Fiche du document numéro 32453

Num
32453
Date
Vendredi 20 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
29006
Pages
3
Urlorg
Surtitre
Débats - Rwanda
Titre
Pour un pays brisé
Soustitre
La tragédie que vit le Rwanda nous oblige à abandonner notre confort intellectuel. Il est ainsi faux de résumer cette guerre à un conflit ethnique : les rivalités entre Tutsis et Hutus ont été dévoyées à des fins politiques. Il est également nécessaire d'interroger la responsabilité de la France, dont les militaires ont effectivement participé aux combats et qui s'est efforcée de sauver un pouvoir essoufflé et nocif.
Nom cité
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ONU
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'ÉPOUVANTABLE tragédie que vit le Rwanda touche ceux des Français qui ont encore un peu de cœur, ceux que la marche cahotante du monde émeut et inquiète. La presse s'est fait l'écho des massacres et du chaos qui s'installe au pays des mille collines. Parfois de façon complaisante, parfois avec une ignorance coupable des réalités rwandaises, quelle que soit la curiosité tardive des uns et des autres, quel que soit le courage manifesté par les journalistes face à des conditions de travail difficiles. Il est vrai que ce petit pays lointain, égaré dans la région des lacs, coincé notamment entre le riche Zaïre de l'ubuesque Mobutu et la Tanzanie des circuits touristiques, a toujours été ignoré parce qu'à l'écart des centres d'intérêt, sans importance stratégique, confiné à la sauvegarde des derniers gorilles de montagne.

Si les guerres ont quelque mérite, le drame rwandais aura eu -- bien mince consolation -- celui de révéler un pays oublié et les problèmes de toute une région de l'Afrique. Mais ce qui se passe au Rwanda, l'ampleur de la catastrophe, ce qui a été dit ou écrit ces derniers jours, le souci de justice pour ce pays somptueux, pour ce peuple dur et austère, mais attachant, tout cela appelle quelques précisions. La première remarque qui s'impose concerne cette espèce de bonne conscience orchestrée par certains commentateurs et qui satisfait évidemment bon nombre de Français. Bonne conscience coloniale, somme toute, qui s'établit à propos du constat de la violence "sauvage" qui règne à Kigali. Affaire de nègres, sortis tout droit des récits de voyageurs du temps des premières incursions en Afrique infernale, en Afrique pré-coloniale. Il faut dire et redire que cette violence, que cette "sauvagerie" sont dues à quelques centaines de fanatiques, et seulement à ceux-là, qui ont su déchaîner les pires instincts, exacerbés par la peur, par les fantasmes, que cette folie entretenue est le résultat pitoyable de toutes les irrationalités. Avons-nous des leçons à donner ?

Il est faux par ailleurs de résumer la tragédie rwandaise à un problème ethnique. Là encore, et malgré les apparences ou les séquelles de périodes anciennes, aux plaies mal cicatrisées, les rivalités entre Hutus et Tutsis ont été utilisées et dévoyées à des fins politiques, d'une part par la dictature de Juvénal Habyarimana, par tout un entourage corrompu et pervers, par les extrémistes des différents partis, d'autre part par les nations européennes intéressées, Belgique et France en particulier, également par les Etats-Unis, la Chine et la Corée du Nord. Le peuple rwandais, dans son immense majorité, a dépassé ou souhaite dépasser ce stade ethnique, de même qu'il souhaite un avenir commun, pacifique, désire la construction d'un Etat libéré de ces rivalités désastreuses.

Ce qui se passe au Rwanda montre aussi l'incroyable inefficacité de l'ONU, la condamnable inefficacité de cet organisme, instrument onéreux des Etats-Unis, et de la bonne conscience des nations occidentales. Le responsable canadien sur le terrain et ses adjoints n'ont pas ménagé leurs efforts, mais ont avoué leur impuissance. C'est tout un système, toute une organisation qui se trouvent une fois de plus discrédités.

La défaite de la politique française



Il convient enfin d'évoquer le rôle de la France. La peine et la honte obligent à dire une vérité souvent dissimulée, édulcorée par les uns et les autres, au nom des bons vieux principes de la non-ingérence et du constat facile que "la France ne peut être le gendarme de l'Afrique". Mais l'exploitation, l'utilisation sans vergogne de ce domaine réservé que fut, que reste, une grande partie de l'Afrique francophone, obligeait, oblige, à certaines responsabilités, à certains engagements que nous ne pouvons fuir sans être accusés de mépris et de lâcheté. Le chaos qui règne au Rwanda est aussi la défaite de la politique française ; l'échec flagrant, pitoyable, de la politique mitterrandienne. Politique consistant trop souvent en Afrique à imposer une démocratie inadaptée aux réalités locales et par ailleurs à mettre en place des systèmes commercialo-affairistes de tous ordres.

Car la France a joué abusivement la carte Habyarimana. Les militaires français envoyés au Rwanda après l'invasion des troupes du Front patriotique rwandais, en 1990, ont effectivement participé aux combats, ont aidé pour le moins au maintien d'un pouvoir essoufflé et nocif, et cela dans un but qui n'avait rien à voir avec l'intérêt à long terme de la France. Le déménagement précipité, le départ des derniers représentants français, l'autre jour à Kigali -- personnels de l'ambassade qui n'ont certes pas démérité, qui ont sans doute fait preuve de courage, mais qui avaient des ordres -- en disent long sur le rôle de la France, sur la déliquescence de notre politique africaine.

Sans doute certains Rwandais menacés ont-ils bénéficié de la présence des Français, se réfugiant par exemple pour un temps à l'ambassade, sans doute certains ont-ils pu embarquer à bord des avions. Mais bien d'autres ont été abandonnés. Une intervention militaire limitée aurait évité le pire, empêché que les bandes de fanatiques, ivres de bière et de sang, armés de leur machette, ne se livrent à leurs exactions. Scrupules ? Allons donc ! Absence de moyens ? Balivernes ! L'image de ces militaires français escortant nos ressortissants à l'aéroport et assistant sans réagir à l'assassinat d'une femme par quelque-uns de ces miliciens voyous était insupportable. Reste l'avenir... Reste à souhaiter que la raison finisse tout de même par l'emporter ; reste à souhaiter que, lassés de tant de sang, lassés de tant de folie suicidaire, les futurs responsables rwandais, Hutus et Tutsis mêlés, sachent mettre fin une fois pour toutes à ce cycle infernal des crises majeures qui fragilisent le pays depuis tant d'années. Reste à espérer que dans le regard de tous les enfants rwandais disparaisse la terreur et renaissent la vie et l'insouciance. L'attitude de certains religieux au Rwanda, des représentants de la Croix-Rouge et de certaines communautés caritatives nous console et nous permet malgré tout de croire encore un peu en l'homme.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024