Fiche du document numéro 34052

Num
34052
Date
Mardi 9 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
535658
Pages
10
Urlorg
Sur titre
Génocide des Tutsis
Titre
Couvrir un génocide, entre douleur et révolte
Sous titre
Témoignage · À l’occasion de la 30e commémoration du génocide des Tutsis, une quinzaine d’auteurs et d’autrices ont été réunis dans un recueil de témoignages paru aux éditions Couleur Livres. Parmi eux, la journaliste belge Colette Braeckman revient sur son expérience lors de la couverture des évènements de 1994.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Au second plan, Colette Braeckman, au Rwanda, en 1994.
© Fernand Domange

Rwanda 1994. Quand L’Histoire s’écrit à la machette, Couleur livres, en vente depuis mars 2024, 175 pages, 16 euros.

Journaliste belge au quotidien Le Soir, Colette Braeckman a couvert le génocide des Tutsis dès avril 1994. Très vite, elle publie un livre considéré encore aujourd’hui comme une référence : Rwanda, histoire d’un génocide (Fayard, 1994). Elle est l’une des plumes de l’ouvrage collectif Quand l’histoire s’écrit à la machette, tout juste paru dans la maison d’édition belge Couleur Livres.

Partant d’une maxime rwandaise bien connue, « seul celui qui a traversé la nuit peut la raconter » (« Ijoro ribara uwariraye » en kinyarwanda), l’ouvrage donne la parole à celles et ceux qui ont vécu le génocide au plus près. Supervisé par Marc Schmitz, le livre réunit les témoignages bouleversants de survivants, d’intellectuels et de militaires belges. L’historienne française Hélène Dumas signe l’avant-dernier chapitre sur l’enseignement du génocide à travers les témoignages d’enfants rescapés, thématique qu’elle a particulièrement étudiée dans Sans ciel ni terre (La Découverte, 2021).

Le texte de Colette Braeckman est saisissant. Les doutes, pendant et après le drame, et la colère de cette journaliste aguerrie permettent de mieux saisir, trente ans après, les tergiversations de la presse internationale. Elle-même assure ne pas avoir tout de suite compris qu’il s’agissait d’un génocide – qui a fait 1 million de morts entre le 7 avril et le 15 juillet. Ce qu’elle voyait était certes inimaginable, mais il lui manquait une vue d’ensemble pour saisir l’ampleur du désastre. L’un des contributeurs, un militaire qui dirigeait les Casques bleus belges, explique également qu’il avait une totale méconnaissance du « plan génocidaire » (contrairement aux autorités belges et françaises).

Ces témoignages permettent de rappeler qu’il est toujours plus aisé de juger a posteriori. Et que le travail de terrain est bien souvent entravé par une multitude d’obstacles, qu’ils soient d’ordre politique, personnel ou simplement logistique, alors qu’Internet n’était pas encore disponible. C’est donc tout à l’honneur des témoins de l’époque d’avoir su faire un travail introspectif, de nommer sans ambages l’innommable et de dénoncer les responsabilités des acteurs impliqués dans ce drame. Trois décennies plus tard et face à la masse de connaissance désormais disponible, les idéologies de déni ou de négation ne sont plus entendables.

Afrique XXI publie ici le chapitre écrit par Colette Braeckman et intitulé « Couvrir un génocide, ou l’alchimie du témoignage, de la douleur, de la révolte... »
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

PERSONA NON GRATA AU ZAÏRE DE MOBUTU

« Si durant des années, le Zaïre de Mobutu [actuelle République démocratique du Congo, NDLR], ses frasques, ses excès, ses querelles avec la Belgique faisaient les manchettes des journaux, le Rwanda n’était jamais loin, pour la presse belge en tous cas : durant les années 1980, au regard du Zaïre fantasque, riche et dispendieux, le Rwanda faisait figure de bon élève. Appliqué, travailleur, moins doté par la nature que son extravagant voisin, mais ordonné, fiable. Le pays des Mille Collines était le paradis des coopérants, des missionnaires, des religieuses ; des églises de brique rouge, des dispensaires, des écoles marquaient le paysage.

Mon premier voyage, en 1985, fut celui de l’agréable surprise : à première vue tout n’était qu’ordre et beauté, les autorités se montraient amicales, le sourire était de rigueur et tenait lieu de parole. Il ne fallait cependant pas beaucoup insister pour percevoir les failles, recueillir quelques confidences lorsque la nuit tombait, pressentir une inquiétude latente : la corruption augmentait, l’influence de Mobutu sur la famille du Président s’avérait pernicieuse, la crainte du sida, dont il était interdit de parler ouvertement alors que la contamination montait en flèche, plombait les relations sociales. Des réfugiés tutsi, chassés dans les années 1960, se pressaient aux frontières des pays voisins et réclamaient leur droit à disposer d’un passeport, d’une nationalité, d’un pays…

La guerre de 1990, lancée par le Front patriotique rwandais (FPR) depuis la frontière ougandaise, confirma toutes les inquiétudes : les Tutsi entendaient revenir au pays, reprendre leur nationalité, leur place dans la société et accessoirement, leurs biens. Et chacun d’assurer qu’il n’y avait guère de place pour eux, de soupirer « tout cela va mal finir », tandis que des dizaines de coopérants belges, dans un bel élan, adressaient une lettre de soutien au président Habyarimana face à l’« agression étrangère » dont était victime le pays où ils vivaient heureux.

Comme je suivais de trop près et peut-être avec trop de passion les remous qui agitaient le Zaïre, la conférence nationale souveraine, l’exode des Baluba chassés du Katanga, les querelles avec la Belgique, la montée de l’exigence démocratique, le Guide décréta que, « de son vivant », jamais je ne pourrais remettre les pieds dans son pays. Comme il ne me restait plus qu’à attendre, je me rendais de plus en plus souvent au Burundi, qui faisait l’expérience de la démocratie, et au Rwanda confronté à la guerre à ses frontières.

« IL EST MINUIT MOINS CINQ »

Était-ce un pressentiment, ou la suite de mon bannissement du Zaïre ? J’avais le sentiment d’une urgence et je pressais Le Soir de saisir toute occasion pour me laisser aller au Rwanda, qu’il s’agisse de préparer le tournage d’un film, d’accompagner une délégation officielle ou une ONG. De chaque voyage je rentrais plus inquiète, me souvenant des avertissements qu’en décembre 1993 m’avait transmis la Première ministre Agathe Uwilingiyimana. Cette femme courageuse, d’origine hutu, détestée par le clan présidentiel et qui allait périr le matin du 7 avril 1994, assurait que les extrémistes étaient prêts à tout, y compris à l’assassiner et à faire des victimes parmi les Casques bleus belges. Cependant, le pire n’était pas certain car nombreux étaient les journalistes indépendants, les militants des droits de l’homme, les citoyens – ceux que l’on appellera plus tard les « modérés » – qui croyaient au changement démocratique. À cette époque, les pressions internationales étaient telles que le régime paraissait acculé, obligé de lâcher du lest et d’appliquer enfin les accords de paix signés à Arusha.

Mon dernier séjour au Rwanda, avant le funeste mois d’avril, eut lieu fin mars 1994. Je me souviendrai toujours qu’au dernier soir d’un colloque organisé par la coopération belge, un journaliste rwandais, André Kameya, m’invita à prendre une bière, en disant « c’est la dernière fois, car nous tous nous allons être tués ». Énumérant toutes les menaces qui pesaient sur les Tutsi et sur les Hutu opposés à la violence, décrivant les distributions d’armes aux Interahamwe dispersés sur les collines et la radicalisation totale des esprits, mon dernier article portait comme titre « Le Rwanda entre la paix et la guerre ». J’espérais qu’il alerterait les politiques, déjà instruits par les propos de Willy Claes, le ministre belge des Affaires étrangères qui avait déclaré en janvier de la même année « il est minuit moins cinq ».

Lorsque Le Soir m’appela dans la nuit du 6 au 7 avril pour m’informer de l’attentat contre l’avion du Président1, je ne fus pas réellement surprise : le « quelque chose » que prédisait la radio des Mille Collines et que redoutaient mes interlocuteurs tutsi était arrivé, je savais que les massacres allaient commencer. Durant deux jours, accrochée au téléphone mais sans prendre la mesure de la tragédie, et, comme tout le monde, secouée avant tout par la mort des dix paras belges, je préparai mon départ. Le week-end suivant l’attentat, au départ de Bujumbura, je pris la route de Butare. Là, tout était calme, le bourgmestre (qui allait être tué quelques jours plus tard) protégeait ses administrés et seul un long convoi hérissé de tous les drapeaux des agences de l’ONU et des ambassades témoignait du sauve-qui-peut au départ de la capitale.

JE NE PENSAIS QU’À ESSAYER DE COMPRENDRE

Un ami belge qui avait refusé d’abandonner son poste à l’hôpital de Kigali me sauva la vie : il me décrivit la montagne de cadavres que les bennes des camions poubelles déchargeaient dans le fossé et surtout il m’adjura de ne pas venir dans la capitale. Il assurait que les miliciens avaient ordre de me rechercher car, disaient-ils, j’étais une amie des opposants et des Tutsi. Après avoir fait un long détour par Bujumbura puis par le Kenya, je me retrouvai à l’aéroport de Kigali deux jours plus tard, avec interdiction d’en sortir, sauf pour de rares incursions dans la ville, accompagnant des militaires belges chargés de rechercher les expatriés et de les mettre en lieu sûr à l’aéroport avant leur départ.

À travers Kigali, notre convoi traversait l’un des cercles de l’enfer : les cadavres jonchaient le sol, à tout moment des tirs nous visaient, des hommes couverts de feuilles de bananier séchées levaient leur machette en nous voyant. À l’aéroport, nous campions dans la salle des départs, dormant sur les tapis roulants. Je ne pensais à rien d’autre qu’essayer de comprendre ce qui se passait en ville, interrogeant les civils que l’on évacuait, les confrères français qui, eux, pouvaient circuler dans la capitale en folie, téléphonant lorsque c’était possible.

Ma seule obsession, c’était recueillir des informations, rédiger un texte, le faire parvenir au journal, en empruntant le téléphone satellite que me prêtaient gentiment François Ryckmans et Simone Reumont de la RTBF. J’avais oublié mes prémonitions du mois précédent ; mes contacts ne servaient plus à rien car nombre d’entre eux, comme Lando Ndasingwa, étaient déjà morts, je vivais de minute en minute, en essayant d’observer quelques règles de base, d’hygiène et de survie. J’étais tout entière tendue vers un seul impératif, essayer d’en savoir davantage, écrire, envoyer, réussir à circuler en ville. C’est sans rechigner que j’obéis lorsque les militaires belges nous enfournèrent dans le dernier avion qui quitta Kigali, visé par des tirs venus d’on ne sait où, en nous disant que c’était le FPR qui exigeait le départ de tous les étrangers.

« JE N’AI PAS IDENTIFIÉ TOUT DE SUITE LE GÉNOCIDE »

À ce moment, je n’avais aucune vue d’ensemble de la situation et arrivée à Bruxelles, je n’en avais guère plus : à cette époque, Internet n’existait pas, ni les portables, ni les réseaux sociaux. C’est par phonie que les ordres religieux, ma principale source d’information d’alors, en plus des dépêches d’agence, communiquaient avec les missions dispersées à travers le pays puis m’adressaient des fax qui se résumaient à de longues listes de personnes assassinées, souvent dans les églises.

Je n’ai pas identifié tout de suite le génocide. Depuis Bruxelles, je ne pouvais que répercuter les informations fragmentaires concernant les tueries d’un côté, les avancées du FPR de l’autre. Il me fallut du temps pour mesurer que les massacres avaient lieu, simultanément, dans tout le pays et que les tueurs étaient organisés, coordonnés. Que le Rwanda était l’objet d’une tentative de destruction massive, systématique de l’une de ses composantes, les Tutsi.

Il faut dire que dans ces premières semaines d’avril, l’attention de l’opinion belge était surtout focalisée sur l’assassinat des dix Casques bleus. L’indignation, l’écœurement, le chagrin montaient à mesure que les détails de leur mort atroce et de leur abandon nous parvenaient et bien rares furent ceux qui protestèrent lorsque le ministre des Affaires étrangères Willy Claes décida de retirer l’ensemble du contingent belge. Lorsque nos militaires, épuisés et dégoûtés déchirant leur béret car ils avaient failli à leur mission, arrivèrent au pays, une cérémonie d’hommage fut organisée à leur intention mais seuls les politiques affichaient un visage serein.

Il nous fallut du temps pour mesurer à quel point cette décision de retirer les troupes était lâche, irresponsable, pour comprendre les conséquences funestes de cet abandon d’un peuple en danger de mort. Dans un premier temps cependant, l’opinion belge, presque unanime pour une fois, avait soutenu ce réflexe de « sauver les nôtres » et de laisser « les Rwandais se débrouiller entre eux ». Des ressortissants rwandais vivant en Belgique furent presque les seuls à mettre en cause le bien-fondé de cette décision…

« JE DISTINGUAIS DES DÉPOUILLES DANS LES FOURRÉS »

En mai, alors que le terme fatidique « génocide » avait été prononcé – en Belgique, ce sont les associations juives qui furent les premières à identifier le mal et à prendre la tête des protestations… –, je m’étais remise du premier choc et étais prête à retourner au Rwanda. Le seul accès possible était via l’Ouganda, car du côté des forces gouvernementales, je demeurais persona non grata. À Entebbe, je pris la route du Rwanda en compagnie d’un journaliste de RFI, à bord d’une voiture de location.

À la frontière, le FPR, bien organisé, nous ordonna d’attendre une occasion pour pénétrer dans le pays. Il n’était pas question de voyager seuls, nous devions être accompagnés par une escorte composée de deux militaires. Ces derniers étaient chargés de nous guider, de nous protéger sans doute, de nous empêcher aussi d’aller n’importe où dans ce pays en guerre. De la frontière jusqu’aux abords de Kigali que le FPR encerclait sans faire tomber, nous avons suivi l’avancée des combattants en passant par le Bugesera. À chaque fois qu’une ville était prise – Nyanza, Nyamata, Nyarubuye – et que les forces gouvernementales se retiraient, nous étions autorisés à y pénétrer, mais bien après les combattants, qui poursuivaient leur avancée.

À nouveau, il me faut répéter que nous n’avions pas de vision d’ensemble, pas de téléphone satellite, de liaison Internet qui nous aurait permis de nous concerter avec des confrères, de lire leurs informations, de discuter avec les collègues à Bruxelles. Je n’avais rien d’autre que la possibilité, le soir, de faxer mes papiers ou de les dicter à la rédaction, sans savoir dans quel ensemble ils s’inscrivaient. Dans un tel contexte, comment livrer autre chose que ce qu’on a vu, ressenti, ou qu’un témoignage individuel ? Aucune analyse n’était possible et, sur le terrain, j’ignorais tout de la polémique qui, en Europe, se développait de plus en plus : les uns accusaient le FPR d’avoir abattu l’avion du Président afin de prendre le pouvoir, les autres mettaient en cause les durs du régime qui auraient délibérément sacrifié leur chef affaibli.

Pour ma part, ce que je voyais, c’étaient des salles de classe dévastées, des corps d’enfants qui gisaient entre les bancs, la tête fracassée. Je distinguais des dépouilles dans les fourrés et j’aurais été bien incapable de donner l’heure et la date de leur décès ; je découvrais des églises au toit troué par des grenades, avec des curés qui revenaient de la brousse où ils s’étaient cachés et qui me déclaraient en pleurant qu’une partie de leurs paroissiens avait tué l’autre. Je voyais aussi des orphelins qui erraient en silence, des gosses perdus et blessés que les jeunes femmes du FPR recueillaient en précisant bien qu’ils n’étaient pas adoptables – « nous en avons déjà perdu tellement… » –, je voyais des camions qui revenaient du « front » et déversaient des survivants ramassés dans les bananeraies ou au bord des cours d’eau et des mares où ils s’étaient cachés dans les roseaux. Tous, en trébuchant sur la terre ferme, se demandaient s’ils étaient morts ou vivants. À la descente du camion, il m’est même arrivé de reconnaître l’un ou l’autre des passagers et de le prendre dans mes bras.

« TRANSMETTRE MON TÉMOIGNAGE, LE PLUS FIDÈLEMENT POSSIBLE »

Je ne me posais pas la question du « camp », du parti pris, des exégèses qui allaient suivre : j’étais là pour avancer en direction de Kigali par des chemins de traverse, en évitant les zones de combat, et seules m’intéressaient les victimes. Il me fallait écouter ceux qui voulaient bien parler, enregistrer ce que je voyais, me remplir les yeux et les oreilles car je savais qu’un jour, j’allais devoir témoigner de tout cela. Dès que la voiture s’arrêtait, je prenais des notes, je me jurais de ne rien oublier. Je savais bien que je ne pouvais pas aller partout, que certains itinéraires nous étaient interdits, mais je savais aussi qu’en temps de guerre, cela n’a rien d’exceptionnel. Et du reste, nul ne nous expliquait quoi que ce soit, il fallait seulement être prêts à suivre, à avancer vers la capitale.

Seuls quelques petits détails traversaient ma conscience, à savoir que les hommes du FPR étaient disciplinés, que nombre d’entre eux se présentaient comme médecins ou infirmiers, engagés volontaires, que les véhicules dans lesquels ils se déplaçaient comptaient étonnamment peu de kilomètres au compteur. Je m’interrogeai alors sur l’origine de ces jeeps quasi neuves en pensant que les rebelles étaient bien dotés en matériel. Mais pour moi, cela n’était pas essentiel et je me demandais d’où mon collègue et compagnon de voyage – Jean Hélène, correspondant du Monde et de RFI – tirait l’information selon laquelle les soldats du FPR continuaient à être approvisionnés en armes neuves depuis l’Ouganda : pour ma part, je ne relevai rien de cela, car ce n’était pas là le plus important à mes yeux… Sans doute mon collègue avait-il été briefé avant le départ par des sources françaises qui privilégiaient la version mettant en cause le FPR soutenu par l’Ouganda.

L’important à mes yeux, c’était de ne pas craquer, d’écarquiller les yeux, d’être attentive à tout, de noter mes impressions, de les garder en mémoire, de rédiger et d’envoyer mes articles dans les temps requis. Il n’était pas question de me sentir fatiguée, émue, de pleurer, de craquer. C’était un luxe que je ne pouvais me permettre, ni dans le présent immédiat ni au retour ; les émotions étaient refoulées dans un coin de ma conscience et je savais qu’elles ne disparaîtraient pas de sitôt. Je ne cessais de me rappeler, à regret, que j’étais incapable de soigner les victimes, de recueillir les enfants, de négocier la fin des conflits, ni de prendre une arme pour stopper les tueurs. Je me répétais que je n’avais qu’une seule tâche, un seul devoir, ouvrir les yeux et transmettre mon témoignage, le plus fidèlement possible.

« LES TUEURS SE SONT TRANSFORMÉS EN RÉFUGIÉS »

Au retour non plus, je n’ai pas craqué. Certes, en découvrant les bouleversants reportages de mes collègues, en regardant des photos, très rares d’ailleurs, des bouts de films, et même en relisant mes propres textes comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un d’autre, je me permettais enfin de prendre la mesure de la tragédie. C’est alors seulement, dans la solitude et le silence retrouvés, que je m’autorisai à sangloter, à maudire mon impuissance. Mais pas longtemps, car je savais que ma tâche n’était pas terminée, qu’il me fallait continuer à lutter pour découvrir et maintenir la vérité. Raconter, expliquer, donner à savoir, proposer des pistes de réflexion.

Cet été 1994, je n’ai pas pris de vacances. La seule idée de farniente au bord d’une plage ou ailleurs me paraissait indécente, ce qui restait à faire était tellement plus important. Le Rwanda me hantait. Je suivais le déroulé de l’opération Turquoise et les controverses qu’elle suscitait ; j’étais retournée dans le pays fin août pour assister à la fin de l’intervention française et à l’exode des Hutu vers le Kivu. J’avais ainsi découvert comment des tueurs, une fois la frontière traversée, s’étaient transformés en réfugiés, victimes à leur tour, emportés par le choléra, objets de l’attention internationale et bénéficiaires d’une aide finalement plus importante que celle qui atteignait, à l’intérieur du Rwanda, les survivants du génocide.

Il me semblait que la tragédie des réfugiés du Kivu était plus « supportable » pour l’opinion internationale que l’opaque cruauté du génocide. Les réfugiés, terrés dans leurs « blindés » – des abris de branchages recouverts de toile –, représentaient une image connue de la détresse humaine. Des femmes fuyant avec des ballots sur la tête coïncidaient avec un cliché plus familier des malheurs africains que la découverte, à l’intérieur du Rwanda, de femmes éventrées, empalées par leurs voisins ou même achevées par leur époux. Il fallut des années pour qu’à la faveur de récits tenus par des victimes devant le tribunal international d’Arusha, on découvre que le viol avait été l’une des armes du génocide comme plus tard, au Congo, il allait devenir l’une des techniques de la guerre.

Sans surprise, les camps de réfugiés hutu au Kivu suscitèrent davantage d’attention médiatique et plus d’aide internationale que le Rwanda tout entier, ce pays dévasté où les journalistes, dans le feu du génocide, n’avaient été que quelques dizaines, silhouettes trébuchantes et myopes se traînant de charnier en charnier, avec toujours un temps de retard sur l’horreur.

« LE DÉNI ALLAIT ACCOMPAGNER LE CRIME »

Durant cet été 1994, j’écrivais des articles et des reportages le jour mais le soir, sans relâche, je refaisais la synthèse de ce que je savais du Rwanda. J’essayais de reconstituer son histoire, de me souvenir du rôle des Belges, des colonisateurs et des missionnaires. Je rebattais les cartes de mes propres souvenirs, je remettais autant que possible en place les pièces du puzzle sanglant. Pourquoi tant de hâte ? Pourquoi ce désir d’être parmi les premières à publier un livre sur le Rwanda2 ? Parce que j’avais la certitude que le déni allait accompagner le crime. Que le mensonge couvait déjà, que les officines se préparaient à déverser des accusations mensongères et que dans mon pays, des « amis de toujours » (entre autres dans certains milieux catholiques) se préparaient à accueillir à bras ouverts certains des bourreaux et à jeter de la confusion sur l’identité des victimes et les origines du désastre.

Il y avait urgence et je n’avais guère le temps de craquer. D’une certaine manière, la guerre se poursuivait et la mienne était médiatique. En souvenir des amis disparus, de tous ceux qui m’avaient tenue informée, il me fallait poursuivre la tâche.

Mais peut-être aussi me sentais-je incapable de répondre à cette question existentielle demeurée sans réponse jusqu’à ce jour, sorte de brûlant syllogisme : les bourreaux, qui commettent de telles abominations sont-ils des humains, au même titre que moi-même, que mes proches ? La réponse est évidemment oui. D’où la question suivante : s’ils sont humains autant que je le suis, de quoi suis-je moi-même capable ? Si je me trouvais dans la même situation qu’eux, talonnée par la misère, rongée par la haine, travaillée par la propagande, poussée par les voisins, quelle serait ma réaction ? Protéger, refuser de tuer, m’enfuir ou faire comme tout le monde et courber une nuque obéissante ?

« LA VICTIME PEUT-ELLE SE TRANSFORMER EN TORTIONNAIRE ? »

Qui sommes-nous vraiment, eux, moi, l’être humain en général ? Je n’ai pas de réponse à cette question et deux ans plus tard, j’allais être confrontée à une autre équation : est-il possible que la victime, ou ceux qui s’en réclament, ou ceux qui l’ont sauvée, se transforment en tortionnaires ? Qu’au nom des suppliciés d’hier, des crimes abominables soient à nouveau commis, que la violence se transporte ailleurs, que les libérateurs d’aujourd’hui deviennent les bourreaux de demain ? Qui sommes-nous, qui suis-je ? N’apprendrons-nous jamais ? Jusqu’où peut aller cette violence qui nous emporte ? Qui brisera le cycle ?

Lorsque la guerre se transporta deux ans plus tard au Kivu, annoncée par Kagame lui-même écœuré par l’impuissance de la communauté internationale et désireux de forcer les réfugiés à regagner leur colline au pays, je découvris que les libérateurs du Rwanda pouvaient devenir les impitoyables conquérants du Congo. Qu’à leurs yeux non plus, la vie humaine valait peu de chose par rapport à l’objectif final.

La traque des réfugiés hutu dans les forêts congolaises allait se révéler une nouvelle tragédie et donner naissance à une autre polémique, qui se poursuit toujours, sur le thème d’un « deuxième génocide » dont auraient été victimes cette fois des citoyens congolais et un nombre indéterminé de réfugiés hutu. À nouveau se bousculaient des questions sans réponse sur la nature humaine, sur la cruauté dont ce bipède est capable. Et je me demandais qui serait jamais apte à construire des barrières assez solides pour endiguer la haine, le désir de vengeance ? Comment croire que la religion y parvienne un jour, après l’échec total du Rwanda, où tous, massacreurs comme victimes, se déclaraient catholiques et fréquentaient les mêmes églises ?

« LE CHAGRIN DE N’AVOIR ÉTÉ QU’UN FURET QUI COURT »

Plus d’un quart de siècle plus tard, dans un Congo taraudé par la question ethnique, dressé contre son voisin rwandais qui, à l’époque, l’a humilié et vaincu, la haine rôde toujours dans la région, et les victimes sont congolaises. Qui brisera un jour le cercle vicieux, la contamination de la violence ? Ces questions-là me hantent toujours, auxquelles s’ajoutent les réflexions sur les responsabilités des journalistes, des usagers des réseaux sociaux… Parfois je pense que si Internet avait été largement répandu en 1994, le génocide aurait pu être enrayé, car tout le monde, en temps réel, aurait su ce qui se passait et qu’il aurait alors été impossible de ne pas intervenir, de ne pas modifier d’urgence le mandat des Casques bleus.

Mais généralement je conclus qu’au contraire, le génocide aurait pu être perpétré encore plus rapidement, car les réseaux sociaux auraient répandu la haine et les consignes de mort plus vite qu’un feu de brousse. Internet n’a pas empêché les tueries, les assassinats ciblés de se poursuivre dans l’Est du Congo et en particulier au Sud-Kivu ou dans l’Ituri.

J’éprouve aussi, évidemment, le chagrin de n’avoir pu faire plus. De n’avoir pas, en même temps, ouvert un orphelinat, adopté une fratrie, monté un projet de coopérative agricole… De n’avoir été qu’un furet qui court, un témoin refusant de trop s’engager afin de préserver son objectivité, sa liberté critique, sa mobilité. Les livres, les articles, la recherche de la vérité des faits ont été ma seule réponse. Pas grand-chose sans doute, mais cette quête-là était la seule à ma portée. »

[Notes :]

1. Dans cet avion, abattu par deux missiles lors de sa phase d’atterrissage à Kigali, ont péri les présidents rwandais et burundais Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, et dix autres personnes, dont les membres d’équipage français.

2. Rwanda, histoire d’un génocide, Fayard, 1994.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024