Fiche du document numéro 34094

Num
34094
Date
Lundi 15 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
31837
Pages
3
Urlorg
Titre
Génocide au Rwanda : « L’oubli met en péril l’humanité » [Anne Lainé]
Sous titre
Le dimanche 7 avril marquait le 30e anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda. Trente ans plus tard, comment transmettre le témoignage des victimes ? Pourquoi le travail de mémoire est-il si important ? Pour Anne Lainé, réalisatrice du film Rwanda, un cri d’un silence inouï sorti en 2003, l’oubli met en péril l’humanité.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La Croix : Vous avez réalisé Rwanda, un cri d’un silence inouï en 2003, un documentaire où vous avez voulu donner la parole à des rescapés du génocide. Quel est l’objectif de ce film ?

Anne Lainé : Lorsque nous sommes partis au Rwanda pour tourner ce documentaire, c’était en 2002 soit huit ans après le génocide. À cette époque, l’opinion publique ne réalisait pas son existence même. Notre objectif était de faire la lumière sur ce qu’il s’était réellement passé en donnant la parole à des rescapés. Accompagnés de psychiatres et de psychologues, nous voulions montrer les séquelles d’un tel traumatisme sur la population.

Pourquoi le travail de mémoire est-il si important ?

A. L. : Un génocide est quelque chose de très particulier puisqu’il est porteur d’une violence abyssale. Comment justifier la volonté d’exterminer tout un peuple ? Après la Shoah et les horreurs découvertes dans les camps de concentration, on pensait que de tels agissements n’étaient plus possibles.

Près de cinquante ans plus tard, on observe pourtant le même phénomène au Rwanda. Dans la planification de ce nettoyage soi-disant « ethnique », les influences nazies ont d’ailleurs été nombreuses. On a retrouvé Mein Kampf sur la table de chevet du président Juvénal Habyarimana. L’oubli met en péril l’humanité, c’est pourquoi le travail de mémoire est si important.

Quel est l’impact d’un tel traumatisme sur les générations futures ?

A. L. : Ce qui ne se dit pas se transmet à coup sûr, et ce qui se dit peut ne pas se transmettre. Ce que je veux dire, c’est que même sans la parole, le traumatisme se transmet d’une façon ou d’une autre. Il est très difficile pour les victimes de parler de ce qu’elles ont subi, ce qui les astreint souvent au silence. Mais la parole est essentielle.

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de me rendre dans un centre pour polyhandicapés. Il se trouve que beaucoup de ces patients les plus gravement atteints étaient des arrière-petits-enfants de rescapés de la Shoah. Comment comprendre l’impact physique et psychologique de ce traumatisme si des mots n’ont pas été posés sur cette tragédie dans l’histoire de la famille ? Les générations suivantes peuvent porter des choses qu’elles ne savent pas et qu’elles ne peuvent pas comprendre.

Dans le travail de mémoire, il y a quelque chose de libérateur ?

A. L. : Oui je crois, même si c’est douloureux. Je l’ai vu avec les témoins que nous avons filmés, certaines choses ont pu être extériorisées. Les femmes avec qui je me suis entretenue se sont senties écoutées. L’une d’elles m’a confié que parler lui avait permis d’enlever une part de la haine qui la tuait. Pour nous aussi – en tant que Français – le dialogue fut libérateur. Il était d’important d’exprimer notre compassion et notre colère, de nous différencier des militaires français qui étaient présents en 1994 sur le sol rwandais.

A-t-on assez conscience en France de l’importance de commémorer cet événement tragique ? Sommes-nous conscients de notre responsabilité ?

A. L. : Je dirais qu’il y a une prise de conscience qui se construit petit à petit grâce au travail de mémoire. J’ai eu l’occasion de projeter mon film dans plusieurs lycées et de travailler ce sujet avec des classes. C’est lorsque ce travail est mené conjointement avec des professeurs que les élèves se sentent concernés.

De par mon expérience, je constate que lorsque nous les impliquons dans les démarches de commémoration, les jeunes s’intéressent et embrassent le sujet à bras-le-corps. Lors d’une commémoration, j’avais fait lire des témoignages de jeunes rescapés à des lycéens, et ils ne demandaient qu’une chose : travailler dessus.

Comment accompagner la parole des victimes ?

A. L. : Il y a eu un long travail de préparation en amont pour établir une relation de confiance avec les témoins, mais aussi sur le choix des mots dans les questions, que j’ai travaillé avec une psychologue. Ce n’était pas toujours facile. Pendant le repérage, nous étions souvent submergés.

Nous avons choisi de nous concentrer sur la parole des victimes, dans un cadre sobre, épuré de toutes images « parasites » qui auraient pu nuire à leur témoignage. Je voulais qu’ils soient beaux, qu’ils soient fiers d’eux, qu’ils se sentent dignes. L’image et le son nous ont permis de retranscrire des choses que ne peuvent pas retranscrire les mots : une main crispée sur un mouchoir, une expression, un sanglot dans la voix, un silence…

Les femmes que j’ai filmées avaient des cicatrices énormes. L’une d’elles ne pouvait ni rester assise, ni s’allonger tellement la douleur était insupportable. Elle s’est présentée avec un joli corsage rouge qui détonnait sur son corps marqué. Nous avons mis beaucoup de soin pour préparer la lumière et le cadre, cela la sécurisait. Nous voulions lui donner une belle image d’elle-même.

La réconciliation est-elle possible entre Hutus et Tutsis ?

A.L. : Aujourd’hui, on ne parle plus d’ethnies au Rwanda, il n’y a que le peuple rwandais. Par la force des choses, les deux groupes se sont mélangés. On ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé non plus, mais les jeunes générations se côtoient beaucoup plus. Il y a eu un travail considérable mené pour réparer le tissu social. Tout était détruit, il n’y avait plus de cadres, c’était un pays en ruine.

Les plus grands planificateurs du génocide ont été jugés, et dans les quartiers et les villages ont été créés des tribunaux populaires, les « gacaca ». Ces cercles en plein air ont permis de libérer la parole et de confronter les bourreaux à leurs victimes dans un effort de recherche de vérité. Les relations entre les deux communautés ne sont pas encore au beau fixe, mais évoluent pas à pas.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024