Fiche du document numéro 34077

Num
34077
Date
Vendredi 5 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3968057
Pages
2
Titre
« Les victimes ne voulaient pas la vengeance » [François-Xavier Nsanzuwera]
Sous titre
La question de la réparation judiciaire s’est imposée rapidement comme un enjeu majeur. Pour l’ex-magistrat rwandais François-Xavier Nsanzuwera, le Tribunal pénal international a permis d’adresser un message fort à son peuple et au monde.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Ancien procureur de Kigali lorsque le génocide des Tutsis débute, membre de l’ONG belge RCN Justice & Démocratie, François-Xavier Nsanzuwera a été durant douze ans avocat général auprès du bureau du procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Il vit en Belgique depuis 1995, où il est également chercheur associé en droit et criminologie à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié plusieurs ouvrages sur le génocide : la Battante (Fauves, 2018), la Rage de vivre (Michalon, février 2024) et Briseurs de destin (PUSL, avril 2024).

Vous étiez procureur à Kigali lors du déclenchement du génocide : sur quoi travailliez-vous alors et comment avez-vous survécu ?

J’ai été muté de Gisenyi à Kigali au mois de mai 1990 et, quand la guerre éclate, en octobre de cette même année, j’étais en stage en Italie. On me rappelle car les forces de sécurité arrêtent plus de 10 000 civils, en majorité tutsis, considérés par le régime comme des complices du FPR (le Front patriotique rwandais – NDLR). Nous sommes en fait, sans le savoir, au début du processus qui va mener au génocide. Je me rends rapidement compte que les dossiers sont vides, que ces arrestations sont arbitraires. Le régime voulait se débarrasser de ceux qu’il considérait comme opposants, surtout des intellectuels tutsis. Ces gens-là vont rester en prison pendant six mois environ, sans dossier judiciaire, avant d’être relâchés sur ordre d’un nouveau ministre de la Justice, Sylvestre Nsanzimana, un homme très intègre.

Devez-vous fuir rapidement quand le génocide survient ?

Le 7 avril 1994, lorsque est déclenché le génocide, j’ai déjà des problèmes avec les autorités administratives et le service du renseignement attaché à la présidence de la République. J’étais membre d’une organisation de défense des droits de l’homme (Ardho) et je venais de publier un livre (la Magistrature rwandaise dans l’étau du pouvoir exécutif. La peur et le silence complices de l’arbitraire). Dans ce livre, je dénonçais les connexions entre le préfet de Kigali et la milice Interahamwe. En février 1994, j’avais accusé ces autorités d’être derrière les violences politiques dans la capitale. Dès le matin du 7 avril, avec mon épouse, nous nous cachons chez un voisin, adjudant-chef à la gendarmerie. Celui-ci, sans tarder, nous met dehors et, le 10 avril, nous nous réfugions à l’hôtel des Mille Collines, où nous sommes restés pendant deux mois. J’ai pu en partir à l’occasion d’un échange de « déplacés » entre l’armée rwandaise et le FPR. J’ai repris mes fonctions de procureur de la République à la fin du génocide, à partir du 19 juillet 1994. J’ai eu à gérer les dossiers de milliers de personnes arrêtées car suspectées de participation au génocide des Tutsis. Mon premier travail était de les identifier. À la suite de ces arrestations massives et souvent aveugles, les ayant dénoncées, j’ai été obligé de quitter le pays à la fin mars 1995. Les victimes du génocide voulaient une justice équitable, pas la vengeance.

Vous êtes donc parti en Belgique à ce moment-là ; comment en êtes-vous arrivé à rejoindre l’équipe du procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), quelques années plus tard ?

Quand je suis arrivé en Belgique, j’ai rencontré les procureurs du TPIR, Louise Arbour puis Carla Del Ponte. Je connaissais les cerveaux, les organisateurs du génocide commis contre les Tutsis. J’ai été recruté en 2003. Au début, j’aidais les équipes chargées d’enquêtes à identifier les témoins importants, des gens qui avaient assisté au génocide mais n’y avaient pas participé. Je devais les convaincre de témoigner. En ma qualité d’avocat général au bureau du procureur, je me suis occupé des dossiers en appel. J’ai également participé au transfert des affaires vers les juridictions nationales, notamment vers le Rwanda et la France.

Le TPIR a été marqué par de nombreux procès au cours de ses vingt et une années d’existence : lesquels vous ont particulièrement marqué et pour quelles raisons ?

En tant que juriste et Rwandais, le procès de Jean-Paul Akayesu, ancien bourgmestre de Taba, m’a beaucoup marqué. Il est la première personne condamnée pour viols en tant qu’actes de génocide et crimes contre l’humanité. C’est important pour moi car ces violences sexuelles avaient été négligées dans les premières enquêtes et les victimes avaient beaucoup de mal à s’exprimer. C’est une histoire qui me touche personnellement, deux de mes sœurs ont été tuées à Kigali – l’une avec ses deux enfants et son mari –, à coups de pierres, et jetées dans des fosses communes. Des amies ont été violées devant leurs mari et enfants, avant d’être tuées. Sur le plan juridique, Jean-Paul Akayesu est la première personne condamnée depuis l’adoption de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’autre procès est celui du colonel Théoneste Bagosora, sans doute le plus connu des génocidaires. La presse internationale l’a présenté comme le cerveau du génocide des Tutsis. Il était directeur de cabinet au ministère de la Défense dès 1992. Ce procès était important car ce sont la garde présidentielle, l’escadron de reconnaissance et les para-commandos – trois unités d’élite de l’armée rwandaise – qui ont commencé les massacres à Kigali. Toutefois, dans ce procès, je regrette que ce colonel – que je considère comme faisant partie des cerveaux du génocide – ait été condamné uniquement pour les crimes commis durant trois jours, du 7 au 9 avril 1994. Le procès Bagosora ne montre pas ce qu’il fait après le 9 avril jusqu’en juillet.

Vous travaillez encore aujourd’hui sur la question des viols et violences sexuelles à l’université Saint-Louis, à Bruxelles. En quoi cette dimension est-elle fondamentale dans le génocide ?

Pour moi, ce crime comporte une spécificité dans la mesure où ces victimes ont été violées avant d’être assassinées. Il y a là un aspect d’humiliation, de destruction de l’avenir et de la vie à venir, d’autant plus que la plupart de ces miliciens Interahamwe étaient porteurs du virus du sida. J’ai travaillé sur le procès de Pauline Nyiramasuhuko (ministre de la Famille dans le gouvernement génocidaire, qui a incité les miliciens à violer les femmes – NDLR), dans lequel un nombre important de femmes qui ont témoigné étaient contaminées par le virus du sida. Nous sommes dans une logique d’extermination totale en empêchant les femmes, même rescapées, d’avoir des enfants.

Quel est, selon vous, le rôle du droit et de la justice internationale après un tel événement ?

Le TPIR, malgré les critiques, a permis l’arrestation de plusieurs cerveaux du génocide, ex-ministres, officiers supérieurs, réfugiés en Afrique de l’Ouest et en Europe. Le nouveau gouvernement n’aurait pas pu les faire arrêter et les juger. Sans le TPIR, ces personnes n’auraient pas été poursuivies. Ce tribunal a, en quelque sorte, participé à la stabilisation du pays. D’autre part, le Rwanda a jugé presque 2 millions d’exécutants du génocide (via les gacaca, des tribunaux communautaires villageois – NDLR), mais les cerveaux étaient plus à l’extérieur du pays. Le message à la population rwandaise était important : pas d’impunité pour les planificateurs du génocide. Je voudrais saluer le travail accompli par les juridictions extérieures, par la Belgique, qui, par le biais de la compétence universelle, a jugé un certain nombre de génocidaires qui y ont trouvé refuge. Je salue également la France et les États qui extradent vers le Rwanda les personnes se trouvant sur leur territoire et qui ont trempé dans ce crime odieux.

Était-ce également important d’adresser ce message au reste du monde, en tant que Rwandais ?

Oui, absolument. Je regrette seulement que nous n’ayons pas jugé assez de personnes. Le Conseil de sécurité de l’ONU faisait pression pour clôturer les travaux, notamment en raison du coût du TPIR, ce qui a poussé les décideurs à favoriser les plaidoyers de culpabilité pour accélérer les procédures. Il y avait des demandes de ne pas poursuivre les crimes sexuels pour se concentrer sur les autres crimes. Il faut reconnaître la complexité des affaires avant de faire des reproches au TPIR. Quand je suis arrivé en 2003, nous étions trois Rwandais seulement. Nous connaissions le contexte historique. Nous avons convaincu nos compatriotes de participer à l’œuvre de justice car, pour beaucoup de Rwandais, la communauté internationale les avait trahis et le TPIR était vu comme une façon trouvée par cette communauté internationale de se dédouaner. Avec le recul, je me suis rendu compte que mes collègues non rwandais ont travaillé dans un environnement difficile. Mais que se serait-il passé si les responsables du génocide n’avaient pas été arrêtés et jugés ? Voilà une question que ceux qui critiquent sans nuance le TPIR devraient se poser.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024