Fiche du document numéro 33873

Num
33873
Date
Jeudi 21 mars 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
200454
Pages
5
Urlorg
Titre
Scholastique Mukasonga : « Ma préoccupation était de les sortir du statut de “cafard” »
Sous titre
L’écrivaine franco-rwandaise, âgée de 67 ans, vient de publier un nouveau roman, « Julienne ». Un ouvrage qui vient ajouter un dernier chapitre à son histoire et celle des siens, assassinés durant le génocide de 1994.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Scholastique Mukasonga, le 6 juillet 2022. © Mantovani-Gallimard/OPALE

Écrire et dire le génocide des Tutsi (4/5) – Fragile, malingre, regrettée. Julienne était la quatrième fille de la famille. Née en 1962 dans la misère profonde, c’est à cette cadette que Scholastique Mukasonga a dédié son onzième ouvrage éponyme. Naturelle, souriante, innocente. C’est aussi comme ça que l’écrivaine décrit sa petite sœur, « [sa] protégée », selon la tradition rwandaise.

« Sa mort est un échec pour moi »

Son dernier ouvrage est paru à quelques semaines des commémorations du trentième anniversaire du génocide. Comme Lidia, l’héroïne de son roman, Scholastique a pleuré tous ses morts avec les autres. Mais Julienne, « c’est sa morte à elle ». « Elle est morte aimée, ajoute, pensive, l’écrivaine lorsque nous la rencontrons. Ce livre est une expérience vécue tellement douloureuse que je ne pouvais pas l’écrire sans passer par le roman. Sa vie passait avant la mienne, et sa mort est un échec pour moi. »

Ce livre, Scholastique Mukasonga devait l’écrire depuis plus de quinze ans, mais ne parvenait pas à s’y résoudre. Elle y est finalement parvenue, « redonnant place à toute l’affection indélébile portée à Julienne, et plus de place à l’innocence et à la gentillesse ». Car écrire a été un moyen pour l’écrivaine de ne pas sombrer dans la folie, de donner un visage éternel aux siens, mais aussi de soigner ses blessures.

À Jeune Afrique, Scholastique Mukasonga évoque une expression rwandaise, « Kudufata mu mugongo » : « On l’emploie lors du deuil d’un être cher : les amis, les voisins viennent “vous soutenir le dos”, c’est-à-dire prendre part à votre douleur. Le dos, parce qu’on considère que la douleur la plus extrême est la perte d’un enfant et pour la mère qui l’a porté dans le dos, c’est comme si la douleur se concentrait là. » L’écrivaine a perdu 37 membres de sa famille au cours du génocide des Tutsi de 1994.

« La première fois que je suis traitée comme un cafard »

Scholastique Mukasonga n’a pas tenté de dépeindre un autre paysage que celui des mille collines. Depuis la Normandie, dont elle a fait son foyer depuis près de trente ans, le Rwanda de 1994 hante toujours la littérature de l’écrivaine.

Du Rwanda, Scholastique n’a longtemps connu que Nyamata. Des milliers de Tutsi sont déplacés dans cette région de marais, au sud du pays, au début des années 1960. Sa famille en fait partie. Mais Scholastique Mukasonga est douée et, « miracle », fait partie des 10 % de Tutsi autorisés, selon les quotas en vigueur, à intégrer l’école secondaire. La jeune fille rejoint le lycée privé catholique de Notre-Dame de Cîteaux, à Kigali, un établissement réservé aux élites féminines qu’elle dépeindra des années plus tard dans Notre Dame du Nil, son roman le plus célèbre. « C’est la première fois que je fais face, seule, à la méchanceté, que je suis traitée comme un cafard. »

En 1973, les Tutsi sont chassés des écoles et des administrations. « On voyait bien que le projet était de nous exterminer mais on ne pouvait pas l’accepter. » Les parents de la jeune fille, alors âgée de 16 ans, la poussent à quitter le pays avec le français, qu’elle a appris à l’école, comme bagage. Scholastique Mukasonga et l’un de ses frères, André, partent pour le Burundi. « Je suis partie dans la nuit profonde à Gitagata sous une pluie battante », raconte l’autrice qui va étudier à Bujumbura pour devenir assistante sociale.

C’est dans ce pays qu’elle rencontre un coopérant français qui deviendra son mari. « On s’est croisés dans les collines, moi faisant l’assistante sociale dans les bananeraies, lui écoutant les vieux lui raconter leurs histoires. » À ses deux fils nés au Burundi, Scholastique Mukasonga n’a pas appris le kinyarwanda. « Ne pas leur parler dans ma langue, c’était leur épargner le statut de Tutsi. » Une langue bannie, dont le père de l’écrivaine a pourtant pris soin de transmettre toutes les délicatesses. En France, où elle déménage en 1992, elle continue son travail et arpente les villages normands. « J’étais l’assistante sociale, je n’avais pas de couleur », explique-t-elle.

« Mon devoir était de leur redonner une humanité »

Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana s’écrase, et le pays plonge dans le chaos. Dès le lendemain débute pour Scholastique Mukasonga une période d’écriture frénétique, qui la poursuivra durant des années. Un devoir de mémoire, sans volonté, au départ, de publier. C’est le rôle que lui ont confié ses parents lors de son départ pour le Burundi : porter la mémoire vivante de la famille. « Je me suis mise dans la posture de cette petite fille que j’étais quand les premiers pogroms éclatent en 1959 et qui voit le monde s’effondrer autour d’elle », explique-t-elle.

L’écrivaine noircit les pages de son cahier de vocabulaire français, « un cahier d’écolier » qui la ramène à l’enfance. Une fois le cahier plein, elle utilise tous les papiers qu’elle trouve. « Je parcourais les campagnes normandes et je m’arrêtais en cours de route quand j’avais une idée. Je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas avoir d’accident mortel. J’avais même un dictaphone lorsque je ne pouvais pas m’arrêter », raconte l’écrivaine.

Ce sont ces mots qui serviront de support à son premier roman, Inyenzi ou les cafards, dix ans plus tard. Scholastique Mukasonga y raconte les siens. « Ma préoccupation était de les sortir du statut de “cafard”, explique-t-elle. Qu’on les ait tués, je n’y peux rien, mais mon devoir était de leur redonner une humanité. »

Après l’arrivée du FPR à Kigali, le nouveau régime appelle les réfugiés de toute la diaspora à rentrer chez eux. Un proche de Mukasonga l’exhorte à faire ses valises, mais l’assistante sociale refuse. « Ce qui me faisait peur, c’était de revenir au Rwanda et de péter les plombs. Je savais que je ne retrouverais que la mort, dit-elle. Est-ce qu’il y aurait seulement un rescapé à étreindre, avec qui évoquer notre histoire et pleurer ? »

Les fantômes et les villages vides de l’enfance

Durant la décennie qui suit le génocide et la mort de sa famille, elle ne peut retourner au Rwanda. Elle devient « une voleuse du deuil des autres », comme elle se surnomme elle-même, arpentant les églises et les cérémonies funéraires pour se laisser aller à ses pleurs. En 2004, c’est le « déclic ». Scholastique Mukasonga retourne au Rwanda, avec son mari, son beau-frère et ses deux fils. En arrivant à l’aéroport, tous font la queue pour demander un visa. « Vous vous appelez Mukasonga et vous faites la queue pour un visa ? » réalise le douanier qui l’entend parler en kinyarwanda. À Nyamata, Scholastique ne reconnaît rien, tout est perdu dans une « brousse folle ». Et de toute façon, « il n’y avait personne pour [la] reconnaître ». L’écrivaine affronte les fantômes et les villages vides de son enfance.

Même la maison de ses parents a été rasée, tout comme l’avocatier de sa petite sœur Jeanne. « Ce qui devait arriver est arrivé », crie en kinyarwanda la voisine de ses parents, qui court en la reconnaissant. Les voisins nient toute responsabilité dans l’assassinat de sa famille. Scholastique Mukasonga réalise une fois de plus l’ampleur des massacres, et décide de publier ses récits. Sauver la mémoire, pour la raconter à ses enfants, puis à tous. « L’histoire de Nyamata n’était pas celle de mes parents mais celle de tous les Tutsi de Nyamata. Nous avons tenu pendant trente ans grâce à la solidarité que nous avions, à l’image d’une grande famille. »

« Je ne suis pas physiquement au Rwanda, mais je suis toujours au Rwanda »

Après Inyenzi ou les cafards, Scholastique Mukasonga écrit de nombreux ouvrages dans le Calvados qu’elle aime tant. Et retisse peu à peu son lien avec son pays d’origine. Avant, du Rwanda, elle n’avait que le nom. Sa première carte d’identité, elle l’a obtenue de la France, en 1980. « La Normandie m’a donné un statut, une identité. Les Normands ont quelque part un tempérament proche de celui des Rwandais : ce sont des gens réservés et discrets. Je me suis retrouvée dans cette culture. »

Scholastique n’a demandé que récemment à obtenir un passeport rwandais. « En étant une Tutsi à l’extérieur, je devenais doublement cafard à leurs yeux », raconte-t-elle. Partie à 16 ans, l’écrivaine a longtemps nié son identité. « J’ai mis du temps pour sortir du cauchemar. Quand on me demandait d’où je venais, je pouvais donner n’importe quel nom de pays africain, mais je ne pouvais jamais dire que j’étais rwandaise. Dès que je sentais ce mot, sur ma langue ou dans ma tête, je voyais les machettes. »

Par ses livres, Scholastique Mukasonga s’est réconciliée avec le pays dans lequel elle se rend régulièrement. « Je ne suis pas physiquement au Rwanda, mais je suis toujours au Rwanda. » Julienne, c’est l’aboutissement d’un cycle littéraire, celui de la mémoire familiale. « Maintenant, je suis vraiment libre, affirme-t-elle. Il n’y a rien désormais pour effacer ce qu’ils ont été. Le génocide a finalement échoué. » Scholastique Mukasonga ne compte pas pour autant arrêter d’écrire : « Un écrivain ne peut jamais dire lorsque c’est son dernier roman. »

Julienne, de Scholastique Mukasonga (éd. Gallimard, 218 p., 20,50 €)
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