Fiche du document numéro 32508

Num
32508
Date
Vendredi 9 juin 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
491601
Pages
6
Sur titre
Enquête
Titre
Génocide au Rwanda : un officier accusé du massacre de Nyange retrouvé en France
Sous titre
Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi est soupçonné d’avoir organisé l’extermination de 2 000 Tutsis dans une église en 1994. Sur place, « Libé » a recueilli des témoignages accablant l’ex-gendarme, qui réside dans l’Essonne.
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un mémorial du massacre de l’église de Nyange a été construit sur le site de l’édifice détruit en 1994. (Michiel Robberecht/Libération)

Au Rwanda, c’est une histoire que tout le monde connaît. De celles qui ont marqué, plus que les autres, la mémoire collective du génocide des Tutsis. « Le bulldozer a commencé par démolir une première partie de l’église le 15 avril 1994. Il a continué le lendemain jusque dans l’après-midi, quand le toit s’est finalement effondré sur les Tutsis. Les gens achevaient ensuite les survivants avec des lances et des machettes. » L’homme qui raconte la scène – et en a été témoin – s’appelle Papias. Il était à l’époque employé à la paroisse de Nyange, dans le nord-ouest du Rwanda, où environ 2 000 personnes furent exterminées.

Vingt-neuf ans après, le 24 mai, un ancien policier de la commune, Fulgence Kayishema, qui aurait « directement participé à la planification et à l’exécution » du massacre de Nyange, selon les procureurs des Nations unies, a été arrêté en Afrique du Sud. L’épilogue d’une cavale de près de trois décennies. Il devrait être extradé rapidement pour être jugé au Rwanda, son pays natal qui a reçu le transfert de son dossier en 2012. Mais le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui a fermé ses portes trois ans plus tard, avait déjà condamné l’ancien préfet de la région en 1999 et le prêtre de Nyange en 2008 à la prison à perpétuité, tandis que le pharmacien et le bourgmestre ont écopé respectivement de trente et vingt-cinq ans de prison en 2012 et 2013.

Pendant plusieurs mois, Libération a enquêté sur un autre protagoniste du crime de Nyange, soupçonné d’en être l’un des principaux organisateurs : Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi. L’homme de 69 ans, qui réside en France où il échappe aux poursuites, est un ancien lieutenant-colonel de gendarmerie. Il vit aujourd’hui dans l’Essonne. Après le génocide, il a séjourné un an à Kinshasa, dans la république démocratique du Congo voisine, puis deux ans au Cameroun, selon ses propres déclarations. Il est arrivé en France en 1997. Nzapfakumunsi a suivi des études à l’Institut de criminologie de Paris entre 2000 et 2004 et a été, un temps, employé comme conseiller dans une agence Pôle Emploi. La France lui a accordé l’asile en mai 2001, puis la nationalité en novembre 2004. Il a modifié son patronyme lors de sa naturalisation, et répond désormais au nom de Munsy.

La nouvelle église de Nyange. L'ancien édifice a été rasé au bulldozer alors que des Tutsis étaient encore à l'intérieur, en avril 1994. (Michiel Robberecht/Libération)

L’ex-officier, formé à l’école de gendarmerie nationale de Melun (Seine-et-Marne) entre 1979 et 1980, a témoigné à décharge en 2009 dans le deuxième grand procès visant des militaires rwandais, devant le TPIR. Puis, à nouveau cette année, à Paris, devant la cour d’assises qui juge actuellement un autre gendarme rwandais, Philippe Hategekimana, pour « génocide, complicité de génocide, crimes contre l’humanité, complicité de crimes contre l’humanité et participation à une entente en vue de la préparation des crimes de génocide ».

« C’est lui qui a amené et distribué les fusils »



A Nyange, un mémorial se dresse désormais à l’emplacement de l’église détruite dans laquelle les Tutsis pensaient trouver refuge en avril 1994, à quelques encablures de la rivière Nyabarongo qui traverse le pays des mille collines. La commune est située 40 kilomètres à l’est du lac Kivu séparant le Rwanda de la république démocratique du Congo. Pour les besoins de cette enquête, Libération s’y est rendu à quatre reprises depuis juillet 2021 et a interrogé une dizaine de témoins.

Dans un virage à flanc de montagne, Aloys et Frodouard discutent, accoudés sur le rebord de la terrasse du modeste cabaret la Bonne Adresse. Le premier préside l’antenne locale d’Ibuka, l’association qui défend la mémoire des rescapés, le second était adolescent en 1994 et travaillait comme homme à tout faire au couvent de Nyange. « Nzapfakumunsi a une responsabilité dans ce massacre plus grande encore que ceux que le TPIR a jugés », affirme Aloys, qui a perdu sa mère, ses trois sœurs et ses neuf enfants pendant le génocide.

En 1994, Frodouard était l'homme à tout faire du couvent de Nyange, devenu épicentre local de l’organisation du génocide. (Michiel Robberecht/Libération)

« C’est lui qui a amené et distribué les fusils, supervisé l’entraînement des jeunes interahamwe [les miliciens hutus qui commirent les massacres, ndlr] et coordonné le génocide. Ça nous détruit moralement qu’il ne soit pas poursuivi », acquiesce Frodouard. Le couvent était devenu l’épicentre de l’organisation du génocide à Nyange, selon lui. « Nzapfakumunsi vivait dans le couvent. Il a apporté de la liqueur pour récompenser – rémunérer en quelque sorte – les interahamwe qui avaient tué. Cet alcool était stocké au couvent. C’est lui qui a ensuite ordonné aux gens de nettoyer et de combler les fosses avant de leur redonner des bières », précise-t-il.

Quelques semaines plus tard, alors que le soleil se couche à Nyange, trois quinquagénaires sont discrètement réunis au bord du petit chemin de terre qui descend derrière l’église où ils ont donné rendez-vous. A l’abri des eucalyptus, le trio a accepté de parler du génocide, sujet toujours très sensible sur ces collines. Le nom de Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi est là aussi sur toutes les lèvres. Emmanuel, un homme au visage émacié qui reconnaît d’emblée « avoir tué », garde constamment ses grandes mains jointes sur son abdomen. « Pendant le génocide, Nzapfakumunsi est venu installer sa famille chez sa sœur, dont j’étais le voisin, explique-t-il. Nzapfakumunsi commandait les gendarmes. Il aurait pu arrêter ce qu’il se passait s’il en avait eu la volonté. Au lieu de ça, les gendarmes nous appuyaient. »

Emmanuel avait intégré la « défense civile », une dénomination administrative employée pour dissimuler la nature réelle de l’entreprise génocidaire. « J’ai eu une formation pour tirer au fusil, dispensée par les gendarmes qui accompagnaient Nzapfakumunsi, précise-t-il. Tu vois, les intellectuels ne nous parlaient pas souvent. Mais avant de démolir l’église, ils ont fait une réunion avec Nzapfakumunsi pour se concerter et nous transmettre des instructions. »

Selon les trois témoins, Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi aurait joué un rôle important dans le « comité de crise » qui se réunissait quotidiennement à Nyange. « C’étaient des réunions avec les intellectuels et les dirigeants. Des gens influents qui étaient revenus de Kigali, car c’était la guerre. On ne disait pas encore le mot génocide à l’époque. Ils nous sensibilisaient pour nous expliquer que si l’ennemi gagnait, il allait tous nous tuer », se remémore Ildephonse, le vétérinaire du village. Selon des témoins entendus au TPIR, Ildephonse faisait alors lui-même partie de ces « autorités » locales, contrairement à ce qu’il laisse paraître vingt-neuf ans plus tard.

« C’est nous qui avons tué ici »



Rasé de près, Papias porte un pantalon à pinces de couleur ocre et une chemise blanche impeccable. L’ancien employé de la paroisse s’exprime d’une voix douce. « C’est Nzapfakumunsi qui organisait les réunions dans la chambre réservée à l’évêque. Il a déclaré qu’aucun Tutsi n’allait en réchapper. Qu’on allait les exterminer, raconte-t-il calmement. Ensuite, Nzapfakumunsi a tout fait pour détruire cette église. » L’intervention des gendarmes que commandait Nzapfakumunsi se serait avérée déterminante pour donner l’avantage aux génocidaires. « Dès le premier jour, les Tutsis qui avaient été rassemblés là essayaient de se protéger en jetant des pierres. Voyant cela, les gendarmes leur ont tiré dessus et ont lancé des grenades, raconte le vétérinaire Ildephonse. Quand les grenades ont été épuisées, ils sont allés en chercher d’autres chez Nzapfakumunsi. »

L’église fut ensuite littéralement assiégée. « Après une réunion du comité de crise, ils ont décidé de couper l’eau. Au bout de cinq jours, les Tutsis n’avaient vraiment plus de force pour combattre ou se protéger et les interahamwe en ont profité », rapporte Papias. Mais lorsque vient le moment d’évoquer avec plus de détails le déroulement du massacre et le rôle précis de chacun, les trois témoins se font évasifs. Ils éludent ou se répondent par des phrases énigmatiques.

Un individu rachitique à l’allure chancelante s’est rapproché du groupe et déambule à présent autour. Un large béret posé de travers sur la tête, il s’agite, s’accroupit, se relève, pouffe de rire en écoutant les trois villageois tourner autour du pot. Finalement, il intervient. « Je suis né ici à Nyange. J’ai été baptisé dans cette église et je suis devenu un interahamwe. C’est nous qui avons tué ici avec le soutien des autorités ! Nous avons accepté les ordres et nous avons mal agi. Maintenant, il faut témoigner de ce que nous avons fait et vu ! » tance-t-il. Les trois hommes font la moue. Visiblement, l’intervention les gêne.

Le trublion n’y prête aucune attention et ne se démonte pas. « Je n’ai pas peur de dire la vérité. Notre objectif était de tuer tous les Tutsis. Nous avions l’intention de les exterminer. Je demande pardon pour ça », dit-il avant de se présenter de manière plus conventionnelle : il se prénomme Alphonse et il a passé douze ans en prison après avoir été condamné par un tribunal populaire, puis cinq ans à réaliser des travaux d’intérêt communautaire. Avec la même agitation, Alphonse résume d’abord les événements : « Nous avons encerclé l’église. Les gendarmes tiraient et lançaient beaucoup de grenades dessus. Puis, nous avons attaqué les Tutsis avec des pierres et tout ce que l’on trouvait. Les autorités ont finalement amené le bulldozer et l’église s’est effondrée sur les Tutsis. » Il affirme enfin avec force que « tous ceux qui donnaient des ordres tenaient leur autorité de Nzapfakumunsi ».

« Il pleuvait et le sang des Tutsis se répandait partout »



Son intervention agit comme un catalyseur sur la petite assemblée. Soudain, les trois compères se bousculent pour parler sans attendre leur tour. Papias et Ildephonse se coupent mutuellement la parole. Eux aussi y étaient. Tout le monde ici a participé au massacre. « Lorsqu’ils ont joué du tambour et utilisé les sifflets, on a su qu’il fallait venir vite et attaquer les Tutsis pour les tuer », se souvient Papias. Il s’emploie à mimer la manière dont ils jetaient des pierres sur les personnes réfugiées dans l’église. « C’était réellement affreux… Il pleuvait et le sang des Tutsis se répandait partout. Ça faisait très peur. Aujourd’hui encore, ces scènes me perturbent. »

Nzapfakumunsi, ils le savent, n’a guère été inquiété et vit quelque part en France. Après réflexion, l’ancien bedeau, le vétérinaire et les deux cultivateurs affirment qu’ils sont prêts à répéter leurs témoignages devant la justice, si elle venait à les solliciter. « Pour nous, Nzapfakumunsi reste un Rwandais qui doit être jugé. C’est l’organisateur. Le cerveau du génocide ici à Nyange », résume Emmanuel.

Leurs témoignages auront-ils des répercussions judiciaires en France ? Depuis une loi du 22 mai 1996, les « personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire » au Rwanda ou dans les pays voisins en 1994 « peuvent être poursuivies et jugées par les juridictions françaises en application de la loi française, si elles sont trouvées en France ».

Contacté par Libération, Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi assure que durant le génocide, il n’a jamais quitté la capitale. « Il y a eu de faux témoignages, des gens ont dit que j’avais envoyé des gendarmes à Nyange pour tuer les Tutsis qui s’y étaient réfugiés. Il a même été dit que je me trouvais sur place à ce moment-là. J’ai tout expliqué, que c’était faux, impossible que je m’y trouve. Je n’ai jamais été poursuivi pour ces faits-là, insiste-t-il. J’ai été tous les jours sur le front. » Entre le 7 avril et le 4 juillet 1994, Kigali fut le théâtre d’intenses combats entre les forces rebelles du Front patriotique rwandais et les troupes gouvernementales. Devant le TPIR en 2009, Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi avait déjà soutenu cette version : « Je dirigeais les opérations au camp Kacyiru [dans le centre de Kigali], c’était très compliqué, tous les jours je pensais que je pouvais mourir », répète l’ex-officier à Libération.

Le 6 juin à Nyange. (Michiel Robberecht/Libération)

En France, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda explique n’avoir « pas encore déposé de plainte » contre Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi, mais confirme enquêter sur l’homme depuis un certain temps. « On a déjà récolté un certain nombre de témoignages à Nyange le mettant en cause comme étant présent au moment de l’effondrement de l’église, explique Alain Gauthier, le président de l’association. C’était quand même un lieutenant-colonel, donc un gars important. On le situe au même niveau que les grands organisateurs. »
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024