Fiche du document numéro 34024

Num
34024
Date
Mercredi 10 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
218517
Pages
3
Urlorg
Titre
Génocide des Tutsis du Rwanda : la vérité suppose la mesure – par Bernard Cazeneuve [Bernard Cazeneuve réécrit l'Histoire]
Sous titre
« En dépit de l’effort fait pour rendre intelligible l’engrenage ayant abouti au génocide, demeure l’incapacité de certains commentateurs et responsables politiques à s’en tenir aux seuls faits ».
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MIP
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation


Il y a trente ans, au Rwanda, un génocide se produisait. Il devait aboutir à l’extermination de près d’un million de Tutsis et d’opposants au régime de Juvénal Habyarimana par les milices extrémistes hutus. Des crimes d’une rare cruauté, organisés et orchestrés par un gouvernement intérimaire sans légitimité, et composés d’individus lâches, corrompus et dépourvus de toute humanité, donnaient une dimension de tragédie à la haine méthodiquement entretenue par un régime à l’encontre de son propre peuple. Par la folie d’un pouvoir monstrueux par ses méthodes et par ses buts, des Rwandais éliminaient sauvagement d’autres Rwandais, dans l’indifférence de la communauté internationale, dont l’incurie des décisions ajoutait le sentiment de l’impuissance au traumatisme des massacres perpétrés dans le pays aux mille collines.

Plus de trente ans après, les passions sont toujours aussi vives et les mises en cause aussi virulentes. L’incontestable barbarie dont les génocidaires se sont montrés capables, la douleur des victimes et de leurs familles, les zones d’ombre qui demeurent, notamment concernant les circonstances de l’attentat contre l’avion des présidents burundais et rwandais alors en exercice, expliquent pour partie seulement l’intensité des polémiques, mais aussi les multiples tentatives de manipulation, orchestrées par certains des acteurs de la tragédie rwandaise.

« Pour avoir été rapporteur de la mission d’information parlementaire en 1998, j’ai pu mesurer combien le chemin vers la vérité était semé d’embûches »



Commissions d’enquête. En France, l’action de François Mitterrand et de ses gouvernements ayant été systématiquement mise en cause, deux commissions d’enquête ont été créées : l’une parlementaire, présidée en 1998 par Paul Quilès, l’autre instituée à l’initiative du président de la République et dont la coordination des travaux fut confiée à Vincent Duclert. L’une et l’autre se sont employées à établir les faits et à pointer la responsabilité des acteurs en cause, en France et à l’étranger.

Pour avoir été rapporteur de la mission d’information parlementaire en 1998, j’ai pu mesurer combien le chemin vers la vérité était semé d’embûches. De ce point de vue, on ne peut que saluer la décision prise par Emmanuel Macron d’ouvrir plus largement les archives disponibles à la commission Duclert, dans la continuité des déclassifications déjà consenties par le gouvernement de Lionel Jospin, en 1998. Mais, en dépit de l’effort fait pour rendre intelligible l’engrenage ayant abouti au génocide, demeure l’incapacité de certains commentateurs et responsables politiques à s’en tenir aux seuls faits, à la rigueur de leur chronologie, aux intentions réelles des gouvernements ayant agi et décidé avant que les massacres ne soient perpétrés — mais aussi après qu’ils le furent — dans un contexte où rares étaient ceux qui avaient le courage de prendre leurs responsabilités. Cette discipline est sans doute moins satisfaisante pour l’ego, que celle qui consiste à réinterpréter l’action de tel ou tel gouvernement, à l’aune d’une histoire dont on connaît désormais l’issue tragique.

Concernant le procès instruit contre la France, il vise essentiellement François Mitterrand, que les esprits les moins nuancés transforment désormais en complice des génocidaires, et le gouvernement d’Edouard Balladur, qui aurait été impuissant, avec ses interlocuteurs occidentaux et africains, à arrêter le génocide. La charge est violente. Elle est ancienne. Ceux qui en sont la cible ne sont plus là pour se défendre et ceux qui pourraient encore le faire se taisent, redoutant le sort qui leur serait réservé, s’ils osaient soudainement s’exprimer de bonne foi.

Le coupable idéal est depuis longtemps désigné. Il lui est interdit de se défendre par la coalition de ceux qui n’ont rien fait ou qui ont un intérêt commun à faire oublier ce qu’ils ont pu faire

Dénonciation. Dès lors, est-il indécent de rappeler que la décision de la France d’intervenir au Rwanda fut prise parce qu’une guerre était déclenchée de l’Ouganda contre une ancienne colonie belge, dont le colonisateur s’était cyniquement désintéressé du sort des populations ? Doit-on occulter, dans le jugement qu’on porte sur la France, le fait qu’elle intervint alors que ses intérêts propres n’étaient pas en jeu, afin d’éviter que les massacres qui avaient accompagné le processus de décolonisation belge, en 1962, ne se reproduisent ? Est-il intellectuellement honnête de continuer d’affirmer que la France aurait été complice du génocide alors qu’elle avait quitté le Rwanda dès octobre 1993, à la demande de Paul Kagamé, après que les accords d’Arusha avaient été signés et qu’elle avait été remerciée de ses efforts par les dirigeants du FPR eux-mêmes ? L’application de ces accords, imposant le partage des postes, à la fois au sein du gouvernement et des armées n'était-elle pas placée sous la supervision des troupes des Nations unies, autrement dit de la Minuar, conformément à la résolution n° 872 du Conseil de sécurité ? La décision des autorités belges de se retirer de la Minuar, dès le commencement du génocide, et la réduction de ses effectifs à 270 soldats, au terme d’un vote unanime du Conseil de sécurité, relève-t-elle de la seule responsabilité de la France ? Le gouvernement français est-il coupable de la volonté des Etats-Unis de bloquer, jusqu’au 22 juin 1994, le vote d’une résolution du Conseil de sécurité autorisant une opération militaire à vocation humanitaire au Rwanda, en dépit de l’action diplomatique déployée par la France, sous la conduite d’Alain Juppé, pour la rendre possible compte tenu de l’urgence ? La force humanitaire Turquoise n’a-t-elle pas permis de sauver des vies, grâce à l’engagement de militaires français, dans un contexte où les massacres se poursuivaient ?

Nous pourrions égrener à l’infini ces questions, et nous le ferions en vain. Le coupable idéal est en effet depuis longtemps désigné. Il lui est interdit de se défendre par la coalition de ceux qui n’ont rien fait ou qui ont un intérêt commun à faire oublier ce qu’ils ont pu faire. Les fautes qu’on prête à la France devraient, selon ses contempteurs, la condamner à se terrer et à se taire. Ses avocats sont eux-mêmes des coupables en puissance. S’il venait à l’esprit de l’un d’eux de dénoncer les viols et les crimes en série commis en République démocratique du Congo par les milices de Paul Kagamé et que le prix Nobel de la Paix, Denis Mukwege, s’emploie à réparer avec pour seule arme sa profonde humanité, le procès en révisionnisme serait immédiatement instruit. Comme si l’horreur du génocide et sa dénonciation sans faille, n’étaient pas compatibles avec l’indignation légitime suscitée par d’autres crimes, autrement qualifiés, mais sur lesquels on préfère jeter un voile pudique, pour ne pas contrarier les icônes dont il arrive parfois que nous soyons, par ivresse narcissique, les idiots utiles.

Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024