Fiche du document numéro 34378

Num
34378
Date
Vendredi 14 juin 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
334722
Pages
18
Urlorg
Titre
« Rwanda classified » : une enquête aux pieds d’argile
Sous titre
Dans sa récente interview à Afrikarabia, notre consœur Colette Braeckman qualifiait de « conjuration » l’enquête diffusée par Le Soir et d’autres médias européens sur la gouvernance de Paul Kagame au Rwanda. Christophe Berti, rédacteur-en-chef du quotidien belge, s’est fendu d’une « mise au point », jugeant « inacceptables » les propos tenus par la journaliste et la menaçant de sanctions. Or nos propres recherches démontrent que cette série « Rwanda Classified » a été menée de façon superficielle et non-conforme à la déontologie journalistique.
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HRW
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Taxis-moto à Kigali en novembre 2022 © Wikimedia- Score Beethoven

Le 18 janvier 2023, la nuit est bien avancée lorsque John-William Ntwali, un journaliste rwandais de 43 ans, quitte le quartier Remera pour rejoindre son domicile, dans un lointain faubourg de Kigali. Comme la plupart de ses consœurs et confrères, il n’est pas riche. Faute d’un large marché publicitaire et d’un public solvable, les médias rwandais tirent le diable par la queue. De son côté, Ntwali court après des « piges » de médias européens pour leur fournir des articles. Souvent ces piges sont signées d’un pseudonyme. Un média hollandais se montre particulièrement friand de narratif anti-Kagame.

Un média hollandais se montre particulièrement friand de narratif anti-Kagame



Fondateur de la chaîne YouTube Pax TV-IREME et rédacteur en chef du média anglophone en ligne The Chronicles, John Williams Ntwali est connu pour son professionnalisme – sans se retrouver pour autant au top du journalisme rwandais. Il a notamment dénoncé des atteintes aux droits humains au Rwanda. Il se plaint depuis longtemps de menaces. Il y a une part de vrai dans les doléances de John-William : il a relevé le numéro d’immatriculation d’une voiture qui le filerait parfois toute la journée. Mais il y a aussi une part de frime : se dire menacé, c’est s’accorder de l’importance. Une aura appréciée par des journalistes occidentaux ou des responsables d’ONG qui débarquent à Kigali sans savoir grand-chose du Rwanda.

Les plus ignorants commencent par chercher un « fixeur » local. Définition officielle du fixeur : « Personne qui sert d’intermédiaire, d’interprète et de guide à un·e journaliste dans un pays peu sûr ». Pour le « fixeur » rwandais, c’est l’occasion de fréquenter des restaurants et de gagner une jolie petite somme.

Définitions du « fixeur »



Tout ceci crée un écosystème interlope particulier, un terreau pas toujours favorable à l’éclosion de vérités. Nous sommes parfois pas loin du « Bureau des légendes » (le nom de la célèbre série de Canal+). Il faut avoir ce paysage médiatique à l’esprit pour comprendre ce qui va suivre, le traitement médiatique de la mort de John Williams Ntwali.

Comme John-William n’est pas plus riche que ses confrères, pour rentrer chez lui en pleine nuit, sans service de bus, il n’a d’autre choix que le taxi-moto : en taxi-voiture, un trajet est quatre à cinq fois plus cher.

« Pour rentrer chez lui, Ntwali n’a d’autre choix que le taxi-moto »



Le 18 janvier 2023 peu avant 3 heures du matin, sur une portion de route mal éclairée du quartier Kimihurura, le taxi-moto fait un brutal demi-tour car son passager lui aurait dit qu’il a oublié des papiers au quartier Remera et qu’il faut retourner les chercher. Il heurte de plein fouet une automobile. Le motard est blessé, John Williams Ntwali, son passager, décède sur le coup. Le conducteur du véhicule ne se sent pas fautif. Il n’a pas cherché à fuir. Il est arrêté. Selon la police, il faudra une journée pour identifier le journaliste, car il n’avait pas ses papiers. Lorsque le nom de la victime apparaît, l’ONG Human Rights Watch (HRW) dénonce sans attendre un « accident suspect ». Sous-entendu : un assassinat d’opposant déguisé en accident de la circulation.

Depuis plus de vingt ans HRW a engagé un bras de fer avec le régime de Kigali. Une lutte sans nuances où les invectives fusent des deux côtés. L’ONG a raté son objectif de provoquer la création d’une cour internationale pour juger les crimes de guerre listés par le « Rapport Mapping ». Il s’agit d’un document établi par des experts des Nations unies. Ils ont inventorié 617 massacres commis en République Démocratique du Congo (RDC) entre 1993 et 2003.

Dans ces deux guerres, de nombreux Congolais sont aussi massacrés par diverses armées et milices. Mais HRW ne pointe que la responsabilité des autorités rwandaises.

Human Rights Watch dénonce sans attendre un « accident suspect »



Le Rapport Mapping a été publié à faible bruit, le 1er octobre 2010. Ce rapport jugé insuffisant a été mis aux oubliettes de l’ONU. HRW et d’autres ONG ont tenté de le relancer pour son dixième anniversaire, en 2020. Sans succès, car le gouvernement congolais n’est pas pressé de voir juger certains de ses ressortissants !

Depuis lors, une guerre médiatique oppose Kigali et Human Rights Watch. Cette dernière est décidée à « ne rien laisser passer ». L’ONG estime que la mort « suspecte » du journaliste lui en donne l’occasion.

Une guerre médiatique oppose Kigali et Human Rights Watch



HRW était-elle en rapport avec John Williams Ntwali ? L’ONG lui avait-elle commandé de documenter d’autres « atteintes aux droits humains » ? Rien ne le prouve mais tout le laisse à penser car, dans les jours suivant l’accident, l’ONG se déchaîne : « La famille de Ntwali a été informée de son décès le 19 janvier 2023, quand la police a demandé au frère de Ntwali d’identifier son corps à la morgue de l’hôpital de Kacyiru. La police a déclaré au New Times [qui fait figure de journal officieux, NDLR] que Ntwali était mort dans un accident de moto à Kimihurura, à Kigali, le 18 janvier à 2h50 du matin. Cependant, deux semaines après l’accident présumé, les autorités rwandaises n’ont toujours pas fourni de rapport de police, précisé le lieu exact de l’accident présumé, montré de preuves photographiques ou vidéos, ou fourni d’informations détaillées sur les autres personnes qui auraient été impliquées dans cet accident. » [1]

Les accusations de 86 ONG



Le 30 janvier 2023, Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO sollicitée par HRW, publie un communiqué : « Je déplore la mort de John Williams Ntwali. Je demande aux autorités d’ouvrir une enquête approfondie et transparente afin de faire toute la lumière sur les circonstances de son décès. » La Fédération Internationale des ligues de défense des droits de l’homme (FIDH) embraye : « Le conducteur du véhicule l’ayant percuté a été condamné pour homicide involontaire le 31 janvier. Aucun·e observateur ou observatrice indépendant·e ni journaliste n’a assisté au procès. Les 86 organisations signataire renouvellent leur demande pour une enquête indépendante. »

En réalité, aucune des 86 organisations signataires n’a mené la moindre enquête sur le terrain ni même, semble-t-il, envoyé un·e quelque représentant·e aux obsèques de John Williams Ntwali, qui se déroulent devant une foule nombreuse. Aucune d’entre elles n’a assisté au procès de l’automobiliste, alors que la salle du tribunal déborde de journalistes, de parents et d’amis de la victime. Personne ne s’est donné la peine d’identifier précisément le lieu de l’accident.

Personne ne s’est donné la peine d’identifier le lieu de l’accident



Les autorités rwandaises parlent de transparence : elles ont publié le rapport de police, facilement accessible sur les réseaux sociaux. De même pour le compte-rendu du procès, où le conducteur présente ses excuses avant de se voir infliger environ 700 000 FRW d’amende (500 euros) pour homicide involontaire.

Comme un grand nombre de pères de famille de Kigali qui peinent à joindre les deux bouts, l’automobiliste exerçait deux métiers, le second comme taxi clandestin. Il travaillait semble-t-il sans interruption depuis près de 24 heures. Il n’a pas vu le taxi-moto faire demi-tour. Vu l’heure, aucun passant dans la rue pour témoigner de l’accident. La déposition du conducteur et celle du taxi-moto sont jugées crédibles.

Les autorités rwandaises affirment que tout est clair, qu’il n’y a pas besoin de déclencher une enquête internationale



Les autorités rwandaises affirment que tout est clair, qu’il n’y a pas besoin de déclencher une enquête internationale. De son côté, Human Rights Watch campe sur ses positions, continuant d’insinuer que Ntwali a été victime d’un assassinat. Mais l’ONG n’avance aucun indice à l’appui de ses accusations, ne mène pas d’enquête. La polémique semble se dégonfler.

Malgré son prestige international « d’humanitaire », HRW est devenue une organisation politique qui ne répugne pas au lobbying et veut faire rendre gorge au régime de Paul Kagame. Dans des conditions jusqu’à présent obscures, elle s’adresse à la plate-forme Forbiden Stories pour poursuivre l’enquête. Nous l’avons rappelé [2], Forbiden Stories a pour vocation de dénoncer les assassinats de journalistes pour « remonter » jusqu’aux abus d’un régime.

Malgré son prestige international « d’humanitaire », HRW est devenue une organisation politique



Dans le plus grand secret, la plate-forme collaborative fondée par le producteur français Laurent Richard mobilise 50 journalistes d’investigation de 17 médias, répartis dans 11 pays d’Europe. Le quotidien belge Le Soir se voit attribuer un rôle essentiel, avec deux autres médias : prouver l’assassinat politique de John Williams Ntwali [3]. Sur cette base, quatre journalistes iront au Rwanda, les cinquante « investigateurs » broderont sur un certain nombre d’abus, plus ou moins anciens, plus ou moins vérifiés, du pouvoir rwandais.

Le problème est que l’enquête sur la mort de John Williams Ntwali ne « donne » rien, au point qu’on peut s’interroger sur un long article ambitieusement titré « "Rwanda Classified" : enquête sur la mort d’un journaliste honni du pouvoir rwandais ». L’article dans Le Soir débute ainsi : « En janvier 2023, le journaliste rwandais John Williams Ntwali meurt dans un accident de la route à Kigali. Son travail acharné pour documenter les violations des droits de l’homme, la persécution des opposants et le bâillonnement de la presse lui avait valu l’hostilité farouche du pouvoir » [4].

Le problème est que l’enquête sur la mort de John Williams Ntwali ne « donne » rien



Pourtant la suite de l’article démontre que les journalistes n’ont fait aucun effort de contextualisation de l’accident. Ils ne se sont pas demandés s’il était dangereux de monter derrière une taxi-moto à Kigali, qui plus est la nuit. Ils n’ont pas pensé à demander combien on comptait de morts et de blessés à la suite d’accidents de taxis-moto chaque année au Rwanda.

Apparemment, les journalistes n’ont pas interrogé un seul taxi-moto. Ils n’ont même pas réussi, après « six mois d’enquête » – selon la plateforme – à identifier avec précision le lieu du drame (pour ceux qui connaissent bien Kigali, l’accident a eu lieu sur la route allant vers Unilak depuis Rwandex, entre les quartiers Kimihurura et Kicukiro). Quand ils ont noté dans le compte-rendu judiciaire disponible sur internet le numéro de téléphone des deux conducteurs, ils ne se sont pas demandés si c’était cohérent ou incohérent avec leur thèse, un assassinat politique savamment orchestré.

Incohérent avec leur thèse d’un assassinat politique



Revenons donc à cette contextualisation du drame, à laquelle les « journalistes d’investigation » de Forbidden Stories semblent imperméables. Définition du mot contextualiser : « Verbe transitif signifiant mettre en relation une action, un fait avec les circonstances historiques, sociales, artistiques, etc., dans lesquelles ils se sont produits. » Un des fondamentaux des cours de journalisme. Abordons donc les problèmes des taxis-moto au Rwanda dont Le Soir ne dit pas un mot.

Kigali comptait 260 000 habitants au début du génocide, environ 200 000 à la fin des tueries de Tutsi. On passera le cap des 2 millions d’habitants en 2025. Les quartiers se sont démesurément étendus. Aujourd’hui il y a plus de 35 000 taxis-moto à Kigali, vingt fois plus qu’au lendemain du génocide. Ils sont partout et c’est bien pratique. Mais monter derrière est dangereux. Pourquoi Human Rights Watch ne l’indique pas ?

Dix fois plus d’habitants à Kigali, vingt fois plus de taxis-moto « qu’avant »



Car après le génocide, les taxis-moto n’en ont pas moins recommencé leurs imprudences. L’hécatombe routière a exaspéré le maire de Kigali qui voulait faire annuler toutes les licences. Les motards ont rouspété et demandé l’arbitrage du président Kagame. Le chef de l’Etat reçut donc une délégation. L’auteur de cet article se trouvait au Rwanda à ce moment-là. Les Kigaliens ne parlaient que de ça, car depuis le génocide ils abhorrent les conflits, et craignent un peu les motards. Ça se comprend.

Les taximen sont ressortis rassérénés de la discussion avec « le Boss » (la surnom de Paul Kagame). Selon les journaux de l’époque, ils ont promis de veiller collectivement au respect du code de la route en échange du maintien de leurs licences.

C’est que le Rwanda n’a rien à voir avec la Corée du Nord, comme Le Soir cherche à le faire accroire. Tout se discute et se négocie à tous les niveaux. Le politologue Jean-Paul Kimonyo a expliqué depuis longtemps le mode de gouvernance du Rwanda dans un livre : Rwanda demain ! Une longue marche vers la transformation (Ed. Karthala, Paris, 2017) [5].

Le Rwanda n’a rien à voir avec la Corée du Nord, comme Le Soir cherche à le faire accroire



Obsédé de bonne gouvernance, le président ne cesse d’organiser des rendez-vous dans les villages et les quartiers soit lui-même soit à l’intervention de ses ministres ou d’autres dirigeants. L’objectif est d’écouter le peuple. Chaque année il convoque une « grand messe » diffusée en direct à la télévision au cours de laquelle les ministres et hauts fonctionnaires rendent compte de leur action. Et il n’hésite pas à étriller publiquement les défaillants, à la jubilation des spectateurs.

Le rédacteur-en-chef du Soir et ses collègues sont d’autant moins excusables qu’on peut comprendre une partie significative de la vie politique et sociale au Rwanda sans y aller. Il suffit d’ouvrir son téléviseur ou son ordinateur avec à ses côtés un interprète de bonne foi – car tout ce qui est intéressant se passe en langue rwandaise, le kinyarwanda. Or la campagne de l’élection présidentielle (le 15 juillet) vient de commencer.

Il arrive qu’on diffuse en « live » les rencontres du chef de l’Etat rwandais avec les ruraux. Je me souviens d’une précédente réunion électorale relayée en direct, du côté de Kibuye, dans un chahut bien organisé, danses et chansons. On passe le micro au public. Une paysanne lève la main. Ce qu’elle dit en kinyarwanda fait tellement rire Kagame qu’il a du mal à reprendre son sérieux. La traduction en français est moins pittoresque qu’en langue vernaculaire, mais quand même : « Monsieur le Président, merci d’être là. Quand je vous ai vu, figurez-vous que mes poils du pubis se sont mis à vibrer ! » Les Rwandais sont des blagueurs, parfois même quand ils ne font pas exprès.

« Monsieur le Président, mes poils du pubis se sont mis à vibrer ! »



Après la fameuse rencontre avec le collectif des taxis-moto de Kigali, les problèmes de circulation dans la capitale rwandaise perduraient. Alors là, fini de rire : partout ont surgi des radars de contrôle de vitesse, des caméras à reconnaissance faciale, des flics reliés par radio à la centrale de surveillance routière. C’est bien simple : si vous êtes repéré par caméra à téléphoner au volant ou au guidon, quelques centaines de mètres plus loin un policier vous fait signe de vous arrêter. Contrôle d’identité et amende, que vous recevrez et réglerez par téléphone. Et si vous ne réglez pas l’amende dans les dix jours, on viendra confisquer votre véhicule.

Un autre problème est apparu : l’ivresse au volant, encore cause de tant d’accidents malgré les fortes amendes et la prison automatique. C’est vrai, presque personne ne parle de l’addiction à l’alcool, des accidents de la toute causés par l’ivresse au volant ou au guidon la nuit, et pourtant… Désormais, les contrôles sont très nombreux. Sur ce plan, il y a peut-être des lacunes dans l’enquête policière sur la mort de Ntwali.

Un autre problème méconnu : l’ivresse au volant



En dépit des efforts pour faire respecter le code de la route et de la chasse aux taxis clandestins, etc., les turbulents taxis-moto de Kigali s’estiment toujours les maîtres du bitume. En janvier 2022, ils ont bloqué des rues ! Difficile à croire dans un pays qu’on présente comme une Corée du Nord tropicale. Pourtant… Allez donc voir sur les réseaux sociaux : les vidéos de la manif des taxi-moto kigaliens en date du 13 janvier 2022, y sont toujours [6] : « Des centaines de taxis-moto parcourent bruyamment les rues d’ordinaire si calmes de Kigali. […] Ils dénoncent leurs conditions de travail de plus en plus précaires, car en plus de l’inflation record depuis janvier, il est obligatoire pour les motards de Kigali d’utiliser les compteurs de l’entreprise Yego. Fini les négociations du prix de la course et, surtout, l’entreprise de Singapour prend une marge sur chaque course. »

Episode rare : une manif de taxis-moto à Kigali



Si on se fie au dossier accablant que Le Soir vient de publier sur la gouvernance de Paul Kagame, ce « dictateur » a sûrement utilisé la manière forte pour réprimer les manifestants. Eh bien, non ! Tout le monde s’est réuni une nouvelle fois pour discuter. Les autorités ont reconnu que l’instauration d’un compteur de course, connecté, sur chaque taxi, avait donné l’occasion à l’opérateur Yego d’abuser de son monopole. Dorénavant deux opérateurs se font concurrence et leur commission a baissé. « Les négociations font partie de notre culture », a commenté sur sa page Facebook un certain Koudzo Dalikou.

Est-ce à dire qu’aujourd’hui tout va bien pour les taxis-moto rwandais ? Malheureusement pas. A Kigali les autorités qui, il est vrai, aiment bien tout contrôler, n’ont pas encore trouvé le moyen d’empêcher certains taxis-moto de travailler jusqu’à l’épuisement. Qui plus est, en buvant quelques bières pour tenir le coup. Tous les Kigaliens savent ça et ils évitent autant que possible de héler une taxi-moto la nuit. Pas Le Soir sous la plume d’une « envoyée spéciale » qui, visiblement, ne comprend pas grand-chose à la vie quotidienne des Kigaliens.

Certains conducteurs de taxis-moto travaillent jusqu’à l’épuisement



Chacun peut observer que le grand article du Soir, publié sous la responsabilité de Christophe Berti, rédacteur-en-chef, et consacré à la « mort suspecte » de notre confrère le journaliste rwandais John William Ntwali dans un accident de taxi-moto, manque singulièrement de contextualisation. Cette lacune est compensée par l’art de l’insinuation : faire accroire aux lecteurs belges, sans apporter le moindre indice, que Ntwali a été victime d’un assassinat politique ordonné par Paul Kagame-le-Cruel.

C’est le point de départ de la vaste « enquête » sous le label de la plate-forme Forbidden Stories. Son FONDEMENT. Ce n’est pas rien. Baptisée « Rwanda Classified Papers », cette opération a mobilisé « 50 journalistes de 17 médias, répartis dans 11 pays ». Dans cette brigade d’investigateurs supposés chevronnés, le rédacteur-en-chef du Soir a ainsi désigné une journaliste du quotidien bruxellois chargée de reprendre l’enquête sur l’accident mortel, avec deux autres collègues. C’est une des principales contributions du Soir à « Rwanda Classified Papers » et cette contribution pèse lourd, puisque l’enquête repose sur le postulat que John William Ntwali a été assassiné pour mettre un terme au travail de ce « reporter indépendant, opposant au régime ».

Pour pallier des carences d’enquête journalistique, un vocabulaire émotionnel



« Lenteur à identifier le corps, déclarations officielles contradictoires quant au lieu et à l’heure de l’accident, déroulé confus [sic] du procès : Forbidden Stories a disséqué les procédures policières et judiciaires brumeuses [sic] ayant suivi la disparition du reporter », écrit donc Le Soir.

« Son décès dans des circonstances opaques [sic] a alourdi le climat de peur [sic] et de suspicion [sic] pesant sur les opposants et les journalistes au Rwanda, qui émarge à la 144e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières » poursuit Le Soir.

« Une sombre [sic] prédiction »



« Dans la nuit du 17 au 18 janvier 2023, John Williams Ntwali meurt percuté par une voiture, alors qu’il occupe le siège passager d’une taxi-moto – du moins selon la version officielle [sic]. Et ses messages sonnent désormais comme une sombre [sic] prédiction » insiste Le Soir.

« Aujourd’hui à Kigali, à la seule évocation de son nom ou de l’accident qui lui aurait coûté la vie, les mines se figent, le silence s’installe [sic] et même les interlocuteurs les plus téméraires refusent de s’exprimer », enfonce Le Soir.

Cette convocation d’un langage émotionnel, théâtralisé, peut-elle dissimuler la vacuité de l’enquête du Soir qui n’apporte aucun élément factuel nouveau, basé sur des preuves d’un standard minimum de qualité ?

La convocation d’un langage théâtralisé



Le Soir ajoute : « En août 2021, John Williams Ntwali travaille sur la répression judiciaire subie par l’opposant Paul Rusesabagina, héros du film Hôtel Rwanda, racontant la façon dont il a sauvé plus d’un millier de Tutsis lors du génocide de 1994. L’enquête du journaliste ne semble pas plaire aux autorités rwandaises. »

Le rédacteur-en-chef du Soir se rend-il compte de ce qu’il laisse publier ? Paul Rusesabagina, un héros ? Un homme qui a « sauvé plus d’un millier de Tutsis » ? Dans l’enquête qui aurait duré « six mois », mobilisant « cinquante journalistes d’investigation », aucun des cinquante n’a pris dix minutes pour lire le témoignage des rescapés des Mille Collines ? John Williams Ntwali, lui aussi, aurait été la dupe de Hollywood et de Rusesabagina ? [7]. Ni Ntwali ni aucun des cinquante « journalistes d’investigation » n’aurait lu les mémoires du général Dallaire, le chef de la MINUAR, qui montre que les survivants de l’hôtel doivent la vie aux Casques bleus ?

Une présentation inacceptable de l’affaire Rusesabagina



La vérité est pourtant simple. Le dossier pénal de Paul Rusesabagina contient les preuves irréfutables, des preuves écrites de sa participation au financement de milices armées voulant renverser le régime. Et aussi de ses conversations avec un chef de milice et un avocat séjournant à Bruxelles concernant la communication à adopter à la suite de l’attaque perpétrée à Nyungwe par la rébellion de Rusesabagina qui a fait de nombreux morts et blessés. Que dirait-on si les auteurs de certains attentats commis en Europe étaient transformés en héros dans un article de presse ? C’est pourtant la faute commise par Le Soir qui offre ses colonnes au terroriste Paul Rusesabagina.

Absence de preuves, insinuations, sous-entendus, procès d’intention…



« Dans cette atmosphère de peur et de suspicion permanentes, la version officielle ne convainc pas », écrit encore le quotidien bruxellois. Cette version du Soir, faite d’absence de preuves, d’insinuations, de sous-entendus, de ragots, de contre-vérités, de procès d’intention et d’occultation du contexte de l’accident, qui peut-elle convaincre ?

Il est impossible d’écarter la possibilité que John William Ntwali ait été assassiné, cependant cette hypothèse semble peu vraisemblable au vu des carences de l’enquête supposée menée par Le Soir et de « cinquante journalistes d’investigation durant six mois ».

50 « journalistes d’investigation », 0 résultat en 6 mois sur le soupçon d’assassinat



Vincent Duclert et d’autres historiens, journalistes, chercheurs, experts du Rwanda ont signé un texte dénonçant les insuffisances du consortium de médias Forbidden Stories comme l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire : « Les conclusions des 50 confrères mobilisés pour cette enquête fleuve dressent le portrait d’un régime de terreur parmi les plus dangereux du monde, et en tout cas le plus menaçant d’Afrique. Cette vérité serait admissible si les informations livrées comportaient les révélations nécessaires à la validation de l’analyse. Or, ce n’est pas le cas. Souvent anciennes, procédant par supposition et par glissement sémantique plus que par démonstration, elles se rapportent à des sources pour la plupart très biaisées, présentées sans être situées ni contextualisées alors qu’elles constituent le fonds de commerce des réseaux complotistes et des auteurs négationnistes du génocide des Tutsis. »

« Le fonds de commerce des réseaux complotistes et des auteurs négationnistes »



Les signataires poursuivent : « Qui peut contester l’importance de la mission que s’est donnée Forbidden Stories, un réseau international de journalistes engagés à poursuivre les enquêtes d’autres reporters qui ont été réduits au silence ? Aussi élevée soit-elle, cette mission ne peut s’affranchir des exigences de la connaissance qui tiennent à l’indépendance de l’enquête et à l’objectivité de l’analyse, à la qualité des sources et à leur critique, enfin à la contextualisation des faits et à leur juste caractérisation. »

M. Christophe Berti, son rédacteur-en-chef, a refusé de publier cette tribune [8]. Un geste qui confirme, s’il en était besoin, la partialité, la mauvaise foi et pour tout dire, l’indignité de l’enquête « Rwanda Classified » publiée dans Le Soir.

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[1] Version officielle en anglais : « Ntwali’s family was informed of his death on January 19, 2023, when the police asked Ntwali’s brother to identify his body at the Kacyiru Hospital morgue. The police told the New Times that Ntwali died in a motorbike accident in Kimihurura, Kigali, on January 18 at 2:50 a.m. However, two weeks after the alleged accident, Rwandan authorities have failed to provide a police report, the exact location of the alleged accident, any photo or video evidence, or detailed information on the others involved in it. »

Source : https://www.hrw.org/news/2023/01/31/rwanda-ensure-independent-investigation-john-williams-ntwalis-death

[2] Lire notre précédent article.

[3] Cécile Andrzejewski avec Samuel Baker Byansi (M28 Investigates, un site sur YouTube) et Christina Schmidt (quotidien Die Zeit, Allemagne)

[4] https://www.lesoir.be/591067/article/2024-05-28/rwanda-classified-enquete-sur-la-mort-dun-journaliste-honni-du-pouvoir-rwandais

[5] Nous en avons fait la recension. Lire https://afrikarabia.com/wordpress/un-livre-pour-comprendre-la-gouvernance-du-rwanda/

[6] https://www.facebook.com/watch/?v=685781276243732

[7] « Colette Braeckman, journaliste-impératrice du Congo belge, se raconte »
https://afrikarabia.com/wordpress/colette-braeckman-journaliste-imperatrice-du-congo-belge-se-raconte/

[8] Rappelons que la tribune est en ligne sur les deux sites de Jeune Afrique et du Point
https://www.lepoint.fr/debats/rwanda-classified-une-faillite-journalistique-04-06-2024-2561938_2
https://www.jeuneafrique.com/1573888/politique/rwanda-classified-une-enquete-a-charge/

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Le Soir ou « La Pravda bruxelloise » ?



Vendredi 7 juin, l’interview de notre consœur Colette Braeckman venait d’être postée sur le site d’Afrikarabia lorsque l’intéressée reçut un ultimatum du rédacteur-en-chef du Soir Christophe Berti. Accusée de déloyauté envers le journal où elle a travaillé plus de quarante ans comme grand reporter au service international, puis comme pigiste après sa récente retraite, elle disposait de quelques minutes pour négocier le retrait de ses propos sur la grande enquête « Rwanda classified » qu’elle qualifiait de « conjuration ». Faute de quoi elle ne pourrait plus jamais écrire dans Le Soir où, comme pigiste, elle n’avait « aucun droit ». Sauf celui de taire ses indignations légitimes. C’était une sorte d’entretien disciplinaire immédiat et sauvage, comme au temps où aucune loi sociale n’existait en Belgique.

Pour Colette, son monde s’effondrait. Elle nous supplia de censurer l’interview. Malgré l’estime et l’affection que nous lui portons depuis toujours, la réponse fut évidemment négative. Censure et autocensure ne sont pas la pratique d’Afrikarabia, ni d’aucun des médias auxquels j’ai contribué. Notre consœur avait spontanément utilisé le mot « conjuration », hautement approprié pour définir l’opération « Rwanda classified ». Elle avait même employé des termes encore plus sévères que nous n’avions pas retenus de l’enregistrement de l’interview.

Le rédacteur-en-chef du Soir Christophe Berti imagina alors un « plan B ». Il poussa Colette Braeckman à rédiger son autocritique, comme on le pratiquait à l’époque stalinienne dans La Pravda, l’organe central officiel du Parti communiste d’Union Soviétique (PCUS). Le résultat est ce texte posté sur le site Facebook de l’amie Colette :

Mise au point à la suite d’une interview

L’entretien avec Jean-François Dupaquier et publié sur le site en ligne Afrikarabia a été réalisé lors d’un passage à Paris le lundi 3 juin, à l’occasion d’une longue interview qui portait surtout sur ma carrière en Afrique. C’est à la fin qu’il a été question de l’enquête de Forbidden Stories. Dans la retranscription de mes propos, les critiques portées sur la démarche éditoriale de FS, dont la discrétion obligée, ont été reprises. A la lecture de ce texte qui m’a été soumis, j’ai d’abord souhaité y apporter de sérieuses nuances. Puis, après avoir discuté longuement avec mes collègues et avec la rédaction en chef du Soir, qui m’ont précisé la démarche et les modalités de cette enquête, j’ai demandé à l’auteur de l’interview de supprimer plusieurs paragraphes qui ne correspondaient plus à mon état d’esprit au vu des précisions reçues. J’ai suggéré une finale très brève : « en réalité, lorsque j’ai été informée de l’opération, j’ai proposé d’y apporter ma contribution sous la forme d’un portrait de Paul Kagame. Il me semblait utile, puisqu’il était pris pour cible, d’expliquer son parcours de réfugié en Ouganda et la création du FPR. Finalement mon article fut publié en pages 4 et 5, un emplacement de choix, dans l’édition du week-end, avec en surtitre "Forbidden stories" ».

La correction se terminait par deux mots : « point final ».

Telle fut la « chute » proposée à Afrikarabia. Cependant, l’interviewer a repris quelques éléments de la version précédente y compris le terme « conjuration ».

J’ai bien expliqué à l’auteur de l’interview que mes relations avec Le Soir étant bâties, depuis bien longtemps, sur une confiance jamais mise en défaut, il n’était pas question pour moi de l’hypothéquer, que j’avais obtenu les explications demandées et que je présentais mes excuses à tous ceux parmi mes amis et collègues du Soir et mes confrères de Forbidden Stories que j’ai blessés. J'ai toujours considéré que leurs enquêtes étaient la meilleure réponse possible au crime organisé et autres crimes et abus.

Nous sommes en mesure d’apporter la preuve que cette autocritique est la suite d’une opération d’intimidation intolérable et indigne pour un journal comme Le Soir.

Vraisemblablement conscient – tardivement – que la contribution du Soir à l’enquête « Rwanda Classified » dérogeait à toutes les règles déontologiques du journalisme – la prudence, la distance, le contradictoire, la vérification et la contextualisation des faits, la loyauté vis-à-vis des lecteurs –, et tout simplement une valeur universelle, l’honnêteté –, Christophe Berti n’en a pas moins engagé sa responsabilité de rédacteur-en-chef du quotidien belge en laissant publier une scandaleuse manipulation et en se comportant sans le moindre respect pour les quarante années de loyauté de cette journaliste dont le propos n’était pas caractérisé par une analyse dépourvue de critique du Président du Rwanda. Nous ne partageons pas l’intégralité du propos de Colette Braeckman mais respectons sa libre expression.

La mise au point signée par le rédacteur en chef est une condamnation sans aucun respect des droits de la défense de la journaliste qui a tout donné à la maison Rossel.

Christophe Berti avait aussi refusé le débat démocratique dans ses colonnes en refusant la tribune signée par des dizaines de chercheurs et d’auteurs de première valeur, dont des connaisseurs hors pair du Rwanda. Cette tribune libre offrait un angle d’analyse remettant en cause l’analyse sensationnaliste de « Rwanda Classified » qui commettait de si nombreuses fautes dans la gestion de cette enquête.

La démarche de censure n’est pas banale après des publications sans aucun recul sur un pays certes stigmatisé mais renaissant qui représente une espérance pour les populations africaines.

Par ailleurs il y a lieu de s’interroger sur les standards professionnels appliqués lorsqu’il s’agit de sujets concernant l’Afrique Noire, à plus forte raison pour des papiers « magazine » qui ne subissent pas les aléas de l’urgence. Ces standards sont-ils dégradés – ou négligés – par rapport au reste du monde ?

Le Soir est un organe prestigieux que nous respections. C’est au nom de ce respect que nous saisissons l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique (AGJPB) et sa commission de déontologie afin de rétablir la vérité des faits et rappeler les règles de l’investigation loyale.

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Jean-François DUPAQUIER

Journaliste honoraire, écrivain

Ancien rédacteur-en-chef au Quotidien de Paris

Ancien rédacteur-en-chef et directeur-délégué à L’Evènement du Jeudi

Témoin-Expert auprès du Mécanisme du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (MR-TPIR)
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024