Fiche du document numéro 34191

Num
34191
Date
Dimanche 5 mai 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
996722
Pages
6
Urlorg
Titre
Au Rwanda, bourreaux et victimes assignés à résilience
Sous titre
EN IMAGES. Trente ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, des groupes de parole ont permis à des voisins d’un même village de renouer des liens. En janvier, le photographe néerlandais Jan Banning, accompagné du journaliste Dick Wittenberg, les a fait poser devant son objectif, côte à côte.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Victimes et anciens bourreaux, assis côte à côte, parfois main dans la main. Trente ans après le déclenchement du génocide des Tutsi au Rwanda, qui a fait plus de huit cent mille morts entre avril et juillet 1994 et lors duquel entre cent mille et deux cent cinquante mille femmes ont été violées, selon l’Organisation des Nations unies, Jan Banning pointe son objectif sur ces hommes et ces femmes qui ont subi ou perpétré l’horreur, mais qui ont néanmoins réappris à vivre ensemble. Le photographe néerlandais de 70 ans revisite ainsi sous l’angle de la compassion les deux grandes thématiques qui traversent son travail : les traces laissées par les conflits sur les corps et les esprits, et la justice criminelle.

Pendant un mois, en janvier 2024, il a arpenté, avec le journaliste Dick Wittenberg, 71 ans, les districts de Rubavu et de Karongi, au bord du lac Kivu, ainsi que le centre et l’est du pays. Ils y ont rencontré une trentaine de Rwandais ayant participé à des programmes de sociothérapie communautaire. Cette méthode, développée au Rwanda depuis 2005 par plusieurs ONG, traite le stress post-traumatique à l’échelle d’un village ou d’une collectivité. Son objectif : réparer les liens sociaux détruits par le génocide, en aidant les participants à regagner leur dignité et à cohabiter.

Lors de séances de groupes de dix à quinze personnes, les victimes et les anciens tueurs peuvent exprimer leur souffrance, échanger et, s’ils le souhaitent, demander ou accorder leur pardon. L’approche a déjà profité à plus de soixante mille personnes dans le pays, où, malgré la politique d’unité et de réconciliation prônée par le gouvernement, les divisions restent profondes. « Le génocide représente le pire de ce que l’humain peut faire. Et pourtant, il semble que, même dans ce cas-là, les hommes puissent trouver un moyen de se réconcilier. Et ça, c’est quelque chose de véritablement extrême », estime Jan Banning.

« De très difficiles premières sessions de thérapie »



Dans leur maison, au cabaret local ou dans des champs de bananiers, rescapés et anciens bourreaux regardent droit dans l’objectif, l’air solennel. Jan Banning les éclaire au flash : la lumière crue fait ressortir les ombres sur les murs bruns, les chemins de terre et les larges feuilles vertes. « Je voulais des contrastes forts, en écho à l’histoire du Rwanda et à sa part d’obscurité », glisse le photographe. Dick Wittenberg, lui, a recueilli leurs témoignages. Ils retracent toutes les facettes de ce génocide de proximité : les voisins qui tuent les voisins, les mariages brisés entre Hutu et Tutsi, les attaques à la machette ou au gourdin, les incendies des maisons et les vols de bétail. Ensuite, pour les rescapés : les cicatrices indélébiles, la peur de sortir de chez soi, la dépression, le désir de vengeance. Puis les gacaca, ces tribunaux populaires qui ont, entre 2005 et 2012, jugé près de deux millions de personnes pour des faits liés au génocide. Enfin, le retour des anciens bourreaux, à leur sortie de prison, sur la même colline, dans le même village, parfois à quelques pas des maisons de leurs victimes.

« Les premières sessions de thérapie sont toujours extrêmement difficiles, pour les rescapés comme pour les anciens miliciens qui se retrouvent tout à coup face à face, observe Dick Wittenberg. Le travail s’articule ensuite autour du sentiment de sécurité, de respect. Chacun peut raconter son histoire. Parfois, c’est en entendant et en reconnaissant la souffrance de l’autre que le pardon peut émerger. » En kinyarwanda, langue officielle du pays, cette méthode s’appelle « Mvura Nkuvure » (« tu me soignes, je te soigne »).

Au cours de ces travaux de groupe, comme sur les images de Jan Banning, victimes et bourreaux sont au même niveau. « En sortant de prison, les anciens tueurs trouvent un Rwanda complètement transformé, où ils n’ont plus de repères. Leur maison est parfois en ruine, leur famille est brisée et leur autorité morale complètement sapée », rappelle Dick Wittenberg. Beaucoup sont trop pauvres pour payer des réparations aux familles de leurs victimes. Mais, au terme d’une quinzaine de sessions de sociothérapie, les participants arrivent à se croiser dans le village sans avoir envie de s’enfuir, de se cacher ou de détourner le regard. D’autres commencent à se parler hors du cadre du programme.

Les zones grises de la réconciliation



Jan Banning a pensé ces doubles portraits comme des « monuments photographiques » érigés en l’honneur de ces histoires. « Je les fais poser, j’installe des lumières, je veux m’éloigner le plus possible de la photographie de tous les jours, afin d’apporter à la scène une forme de transcendance », précise-t-il. Derrière les couleurs vives des robes en tissu kitenge et le kitsch des posters accrochés aux murs, on devine les zones grises de la réconciliation. « Il y en a qui se comportent vraiment comme des amis, ce qui est assez incroyable. Mais il s’agit parfois d’une réconciliation pragmatique, qui permet d’être intégré dans la communauté ainsi que dans les échanges commerciaux au sein du village », nuance Dick Wittenberg, précisant qu’une partie des participants entame des activités économiques communes à la suite de la thérapie.

Rares sont les anciens tueurs qui ont reconnu avoir levé une machette ou qui ont exprimé de la culpabilité dans leur récit. Beaucoup ont préféré évoquer la pression du groupe et les ordres qu’il fallait exécuter sous peine d’être tué soi-même. Mais, pour Jan Banning, il ne s’agit pas de juger : « Mon travail, c’est de montrer le plus d’humanité possible. Et de construire une estrade où chacun peut se montrer tel qu’il est. »

District de Karongi, dans la Province de l’Ouest. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Rose Mukeshimana (à droite), 60 ans, a perdu ses deux parents et plusieurs frères et sœurs pendant le génocide des Tutsi. Elle a tenté de se venger en attaquant un des meurtriers de sa famille. Elle estime que les groupes de parole lui ont permis de retrouver son humanité. Lors d’une séance, Elipas Monyanshongore (à gauche), 73 ans, lui a demandé pardon à genoux. Il avait participé au pillage de sa maison familiale. « Nous avons été touchés par nos histoires respectives », explique-t-il.

District de Karongi, dans la Province de l’Ouest. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Alphonse Ranyemera, 78 ans (à gauche), a avoué avoir tué plusieurs personnes durant le génocide. A sa sortie de prison, ce fermier hutu craignait que les rescapés de son village se vengent. Il n’osait pas croiser leur regard. Puis il a participé à un groupe de parole avec une de ses voisines : Liberatha Nyirasangwa (à droite), 70 ans, qui avait sombré dans la folie en raison de la violence des massacres. Les échanges leur ont fait peu à peu reprendre confiance. Ils sont désormais en bons termes et s’entraident en cas de besoin.

District du Bugesera, dans la Province de l’Est. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

En 1994, Immaculata Mukanyarwaya (assise), 56 ans, s’est cachée pendant un mois dans les marais, le long de la rivière Nyabarongo, pour échapper aux tueurs. C’est là que cette femme tutsi a accouché de sa plus jeune fille. « Je ne ressemblais plus à un humain », se souvient-elle. Jean-Pierre Gatera (à gauche), 46 ans, et Fabian Uwiragiye (à droite), 54 ans, faisaient partie de ceux qui ont attaqué et tué le mari d’Immaculata Mukanyarwaya. Aujourd’hui, ils travaillent tous les trois dans une coopérative qui produit des savons et des paniers.

District de Karongi, dans la Province de l’Ouest. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Marc Nyandeke, 60 ans, et Marianna Nyirantagorama, 58 ans, sont voisins depuis leur enfance. Pourtant, en 1994, Marc a tué la sœur de Marianna et l’a avoué devant un tribunal populaire. Quand il est sorti de prison, tous deux s’évitaient. Depuis qu’ils ont participé aux groupes de parole communautaires, Marianna lui a accordé son pardon. Aujourd’hui, elle lui permet de gagner sa vie en l’employant pour des travaux de bricolage dans sa maison.

District de Gasabo, dans la Ville de Kigali. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Ancile Unabagira (à droite), 57 ans, a perdu des proches, sa maison et tous ses biens durant le génocide. Mais certains de ceux qui ont été condamnés à lui verser des réparations par les tribunaux populaires n’ont pas payé, ce qui l’a mise en rage. Elle s’est apaisée quand elle s’est rendu compte que certains Hutu sortis de prison, comme Ancile Nyiraminani (à gauche), 52 ans, vivaient dans une pauvreté extrême.

District de Gasabo, dans la Ville de Kigali. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Clever Kadurira (à gauche), 68 ans, pose à côté des tombes de ses proches tués en 1994. Il y a quelques années Faustin Nizeyimana (à droite), 76 ans, l’a contacté, sur les conseils d’un prêtre, pour lui demander pardon pour le meurtre de son frère. « J’ai été influencé par des politiciens qui m’ont fait croire que les Tutsi étaient des animaux », dit l’ancien tueur. Aujourd’hui, Faustin Nizeyimana et Clever Kadurira appartiennent au même groupe d’épargne local et ont acheté des chèvres ensemble.

District de Rubavu, dans la Province de l’Ouest. JAN BANNING ET DICK WITTENBERG

Jean-Baptiste Sibomana (à droite), 49 ans, a fait partie des miliciens qui ont attaqué la maison de la grand-mère d’Epiphanie Mukamazimpaka (à gauche), 36 ans. Quand il est sorti de prison, Epiphanie Mukamazimpaka l’a entendu se vanter des crimes commis pendant le génocide des Tutsi. Elle l’a dénoncé à la police et il a été à nouveau incarcéré. Depuis, ils ont participé à des groupes de parole et il s’est excusé plusieurs fois. Elle estime désormais qu’il est sincère.

Ce projet a été réalisé grâce au soutien du Mondriaan Funds.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024