Fiche du document numéro 33227

Num
33227
Date
Mercredi 29 novembre 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
153676
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Politique
Titre
Procès de Sosthène Munyemana : « Personne n’était là pour nous protéger »
Sous titre
Le médecin rwandais, accusé d’avoir participé au génocide des Tutsi, est jugé aux assises de Paris depuis le 14 novembre 2023. Ce 29 novembre, plusieurs témoins, également parties civiles, se sont succédé à la barre. Récit.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sosthène Munyemana, le « boucher de Tumba », arrive à la cour d’assises de Paris, jeudi 23 novembre 2023. © Christophe Ena/AP/SIPA

Le médecin rwandais, accusé d’avoir participé au génocide des Tutsi, est jugé aux assises de Paris depuis le 14 novembre 2023. Ce 29 novembre, plusieurs témoins, également parties civiles, se sont succédé à la barre. Récit.

Sur le projecteur de la salle, l’huissier montre les photographies de deux femmes et d’un jeune homme. « C’est ma mère, là c’est ma grande sœur, et là c’est mon frère, qui est né avant moi », décrit Vestine Nyiraminani. Tous sont décédés dans l’ancienne préfecture de Butare, au Rwanda, pendant le génocide des Tutsi, entre avril et juillet 1994.

Le 29 novembre 2023, dans la matinée, deux témoins, qui se sont également constitués parties civiles, notamment via l’association Ibuka, ont été entendus à la cour d’assises de Paris dans le cadre du procès de Sosthène Munyemana, débuté le 14 novembre dernier. Vestine Nyiraminani est la première à passer.

L’agricultrice, qui a fêté ses 60 ans, vit toujours à Tumba. Dans l’étroite salle Victor-Hugo, au premier étage du Palais de justice, témoins et accusé ne sont qu’à quelques dizaines de centimètres.

« C’était un dimanche »

« Tout a commencé mercredi 20 avril, lorsque nous avons entendu des coups de feu tirés dans le centre, explique Vestine Nyiraminani. Jeudi 21 avril, entre 11 heures et midi, les coups de feu sont arrivés dans notre quartier. » À Butare, le mécanisme génocidaire ne s’est en effet pas enclenché dès le lendemain de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Près de deux semaines se sont écoulées avant que Vestine Nyiraminani et sa famille ne se retrouvent aux prises avec l’horreur. « J’ai vu des gens descendre en courant, et quand nous les avons vus courir, nous avons aussi couru », poursuit l’agricultrice.

Avec dix membres de sa famille environ, elle prend la fuite vers la colline d’en face, alors que les pillages de maisons commencent dans leur quartier. Ils finissent par regagner leur domicile. Mais la peur ne les quittera plus. « Ils ont commencé à tuer nos voisins, ils ont tué toute la nuit. Quand ils avaient terminé les pillages, il n’y avait plus qu’à tuer, puis à détruire les maisons de ceux qu’ils avaient tués ». Vestine Nyiraminani parvient à s’échapper. Pour un temps seulement.

« Je ne me souviens pas de la date, mais c’était un dimanche. » Quelques semaines plus tard, elle est finalement attrapée, avec ses frères et d’autres Tutsi, par des miliciens interahamwe. Conduite près du bureau de secteur, l’agricultrice affirme que c’est Sosthène Munyemana qui en détenait la clé. Durant son témoignage, elle assure avoir croisé ce dernier sur la barrière située à côté du domicile du médecin – et à moins de 300 mètres du local.

« Comme un objet pour eux »

« Il a dit aux gens qui nous conduisaient d’emmener les hommes adultes au bureau du secteur, et de laisser sur place les femmes et les jeunes filles ; il a ajouté que ce n’était pas encore le moment de les tuer. » Sosthène Munyemana, qui encourt la réclusion à perpétuité, est jugé pour « génocide et complicité de génocide », « crimes contre l’humanité et complicité de crimes contre l’humanité ». Il est notamment accusé d’avoir été le détenteur des clés du bureau de secteur de Tumba, où des Tutsi ont été enfermés avant d’être assassinés.

Malgré la consigne, Vestine Nyiraminani et les autres femmes sont conduites dans une bananeraie, en contrebas de la barrière. « Ils ont commencé à nous violer, témoigne-t-elle, avant de se mettre à pleurer. Parmi nous, il y avait des petites filles, qui sont mortes après ce viol. » Son agresseur l’emmène ensuite chez lui, où elle est séquestrée durant deux mois. « Je sortais de la maison pendant la nuit. Nous faisions comme mari et femme, répond-elle au président de la cour d’assises qui l’interroge sur la fréquence des viols. Personne n’était là pour nous protéger. Je me sentais comme un objet pour eux. »

Rescapée du génocide – la seule de sa famille, affirme-t-elle –, Vestine raconte avoir tenté de retrouver les corps de ses frères, dans une fosse à côté du bureau de secteur. Elle a aussi cherché à localiser, une fois les massacres terminés, les dépouilles d’autres proches, tués plus tôt. « Ma mère et les autres enfants, nous les avons ramassés à gauche et à droite », se souvient-elle.

« Il y avait des médecins au bureau »

Le second témoin, Celse Gasana, a été entendu à quatre reprises durant la procédure judiciaire qui s’est ouverte il y a vingt-huit ans. Il a finalement décidé de se porter lui aussi partie civile, appelé à la barre par l’avocate générale et par l’association Ibuka. Dans son témoignage, il évoque également les fosses communes où les Tutsi étaient jetés. Son père y a été enfoui. « On y allait chaque année après le génocide pour mettre des fleurs et se recueillir. » Celse Gasana coordonne dans les années 2000 un plan d’exhumation, et déterre « une cinquantaine » de corps.

Auprès de ces victimes, le témoin assure avoir trouvé des seringues et des flacons à usage médical. La preuve, à ses yeux, de la participation de médecins, intellectuels du secteur, aux massacres. « Pourquoi on a mis ça avec nos gens ? nos personnes ?, interroge Celsa Gasana. Et puis, à Tumba, au bureau de secteur, il y avait des médecins qui étaient là. Le premier, c’est… [Le témoin marque une pause, et pointe du menton Sosthène Munyemana] le docteur Sosthène. »

Si l’entrepreneur, qui avait 25 ans à l’époque, vit à présent à Kigali, il était alors instituteur dans une école du secondaire où enseignait également le gynécologue. Celse Gasana décrit les machettes utilisées par les milices, les coups de feu, les courses pour se cacher à travers les champs… Lui aussi a perdu plusieurs membres de sa famille au cours du génocide.

« Elle ne dit pas la vérité »

Présent lors d’une réunion organisée le 17 avril 1994 à Tumba, en réaction aux échos des tueries qui leur venaient déjà de Kigali et des préfectures voisines, Celse Gasana accuse Sosthène Munyemana d’y avoir participé et d’avoir appelé aux massacres. « Monsieur Sosthène Munyemana a dit que l’ennemi, il le connaît, il est parmi nous, parmi les membres de la réunion. Que l’ennemi est le Tutsi. C’est dans cette réunion qu’il a demandé la clé du secteur. »

Sosthène Munyemana dément toutes les accusations à son encontre. Lorsque Vestine Nyiraminani termine son témoignage, il se lève et va à la barre. « C’est complètement faux. Je n’ai jamais utilisé la clé du bureau de secteur pour faire ce qu’a dit la dame », affirme le médecin. Le président de la cour d’assises lui demande s’il considère son témoignage comme un mensonge. « Dire que c’est une menteuse, ce serait généraliser. En ce qui me concerne, elle ne dit pas la vérité. »

Le procès du gynécologue doit se poursuivre à Paris jusqu’au 22 décembre 2023. Près de 70 témoins au total doivent être interrogés. Le contenu du dossier repose d’ailleurs principalement sur des témoignages, ce que la défense pointe du doigt. De nombreuses personnes qui avaient été entendues au cours de la procédure judiciaire sont à présent décédées, près de trente ans après les faits.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024