Fiche du document numéro 33436

Num
33436
Date
Mercredi 7 avril 1999
Amj
Auteur
Fichier
Taille
31059
Pages
3
Urlorg
Surtitre
Interview
Titre
Rwanda : « L'armée, main-d'œuvre du génocide »
Soustitre
Pour Alison Desforges, de Human Rights Watch, le massacre était planifié depuis un an.
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Historienne spécialisée sur le Rwanda, Alison Desforges a quitté sa chaire à l'université de New York en 1994, au moment du génocide au «Pays des mille collines», pour se consacrer pleinement à son rôle de consultante auprès de Human Rights Watch, une ONG américaine pour la défense des droits de l'homme. Fruit de quatre années d'enquête, menée conjointement avec la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), le rapport de plus de 900 pages qu'elle vient de rédiger est publié sous le titre Aucun témoin ne doit survivre, aux éditions Karthala (Libération du 31 mars). Ce travail, à ce jour le plus exhaustif, corrige sur plusieurs points importants la perception de l'œuvre exterminatrice au Rwanda dont plus de 500 000 Tutsis ont été victimes.

Le génocide a souvent été décrit comme un embrasement, un feu de brousse qui aurait rapidement gagné tout le Rwanda. Vos recherches contredisent cette impression.

Totalement. Il y a eu un noyau de convaincus, les organisateurs du génocide, qui travaillaient depuis un an à la préparation de l'extermination de la minorité tutsie. Mais ils n'étaient pas très nombreux. Il y a eu, ensuite, un cercle beaucoup plus élargi de gens qui étaient réceptifs à l'idéologie du Hutu Power, c'est-à-dire de la suprématie hutue qu'il fallait défendre face au FPR (le Front patriotique rwandais, l'opposition armée tutsie au régime Habyarimana, ndlr). Au départ, ces gens n'étaient pas prêts à agir, à tuer. Enfin, il y a eu un troisième groupe, composé de tous ceux qui rejetaient l'idéologie du Hutu Power. Or, au début du génocide, les milices organisées dans la capitale comptaient quelque 2 000 membres. En dehors de Kigali, il y avait certes d'autres places fortes de l'extrémisme, comme Gyseni, Gikongoro, Kibongo et Cyangugu, mais ailleurs et, notamment, dans le centre du Rwanda, le fief du MDR (Mouvement démocratique républicain des Hutus modérés, ndlr), les organisateurs du génocide n'étaient pas sûrs d'être soutenus.

Comme par exemple à Butare, la principale ville du Sud où vous avez enquêté. De quelle façon le génocide s'y est-il accompli ?

On constate une propagation différée par rapport à Kigali et, aussi, le rôle d'entraînement qu'ont joué les forces armées envoyées depuis la capitale. Contrairement à l'image courante qu'on a du génocide au Rwanda, ce ne sont pas des paysans munis de machettes et de gourdins qui ont tué le plus de monde, mais des soldats, gendarmes et policiers communaux armés de Kalachnikov et de grenades. Ce sont eux, en première vague, qui ont déclenché et largement accompli le génocide, les paysans intervenant seulement après pour ­-- comme on disait alors --­ «achever le travail». Parfois, c'est vrai, des civils ont été employés pour des attaques préliminaires. Mais presque toujours, ce sont les militaires qui ont fait le gros du «travail», qui étaient la vraie main-d'œuvre du génocide.

Les tout premiers jours, le génocide n'était même pas compris comme tel dans le Sud.

Exactement. Sur les collines, nous avons rencontré beaucoup de témoins hutus, qui nous ont décrit comment ils avaient fui --­ ensemble avec leurs voisins tutsis --­ les tueries politiques dont les nouvelles leur parvenaient depuis la capitale. Pendant quatre ou cinq jours, des milliers de Hutus modérés ont été tués et d'autres Hutus, même s'ils ne partageaient pas forcément les mêmes convictions politiques, ont pris peur, craint pour leur vie. Avec les Tutsis, ils se sont réfugiés dans des églises, des écoles, des bâtiments publics. Ce n'est que le 12 avril 1994, soit cinq jours après le début des massacres à Kigali, que la radio nationale a clairement annoncé que la cible des tueries était les Tutsis. Entre-temps, les organisateurs du génocide, qui ne pouvaient, au départ, compter que sur la garde présidentielle et quelques unités d'élite, avaient réussi leur mainmise d'abord sur toute l'armée, les 8 et 9 avril, puis, le 11, sur l'appareil de l'Etat. Enfin, le 12 avril, ils ont obtenu le soutien du MDR, tendance Hutu Power. C'est alors que le ministère de la Défense précisait, dans un communiqué radiodiffusé, qu'il n'y avait qu'un seul ennemi : les Tutsis.

Autre surprise : vous avez trouvé beaucoup de traces écrites du génocide, toute une bureaucratie de la mise à mort massive.

Oui, il est tout à fait étonnant de voir combien de documents, de répertoires du génocide, existent encore. Il est frappant, aussi, de constater l'uniformité du discours, d'ailleurs jusque dans les non-dits. Ainsi, on n'écrivait pas qu'il fallait tuer les Tutsis. On parlait de «l'autodéfense civile», de la «recherche d'armes cachées», etc. Il y a eu des mots codés, tout un vocabulaire courant dans l'ensemble du pays. Pendant le génocide, il y a eu des mises en scène qu'on appelait des «événements créés» (la prétendue découverte d'armes cachées, d'infiltrés, de documents subversifs) qui ont permis de surmonter la réticence initiale des gens ordinaires à tuer. Cette théâtralisation a contribué à vaincre les inhibitions.

Et des réticences, il y en a eu. Vous citez des procès-verbaux de conseils communaux qui font état, en plein génocide, d'interrogations sur la réaction de la communauté internationale.

Si je n'avais pas moi-même trouvé ces PV, je n'y aurais pas cru. A l'échelon local, on se souciait donc de l'attitude des bailleurs de fonds à l'étranger ! A la réflexion, ce n'est cependant pas si étonnant. Pays très pauvre, le Rwanda dépendait largement de l'aide extérieure et, deux ou trois ans avant le génocide, le gouvernement national avait décentralisé la coopération avec les partenaires étrangers. Au niveau des communes, on avait donc pris l'habitude de traiter directement avec les donateurs d'aide à l'étranger, on y mesurait parfaitement le degré de dépendance. C'est un effet de la mondialisation : au fin fond des collines, on vivait les yeux rivés sur l'Occident. Malheureusement, la communauté internationale n'a pas mis à profit cette attention. Si, dès le début, le génocide avait été clairement désavoué par le monde extérieur, il aurait pu être entravé. Tout simplement parce qu'il y avait suffisamment de gens au Rwanda qui savaient qu'en participant aux tueries, ils n'obtiendraient plus jamais de l'argent.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024