Fiche du document numéro 33860

Num
33860
Date
Mardi 19 mars 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
171566
Pages
6
Urlorg
Titre
Beata Umubyeyi Mairesse : « Dans Le Convoi, je parle en tant que survivante »
Sous titre
Rencontre avec l’autrice rwandaise qui parvint à fuir le pays à l’âge de quinze ans, cachée dans un camion.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Beata Umubyeyi Mairesse : « Dans Le Convoi, je parle en tant que survivante »

L’autrice rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse, le 26 septembre 2019. © JOEL SAGET/AFP

Écrire et dire le génocide des Tutsi (2/5) – Le Rwanda est au cœur de l’œuvre de Beata Umubyeyi Mairesse. Dans Tous tes enfants dispersés, son premier roman paru en 2019, elle évoquait sous la forme romanesque la résurgence de la mémoire d’une rescapée du génocide de retour au pays natal. Dans Consolée, son deuxième roman, elle rappelait le destin des enfants arrachés à leur famille à l’époque coloniale belge.

L’écrivaine franco-rwandaise, née en 1979 à Butare, s’est aussi exprimée en tant que poétesse en 2019 dans le recueil Après le progrès, qui paraît à nouveau, précédé de Culbuter le malheur. Ces deux textes puissants mêlent douleur, colère, espoir, désir de reconstruction, invocation, incompréhension… Ces sentiments mêlés dits dans la langue sublime de la poésie sont ceux qui ont traversé l’autrice, rescapée du génocide des Tutsi du Rwanda grâce à un convoi de l’ONG Terre des hommes le 18 juin 1994.

Ce sont entre autres les jours d’horreur qui précédent son exil et son voyage jusqu’au Burundi que relate Le Convoi. Pendant ce déplacement géographique, ce sont d’autres frontières que Beata Umubyeyi Mairesse frôle plusieurs fois, celles de la mort. À 15 ans, l’adolescente était en théorie trop âgée pour faire partie des personnes éligibles au sauvetage et, pourtant, sa mère et elle vont être transportées à l’arrière d’un camion, sous une bâche. Des amis les reconnaissent dans une vidéo de la BBC lorsqu’elles franchissent la frontière, mais ces images ont disparu. Son enquête pour les retrouver commence et, peu à peu, sa quête personnelle devient une mission collective pour tous les rescapés des convois.

Le Convoi est un témoignage poignant, une enquête haletante et une réflexion profonde sur la fabrication d’un récit à travers l’image. Beata Umubyeyi Mairesse fait œuvre littéraire et œuvre de transmission, qu’elle poursuit par ailleurs avec Peau d’épice, album illustré pour les enfants.

Jeune Afrique : À l’origine de votre récit Le Convoi, il y a un reportage filmé par la BBC, dans lequel votre mère et vous franchissez la frontière du Burundi. Des téléspectateurs vous ont reconnues mais vous ne retrouvez pas ces images. N’auriez-vous pas écrit Le Convoi sans ce manque ?

J’aurais sans doute écrit un livre de témoignage où je n’aurais relaté que mon expérience, comme je le fais dans le deuxième chapitre de mon livre. Le Convoi, ce sont des expériences et des rencontres qui s’entrelacent et ça donne un mélange de témoignage sur mon propre parcours de rescapée, d’enquête, de témoignages sur l’enquête et de réflexion sur l’acte de témoigner et sur ce que représentent les images.

Je vous cite : « Des auteurs comme Daniel Mendelsohn ou Imre Kertész m’ont appris que la façon de raconter compte tout autant que ce qu’on décide de partager. » Pourquoi avoir choisi cette forme de récit ?

C’est peut-être parce que je suis devenue écrivaine que je n’ai pas seulement écrit le témoignage de ce que j’ai vécu en 1994 à l’échelle individuelle. J’ai appris qu’en littérature ce que l’on raconte compte autant que la façon dont on le raconte. Je voulais faire entrer le lecteur et la lectrice dans le mécanisme de fabrication du récit. Je montre comment j’avance dans une enquête très personnelle, très intime. Je commence à investiguer au moment où je vais devenir mère et je m’inscris dans la transmission. Mon travail d’écrivaine dans ce livre ne porte pas tant sur la langue, comme j’ai pu le faire dans mes romans Tous tes enfants dispersés et Consolée que sur la construction du récit.

Plusieurs fois, vous évoquez le regard des autres, qui interrogent votre statut de rescapée ou de survivante. En avez-vous douté ?

Je donne à voir aussi toutes les interrogations que l’on a quand on décide d’écrire sur le réel, sur soi et sur des personnes qui existent vraiment. Cela a été un cheminement de savoir comment je pouvais me saisir du réel et en faire littérature. Quand on reste dans la fiction, on a une marge de manœuvre énorme. Avec Le Convoi, je passe de la fiction au récit. J’ai aussi écrit à partir de mon expérience professionnelle. J’ai travaillé dans les champs de la santé communautaire, sur des thématiques qui étaient souvent taboues comme le SIDA, le suicide, les addictions… J’ai compris là ce qu’est la confidentialité, ce qu’on peut dire de soi, comment les autres l’entendent, s’il est difficile de parler ou d’être entendu. Même si tous ces questionnements n’avaient rien à voir avec la littérature, je pense qu’on les sent quand je parle de nous. Une de grandes leçons que j’ai apprises, notamment quand je travaillais au Canada dans un projet de recherche-action en santé communautaire, m’a été inculquée par des personnes afro-caribéennes et des premières nations. Elles me demandaient : d’où parlez-vous ? Dans Le Convoi, je parle en tant que survivante, enfant des convois.

Vous avez été fortement marquée par la Shoah et la littérature autour de ce génocide. Tous les génocides racontent-ils la même histoire ?

Non, chaque génocide a une histoire très particulière. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’expérience du survivant, où l’on retrouve l’impression d’être abandonné par le reste du monde, cette façon d’être sorti de l’humanité par les tueurs, l’animalisation de l’autre, la négation de son existence, sa séparation avec le corps national. J’ai retrouvé tout cela en lisant l’expérience de survivants d’autres génocides.

Le Convoi commence par la recherche d’une image manquante. Les mots peuvent-ils être un palliatif aux images qui manquent ?

J’interroge des mémoires qui s’étiolent. On ne se rappelle plus les visages d’untel ou d’unetelle si on n’a plus sa photo. J’ai connu l’époque où on n’avait pas forcément d’appareil photo et quand on acquérait un, on prenait des photos de façon occasionnelle, et ensuite il fallait faire développer les pellicules. C’était un autre rapport à l’image. En 1994, très peu de Rwandais avaient un appareil photo individuel et les photos étaient rares et précieuses. Dans l’entreprise génocidaire, il s’est agi de détruire les images, de détruire les gens jusque dans ce qu’il pouvait rester d’eux. D’où l’importance pour moi, quand je trouve une image dans les archives, de la montrer aux autres rescapés. Il y a aussi une inégalité de pouvoir car ceux qui ont pris les photos et qui les diffusent, ce sont les Occidentaux. Ils véhiculent un certain imaginaire de l’Afrique. Si les images ne sont créées que par des journalistes extérieurs, ce n’est pas la même chose que si c’est nous qui les prenons. Les photographes africains comme Malick Sidibé (photographe malien mort en 2016) par exemple ne font pas les mêmes photos que celles prises par les étrangers.

D’où partent ces personnes des convois de Terre des hommes qui sauvent et quel regard portent-ils sur ceux qu’ils sauvent ?

Je peux me mettre des deux côtés du miroir parce que j’ai été humanitaire. J’ai travaillé pour des ONG comme Médecins sans Frontières, pour le Samu social international…. Ce sont des gens qui ont un élan humaniste mais qui sont aussi porteurs des représentations occidentales de l’Afrique. J’essaie de décrire ces personnes en montrant leur courage, leur humanité et en même temps le fait que parfois, ils pouvaient ne pas comprendre ce qu’il se passait. Les humanitaires arrivent dans un pays sur lequel on leur a fait une fiche avec certains éléments. Ils étaient là pour sauver des enfants, que ce soit des Hutu ou des Tutsi. Je ne suis pas sûre qu’ils comprenaient qu’il y avait un génocide contre les Tutsi en cours à ce moment-là. On peut faire le bien fondamentalement sans être tout à fait conscients de l’enjeu politique.

Vous expliquez comment l’héritage colonial a transformé Hutu et Tutsi en ethnies.

Les colons ont traduit le mot « ubwoko » par « clan ». Ce mot désignait deux choses à la fois. D’un part, les dix-huit grands groupes d’appartenance, parmi lesquels il peut y avoir des Hutu et des Tutsi qui ont des ancêtres communs. D’autres part, des subdivisions sociales, les Hutu étant des agriculteurs et les Tutsi des éleveurs. La lecture et les concepts occidentaux en ont fait des clans, des ethnies.

« Aujourd’hui, les rescapés sont peu nombreux et plus de 65% de la population rwandaise est née après le génocide. » Beata Umubyeyi Mairesse

Comment Hutu et Tutsi cohabitent-ils aujourd’hui au Rwanda ?

J’ai une grande admiration pour les rescapés qui ont pris sur eux et qui continuent à cohabiter avec les familles des bourreaux. On considère qu’il y a eu plusieurs centaines de milliers de tueurs. C’est un crime de masse : non seulement par la masse de gens tués mais aussi par la masse des tueurs. S’il avait fallu juger avec les tribunaux modernes, cela aurait duré un siècle. La justice est passée notamment par les gacaca, des tribunaux populaires qui existaient avant l’époque coloniale. Beaucoup de tueurs sont sortis de prison parce qu’il y avait des remises de peine quand on avouait ses crimes ou quand on donnait des renseignements permettant de localiser le corps des victimes. Les gens cohabitent parce qu’il s’agit de refaire pays, de refaire nation mais ça demande abnégation et courage de la part des rescapés.

Il faut comprendre que les rescapés étaient très abîmés psychologiquement, parfois physiquement aussi, mais ils n’étaient pas dans un dans un esprit de revanche ou de haine. La population rwandaise s’élève à 13 millions d’habitants aujourd’hui. J’ai lu quelque part qu’il y avait à peu près 300 000 survivants au lendemain de génocide. Beaucoup sont morts des suites de leurs blessures et parce que, victimes de viol comme arme de guerre, ils ont été volontairement contaminés par le SIDA. Aujourd’hui, les rescapés sont peu nombreux et plus de 65% de la population rwandaise est née après le génocide.

Vous avez aussi écrit Culbuter le malheur suivi par Après le progrès. Je vous cite : « Il est des silences qui n’ont pas de mot, des solitudes sans tempo ». Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu dire dans vos livres ?

On peut aller très loin avec les mots, les témoignages en sont la preuve, mais il y a des choses qui sont de l’ordre d’une expérience intime qui ne peut être partagée qu’avec les gens qui ont vécu le même événement. Oui, il peut y avoir aussi une impossibilité mais elle ne provient pas tant du fait que c’est indicible que du fait que c’est inimaginable pour les autres.

Pourquoi ce choix de la poésie ?

Pour moi, la poésie, c’est le lieu de plus grande liberté. Il y a une plus grande latitude dans l’interprétation et dans le dire. Et il y a des choses que je ne peux exprimer qu’en poésie.

Je vous cite dans le prologue : « Culbuter le malheur pour les enfants du jour d’après ». Est-ce que Peau d’épice, un album pour les enfants, est une façon de « culbuter le malheur pour les enfants du jour d’après » ?

Peau d’épice ne parle pas du génocide mais d’exil et de transmission intergénérationnelle. C’est une façon de raconter différemment ce qu’est d’être métisse, d’avoir un parent qui vient d’un ailleurs qui a été décrit de façon caricaturale. Dans les livres d’enfants – ça change heureusement – l’Afrique est parfois présentée comme un grand pays avec des animaux sauvages et des petits enfants qui vivent dans la savane à la manière de Kirikou. Je veux montrer aussi cet ailleurs comme un endroit beau, moderne, avec le jardin d’une grand-mère loin des clichés de la pauvreté et des animaux sauvages. C’est pourquoi je décris un parent étranger parti d’un pays dont il a la nostalgie, un sentiment doux. J’écris sur les fruits et les arbres, parce qu’ils renvoient aux racines, et quand tout a disparu des origines, ce qui reste souvent, c’est la cuisine, les fruits, les épices que l’on a emmenés dans les valises de l’exil.

Le Convoi, de Beata Umubyeyi Mairesse (récit, éd. Flammarion, 334 p., 21 €)

Culbuter le malheur, suivi d’Après le progrès, de Beata Umubyeyi Mairesse (poésie, éd. Mémoire d’encrier, 114 p., 15 €)

Peau d’épice, de Beata Umubyeyi Mairesse et Véronique Joffre (album jeunesse illustré, éd. Gallimard jeunesse, 16,50 €)
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024