des galeries souterraines. Même si cette activité est destinée à assurer sa subsistance, il y a lieu de se demander pourquoi cet animal ne change pas ses méthodes de creuser, le fait de creuser des galeries souterraines pouvant provoquer des accidents aux randonneurs distraits. Cet animal a toujours les yeux pleins de terre, et nettoyer ses yeux est fort difficile. En observant le mode opératoire d'une taupe, je trouve celui-ci identique à celui que le journal Kangura a adopté pour tendre délibérément des pièges aux lecteurs, cette cruauté n'empêchant pas son propriétaire Ngeze de gagner sa vie…

Et l'on prétend que Ngeze parle au nom des Bahutu ! J'en suis un et je lui dis m... Qu'il arrête de m'embrouiller, je serai mon propre porte-parole comme dit l'autre. Nul ne peut être porte-parole s'il s'abstient de dire la vérité. En ce qui concerne cette vocation de porte-parole des Bahutu qu'il s'emploie à brandir, je l'inviterais à lire, ou plutôt à se faire lire ce que le célèbre écrivain Wole Soyinka dit à ceux qui gagnent leur vie en exploitant l'appartenance ethnique: "Le tigre ne crie pas sa tigritude, il saute et l'on voit que c'est un tigre". Je ne demande pas à Ngeze de me compter parmi les partisans de la suppression de la mention ethnique sur les cartes d'identité. Pour ma part, je serais heureux s'il parvenait à comprendre le caractère déplacé de ses discours incessants prétendument destinés à réveiller les Bahutu, comme si leur Révolution de 1959 les avait laissés dans le ronflement…. Kangura est né du temps où nous étions encore enchaînés dans ce mouvement (politique) unique qui vient de s'effondrer… »

Dans Rwanda Rushya (N° 14 d’octobre 1991, André Kameya ironise courageusement sur la conception que Kangura se fait de « la vérité » sous le titre « Kangura, cesse de t’imaginer que tu me feras peur ». Il rappelle les réalités gênantes dénoncées dans son journal d’opposition et qui suscitent les vitupérations et les calomnies de l’organe extrémiste :

« … En ce qui concerne Kameya en particulier, les pages de Kangura ne suffisent plus. Ses collaborateurs, dont bon nombre sont des médiocres et des ivrognes, ont découvert une nouvelle voie de souiller et de montrer du doigt en se servant des lettres de terreur. Ainsi, en date du 11 novembre 1991, une personne se présentant sous le nom de Hategekimana J.B. (je ne saurais te dire s'il s'agit de Jean-Baptiste ou Jean-Bosco), et qui résiderait en Secteur Nyarugenge, Commune Nyarugenge, en Préfecture de la Ville de Kigali, a écrit au procureur en lui demandant de poursuivre en justice Kameya et son journal Rwanda Rushya pour atteinte à la sûreté de l'Etat.

Ce Hategekimana en question (un beau nom si mal tombé), je ne le connais pas personnellement, mais il doit sans doute faire partie du groupe d'experts de Kangura qui détiennent de hautes distinctions académiques en terrorisme (terroris causa). Je disais donc que Hategekimana écrivait -mais il faut plutôt dire qu'il délirait- en disant au procureur de Kigali: "la terreur que Rwanda Rushya a semée dès sa naissance nous terrasse, de grâce arrêtez vite sa publication et Kameya...

Hategekimana et Kanga [ici Kameya déforme volontairement Kangura pour l’appeler « Epouvantail »] disent encore que tous les articles de Rwanda Rushya ont pour seuls auteurs les Batutsi qui soutiennent les Inyenzi-Inkotanyi. Allez-vous, dans votre ségrégation éthnique obsessionnelle, pousser jusqu'à ethniser les écrits de journaux ? Te considères-tu plus hutu que Faustin Twagiramungu ou Seth Sendashonga, et bien d'autres qui expriment leurs opinions à travers Rwanda Rushya ? »

Dans cette entreprise de délation encouragée par les hautes sphères du pouvoir, Kangura harcèle avec un zèle particulier tous ceux qui contestent ou sont suspects de contester le pouvoir de Habyarimana. Sous le titre « La Société Kangura » est parmi les responsables de la destruction du Rwanda », Rwanda Rushya, dans son No 20 de mars 1992, montre, sous la signature de Philbert Gasangwa, que derrière Ngeze se cachent notamment les Services de renseignement :

Voilà donc comment je vois la "Société Kangura". C'est la Mafia. Elle a ses tentacules, ses desseins, son mode opératoire et des serviteurs extrêmement zélés. En mal bien entendu. Et c'est pourquoi, parmi les calamités qui rongent le Rwanda, il faut compter "La société Kangura ". Mais ce qui est surprenant, c'est le fait que cette société continue à se moquer des lois avec la complaisance du pouvoir, ce qui fait d'elle un pouvoir au sein du pouvoir. Que personne n'ose encore m'abuser en affirmant que Kangura c'est Ngeze, la vérité étant que, au sein même de la société dont il est la "capote", certaines choses qui se font le dépassent sans doute. Il est même des fois où il me fait pitié. »

Dès mars 1991, le journal Imbaga avait souligné fortement la connivence entre Kangura et certrains secteurs dirigeants sous le titre : "Quelle est la relation entre Kangura et le pouvoir ? » :

« …Lorsque l'on examine les écrits de ce journal, et les conséquences observables par la suite, il y a vraiment lieu de se demander si ce journal n'a pas une relation [de parenté] avec le pouvoir. Ou alors il [Kangura] est son instrument, à tel point que la personne appelée à être "renversée" doit faire l'objet d'une annonce ayant pour but la préparation de l'opinion. Ce que certaines personnes prennent pour une érudition de ce journal ou, plus encore, considèrent comme une prophétie, en réalité c’est ce que ce journal rapporte parce que on le lui a montré du doigt ou qu'on le lui a demandé; ce qui n'a rien à voir avec sa prétention d'avoir l'initiative de pointer du doigt...

La manière dont Kangura traite la question de l'unité nationale fait honte et rend triste. Des gens sont proclamés Inkotanyi sans la moindre preuve et avant jugement; et ensuite celui qui s'aventure à le contredire devient de fait un ennemi de la Nation et du pouvoir, comme il l'a récemment écrit au sujet de Habimana Kantano, celui-ci s'étant rendu coupable de voir les choses différemment au sujet de Marc Rugenera, qui avait été pressenti pour diriger la Banque de Kigali... Tantôt il [Kangura] publie des articles non signés au sujet de l'entreprise tutsi d'asservir les Hutu de la région des volcans, des commandements que les Hutu doivent observer dans leurs relations avec les Tutsi.

Les articles non signés véhiculant l’idéologie de la division des Rwandais ont été publiés et lus. Et comme par ailleurs les dires de Kangura ont été pris en charge [pour exécution] par le pouvoir ou que ceux-ci se sont par la suite matérialisés, certains lecteurs les considèrent désormais comme un dogme. Et pourtant, certains articles datent des années 1961 !

Examinons donc ensemble les personnes mises en cause par Kangura et qui, le lendemain, ont été écartées [de leur fonction]. Il s'en prit à Nshunguyinka et celui-ci perdit son poste aussitôt après; il mit en cause Christophe Mfizi alors directeur de l'Office Rwandais de l'Information et le jour suivant, celui-ci fut limogé; Alphonse-Marie Nkubito qui fut Procureur Général de Kigali fut muté à la Cour d'Appel de Nyanza suite à son acharnement [de Kangura].

Quant à Marc Rugzenera, le Président de la République l'avait choisi pour assurer la direction de la Banque de Kigali, mais Kangura proclama qu'il était Tutsi et qu'il aimait l'argent. Et voilà que nous venons d'apprendre qu'il ne dirigera pas cette banque. Pourtant, l'on sait qu'il n'est pas de tradition que la personne choisie par le président de la République soit contestée avec succès. Plus encore, peu de temps après, le 4 février, nous avons appris que toutes les personnes que ses articles avait qualifiées de "nyoninyinshi" [hypocrites] ont été limogées, à l'exception du Secrétaire Général du MRND, Bonaventure Habimana. Celui-ci devrait également faire attention. Suivant l'ordre de leurs photos en couverture de Kangura No 6, ces personnes limogées sont: Théoneste Mujyanama, ministre de la Justice, Antoine Ntashamaje, ministre chargé des relations institutionnelles, Jean-Marie-Vianney Mugemana, ministre de l'Intérieur et du Développement Communal, et François Habiyakare, ministre de la Fonction Publique et de la Formation Professionnelle.

En ce qui nous concerne donc, toutes ces preuves nous amènent à nous interroger sur la relation entre le pouvoir et Kangura. Puisque, à chaque fois que ce journal le demande, telle chose ou telle personne est changée le jour d’après, cela prouve que les deux ont une relation car, s'il n'en était pas ainsi, le gouvernement aurait une grande déférence et une grande confiance dans les idées de Kangura… ».

On aura relevé que c’est non seulement l’influence politique de Kangura qui est dénoncée, mais aussi ses appels à la haine ethnique. Etaient visés alors des articles parus dans des numéros de novembre et de décembre 1990 sur le fameux « plan de colonisation tutsi du Kivu » et sur « les dix commandements du Hutu » (voir le passage souligné par nous dans le texte). Une caricature publiée d’abord par ce même journal (Imbaga), puis dans Kanguka en mai 1992, illustre parfaitement la lucidité de la presse démocratique à l’égard des procédés de Kangura. Nous l’avons reproduite en page de couverture de notre ouvrage sur Les médias du génocide (Karthala, Paris, 1995). On y voit Hassan Ngeze avec un porte-voix incitant des gens à s’entretuer à coups de machettes et de gourdins, sous l’influence d’un politicien véreux, et des simples citoyens s’interroger : « Mais pourquoi nous battons-nous ? Est-ce qu’on n’est pas en train de nous manipuler ? ». L’opinion rwandaise était tout à fait informée de la nature de la propagande mis en oeuvre par Kangura et de ses dangers, contrairement à ce qui est parfois suggéré.

On peut aussi relever au passage qu’à l’époque le futur journaliste-vedette de la RTLM Kantano Habimana avait eu un différend avec Hassan Ngeze. Dans une lettre ouverte publiée par Ijambo No 13 de janvier 1991, sous le titre « A Hassan Ngeze de Kangura. La guerre des mots nous perdra », il lui reprochait de déshonorer son métier en « souillant des individus » et il dénonçait également l’ethnisme (antitusi) et le régionalisme (nordiste) de Kangura. Kantano parle notamment de la campagne de ségrégation ethnique de Kangura illustrée par « les dix commandements du Hutu » publiés le mois précédent. On notera (phrases soulignées) que Kantano Habimana, bien informé, signale que ce texte est venu de Belgique où il avait d’abord circulé en tract, comme cela est apparu par ailleurs d’après le dossier de fabrication du N° 6 de Kangura :

« Du reste, mis à part ce tract ravageur que vous avez reproduit (il m'est parvenu moi-même, en provenance de Liège en Belgique), soutiens-tu qu'aucun Hutu ne doit parler à un Tutsi ? Que celui qui a une femme ou un mari d'ethnie différente doit s'en séparer ? Une question: lorsqu'on lit ton Kangura, on se rend vite compte qu'il penche pour une région. S'il en est ainsi, tu veux construire un Rwanda ayant quel nombre de point [cardinaux]? Su la couverture du dernier Kangura, nous y avons vu des photos de personnes non originaires de Gisenyi et de Ruhengeri. Est-ce seulement les gens venus d'ailleurs qui ne parlent pas le même langage que le Président de la République ?

Dans Imbaga en octobre 1991 (N° 6), sous le titre « Commune de Murambi: le bourgmestre Gatete, plutôt que de chercher l'apaisement, sème la terreur », le journaliste Jean-Baptiste Nkuliyingoma dénonce les attaques des journaux extrémistes contre ceux qui sont indignés par les massacres commis dans cette commune :

« La commune Murambi est devenue le champ de bataille des organes de presse. Certains accusent le bourgmestre Gatete de graves crimes, dont l'assassinat de gens durant la guerre. D'autres organes de presse assurent sa défense. Est-ce donc vrai que ceux qui ne sont pas contents de Gatete sont les "Ibyitso" des Inkotanyi qui combattent le MRND? Nous avons mené une enquête avec comme objectif la recherche de la vérité..."

Et il cite les journaux pro-MRND dont Umurwanashyaka No 3, Intera No 36 et 37 qui défendent ce bourgmestre en affirmant que ceux qui combattent celui-ci sont des Ibyitso. l'Intera No 37 ira jusqu'à menacer les ressortissants de Murambi vivant à Kigali : "Toi qui crois qu'après avoir mis le feu, les autres mourront brûlés sous ton regard indifférent, sache que tu te trompes car, parmi ceux qui brûleront, il ne manquera pas une de tes parentés! »

La presse de l’opposition reproche en outre aux plus hauts responsables militaires de nourrir la propagande extrémiste en élaborant des documents dangereux pour la vie des personnes ou des catégories de personnes mises en causes. Parmi ces documents, le rapport du Colonel Déogratias Nsabimana du 21 septembre 1992 transmis par la lettre No 1437/G2.2.4, censé identifier les ennemis du pays. Ce rapport de 14 pages est produit par une commission de 10 militaires (on ne cite pas leurs noms) mise en place lors de la réunion de hautes autorités militaires du 4 décembre 1991 sous la présidence du Chef de l'Etat, Juvénal Habyarimana. Le rapport a provoqué une grande émotion au sein du mouvement de l'opposition. Parmi les réactions enregistrées, l'article du No 74 du journal Isibo qui titre « On s'est trompé sur le colonel Nsabimana » :

S/Titre "Ils auraient défini qui est l'ennemi"

« Après deux ans de combat, ils veulent nous faire croire qu'ils viennent juste de découvrir l'ennemi. Dans ce rapport de Nsabimana, l'ennemi est de deux catégories: le premier, c'est le Tutsi qui a fui la Révolution de 1959 et qui veut restaurer le régime monarchique au Rwanda. Le deuxième (ennemi), c'est le Tutsi vivant à l'intérieur (du Rwanda) et toute autre personne qui soutient celui-là vivant à l'extérieur. A un certain moment, il affirme en outre que l'ennemi est le Hutu mécontent du régime Habyarimana… ».

En ce qui concerne maintenant le rôle de Ferdinand Nahimana dans les médias, les critiques de la presse d’opposition sont aussi claires dès 1991, à l’occasion de sa nomination à la tête de l’ORINFOR, perçue par l’opinion démocratique comme une preuve éclatante du durcissement du pouvoir. Nahimana est précédé par sa réputation de haïr les Tutsi et les Hutu du Sud. Les réactions d’inquiétude se multiplient :

Ainsi, Isibo (N° 13 du 30 avril 1991) sonne l’alarme sous le titre : « Un de ces quatre matins, l’ORINFOR de Nahimana va nous plonger dans le malheur » :

« Ces derniers temps, Isibo a observé avec beaucoup d'attention et d'inquiétude la manière de gouverner de Ferdinand Nahimana. Il en résulte que nous demandons à tous ceux qui aiment le pays de voler au secours de cet office avant qu'il ne soit traité comme on le fit de l'Université Nationale du Rwanda, Campus de Ruhengeri, lorsque des étudiants y emménagèrent...

Nahimana est un régionaliste

Il est inutile de s'y étendre, car cette tare l'a caractérisé partout où il a exercé des responsabilités. Qu'on ne s'y trompe pas, son régionalisme ne favorise pas tous les Bakiga, car lui ne voit que le seul Mukonya [un originaire de la région de Bukonya où se situe sa commune Gatonde]! Du temps où il présidait le comité chargé du transfert du campus [de Butare] à Ruhengeri, il fit particulièrement montre de cet esprit...

Cela est parmi les raisons qui l'ont conduit, dès son arrivée à l'ORINFOR, à licencier des employés, à rétrograder d'autres (sous prétexte qu'il appliquait les directives du Conseil d'Administration. De quoi se demander si ce conseil n'attendait que lui pour chambarder!), ce qui a fait dire aux gens que son régionalisme lui colle à la peau...
La raison qui nous pousse à affirmer que l'ORINFOR court vers le malheur.

Son directeur actuel est tellement décrié que nous avons peur qu'à l'avènement du multipartisme, il provoquera la guerre dans le pays.

L'actuel directeur [de la radio] semble avoir fait de cette radio sa chose. A tous les meilleurs postes, il place ses hommes de confiance, sans doute pour s'assurer que son but ne sera pas contrecarré (aucun doute, il en a un en tête). Actuellement, il est facile de se rendre compte que certains agents prennent la Radio pour leur propriété, oubliant qu'elle appartient à toute la nation. Un tel comportement est d'autant plus inquiétant que nous nous apprêtons à gérer le pluralisme démocratique. La guerre que provoquera Nahimana dans ce pays, s'il persiste à utiliser l'ORINFOR comme bon lui semble, il ne reste plus qu'à la suivre des yeux. Et ce jour-là, n'allez pas prétendre qu'on n'avait pas prévenu !

Nous terminons cet article en exhortant le pouvoir public et les partis qui vont naître d'être attentif aux agissements de cet homme, de le surveiller de près, afin de pouvoir arrêter à temps la guerre qu'il déclenchera »

Aussitôt que ses hommes de confiance sont dans les postes-clés, Ferdinand Nahimana est accusé de livrer la radio aux réseaux extrémistes. Rwanda Rushya (N°5 de juin 1991 s’inquiète d’une intervention de Jean Barahinyura, un extrémiste basé en Allemagne, à qui les collaborateurs de Ferdinand Nahimana ont tendu le micro et lui ont ainsi donné l’occasion de distiller la haine ethnique à partir de l’étranger « Préparez-vous aux troubles dans lesquels Jean Barahinyura va nous plonger », signe Denys Rubindo :

« Le 20/05/1991, tôt le matin du jour férié de la Pentecôte, Radio Rwanda a réveillé les Rwandais par une conversation téléphonique entre les journalistes et un homme résidant en Allemagne, du nom de Barahinyura Jean Shyirambere, une conversation au sujet des Inkotanyi. Cette conversation a duré une heure et trente minutes. Ce qui a éveillé le soupçon et la curiosité, c'est que cet homme a lui-même reconnu qu'il avait adhéré par le passé au FPR-Inkotanyi, où il avait exercé la responsabilité de chef des renseignements; il déclarait ne plus en être membre, en raison de leurs objectifs peu valorisants! Ce que les gens ne peuvent comprendre, c'est la manière dont les journalistes le questionnaient avec obséquieusement, utilisant le "vous de majesté" à toutes occasions... comme s'ils s'adressaient au président de la République ou à un ministre revenant d'une mission... »

L'auteur note que cet interview conduit les Rwandais au désastre notamment en raison de ces allégations selon lesquelles le pays regorge d'ibyitso [complices], ce qui risque de donner libre cours à la suspicion, la délation et même à la tuerie. Sa démarche ne vise donc qu'à attiser la haine...

« Radio-Rwanda devrait désormais s'abstenir [de pareilles pratiques] et diffuser à l'adresse de la population des informations qui lui sont vraiment utiles ».

Comme l’avaient prédit les journaux d’opposition, le malheur est arrivé et c’est suite à un communiqué de Radio Rwanda qu’ont éclaté, comme on l’a vu, les massacres de Bugesera. Le journal Imbaga (No 10-11 de février-mars 1992) désigne le coupable et les agissements qui ont précédé les massacres sous le titre :

"Qui vient d'incendier le Bugesera ?"

« Les troubles ont débuté mercredi le 4 mars 1992 au soir. Dans la journée, distribution d'un tract avec pour titre "Peuple, sois vigilant.

Ce tract dont certains affirment qu'il avait été rédigé dans les locaux du bureau communal de Kanzenze s'en prend violemment à François Gahima, représentant du parti PL à Kanzenze et Justin Mugenzi, président du PL au niveau national. Il les accuse d'avoir conduit des bandits qui ont attaqué Nyamata le 1er mars.

Cela fait allusion au meeting de ce parti qui s'y était tenu le même jour, meeting au cours duquel avaient été prononcés des discours dénonçant la cruauté du bourgmestre Rwambuka et du sous-préfet Sekagina ; ce qui les auraient plongés dans une grande fureur. Ce tract termine en demandant à la population d'encercler l'ennemi afin de lui enlever toute possibilité de s'échapper... »

L’article met à jour la synchronisation parfaite entre les éléments du réseau criminel dont il afirme que Radio Rwanda fait désormais partie, grâce aux œuvres de Ferdinand Nahimana. Hassan Ngeze était également passé par là… On peut par ailleurs se rappeler la campagne de Kangura qui incite aux massacres de Bugesera :

« L'incendie du Bugesera n'avait plus besoins que d'un détonateur, les choses ayant été minutieusement préparées. Souvenez-vous que, au cours de la semaine des troubles, Radio Rwanda avait diffusé avec emphase un écrit-brûlot de ceux qui s'étaient présentés comme le "Comité pour la lutte contre les tensions en Afrique" dont le siège serait au Kenya, avec une représentation au Rwanda. Cet écrit avançait que les Inkotanyi, en collaboration avec le parti PL, se préparaient à assassiner certains Hutu de haut rang au sein du MDR, PSD et MRND. Radio Rwanda n'avait pas jugé utile de diffuser les déclarations du MDR et du PL dénonçant l'intention criminelle cachée derrière ce communiqué.

Peu de temps avant, une mine avait explosé en Commune Kanzenze, détruisant un véhicule et faisant des victimes. Les enquêtes n'ont pas encore révélé les responsables, mais cela n'a pas empêché que l'on prête le forfait aux Tutsi et au parti PL. Entretemps, Radio Rwanda avait saisi l'occasion de ces explosions de mine et de troubles en commune Ngenda, Secteur Burenge, pour "chauffer la tête de la population" en lui faisant comprendre que les Tutsi menaçaient les Hutu, et que la guerre menée contre les Inkotanyi avait pris un nouveau visage.

Il va de soi que les Hutu, entendant cela, se sont considérés comme perdus et ont jugé qu'il ne leur restait plus qu'à se défendre, d'autant plus que le directeur du journal Kangura avait, peu de temps avant, été dans cette région pour répandre son fameux message. Tout cela constituait un mélange détonnant qui était destiné à incendier le Bugesera, sous le regard indifférent des autorités administratives. Comme quoi celui qui te cherche finit toujours par t'avoir, surtout lorsqu'il a plus de force... »

L'article explique encore que, près de cinq mois avant les troubles, le bourgmestre Rwambuka avait entrepris d'arrêter les jeunes gens Tutsi et de les acheminer au camp militaire de Bugesera sous le motif de bloquer leur enrôlement dans le FPR via le Burundi. Les atrocités qui avaient accompagné ces arrestations avaient été dénoncées, mais le pouvoir n'avait jamais condamné ou poursuivi les responsables. Au contraire, ils avaient reçu les félicitations de Mathieu Ngirumpatse, alors ministre de la Justice :

« Au contraire, le ministre de la Justice, Mathieu Ngirumpatse de retour de Genève en Suisse, à l'occasion d'une session du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Droits de l'Homme, où il avait déclaré que certains [individus] parmi ceux que les associations des Droits de l'Homme avaient souvent mis en cause, à l'instar des bourgmestres Rwambuka de Kanzenze, Gatete de Murambi, Kajelijeli de Mukingo, et d'autres qui leur rassemblaient, étaient des héros de la défense de la sécurité ».

Malgré le soutien du président Habyarimana et les protestations vigoureuses du comité du MRND (voir document), Ferdinand Nahimana ne survit pas à ces massacres qui soulèvent un tollé tant au Rwanda qu’à l’échelle internationale. Mais Ferdinand Nahimana n’avait-il pas placé des hommes à lui à tous les postes clés? Il va continuer de diriger l’ORINFOR de l’extérieur, au grand désespoir d’Isibo (N° 81 du 24 au 31 décembre 1992), intitulé « Nahimana continue de diriger l'ORINFOR » :

« Le 28/12/1992, Nahimana a dirigé au TAM TAM une réunion qui regroupait des journalistes de l'ORINFOR et des cadres de cet office. Etaient présents :

- Vénuste Nshimiyimana

- Joseph Serugendo

- Philipe Rucogoza

- Stéphanie Nyirasafari

- Justin Bazampenda

- Anselme Birigimana.

Après cette réunion, tous se sont rendus à Kanombe, chez Habyarimana et Agenesta Mukarutamu les y a rejoints.

A l'occasion du mariage de Jean Pierre Habyarimana, on comptait les agents de l'ORINFOR ci-après, sans compter ceux chargés de la sonorisation :

- Augustin Hatari

- J.B. Bamwanga

- Froduald Ntawulikura

- Joseph Serugendo

- Justin Bazampenda

- Philipe Rucogoza

- Imanirabatunga

- Martin Mukwiye.

Une table avait été réservée pour eux et c'est Nahimana en personne qui les accueillait. Il vit toujours dans la résidence officielle du directeur de l'ORINFOR. L'eau et l'électricité sont toujours à la charge de l'ORINFOR (qui, il est vrai, est un mauvais payeur). Ce sont les véhicules de l'ORINFOR qui se chargent du ramassage d'ordures chez Nahimana. Nahimana tient souvent des réunions avec les agents ci-haut cités. Le véhicule ORINFOR qui se chargé de leur transport est toujours à leur service. Nahimana téléphone chaque jour dans les studios pour donner des directives!! C'est Bamwanga et Serugendo qui ont été chargés de rédiger un rapport sur la gestion de Prosper Musemakweli. L'ORINFOR est ligoté plus que jamais ».

Ferdinand Nahimana va s’employer ensuite, comme on sait, à concevoir la RTLM. Le journal Isibo N° 94 du 14 au 21avril 1993 prédit que de cette RTLM, ne sortira rien de bon :

"Préparez-vous, dit-on, a une nouvelle Radio-Télévision. On dit que, après que Ferdinand Nahimana eût été "dépossédé" de la direction de l'ORINFOR, ses amis et parents, dont Barayagwiza et Serugendo, ont pris la décision de lui trouver une autre radio-télévision à "diriger". Il est aussi dit que parmi ses principaux objectifs figure la lutte contre le FPR et une campagne en faveur de Habyarimana…Il est dit en substance qu'elle [la radio-télévision] n'est pas la propriété de tel ou tel parti politique; et qu'elle serait née uniquement de l'initiative de personnes amies. Attendez seulement voir ce qui en sortira! [de la radio-télévision] ».

Le même journal, dans son No 95 du 22 au 29 avril 1993 est plus explicite. Pour lui, cette radio est la radio CDR, donc créée pour répandre la haine :

"Quelques journalistes de l'ORINFOR sont des actionnaires de la Radio-CDR. Leurs noms sont: Bazampenda, Bamwanga, Serugendo, Nyirasafari et d'autres. Certains disent encore que Ntawulikura serait également du nombre. Ils ont donc rejoint Nahimana à la Radio/Télévision-CDR. Nous espérons qu'ils ne "voleront" pas pour le compte de la radio CDR les informations de la Radio nationale! Peut-être que les gens cherchent à les diffamer, on ne sais jamais avec les moeurs de nos temps! ».

Kanguka N° 88 du 26 janvier 1994 considère que l’entreprise RTLM va mettre le feu au Rwanda :

« RTLM: les hommes qui se sont associés pour embraser le Rwanda. Le Rwanda dispose aujourd'hui de 3 radios: Radio Rwanda, Radio Muhabura et RTLM (Radio Télévision Libre des Mille Collines). Il s'agit là d'un acquit dont on peut se féliciter. Nous souhaiterions même la naissance d'autres [radios]; ainsi, les Rwandais auraient des informations variées et gagneraient de ce fait dans leur jugement, dans leur capacité de distinguer la vérité et d'éviter la manipulation.

Cependant, force est de reconnaître que, plutôt que de voir les RTLM se multiplier, l'on ferait mieux de ne garder que la Radio Rwanda baptisée [Radio] Habyarimana. La RTLM s'est fixé l'objectif de suivre le chemin du mensonge aux fins de créer des tensions et de provoquer les affrontements entre les Hutu et les Tutsi, aussi bien au Rwanda qu'au Burundi, et même partout où ces ethnies existent. Pendant que certaines personnes tentent de faire comprendre aux Bahutu et aux Batutsi qu'ils sont frères, qu'ils doivent vivre comme des frères, la RTLM quant à elle s'évertue à leur faire comprendre qu'ils ne sont liés par aucune moindre relation, qu'ils sont ennemis et qu'ils doivent aiguiser la haine chaque jour davantage, éternellement. Avec d'autres sottises que vous savez, et qui ne cessent de déchirer les tympans des auditeurs.

La RTLM veut parvenir à tous ces objectifs en se servant de l'arme du mensonge... C'est triste de voir que ce sont les journalistes formés (tous les trois: Gahigi, Kantano et Noël sont parmi les journalistes formés dont dispose la presse rwandaise!) qui sont les premiers à discréditer le métier, en ravivant la tension, profitant de la vacance du pouvoir dans ce pays, se transformant en instruments des tueurs, acceptant ainsi d'être abusés pour l'argent.

A ma connaissance, la RTLM a signé avec le Gouvernement rwandais une convention lui autorisant d'exercer la fonction de diffuser l'information. A-t-elle signé en même temps la convention lui autorisant de semer la haine parmi les gens ?

Puisque la RTLM continue à violer gravement la convention qu'elle a elle-même signée, et de trahir le gouvernement, le journalisme, qu'attend le gouvernement pour prendre des mesures ?

Faustin Rucogoza, s'il n'arrive pas à faire son travail, qu'il démissionne et cède la place aux personnes capables. Quant à Ntamabyariro, elle est pire que Mbonampeka qui tenta au moins d'intimider Ngeze Kangura (sic). Les Munyazesa et Bizimana, eux ne pourraient pas évidemment toucher à la RTLM puisqu'elle est la radio MRND-CDR...". "Vous, journalistes de RTLM, puisque vous avez suffisamment fait couler le sang, pourquoi n'arrêtez-vous pas ?... ».

Après l’assassinat du président Ndadaye, on mesure l’étendue de l’œuvre de Ferdinand Nahimana : une convergence de Radio Rwanda et de la RTLM qui n’est peut-être pas étrangère à l’incitation aux tueries, tant au Burundi qu’au Rwanda, par un discours de haine ethnique. Kanguka N° 86 du 3 novembre 93 s’en émeut : « Les radios rwandaises viennent d’incendier le Burundi » (par Wellars Mbaraga) :

« Le 21 Octobre 1993, le pouvoir du président Melchior Ndadaye a été renversé et cela a eu de fâcheuses conséquences qu'on observe encore aujourd'hui et dont il est difficile de prédire la fin. Plusieurs pays ont condamné les auteurs du coup d'état contre Ndadaye, le Rwanda en est du nombre, et même les partis politiques rwandais se sont exprimés à ce sujet. Mais ce qui est vraiment choquant, c'est que le gouvernement rwandais, au lieu de prêcher l'apaisement du peuple burundais, a laissé Radio Rwanda donner libre cours à la diffusion de communiqués destinés à "échauffer les têtes" du peuple burundais.

Ils ont vite oublié que le gouvernement rwandais aujourd'hui en fonction est issu d'un coup d'état et qu'à l'époque, le Burundi n'avait pas incité le peuple (rwandais) à combattre l'armée. Il ne s'agit donc pas d'une preuve d'attachement aux Burundais, mais plutôt d’une manière de nous distraire en focalisant notre attention sur les événements du Burundi. Ce qui est encore plus surprenant, c'est le fait que le Rwanda ait converti les actes de militaires burundais en actes posés par tous les Tutsi, aussi bien par ceux du Rwanda que ceux du Burundi.

Cela explique l'attitude de Radio Rwanda qui s'est bien gardé de diffuser le communiqué du FPR condamnant les auteurs du coup d'Etat, le but recherché étant de renforcer la population dans la suspicion d'ethnisme [au sein du FPR].

Et la fameuses Radio libre (RTLM) a diffusé sans discontinuer des discours éthnistes, affichant sa volonté d'attribuer au FPR les événements du Burundi. Elle est même allé jusqu'à mentir en disant que le "chairman" du FPR, Alexis Kanyarengwe, avait été assassiné... lui et d'autres cadres d'origine Hutu. Il va sans dire que de telles rumeurs sont répandues par tous ceux-là qui se sentent gênés par la paix et la réconciliation... Il est tout à fait évident que certaines personnes veulent saisir l'occasion pour provoquer une guerre ethnique au Rwanda... »

Les partis politiques de l’opposition et la société civile

Ils ont régulièrement dénoncé les dérives extrémistes à travers les discours de leurs représentants, des communiqués ou des journaux proches. On peut citer par exemple le communiqué conjoint MDR-PL qui avait pour but de désamorcer la bombe que venait de poser Radio Rwanda en mars 1992 en diffusant un document prétendant que les Tutsi s’apprêtaient à éliminer des personnalités hutu (avec comme conséquence les massacres du Bugesera).

Ce « communiqué Spécial n° 1 » donnait un démenti aux allégations du document lu par Radio Rwanda en date du 5 mars 1992. Il est intitulé: "Nous avons mis à jour un mensonge criminel du MRND". Le communiqué explique que ce document attribué à une prétendue « Commission interafricaine pour la non violence » avait été rédigé par le parti MRND qui l’avait envoyé à son agent à Nairobi le 27/02/1992, à 16h33'. Par erreur, celui-ci l’a renvoyé en oubliant de cacher les références du télécopieur MRND: fax 250 766174/MRND Secr. Nat. Cette maladresse a « fait tomber le MRND dans le piège que celui-ci nous avait tendu ». Le communiqué MDR-PL voit en cela une tentative de provoquer la suspicion des Hutu des partis MDR, PSD et MRND qui, pris de peur, extermineraient les Tutsi et leurs « complices », ce qui justifierait la déclaration de l'état d'urgence, avec pour conséquence l'affaiblissement des partis d'opposition, voire leur disparition et il insiste :

"Nous condamnons la Radio qui était naguère une radio nationale et qui est devenue un instrument de ceux qui veulent semer le grain de la division et des déchirements à travers tout le pays.

Nous demandons à sa direction de préparer sans tarder une table ronde en vue de démentir ces choses qui la déshonorent elle-même et qui déshonorent notre pays…. Nous demandons que soient condamnés leurs mauvais desseins de répandre les tueries dans plusieurs régions du pays ».

Il est utile de rappeler que, deux jours après la diffusion du prétendu document de Nairobi, suivie d’un compte rendu radiophonique d’une causerie du "Cercle des Républicains Progressistes" (organisation extrémiste du Dr. Rwamucyo Eugène et de Ferdinand Nahimana), les massacres de Bugesera débutent. Le démenti n'est pas radiodiffusé.

Le 11 mars le MDR publiait également un communiqué à Kigali sous le titre « Halte au massacre des innocents » rappelant aussi la responsabilité de Radio-Rwanda :

« La diffusion répétée d’un tel document n’avait pour but que la création de conditions propices à une guerre civile par l’exacerbation des tensions ethniques. Rappelons que le Premier ministre lui-même a reconnu que ce document n’était qu’un tract et a regretté sa diffusion par Radio-Rwanda. La diffusion d’un compte rendu d’une conférence très ethnisante du Cercle des républicains progressistes (Groupe de réflexion de militants du MRND originaires de Ruhengeri), visait le même but.

Les résultats de cette campagne d’incitation à la violence et à la haine tribale ne se sont pas fait attendre. Moins d’une semaine après, des troubles ont éclatés [sic] dans le Bugesera. »

De même le 10 mars, un collectif des principales associations de défense des Droits de l’homme au Rwanda, l’ADL (Association rwandaise pour la défense des Droits de la personne et des libertés publiques »), la Lichredor (Ligue chrétienne de défense des Droits de l’homme au Rwanda), l’ARDHO (Association rwandaise pour la défense des Droits de l’homme), Kanyarwanda et l’AVP (Association des volontaires de la paix), publie une « Déclaration sur les massacres en cours de la population de la région du Bugesera », où on lit sur la responsabilité des médias :

« Nous désapprouvons plus particulièrement la diffusion de faux communiqués et autres tracts par la radio nationale qui se fait ainsi le relais efficace des fascistes de ce pays et qui, partant, se rend co-responsable de pertes de vies humaines par ses appels à la haine et à la division interethnique ».

Confrontée aux massacres du Bugesera, l’Italienne Antonio Locatelli, qui vivait dans cette région depuis les années 1970, lança un appel au secours sur les antennes de Radio France internationale. Elle fut assassinée, sans doute en vertu de la règle édictée par les médias extrémistes, interdisant aux étrangers de dénoncer le massacre des Tutsi. Sur place, une enquête judiciaire eut lieu, mais elle se heurta à la solidarité des forces politico-militaires impliquées dans ces massacres.

Déjà l’époque la ligue ADL, déjà citée, notait le dysfonctionnement des enquêtes Kigali, le 15 avril 1992, in Rapport sur les Droits de l’homme au Rwanda, septembre 1991-septemlbre 1992, Kigali, décembre 1992, p. 222) :

« A ce jour, le Parquet de Kigali a arrêté environ 470 personnes, qui sont détenues dans les prisons de Nyamata et Rilima, au Bugesera. Selon plusieurs témoins, la plupart des responsables de ces exactions n’ont jamais été appréhendées par le Parquet. D’autres l’ont été, mais ils ont été immédiatement relâchés. Toutes ces personnes ne trouvent actuellement en liberté, et si une occasion leur était offerte, le drame recommencerait ».

On ne peut mieux expliciter la logique d’impunité qui a conduit au génocide. Mais ce genre de déclaration montre que l’opinion rwandaise n’était ni aveugle, ni muette.

Ces différentes réactions, ajoutées aux nombreux articles de Kangura préparant les esprits aux massacres de Bugesera, attestent de la parfaite coordination des lobbies extrémistes à cette époque déjà. Tout cela montre aussi la conviction de bon nombre d'observateurs que le MRND et Ferdinand Nahimana voulaient ces massacres. Ce dernier, pour avoir été alors explicitement dénoncé dans divers médias, ne peut feindre ignorer combien sa responsabilité était engagée dès cette époque (en tant que directeur de l’Orinfor) dans une logique de génocide.

Plus tard enfin, on l’a déjà vu, la RTLM reçut plusieurs avertissements du ministre de l’Information Faustin Rucogoza auprès de la direction les 25 octobre, 26 novembre, 10 février et aussi du directeur de l’Orinfor J.M.V. Higiro en mars. En octobre le ministre constate l’entreprise de sabotage de la réconciliation nationale en exploitant la crise burundaise. En février, il écrit (Article 19, Broadcasting genocide, 1996. p. 98-99 et 106) :

« La RTLM a tendance à assimiler tous les membres du FPR aux Tutsi, à assimiler l’opposition politique de l’intérieur au FPR, à réduire les problèmes politiques du Rwanda à la haine ethnique entre Hutu et Tutsi, à assimiler les Tutsi de l’intérieur aux inkotanyi et à faire comprendre à la population que les maux dont souffre le pays viennent des Tutsi ».

Des actions en diffamation furent aussi tentées en vain.

Très tôt, les dérives des émissions de la RTLM et les risques qu’elles faisaient courir à la société ont été perçues et dénoncées. Les auditeurs de cette « radio sympa qui annonce des nouvelles chaudes n’ont pas mis longtemps à réaliser que sous le prétexte de dire « la vérité », la RTLM était une entreprise visant à susciter la méfiance entre les Tutsi et les Hutu, la peur, la haine et la violence. Comme à la naissance de Kangura au début de l’été 90, la RTLM fut dès ses débuts stigmatisé comme un média de propagande divisionniste. Rappelons que le directeur de Kangura, Ngeze Hassan, fut poursuivi en 90, par le procureur de la République Alphonse Marie Nkubito pour incitation à la haine ethnique. En octobre 93, les émissions sur le Burundi ont inquiété le ministre de l’Information, Faustin Rucogoza qui a réagi en interpellant le Président sur la RTLM. Nous n’avons malheureusement pas cette lettre mais son contenu est évoqué sur les antennes de la RTLM. Jointe à la mesure prise par le procureur Nkubito en 90, l’initiative du ministre Rucogoza apporte un éclairage fondamental dans notre tentative d’évaluation de l’impact de ces médias sur le public rwandais entre 90 et 94 : les qualifier de médias de la haine ne relève pas d’une lecture rétrospective inspirée par les images du génocide. En leur temps, les contemporains de ces médias ont formulé la même appréciation. Ils ont dû leur survie à la force du lobby de leurs supporters.

Par ailleurs nous avons les témoignages individuels de personnalités intellectuelles, de la magistrature ou de l’université, qui témoignent de cette lucidité à l’époque. Par exemple en 1993, le procureur de Kigali, François-Xavier Nsanzuwera, publie à Kigali un ouvrage, La magistrature rwandaise dans l’étau du pouvoir exécutif. La peur et le silence, complices de l’arbitraire, où on peut lire :

« La CDR fut créée, me semble-t-il, par l’aile dure du MRND ou plus précisément l’entourage du chef de l’Etat. Affichant des idées racistes en reprenant le discours de 1959 alors que les situations politiques sont différentes, la CDR fait semblant de coaliser toute l’opinion intérieure contre le FPR, non pas pour lutter contre le FPR mais pour lutter contre l’opposition interne qui inquiète les caciques du MRND… Quand le parti CDR leur [à tous ces jeunes délinquants] demande de manifester contre ceci ou cela, pour eux c’est la revanche des déshérités sur ceux-ci, tutsi ou hutu, qui mangent à leur faim. Pour ces jeunes affamés, je pense qu’il n’y a que deux ethnies, les riches et les pauvres. Les Rwandais devraient faire attention à l’ethnisme déguisé. C’est comme cela qu’est né le nazisme. » (p. 29)

Comme on le voir des intellectuels rwandais n’ont pas attendu l’article sur « le nazisme tropical » paru dans Libération en fin avril 1994 pour penser irrésistiblement à ce rapprochement. Dans Rwanda Rushya en août 1991 (n° 9), sous la signature de Charles Mutaganzwa, le périodique Kangura est clairement identifié comme néo-nazi :

« Dans son obsession ethnique, le journal Kangura se constitue en véritable théoricien de l’idéologie néo-nazi. Vantant les qualités tant physiques que morales des Hutu, il invite ceux-ci à éviter tout contact avec les Tutsi, considérés comme une race malsaine et surtout méchante. Comble de racisme, l’idéologie Kangura idéalise une race hutu pure, exempte de toute consanguinité avec l’ethnie tutsi. C’est dans ce but que les mariages interethniques sont honnis, ainsi que les rapports de concubinage entre Hutu et Tutsi…

L’on ne peut que s’indigner devant cette théorie raciste qui prend racine dans notre pays, au moment où le monde s’efforce d’oublier les horreurs de la seconde guerre mondiale, qui eut justement pour cause principale la très cruellement célèbre idéologie nazi. Et surtout à l’heure où le pays de l’Apartheid lui-même tente de reconsidérer ses sinistres visées ! »

Dans le même sens, citons enfin un extrait de la lettre ouverte que l’historien Jean Rumiya, de l’Université de Butare, a eu le courage d’envoyer le 2 décembre 1992 à Léon Mugesera, l’auteur d’un fameux discours raciste tenu le 22 novembre précédent en préfecture de Gisenyi :

« Il faut se départir de cette mauvaise habitude rwandaise qui consiste à faire jouer la carte ethnique en cas de situation politique délicate »

« Au moment où l’opinion internationale exprime son indignation devant les manifestations néo-nazies en Allemagne, au moment où le monde entier condamne les massacres ethniques dans l’ancienne Yougoslavie, que des apprentis politiciens sous les tropiques se gargarisent aujourd’hui de tribalisme, en toute impunité, cela dépasse l’entendement. C’est inacceptable pour le renouveau démocratique au Rwanda que d’aller chercher dans la lie des fantasmes inavouables, des mots d’ordre de carnage. J’avais cru, comme d’autres Rwandais, que la période des meurtres rituels pour des besoins politiques était révolue. Je le crois toujours ».

La lettre ouverte a largement circulé au Rwanda. Son auteur Jean Rumiya sera tué au début du génocide à Butare avec une partie de sa famille. Ce ne fut pas un hasard : de nombreux Rwandais ait eu le courage de dénoncer la propagande extrémiste et la conspiration du génocide ont figuré parmi les premières victimes, dès le 6 ou le 7 avril 1994, comme le ministre Rucogoza, assassiné avec sa femme et ses enfants.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024