Fiche du document numéro 34122

Num
34122
Date
Jeudi 4 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3258035
Pages
5
Titre
Rwanda. 30 ans après, enseigner le génocide [Dossier spécial]
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M23
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
[Premier article :]

30 ans du génocide au Rwanda : le défi de la mémoire

Alors que le retour des violences ethniques dans la RDC voisine réveille certaines hantises, enseigner l’histoire du génocide des Tutsis sans susciter les haines demeure complexe dans un pays où les enfants des bourreaux croisent chaque jour ceux de leurs victimes.

Le petit séminaire de Saint-Pie-X, à Nyundo, dans l'ouest du Rwanda, a été le théâtre de massacres lors du génocide, en 1994. (Paloma Laudet/Libération)

par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Nyundo (Rwanda)

On pourrait presque se croire dans un monastère en Toscane. Des bâtiments en briques rouille, reliés par des préaux, encadrent des parterres de fleurs soigneusement entretenus : le petit séminaire de Saint-Pie-X à Nyundo, dans le nord-ouest du Rwanda, impose d’emblée une impression de sérénité. Fondé en 1952, cet internat très prisé accueille 450 élèves du secondaire. Tous des garçons, vêtus de chemises blanches impeccables. Trente ans après le génocide des Tutsis, ils l’évoquent comme on récite une leçon : «La colonisation belge nous a divisés en ethnies», rappelle Kizito. «Une propagande de haine a manipulé les esprits», constate Justin. Ils n’ont pas vécu les trois mois de bain de sang en 1994. Pas plus que leur prof d’histoire, John, lui-même né cette année-là.

Dans la salle des profs, il feuillette les manuels qui abordent cette période douloureuse de l’histoire du pays. C’est d’autant plus sensible que les ethnies hutues comme tutsies ont été officiellement proscrites depuis la fin du génocide. Il n’y a plus que des Rwandais, censés oublier les divisions du passé. Mais comment enseigner cette longue histoire de l’idéologie raciste qui a imprégné les esprits depuis 1959, sans évoquer l’appartenance ethnique ? «On est obligé d’en parler, de dire qui sont les victimes et les coupables. Mais on insiste toujours sur le fait que ça appartient au passé», souligne John.

L’internat très prisé accueille 450 élèves du secondaire, exclusivement des garçons. (Paloma Laudet/Libération)

Dans les manuels, les faits sont clairement énoncés : «Les massacres ont été soigneusement préparés et exécutés par les Hutus extrémistes. Ils ont pris prétexte de l’assassinat du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 pour exterminer les Tutsis», peut-on lire. Mais les rappels historiques cèdent vite la place aux conséquences du génocide et aux leçons à en tirer : la promotion de la bienveillance, de la résilience, du refus de la manipulation de l’incitation à la violence…

«Respect de l’autre»

«Si les jeunes générations doivent connaître l’histoire, c’est d’abord pour éviter qu’elle se répète. Nous accordons une grande importance à l’enseignement de ces valeurs : la tolérance, le respect de l’autre», justifie Jean-Marie Vianney Nsengumuremyi, le vicaire de Nyundo, lui-même rescapé du génocide. On le croise sous le préau qui mène vers une vaste pelouse en friche, où des enfants jouent au foot. Au milieu trône une chapelle, détruite et abandonnée. Elle avait accueilli des familles tutsies fuyant les miliciens en 1994. Elles seront vite attaquées et exterminées.

Les élèves savent que le petit séminaire a été le théâtre de massacres il y a trente ans. «Dans cette région, il y avait beaucoup de miliciens extrémistes, les interahamwe», souligne Protais, élève en terminale. Dans les années 90, le nord-ouest du Rwanda était même le fief des faucons du régime de Juvénal Habyarimana qui ont organisé le génocide. Dans un livre paru en 2018 (1), Félicité Lyamukuru a raconté comment, encore adolescente, elle s’était réfugiée au petit séminaire avec sa famille. Dès le 7 avril 1994. Elle pensait y être protégée. A sa grande surprise, elle va croiser le recteur du petit séminaire, Edouard Nturiye, une machette à la main. Aujourd’hui décédé, il a été condamné en 1997 à la prison à perpétuité. Félicité est parvenue à se cacher, mais ses parents et tous ses frères et sœurs, à l’exception du petit dernier, ont péri en avril 1994.

Les menaces n’ont pas surgi par magie à ce moment-là. Félicité se souvient notamment de l’ambiance à l’école avant le génocide : «Chaque matin, les professeurs nous demandaient de nous lever et de nous identifier selon notre ethnie. Etre Tutsi était une honte, une infamie», rappelle-t-elle à Kigali, la capitale. Nombreux sont les Rwandais âgés de plus de trente ans à partager ce même souvenir : celui d’une école qui séparait les enfants, enseignait la haine de l’autre. Depuis l’indépendance, l’éducation scolaire a joué un rôle fondamental pour endoctriner les esprits. «Sur une base raciale, inégalitaire», souligne Joseph Nsengimana. Plusieurs fois ministre après le génocide, il a participé à l’élaboration de nouveaux programmes d’histoire dans les années qui ont suivi la tragédie.

«On devait tout reprendre à zéro. A la rentrée 1994, on a supprimé le cours d’histoire. C’était trop sensible. Il a fallu plus de dix ans pour définir un nouveau cursus, forger un récit national qui rassemble la jeunesse, retrace la vérité sans stigmatiser. Il n’y a pas eu de miracle, c’est toujours un processus en cours», explique-t-il. Dans le Rwanda d’après 1994, il a fallu également inventer des mots nouveaux. Au début des années 2000, s’est créé celui de «jenocide» : «Dans notre langue, le kinyarwanda, nous n’avions pas de concept adapté à la singularité de ce qui s’est passé en 1994. Et on ne pouvait pas se contenter de reprendre «itsembabwoko», qui désignait jusqu’alors les pogroms récurrents contre les Tutsis depuis la fin des années 50», poursuit Joseph Nsengimana.

Une partie de foot devant la chapelle du petit séminaire de Nyundo, le 15 mars. (Paloma Laudet/Libération)

Refus de la vengeance

Mais il ne suffit pas de créer un nouveau mot désignant le mal absolu ou de supprimer ceux des ethnies pour forger un consensus sur une histoire commune. Dirigé depuis juillet 1994 par le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle qui a mis un terme au génocide, le Rwanda a la particularité, unique au monde, de devoir faire cohabiter victimes et bourreaux, sur un territoire grand comme la Bretagne. L’incitation au pardon, au refus de la vengeance a indéniablement joué en faveur de l’apaisement. Mais au-delà des discours officiels que reste-t-il de cette histoire dans le cœur de chacun ?

«Difficile de savoir ce qui se dit dans l’intimité des familles», admet Philibert Gakwenzire. Cet historien est devenu le président d’Ibuka, la principale association des rescapés du génocide. Il se souvient d’étudiants qui, en cours, affichaient parfois «une attitude méfiante, une frustration muette, certainement liée à leur passé familial», explique-t-il. «Notre histoire est comme une cicatrice, qui doit rester fermée. Il faut que les jeunes générations arrivent à prendre leurs distances avec le passé de leurs parents mais sans en faire un tabou», plaide-t-il encore. C’est peut-être plus facile à Kigali, la capitale, devenue la vitrine du miracle économique d’un pays qui a su renaître de ses cendres. Les traces du génocide y ont été effacées par la frénésie de constructions urbaines. En province ou sur les collines rurales, la réalité peut se révéler plus complexe.

A Nyundo, Bruno, jeune professeur de chimie, âgé de 25 ans, n’a pas connu le génocide. Mais il rappelle que «la situation est particulière dans cette région frontalière». Il suffit de grimper jusqu’à la cathédrale pour apercevoir le volcan, si proche, qui domine la ville de Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu en république démocratique du Congo (RDC). «C’est dans ce pays voisin, alors appelé Zaïre, que se sont réfugiés les miliciens et l’armée génocidaire. Pendant des années, ils ont mené des incursions pour continuer à tuer des Tutsis, ou à mutiler leurs vaches. Surtout au moment des commémorations en avril», souligne Bruno. Les relations entre le Rwanda et la RDC n’ont jamais été simples depuis 1994.

Nouvelle montée des tensions

Depuis deux ans, elles s’enflamment à nouveau. Fin 2021, après huit ans de sommeil, la rébellion congolaise du M23, qui revendique la protection d’une minorité tutsie également présente de ce côté-là de la frontière, a repris les armes. Avec le soutien de l’armée rwandaise, mais aussi d’un nouveau mouvement armé congolais opposé à Kinshasa, l’Alliance Fleuve Congo, le M23 s’est depuis emparé de vastes pans du Nord-Kivu. Les combats ont provoqué des déplacements massifs de populations. Alors que Kinshasa accuse Kigali de soutenir le M23, le Rwanda accuse en retour la RDC de continuer à soutenir les Forces démocratiques de libération du Rwanda, héritières des forces génocidaires. Cette nouvelle montée des tensions s’accompagne désormais d’une hostilité anti-tutsis en RDC, qui réveille la hantise des démons du passé côté rwandais.

Au camp de transit de Nkamira, à quelques kilomètres de Nyundo, les réfugiés congolais tutsis affluent par centaines ces dernières semaines. David Serugo, âgé de trente ans, est arrivé à la mi-mars, avec sa femme enceinte et leurs deux jeunes enfants. Il décrit une fuite chaotique depuis la province congolaise du Sud-Kivu. Des villages brûlés, par les wazalendo, ces «patriotes» issus de groupes armés désormais alliés aux forces militaires congolaises. «Moi aussi je suis congolais ! Mais ils nous accusent d’être des “étrangers”, des “Nilotiques” avec de petits nez fins», décrit David. Le même vocabulaire haineux qui avait précédé le génocide de 1994 au Rwanda.

Plus de dix ans ont été nécessaires pour forger un nouveau récit national. Dans les dortoirs du petit séminaire de Nyundo, le 15 mars. (Paloma Laudet/Libération)

Au petit séminaire de Nyundo, élèves et professeurs ne cachent pas leur inquiétude. «Ça fait peur», murmure Justin. «En finira-t-on jamais avec cette histoire, cette stigmatisation ? Parfois ça va mieux et puis ça revient à nouveau», constate Edouard, son professeur. Tous vont rentrer dans leurs familles pour les vacances de Pâques, et la semaine de commémoration qui démarre le 7 avril. Une semaine de deuil national, pour rappeler que l’histoire ne s’oublie jamais.

(1) L’ouragan a frappé Nyundo, Félicité Lyamukuru, Editions du cerisier 2018.

Le génocide Tutsi, un long processus

♦ 1962 Indépendance du Rwanda. Le colonisateur belge transfère le pouvoir à un mouvement radical hutu. Début des massacres contre la minorité tutsie.

♦ 1973 Après de nouveaux massacres, Juvénal Habyarimana prend le pouvoir. Les Tutsis restent des citoyens de seconde catégorie.

♦ 1990 Formé par des exilés tutsis, le Front patriotique rwandais (FPR) réclame le droit au retour les armes à la main. La France s’engage aux côtés du régime.

♦ Août 1993 Signature des accords de paix d’Arusha avec le FPR, qui prévoient le partage du pouvoir. Un mois plus tôt, avait été créée la Radio des Mille Collines qui prêche la haine des Tutsis.

♦ 6 avril 1994 L’avion du président Habyarimana est abattu. Un attentat jamais revendiqué qui sert de signal au déclenchement des massacres.

♦ 7 avril 1994 Début du génocide qui fera 1 million de morts.

♦ Juillet-août 1994 Le FPR prend le contrôle du pays et fait fuir les forces génocidaires au Zaïre, devenu république démocratique du Congo.

[Deuxième article :]

Interview

Gaël Faye : «Trente ans après le génocide au Rwanda, il n’y a plus de discours publics qui stigmatisent l’autre»

A l’occasion des commémorations des 30 ans du génocide, le rappeur et écrivain qui vit à Kigali évoque l’héritage de cette tragédie pour les jeunes générations.

Gaël Faye à Kigali, le 14 mars. (Paloma Laudet/Hors format pour Libération)

par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Kigali

«Ce maudit mois d’avril», chantait il y a déjà plus de dix ans Gaël Faye, rappeur et écrivain, en évoquant le mois qui, en 1994, avait marqué le début du génocide des Tutsis au Rwanda. Cette chanson, Petit Pays, est devenue le titre d’un roman qui sera adapté dans une BD qui sortira le 12 avril (éd. Dupuis). Il nous livre son regard sur un pays où 60% de la population est née après la tragédie.

Que savent les jeunes Rwandais de l’histoire tragique de leur pays ?

Officiellement il n’y a plus de Hutus ni de Tutsis, on leur répète qu’ils sont tous rwandais désormais, et qu’il faut tourner la page. C’est nécessaire, car c’est l’antagonisme ethnique fabriqué de toutes pièces par la colonisation et exploité politiquement par la suite qui a mené au génocide. Chaque année, pendant trois mois, et surtout la semaine du 7 avril, l’ambiance est très lourde : les commémorations du génocide plongent le pays dans le deuil. La jeunesse se retrouve prise en étau entre ce passé toujours vivace et leur désir d’avenir, leur envie de se dire que c’est de l’histoire ancienne. C’est un réflexe humain, on ne peut pas vivre en permanence avec ce souvenir traumatique.

Mais les rescapés n’ont pas envie de partager ce qu’ils ont subi, il y a trente ans ?

Ils ont souvent du mal à transmettre une histoire si douloureuse. Il y a toujours un moment où les questions s’arrêtent, où il faut pouvoir interpréter les silences. Je ne suis pas certain qu’on en parle beaucoup plus dans les familles de ceux qui ont participé au génocide. Et puis il y a les exilés, comme ma propre famille, ceux qui avaient fui le pays lors des précédents pogroms. Moi, je n’ai découvert le Rwanda qu’après le génocide. J’ai grandi au Burundi puis en France.

En 2022, vous vous installez dans ce pays avec votre famille. Comment va le Rwanda aujourd’hui ?

En trente ans, tout a changé, la modernisation du pays est impressionnante. Il y a cette volonté assumée de rebâtir une nation. Qui aurait pu prédire cet incroyable développement économique en 1994, quand le pays n’était qu’un champ de ruines ? Qui aurait pu croire que les Rwandais allaient parvenir à cohabiter à nouveau ? Un jeune Rwandais de moins de 30 ans vit aujourd’hui dans un pays totalement différent de celui que j’ai découvert pour la première fois en 1994.

Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est le pouvoir. Paul Kagame se représente pour la quatrième fois à la présidentielle de juillet. Cette absence d’alternance politique est souvent critiquée.

Certes, c’est le même régime depuis la fin du génocide, le même président issu d’un groupe rebelle qui a arrêté le génocide. Mais ça semble rassurer une majorité de Rwandais. Eux, ce qu’ils voient, c’est la stabilité, la sécurité, les perspectives économiques encourageantes. Aujourd’hui, un jeune Rwandais de 30 ans n’a jamais connu ni guerre ni instabilité politique. Le Rwanda est aujourd’hui le seul îlot de la région où l’on peut vivre sans peur et se projeter vers l’avenir. Les gens ici en sont conscients.

Peut-on tout dire au Rwanda aujourd’hui ? La liberté d’expression semble avoir des limites…

La société rwandaise est particulière. Avant le génocide, il y avait une grande liberté de parole pour les discours de haine. Le résultat, ce fut la montée du racisme, de l’intolérance, la stigmatisation d’une partie de la population avec les conséquences que l’on sait. Aujourd’hui, les Rwandais aspirent surtout à l’apaisement, la vie politique est basée sur le consensus. Ce qui n’empêche pas des débats très animés, mais pas à la façon dont on les conçoit en France. Ici, il n’y a pas ce romantisme du clash, de la polémique. Agresser quelqu’un verbalement, s’énerver, jouer les grandes gueules, c’est très mal vu. Dans la vie de tous les jours, quand tu t’adresses à quelqu’un, tu demandes d’abord des nouvelles de la famille, de la santé, même si tu as des griefs à exprimer. La cohabitation entre bourreaux et victimes au lendemain du génocide a aussi été rendue possible grâce à ces codes, ces règles de politesse et de respect. Pour des étrangers, et même pour des gens comme moi, le Rwanda reste parfois un mystère. Avec un fonctionnement à part. On ne peut pas juger ce pays sans faire l’effort de comprendre ses codes, sa culture et son histoire.

Trente ans après le génocide, comment se passe cette cohabitation entre anciens bourreaux et victimes ?

Ce sont les rescapés à qui on a demandé le plus d’efforts. Et comme il y a ce respect de l’autorité, qui a toujours existé dans ce pays, dans l’ensemble ça fonctionne. Mais l’injonction, selon laquelle «maintenant tout va bien», «on va de l’avant», ça reste parfois très violent pour des survivants qui ont tout perdu, alors qu’à leur sortie de prison les assassins de leur famille retrouvent leurs biens et leurs proches. Pourtant, dans l’ensemble, cette situation est acceptée. Il y a un dicton, qu’on apprend ici dès le plus jeune âge : «les larmes coulent à l’intérieur», tu dois assumer ta souffrance, sans la montrer.

Un nouveau génocide serait-il possible au Rwanda ?

Je ne pense pas. Il n’y a plus de discours public qui stigmatise l’autre, un groupe particulier. Des lois ont été imposées pour lutter contre ce risque. On punit sévèrement tout discours qui tend à diviser, ravive l’identité ethnique. A l’étranger, on dénonce parfois des censures. Mais trente ans après la déflagration du génocide, les mots ont de l’importance, ce serait une folie de laisser la porte ouverte à l’expression de l’intolérance, de la stigmatisation. Surtout quand on voit à quel point l’idéologie génocidaire est toujours aussi présente en dehors du Rwanda, ou sur les réseaux sociaux.

[Troisième article :]

Reportage

30 ans du génocide au Rwanda : des lycéens français sur les traces d’une histoire très présente

Des élèves niçois de terminale se sont confrontés à ce passé commun avec la France dans le cadre d’un voyage d’études.

Des lycéennes françaises au Mémorial du génocide de Kigali, le 9 mars. (Paloma Laudet/Libération)

«Nous arrivons dans une salle un peu particulière», annonce Marcel Kabanda, soudain figé par l’émotion. «Pour cette partie de la visite, je vous laisse entrer, moi, je vais désormais me taire», poursuit cet historien franco-rwandais. Spécialiste du génocide des Tutsis du Rwanda, il accompagne ce jour-là 24 lycéens français au mémorial de Gisozi à Kigali, la capitale rwandaise. Voilà déjà près d’une heure qu’il guide les élèves de terminale du lycée Thierry-Maulnier de Nice à travers les salles retraçant l’histoire qui a conduit à l’extermination d’un million de Rwandais en 1994.

Des panneaux illustrés rappellent comment le colonisateur belge va instaurer des «races» hutue et tutsie, figeant ce qui relevait de catégories sociales différentes. Les Tutsis sont d’abord choyés. Mais à la veille de l’indépendance, en 1962, les Belges changent d’alliance, cèdent le pouvoir à des Hutus radicaux, déclenchant dans la foulée les premiers pogroms contre la minorité tutsie. Puis Kabanda s’attarde sur le coup d’Etat de Juvénal Habyarimana, en 1973, précédé de nouveaux massacres. «Le régime change, la stigmatisation des Tutsis se poursuit», explique-t-il. L’historien a ensuite rappelé le début de la guerre, en 1990. Quand un mouvement rebelle formé par des enfants d’exilés tutsis, le Front patriotique rwandais, réclame le droit au retour. A partir de là tout s’accélère. Une propagande haineuse s’acharne contre les Tutsis et les opposants hutus. Quand des accords de paix sont signés en août 1993, les faucons du régime refusent le partage du pouvoir. Ils vont jouer leur dernière carte : le génocide, déclenché le 7 avril 1994.

Sa conséquence la plus odieuse se trouve dans cette salle, devant laquelle Marcel Kabanda s’est arrêté. «En mémoire de nos enfants, si beaux et tant aimés, qui auraient dû être notre avenir», annonce un panneau. A l’intérieur, des portraits. Et quelques lignes sous chacun d’eux. Il y a la jolie frimousse d’Ariane, 4 ans, qui aimait «le lait, chanter et danser», et dont on apprend qu’elle a été tuée «à coups de couteau dans les yeux et la tête». Il y a David, 10 ans, au regard si doux, qui rêvait de devenir docteur, et sera «torturé à mort». Ou encore la petite Aurore, 2 ans, décrite comme «très bavarde» avant de périr «brûlée vive à la chapelle de Gikondo». Les adolescents français observent en silence les enfants tués pendant le génocide. Même les plus agités ont cessé de se chamailler. L’un d’eux éclate en sanglots en sortant.

«Il y a de l’intolérance»

Le génocide des Tutsis figure depuis 2019 au programme du bac en France. Le lycée Thierry-Maulnier, situé dans le quartier des Moulins, à Nice est le premier établissement scolaire français à organiser des séjours d’études au Rwanda. Grâce au dynamisme exceptionnel de deux profs, Muriel Blanc, qui enseigne l’histoire-géo, et Bénédicte Gilardi, professeur documentaliste. Les deux femmes ont su lever les obstacles, mobiliser les soutiens financiers et rendre possibles ces voyages scolaires au Rwanda sur les traces du génocide. Le premier a eu lieu il y a cinq ans, dans la foulée de l’amorce d’une réconciliation franco-rwandaise initiée par Emmanuel Macron. A travers les travaux d’une commission d’historiens qui, deux ans plus tard, en 2021, va souligner les «responsabilités lourdes et accablantes» de la France au Rwanda lors de la montée des périls. Le second voyage scolaire a eu lieu ce mois de mars.

Des élèves de terminale au lycée Thierry-Maulnier de Nice au Mémorial de camp Kigali, le 9 mars. (Paloma Laudet/Item Hors format pour Libération)

Au mémorial de Gisozi, les jeunes Français ont vu la photo de François Mitterrand. Une autre montrant un militaire français sur un barrage de Kigali contrôlant les papiers d’identité, avec la mention ethnique, aujourd’hui supprimée. Il aura fallu attendre plus d’un quart de siècle pour que des adolescents français puissent se confronter sur place à ces images, à ce passé commun. Pour Ali, Félix, Audrey, Pierre, Ethan, Céline, Maxime, Chloé, et leurs camarades, ce périple d’une semaine sur des lieux de mémoire est aussi une occasion de comprendre les conséquences de la déshumanisation de l’autre, de la manipulation des esprits, et de la peur.

Ils viennent des Moulins, où des quartiers très défavorisés jouxtent ceux des classes moyennes, dans une région largement acquise au Rassemblement national. Loin de chez eux, ils y pensent parfois. L’un d’eux déplore la «radicalisation» des jeunes de son âge. «Il y a de l’intolérance, beaucoup d’homophobie. Et tout passe par les réseaux sociaux», souligne-t-il. «Au lycée, on voit bien ceux qui sont séduits par [le président du RN] Jordan Bardella. Au départ, ils étaient plutôt dépolitisés», constate l’une de ses camarades.

«On perçoit le poids du chagrin de nos familles»

Le lendemain, au Home Saint-Jean, une guest house à l’entrée de la ville de Kibuye, dans l’ouest du pays, les lycéens découvrent l’autre visage du Rwanda : la beauté majestueuse des paysages. Devant eux, le lac Kivu s’enroule dans les plis d’un rivage luxuriant. Difficile d’imaginer qu’il y a trente ans, ce petit coin de paradis s’est transformé en enfer. A 200 mètres pourtant, se trouve l’église Saint-Jean. Plus de 4 000 Tutsis y ont été massacrés le 17 avril 1994.

Ce jour-là, les lycéens français se rendent chez Emilienne Mukansoro, à une heure de Kibuye. Il y a quelques années, elle est revenue s’installer dans le village où sa famille a été tuée. Elle a reconstruit la maison paternelle, puis a ouvert un centre d’accueil pour les femmes violées pendant le génocide. Certaines sont là, évoquent par bribes pudiques le calvaire qu’elles ont subi. Visages fermés, comme des masques à la beauté brutalement fanée. Les lycéens rencontrent aussi des enfants de rescapés du génocide. Des ados du même âge, vêtus des mêmes tenues. Aimé prend la parole : «C’est toujours compliqué pour nos parents de nous ouvrir leurs cœurs, raconter ce qui s’est passé.» Edouard : «On perçoit le poids du chagrin de nos familles. On en apprend plus sur le génocide à l’école qu’à la maison.» Un buffet est servi, les conversations deviennent plus informelles. Et puis soudain, quelqu’un branche la sono : une chanson, Petit Génie de Jungeli Alonzo, Imen Es, Abou Debeing et Lossa, qu’ils connaissent tous en France comme au Rwanda. Et les voilà qui se lèvent, sautillent en cercle. Adolescents français et rwandais, heureux de retrouver les mêmes codes. D’exorciser le passé.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024