Fiche du document numéro 32140

Num
32140
Date
Mardi 7 juillet 1998
Amj
Auteur
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Titre
Audition de M. François Descoueyte, ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)
Nom cité
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. François DESCOUEYTE
Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès
Le Président Paul Quilès a accueilli M. François Descoueyte,
ambassadeur en Ouganda de janvier 1994 à décembre 1997. Il a rappelé qu’il
était entré en fonction au moment où les événements rwandais prenaient une
tournure tragique puisque les premiers mois de sa nomination coïncidaient
avec les difficultés de mise en application des accords d’Arusha et avec la
montée incontrôlée des tensions ethniques qui ont abouti, après l’assassinat
du Président Habyarimana, aux massacres et au génocide. Son audition
permettra d’appréhender l’influence que le Président Museveni a pu exercer
sur le déroulement de la crise, dans les mois qui ont précédé le génocide, en
ce qui concerne notamment l’application des accords d’Arusha et la mise en
place du gouvernement de transition à base élargie.
M. François Descoueyte a indiqué que, vu depuis Kampala, trois
éléments semblaient avoir joué un rôle important dans la crise rwandais e: la
politique intérieure de l’Ouganda, ses relations avec le Rwanda et la politique
des principaux acteurs de la communauté internationale.
S’agissant de l’Ouganda, il convient de garder à l’esprit la descente
aux enfers qu’a connue ce pays pendant une décennie, de 1975 à 1985, sous
les régimes d’Amin Dada et d’Obote. Le bilan de cette période est estimé à
800 000 morts et à une division par quatre de la production économique du
pays. C’est seulement en l’an 2000, d’après les calculs économétriques, que
le pays retrouvera le niveau de revenu par tête qu’il avait atteint lors de son
indépendance en 1962.
Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir du Président Museveni en
janvier 1986, après cinq ans de guérilla, a été vécu par beaucoup
d’Ougandais, sauf au nord - la région d’où étaient originaires les détenteurs
du pouvoir précédent- comme une libération et comme le début d’un
renouveau : stabilité politique, croissance économique rapide, de l’ordre de
5 à 7 % par an, progrès incontestables des droits de l’homme individuels par
rapport à la période antérieure et par rapport aux pays voisins. Ainsi
s’expliquent les jugements contrastés qui ont pu être portés sur l’Ouganda et
son gouvernement car la performance de développement récente de
l’Ouganda est l’une des meilleures d’Afrique, mais le pays n’en reste pas
moins l’un des moins avancés du monde comme presque tous ces voisins. On
ne saurait donc ni sous-estimer, ni surestimer ce pays de 20 millions
d’habitants dont les relations économiques et culturelles avec la France ne
cessent du reste de se développer.
C’est de la période sombre de l’histoire contemporaine de
l’Ouganda, vécue dans l’indifférence de la communauté internationale- CNN
n’existait pas à l’époque- que datent les liens inextricables noués entre le
Président Museveni, et son mouvement du NRM, et les plus dynamiques des
réfugiés tutsis rwandais qui se regrouperont plus tard dans le FPR. Les
rescapés des massacres de Tutsis de 1959 à 1962 au Rwanda se sont en effet
réfugiés nombreux en Ouganda, en particulier dans l’ouest du pays, dans la
région de l’Ankole où existent des similitudes de structures sociales avec le
Rwanda, les Tutsis ressemblant fort aux Bahima qui y vivent tandis que les
Hutus sont plus proches des paysans de cette région
Ces Tutsis réfugiés et leurs enfants, souvent très jeunes, ont été
persécutés sous le régime Obote qui en avait fait les boucs émissaires de ses
difficultés. Ils étaient pourchassés, désignés à la vindicte publique dans cette
époque sombre de l’histoire du pays. Ils étaient également empêchés de
retourner au Rwanda par le régime Habyarimana qui considérait qu’il n’y
avait pas assez de place pour cette minorité agissante et encombrante dont
les ambitions étaient évidentes. Les Tutsis les plus énergiques n’avaient donc
d’autre choix que de s’enrôler dans la guérilla du Président Museveni et de
prendre le maquis. Ils ont ainsi représenté jusqu’à un quart des cadres –et
non pas des effectifs de base– et des officiers de l’Armée de résistance
nationale où ils se sont signalés comme étant parmi les plus combatifs.
Dès la prise de pouvoir par le Président Museveni, les cadres tutsis
rwandais font valoir leurs qualités et atteignent des positions importantes,
non seulement dans l’armée et l’administration ougandaises mais aussi dans
les affaires. Leurs succès éveillent la jalousie, notamment à Kampala et dans
la région centrale du Buganda où les habitants se mettent à critiquer-la
presse de cette époque en fait état régulièrement- ce qu’ils appellent la
« mafia tutsie ».
En janvier 1990, vient en discussion au Parlement ou à ce qui en
tenait lieu, le Conseil national de la résistance, une loi sur la propriété des
terres qui interdit l’acquisition, même à titre onéreux, de terres ougandaises
par des étrangers. Le Président Museveni est, à l’époque, accusé, notamment
par la population bugandaise et l’opposition politique de l’époque, de
favoriser la minorité tutsie rwandaise. Il cherche à se débarrasser de ces
accusations en limogeant des responsables tutsis, à commencer par Fred
Rwigyema, vice-ministre de la Défense, le titulaire du portefeuille de la
défense étant par tradition le Président. C’est alors que les Rwandais tutsis
qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises
pour la part qu’ils avaient prise à la lutte de libération, comprennent avec
amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos tenus par
Kagame ultérieurement- qu’ils ne seront jamais chez eux en Ouganda.
Les plus décidés d’entre eux se rendent compte que leurs postes de
commandement dans l’armée vont leur être retirés et que bientôt, ils n’auront
plus les moyens de mettre en oeuvre la seule solution qu’ils estiment leur
rester : l’invasion par les armes de leur propre pays. Ils déclenchent alors la
première attaque sur Kagitumba. Elle est fort mal préparée, décidée à la vavite,
et déclenchée précipitamment le 1er octobre 1990, alors que Museveni et
Habyarimana se trouvent à New York.
M. François Descoueyte a tenu à souligner -et cela a été rarement
mis en valeur dans les commentaires sur l’origine de la cris-e que cette
attaque du FPR sur le Rwanda, n’était qu’une face de la médaille, l’autre face
étant que ses membres avaient été poussés dehors par l’Ouganda. Le
Président Museveni, en effet, n’avait rien à perdre. Que le FPR gagne ou
perde, il avait réglé un problème de politique intérieure, potentiellement
dangereux, en se débarrassant des Tutsis rwandais. Dans tous les
témoignages de première main concernant les discussions du FPR avec le
Président Museveni à l’époque, le message que répète le Président ougandais
est que certes, ils sont libres de partir et qu’il ne fera rien pour les retenir,
mais qu’une fois partis, il n’est pas question qu’ils reviennent.
La communauté internationale a eu bien des difficultés à
comprendre la dynamique des événements, quand bien même elle y portait
intérêt. Ses réactions ont été fondées sur des principes : l’inviolabilité des
frontières, le règlement pacifique des différents, le non-recours à la force. Ils
ont certes, toute leur valeur. Ce sont ceux de la charte des Nations unies
mais, sur le terrain, les protagonistes, même s’ils les connaissaient, ne les
avaient pas pour autant intériorisés. Dans la région des Grands Lacs, le
recours à la force est bel et bien la première solution qui vient à l’esprit des
responsables de tous bords. Cette vision, à l’opposé du droit international,
est à l’origine des nombreux malentendus entre la communauté internationale
–la France, les Etats-Unis et d’autres puissances mondiales– et les dirigeants
de la région quels qu’ils soient. Il est essentiel d’insister sur la difficulté pour
la communauté internationale de transposer ses valeurs et ses grilles de
lecture dans un milieu situé presque aux antipodes, en termes de
développement économique et social par rapport aux principales puissances
mondiales.
M. François Descoueyte a indiqué que ces précisions lui étaient
apparues indispensables pour tenter de situer les responsabilités dans le
déroulement des événements et pour tirer du drame rwandais quelques
leçons pour l’avenir.
S’agissant des responsabilités, la première incombe aux acteurs
politiques et opérationnels des massacres, même si la peur a joué un rôle des
deux côtés. En second lieu, les Etats voisins sont responsables pour avoir
soutenu des deux côtés une solution de force dont ils avaient gravement
sous-estimé les conséquences catastrophiques. Certes, la France n’avait pas
non plus prévu le génocide mais elle avait répété les avertissements sur la
gravité des violences qui risquaient d’être déclenchées par une approche
militaire. Celui-ci jurait, à l’époque, qu’il ne lui faudrait pas huit jours pour
arriver à Kigali, ce qui était militairement raisonnable, mais aussi qu’il y serait
accueilli à bras ouverts par la population, enfin libérée de la dictature
d’Habyarimana. Ses membres se sont sans doute piégés eux-mêmes en
adhérant à leur propre propagande de guerre. Il a indiqué que lors de sa
dernière conversation avec le Président Museveni sur le Rwanda, il y a près
d’un an, celui-ci avait conclu la conversation en disant que, dans la crise
rwandaise, tout le monde avait fait des erreurs, y compris lui-même.
Enfin, il a estimé que la communauté internationale avait également
une responsabilité, celle de n’avoir pas réussi à empêcher le génocide. Cette
responsabilité n’est pas du même ordre que celle d’avoir perpétré des
massacres, ni même d’avoir soutenu, plus ou moins aveuglément, ou laissé
faire les partisans de la force. Au Rwanda, comme dans l’ex-Yougoslavie, la
logique qui prévalait à l’époque de la crise était celle du « qui n’est pas pour
moi est contre moi ». Dans une telle situation, il n’y a pas à proprement
parler, une fois que le fossé du sang s’est élargi, d’espace de médiation ou de
neutralité, comme un responsable d’ONG humanitaire l’a bien d i:t « il n’y
avait plus, à une époque, d’espace humanitaire ».
En tentant, presque seule, l’impossible, la France a exprimé sa
solidarité avec les peuples africains, plus profonde que dans tout autre pays
extérieur au continent. Elle n’a pu, à elle seule, changer le cours des
événements qui s’inscrivaient dans un long cycle de violences
intergénérationnelles et réciproques entre les groupes concernés.
Il a considéré qu’à long terme, la solution passait dans la région des
Grands Lacs par l’intégration économique régionale, par ce que Jean Monnet
et les fondateurs de l’Europe ont appelé la communauté d’intérêts. Ce sera
l’affaire, dans cette région des Grands Lacs, d’une, deux ou plusieurs
générations. La France peut y aider en soutenant l’intégration d’au moins
trois ensembles économiques viables en Afrique subsaharienne, l’ouest, le
sud et l’est du continent.
Par ailleurs, les pays développés doivent approfondir leur réflexion,
leur connaissance de l’ensemble des régions africaines avec lesquelles ils ne
sont pas familiarisés. Il s’agit d’affirmer clairement la primauté des droits de
l’homme individuels sur la forme des institutions démocratiques qui varient
nécessairement en fonction du degré de développement économique et social
du pays. Dans le couple droits de l’homme individuels et démocratie, il a
estimé que le premier terme était plus important que le second, notamment le
droit à la vie qui, dans cette région, était encore des plus précaires.
L’information réciproque est donc très importante et il est fondamental de
maintenir les contacts avec toutes les parties. Telles étaient ses instructions
quand il est parti pour l’Ouganda le 7 janvier 1994. Le 4 juillet, il était dans
le bureau du Président Museveni avec Kagame qui était de passage à
Kampala où il était venu la veille de la chute de Kigali tant il était sûr de son
fait. Il a été le premier officiel français à retourner à Kigali, le 6août, après le
changement de régime pour négocier la réouverture progressive de notre
ambassade.
M. François Descoueyte a souligné que de 1991 à 1994, les
Présidents français et ougandais ne s’étaient pas rencontrés et qu’il avait par
conséquent tout mis en oeuvre, en Ouganda comme à Paris, pour faire en
sorte que les deux Présidents se rencontrent, considérant que quel que soit le
contenu du dialogue, il était important qu’il soit établi, tant au niveau
présidentiel que ministériel. Aucun ministre français de la coopération, bien
que trois d’entre eux l’aient assuré qu’ils allaient le faire, n’a visité cette
région des Grands Lacs depuis plus de cinq ans. Or, il est important d’aller
sur place pour comprendre.
Il a insisté sur l’importance du rôle joué par la communication dans
une crise comme celle du Rwanda. Il fut un temps où toutes les informations
sur cette crise étaient disséminées par deux canaux : Reuter et CNN. La
France doit fournir un effort pour faire monter en puissance ses propres
canaux de communication et pour tenter d’influencer ces canaux primordiaux
dans le monde anglophone que sont Reuter et CNN. La communication
appelle donc un effort particulier, ne serait-ce qu’en termes de contredésinformation
car le monde était plongé au sujet du Rwanda dans une
atmosphère de propagande de guerre.
Enfin, il a considéré que, dans le cas d’une crise à grande échelle,
comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, impliquant des dizaines de milliers
de combattants, la condition d’une action efficace, à supposer qu’elle soit
possible, résidait dans l’action massive et commune des principales
puissances mondiales : plus de coopération serait donc également
souhaitable.
Le Président Paul Quilès a fait part de l’intérêt particulier qu’il
avait porté aux propos de l’intervenant, notamment pour son analyse des
raisons ayant conduit le FPR à déclencher son offensive. A ce propos, il a
demandé des explications complémentaires sur la loi ougandaise de janvier
1990 limitant l’achat de terres par des étrangers.
M. François Descoueyte a précisé que cette loi avait fait l’objet
d’une longue discussion au Parlement en janvier 1990 et qu’elle reflétait une
situation de rejet des Tutsis rwandais par la société, sinon ougandaise en
général, du moins bagandaise. Il a rappelé que la société ougandaise de la
région centrale de Kampala tenait la clef du pouvoir politique en Ouganda et
que le Président Museveni ne pouvait pas gouverner uniquement avec l’appui
de l’ouest, sa région. Sachant que le nord lui était hostile, il lui fallait
absolument avoir au moins une petite majorité dans la région du centre, l’est
étant divisé par moitié entre les partisans du régime actuel et l’opposition. A
cette époque, il commençait à préparer les élections à l’assemblée
constituante, les premières élections, « démocratiques » qui aient eu lieu en
Ouganda depuis la prise du pouvoir par le NRM en 1986. Il devait
commencer à réfléchir aux campagnes électorales, des élections
présidentielles et législatives ayant eu lieu ensuite.
Le Président Paul Quilès a souhaité connaître quelle avait été
l’attitude de l’Ouganda à l’égard du génocide, notamment quelles avaient été
les positions publiques prises à ce sujet par les autorités ougandaises et quel
jugement les Ougandais avaient porté sur l’opération Turquoise.
M. François Descoueyte a indiqué que les contacts qu’il avait eus
avec les différents protagonistes avant le 6 avril 1994, notamment avec les
responsables du FPR qui se trouvaient pour la plupart à Kampala, montraient
bien que l’on était dans une logique de guerre et que l’espoir de sortir de
cette logique s’amenuisait de jour en jour. Il a souligné que l’idée même de
partage du pouvoir ne venait pas naturellement aux responsables politiques
de cette région. Sitôt l’attentat du 6 avril, le Président Museveni a pris
l’initiative de réunir les ambassadeurs américain, britannique et français, une
à trois fois par semaine pendant le mois d’avril, pour obtenir la
compréhension de la communauté internationale. Etaient également présents
à la plupart de ces réunions le secrétaire général du FPR, l’ambassadeur du
Rwanda, aujourd’hui réfugié en France, et le médiateur tanzanien, dit
« facilitateur ».
L’idée développée par le Président Museveni était d’éviter à tout
prix que la crise rwandaise, par effet de dominos, ne contamine toute la
région et dégénère en un affrontement, entre des troupes notamment
françaises, et le FPR ou les forces ougandaises. Cette attitude a été
constante. Le leitmotiv du Président Museveni était d’éviter l’escalade et la
contagion. A chaque occasion, il lui était rappelé que la France n’était
l’ennemi de personne et qu’elle n’avait nullement l’intention de faire la guerre
à qui que soit. Cette position a été également expliquée au FPR qui avait du
mal à la croire.
L’une des grandes obsession du FPR étant à l’époque de savoir si
son gouvernement serait reconnu par la France, après la prise de Kigali,
M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait été amené à expliquer que la
pratique française n’était pas, à la différence de la pratique américaine, de
reconnaître les gouvernements mais les Etats et que si le FPR arrivait au
pouvoir dans la capitale, il serait, ipso facto, considéré par la France comme
le gouvernement du Rwanda. Le FPR craignait que la France ne se mette en
travers de sa conquête du pouvoir.
Il a alors évoqué les conditions dans lesquelles il avait, le 4 juillet,
participé à une rencontre entre le Président Museveni et le Major Kagame.
Le 3 juillet 1994 au soir, il a reçu un appel téléphonique du Président
Museveni qui lui a expliqué qu’il venait de voir sur CNN que des soldats du
FPR avaient tiré sur les troupes françaises de l’opération Turquoise. Le
Président lui a déclaré : « C’est inacceptable. Kagame est aujourd’hui à
Kampala. Je le verrai demain. Je vais lui dire qu’il n’est pas question que
ce genre de chose se reproduise ». M. François Descoueyte a alors suggéré
au Président Museveni de l’inviter à cet entretien avec celui qu’on appelait
déjà l’homme fort du Rwanda. Bien qu’anecdotique, la discussion permet de
comprendre les attitudes de l’un et de l’autre. Le Président Museveni
revenait de Paris où avait été organisée la première rencontre depuis trois ans
entre le Président Mitterrand et lui, à l’issue de laquelle il avait accepté la
publication d’un communiqué disant qu’il n’avait pas d’objection à
l’opération Turquoise, dans la mesure où celle-ci resterait dans les limites de
son mandat strictement humanitaire et serait rapatriée dans un délai de deux
mois. Au cours de la rencontre du 4 juillet, le Président Museveni a fait mine
de vendre l’opération Turquoise à Kagame. Il expliquait que cette zone
humanitaire était une bonne chose et qu’il serait bien utile qu’une puissance
accepte d’assurer cette mission au sud-Soudan. Il exposait à Kagame qu’il
n’avait aucune raison d’adopter une attitude hostile dans la mesure où
l’opération s’en tenait strictement au mandat défini.
La discussion sur les conditions du cessez-le-feu qui a suivi ces
propos liminaires a permis à M .François Descoueyte d’observer la différence
de comportement des deux hommes. Museveni ayant commencé à dessiner
sur un papier une ligne de cessez-le-feu, Kagame a précisé que pour
envisager d’instituer cette ligne en deçà de la frontière du Zaïre, il faudrait
deux conditions : d’un point de vue militaire, elle devait être
géographiquement facile à tenir -rivière, ligne de crêtes, accident naturel
quelconque- ; d’un point de vue politique, il devait, pour appliquer le cessezle-
feu, avoir en face de lui un interlocuteur responsable. Or, il a émis les plus
extrêmes réserves sur les capacités du gouvernement intérimaire à faire
appliquer ces décisions. Dans ces conditions, il envisageait de poursuivre son
action jusqu’à la frontière du Zaïre. Le Président Museveni est alors
intervenu : « Ne dites pas cela à l’ambassadeur de France ». Il était clair
que Kagame s’était montré assez direct, tenant des propos marqués par une
franchise parfois abrupte, alors que Museveni apparaissait comme un
politicien beaucoup plus habile et plus soucieux des réactions de la
communauté internationale ; il a d’ailleurs réussi à sefaire une réputation
internationale flatteuse.
Afin de permettre à la mission de mieux cerner la personnalité du
Président Museveni, M. François Descoueyte a relaté un entretien qu’il avait
eu avec lui à l’issue de sa dernière rencontre avec le Président Jacques
Chirac. Comme il lui demandait pour quelle raison il n’avait pas parlé très
franchement au Président français de ce qui se passait au Zaïre, le Président
Museveni lui a répondu que c’était sans doute dû à son absence de relations
avec les autorités françaises au moment de sa guerre secrète, qui ne
permettait pas d’établir aujourd’hui un climat de confiance dans les échanges.
M. François Descoueyte a noté au passage que les rapports avec
l’ANC ou la SWAPO étaient actuellement plus empreints de confiance dans
la mesure où la France les a soutenus à l’époque de leurs luttes, ce qui n’a
pas été le cas avec le Président Museveni en Ouganda. Cette tradition de
confiance dans les moments difficiles n’existant pas, il convient désormais de
la bâtir de manière plus normale et plus classique, dans les relations entre
Etats.
Il a précisé que le Président Museveni voulait à tout prix éviter de se
trouver en position antagonique avec la France à propos de l’opération
Turquoise. Contrairement aux Rwandais qui soupçonnaient la France
d’intentions hostiles, il accordait crédit aux promesses françaises, compte
tenu de son expérience des relations franco-ougandaises. Il n’était pas
autrement préoccupé d’un quelconque dérapage de l’opération Turquoise. Il
était conscient que ce genre d’opération impliquant un millier d’hommes sur
un terrain où évoluaient 30 000 soldats du FPR ne pouvait être que
temporaire. Les entretiens avaient alors pour objet de faire connaître à Paris
son attitude et ses réflexions sur le conflit. S’il n’a jamais admis son soutien
au FPR, c’est essentiellement parce qu’il réglait ainsi une question intérieure
en appuyant indirectement le départ des Tutsis rwandais d’Ouganda.
M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait pu vérifier ce dernier point à
l’occasion d’entretiens avec son collègue ambassadeur des Etats-Unis avec
qui il confrontait ses notes concernant des questions identiques posées au
Président Museveni et dont les réponses comportaient parfois des nuances
importantes.
Il a souligné que ce comportement découlait d’une différence de
culture dont il ne faut pas se formaliser trop rapidement. La distinction entre
l’imagination et la réalité n’est pas si claire dans cette région. La région des
Grands Lacs est culturellement dominée par le paganisme bien que les
statistiques fassent état d’une population christianisée à 90 %. Or les travaux
de sciences sociales montrent, sans qu’il y ait là aucun jugement de valeur,
que le paganisme est différent du christianisme dans la mesure où il identifie
rapports de force et rapports de sens. Il n’y a donc pas de place pour un
troisième terme arbitre qui serait moral ou éthique. Il s’agit de références
profondément et objectivement différentes de celles des principaux acteurs de
la communauté internationale.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si le Président Museveni et
l’ambassadeur des Etats-Unis avaient des contacts particuliers et si ce dernier
avait eu un rôle spécifique. Evoquant le contenu des télégrammes
diplomatiques qui indiquent que, sous l’influence du FPR, l’Ouganda insistait
beaucoup pour que la MINUAR ne soit pas confondue avec la MONUOR, il
a demandé à l’intervenant comment il expliquait cette insistance.
M. François Descoueyte a rappelé que les Etats-Unis, étant la
première puissance mondiale, avaient une position spécifique, ce qui
expliquait que l’ambassadeur des Etats-Unis ait partout un rôle un peu
particulier. Toutefois, son influence sur les décisions et le comportement du
Président Museveni était limitée, ce dont les Américains se sont
progressivement aperçus. Les dirigeants africains possèdent un véritable
talent politique. N’ayant guère de ressources financières et peu de capacités
militaires, ils sont forcément dépendants de l’extérieur. Mais ils ont la
capacité d’influencer les décisions de partenaires beaucoup plus puissants
qu’eux. Il faut se souvenir qu’à l’époque de Machiavel en Europe, la région
des Grands Lacs connaissait déjà des Etats constitués. Il ne s’agissait pas des
sociétés horizontales, par classe d’âge que l’on trouve ailleurs en Afrique et
aussi en Ouganda au nord et à l’est, mais bien de théocraties militaires avec
un appareil d’Etat et un système de renseignement. Il existe donc dans cette
région une longue tradition de sophistication dans le maniement d’un appareil
d’Etat, fût-il très modeste par rapport à ceux des grandes puissances.
Le Président Museveni a probablement pu manipuler les Etats-Unis.
Il faut comprendre qu’il est avant tout un leader nationaliste qui se bat pour
l’intérêt de son pays et qui se distingue, en ce domaine notamment, des
dictateurs à tendance familialiste ou tribaliste. Il n’est pas pour autant un
idéaliste avant tout préoccupé de la Charte des Nations Unies. L’erreur qu’il
a commise dans la crise rwandaise a été de se soucier assez peu des
conséquences qu’aurait au Rwanda, l’expulsion de cette minorité agissante
tutsie qui le gênait en politique intérieure.
Les Américains ont attaché une grande importance à l’Ouganda en
raison de sa frontière avec le Soudan qui en fait un cordon sanitaire avec
l’Ethiopie et l’Erythrée. Les intérêts américains d’endiguement du Soudan et
ceux du Président Museveni concordaient puisqu’en Ouganda, la seule
véritable menace militaire est au nord, constituée non seulement par le
Soudan, mais aussi par une rébellion soutenue par le Soudan. Il y avait donc
coïncidence objective entre les intérêts américains et ougandais. Les
Américains ont cru pouvoir affirmer leur influence en apportant à l’Ouganda
une aide militaire qui était destinée au nord et non à l’ouest. Lorsqu’ils se
sont aperçu qu’une partie de cette aide militaire était détournée de son
objectif, ils ont commencé à tirer le signal d’alarme. Pendant toute la crise
zaïroise, il est apparu clairement que les Américains délivraient avertissement
sur avertissement au Président Museveni pour faire en sorte qu’il
n’intervienne pas aux côtés des troupes de Kabila. Tout le monde sait depuis
qu’il l’a fait avec des effectifs limités et pour une brève période, ce qui a été
officialisé par le chef d’état major devant le Parlement ougandais. Il a refusé
de l’admettre devant Mme Allbright et devant le Président Chirac,
comprenant bien que ce genre d’agissements serait mal compris et mal jugé.
La confiance que les dirigeants concernés pouvaient lui accorder en a été
réduite.
L’influence des Etats-Unis sur la politique ougandaise n’était
manifestement pas aussi importante qu’ils l’auraient souhaitée. M François
Descoueyte a indiqué, à titre d’exemple, que la pression exercée par les
Etats-Unis sur le Président ougandais en faveur de la démocratisation avait
donné lieu à un incident diplomatique américano-ougandais.
Le Président ougandais avait alors déclaré à plusieurs reprises, et
notamment en conférence de presse, que les occidentaux ne se rendaient pas
compte de certaines caractéristiques de la société ougandaise et notamment
d’un seuil très bas de déclenchement de la violence. Suivre les conseils de
démocratisation des Américains serait irresponsable car, si les choses
tournaient mal, ils évacueraient leurs ressortissants tandis que les Ougandais
resteraient sur place et subiraient des violences. Par conséquent, les
Etats-Unis pouvaient exprimer leur opinion mais il était hors de question que
quiconque dicte au Président ougandais la conduite à tenir en politique
intérieure.
A plusieurs reprises, le Président Museveni lui a demandé
d’expliquer aux autorités françaises qu’il ne « roulait pas pour les
Américains, ni pour personne d’autre, mais pour l’Ouganda ». Il ajoutait
que la France était la bienvenue et qu’il n’avait pas l’intention de concéder un
privilège aux Américains, sachant qu’ils l’abandonneraient si d’autres intérêts
les appelaient ailleurs. Ses propos ont été vérifiés par la suite, notamment sur
des questions économiques. Il s’agit d’un dirigeant nationaliste qui prendra
l’aide d’où qu’elle vienne. Les Américains lui ont proposé beaucoup d’aide
en pensant au Soudan. M. François Descoueyte a indiqué que le Président
Museveni lui avait fait de nombreuses demandes de coopération civile et
militaire qui ont été transmises au Département, sans réponse positive, alors
que, dans le même temps, les Etats-Unis y ont donné suite. Les Américains
conduisent une « Realpolitik », visant à défendre avant tout leurs intérêts,
faisant passer au second plan le soutien aux institutions internationales. C’est
dans le cadre de cette politique qu’ils ont envoyé en Ouganda, au titre de la
coopération militaire, des forces spéciales.
S’agissant de la MONUOR, il a précisé que la mission internationale
des Nations Unies à la frontière ougando-rwandaise avait un mandat plus
réduit que celui de la MINUAR et des moyens plus limités. Tous les experts
ont souligné le manque de sérieux de cette mission. Il s’agissait simplement
d’un signe politique. Elle n’avait aucune possibilité de contrôler la longue
frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Jusqu’au dernier moment, elle ne
disposait ni des matériels de vision nocturne, ni des hélicoptères qui lui
auraient permis de remplir sa tâche. Une partie de la frontière lui était
interdite. Quand elle a eu enfin des hélicoptères et qu’un pilote brésilien
particulièrement courageux a survolé la zone qui lui était interdite par les
accords, il a vu des camions militaires bâchés se dirigeant vers la frontière. Il
a alors essuyé quelques tirs et a fait rapidement demi-tour. La MONUOR
était un alibi commode pour les Ougandais. Ils pouvaient afficher les résultats
négatifs de la mission. Ceux-ci n’avaient rien d’étonnant car tout se passait la
nuit dans une zone non couverte par la mission. La MINUAR aurait
peut-être été plus efficace.
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