Fiche du document numéro 33501

Num
33501
Date
Jeudi 18 janvier 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
661069
Pages
3
Urlorg
Surtitre
Mémoire
Titre
Rwanda : éclairer les parts d’ombre
Soustitre
Trente ans après le génocide des Tutsis, deux ouvrages inaugurent les commémorations prévues à partir d’avril. Et nous incitent à mettre des mots sur des vérités parfois dérangeantes.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le mémorial de Nyamata, au Rwanda. (Pascal Maitre/MYOP)

«Le paradoxe avec un génocide, c’est que plus le temps passe et moins on l’oublie», écrivait il y a déjà dix ans, le penseur sénégalais Boubacar Boris Diop, dans son roman Murambi, le livre des ossements (Zulma, 2014), consacré au génocide des Tutsis du Rwanda, qui s’est déroulé en 1994. Les commémorations officielles auront lieu à partir du 7 avril, date du déclenchement de cette solution finale africaine. Il y a trente ans, le dernier génocide du XXe siècle a fait près d’un million de victimes en seulement trois mois. Cent jours, pendant lesquels les membres de la minorité tutsie, stigmatisée de longue date, seront impitoyablement massacrés.

Deux ouvrages, publiés ce mois-ci, inaugurent cette année de commémoration. Très différents sur la forme et même sur le fond, ils soulignent l’importance de cette page sombre de l’histoire de l’humanité mais nous confrontent aussi aux non-dits de nos mémoires, parfois défaillantes.

«Qui dit “Rwanda”, implique “machette”, qui lui-même sous-entend “génocide”. Trois mots qui se contaminent sans cesse dans une causalité macabre», constate Beata Umubyeyi Mairesse. Après avoir survécu au génocide, elle est arrivée en France où elle vit encore aujourd’hui. Romancière reconnue, autrice de plusieurs récits inspirés par le génocide de 1994, elle s’interroge dans son dernier ouvrage, le Convoi, sur ce que recouvre le mot «génocide» dès lors qu’on l’applique au Rwanda. «Les gens en ont déjà trop vu à la télévision, durant des mois, ils ne souhaitent pas pour la plupart en entendre davantage», souligne-t-elle, après avoir énuméré les clichés, qui justifient cette indifférence souvent assumée : «Chez ces gens-là c’est comme ça», ou encore «ils s’entretuent depuis la nuit des temps». C’est évidemment faux. Mais «on a pris l’habitude de simplifier, quand il s’agit de l’Afrique». Un continent sans cesse renvoyé à son «image caricaturale, résumée depuis le temps des colonies par l’expression conradienne de “cœur des ténèbres”», note encore l’autrice.

Beata Umubyeyi Mairesse. (Céline Nieszawer/Flammarion)

Beata Umubyeyi Mairesse se souvient également avoir été invitée à évoquer son expérience de rescapée aux côtés d’un survivant de la Shoah. Au cours du débat, elle multiplie les «nous», pour évoquer leurs destins communs. «Jusqu’à ce qu’il m’explique : “Je ne sais pas grand-chose de ce qui s’est passé chez vous, mais c’est bien triste l’Afrique, toutes ces guerres, ces coups d’Etat et puis la pauvreté…” Je l’avais regardé atterrée», confie-t-elle.

Peut-être est-ce aussi ce besoin de redonner du sens aux mots, qui a poussé la romancière à raconter pour la première fois sa propre expérience, son histoire intime du génocide, s’appropriant ainsi ce «nous» qu’on lui refuse. Fruit d’un long cheminement entamé en 2007 alors qu’elle attendait son premier enfant, le livre n’était pourtant pas destiné au départ à aborder cette part personnelle. Mais en repartant sur la trace des convois humanitaires qui ont permis de sauver des Tutsis, dont sa mère et elle-même, exfiltrées hors du pays le 18 juin 1994, Beata Umubyeyi Mairesse comprend qu’elle ne pourra pas «faire l’économie dans ce livre de l’histoire de [sa] survie». Se dessine alors un récit fascinant qui se déploie dans le labyrinthe de la mémoire, interroge sans cesse le sens et la réalité des mots. Et replace le génocide non seulement dans sa brutalité, parfaitement organisée et planifiée, mais aussi dans le contexte d’une propagande et d’une idéologie qui n’ont rien à envier aux mécanismes qui ont rendu possibles l’horreur nazie. En dénonçant la «confusion» du regard occidental, trop longtemps dominant sur ce génocide, elle souligne également combien «l’idée fausse d’une folie généralisée» a pu servir les intérêts de ceux qui, en France, veulent depuis 1994 se dédouaner de leurs propres responsabilités.

Un nazisme tropical



Des parts d’ombre qui sont au cœur du second ouvrage publié en ce mois de janvier. Son auteur, Laurent Larcher, journaliste au quotidien la Croix où il couvre l’Afrique, s’adresse à sa fille. Pour lui expliquer le rôle accablant joué par la France dans ce petit pays africain. Avant, pendant et après le génocide. Le titre peut donner l’impression qu’on s’adresse à des enfants, il interpelle plutôt les adultes. Et notamment ceux qui restent encore figés dans une confortable ignorance de ce qui a été décidé en leur nom, sous la présidence de François Mitterrand. Or s’il y a eu une «folie généralisée» c’est peut-être celle qui a frappé les dirigeants français de l’époque. Avec une grande clarté pédagogique, l’auteur décortique toutes les étapes d’un engagement français de plus en plus compromettant, en soutien d’un véritable nazisme tropical. Au cours des années 90, le «cœur des ténèbres» s’impose ainsi au sein de l’Elysée, qui engage notre pays dans une guerre secrète, minimise les premiers signaux d’alerte, se fourvoie dans un cliché raciste qui «nous conduisait à interpréter les violences contre les Tutsis comme un “trait naturel” des populations africaines». On fermera ainsi les yeux sur la dérive mortifère d’un régime raciste qui se radicalise. Et on continuera même à lui fournir des armes après le début des massacres. Il en faudra du temps avant que ces derniers ne soient qualifiés de «génocide», cette «dure réalité qui ne nous arrange pas», rappelle Laurent Larcher. Les mots une fois de plus, sont au cœur des enjeux.

Ces deux livres, qui ouvrent le temps de la mémoire, auraient-ils pu paraître plus tôt ? Voire dans la foulée du génocide en 1994 ? On peut en douter. Beata Umubyeyi Mairesse avait besoin de cette longue maturation pour se confronter à la mosaïque de ses souvenirs et peut-être aussi pour analyser l’ampleur du malaise et des non-dits qui frappent la représentation de ce génocide. Laurent Larcher ne pouvait pas faire l’économie des révélations, dévoilées au fil des ans, sur les compromissions mais aussi les mensonges et les manipulations des dirigeants français de l’époque. «Le Rwanda est une croix que chacun d’entre nous, chaque Français, doit porter», explique le journaliste, avant d’interpeller sa fille : «Cette histoire n’est pas terminée, tu vas devoir vivre avec.»

Beata Umubyeyi Mairesse, le Convoi, Flammarion, 336 pp. 21 euros (ebook : 14,99 euros).

Laurent Larcher, Papa qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? La France face au génocide, Seuil, 160 pp. 17 euros.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024