Fiche du document numéro 33421

Num
33421
Date
Vendredi 3 mai 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
32144
Pages
3
Urlorg
Sur titre
 
Titre
Rwanda : des veuves, laissées pour compte
Sous titre
Deux ans après le génocide, leur survie, comme celle des orphelins reste très difficile.
Tres
 
Page
 
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Mot-clé
Mot-clé
Cote
 
Source
Extrait de
 
Commentaire
 
Type
Article de journal
Langue
FR
Declassification
 
Citation
Kigali, envoyée spéciale.

Le jour, ils se retrouvent au centre-ville de Kigali, assis par grappes de vingt sur des murets, face à ceux, plus âgés, qui changent au noir. De loin, un militaire, talkie-walkie crachotant à l'oreille, surveille nonchalamment la petite troupe d'enfants dépenaillés.

Parfois, la voix se brise, les yeux s'égarent. Jamais une larme. Claude, 8 ans, n'a plus que son frère, de quatre ans son aîné. Ils vivent depuis deux ans dans la rue, enfants aux familles décimées ou disparues dans la folie du génocide d'avril 1994. L'autre, à côté, a 13 ans. Il traîne dans un T-shirt crasseux, un vieux catalogue roulé à la main avec lequel il se frappe la poitrine. Un coup pour chaque mot qui peine à sortir. Il se souvient de son nom. Pas de son prénom.

Les enfants disent qu'ils sont «plus de 100» à vivre dans la rue. Le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) en a enregistré plus d'un millier. Deux ans après la guerre, 115.000 enfants, au moins, sont seuls au monde. Un tiers d'entre eux se trouvent encore dans des camps, au Zaïre, au Burundi ou en Tanzanie. Les enfants de la rue comme ceux qui ont été recueillis dans des orphelinats ou par des familles, les enfants soldats ou ceux qui croupissent en prison, mettront des années à se remettre des massacres. Selon le Dr Leila Gupta, de l'Unicef, qui vient de publier une enquête sur plus de 3.000 d'entre eux, 79% des enfants comptent un ou plusieurs morts dans leur famille proche. Presque tous ont été les témoins de violences, ont vu des morts ou des morceaux de corps et ont dû se cacher pour rester en vie.

Un semblant de normalité



Au Rwanda, la vie a repris, malgré le souvenir des morts, la suspicion et la peur. Les rues de la capitale sont propres, les écoles ont rouvert, on construit, on crée des entreprises. A la campagne, des équipes de cantonniers entretiennent les bas-côtés des routes, les champs sont cultivés. Un retour à un semblant de normalité, dû au dynamisme des Rwandais revenus d'exil et dont est exclue une partie de la population, des femmes et des enfants surtout, rescapés du génocide, repliés dans la solitude et la lutte pour la survie.

«Après la guerre, tout le monde était occupé à reconstruire sa vie. Les veuves se sont retrouvées seules avec des enfants à charge, sans savoir où aller, à qui parler, ni même que dire.» Chantal Kayitesi, 29 ans, est la présidente de l'Association des veuves du génocide. L'association s'est créée en janvier 1995, sans objectif précis, pour répondre à un besoin urgent, celui de parler.

Les veuves ont d'abord occupé les maisons de ceux qui avaient fui, ou des écoles, puis en ont été chassées par ceux qui revenaient. «Elles vivent entassées dans des petites baraques, dit Chantal. Avec le rapatriement des réfugiés, on va encore avoir des problèmes. On demande des réparations, l'argent de la caisse sociale où cotisaient les maris. Après tout, les maisons ont été détruites par le gouvernement... Au lieu de ça, on vient nous voir avec un programme pour la paix. C'est surréaliste, même sadique, de proposer ça à des femmes qui n'ont pas de logement, pas de nourriture.»

En 1994, Chantal était étudiante. Elle avait une famille, un mari, un bébé de 2 mois. Elle n'a plus que l'enfant. «Pouvoir parler, pouvoir pleurer ensemble, c'était une sorte de thérapie. Quand on est seule, on pense qu'il n'y a plus d'espoir.» Elle en voit encore arriver à l'association qui disent : «J'ai besoin de l'aide sociale», ou «J'ai mal au dos, je crois que je suis malade», avant de confier qu'elles ont été violées et qu'elles ont peur d'avoir le sida. Avant le conflit, le Rwanda était l'un des pays les plus touchés au monde, avec une séroprévalence de 30% en milieu urbain, contre moins de 1% dans les pays occidentaux. Il existe un centre de dépistage gratuit à Kigali, mais elles n'y vont pas, dit Chantal. «On ne leur conseille pas non plus. Peut-être quand elles seront plus fortes...»

Au Rwanda, on ne parle pas ou très peu des enfants du viol. «C'est un malheur moindre que de perdre un mari ou une famille», dit simplement Chantal. Quant à se marier, recréer une famille, «on n'y a pas encore pensé, dit-elle. Deux ans, c'est trop peu. Et puis à quoi bon ajouter à nos problèmes ceux d'un nouveau foyer... Ici, c'est la femme qui fait tout. Alors, les hommes qui maintenant disent : "Il y a trop de veuves, il faut instaurer la polygamie", ça nous met hors de nous». Selon le ministère de la Réhabilitation -- une simple estimation dans ce pays où l'on compte surtout les morts --, les femmes représenteraient aujourd'hui 70% de la population.

La non reconnaissance du «péché»



«Il y a une chose qui nous étonne. Je crois qu'on a déjà pardonné.» Chantal vient de dire qu'elle ne croyait plus en la justice, que condamner à quinze ou vingt ans de prison quelqu'un qui avait lancé des bébés contre les murs, c'était ne pas reconnaître «le péché». Mais à Kigali, dit-elle, les gens vivent ensemble : «Nous prenons les mêmes bus, nous vivons dans les mêmes quartiers, nous fréquentons les mêmes marchés. Il y a des femmes hutues qui ont des enfants et qui me comprennent mieux que les femmes tutsies.»

Hors de la capitale, la cohabitation est moins facile. MSF-Belgique rapporte, par exemple, que, dans un service hospitalier où le taux de mortalité est de 5 pour 30, il suffit qu'un médecin étranger, garant de l'égalité des soins entre Tutsis et Hutus, prenne dix jours de vacances pour que le nombre de morts augmente brutalement. Des morts hutus. Dans les orphelinats, quand il y a une fête, les enfants tutsis sont applaudis, les autres sont hués : «enfants interahawme», enfants criminels.

«C'est pas souvent que les adultes nous aident.» Apeurés, amers d'avoir été abandonnés par des parents en fuite, les enfants de la rue évitent prudemment les contacts avec les adultes. Beaucoup sont tutsis, d'autres hutus, quelques-uns se désignent comme «musulmans». Ils vivent ensemble, la même misère quotidienne, trouver de quoi manger, des sacs pour s'abriter la nuit. L'avenir ? «J'étudierai», imagine une petite Chantal, la tête rasée comme un garçon. «Si je vis.»
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024