Fiche du document numéro 33431

Num
33431
Date
Mardi 3 juin 2014
Amj
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36576
Pages
5
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France - Rwanda, vingt ans après : l’heure de vérité
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Type
Tribune
Langue
FR
Declassification
 
Citation
par Serge Hefez, psychiatre des hôpitaux, psychanalyste, Jacky Mamou, ancien président de Médecins du monde, Michaël Prazan, écrivain, documentariste et David Khalfa, président de RBF - France Forum de la mémoire

Les Mille Collines sont encore hantées par le silence. Celui des absents, ensevelis dans les fosses communes à Nyamata ou à Ntarama, engloutis dans les marais ou enfouis sous la terre. Le ruissellement des pluies d’avril fait parfois remonter à la surface le reste des corps des suppliciés et plonge à nouveau les familles dans le deuil. Les bourreaux s’enferment quant à eux dans leur mutisme. Ils n’ont fait qu’appliquer les ordres et ne savent rien ou pas grand-chose. Comme cette femme, condamnée à la perpétuité, rencontrée à la prison centrale de Kigali. Nous prenant à témoin, elle nous demande ce qu’elle fait là. Elle reconnaît avoir été militante extrémiste hutue. Elle admet également avoir régulièrement participé aux contrôles d’identité pratiqués aux barrages filtrants par les miliciens interahamwe qui n’hésitaient pas à exécuter sur le champ ceux dont les cartes d’identité portaient la mention «Tutsi». Nous apprendrons par la suite qu’elle a été condamnée pour avoir assassiné son mari : il était tutsi lui aussi…

Nous, ce sont des femmes et des hommes venus de France, de toutes origines et de toutes sensibilités. Des universitaires, des artistes, des associatifs et un élu de la république répondant à l’initiative de RBF -- France Forum de la mémoire. Nous avons voulu nous rendre au Rwanda en avril, vingt ans après le génocide des Tutsis pour nous incliner devant les morts et parler aux vivants. Nous en revenons profondément bouleversés et troublés. Les mots sont bien faibles pour rendre compte de l’horreur et du désespoir qui nous ont saisis lorsque nous avons traversé les lieux de massacres, les églises, les écoles, les hôpitaux, les stades où, d’avril à juillet 1994, près d’un million d’enfants, de femmes, d’hommes, de vieillards ont été sauvagement assassinés par des militaires, des gendarmes, des miliciens, mais aussi par leurs voisins, leurs médecins, leurs instituteurs, quand ce n’est pas par leur propre famille, parce qu’ils étaient nés tutsis.

Lorsqu’un ami de toujours peut vous découper à la machette, lorsqu’un mari tue son épouse, ou une mère ses propres enfants, lorsqu’on fracasse le crâne de bébés contre les murs d’une église, la confiance dans une humanité partagée est totalement ébranlée. Et notre stupeur redouble devant les témoignages des rares rescapés qui relèvent au passage la responsabilité de notre pays dans cette tragédie.

Avril est le mois des commémorations, des veillées, des prières. Le souvenir des victimes s'affiche à chaque coin de rue, dans les avenues de Kigali, mais aussi sur les places des villages où des banderoles portant la mention «Kwibuka» («se souvenir») sont tendues. Sur les sites mémoriaux, la population se recueille, les familles pleurent leurs disparus.

La gorge serrée, on entre avec effroi dans l’église de Nyamata, située à une quarantaine de kilomètres de Kigali. Dans la pénombre de ce lieu de culte devenu mémorial, les corps déchiquetés ont disparu. Seuls demeurent visibles les vêtements des Tutsis, linceuls tachetés de sang amoncelés sur les banquettes en bois. La guide, Anita, est une rescapée qui raconte sans pathos les assauts des miliciens interahamwe et de la populace en furie contre ce que les malheureux pensaient être un sanctuaire. Elle indique les impacts de balles sur les murs, notamment sur le côté vers lequel les mères avaient regroupé leurs enfants croyant les protéger, en vain. Anita porte un enfant mais pleure ceux dont la vie a été prématurément fauchée.

Nous sommes conviés à une veillée dans une école. La grande salle est pleine. Les gens sont assis, une bougie à la main, sur des chaises en plastique recouvertes de draps blancs. Hommes et femmes, beaucoup de jeunes, sont vêtus avec soin pour rendre hommage aux disparus. A la tribune, les témoignages se succèdent. Parfois, celui qui raconte ces cent jours maudits bute sur les mots, sanglote, puis reprend son histoire. Il est bien difficile dans ces conditions de retenir ses larmes et de ne pas partager cette immense détresse. Tout comme il est impossible de ne pas s’abîmer dans la question vertigineuse qui ne cesse de nous tourmenter : «Comment une telle folie meurtrière a-t-elle été possible ?». Question déjà posée sous d’autres cieux et dont on sait qu’elle n’appelle que des réponses parcellaires et imparfaites.

Nous n'avons accordé au début de notre voyage que peu d'intérêt à l'environnement, notre esprit étant accaparé par l'horreur du génocide et ses conséquences. Les rues sont propres, les sacs plastique sont interdits au Rwanda. Dans les campagnes, chaque parcelle est exploitée, la terre est généreuse, les collines verdoyantes. La dirigeante de l'Agence rwandaise de développement, Valentine Rugwabiza, annonce fièrement, dans un français impeccable, les progrès économiques du pays. «Le génocide a tout détruit, nous sommes repartis de zéro. Notre Etat octroie une subvention médicale à tous les Rwandais, l'école élémentaire est gratuite pour chaque enfant et nous travaillons dur pour l'accès généralisé à l'électricité. Nous ne pouvons pas être tolérants à l'égard du moindre signe d'exclusion.» Puis, elle mentionne la possibilité de créer prochainement une entreprise en quelques minutes via Internet, le déploiement de la fibre optique à l'échelle nationale, l'intégration régionale avec les pays voisins de l'Afrique de l'Est. Au détour d'une phrase, elle nous informe qu'elle nous a aperçus le jour précédent à la veillée funèbre et qu'elle y participait, sans doute pour y honorer la mémoire d'un proche.

En juillet 1994, le pays est exsangue. Sans moyens, le Rwanda est au bord du précipice. Dès lors, comment se reconstruire après un tel traumatisme ? Et pourtant, l’effort de redressement est palpable, les progrès accomplis spectaculaires. Un réseau d’entraide communautaire, des associations de victimes et de rescapés sont créées pour panser les plaies du génocide. Avega, l’association des veuves, forme des relais dans chaque village pour proposer un soutien psychosocial. Les orphelins ou les enfants, nés des viols, trouvent des lieux d’échange pour partager les effroyables secrets de leurs origines. Partout, on déterre les ossements des fosses communes pour leur offrir une sépulture et redonner, par-delà la mort, une dignité aux disparus. Le pari officiel des autorités est de développer une identité nationale inclusive. Le génocide des Tutsis est de ce point de vue considéré comme une période maudite de l’histoire du Rwanda où la mobilisation politique d’appartenances identitaires racialisées saturait le discours public. Désormais, la mention de «l’ethnie» n’est plus inscrite sur les cartes d’identité et l’espoir réside dans le développement économique porté par les nouvelles générations. Evidemment, des critiques sont régulièrement émises sur le caractère autoritaire du régime. Chacun pourra en la matière se faire sa propre opinion.

Et puis, il y a ce malaise chez ceux qui apprennent que nous venons de France. L’emploi dans les médias hexagonaux, à tort et à travers, de l’expression inepte de «génocide rwandais» ou pire encore, dans la bouche de certains experts autoproclamés, de la théorie du «double génocide», qui vise à nier la spécificité de l’entreprise d’extermination des Tutsis, crispe un peu plus les relations entre nos deux pays. Or, les faits sont malheureusement avérés. Le gouvernement français de l’époque, dans le plus grand secret, a soutenu jusqu’au bout, militairement, politiquement et diplomatiquement, les régimes en place au Rwanda avant et pendant le génocide. L’opération Turquoise avait, sous couvert d’humanitaire, des objectifs peu clairs. Ses ratés ont contribué à abandonner à une mort certaine un millier de Tutsis à Bisesero et permis l’exfiltration des génocidaires vers le Zaïre voisin. Aujourd’hui encore, un certain nombre d’artisans du génocide vivent tranquillement en France où ils ont trouvé refuge, sans être inquiétés.

Nous ne préjugeons pas de la responsabilité française dans le génocide des Tutsis. Mais le silence et la dissimulation prêtent le flanc aux pires interprétations, aux pires accusations. Vingt ans après, il est temps que les citoyens de notre pays sachent exactement ce qu’en leur nom, un cercle étroit de hauts responsables politiques et militaires français ont fait au Rwanda. De même, les Rwandais ont droit à des explications, à une clarification. Se draper dans l’honneur bafoué de la France pour seule réponse aux accusations du président rwandais, Paul Kagame, ne suffit pas à balayer les doutes et les zones d’ombre. Le refus de la déclassification de documents de l’époque ne peut éternellement s’abriter derrière le «secret-défense». La mise en place d’une commission d’enquête parlementaire, dotée de réels pouvoirs d’investigation, pourrait être de nature à lever les ambiguïtés. La vérité est la condition première de la justice. Mais la justice, c’est aussi redonner une dignité aux victimes et aux rescapés du génocide en faisant en sorte que les criminels et leurs complices présumés ne puissent plus échapper impunément aux poursuites judiciaires sur le sol français.

La réconciliation entre la France et le Rwanda, après un glacis diplomatique long de deux décennies, ne s’obtiendra pas au prix du silence et des non-dits, mais par un nécessaire devoir de vérité, de justice, de transparence et de reconnaissance.

Notre pays a su, par le passé, assumer sa responsabilité en faisant face avec lucidité à la part d’ombre de son histoire. Nous sommes convaincus que rien ne peut entraver le chemin de la vérité et que la France aura le courage de l’emprunter.

Liste des cosignataires :

Alain Fauconnier, sénateur de l’Aveyron

Raymond Kevorkian, historien du génocide des Arméniens

Tal Bruttmann, historien de la Shoah

Abderrahmane Sissako, cinéaste

Annick Kayitesi, auteure, rescapée

Sonia Rolland, actrice, réalisatrice

Gaël Faye, auteur-compositeur-interprète

Rachel Khan, actrice, auteure

Richard Kalvar, photographe

Raphaël Jozan, auteur

Caroline Madsac, vice-présidente du collectif Urgence Darfour

Katia Bayer, secrétaire générale de RBF - France Forum de la mémoire

Ilan Scialom, porte-parole de Coexister

Doris Niragire Nirere, membre de Voix(es) alternatives

Madjissem Beringaye, entrepreneur

Jeanne Hefez, journaliste

Georges de Genevraye, directeur de la photographie

Benjamin Haïm, chef opérateur.
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