Fiche du document numéro 32066

Num
32066
Date
Mardi 15 décembre 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
14483430
Pages
822
Titre
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 - Auditions
Mot-clé
Source
MIP
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
M I S S I O N D ’ I N F O R M AT I O N S U R L E R W A N D A
S O M M AI R E D E S C O M P T E S R E N D U S D ’ AU D I T I O N S
D U 2 4 MA R S 1 9 9 8 AU 5 M AI 1 9 9 8
Pages
Mardi 24 mars 1998
— Mme Claudine VIDAL, Directeur de recherche au CNRS .....................................

5

— M. André GUICHAOUA, professeur à l’Université de Lille I ................................

23

Mardi 31 mars 1998
— M. José KAGABO, Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales ......................................................................................................................
— Maître Eric GILLET, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif
de la Fédération interntionale des Ligues des Droits de l’Homme...............................

39

51

Mardi 7 avril 1998
— M. Jean-Pierre CHRÉTIEN, Directeur de recherche au CNRS..............................
— M. Filip REYNTJENS, professeur à l’université d’Anvers ...................................

61
73

Mardi 21 avril 1998
— M. Edouard BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de Paris ...........
— M. François LÉOTARD, Ministre de la Défense (1993-1995), Député du Var.......

85
85

— M. Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires étrangères (1993-1995), Député de la
Gironde......................................................................................................................

85

— M. Michel ROUSSIN, Ministre de la Coopération (1993-1994).............................

85

Mercredi 22 avril 1998
— M. Georges MARTRES, Ambassadeur au Rwanda (1989-1993)............................ 117
— M. Jean-Christophe MITTERRAND, Conseiller à la présidence de la République
(1986-1992) ............................................................................................................... 131
Mardi 28 avril 1998
— Père Guy THEUNIS, prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la
Société des missionnaires d’Afrique (Pères Blancs).................................................... 149
— M. Michel CUINGNET, Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994) ................................................................................. 163
— M. Patrick PRUVOT, Chef de Mission de coopération au Rwanda (octobre 1987octobre 1992) ............................................................................................................. 177
Mercredi 29 avril 1998
— Général Maurice SCHMITT, Chef d’état-major des armées (1987-1991)...............

187

Mardi 5 mai 1998
— M. Hubert VÉDRINE, Secrétaire général de la présidence de la République
(1991-1995), Ministre des Affaires étrangères............................................................ 197

Audition de Mme Claudine VIDAL
Directeur de recherche au CNRS
(séance du 24 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a annoncé que la mission d’information,
composée à parité de membres des Commissions de la Défense et des
Affaires étrangères, allait procéder à l’audition de nombreux acteurs et
observateurs présents au Rwanda au cours de la décennie écoulée et plus
particulièrement lors du génocide d’avril-juin 1994. Il a rappelé que
l’investigation qu’elle allait entreprendre avait pour but d’éclaircir
l’enchaînement des événements ayant conduit aux massacres perpétrés au
Rwanda, en particulier d’avril à juin 1994, de clarifier les bases politiques et
juridiques de l’assistance, notamment militaire, apportée à ce pays par la
France, d’autres puissances extérieures à la région des Grands Lacs et l’ONU
de 1990 à 1994, et d’identifier les missions et l’organisation de
commandement ainsi que les relations avec les parties belligérantes des forces
françaises déployées dans un cadre bilatéral ou multilatéral. Il a précisé que la
mission d’information étudierait en outre les raisons historiques de la
politique menée par la France et d’autres pays au Rwanda et qu’elle
s’efforcerait de replacer cette politique dans le cadre des crises ayant affecté
la région depuis les indépendances. Il a enfin indiqué que la mission
examinerait les procédures et modes de décision qui ont régi les différentes
modalités d’engagement militaire de la France au Rwanda et qu’elle
proposerait, sur la base de cet examen, des mécanismes propres à instaurer
plus de transparence et un meilleur contrôle parlementaire des opérations
extérieures.
Le Président Paul Quilès a ensuite fait état de la lettre qu’il venait
d’adresser au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies,
M. Kofi Annan, pour lui demander de s’exprimer devant la mission sur les
réactions de la communauté internationale face au génocide perpétré au
Rwanda, après ses récentes déclarations à la presse francophone.
Il a précisé que les auditions de la mission seraient, dans la mesure
du possible, conduites conformément au plan de travail fixé, dont il a rappelé
l’organisation en dix étapes successivement consacrées :
— aux facteurs historiques, économiques, sociaux et politiques des
crises rwandaises ;

— aux origines de la guerre de 1990 ;
— aux accords de défense liant la France au Rwanda avant 1990 et
au déroulement de l’opération Noroît (1990-1993) ;
— à l’évolution politique du Rwanda de 1991 à 1993 ;
— à la montée des violences au cours de l’année 1994 ;
— à l’opération Amaryllis (9 au 17 avril 1994) ;
— au génocide ;
— à l’opération Turquoise ;
— au rôle de l’ONU ;
— aux événements ultérieurs.
Il a alors accueilli Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au
CNRS et spécialiste de la société rwandaise, qu’elle a étudiée sous l’angle de
la sociologie historique.
Mme Claudine Vidal a, en premier lieu, abordé la problématique
des identités ethniques hutue et tutsie au Rwanda en analysant, dans une
perspective historique et politique, l’évolution qui a conduit à la mise en
place de propagandes ethnistes débouchant sur les haines raciales.
Elle a indiqué qu’il n’existait aucun critère objectif de différenciation
permettant de distinguer les Hutus des Tutsis qui, de ce qu’on sait de
l’histoire rwandaise, occupent un espace commun, partagent les mêmes
croyances religieuses et parlent la même langue, fait peu courant en Afrique.
Elle a, de surcroît, indiqué que l’affirmation selon laquelle les envahisseurs
tutsis auraient fini par dominer les Hutus déjà installés n’avait jamais été
démontrée scientifiquement, bien qu’elle ait alimenté toutes sortes de
propagande.
Elle a indiqué que l’on pouvait certes constater, au sein des
populations tutsies, des types physiques correspondant à des traits que
possèdent d’autres populations pastorales d’Afrique pratiquant un régime
alimentaire lacté. Ces traits peuvent toutefois être observés également au sein
de la population hutue en raison, notamment, de la coutume ancienne et
fréquente dans le passé des intermariages, l’appartenance tutsie ou hutue
découlant de l’ascendance paternelle.

Elle a, en revanche, souligné que des critères subjectifs, qui se sont
formés et transformés au cours de l’histoire politique du Rwanda,
permettaient de dire -Européens et Rwandais l’attestent- que les Tutsis,
avant l’arrivée des premiers Européens en 1892, étaient plutôt spécialisés
dans l’élevage des bovins, les Hutus restant davantage spécialisés dans
l’agriculture. Les observateurs européens ont constaté que le pays
comportait une mosaïque de pouvoirs et des organisations sociales
différentes selon les régions. Ils ont vu un roi et sa cour, ne contrôlant
étroitement que la partie centrale du Rwanda, tandis que les régions
périphériques n’étaient guère assujetties qu’à des allégeances symboliques.
La dynastie et son entourage étaient des Tutsis, situation dont les
conséquences ont été déterminantes pour la suite de l’histoire du Rwanda.
Mme Claudine Vidal a toutefois précisé qu’à cette époque précoloniale, les
observateurs, s’ils ont évoqué des conflits hiérarchiques ou dynastiques,
n’ont pas constaté de conflits d’ordre ethnique, la conscience communautaire
étant alors liée aux ensembles formés par les clans et les lignages.
Elle a déclaré que les colonisateurs, allemands puis belges, avaient
ensuite pris le parti, lourd de conséquences, de maintenir la royauté et de
s’appuyer sur l’élite traditionnelle tutsie constituée autour de la monarchie
pour en faire une fraction sociale privilégiée aux plans politique, culturel et
économique, administrant le pays et occupant les meilleures places, y
compris jusque dans la hiérarchie catholique. Par ailleurs, en créant, pour des
motifs administratifs, un recensement des agriculteurs et des éleveurs,
auxquels on donna une carte d’identité qui les qualifiait respectivement de
Hutus ou Tutsis, le pouvoir colonial allait créer, sans le vouloir, des
catégories ethniques.
Analysant la mise en place du mythe des Tutsis “ race évoluée ”
-selon les termes employés à l’époque- faite pour commander les Hutus, elle
a indiqué que cette histoire mythique fut, auprès des fractions occidentalisées
de la population, entretenue et relayée par les missionnaires, enseignants,
administrateurs coloniaux et même ethnologues et universitaires jusqu’à la fin
des années soixante. Elle a, en particulier, été utilisée pour justifier des lois
coloniales “ néo-coutumières ” en faveur de l’ensemble des éleveurs de
bétail, classés comme Tutsis.
Après avoir ainsi mis en évidence le processus d’installation de ce
qu’elle a nommé le “ piège ethnique ”, Mme Claudine Vidal a ensuite
montré la mise en place d’un “ piège raciste ” lors de la décolonisation. A
partir de 1956 se sont exprimées les revendications politiques de leaders
hutus, jusqu’alors exclus de l’administration et de la participation au pouvoir.
Après la proclamation de la République en 1961 et la prise du pouvoir par les

Hutus, avec l’aide active des Belges et de l’Eglise catholique, les Tutsis
évincés continuèrent à être persécutés par les vainqueurs, non pas en tant
qu’ennemis potentiels mais comme “ race ”. Le discours d’incitation à la
haine raciale a d’abord été réservé à la fraction extrémiste de la minorité
lettrée et occidentalisée, surnommée “ la quatrième ethnie ”, au sein de
laquelle de fortes rivalités s’exprimaient pour la conquête ou la conservation
du pouvoir et des richesses, mais il fut par la suite repris par les radios et
dans les discours publics à l’intention des couches les plus larges de la
population.
Soulignant que ce sont bien des manipulations politiques qui ont fait
de l’appartenance ethnique un critère décisif, Mme Claudine Vidal a, dans un
second temps, rappelé les vagues successives de violences et de massacres
qui ont également contribué à renforcer la conscience communautaire hutue
ou tutsie :
— en 1959, environ 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays
limitrophes, devenant les premiers réfugiés politiques de l’Afrique
contemporaine, à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues
et tutsies et de massacres de populations tutsies ;
— de 1963 à 1966, les leaders hutus considèrent les populations
tutsies de l’intérieur comme des otages à massacrer lorsque des attaques
armées de faible envergure sont lancées de l’extérieur par des exilés tutsis ;
— en 1973, lors de la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana à
la suite d’un coup d’Etat militaire, préparé par plusieurs mois de troubles
ethniques organisés, l’exil de milliers de Tutsis masque, en réalité, la véritable
lutte opposant des hommes politiques, tous d’origine hutue : ceux du nord,
désormais vainqueurs, et ceux du sud et du centre. La solidarité ethnique
hutue atteignait alors ses limites avec l’assassinat d’une soixantaine de
dirigeants hutus de la première République par d’autres Hutus gênés dans
leurs ambitions politiques ;
— en octobre 1990, la même réaction politique consistant à prendre
en otage les populations tutsies de l’intérieur et à les soumettre à des
pogroms s’est reproduite lors de l’attaque du FPR. La France et la Belgique
interviennent, pour leur part, dès le 4 octobre dans le cadre d’une opération
destinée à protéger les ressortissants européens.
En conclusion, Mme Claudine Vidal s’est interrogée, non seulement
sur la méconnaissance des problèmes ethniques chez les responsables
politiques ou militaires et chez les coopérants français, mais aussi sur leurs

convictions qui reprenaient souvent la propagande ethniste des extrémistes
hutus.
Elle s’est demandé de quels instructeurs et de quels documents
provenaient ces convictions et a suggéré que la mission retrouve les rapports
témoignant d’une version ethniste de l’histoire et de la société rwandaises
qui, à ses yeux, ont influé considérablement sur les décisions prises par les
autorités françaises à l’égard du Rwanda.
Après avoir remercié l’intervenant pour la qualité de sa
présentation, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur l’existence de
mouvements en faveur de la suppression de la mention de l’appartenance
ethnique sur les cartes d’identité, véritable menace de mort immédiate, ce qui
aurait signifié chez certains la volonté de dépasser l’opposition Hutus-Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord relevé les éléments de
l’audition qui lui paraissaient les plus importants : la construction politique de
l’ethnisme, le mode de répartition géographique des pouvoirs, la formation
d’une conscience nationale. Il a alors demandé pourquoi il n’avait pas été
possible d’organiser le partage du pouvoir au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve a ensuite demandé si un lien peut être
détecté entre le processus de forte centralisation du pouvoir dans la société
rwandaise précoloniale, puis coloniale et la mise en place d’une logique
propice au génocide.
M. Guy-Michel Chauveau s’est intéressé au rôle des cadres
rwandais expatriés.
M. René Galy-Dejean a souhaité avoir des précisions sur le
rapport démographique entre Hutus et Tutsis et s’est demandé si le
déséquilibre entre ces deux populations constituait un facteur déterminant.
M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons des massacres entre
Hutus après le coup d’Etat de 1973 et sur l’importance des mariages
interethniques.
M. François Loncle, s’interrogeant sur les profondes différences
d’analyse de la situation historique, sociologique et politique du Rwanda que
l’on pouvait constater entre les chercheurs et les responsables politiques
français, a souhaité que les membres de la mission puissent disposer des
notes transmises à ces responsables politiques par l’administration et les
spécialistes chargés de mission auprès de l’exécutif.

Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il avait demandé aux
Ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération
communication de ce type de notes.
M. Jacques Myard, reprenant les propos de Mme Claudine Vidal
selon lesquels l’actuel conflit entre Hutus et Tutsis aurait sa source dans la
création artificielle d’une conscience communautaire, dans des décisions
administratives et dans une technique coloniale ayant privilégié la minorité
tutsie, s’est demandé s’il n’y avait pas, dans cette présentation, une
contradiction entre le caractère très construit de l’appartenance à une
communauté ethnique et la conscience très forte et profonde de cette
appartenance, fondée sur l’ascendance paternelle.
Compte tenu de la définition juridique du génocide, caractérisé par
l’ONU comme l’élimination d’une ethnie faible par une ethnie forte, il s’est
dit prudent sur l’utilisation de ce terme même au Rwanda, se demandant s’il
n’était pas plus juste de parler de massacre ou de guerre civile puisque les
spécialistes semblent réfuter l’existence d’ethnies au sens strict du terme.
M. Kofi Yamgnane a souhaité des précisions sur la notion de
“ quatrième ethnie ” et a voulu savoir si l’opposition régionale nord-sud
recouvrait en même temps des catégories socioprofessionnelles bien
distinctes, les uns étant par exemple plus présents dans l’armée, les autres
dans les professions civiles.
M. François Lamy s’est interrogé sur le recoupement des
frontières du Rwanda actuel avec celles de l’ancien royaume et sur
l’existence d’une identité nationale rwandaise transcendant une opposition
entre Tutsis et Hutus que l’on retrouve également dans des pays voisins.
M. Michel Voisin, faisant état de ses propres constatations sur
place, a relevé qu’il était possible de distinguer des morphologies très
différentes chez les Hutus, d’une part et les Tutsis, d’autre part, et s’est
demandé s’il était possible de ne pas tenir compte des caractéristiques
physiques pour définir les communautés rwandaises.
Mme Claudine Vidal a apporté à la mission les éléments de
réponse suivants :
— dès 1959, lorsque les leaders hutus et tutsis se sont opposés dans
le cadre de la décolonisation, les Tutsis ont demandé la suppression de la
mention ethnique sur les cartes d’identité. Mais les responsables hutus ont
refusé au motif qu’il s’agissait d’une manoeuvre de diversion et qu’on ne
pouvait pas prétendre qu’il n’y avait pas de différence entre Hutus et Tutsis.

Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont maintenu le principe de la mention
ethnique sur les cartes d’identité. La question a toutefois été remise à l’ordre
du jour au cours des années 1990 durant lesquelles le multipartisme s’est
instauré ;
— à partir de la période coloniale, il existe un lien direct entre le
contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance ethnique et il se réalise une
assimilation entre l’appartenance ethnique et le conflit politique. La
décolonisation n’a pas modifié ce principe, seuls les acteurs ont changé
puisque les Tutsis ont été éliminés de l’appareil politique et militaire puis
traités comme des citoyens de seconde catégorie ;
— les administrateurs belges ont recensé 15 % de Tutsis, 1 % de
Twas et 84 % de Hutus. Ce classement des populations ne traduit pas la
fluidité des différents groupes mais répond à un souci d’objectivité
administrative. Le recensement de 1991 a identifié 8 % de Tutsis ;
— de nombreuses familles étaient issues d’intermariages. Ceux-ci
étaient traditionnellement très fréquents à tous les niveaux car ce qui
comptait alors, c’était le lignage du père. Leur pratique s’est très largement
perdue à mesure que s’est développée la conscience ethnique. Elle s’est
toutefois maintenue au sein des couches sociales dirigeantes où il était
fréquent que de hauts fonctionnaires ou responsables politiques hutus
choisissent des épouses tutsies. Au moment du génocide, ces personnes ont
été qualifiées de traîtres par les extrémistes hutus, ce qui explique que les
tueurs n’ont pas épargné les enfants nés de mariages mixtes ;
— en 1973, l’agitation qui a précédé le coup d’Etat cachait, sous
l’apparence d’un conflit ethnique, la rivalité nord-sud qui constitue la vraie
fracture du Rwanda, chaque région s’opposant à l’autre par son histoire et
son économie. L’année 1973 marquant la revanche des Hutus du nord sur les
dirigeants hutus du centre et du sud qui avaient pris le pouvoir en
1960-1961, ces derniers ont été victimes d’assassinats en série ;
— la durée est formatrice de conscience et de transformations
affectant notamment les structures du pouvoir. Elle explique la formation
d’un sentiment d’inégalité et d’appartenance ethnique en trois ou quatre
générations. Les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le
pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet
l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ;
— en 1960, l’armée rwandaise, d’environ 5 000 hommes, était
recrutée presque exclusivement dans deux communes du nord du pays. Le

pouvoir militaire était donc détenu par des personnes issues d’une même
région ;
— le royaume rwandais était bien une Nation comme le soulignent
les rapports conflictuels qu’il a entretenus avec le Burundi pour
l’établissement des frontières communes aux deux Etats. En Ouganda,
comme au Zaïre, les exilés partageaient un même sentiment national et se
considéraient comme Rwandais avant d’être Hutus ou Tutsis ;
— les critères physiques ne doivent pas être assimilés à des critères
ethniques ou sociologiques. De nombreux travaux ont montré que la taille est
liée à la richesse et que le régime lacté des populations pastorales favorise la
croissance ;
— l’association étroite entre le contrôle de l’appareil d’Etat et
l’appartenance à une communauté se référant à une origine ethnique
spécifique a conduit aux événements du Rwanda. On commence à assister à
des constructions ethniques analogues dans d’autres pays africains, en
particulier au Cameroun, ce qui est inquiétant.
————
Annexe au compte rendu de l’audition de
de Mme Claudine VIDAL
DO N NÉE S HIST O RIQ UE S SU R L ES R EL AT IO NS
EN T RE HU T U, T UT SI, E T T W A
DU RANT L A P ÉRIO D E PR ÉC O L O NIAL E
I. — DISTINCTION ENTRE HISTOIRE PROFESSIONNELLE ET
HISTOIRE IDÉOLOGIQUE
1. Il est nécessaire d’établir une distinction entre les
données historiques élaborées par des historiens de
métier et les discours idéologiques et politiques qui
basent leurs arguments ou leurs thèmes sur des
représentations du passé
Depuis les années cinquante, les idéologues (rwandais comme
européens) et les politiciens ont utilisé et continuent d’utiliser des
argumentations à caractère historique pour soutenir leurs thèses. Or, ces
argumentations recourent à une “ histoire ” du Rwanda qui est en réalité une

pseudo-histoire, construite au mépris des procédures élémentaires qu’exige
l’intention d’objectivité. Il importe d’établir une rigoureuse distinction entre
de telles représentations idéologiques du passé et les recherches historiques
qui sont conduites dans le respect des règles de scientificité reconnues par la
profession et par elle seule : dans l’exercice de leur métier, les historiens ne
sont au service d’aucune cause particulière.
Les historiens professionnels, pour une partie de leur travail, ont des
pratiques comparables aux pratiques judiciaires : ils constituent une
documentation à partir des enquêtes qu’ils conduisent, ils exercent une
critique des documents dont la première et indispensable étape est d’établir
l’historicité des événements. Autrement dit, ils doivent fournir la preuve que
tel personnage a réellement vécu, que telle bataille a bien eu lieu, etc. Ces
preuves sont d’ordre très divers : une datation au carbone 14, un texte écrit
et authentifié, des recoupements de témoignages, etc.
Les historiens doivent faire état de leurs méthodes et toujours
indiquer les limites de leur savoir : soit montrer clairement quand leur
documentation ne leur permet pas d’affirmer, mais tout au plus de supposer.
La critique des documents est donc une condition préalable que les historiens
doivent observer avant de les interpréter. Il reste qu’il serait artificiel de
considérer rigoureusement distinctes recherche de documents fiables et
interprétation. En effet, des interprétations hâtives, ou établies a priori,
peuvent influencer la critique des documents : par exemple, un seul indice
que n’étayent pas d’autres indices sera considéré comme preuve suffisante,
ou encore, un indice qui contredit l’interprétation avancée peut être minimisé
ou même demeurer inaperçu. C’est pourquoi, en même temps qu’ils
s’efforcent de démontrer la véracité de leurs informations, les historiens
doivent veiller à ce que leur travail d’interprétation ne soit pas influencé par
des présomptions d’origine idéologique.
2. L’historiographie des relations précoloniales entre les
trois catégories sociales - Hutu, Twa et Tutsi - doit
être divisée en deux périodes principales
a) Première période
La première période s’étend de la fin du XIXe siècle à
l’indépendance du Rwanda. Durant ce gros demi-siècle, la reconstitution du
passé fut pratiquée par des historiens non professionnels et qui n’avaient pas
reçu une formation spécifique (voyageurs, missionnaires, administrateurs,
intellectuels rwandais, et parmi ces derniers, principalement l’abbé Alexis
Kagame).

Il importe d’indiquer les principaux défauts de ces ouvrages car, dès
les années trente, c’est à partir de leurs affirmations qu’était enseignée
l’histoire du Rwanda. C’est ainsi, grâce au relais de l’enseignement, que
furent diffusées des représentations fausses du passé précolonial, notamment
en ce qui concerne les relations ethniques. Les idéologues, prônant une
politique ethniste, ont largement puisé dans ce fonds, c’est pourquoi une
critique de cette histoire est développée dans l’annexe I.
ANNEXE 1
Caractères généraux des publications
historiques de la première période
Les plus importants et les plus influents des auteurs de la première
période, qui ont écrit sur les relations entre Tutsi et Hutu, furent
Pagès (1933), de Lacger (1939), Delmas (1950), Kagame (1943, 1952),
Maquet (1954).
Plusieurs chercheurs ayant pratiqué, durant les années soixante, de
longues enquêtes au Rwanda et disposant d’une documentation
systématiquement constituée ont mené la critique des publications parues
durant la période antérieure (voir par exemple d’Hertefelt [1971],
Newbury [1974], Vidal [1969, 1985]). Cette critique porte principalement
sur les points suivants :
— Les auteurs de la première période n’ont pas procédé à la
critique de leurs documents. Ils n’ont pas fait état de leurs sources, ni
constitué clairement leur corpus documentaire, ni confronté leurs
informations (par exemple en indiquant qu’il existe des versions
contradictoires concernant tel événement ou tel personnage) si bien que le
lecteur ne peut distinguer les documents de l’interprétation qui en est faite.
(Delmas cependant a publié un corpus généalogique et précisé comment il
l’avait constitué).
— Ils ont écrit une histoire anachronique de la période
précoloniale. En effet, ils ont projeté dans le passé l’organisation sociale et
politique du Rwanda qui leur était contemporaine. Or cette organisation,
mise en place par les administrateurs belges, avait profondément transformé
la société telle qu’elle existait avant la conquête européenne. D’autre part, ils
ont conféré à des institutions et à des formes de relations entre les catégories
sociales Hutu et Tutsi une ancienneté pluriséculaire, alors que ces institutions
et ces relations, récentes, avaient émergé, pour certaines, dans le dernier

quart du XIXe siècle, et pour d’autres, s’étaient développées durant les trois
premières décennies de la colonisation.
— Ils ont donné une valeur historique à des notions
pseudo-scientifiques et à des idéologies qui avaient cours à leur époque.
Ainsi, ils ont appliqué la notion de race aux catégories sociales Hutu, Tutsi,
Twa, ils ont classé ces soi-disant races selon leur intelligence, leur beauté,
leur caractère, leurs aptitudes physiques, ils ont fondé des explications
historiques sur une prétendue inégalité raciale.
— Ils ont accepté comme véridiques des traditions historiques qui
étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya (la dynastie
régnante durant la colonisation). Or, ces traditions, détenues par des
ritualistes dynastiques, avaient d’une part une fonction de protection
magique et religieuse du pouvoir royal, d’autre part légitimaient ses
entreprises de conquête. Les historiens de la première période les ont
cependant retranscrites et considérées comme l’histoire officielle du
royaume. Il importe à cet égard de constater l’influence considérable à
l’étranger et au Rwanda des publications d’Alexis Kagame. En raison de
cette influence, une brève présentation de ces publications fait l’objet d’une
annexe.
ANNEXE 2
L’histoire du Rwanda précolonial selon l’oeuvre d’Alexis Kagame
L’abbé Alexis Kagame, à la fin des années quarante, fut encouragé,
par les missionnaires, à mener des recherches sur l’histoire du Rwanda. Ce
dernier, bien introduit dans les milieux liés à la dynastie banyiginya, put
recueillir des traditions concernant la dynastie et les lignages d’origine
princière. Sans rechercher d’autres sources émanant de milieux différents, il
composa plusieurs ouvrages qui se fondaient exclusivement sur ces
traditions. C’est pourquoi son histoire du Rwanda précolonial refléta, sans
critique, l’unique point de vue dynastique. Cette œuvre, publiée par des
institutions universitaires et de recherche belges et rwandaises, eut une
notoriété internationale et fut largement utilisée pour nourrir les idéologies
qui consistent à reporter dans le passé précolonial les conflits politiques
contemporains.
b) Deuxième période
La deuxième période commence dans les années soixante : des
chercheurs, liés à l’Institut National de la Recherche Scientifique (INRS), à

l’Université du Rwanda, à des Universités et des institutions de recherche
étrangères, pratiquent des enquêtes, font état de leurs documents et de la
critique qu’ils en élaborent. Ils ont publié de nombreux travaux qui obéissent
aux critères professionnels énoncés plus haut (cf. I.1.). Leurs recherches
apportent des éléments de réponse aux questions concernant les relations
entre Tutsi, Hutu et Twa.
II. — LES LIMITES DU SAVOIR HISTORIQUE SUR LES RELATIONS
PRÉCOLONIALES ENTRE HUTU, TUTSI ET TWA
1. Les limites chronologiques du savoir historique sur le
Rwanda précolonial
a) Il n’existe pas de témoignages écrits sur le Rwanda
avant 1892
Les historiens des ensembles politiques ouest-africains disposent de
témoignages européens et arabes, écrits dès avant le XVIIe siècle : aussi rares
soient-ils, ces documents permettent de fixer des repères chronologiques. En
ce qui concerne le Rwanda, il faut attendre Oscar Baumann, le premier
Européen à pénétrer dans le pays (en septembre 1892), et Gustav Adolf von
Götzen (en mai 1894) pour lire des écrits émanant de témoins directs. Les
historiens ne disposent donc que de documents oraux pour fonder une
perspective chronologique antérieure à la fin du XIXe siècle.
b) Les documents généalogiques fournissent des repères
chronologiques
Le recueil et le recoupement de généalogies permettent d’établir des
repères chronologiques à condition cependant que ces généalogie soient
suffisamment nombreuses et proviennent d’informateurs issus de milieux
sociaux et géographiques diversifiés. L’ensemble des corpus généalogiques
constitués par les chercheurs répond à ces critères (pour les plus anciens
Delmas [1950], Kagame [1961, 1963], Reisdorff [1952], pour les plus
récents, Newburi C. [1974], Meschi [1974], Rwabukumba et Mudandagizi
[1974], Saucier [1974], Vidal [1974], etc.).
c) Les caractéristiques générales des corpus généalogiques
Les recoupements effectués sur l’ensemble des
généalogiques permettent d’indiquer des caractéristiques générales.
1. Le nombre des générations d’ascendants

corpus

Les informateurs, nés aux alentours de 1900, retiennent une
généalogie qui comprend six noms d’ancêtres, et plus rarement sept noms. Si
l’on estime une génération à 25 ans, les ascendants situés à la septième
génération précédant celle des informateurs, seraient nés aux alentours de
1725. Ce repère chronologique (circa 1725) marque la limite temporelle du
savoir historique. Toute affirmation portant sur l’historicité de personnages
ou d’événements qui auraient existé ou se seraient produits antérieurement à
ce repère ne peut être qu’hypothétique car il est impossible de les situer par
rapport à une chronologie.
2. La généalogie dynastique des Banyiginya
La tradition généalogique dynastique, relevée par Pagès (1933),
Delmas (1950), Kagame (1959), fait exception à la règle des six ou sept
générations d’ascendants par rapport à un informateur né vers 1900,
puisqu’elle recense 41 noms royaux précédant celui de Musinga (dont le
règne commence en 1896). On n’entrera pas ici dans la discussion sur les
aspects mythiques ou historiques de cette généalogie, on ne s’y intéressera
que d’un strict point de vue chronologique. La seule méthode critique
permettant de vérifier l’existence des souverains et de les situer
chronologiquement est de recouper la généalogie dynastique par d’autres
généalogies : par exemple, lorsque des traditions généalogiques émanant de
divers informateurs attestent que tel roi a été contemporain d’ascendants
ayant vécu dans le premier quart du dix-neuvième siècle (ce roi a conféré un
commandement à tel ancêtre, a conquis la région où vivait tel autre ancêtre,
etc.), on peut raisonnablement affirmer que ce roi a existé et régné au
premier quart du dix-neuvième siècle. Par contre, en l’absence de documents
généalogiques que l’on pourrait confronter à la généalogie dynastique, on ne
peut rien affirmer concernant son historicité. C’est pourquoi l’historicité des
souverains dont la tradition conserve le nom et qui auraient précédé le
souverain régnant circa 1725 ne peut être que supposée.
————
ANNEXE 3
Examen critique de la généalogie dynastique des Banyiginya
Alexis Kagame soutient l’historicité de souverains qui auraient
régné bien antérieurement au deuxième quart du XVIIIe siècle (limite
chronologique du savoir historique). Examinée de façon critique, cette
proposition n’est recevable qu’à titre d’hypothèse.

Premièrement, la liste de souverains qui auraient existé avant 1725
est un document unique, aucun autre document ne permet de la confirmer
(ou de l’infirmer).
Deuxièmement, les corpus généalogiques édités par Alexis Kagame
lui-même rencontrent eux aussi les limites chronologiques du savoir
historique. Ainsi, il a reconstitué l’histoire des corps d’armée créés par les
souverains en s’appuyant sur les traditions généalogiques recueillies auprès
d’informateurs dont les ancêtres avaient commandé ces armées
(Kagame, 1963). Or, l’on peut constater, en comparant l’ensemble de ces
traditions généalogiques qu’elles ne remontent pas au-delà d’un souverain
nommé Cyilima Rujugira (dont le règne débute circa 1750). Sur les
88 armées recensées, 38 auraient été créées avant le règne de ce souverain.
Cependant, les notices concernant ces 38 armées n’indiquent rien d’autre que
le nom du souverain qui aurait créé l’armée, reportent parfois un récit
légendaire (légendaire parce qu’il y a intervention du merveilleux) attaché à
son nom, mais soulignent l’absence de toutes traditions généalogiques. Ces
dernières n’existent qu’à partir de Cyilima Rujugira, ainsi que le précise
systématiquement Kagame pour chaque armée, par une formule dont voici
un exemple : “ A partir de cette époque lointaine cependant, ce sera le
silence le plus absolu jusqu’au règne de Cyilima II Rujugira ”
(Kagame, 1963, p. 61).
3. Tout énoncé historique portant sur un règne antérieur à celui de
Yuhi Mazimpaka ne peut être qu’une supposition non confirmée
Selon la généalogie dynastique, le souverain précédent Cyilima
Rujugira -dont le règne commence vers les années 1750- se nommait Yuhi
Mazimpaka. Son existence est crédible car des traditions généalogiques
recoupent son règne. Par contre, toutes les assertions précédant ce règne ne
sont confirmées par aucune sorte de documents.
III. — ÉLÉMENTS HISTORIQUES SUR LES RELATIONS
PRÉCOLONIALES ENTRE HUTU, TUTSI ET TWA
Il ne s’agit pas, ici, de retracer tout ce que l’on sait des relations
précoloniales entre Hutu, Tutsi et Twa mais d’indiquer seulement les
éléments qui corrigent les versions imaginaires, et cependant très répandues,
de l’histoire de ces relations.

1. La sédentarisation des Hutu et des Tutsi au second
quart du XVIIIe siècle
Dans toutes les régions du Rwanda, les traditions généalogiques
précisent que les premiers ancêtres de la lignée (situés en règle générale six
générations avant celles d’informateurs nés vers 1900) ont défriché (kwica
umugogo) la terre où vivent leurs descendants. Ces derniers se déclarent sans
ambiguïté descendants d’ancêtres hutu ou bien d’ancêtres tutsi (rappelons
que ce terme, désignant les pasteurs, n’était pas, anciennement, répandu dans
tout le Rwanda (Newbury, 1988). Ces traditions généalogiques étaient si
bien assurées et localisées que des enquêtes ont même permis de situer les
espaces défrichés et de cartographier les vagues de défrichements qui ont eu
lieu à partir des années 1740 (Reisdorff [1952], Meschi [1973]). Les
populations qui vivaient au Rwanda, à cette époque, ont donc cessé de
pratiquer une agriculture et un élevage itinérants. On n’entrera pas ici dans
l’analyse des déterminations qui ont suscité ces changements. Il suffira de
retenir que les défrichements, suivis de sédentarisation, étaient accomplis
dans le même temps et sur les mêmes collines par des Tutsi aussi bien que
par des Hutu.
Ces données historiques contredisent une version très répandue
selon laquelle les agriculteurs auraient défriché les premiers, tandis que les
pasteurs seraient venus après eux. En réalité, à partir de 1725, pasteurs et
agriculteurs se sédentarisent ensemble. D’où venaient les uns et les autres ?
Depuis quant vivaient-ils dans les régions qui, plus tard, formeraient le
Rwanda ? Aucun document ne permet actuellement de répondre à ces
questions. Une donnée cependant permet de conclure à une très ancienne
coexistence : le partage d’une seule et même langue par les uns et par les
autres.
Par ailleurs, les traditions ne laissent rien percevoir des relations
entre agriculteurs et pasteurs à cette époque, sinon leur complémentarité
écologique indispensable au développement d’une économie agro-pastorale.
Les documents oraux recueillis par les historiens ne confirment ni n’infirment
les thèses selon lesquelles les pasteurs tutsi auraient envahi les territoires
défrichés par les agriculteurs hutu autochtones et imposé à ces derniers des
relations de dépendance. On ne peut que conclure au caractère purement
hypothétique de ces thèses et, en conséquence, contester leur prétention à
passer pour des vérités historiques objectivement établies.

2. Histoire du contrat pastoral “ ubuhake ”
Les traditions généalogiques conservent le souvenir des divers liens
personnels établis entre les ancêtres et divers personnages (roi, chefs,
membres d’autres lignages). L’un de ces liens est établi par le don d’une ou
plusieurs têtes de bétail, don appelant des contreparties : cette pratique est
connue sous le nom d’ubuhake. Le relevé et le recoupement des traditions
généalogiques qui comportent l’établissement de ces liens permet de retracer
l’évolution des formes prises par l’ubuhake.
Premièrement. Cette relation personnelle est attestée, dans les
généalogies, vers le milieu du XIXe siècle (durant le règne de Mutara
Rwogera). Elle n’est pas fréquente et elle n’implique que de riches éleveurs
recherchant la protection de puissants personnages. Les éleveurs ne
possédant que peu de bétail et les agriculteurs ne nouent pas de telles
relations.
Deuxièmement. A la fin du règne de Kigeri Rwabugiri (circa 1880),
l’on constate l’extension des relations ubuhake. Elles se multiplient entre les
Tutsi et les différentes autorités dont Rwabugiri a augmenté le nombre.
Comme sous le règne précédent, le but de la relation est principalement
d’obtenue une protection politique. On relève aussi, mais beaucoup plus
rarement, l’établissement de relations ubuhake entre Tutsi influents et Hutu
riches qui recherchent une protection pour leur bétail.
Troisièmement. Après la première Guerre mondiale, l’ubuhake
perdit rapidement sa signification politique car le roi et sa cour n’exerçaient
plus qu’un pouvoir délégué et contrôlé par l’administration coloniale. Dans
ce contexte, les contrats d’ubuhake prirent un contenu spécifiquement
économique et concernèrent de plus en plus d’individus : les détenteurs de
grands troupeaux concédèrent des vaches à des Tutsi, pauvres en bétail, et à
des Hutu, en retour, les uns et les autres devaient accomplir diverses tâches
au bénéfice du donateur. Ce fut dans les années 1930 que les clients d’origine
hutu commencèrent à cultiver la terre de leur patron. Cette pratique mit un
dizaine d’années à se généraliser et les premiers tribunaux coutumiers lui
donnèrent valeur d’obligation légale. La pratique de l’ubuhake fut abolie en
1954.
Quatrièmement. Beaucoup d’erreurs furent écrites et professées sur
l’ubuhake. Elles consistaient d’une part à en affirmer le caractère
multiséculaire, d’autre part à l’interpréter comme l’instrument de
l’exploitation économique des Hutu par les Tutsi. Ce sont des
représentations purement anachroniques car elles reportent dans le passé
précolonial des situations qui n’ont existé que depuis la colonisation. Les

enquêtes historiques ont en effet montré que les relations de type ubuhake
sont nées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qu’elles
concernaient une minorité de pasteurs et qu’à la veille de la conquête
européenne, les Hutu n’étaient qu’exceptionnellement engagés dans cette
relation.
3. L’organisation politique du royaume précolonial
Durant le dix-neuvième siècle, le pouvoir de la dynastie des
Banyiginya a été consolidé, surtout après 1860, durant le règne de Kigeri
Rwabugiri. Ce souverain nomma de nombreux chefs dans les régions qui
reconnaissaient déjà l’autorité de la dynastie et dans les régions nouvellement
conquises, chefs qui faisaient peser les exigences royales aussi bien sur les
lignages tutsi que sur les lignages hutu. Cependant, à sa mort, en 1895,
l’organisation politique et administrative du royaume n’était nullement
homogène. Certaines zones -où avaient été créées des capitales royalesétaient étroitement soumises à l’autorité du roi et de ses chefs. D’autres
zones acceptaient de donner un tribut au roi, mais continuaient à reconnaître
l’autorité des chefs de clans hutu ou de leurs propres souverains, également
hutu (bahinza), ou de chefs de lignages tutsi influents. Les recherches
menées depuis les années soixante ont particulièrement bien montré que la
région rwandaise précoloniale comportait une mosaïque de pouvoirs. Ce
fait, ignoré des historiens de la première période, a cependant été constaté et
enregistré par des administrateurs coloniaux dans un ouvrage collectif
(Historique et chronologie du Rwanda, 1956). Quant à l’autorité des
Banyiginya, loin d’être inébranlable, elle dépendait de la capacité des
souverains à contrôler les chefs de lignages apparentés à la dynastie et qui
étaient de puissants chefs d’armées. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, un
sanglant conflit de succession au trône avait affaibli le souverain Yuhi
Musinga : ce furent les Allemands qui l’aidèrent à mater des soulèvements et
à affermir un pouvoir chancelant.
4. Les catégories d’identification des individus et des
groupes à la fin du XIXe siècle
A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs critères définissaient
l’identité sociale. Hommes et femmes faisaient partie d’un clan (ubwoko) -on
retrouvait indifféremment des Hutu, des Tutsi et des Twa dans les mêmes
clans (il existait une vingtaine de clans, certains d’entre eux regroupaient des
dizaines de milliers d’individus). Ils héritaient leur affiliation clanique en ligne
paternelle, de même que leur appartenance à un lignage (umulyango), groupe
formé par les descendants d’un ancêtre connu. Un autre critère, qui ne

dépendait pas strictement de la filiation, contribuait également à identifier les
individus masculins : ils faisaient partie des armées (ingabo), elles-mêmes
correspondant à des territoires. La catégorie Hutu, Tutsi, Twa n’avait pas, à
cette époque, la forte capacité d’identification qu’elle prit durant et après la
colonisation. La dynastie banyiginya était tutsi de sorte que les chefs les plus
puissants, apparentés à la dynastie, étaient eux-mêmes tutsi, ce que ne
manquèrent pas de relever les premiers observateurs européens du Rwanda.
Mais il assimilèrent à tort cette minorité politique (du moins dans les régions
où l’autorité royale s’était imposée) à l’ensemble des pasteurs : de cette
confusion naquit la représentation historique erronée d’après laquelle les
Tutsi formaient une catégorie sociale dominant les Hutu.
BIBLIOGRAPHIE
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royaume hamite au centre de l’Afrique, Bruxelles, 1933.
D’Hertefelt, M., Les clans du Rwanda ancien. Eléments
d’ethnosociologie et d’ethnohistoire, Tervuren, 1971.
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Namur, 1939.
Delmas, L., Généalogies de la noblesse (les Batutsi) du Ruanda,
Kabgayi, 1950.
Kagame, A., Le code des institutions politiques du Rwanda
précolonial. Bruxelles, 1952. La notion de génération appliquée à l’histoire
du Rwanda des Xe-XIe siècles à nos jours, Bruxelles, 1959. L’histoire des
armées bovines dans l’ancien Rwanda, Bruxelles, 1961. Les milices du
Rwanda précolonial, Bruxelles, 1963.
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ancien, Tervuren, 1954.
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pionnière au surpeuplement, Thèse de doctorat EHESS, Paris, 1974.
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Newbury, M.C., Deux lignages au Kinyaga, Cahiers d’études
africaines, 53, 1974.
Reisdorff, I., Enquêtes foncières au Ruanda, sans lieu, 1952.

Rwabukumba, J. & Mudandagizi, V., Les formes historiques de la
dépendance personnelle dans l’Etat rwandais, Cahiers d’études africaines,
53, 1974.
Saucier, J.-Fr., The patron-client relationship in traditional and
contemporary Rwanda, doctoral dissertation, Columbia University, New
York, 1974.
Vidal, C., Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la
vache, Cahiers d’études africaines, 35, 1969. Economie de la société féodale
rwandaise, Cahier d’études africaines, 53,1974.

Audition de M. André GUICHAOUA
Professeur à l’université de Lille I
(séance du 24 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. André Guichaoua,
professeur de sociologie à l’université de Lille I. Il a rappelé que
M. Guichaoua avait, dans le cadre de ses travaux universitaires, étudié le
problème des réfugiés rwandais dans la région des Grands Lacs et qu’il est
l’auteur d’un rapport d’expertise sur les antécédents de la crise rwandaise de
1994, à la demande du tribunal international d’Arusha. A ce titre, il devrait
pouvoir livrer aux membres de la mission d’information ses analyses sur les
évolutions politiques qui ont débouché sur le génocide de 1994.
M. André Guichaoua a tout d’abord indiqué qu’il avait été conduit
à rédiger deux rapports ; le premier avait été établi, à la demande du Haut
Commissariat pour les Réfugiés (HCR) en 1991, en vue d’une conférence
préparatoire aux négociations de 1992, le second, était une contribution
d’expert relative aux antécédents politiques de la crise rwandaise, demandée
par le tribunal pénal international sur le Rwanda. Il a souhaité traiter de
l’évolution récente du champ politique au Rwanda, et plus précisément de
“ l’ethnisme ”. Rappelant qu’il avait effectué de nombreuses missions dans la
région des Grands Lacs, notamment en avril 1994, il a précisé qu’en sa
qualité de témoin, il entendait également faire part aux membres de la
mission d’information de quelques unes de ses interrogations.
Il a estimé que la transformation des questions ethniques en conflit
ouvert remontait aux élections de 1955-1956, lors de la mise en place, par les
autorités de tutelle, de conseils consultatifs élus. Des organisations politicoethniques se mettent alors en place et on assiste à l’émergence et à la montée
d’un ethnisme à dominante sociale, qui exprime des clivages sociaux marqués
par la lutte des classes. La révolution sociale de 1959 correspond à cette
définition dans la mesure où elle oppose, d’un côté, des “ seigneurs ” tutsis
et, de l’autre, des “ serfs ” hutus.
La première République, en raison des conflits auxquels elle est
confrontée, met en place et structure progressivement, voire théorise, ce que
l’on pourrait appeler un ethnisme racial. Il s’agit d’instaurer une démocratie
du peuple hutu majoritaire et de théoriser la domination majoritaire hutue à
partir d’arguments tirés d’une origine déclarée étrangère des anciennes élites

tutsies. Parallèlement, des éléments d’opposition à dominante régionaliste
s’affirment. Dans un premier temps, on observe une coalition des élites issues
des régions de Gitarama et Ruhengeri, puis, à la fin de la première
République, le pouvoir se concentre autour des hommes politiques du sud du
pays, ce qui débouchera sur les assassinats de ces leaders après le coup
d’Etat du Général Habyarimana au profit de cadres politiques issus du nord.
Avec l’avènement de la seconde République, le Rwanda entre dans
une période d’ethnisme de “ second rang ”. L’ethnisme est toujours présent
et il est considéré comme un élément fondateur de la République, mais il
n’est plus l’élément structurant de la vie politique. En effet, un pouvoir
d’Etat s’organise autour d’un parti unique, le MRND (Mouvement
révolutionnaire national pour le développement). Les enjeux ethniques
semblent perdre de leur importance devant la montée du régionalisme, qui
sera exacerbé par l’assassinat du Président Grégoire Kayibanda. La
polarisation du pouvoir se fait alors autour des préfectures de Gisenyi et
Ruhengeri.
A partir du 1er octobre 1990, à la suite de l’offensive militaire du
Front patriotique rwandais, l’ethnisme est réactivé alors que le régionalisme
continue à croître. C’est le retour d’un ethnisme “ opérationnalisé ” à des fins
politiques.
On peut estimer que la période dite de transition démocratique
(Gouvernement de 1992-1993) est caractérisée par la constitution de camps
ethniquement délimités, ce qui débouchera sur le “ Hutu Power ”.
L’ensemble des autres clivages sera transcendé par le clivage ethnique, audelà des régionalismes et des programmes politiques à contenu économique
et social. L’ethnisme devient alors l’élément politique décisif et déterminera
la préparation du génocide.
S’agissant de la première République, il convient de rappeler que le
Rwanda connaît alors une situation de brouillage quasi-total des références
politiques avec, d’un côté, des monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus
par les nouveaux mouvements progressistes que s’est donnés le tiers-monde
et par les puissances communistes, ce qui leur vaudra d’être taxés de
“ bolcheviks ” par la puissance coloniale et, de l’autre côté, les serfs hutus
qui poursuivent leur quête d’émancipation, sous la double tutelle de
l’administration belge et de la haute hiérarchie catholique expatriée. Dès la
constitution de la première République, la confusion politique et idéologique
a considérablement favorisé le développement de l’ethnisme et a permis par
la suite sa manipulation par certaines forces politiques.

En ce qui concerne l’installation de la seconde République, il
convient de rappeler que l’ethnisme détourne l’attention de la réalité d’un
coup d’Etat qui vise à déplacer le pouvoir vers le nord du Rwanda. Avec la
seconde République, se met en place, dès 1974, le système des quotas qui
perdurera jusqu’en 1994. Ce système garantit un certain nombre de places et
de postes aux membres identifiés des ethnies tutsie et hutue. Il est considéré
par le Président Habyarimana comme une reconnaissance des droits de la
minorité et un instrument d’ancrage définitif de la démocratie, fondé
objectivement sur des indices de disparités ethniques et régionales. Les
quotas permettent de répartir les postes dans la sphère publique ou les places
dans les écoles et les séminaires en fonction des appartenances ethniques et
du pourcentage respectif de chacune des ethnies dans la population, à
l’exception de l’appareil militaire et du Gouvernement. Cette apparente
consolidation permet au Président Habyarimana de considérer que le
problème Tutsi-Hutu est durablement et équitablement réglé. Il convient de
signaler que ce traitement de la question ethnique a été considéré par toutes
les ambassades et les missions de coopération comme satisfaisant.
A ce sujet, M. André Guichaoua a formulé une première
interrogation. C’est à cette époque que la France commence à s’engager
fortement dans cette région “ belge ” du continent africain. Mais, aussi bien
au Rwanda qu’au Zaïre ou au Burundi, elle ne réussira jamais à s’implanter
dans les secteurs étroitement contrôlés par des intérêts étrangers
préexistants. Sa stratégie d’implantation se limitera donc aux cercles étroits
des pouvoirs en place et à la protection qu’elle peut leur offrir, en particulier
sur le plan militaire. Ce système d’alliance à base de dépendance réciproque
n’anticipe-t-il pas déjà l’absence de marge de manoeuvre et la soumission
française aux stratégies des clans ou familles au pouvoir ? Relations
personnelles, domaine réservé, secret d’Etat : dans ce type de relation, qui
utilise qui ? Plus fondamentalement, quels intérêts nationaux ont motivé
l’engagement de la France au Rwanda ?
M. André Guichaoua a alors abordé la période postérieure à 1988,
marquée par l’apparition de difficultés économiques et la montée de tensions
sociales au cours de laquelle l’on assiste même à des situations de famine.
Les résultats des consultations électorales de 1988 font apparaître une classe
politique éloignée d’une population qui commence pourtant à exprimer des
revendications très fortes : sur les soixante-dix députés composant le Conseil
national de développement, quinze étaient précédemment ministres,
quarante-quatre députés et neuf officiers, préfets, bourgmestres ou
fonctionnaires, mais deux seulement étaient issus de professions libérales. Il a
par ailleurs fallu “ arranger les urnes ” pour permettre l’élection de deux
députés tutsis qui, compte tenu du système électoral, n’auraient pu être élus.

Enfin, en décembre 1988, le Président Habyarimana, candidat unique à la
présidence de la République, a recueilli plus de 99 % des suffrages, y compris
dans le sud du Rwanda qui lui était fondamentalement hostile.
La crise politique qui se profile à la fin des années quatre-vingts ne
comportait pas de dimension ethnique. Sur le plan économique, les
populations désavantagées appartenaient à des groupes hutus comme tutsis,
occupant des positions structurellement défavorables (paysans sans terre,
jeunesse déscolarisée, femmes...). Sur le plan politique, la concentration des
richesses et des prébendes au profit des préfectures du nord, des
personnalités hutues qui en étaient originaires et des alliés tutsis de celui que
l’on appelait “ le Père de la Nation ”, était dénoncée par tous. De même, les
luttes politiques et sociales, conduites par les partis et associations dans les
préfectures du sud et à Kigali, regroupaient aussi bien des Hutus que des
Tutsis, les uns et les autres souvent attachés à promouvoir des revendications
à dominante régionale. A la fin des années quatre-vingts, c’est l’institution
même des quotas qui apparaît archaïque. Seules militaient en faveur de leur
maintien les fractions les plus réactionnaires des groupes sociaux au pouvoir,
qui craignaient de perdre les privilèges que leur accordait la législation.
L’offensive militaire du Front patriotique rwandais (FPR) a
commencé en octobre 1990 et a brutalement changé le contexte politique. Le
système des alliances ethniques et régionales est bouleversé. L’antagonisme
nord-sud continue à prévaloir mais s’intègre dans un jeu politique plus
complexe. Deux éléments vont peser sur les choix et alliances politiques :
d’une part, les stratégies des deux blocs militaires opposés et, d’autre part,
les influences des puissances étrangères, régionales et surtout occidentales. Il
a fallu plusieurs interventions étrangères, zaïroise, belge puis française, pour
contenir les attaques du FPR et rétablir sur l’ensemble du territoire la paix
qui sera entérinée par les accords de Dar Es-Salam du 19 février 1991.
A la suite de l’offensive du FPR, le Président Habyarimana va
entreprendre une stratégie d’ouverture, en particulier en annonçant la
banalisation de la délivrance des passeports, en appelant tous les partis en
cours de constitution à se concerter sur les revendications politiques du FPR,
en identifiant des sites pour la réinstallation des réfugiés et surtout en
annonçant l’abolition des quotas ethniques et professionnels.
Sur ce dernier point, M. André Guichaoua a souhaité faire part
d’une seconde interrogation. Le système des quotas ethniques scolaires et
professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la
mention de l’ethnie sur les cartes d’identité. Les nouvelles cartes sont alors
commandées à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de
l’ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels du

ministère de la Coopération, qu’elles étaient justement en cours de livraison
la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce
retard ? Cette version correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser
qu’aucune carte d’identité sans mention d’origine ethnique ne sera délivrée
avant avril 1994.
Au cours de la période, des doutes se manifestent toutefois quant à
la réalité de la volonté d’ouverture présidentielle, notamment au regard,
d’une part, des arrestations qui ont débuté dès le 2 octobre 1990 et qui ont
concerné en quelques semaines plus de 8 000 opposants avérés ou présumés
et, d’autre part, des massacres suscités par des agents de l’administration
locale nommés par le pouvoir de Kigali.
M. André Guichaoua a alors fait part d’une troisième interrogation.
A la différence de la plupart des autres ambassades qui se coordonnaient
pour leurs interventions en matière de défense des droits de l’homme, la
France s’est généralement tenue à l’écart des démarches auprès des autorités
concernant les prisonniers de 1990, et ses personnels ne se sont guère
distingués en matière de visites des prisons, ce qui sera une politique
constante jusqu’en 1994. Dispose-t-on d’éléments prouvant qu’une stratégie
plus discrète de pression sur les autorités a été mise en oeuvre ? A cette
occasion, comme lors d’autres périodes délicates (massacres des Bagogwe,
du Bugesera, etc.), de quelles informations les services français à Kigali ontils disposé, celles-ci ont-elles été transmises à Paris ? Des documents
l’attestent-ils ?
Après ces événements, il est possible de distinguer deux nouvelles
périodes : au cours de la première, la détermination du champ politique se
fait de l’intérieur ; au cours de la seconde, elle s’effectue de l’extérieur avec
une primauté du FPR.
Dès l’attaque du FPR, le Président Habyarimana réutilisera une
stratégie éprouvée en 1973, en se présentant comme le Père du peuple
fédérant des extrémismes ethniques. Il suscitera dans les cercles dirigeants un
contre-extrémisme racial qui s’exprimera dans la presse, l’armée, les services
de sécurité et la justice de façon à renforcer son image modérée. Il
s’efforcera de différer le plus possible l’instauration du multipartisme
jusqu’au 3 avril 1992 où il acceptera la mise en place d’un gouvernement
multipartite avec un premier ministre d’opposition. Il en résulte alors une
nouvelle donne politique. Au-delà du Président, il faut distinguer un premier
groupe : l’Akazu, structure parallèle au pouvoir qui a joué un rôle décisif et
qui comprend, depuis 1991, les proches du Président. La présidence va
également susciter la création d’un certain nombre de partis politiques
satellites pour prendre en charge des tâches que le MRND ne pouvait

assumer. A cette époque, dix-huit formations politiques seront autorisées et
se regrouperont, soit au sein de l’alliance pour le renforcement de la
démocratie (mouvance présidentielle), soit dans le comité de concertation
(opposition dite démocratique). On ne peut sous-estimer le fait que cette
opposition, fortement teintée de régionalisme, corresponde à une forte
mobilisation populaire. Les difficultés du maintien de la sécurité publique
conduisent à la mise en place par les partis politiques de services d’ordre et
de milices armées, en particulier au cours de la seconde moitié de l’année
1993. Autre exemple de dysfonctionnement : le Premier Ministre décide de la
dissolution du service de renseignement qui sera divisé en quatre entités
soumises à des tutelles ministérielles différentes.
Le gouvernement d’opposition et l’armée entretiendront des
relations difficiles. En effet, pour une large part des responsables de
l’opposition, les forces armées rwandaises (FAR) seront considérées
comme le soutien d’une faction adverse, ce qu’elles étaient en partie. La
politique du gouvernement multipartite à l’égard de l’armée apparaîtra alors
comme la remise en cause de l’un des symboles de l’unité nationale.
L’appareil judiciaire va s’effondrer, ce qui garantira une impunité
quasi-totale aux auteurs de toutes les exactions politiques commises à cette
époque. Cette impunité atteindra des limites extrêmes avec l’évasion de la
prison de Kigali, le 14 juin 1993, de militaires, d’Interahamwe et d’individus
impliqués dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993, avec la
complicité des gardes, de l’armée et des forces de l’ordre.
La fragilité de l’opposition découle également de son impossibilité à
définir une stratégie vis-à-vis du FPR. Certains responsables de l’opposition
voulaient s’appuyer sur le FPR pour hâter le départ du Président
Habyarimana, d’autres souhaitaient l’utiliser comme moyen de pression.
Toutefois, le FPR ne permettra pas le déroulement d’une stratégie
consensuelle reposant sur le recours aux élections, comme l’envisageait
l’opposition. En effet, le 5 juin 1992, lors de la signature d’un cessez-le-feu,
le FPR déclenche une offensive militaire au motif que le MRND avait refusé
de signer cet accord, ce qui traduit la double stratégie du Front patriotique
vis-à-vis de l’opposition, pression politique et rappel à l’ordre par des actions
militaires.
C’est à ce stade qu’interviennent les nombreux assassinats de
militants et de personnalités politiques. Sur ce point précis, M. André
Guichaoua s’est interrogé sur les analyses effectuées par des services français
sur les douilles des balles utilisées lors de l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi.
Quels en ont été les résultats ? Le 27 septembre 1993 à Kigali, le chef de la
Mission française a demandé à M. André Guichaoua de lui rendre visite. Il

est alors explicitement qualifié d’irresponsable. Le lendemain, il était invité
successivement par M. Matthieu Ngirumpatse, Président du MRND, puis par
M. Runyinya Barabwiliza, Conseiller à la présidence chargé des affaires
politiques, qui lui demandèrent tous les deux avec fermeté d’abandonner
toute action au sein du groupe chargé de faire la lumière sur l’assassinat
d’Emmanuel Gapyisi. De quelles informations les services français
disposaient-ils sur ce dossier ? Y a-t-il eu concertation ou non entre les
services de l’ambassade et des responsables rwandais ?
La période qui suit va être marquée par l’évolution du rapport de
forces politique et militaire au profit du FPR. Pour ce qui concerne la
question militaire, la démonstration a été faite que, sans l’appui décisif de
forces étrangères, les forces armées rwandaises n’étaient pas en mesure de
s’opposer victorieusement à des offensives ponctuelles et que la guerre
d’usure pesait plus lourdement sur les FAR que sur le FPR, assuré de ses
approvisionnements. La faiblesse politique de la composante civile du FPR
pouvait, par ailleurs, faire douter de ses références démocratiques. M. André
Guichaoua a estimé que l’attitude de la France à l’égard du FPR est alors
devenue un enjeu essentiel qui conduisait à poser les questions suivantes.
L’engagement militaire français au Rwanda a connu bien des
vicissitudes faisant alterner soutien et retrait. La France officielle a toujours
soutenu qu’elle était uniquement intervenue, lors des attaques des rebelles,
dans des cas d’opérations d’évacuation des expatriés. Les services français
étaient alors censés informer au préalable le commandement du FPR du plan
de ces évacuations et de leur durée. Lors de telles opérations, des troupes de
reconnaissance pouvaient s’approcher du front en cas de besoin et donner
l’impression d’actions de belligérance. Où se situe cette limite lors des
attaques de Byumba en juin 1992 et de Ruhengeri en février 1993 ? Existe-til des documents précisant l’appréciation de ces limites et leur mise en
pratique dans les deux cas ? A Byumba, le commandement français aurait
occupé explicitement une position de cobelligérant en ayant de facto
contribué à fixer au FPR une ligne de front à l’intérieur du territoire rwandais
dans le Mutara puis en refusant de livrer des matériels militaires dûment
commandés par les FAR et nécessaires à la mise en oeuvre de leur contreoffensive. Ces implications directes dans la conduite des affrontements
sont-elles avérées ? Si oui, en fonction de quel mandat et pour quels
objectifs ?
En ce qui concerne le calendrier électoral, il était décisif pour le
FPR d’empêcher son application étant donné que le processus consacrait la
mise à l’écart des réfugiés pendant la période de transition et que le vote tutsi
était dispersé entre les différents partis d’opposition. L’offensive militaire

déclenchée par le FPR le 5 juin 1992 réussira d’autant mieux à empêcher les
élections que le MRND et le Président Habyarimana sont eux aussi hostiles
au calendrier électoral. A partir de cette date le FPR pèsera sur les évolutions
de la scène politique intérieure en ayant alternativement recours aux actions
politiques et aux actions militaires et en renforçant son implantation au fur et
à mesure que les menaces sur la communauté tutsie s’aggraveront.
Du 12 juillet 1992 au 4 août 1993, les négociations avec le FPR
vont rythmer la vie politique et se substituer à l’enjeu électoral. Chaque
avancée devra beaucoup aux partis d’opposition, mais le paradoxe final
réside dans le fait que ceux qui en auront été les maîtres d’oeuvre (Dismas
Nsengiyaremye, le Premier Ministre, et Boniface Ngulinzira son Ministre des
Affaires étrangères) seront évincés du pouvoir avant la signature des accords,
du fait de la volonté commune du MRND, du FPR et des petits partis de la
coalition favorables au FPR. Le FPR se consacrera essentiellement à
améliorer en sa faveur le rapport de forces militaire. La France prend alors
conscience que la laborieuse restructuration de l’armée rwandaise ne suffira
pas à sauver le régime, malgré ses efforts de radicalisation politique et
ethnique.
Dès lors, il convient de s’interroger sur l’attitude de la France. Le
20 juillet 1993, le Ministre de la Défense rwandais qui venait de mettre à la
retraite le Colonel Bagosora contre l’avis du Président Habyarimana, doit
s’enfuir et s’installe provisoirement en France. Le 31 juillet, il y est rejoint
par le Premier Ministre rwandais récemment démis de ses fonctions suite à
une coalition entre la mouvance présidentielle, le FPR et ses nouveaux alliés.
Les menaces qui pesaient sur sa sécurité avaient été relayées avec insistance
par des personnels de l’ambassade de France. Quelle était l’origine des
informations de l’ambassade ? Etaient-elles fondées ? N’était-ce pas une
manipulation destinée à laisser l’initiative exclusive du jeu politique aux
éléments les plus radicaux de la mouvance présidentielle ?
A cette époque, les contrôles d’identité à l’aéroport de Kigali
étaient assurés successivement par des militaires français et rwandais. Lors
de l’embarquement surprise du Ministre de la Défense, l’ambassade de
France a longuement débattu avec la présidence avant que l’avion d’Air
France ne puisse décoller. Au nom de quel mandat les militaires français
opéraient-ils ces contrôles ? Quelle a été la teneur de ces échanges ?
La signature des accords d’Arusha transforme profondément la
donne politique : le MRND ne reçoit que six des vingt-deux portefeuilles du
gouvernement de transition.

On assiste alors à une radicalisation très rapide et très violente de
l’ethnisme.
Deux éléments sont essentiels. D’une part, la perspective de la
nomination des représentants des partis au gouvernement et à l’assemblée de
transition entraîne la division de tous les partis entre une fraction hutue
radicale (ou “ Hutu Power ”) et une autre favorable au FPR. L’ensemble de
ces scissions sont achevées en décembre 1993.
D’autre part, au Burundi, le putsch échoue devant le soulèvement
massif de ce qu’on a appelé le “ peuple hutu ”. Cet exemple décide alors les
stratèges de la tendance “ Power ” à se préparer désormais ouvertement à un
affrontement similaire. C’est à partir de cette époque que se systématise
l’entraînement par des officiers rwandais des milices, certaines d’entre elles
recevant des armes, à partir de décembre 1993 notamment.
En même temps, l’entourage présidentiel fait tout son possible pour
retarder la mise en place des institutions de transition. En effet, ce nouveau
cadre imposait en pratique d’obtenir les deux tiers des députés pour exercer
la réalité du pouvoir. C’était le seuil requis notamment pour contrôler la
nomination des hauts fonctionnaires. Or, les accords d’Arusha donnaient
cette majorité à l’alliance entre le FPR et l’opposition interne. Mais, du fait
de l’affaiblissement causé aux partis par la constitution de fractions
“ Power ”, il n’est plus certain dès le mois de mars 1994 que ce bloc puisse
obtenir encore 50 % de l’effectif.
De ce fait, le FPR commence lui aussi à envisager l’hypothèse d’un
dénouement militaire. Le 23 février 1994, il déclare dans la presse
ougandaise que la reprise des combats offrirait d’excellentes chances de
victoire.
La mobilisation ethnique a ainsi fait son oeuvre et, après l’attentat
contre l’avion présidentiel, c’étaient les armes qui étaient appelées à trancher
entre les divers prétendants au pouvoir.
Dans ce contexte, la débandade des acteurs internationaux et la fuite
de la MINUAR, ainsi que le refus du FPR de toute médiation avec les
éléments de l’armée rwandaise opposés au génocide, ont permis au projet
génocidaire d’aller jusqu’à son terme.
En conclusion, estimant que la continuité de l’engagement français
aux côtés des éléments mettant en oeuvre le génocide avait été patent dès les
premiers jours de la crise alors que des vies étaient en jeu et que des moyens

militaires propres étaient déployés, M. André Guichaoua a émis les réflexions
et posé les questions suivantes :
— du 7 au 11 avril, l’ambassade de France a été maintes fois
sollicitée par d’autres ambassades occidentales ou des particuliers pour
abriter des personnalités pourchassées. Il a été presque invariablement
répondu par la négative. Ainsi était accréditée l’idée que l’ambassade de
France n’avait recueilli que les “ crapules ”, selon l’expression alors en usage
à Kigali, et qu’il fallait s’adresser à l’ambassade de Belgique, de Suisse et
surtout à l’hôtel des Mille Collines, si l’on voulait sauver des opposants. La
liste des 178 personnes évacuées par avion sur Bujumbura (classée “ secret
défense ” et transmise à M. André Guichaoua par les autorités burundaises)
tend à accréditer cette thèse. Hormis la présence de quelques personnalités
rescapées comme Alphonse-Marie Nkubito, dont la présence dans les locaux
français a été pour ainsi dire imposée par l’ambassadeur de Belgique, on y
trouve surtout des dignitaires du régime Habyarimana, des membres du
gouvernement intérimaire du 8 avril, ou des personnages comme Ferdinand
Nahimana (l’animateur de RTLM), qui après avoir mis leur famille à l’abri à
l’ambassade, y accédaient sans problème. Quelles consignes ont été données
sur ce sujet par l’ambassadeur de France ?
— des personnels rwandais tutsis de l’ambassade de France, du
Centre culturel français, de la Caisse française de développement ont été
délibérément abandonnés à leur sort par leur employeur. L’attitude de
celui-ci n’a certes pas été différente de celle des autres grands employeurs
internationaux comme le PNUD et d’autres ambassades. Cependant, la
France a disposé sur place du 9 au 14 avril de troupes dans le cadre de
l’opération Amaryllis. Qui a donné la consigne de non-intervention ? Avec
quels interlocuteurs a-t-elle été décidée ? N’était-elle pas négociable avec
ceux-là mêmes que l’ambassade hébergeait dans ses propres locaux ?
— le 10 avril, l’ambassadeur de France était informé que des
membres de la garde présidentielle et des miliciens Interahamwe
recherchaient à l’hôtel des Mille Collines les cinq enfants rescapés du Premier
Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, ainsi que le procureur de la
République de Kigali, et qu’ils menaçaient de faire sauter les portes des
chambres supposées les héberger. L’ambassadeur faisait part de son
impuissance et conseillait d’essayer de parlementer. Dans la soirée, lorsqu’il a
demandé aux ressortissants étrangers de l’hôtel de gagner l’Ecole française, il
a cependant refusé que ces personnes soient évacuées avec eux, ce qui a
abouti au refus de l’évacuation. Le lendemain matin, de 5 heures 30 jusqu’à
7 heures 30, lui-même et d’autres interlocuteurs de l’ambassade ont continué
à refuser ce transfert alors même que des membres de la MINUAR s’étaient

assurés que le trajet à effectuer était libre de barrages. L’ambassadeur cédait
finalement pour les enfants mais pas pour le procureur, un de ses
collaborateurs menaçant même de faire fouiller les coffres des véhicules de
ceux qui voulaient le protéger à leur entrée à l’Ecole française. A l’Ecole
française, l’officier en charge a spontanément accepté qu’une Jeep soit
envoyée aussitôt pour récupérer le procureur de la République en faisant un
détour par l’ambassade pour obtenir l’accord de l’ambassadeur. A
l’ambassade, l’entrevue demandée par le nonce apostolique et M. André
Guichaoua lui-même a été refusée et la réponse transmise par son secrétariat
a été négative.
Comment s’explique cet ostracisme vis-à-vis d’enfants qui avaient
miraculeusement échappé à l’assassinat alors qu’un avion spécial avait été
affrété sur le budget de la coopération universitaire pour évacuer Agathe
Kansiga, l’épouse du Président Habyarimana, et sa famille et que les
94 enfants de son orphelinat Sainte-Agathe étaient transportés à Paris via
Bangui, accompagnés de 34 personnes dont les autorités françaises ont
toujours caché l’identité ? Quels ont été alors sur cette question précise les
échanges entre l’ambassade de France, le PNUD et la MINUAR ? Pourquoi,
dans le cas du procureur, l’ambassade a-t-elle refusé d’utiliser les marges de
manoeuvre dont les militaires français estimaient disposer ? Enfin, la mission
d’information peut-elle vérifier que parmi les 34 “ accompagnateurs ” ne
figuraient que des personnalités au-dessus de tout soupçon ?
— à l’arrivée à l’aéroport de Roissy le 12 avril, le Ministre de la
Coopération reconnaissait être informé de la présence des enfants du Premier
Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, mais indiquait qu’aucune mesure
n’était prévue pour les accueillir. Le soir, sans qu’ils aient pu quitter
l’aéroport, le consul de Suisse à Paris venait à Roissy assurer leur
transbordement sur un avion Swissair. Quel danger leur présence en France
représentait-elle ? D’où sont venues de telles consignes ?
Après avoir fait remarquer que c’était plutôt à la mission
d’information de poser des questions et assuré qu’elle ne manquerait pas de
soulever certains des thèmes que M. André Guichaoua avait mentionnés, le
Président Paul Quilès a demandé à celui-ci comment il expliquait le
contraste qu’il avait décrit dans son rapport pour le tribunal d’Arusha entre
l’affaiblissement des tensions ethniques pendant les années 1980 et leur
développement paroxystique au début des années 1990. Il lui a demandé si
les difficultés économiques des années 1990 -chute du cours du café, très
forte croissance démographique- avaient pu jouer un rôle dans l’aggravation
de ces tensions ethniques.

M. André Guichaoua a répondu que pendant les années 1980, la
tension ethnique, pour s’être considérablement abaissée, n’en était pas moins
restée une “ ressource politique dormante ”. Il a estimé que l’attaque du
FPR en 1990 avait été aussi utilisée par le régime en place pour raviver les
tensions ethniques dans le but d’échapper à la montée des revendications
politiques et démocratiques, pour lesquelles le peuple rwandais était mûr.
Il a insisté sur le fait qu’à la fin des années 1980, il était impossible
au pouvoir en place de détourner la contestation de la monopolisation des
richesses par l’entourage présidentiel, de la corruption au sein de l’Akazu et
de la concentration des avantages dans les deux régions du nord en relançant
la question ethnique. En revanche, lorsque les abords de Kigali se sont
peuplés de près d’un million de réfugiés fuyant les attaques du FPR, il est
devenu facile d’y mener une propagande ethniste et d’y lever des hommes
pour constituer des milices.
M. Pierre Brana a alors demandé sur quelles données chiffrées
était basé le système des quotas, comment avait été apprécié à l’époque le
fait qu’il ne s’applique pas aux militaires et quels changements avaient suscité
sa suppression. Revenant à la réforme des cartes d’identité, il a demandé à
M. André Guichaoua s’il imputait le retard de sa mise en oeuvre au
fournisseur des cartes d’identité, c’est-à-dire à la France.
M. André Guichaoua a apporté les réponses suivantes :
— la mention “ Tutsi ” ou “ Hutu ” étant portée sur les cartes
d’identité, il était facile d’établir des quotas à partir des données du
recensement ; dans les faits, les quotas de postes tutsis étaient fixés à 10 % ;
ainsi par exemple, dès lors que la proportion de 10 % de Tutsis parmi leurs
employés était dépassée, les employeurs internationaux étaient rappelés à
l’ordre ;
— dans la mesure où il n’y avait pas de partis tutsis, la répartition
des postes n’était pas un enjeu politique. Il était admis que les postes
d’autorité, y compris dans la hiérarchie religieuse, échappent à la règle des
quotas : les bourgmestres, les préfets étaient tous Hutus. En revanche, il était
fait en sorte que figurent au Parlement les deux Tutsis prévus alors même
que le mode d’élection amenait à ce que les députés soient tous Hutus ;
— l’apparition du multipartisme n’a pas abouti à modifier la
situation politique des Tutsis. Il ne s’est pas créé de parti tutsi et le premier
gouvernement d’opposition ne comportait qu’un seul Tutsi. C’est bien là
l’indice que l’opposition intérieure au régime Habyarimana ne voulait pas, à
l’origine, avoir recours au soutien du FPR pour parvenir à ses fins.

Sur la question des cartes d’identité, M. André Guichaoua a fait
valoir qu’il n’avait pas d’information, que la réponse était certainement
interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant imposer une décision dans un
tel domaine, mais qu’il trouvait symptomatique qu’il ait été jugé utile de faire
cette annonce en plein génocide, comme s’il y avait une responsabilité
française dans ce dossier.
Au Président Paul Quilès qui s’enquérait du rapport entre la
distribution des nouvelles cartes d’identité et les fonctions de l’attaché
culturel français, M. André Guichaoua a répondu que c’est par une
déclaration de l’attaché culturel devant l’assemblée générale des personnels
du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Coopération et de la
Caisse française de coopération qu’il avait appris que l’ambassade avait été
saisie de cette demande dès 1990 et que les cartes d’identité devaient être
livrées au cours de la semaine où l’avion présidentiel avait été abattu.
S’étonnant qu’un chercheur puisse laisser entendre sans preuve
qu’une action volontaire aurait pu provoquer des retards dans la livraison des
cartes d’identité, M. Jacques Myard a demandé à M. André Guichaoua son
opinion sur l’origine des soutiens du FPR en juin 1992 et l’a invité à préciser
les reproches qu’il semblait formuler à l’égard de l’action des autorités
françaises sur place, notamment sur le plan humanitaire.
M. André Guichaoua a répondu que, s’agissant des cartes
d’identité, dans la mesure où l’abolition de la mention de l’ethnie avait été
demandée en novembre 1990, il était important de savoir si une commande
avait été passée, dans quelles conditions et à qui, et si l’explication alors
diffusée à Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours d’impression,
correspondait à la réalité.
Sur les origines des soutiens dont a bénéficié le FPR, M. André
Guichaoua a estimé qu’il n’était sans doute pas le mieux placé pour répondre
aux interrogations de la mission d’information, mieux pourvue en moyens
d’enquête qu’un universitaire.
Enfin, sur l’action humanitaire, M. André Guichaoua a concédé que
le climat de terreur qui régnait alors à Kigali ne facilitait pas les choses, mais
a réaffirmé ce qu’il avait dit de la chronologie, des faits, et estimé que des
questions pouvaient être posées sur le traitement différencié de certaines
personnes.
A M. Jacques Myard qui lui a demandé quelles conclusions il tirait
de ses affirmations, M. André Guichaoua a répondu qu’il s’en était tenu

aux faits, estimant par ailleurs que les actions humanitaires de la France
avaient présenté un caractère sélectif.
M. François Lamy, tout en déclarant n’avoir pas été choqué du
caractère quelque peu partisan de l’intervention de M. André Guichaoua, a
regretté qu’elle ait été dépourvue de conclusion explicite alors même que la
formulation de ses questions préjugeait indéniablement des réponses que l’on
pouvait leur apporter.
Relevant dans les propos de M. André Guichaoua que la France
avait établi au Rwanda des relations directes avec les milieux politiques et
militaires, il lui a demandé s’il estimait que les autorités françaises s’étaient
impliquées aux côtés d’une des factions en lutte.
M. André Guichaoua, après avoir indiqué que, trois jours avant
l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, il attendait trouver au
Rwanda une situation plus facile que celle qu’il connaissait alors au Burundi,
a estimé que le déchaînement du génocide ne pouvait pas être considéré
comme la suite fatale des événements précédents.
S’agissant de la présence française au Rwanda, il a rappelé qu’elle
était nettement plus tardive que celle d’autres pays comme la Belgique, les
Etats-Unis ou même la Suisse. Lorsqu’elle a développé une politique active
de coopération avec le Rwanda, à partir de 1974, la France a donc surtout
cherché à exercer des fonctions, notamment politiques et militaires que ne
remplissaient pas les autres pays partenaires.
M. Bernard Cazeneuve, évoquant la naissance du multipartisme au
Rwanda, a demandé si les formations politiques qui s’étaient alors
constituées étaient multiethniques. Il s’est également interrogé sur les raisons
pour lesquelles il s’était avéré impossible d’éviter l’ethnicisation radicale des
conflits politiques.
M. André Guichaoua a tout d’abord remarqué que le MRND,
dont tout Rwandais était membre, avait été le premier parti multiethnique du
Rwanda, jusque dans ses instances dirigeantes. S’agissant des partis
constitués lors de l’instauration du multipartisme, il a indiqué qu’ils s’étaient
formés surtout sur des bases régionales et non en fonction de clivages
ethniques. Le parti libéral avait certes une forte tonalité tutsie mais c’était
parce qu’il regroupait principalement des représentants des professions
libérales, majoritairement exercées par les Tutsis, étant donné que les quotas
s’y appliquaient peu.

De 1990 à 1994 toutefois, chacun des deux camps qui s’affrontaient
militairement s’orientait de manière croissante vers l’exclusivisme ethnique.
Les attaques aux frontières ont joué un rôle décisif dans ce processus de
radicalisation. A chaque attaque correspondaient des massacres de
populations tutsies prises en otages.
Estimant qu’il était difficile de formuler des conclusions permettant
d’expliquer de manière satisfaisante les événements rwandais, M. André
Guichaoua a remarqué que la région des Grands Lacs faisait “ tourner la
tête ” à de nombreux observateurs et que si certaines ambassades étrangères
avaient été très présentes lors des crises rwandaises, on ne pouvait savoir qui,
d’elles ou de leurs interlocuteurs rwandais, avait été manipulé par l’autre.
Les ambassades ont certainement pesé dans le jeu politique rwandais mais
elles n’en ont pas été maîtres.
Considérant que la question des interventions des différentes
ambassades dans les crises rwandaises n’avait jamais été réellement posée,
M. André Guichaoua s’est en particulier interrogé sur le rôle de la France
dans l’élaboration des accords d’Arusha, dont il a souligné les ambiguïtés
quant à l’équilibre militaire qu’ils instauraient et au processus électoral qu’ils
prévoyaient. Il a également posé la question de la présence en France d’un
membre de l’ancien gouvernement intérimaire rwandais constitué le 8 avril
1994.
Le Président Paul Quilès, après avoir constaté que M. André
Guichaoua avait un peu anticipé sur les futures étapes du travail de la
mission, a observé qu’il avait conduit simultanément deux exercices
distincts : l’analyse de la sociologie politique du Rwanda et la formulation
d’un certain nombre de questionnements.
Il a exprimé le voeu que, contrairement aux observateurs évoqués
par M. André Guichaoua, les membres de la mission n’aient pas la tête qui
tourne devant la complexité des problèmes rwandais.

Audition de M. José KAGABO
Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
(séance du 31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
A l’ouverture de la réunion, le Président Paul Quilès a tenu à
rappeler les pouvoirs attribués aux missions d’information par le Règlement
de l’Assemblée nationale et par la loi, ainsi :
— l’article 145 du Règlement prévoit que les missions d’information
sont destinées à assurer “ l’information de l’Assemblée pour lui permettre
d’assurer son contrôle sur la politique du Gouvernement ”. L’action des
missions d’information s’inscrit donc dans l’ensemble des activités de
contrôle de l’activité gouvernementale.
— l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement
des assemblées parlementaires, modifiée notamment par la loi du 14 juin
1996, donne aux commissions permanentes et donc à leurs missions
d’information des pouvoirs spécifiques de convocation de toute personne
dont elles pourront estimer l’audition nécessaire. Ces pouvoirs sont établis
par l’article 5 bis de l’ordonnance.
La seule limitation qui s’impose aux missions d’information,
comme du reste aux commissions d’enquête, dans l’exercice de leurs
compétences, concerne les sujets de caractère secret, relatifs à la défense
nationale, aux affaires étrangères et à la sécurité de l’Etat.
Le Président Paul Quilès s’est également félicité de la contribution
de plusieurs organes de presse à l’information du public et, par voie de
conséquence, de la mission sur les événements du Rwanda.
Il a rappelé toutefois que la mission d’information n’était ni un
organe de presse, ni un tribunal où les députés s’érigeraient en juges. Il a
déclaré qu’en se fixant pour objectif d’éclaircir l’enchaînement des
responsabilités ayant conduit aux tragiques événements survenus au Rwanda
en avril 1994, la mission s’était imposé un devoir de vérité qui l’obligeait à
mener ses investigations de manière aussi transparente que possible et à
pratiquer la plus grande rigueur dans ses analyses et ses conclusions, ce qui
nécessitera du temps.

Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il serait paradoxal
d’exiger des conclusions définitives en deux ou trois semaines, tout en
attendant de la mission un travail sérieux d’investigation.

Le Président Paul Quilès a ensuite donné la parole à M. José
Kagabo, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, en précisant que celui-ci avait plus particulièrement étudié la
question des réfugiés rwandais d’origine tutsie.
M. José Kagabo a rappelé que la question des réfugiés ne s’est pas
seulement posée lors du drame de 1994 puisqu’elle remonte à la fin des
années cinquante.
Le pays est alors sous tutelle belge mais à cette époque les
revendications d’indépendance se manifestent dans pratiquement toutes les
colonies d’Afrique. Le Congo belge notamment connaît une forte poussée
des mouvements nationalistes dont les effets se répercutent au Burundi et au
Rwanda qui lui sont rattachés. C’est donc essentiellement le courant
nationaliste qui se fait entendre au Rwanda où la vie politique est caractérisée
par le clivage entre l’élite des Tutsis, fortement associée au pouvoir colonial,
et l’élite des Hutus qui en était exclue. L’élite tutsie était la plus ouverte aux
thèmes des nationalismes. L’élite hutue, pour sa part, réclame la fin de ce
qu’elle appelle le monopole du pouvoir tutsi, à savoir l’association au
pouvoir de l’élite tutsie comme auxiliaire de l’administration coloniale.
M. José Kagabo a ensuite insisté sur l’importance du Manifeste des
Bahutu, publié en mars 1957 par des représentants de l’élite hutue et
annonciateur du cycle des violences. Considérant qu’il y a au Rwanda un
“ problème racial ”, ce document dénonce la mainmise des Tutsis,
minoritaires, sur l’ensemble de l’économie et de la société. La loi du nombre
devient un argument décisif, tant pour les Rwandais que pour les Belges qui
soutiennent la cause de l’élite hutue au point que le représentant des colons
au Conseil du vice-Gouvernement, M. Marcel Mauss, s’insurge contre la
domination de 3,5 millions de “ Bahutus purs ” par 100 000 “ Batutsis
purs ”, tout en reconnaissant qu’il y aurait 500 000 Batutsis par assimilation,
ce qui conduira ultérieurement à leur extermination, indifférenciée de 1994.
Le Manifeste récuse quant à lui toute idée de métissage, au profit de
la recherche d’une pureté raciale et pose clairement le problème du recours à
la force. L’idée d’une “ majorité naturelle ” issue de la décolonisation
découle dès lors de la combinaison de ces deux thèmes, celui du nombre et
celui de la pureté raciale.

M. José Kagabo a souligné que la guerre civile, déclenchée en 1959
par le texte de ce Manifeste et présentée comme une “ geste
révolutionnaire ”, avait totalement occulté les conditions réelles d’accession
du Rwanda à l’indépendance. En effet, de l’aveu tardif dans les années
quatre-vingts, de deux personnages clefs —M. Jean-Paul Harroy, viceGouverneur général du Rwanda-Urundi et le Colonel Guy Logiest, résident
spécial— le processus aura été organisé de façon brutale sous la forme d’un
transfert de pouvoir des Tutsis aux Hutus.
C’est donc en 1959 dans ce double contexte de guerre civile -on
parle à l’époque de jacquerie ou de Toussaint rwandaise puisqu’elle a été
déclenchée le 1er novembre- et de tutelle coloniale belge que les premiers
réfugiés tutsis quittent le pays et se dispersent au Burundi, en Ouganda, en
Tanzanie et au Congo. Le Rwanda accède ainsi à l’indépendance le 1er juillet
1962 après un coup d’Etat de l’élite hutue, soutenu par le Colonel Guy
Logiest.
M. José Kagabo a ensuite indiqué qu’une deuxième vague de
départs avait eu lieu après l’indépendance, entre 1963 et 1966. En 1963, la
tentative d’un retour armé de Tutsis venus du Zaïre et du Burundi s’était
soldée par un échec car elle n’était que le fait d’éléments isolés et non
coordonnés. Elle suggérait cependant déjà l’existence d’un début de projet
de retour des exilés appuyé par les armes.
Cette attaque avait suscité de la part des autorités rwandaises une
répression aveugle à l’encontre des Tutsis de l’intérieur, faisant en décembre
1963, par exemple, plus de 5 000 morts en quinze jours dans un seul
territoire (préfecture).
En 1965-1966, gagnés par les idées du nationalisme combattant et
de libération nationale, des militants tutsis entament, sur fond de crise et de
décomposition de l’ex-Congo belge, de nouvelles offensives armées qui
provoquent à nouveau sur le plan interne une répression sans discernement
des Tutsis, incitant les survivants à s’enfuir et à grossir les rangs de la
diaspora.
M. José Kagabo rappelle qu’à cette époque, dans le même temps,
chacun étant acquis à l’idée que la majorité est au pouvoir, l’image du
Rwanda à l’extérieur est positive et donne à voir un pays politiquement
stable qui va bénéficier pour son développement d’aides et de soutiens
étrangers.

Parallèlement, la diaspora s’essouffle et rêve plutôt de réussir sur
place son reclassement socio-économique et son assimilation dans les pays
d’accueil.
Il a conclu sur cette période en estimant que, dissimulées par ce
calme apparent, subsistaient en réalité, sans qu’elles aient jamais disparu,
toutes les forces et les tensions qui resurgiront quelques années plus tard.
En 1973, les clivages régionaux occupent cette fois le devant de la
scène reléguant au second plan le clivage ethnique. A un imaginaire qui a
créé l’antagonisme entre Tutsis et Hutus se superpose un imaginaire
opposant le nord du pays incarnant la force, au sud du pays représentant la
culture. Dans ces conditions, l’armée finit “ tout naturellement ” par être
composée quasi exclusivement par ceux du nord, en particulier aux échelons
les plus élevés du commandement, et le coup d’Etat mené par le Général
Juvénal Habyarimana, alors Ministre de la Défense, qui prétexte, en les
exagérant, une série de troubles anti-Tutsis dans le pays, traduit cette victoire
du nord sur le sud.
M. José Kagabo a fait remarquer que le discours de prise de pouvoir
du Général Juvénal Habyarimana se veut pacificateur. Il donne de l’espoir
tant aux Rwandais qu’aux observateurs de l’extérieur, et, contrairement à
son prédécesseur ne fait aucune référence à la thématique ethnique, la
suppression du parti unique Parmehutu (parti de l’émancipation du peuple
hutu) témoignant par ailleurs implicitement de cette volonté d’apaisement.
Au total, si cette décennie des années soixante-dix est caractérisée
par un affaiblissement des tensions ethniques et un développement qui vaut
au Rwanda l’estime des puissances occidentales, il n’en va pas de même au
cours de la décennie suivante où l’Afrique, en général, connaît de graves
difficultés économiques dont sont désormais comptables dans leur pays
respectif les élites décolonisées.
La situation s’aggrave en conséquence pour tout un chacun et
notamment pour les réfugiés rwandais préoccupés jusque là par leur
reclassement socio-économique dans leur pays d’accueil.
La première campagne anti-Tutsi va se dérouler au Zaïre où la forte
pression démographique dans la région du Nord Kivu débouche sur la remise
en cause de la présence rwandaise composée à la fois d’immigrants venus du
temps des Belges et de réfugiés politiques. Alors que la citoyenneté zaïroise
avait été largement accordée à la diaspora, la nouvelle législation de 1982
n’accordera plus la nationalité zaïroise qu’aux Rwandais descendants des
émigrés de vieille souche.

En Ouganda, au début des années quatre-vingts, Milton Obote,
convaincu que son rival Yoweri Museveni était soutenu entre autres par les
populations d’origine rwandaise, décide de chasser ces dernières. C’est ainsi
qu’environ 80 000 réfugiés seront refoulés dans un “ no man’s land ” à la
frontière de l’Ouganda et du Rwanda sans que l’une ou l’autre des
citoyennetés leur soit reconnue.
Le problème des Rwandais installés au Congo ex-Zaïre et en
Ouganda est d’ailleurs d’autant plus complexe que le partage colonial a
entraîné le rattachement de terres rwandaises ou réputées telles à ces deux
pays.
M. José Kagabo a estimé que cette situation des exilés rwandais
aurait dû attirer l’attention tant du HCR que du Gouvernement rwandais et
les amener à esquisser une solution politique du problème. Ils ont au
contraire préféré lui réserver un traitement humanitaire.
Sur le plan interne, le discours des autorités rwandaises à l’égard
des réfugiés se radicalise : arguant de l’exiguïté du territoire, de la pression
démographique qui s’y exerce et de la pauvreté du pays, les pouvoirs publics
n’autorisent à rentrer au Rwanda que les réfugiés disposant des moyens
d’assurer leur survie matérielle et ceux qui n’ont jamais été ennemis du
régime. Ils ne préconisent que la naturalisation dans les pays d’accueil pour le
plus grand nombre. Pour leur part, les membres de la diaspora demandent la
reconnaissance du statut d’expatrié rwandais que le Rwanda leur refuse.
M. José Kagabo a indiqué aux membres de la mission qu’il avait,
dans un article de l’époque, qualifié la position des autorités rwandaises
“ d’inutilement choquante ”, soulignant le caractère difficilement admissible
par les réfugiés d’un tel discours d’exclusion. Il a également précisé qu’il
s’agissait d’un débat essentiellement rwandais, du fait, notamment, qu’il se
déroulait souvent dans la presse de langue nationale rwandaise, et que les
observateurs étrangers n’y portaient que peu d’intérêt.
A l’issue de la période s’étendant des années soixante-dix au milieu
des années quatre-vingts, un double constat s’impose : d’une part, un
dialogue politique aurait pu s’instaurer entre les réfugiés et les autorités
rwandaises si celles-ci n’avaient pas adopté une attitude de refus ; d’autre
part, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de sa diaspora
apparaît très clairement.
En 1987, les autorités rwandaises se préparent à une confrontation
armée, alors que des échos, en provenance de la diaspora, témoignent
également d’une certaine radicalisation de cette dernière. L’apparente

amélioration de la situation en 1989 traduit un léger infléchissement de la
politique rwandaise à l’égard des réfugiés : les autorités rwandaises, en
assouplissant les conditions d’accueil des élites de la diaspora, tentent en
réalité de diviser celle-ci. La ligne politique du régime Habyarimana à l’égard
des réfugiés demeure cependant inchangée sur le fond, comme en témoigne
le cadre fixé aux pourparlers menés au sein de la Commission spéciale sur les
problèmes des émigrés rwandais, créée le 9 février 1989 par arrêté
présidentiel. Devant la délégation ougandaise, les représentants rwandais
affirment à nouveau les principes de la politique rwandaise à l’égard des
réfugiés : rapatriement volontaire et individuel lorsque les moyens s’y prêtent
et naturalisation dans le pays d’accueil.
Abordant alors l’examen des événements intervenus au début des
années quatre-ving-dix, M. José Kagabo a souligné le caractère déterminant
de l’année 1990 ; se mettent alors en place tous les éléments susceptibles
d’éclairer l’évolution ultérieure des faits. M. José Kagabo a insisté sur la
pertinence d’une analyse précise de la chronologie de l’année 1990 à partir
des différents rapports élaborés par le Haut Commissariat des Réfugiés de
l’ONU, l’OUA et les experts.
Ainsi, alors qu’en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en
visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective d’une guerre en
évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du
mandat donné à la Commission nationale de synthèse, créée le 21 septembre
1990 dans le prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors
donnée dans le discours présidentiel à l’ouverture démocratique, ainsi que
l’illustre la proposition d’une charte d’ouverture. De son côté, il semble que
le FPR soit prêt à l’affrontement.
En réalité, le régime Habyarimana se trouve confronté à un très fort
mouvement de contestation et à une profonde aspiration à la démocratisation
qui se traduit par une multiplication des partis politiques et une libération de
la presse dans un pays qui n’avait jamais connu que des titres contrôlés par le
Gouvernement. Le Chef de l’Etat rwandais pense pouvoir manipuler les
forces d’opposition en les fédérant sur la base de la question ethnique et du
problème des réfugiés. Mais cette stratégie échoue car le Général Juvénal
Habyarimana a sapé le mythe fondateur de l’unité hutue en organisant
l’assassinat des principaux leaders hutus du régime précédent. Or, ces
opposants sont les descendants de cette élite politique hutue que le Président
Juvénal Habyarimana a éliminée lors de sa prise de pouvoir et au début des
années quatre-vingts. Ils détiennent, aux yeux des Rwandais, la légitimité
historique de ceux qui ont évincé les Tutsis en 1962. En outre, dans l’esprit
du peuple rwandais, le souvenir des origines étrangères du Président Juvénal

Habyarimana demeure vivace, d’autant que l’opposition ne manque pas de
les rappeler. Ce bouillonnement de la société rwandaise traduit également
son désarroi. Se développe dans la presse extrémiste hutue, presse écrite en
rwandais, une campagne de haine qui voit revenir au premier plan le schéma
de la racialisation et préfigure les événements de 1994.
En 1992-1993 sont perpétrés de nombreux assassinats politiques qui
touchent les descendants biologiques ou spirituels des anciens dirigeants
hutus du centre ou du sud du pays que le Général Juvénal Habyarimana avait
fait disparaître. Au même moment, la thématique de l’ennemi tutsi revient au
premier plan. C’est donc une guerre à deux niveaux qui est menée au
Rwanda : sur le terrain d’une part et dans les médias, d’autre part, la guerre
médiatique utilisant un double langage, d’ouverture politique vis-à-vis de la
communauté internationale, de radicalisation et d’incitation à la haine
vis-à-vis des nationaux. Sur ce point, M. José Kagabo a indiqué qu’il serait
intéressant de disposer des comptes rendus des traductions d’articles de
presse faites par le service de traduction de l’ambassade de France à Kigali.
En conclusion de son propos, M. José Kagabo a souhaité livrer à la
mission d’information, non plus le point de vue du chercheur, mais celui de
l’homme et du citoyen qui, dans ces événements, a perdu une grande partie
de sa famille : il a, en cette qualité, posé la question de l’identité de ceux qui,
sachant que le génocide se préparait, ont ordonné d’aider les assassins.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles pouvaient être
les raisons expliquant le désintérêt de la communauté internationale pour le
problème des réfugiés jusque dans les années 1990. M. José Kagabo a, en
effet, montré que la question des réfugiés n’avait que tardivement été
considérée comme un problème majeur, alors que son règlement aurait été
nécessaire pour éviter le génocide.
M. Jacques Myard a indiqué que l’exposé de M. José Kagabo
l’avait réconcilié avec l’approche universitaire : en mettant en place les
différents éléments du puzzle, M. José Kagabo a montré combien
l’application du schéma “ majorité/minorité ” aux clivages ethniques avait
conduit à l’implacable enchaînement des faits. Il a souhaité savoir si l’on
pouvait considérer que tous les éléments du drame étaient en place au début
des années quatre-vingt-dix, indépendamment des interventions extérieures.
Après avoir relevé que M. José Kagabo avait montré que la
question des réfugiés posait le problème des relations entre le pouvoir central
et la diaspora, M. Bernard Cazeneuve est revenu sur le mouvement de
démocratisation initié par le Président Juvénal Habyarimana à la suite du
discours de La Baule. Il a demandé comment et pourquoi cette dynamique de

démocratisation, loin d’atténuer les tensions raciales, les avait au contraire
attisées.
Evoquant ensuite les propos de M. José Kagabo relatifs à
l’importance de la généalogie pour les Rwandais et aux origines contestés du
Président Juvénal Habyarimana, il a voulu savoir comment ce Président
pouvait être celui qui avait favorisé la montée des tensions et des haines
ethniques.
M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :
— le désintérêt de la communauté internationale à l’égard de la
question des réfugiés jusqu’à l’aube des années 1990 tient à quatre éléments.
Tout d’abord, il témoigne d’une ignorance certaine des réalités africaines. En
second lieu, il s’explique par le fait que le schéma dominant de pensée
politique ou philosophique était bâti sur le parti pris selon lequel le pouvoir
s’analyse exclusivement en termes de majorité-minorité. En se tenant à ce
raisonnement essentialiste identifiant le pouvoir à la majorité, on s’est interdit
toute autre analyse politique plus fine. En troisième lieu, le pouvoir politique
rwandais a entretenu des réseaux de porte-parole à l’étranger qui ont
propagé ce discours type de la majorité au pouvoir. Enfin, les missionnaires
ont véhiculé en Europe une image d’Epinal du Rwanda, celle du président
chrétien représentant une majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé
d’Afrique ;
— tous les éléments d’un crime étaient en place sur le plan interne
mais non tous les éléments qui lui ont donné une telle ampleur ;
— la dynamique de démocratisation n’était pas crédible. On ne peut
confondre un discours et la réalité du champ social. Le Président Juvénal
Habyarimana tenait un discours favorable à la démocratisation pour
manipuler une opinion sur laquelle il n’avait plus de prise. Quel qu’eût été le
discours présidentiel, la maturité du corps social, les difficultés économiques
et le désoeuvrement des élites ont créé un climat favorable à l’émergence de
mouvements contestataires ;
— la généalogie du Président Juvénal Habyarimana n’est pas
contestée mais extérieure à la configuration sociale du Rwanda. Les
questions de généalogie s’analysent, non en termes d’ethnie, mais de
solidarité clanique.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité être éclairé sur la façon dont le
Président Juvénal Habyarimana avait manoeuvré pour tenter de récupérer le
mouvement de libéralisation politique qui a suivi le discours de La Baule, afin

de le manipuler. Il s’est interrogé sur les raisons qui n’ont pas permis à ce
mouvement de démocratisation, qui s’était développé de manière autonome,
de jouer un rôle d’apaisement en dépassant les haines ethniques.
M. François Lamy a souhaité savoir si la question des réfugiés
rwandais avait été prise en compte par l’opposition intérieure, si son discours
comportait une dimension ethnique et si son existence était plus liée à des
phénomènes claniques qu’à un projet réellement démocratique.
Après avoir souligné la richesse et l’honnêteté intellectuelle d’un
exposé qui rendait compte de la complexité du problème, M. Jean-Bernard
Raimond a relevé les indications de M. José Kagabo selon lesquelles un
dialogue politique était encore possible jusqu’en 1993 mais qu’alors les
problèmes ont été posés en termes exclusivement humanitaires. Il s’est
interrogé sur l’éventuelle prise de conscience par les intervenants
humanitaires étrangers de la vanité de leurs actions face à un jeu politique qui
pervertissait la situation.
M. Guy-Michel Chauveau s’est demandé comment les
observateurs et la communauté internationale avaient pu ne pas percevoir les
signes de la dégradation de la situation sociale et politique du Rwanda et
s’est interrogé sur la capacité de la diaspora rwandaise à mettre alors en
évidence les prémisses de la crise.
Evoquant une réunion du Conseil des Ministres à laquelle il
participait en qualité de membre du Gouvernement, le Président Paul
Quilès a alors témoigné de l’intérêt porté, en 1992, par le Président de la
République à la situation politique rwandaise. La longueur de sa
communication avait d’ailleurs suscité l’étonnement de la plupart des
Ministres qui ne semblaient pas persuadés que ce sujet méritait un tel
développement.
Revenant sur la période de la fin des années 1950 évoquée par
M. José Kagabo, M. Yves Dauge a souhaité savoir quelle était l’origine de la
séparation ethnique et quelle était la nature des relations des populations
rwandaises avec les autorités de tutelle belge.
M. Kofi Yamgnane a rappelé la thèse selon laquelle aucun élément
objectif ne permettait de différencier les Hutus des Tutsis. Or, dans les
années 1950, le problème des relations entre les Rwandais s’est posé en
termes de race, le manifeste des Bahutus exprimant même un refus du
métissage. Comment a-t-on pu, dans un pays qui parlait la même langue et
pratiquait la même religion, glisser progressivement vers une approche
raciale ?

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :
— le mouvement de libéralisation politique qui existait de façon
clandestine s’est affirmé au grand jour à la faveur de la déstabilisation du
Président Juvénal Habyarimana, après que le FPR eut déclenché la guerre.
L’une des preuves de son autonomie réside dans la participation de tous les
ministres issus de l’opposition aux négociations avec le FPR, alors que le
Président rwandais ne pouvait qu’adopter une attitude de suivisme dans
l’espoir de récupérer et de manipuler ce mouvement. L’opposition, dont la
démarche s’inscrivait dans la perspective de la signature d’un accord de paix
avec le Front patriotique, s’est trouvée débordée par les violences des
extrémistes. Seuls pouvaient alors se faire entendre ceux qui détenaient des
armes ;
— la solidarité clanique n’a joué aucun rôle dans l’émergence des
mouvements d’opposition intérieure. L’opposition a tenu un discours mitigé
sur la question des réfugiés, et n’en a admis l’importance qu’en 1992
lorsqu’elle a noué des contacts avec le FPR et envisagé, en liaison avec ce
dernier, l’organisation d’élections. La cause de l’échec du processus de
normalisation politique après les accords d’Arusha, réside dans la nature des
relations politiques complexes liant le Président Juvénal Habyarimana et ses
alliés qui lui ont donné l’assurance -mais de quelle façon ?- qu’il resterait
maître du jeu en le bloquant ;
— jusqu’en 1990, certains rapports d’experts reflètent une
conception selon laquelle le saupoudrage des actions humanitaires constituait
le mode d’intervention le plus adapté pour remédier aux difficultés du
Rwanda ;
— la méconnaissance internationale des problèmes rwandais
s’explique notamment par un défaut d’information. A l’occasion de
démarches personnelles que M. José Kagabo avait entreprises en 1994, pour
alerter l’opinion publique sur l’erreur que constituait à ses yeux le
déclenchement de l’opération Turquoise, M. Lionel Jospin, qu’il avait
rencontré, lui a dit que lorsqu’il siégeait au Gouvernement, il n’avait pas été
informé de l’intégralité du dossier rwandais, ce qui peut donner à penser que
ce dossier pouvait être géré par différents réseaux échappant au cheminement
classique de l’information.
— l’élite tutsie était associée à la gestion coloniale du pays ce qui a
influé sur la conscience qu’elle avait de son identité. Toutefois, dans les
années 1950, les rapports avec les autorités belges étaient loin d’être
harmonieux, l’élite tutsie faisant preuve de velléités indépendantistes. Le roi
du Rwanda avait d’ailleurs revendiqué pour l’élite nationale quatre

portefeuilles ministériels importants, chose impensable pour l’époque,
traduisant une volonté d’affranchissement précipité de la tutelle belge ;
— la distinction entre Hutus et Tutsis ne repose pas sur des
éléments objectifs, mais relève plutôt d’une approche politique. L’accession à
la présidence de M. Juvénal Habyarimana dont le père était un immigré qui
travaillait essentiellement comme cuisinier des Pères blancs témoigne, au
contraire, de l’existence, dans le passé, d’une certaine capacité d’intégration ;
— une analyse fine des raisons pour lesquelles cette capacité
d’intégration a été brisée conduit à s’interroger sur les effets du contrôle des
opinions lié au quadrillage de la société sous le régime Habyarimana. A cette
époque en effet l’organisation politique du pays reposait sur un parti unique.
Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission
d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en
quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous
l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé
“ Monsieur dix maisons ”. Ce système de contrôle explique pour partie,
l’extraordinaire efficacité de la machine du génocide ;
— l’utilisation de la langue française, importée au Rwanda et
apprise, souvent imparfaitement, par la population, a permis de véhiculer des
références ethniques et racistes que les Rwandais conceptualisaient d’une
autre manière que les occidentaux sans percevoir clairement les
conséquences de leur utilisation ni les possibilités de manipulation de
l’opinion qu’elles donnaient à certains acteurs politiques.

Audition de Maître Eric GILLET
Avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la
Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme
(séance du31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Eric Gillet, avocat
au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération
internationale des Ligues des Droits de l’Homme, rappelant que ses travaux
concernant le Rwanda avaient porté sur les atteintes aux droits de
l’homme commises dans ce pays au cours des années 1990. Il a souligné que
les recherches de M. Eric Gillet avaient plus particulièrement fait ressortir la
situation d’impunité des auteurs des crimes ethniques et les conséquences
extrêmement graves qui en étaient résulté non seulement pour le système
judiciaire rwandais, mais plus généralement sur la société rwandaise. Il a
ensuite demandé à M. Eric Gillet de faire porter son exposé sur la période
allant de 1990 à 1993, conformément au programme de travail fixé par la
mission.
M. Eric Gillet a précisé que son exposé liminaire qu’il voulait le
plus court possible s’inspirerait des travaux de la Commission internationale
d’enquête, constituée de quatre organisations non gouvernementales de
défense des droits de l’homme, qui a mené des investigations sur les
violations des droits de l’homme commises au Rwanda à compter de 1990.
Cette Commission, à laquelle appartenait M. Eric Gillet, s’est rendue au
Rwanda en janvier 1993 afin de vérifier concrètement la matérialité des
massacres dénoncés par les associations rwandaises de défense des droits de
l’homme et niés par le Gouvernement rwandais. Ainsi, dans le cas des
massacres dont avait été victime une minorité tutsie, les Bagogwes en
janvier-février 1991, non impliquée dans les enjeux de pouvoir et vivant dans
la région volcanique au nord du pays, près de la frontière avec l’Ouganda, la
Commission est-elle allée jusqu’à explorer les cavités naturelles du terrain
où, aux dires de la population, les cadavres des personnes assassinées, pour
lesquelles le régime rwandais refusait même de délivrer des certificats de
décès, avaient été précipités. Ces disparitions avaient eu lieu après l’attaque
de la prison de Ruhengeri par le FPR et les autorités prétendaient que les
victimes avaient rejoint les rangs du front.
M. Eric Gillet s’est dit frappé à son arrivée par l’atmosphère
euphorique et le climat de liberté d’expression qui régnait dans le pays, où

pourtant, à la suite de l’attaque du FPR d’octobre 1990, les autorités
rwandaises avaient procédé à de nombreux emprisonnements et s’étaient
rendues coupables de massacres. Le premier de ces massacres avait été
perpétré à Kibilira près de Gisenyi, dans le courant du mois d’octobre.
Il faut se souvenir que, dès la fin des années 1980, le Président
Juvénal Habyarimana a été contraint d’envisager une ouverture politique, en
mettant fin au monopartisme de droit et en ouvrant le chantier d’une réforme
constitutionnelle, adoptée en juin 1991. On assiste donc en août 1991,
lorsque M. Eric Gillet arrive au Rwanda, à la création de partis politiques et
d’associations de défense de droits de l’homme alors qu’en octobre 1990
s’est déroulé le massacre de Kibilira et que près de 8 000 personnes ont été
emprisonnées à Kigali.
M. Eric Gillet a insisté sur le fait que, depuis la publication du
rapport de la Commission d’enquête, la réalité des premiers massacres était
connue du monde entier et a été exposée aux gouvernements américain,
belge et français.
Il a alors souligné la différence entre la réalité et les discours des
responsables officiels rwandais qui présentaient les tueries et les violations
des droits de l’homme comme une réponse spontanée de la population aux
incursions répétées du FPR. En réalité, les massacres perpétrés depuis 1990
étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat
rwandais lui-même. Il a ainsi, à titre d’exemple, fait état des mises en scène
visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des
Bagogwes ou de Kigali. Il a également évoqué les massacres organisés qui
avaient eu lieu dans l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de
la présence du FPR. Ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et
de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises
extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens
sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation. Le
massacre du Bugesera, au sud-est de Kigali, en mars 1992, illustre bien la
nature des moyens mis en oeuvre et préfigure le génocide de 1994 puisqu’on
y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable
des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la
distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces
tutsies d’assassinat des Hutus.
La radio nationale n’a toutefois jamais, comme telle, appelée au
génocide. Elle constituait néanmoins un acteur de préparation et de
déclenchement de certains massacres, par la diffusion d’émissions où la haine
ethnique était encouragée, par la diffusion de fausses nouvelles (comme dans
le cas typique du Bugesera), etc. En revanche, il est beaucoup plus probable

que la Radio des Mille Collines (RTLMC) ait, quant à elle, été conçue
comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide. C’est
en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée.
Les massacres du Bugesera vont faire des centaines de morts en
présence de tous les intervenants que l’on retrouvera au moment des
génocides : les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et
préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires
Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées
sous la tutelle de ce parti, donc sous la responsabilité du Chef de l’Etat. La
stratégie de déstabilisation de la population civile a bien fonctionné et la
presse a peu parlé des premiers massacres malgré l’intervention rapide des
organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et des
représentants diplomatiques. A la même époque, commencent à circuler des
informations sur des “ escadrons de la mort ”, proches du Président Juvénal
Habyarimana et en charge de l’organisation des massacres et de l’assassinat
de personnalités politiques, surtout en 1993.
Evoquant la dynamique d’Arusha qui tendait vers un partage du
pouvoir et la mise en place du premier gouvernement de transition
comportant des représentants des partis d’opposition en avril 1992, M. Eric
Gillet a considéré que la réalité du pouvoir restait détenue par des
représentants du parti MRND et qu’il devenait évident, après la signature de
l’accord final d’août 1993, que le régime rwandais tenait un double langage,
paraissant céder aux pressions diplomatiques de la communauté
internationale, tout en créant à l’intérieur du pays des milices et des
instruments de violence. Il a fait part de son analyse personnelle des
conséquences de ce double langage qui ont certes abusé en partie la
communauté internationale mais également causé la perte du Général
Habyarimana, une fraction extrémiste de son entourage ne voulant pas
accepter le processus de paix et mettant au contraire en oeuvre les moyens
du génocide, préalablement constitués dans le pays. L’assassinat de
personnalités politiques est organisé en 1993 pour priver le Rwanda
d’alternatives politiques au régime du Président Habyarimana. Les organes
privés de presse et de radio, qui seront dénommés “ médias de la haine ”,
notamment la Radiotélévision Libre des Mille Collines (RTLMC), dont
l’actionnariat est constitué en particulier du Président Juvénal Habyarimana
et d’autres dignitaires du régime, ont pris le relais de la radio nationale qui ne
pouvait plus attiser la haine ethnique comme par le passé ni participer à la
préparation et au déclenchement des massacres.
M. Eric Gillet a déclaré qu’une distribution systématique d’armes,
dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses

en contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme l’attestent
des documents retrouvés par la suite, en application d’un plan préétabli
reposant sur des quotas et prévoyant l’utilisation de caches auxquelles ont
encore recours aujourd’hui des rebelles hostiles au nouveau régime. Il a
souligné que, dès janvier 1994, des informations de plus en plus précises
parvenaient à la communauté internationale et que la Commission d’enquête
du Sénat belge avait eu le mérite d’en avoir confirmé la substance.
M. Eric Gillet a alors cité le cas d’un responsable de la préparation
du génocide qui, souffrant de remords de conscience, avait souhaité
bénéficier de l’asile politique en échange d’informations sur le plan
d’extermination en cours d’élaboration et qui, malgré les garanties
d’authenticité fournies, s’était vu refuser cet asile par les Etats-Unis, la
France et la Belgique. Il a fait valoir que les informations ainsi données dès
janvier 1994 indiquaient qu’un plan d’extermination était en cours, que des
comptages étaient faits, que l’assassinat de commandos militaires belges était
projeté en vue de provoquer le retrait des forces de l’ONU, ce qui a amené le
commandement de ces dernières à prendre des initiatives pour éviter que le
contingent belge ne cède aux provocations en janvier 1994. Il a également
déclaré que le Ministre belge des Affaires étrangères avait demandé, en
février 1994, à la délégation de son pays à l’ONU de prendre toutes les
initiatives pour informer l’Organisation de l’imminence d’un génocide auquel
il s’attendait.
Soulignant que l’un des défis de la mission d’information de
l’Assemblée nationale consistera à déterminer la position des autorités
françaises à la même époque, alors qu’elles étaient encore plus proches des
événements en raison des accords de coopération militaire liant la France au
Rwanda, il a fait part de l’incompréhension des organisations de défense des
droits de l’homme à l’égard du manque de réaction des autorités politiques
pour prévenir le drame qui se préparait. Il ne s’agit pas d’une réécriture de
l’histoire car les autorités publiques étaient bien en possession d’informations
plus solides encore que celles dont disposaient les organisations de défense
des droits de l’homme.
M. Eric Gillet a souhaité en conclusion que soit évaluée la
responsabilité des autorités françaises dans les événements.
Le Président Paul Quilès observant que M. Eric Gillet avait
expliqué comment, autour du Président Juvénal Habyarimana, s’étaient
organisés les entourages successifs parmi lesquels, à partir de 1991, une
frange jusqu’au-boutiste s’était progressivement affirmée, lui a demandé s’il
pensait que celui-ci pratiquait un double jeu intégral ou s’il avait été dépassé
par les extrémistes.

Rappelant qu’il venait de déclarer que les autorités disposaient
d’informations qui pouvaient faire craindre le génocide, il lui a demandé ce
que, selon lui, il aurait fallu faire aux différents niveaux de responsabilités
pour empêcher son déclenchement.
M. Eric Gillet a apporté les réponses suivantes.
La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle d’un
double jeu conscient : bien avant le début de la guerre, il sait qu’elle va avoir
lieu et connaît même très probablement la date de son déclenchement. A
l’appui de cette affirmation, M. Eric Gillet a précisé que l’officier qui
commandait à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce verrou
assurant le contrôle du passage de la frontière rwando-ougandaise lui avait
dit très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de l’offensive
plusieurs semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il
disposait en Ouganda. Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités
rwandaises et la vigueur de la répression montrent bien que la riposte était
préparée et que le régime n’avait pas été pris au dépourvu.
Le régime, sur sa fin et fragilisé, a ensuite joué du conflit même
pendant les intermèdes de la confrontation. Il sait le bénéfice qu’il peut tirer
de l’offensive du FPR en entretenant dans la population la peur du Tutsi et en
créant une situation de panique lorsque les tensions militaires s’accroissent. Il
tente, en exploitant la fibre ethnique, de créer une sorte d’union sacrée contre
le FPR. Parallèlement, il fait jouer les accords passés notamment avec la
France pour se renforcer.
Par ailleurs, le Président Juvénal Habyarimana a tous les leviers du
pouvoir entre ses mains : il est non seulement Président de la République
mais aussi Président du parti. Il dispose de l’armée et de la gendarmerie. Il
nomme et révoque les bourgmestres, très tôt sollicités dans l’organisation des
massacres. Aucun bourgmestre impliqué dans les massacres ne sera inquiété.
Au contraire, le bourgmestre de Mutura qui résistait lors du massacre des
Bagogwes sera démis et remplacé par un extrémiste.
En outre, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre
1992, le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il
a créées, à le soutenir dans son action et leur donne “ carte blanche ”.
Au fil du temps cependant, s’insèrent dans son entourage restreint
des personnalités beaucoup plus radicales, soucieuses de ne pas perdre leurs
privilèges et leurs prérogatives, et qui ne sont pas tenues, à l’égard de la
communauté internationale, au maintien des mêmes apparences que le
Président de la République.

Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical
que Juvénal Habyarimana. De retour d’Arusha, il déclare à Kigali en janvier
1993 : “ je reviens préparer l’apocalypse ”. Et, dès le 6 avril 1994, c’est lui
qui prend les rênes du pouvoir.
C’est pourquoi il n’est pas exclu qu’à un moment le Président
Juvénal Habyarimana ait cédé à la très forte pression internationale en faveur
de la signature et de l’application des accords d’Arusha, notamment en
raison de son amitié avec certains Chefs d’Etats étrangers, et que son clan
n’ait pas accepté cette situation et préféré la fuite en avant dans l’assassinat
du Président et la “ solution finale ”.
La communauté internationale s’est engagée de façon probablement
très sincère en faveur de la signature et de l’application des accords de paix,
estimant que leur mise en oeuvre ferait disparaître les violences. Elle ne s’est
pas suffisamment rendue compte que la création et le développement d’une
sorte d’Etat “ génocidaire ”, doté des instruments du génocide, aboutiraient à
une situation sans issue où la dynamique de la violence était destinée à
l’emporter, avec la complicité du Président Juvénal Habyarimana.
En fait, le Président Juvénal Habyarimana a refusé quasiment
jusqu’au bout le processus d’Arusha puisqu’au début de 1994 il a refusé de
laisser s’installer l’Assemblée nationale en exploitant les divisions créées par
la constitution de tendances “ Hutu Power ” au sein des partis d’opposition.
Ce développement de la ligne “ Hutu Power ” anti-Tutsis et son
rapprochement avec le Président Juvénal Habyarimana ont été par ailleurs
conforté par l’assassinat du Président hutu du Burundi Ndadaye qui a
renforcé l’idée qu’on ne pouvait laisser rentrer les Tutsis exilés, ni surtout
fusionner l’armée rwandaise avec l’armée du FPR. Le Président Juvénal
Habyarimana a, de son côté, été un maître d’oeuvre de la constitution des
tendances “ Hutu Power ” qu’il a favorisées par divers moyens, y compris
par l’argent jusqu’en janvier-février 1994.
La communauté internationale n’a pas vu se créer cette situation.
Elle n’a pas tenu compte du lien qu’il fallait établir entre la paix et le respect
des droits de l’homme. Les Etats auraient dû en outre désamorcer le
processus qui conduisait au génocide en rendant publiques les informations
dont ils disposaient. Or, on s’est laissé enfermer par des habitudes
diplomatiques. L’évolution aurait par ailleurs été meilleure si on ne s’était
pas aveuglé sur la possibilité d’appliquer les accords d’Arusha malgré ce
qu’on constatait dans le pays.

De plus, la communauté internationale s’est sentie prisonnière d’une
conception perverse de la neutralité. A vouloir rester neutre entre les deux
camps, le régime Habyarimana et le FPR, on a oublié l’existence entre ceuxci d’une population civile constituée de Tutsis, non impliqués dans la guerre,
qui craignaient même souvent l’arrivée du FPR, et d’opposants politiques
dans leur très grande majorité Hutus, qui ont été également massacrés. En
adoptant cette conception de la neutralité, on s’est engagé en fait aux côtés
des bourreaux. C’est ainsi que le Ministre belge de la Défense nationale avait,
au nom de cette conception, lors d’un voyage au Rwanda, refusé de
rencontrer, en mars 1994, des militants rwandais des droits de l’homme.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Eric Gillet si, lorsqu’il
était rentré en 1993 de son voyage au Rwanda, il avait informé des
événements qu’il avait observés les autorités françaises et lesquelles.
Ajoutant que M. Eric Gillet semblait considérer qu’avaient été mis en oeuvre
au Rwanda par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage une
mécanique et un calendrier très précis d’exécution d’un plan de génocide, il
lui a demandé ce qu’il savait de ce que les Etats savaient à l’époque à ce sujet
et sur quelles affirmations il fondait cette conviction. Enfin, relevant la
grande insistance avec laquelle M. Eric Gillet avait parlé du rôle qu’aurait pu
jouer la culture du secret diplomatique, il a fait remarquer que secret n’est
pas cécité et a interrogé M. Eric Gillet sur ce qu’il savait des réactions des
sections culturelles des services diplomatiques occidentaux face au
développement des émissions radiophoniques incitant à la haine ethnique.
M. Eric Gillet, dans sa réponse, a affirmé se souvenir très
précisément d’un contact pris à l’Elysée entre des représentants de Human
Rights Watch et de la FIDH d’une part et M. Bruno Delaye d’autre part.
Sur la connaissance de la situation au Rwanda par les Etats, M. Eric
Gillet a apporté les précisions suivantes. Les premières informations publiées
à ce sujet l’ont été par le quotidien flamand De Morgen en novembre 1995.
Y figuraient notamment des fax adressés par les services de renseignement
belges au ministère de la Défense de Belgique.
A la suite de cette publication, la création d’une commission
d’enquête a été demandée au Parlement belge. Dans un premier temps, un
groupe ad hoc de quatre sénateurs a accédé à des documents du ministère
belge de la Défense nationale et a élaboré un rapport public en janvier 1997.
Ce rapport est en fait une compilation de documents (dépêches, télex, fax)
qui fait apparaître des éléments d’information très précis. Le Sénat a, par la
suite, constitué une commission d’enquête qui a confirmé le premier rapport.
L’information sur ce que connaissait la communauté internationale de la
situation d’alors est désormais publique et, pour une large part, certaine.

En revanche, certains documents n’ont pas encore été publiés, la
commission d’enquête belge s’étant notamment heurtée à l’équivalent en
Belgique du secret défense. M. Eric Gillet s’est déclaré perplexe devant
l’incapacité de la communauté internationale à réagir plus énergiquement.
Les organisations de défense des droits de l’homme ont, en revanche, été très
actives pendant les années 1993 et 1994, notamment au moment du
génocide. Elles ont même, pendant le temps qui leur était imparti, lors de la
session spéciale que tenait l’ONU en mai 1994 à Genève, cité les noms des
Rwandais dont elles considéraient qu’ils étaient responsables des massacres
en cours. L’intervention de la personne représentant Human Rights Watch a
causé un moment d’intense silence dans la mesure où figuraient sur cette liste
des représentants d’un Etat.
M. Eric Gillet a alors demandé pourquoi les Etats n’avaient pas fait
taire la radio RTLM. Il a souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi,
conçue sur le même modèle, avait été localisée à l’intérieur de la zone
Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités
françaises, il ait été impossible d’obtenir que soit entreprise la moindre action
pour faire cesser les émissions de cette radio.
M. François Lamy, rappelant qu’à propos du massacre du
Bugesera M. Eric Gillet avait parlé de répétition générale, a demandé, à
l’époque, s’il avait eu des contacts avec les militaires français en poste au
Rwanda et s’il pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles
atrocités. Il lui a également demandé si, dans les mois suivant la remise de
son rapport à la FIDH, il avait lui-même senti monter les tensions conduisant
au génocide et s’il avait pu pressentir qu’un massacre d’une telle ampleur
allait en résulter.
M. Eric Gillet a répondu qu’il n’avait pas eu de contact direct avec
les militaires français même s’il avait pu en croiser régulièrement. Il a déclaré
en revanche qu’il ne pouvait pas imaginer que ces derniers n’aient pas eu
connaissance des massacres commis, d’une part parce que les Rwandais les
avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires français,
présents en application d’un accord de coopération militaire, partageaient la
vie des camps où s’entraînaient les miliciens. En effet, les groupes qui ont
commis les massacres étaient en réalité composés d’un noyau dur de
miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir d’auxiliaires. Or,
l’entraînement du noyau dur était effectué par l’armée rwandaise. M. Eric
Gillet a ajouté que la communauté diplomatique était très présente dans le
pays. L’ambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes, se
rendait sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et

fréquentait régulièrement ses collègues, notamment français, canadiens et
américains.
Par ailleurs, M. Eric Gillet a répondu qu’à titre personnel, il n’avait
pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les
organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs
correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient
pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une
alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se
divisaient. Cependant, lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette
ampleur.
M. Guy-Michel Chauveau s’est interrogé sur les conférences
nationales constituées dans différents pays africains au début des années
quatre-vingt-dix pour faire évoluer les systèmes politiques vers la démocratie
et s’est demandé si un tel processus avait été engagé au Rwanda.
M. Eric Gillet a indiqué qu’une telle démarche avait effectivement
été proposée par M. Faustin Twagiramungu, Président du MDR, qui avait
été désigné par les accords d’Arusha comme le futur Premier Ministre. Le
Président Juvénal Habyarimana en avait cependant écarté l’idée, préférant
l’organisation immédiate d’élections alors que l’opposition au contraire
demandait un débat préalable sur les institutions.
M. Jacques Myard s’est demandé si, face d’une part à des
violences méthodiques dirigées contre les populations tutsies, d’autre part à
la volonté parallèle du FPR d’en découdre, on se trouvait véritablement
devant un génocide et s’il ne s’agissait pas plutôt d’une guerre civile,
d’ampleur inégalée. Il s’est demandé si la logique du FPR n’était pas
comparable à celle des FAR et des milices.
M. Eric Gillet a estimé qu’il ne pouvait s’agir d’une guerre civile.
L’intervention organisée et préméditée de l’armée et des milices ne laissait
aucun doute puisqu’elle visait à massacrer des populations désarmées sans
épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à couper l’herbe “ à la
racine ” et empêcher que de nouveaux combattants reviennent un jour
comme les enfants des Tutsis chassés en 1959-1960 l’avaient fait sous
l’uniforme du FPR. Si à l’époque on ne pensait pas au génocide, a posteriori
on s’aperçoit que le discours tenu, notamment par M. Théoneste Bagosora,
impliquait l’extermination de certaines populations bien identifiées.
Les massacres perpétrés au Bugesera quelque temps plus tôt, sans
pouvoir exactement être qualifiés de répétition générale, présentent avec le
génocide une série de similitudes troublantes y compris jusque dans les

acteurs que l’on y retrouve. Il s’agit probablement d’une dynamique de
violence portée par un groupe donné de façon, pour ainsi dire, objective et
naturelle à son paroxysme dans le génocide.
S’agissant du FPR, l’objectif du génocide ne pouvait être retenu,
dans la mesure où un groupe représentant 15 % de la population ne pouvait
raisonnablement envisager d’éliminer les 85 % restants. Des massacres
sélectifs, aux effets similaires, du type de ceux commis au Burundi en 1972
n’en restaient pas moins possibles. Même s’il n’est pas allé jusqu’à de telles
actions, le FPR s’est conduit avec une grande violence qui n’est pas
davantage justifiable, bien qu’en termes existentiels sa logique soit différente.
Outre les massacres qu’il a commis à plusieurs reprises, il a en particulier
refoulé des populations considérables devant lui, provoquant de très
importants mouvements de déplacés, en particulier en février 1993. Il n’en
reste pas moins que, notamment pour des raisons juridiques, il n’est pas
possible d’établir une égalité entre le génocide et les violations des droits de
l’homme commises par le FPR.

Audition de M. Jean-Pierre CHRÉTIEN
Directeur de recherche au CNRS
(séance du 7 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Chrétien,
historien et directeur de recherches au CNRS. Il a indiqué que M. Jean-Pierre
Chrétien, qui étudie la région des Grands Lacs depuis une trentaine d’années,
avait notamment écrit un ouvrage historique sur le Burundi, une étude sur les
médias rwandais et, récemment, un ouvrage proposant un cadre théorique de
compréhension du clivage Hutu-Tutsi. Le Président Paul Quilès a ajouté que
M. Jean-Pierre Chrétien faisait partie d’une école de pensée défendant une
conception selon laquelle le clivage Hutu-Tutsi est essentiellement une
construction post-coloniale. Il a suggéré à cet égard que le professeur
Jean-Pierre Chrétien éclaire la mission d’information sur les controverses qui
ont opposé cette école de pensée à d’autres conceptions.
En introduction à son exposé retraçant la genèse idéologique et
politique du génocide et son articulation avec l’histoire particulière de
l’ethnisme dans cette région, M. Jean-Pierre Chrétien a rappelé que
l’histoire montrait non seulement la complexité du passé mais soulignait aussi
la responsabilité des hommes, qui selon Marc Bloch, ressemblent plus à leur
temps qu’à leurs pères. Il a souligné la singularité et l’exemplarité du
génocide rwandais qui n’est pour autant ni plus naturel ni plus culturel que
les autres et a cité Alfred Grosser écrivant dès 1989 : “ trouverions-nous
judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit
normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? ” La tragédie qui s’est
déroulée n’est donc pas sortie des profondeurs d’un atavisme, pas plus
qu’elle n’a surgi dans un ciel serein. Il convient de rechercher les raisons qui
expliquent comment ce piège très contemporain, né de stratégies et de
passions portées à l’extrême, a pu se produire au Rwanda.
M. Jean-Pierre Chrétien s’est tout d’abord attaché à montrer que le
problème ethnique se posait au Rwanda dans des termes spécifiques : la
question Hutu-Tutsi dans la région des Grands Lacs n’est pas un problème
ethnique comme un autre, les Hutus et les Tutsis n’étant pas des peuples
hétérogènes réunis dans des frontières artificielles. Il convient à cet égard de
bien distinguer dans le temps l’histoire millénaire des vagues de peuplement
du Rwanda, l’histoire politique, vieille de quatre à cinq siècles qui est celle
des royaumes, et l’histoire sociale, complexe, marquée par différents clivages

régionaux, claniques et par ces catégories hutue, tutsie et twa qui, loin d’être
primordiales, se sont renforcées progressivement, notamment depuis le
XVIIIe siècle, avec la montée des pouvoirs monarchiques centralisés.
Les colonisateurs n’ont donc pas inventé ces catégories qui
préexistaient à leur arrivée. En revanche, il convient d’analyser l’évolution
dans le temps des rapports entre Tutsis et Hutus. L’époque coloniale,
reprenant le mythe de la grande invasion tutsie, a vu se renforcer cette
mythologie de type gobinien selon laquelle, notamment, tout s’expliquerait
par la confrontation séculaire des races bantoue et hamitique. Elle a donné
lieu à une mise en scène idéologique, à prétention scientifique.
M. Jean-Pierre Chrétien a insisté sur le caractère omniprésent, dans la gestion
coloniale, de l’obsession raciale : celle-ci plaît aux Blancs et fascine la
première génération noire lettrée, gonflant d’orgueil les Tutsis, traités
d’Européens à peau noire et frustrant les Hutus, traités de Nègres bantous.
Pour étayer sa démonstration, M. Jean-Pierre Chrétien a cité notamment le
Comte von Goetzen qui, en 1895, parle de “ grandes invasions venues
d’Abyssinie ”, le film de Luc de Heusch La République devenue folle, mais
aussi Mgr Classe qui déclare, en 1927, “ voulant imiter les Européens,
préservant néanmoins le sens politique des gens du passé et l’habileté de
leur race dans la gestion des hommes, la jeunesse tutsie est une force pour
le bien de ce pays ” ou encore, en 1948, le Bulletin des anciens élèves
d’Astrida estimant que “ de race caucasienne aussi bien que les Sémites et
les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’origine rien de
commun avec les nègres. La prépondérance du type caucasique est restée
nettement marquée chez les Batutsi... leur taille élevée -rarement inférieure
à 1,80 m-... la finesse de leurs traits imprégnés d’une expression
intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les
explorateurs : nègres aristocratiques ”. M. Jean-Pierre Chrétien a ainsi
montré que la gestion coloniale, bien au-delà d’une simple politique du
“ diviser pour régner ”, était une gestion sociale fondée sur une idéologie
d’inégalité raciale où les Tutsis traités comme des aristocrates virtuels étaient
opposés aux Hutus, victimes d’une sorte de dégradation légitimée
scientifiquement. Les colonisateurs ont donc introduit la racialisation au
coeur de la société rwandaise où existaient des catégories sociales. Leur
comportement peut être comparé à celui d’un Martien arrivé au XIXe siècle
Faubourg Saint-Germain puis dans les courées de Roubaix qui aurait
distingué une race de Nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.
A l’approche de l’indépendance, en 1959, l’évêque André Perraudin
effectue un changement radical de la politique missionnaire en se dévouant à
la “ cause hutue ” sans pour autant changer la grille de lecture de la société
rwandaise puisqu’il déclare dans son mandement de carême en février 1959

“ constatons d’abord qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez
nettement caractérisées... Dans notre Rwanda, les différences, les inégalités
sociales sont pour une grande part liées aux différences de races ”.
Abordant ensuite l’étude du Rwanda post-colonial jusqu’en 1990,
M. Jean-Pierre Chrétien a souligné la spécificité du projet “ démocratique ”
rwandais, fondé sur une confusion méthodique entre le caractère majoritaire
de la masse hutue, conçue comme une communauté homogène, et
l’autochtonie de ses membres, définis comme les seuls “ vrais Rwandais ”.
Ainsi, lorsqu’au moment de l’indépendance, éclate, entre 1959 et 1961, la
révolution dite “ sociale ”, celle-ci, vise toute la composante tutsie désignée
collectivement comme porteuse d’un système dit “ féodal ” conforté par le
colonisateur. Est alors mis en place, dans les faits et dans les esprits, un
modèle, couvert et authentifié par la démocratie chrétienne belge et l’Eglise
missionnaire, qui se réfère à la démocratie et définit le Tutsi, minoritaire, à la
fois comme féodal et comme étranger, de père en fils. Il s’agit en fait
d’un 1789 à l’envers, les ordres héréditaires n’étant pas supprimés, mais
simplement permutés. De nombreuses citations révèlent cet état d’esprit :
celle de Grégoire Kayibanda, leader de cette révolution, disant en 1959 qu’il
fallait “ restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu ” ; celle du
Parmehutu en 1960 déclarant que “ le Rwanda est le pays des Bahutu
(Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsis, européens ou d’autres
provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes ” et
invitant les Tutsis ne partageant pas cette conception des choses à
“ retourner en Abyssinie ” ; celle, en 1957, du Manifeste des Bahutus
affirmant “ quant aux métissages ou mutations de Bahutu en hamites, la
statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins
peuvent seuls donner des précisions objectives ”. Sous le discours
démocratique, la priorité des identités ethniques, dûment fichées sur les
cartes d’identité, était imposée à tout prix : la démocratie était travestie en un
majoritarisme ethnique. La propagande du Parmehutu, parti unique qui
deviendra en 1973 le MRND reste inchangée. En juillet 1972, “ Ingingo
z’ingenzi mu mateka y’Urwanda ” catéchisme du Parmehutu affirme : “ la
domination tutsie est à l’origine de tous les maux dont les Hutus ont souffert
depuis la création du monde ”. En octobre 1995 à Yaoundé, le Colonel
Bagosora écrit : “ les Tutsis resteront des émigrés nilotiques naturalisés ”.
Cette discrimination officielle, “ ce racisme de bon aloi ”, comme l’appelle
Marie-France Cros de La Libre Belgique, baigne dans un sentiment de bonne
conscience et se trouve légitimé à la fois par un discours social et
démocratique et par l’Eglise. Le régime en place entre 1959 et 1994, au lieu
de procéder à un rééquilibrage ne fera au contraire qu’accentuer la
marginalisation voire l’exclusion de la minorité, et reflète plutôt la volonté de
marginaliser, voire d’exclure. Le problème ne peut être traité ni comme une

question régionale, avec une issue fédérale, ni comme une vraie question
sociale, puisque riches et pauvres se retrouvent dans les deux catégories. Le
caractère binaire du rapport le rend dans ces conditions particulièrement
explosif.
Le coeur du problème est en réalité de nature politique : les factions
successives qui contrôlent le pouvoir vont se référer systématiquement au
“ peuple majoritaire ”, c’est-à-dire à une sorte de clientèle étendue aux
limites de l’ethnie, à une sorte de majorité captive invitée à voter ou agir
comme un seul homme. Il n’existe, de la sorte, pas de dilemme entre
politique et ethnisme : il s’agit d’une politique ethniste. La systématisation du
système des quotas (à raison de 9 % de places pour les Tutsis) sous le
Président Habyarimana, permet, à la fois, au nom d’un équilibre ethnique et
régional, d’exclure et de se placer. Elle entretient en outre en permanence la
conscience de la discrimination. En accréditant le fantasme de l’homogénéité
des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance, ce sont les
enjeux sociaux concrets qui sont disqualifiés. Par ailleurs, la légitimation
historique de la violence est en quelque sorte proportionnelle à l’intimité des
liens existant entre ces partenaires, invités à se considérer comme ennemis.
Dans ce contexte, la peur, souvent manipulée -la victimisation prophétisée
justifie l’autodéfense préventive- devient un acteur essentiel des crises dans la
région des Grands Lacs. Elle sera, à partir de 1959, le ressort tactique
essentiel de la mobilisation populaire au cours des massacres. Ainsi, à la Noël
1963, après une attaque de réfugiés tutsis, quatre soldats sont tués. En
représailles le Gouvernement envoie des ministres organiser dans les
préfectures “ l’autodéfense populaire ”. Un massacre de 10 000 Tutsis a lieu
dans la préfecture de Gikongoro en septembre 1964.
L’ombre du génocide pèse sur le Rwanda et cette crise rapidement
occultée anticipe de trente ans les massacres programmés et le génocide de
1994. Le phénomène se répète entre temps en 1973, ces crises constituant un
héritage d’expériences et de mémoires, de peurs et de méfiances.
M. Jean-Pierre Chrétien s’est ensuite intéressé à la fin du régime
Habyarimana. A la fin des années quatre-vingts, le régime politique,
immuable, est confronté à des difficultés économiques et sociales
structurelles et conjoncturelles -impasse économique, ajustement structurel,
désespoir de la jeunesse, montée de l’opposition, aspirations au pluralisme
d’expression-, auxquelles s’ajoute, le 1er octobre 1990, l’invasion du FPR
suivie les 4 et 5 octobre d’une simulation d’attaque sur Kigali. La réponse à
ces événements s’affirme sur un double registre, contradictoire : ouverture
démocratique et mobilisation ethniste. Entre 1990 et 1994, c’est une

véritable course contre la montre, entre la logique de démocratisation et de
paix, et la logique de guerre et de racisme qui est lancée.
Sous la pression de l’opposition intérieure et des puissances
étrangères, la logique de démocratisation aboutit à une ouverture du régime
en matière de libertés publiques et à la reconnaissance en juin 1991 du
pluralisme politique. Trois pôles structurèrent, à partir de 1992, le jeu
politique rwandais : la mouvance Habyarimana, dite de l’Akazu (la
“ maisonnée ” issue du nord-ouest, menée notamment par la famille de la
“ Présidente ”, Mme Habyarimana) ; l’opposition intérieure, essentiellement
hutue ; enfin, l’opposition armée du FPR, essentiellement tutsie. La signature
d’un cessez-le-feu en juillet 1992 à la suite de rencontres entre le FPR et les
responsables rwandais, semble offrir une perspective de dépassement de cet
antagonisme ethniste beaucoup trop réducteur.
M. Jean-Pierre Chrétien a souligné tout l’intérêt qu’avaient présenté
ses contacts avec l’opposition hutue pour lui permettre de comprendre la
situation avant d’insister sur le fait que la reprise des tueries antitutsis n’avait
rien d’inévitable. Il a indiqué que la réaction extrémiste incarnant la logique
génocidaire avait pris à la fois une forme brutale fondée sur la propagande
raciste et une forme plus subtile visant à désintégrer l’opposition intérieure. Il
a indiqué que les autorités militaires et civiles avaient déclenché des pogroms
à Kibilira fin octobre 1990, parmi les Bagogwe en 1991, au Bugesera en
1992, et qu’il n’était pas exact de voir dans ces exactions des manifestations
spontanées justifiées par la peur.
C’est dans ce contexte que fut créé en mai 1990 le périodique
Kangura, financé par l’Akazu, chargé de diffuser la bonne parole raciste et
que fut lancée en avril/juillet 1993 la radio “ libre ” des Mille Collines,
RTLMC, sous l’autorité de Ferdinand Nahimana, extrémiste écarté de
l’Office rwandais d’information (ORINFOR) par l’opposition pour son
incitation aux pogroms dans le Bugesera. La réaction extrémiste prit
également la forme d’un parti hutu créé en mars 1992, la CDR, qui, très
proche du pouvoir en réalité, tendit à donner une image modérée au MRND
et au Président Habyarimana.
C’est ainsi que se développa un climat de violence, dénoncé au
Rwanda et à l’étranger par différents acteurs : l’Eglise, les partis
d’opposition qui publient en mars 1992 “ Halte aux massacres des
innocents ” et dénoncent les escadrons de la mort, une délégation belge de
personnalités ou encore la presse française. M. Jean-Pierre Chrétien a indiqué
que lui-même, en mars 1993, évoquait “ un dévoiement tragique vers un
génocide ”.

C’est donc un débat politique profond qui agitait alors le Rwanda,
opposant la ligne ethniste du pouvoir à la ligne démocratique de l’opposition.
Une série de textes attestent d’ailleurs de ces débats, que nul ne pouvait
ignorer. Ces mêmes textes témoignent de l’émergence, fin 1992, d’un
courant proche du pouvoir et prêt au pire. M. Jean-Pierre Chrétien s’est
demandé si l’ambassade de France et les militaires français qui collaboraient
avec l’armée rwandaise pouvaient ignorer cette prégnance, au sein du
régime, de l’idéologie raciste. Il a rappelé les déclarations du Président
Habyarimana qui, en novembre 1992, parlait du “ chiffon de papier
d’Arusha ” ainsi que les appels au génocide des Tutsis du professeur
Mugesera, haut responsable du MRND. Il a, sur ce point, évoqué sa
stupéfaction devant la réponse aimable envoyée le 1er septembre 1992 par
M. Bruno Delaye, au nom du Président François Mitterrand, au leader de la
CDR, M. Jean-Bosco Barayagwiza, à la suite de l’envoi par ce dernier d’une
pétition remerciant la France. M. Jean-Bosco Barayagwiza sera également
reçu plus tard à Paris le 27 avril 1994, au moment du génocide.
M. Jean-Pierre Chrétien a alors indiqué qu’à partir de 1992, le
pouvoir du Général Habyarimana avait joué la carte de la division de
l’opposition pour recentrer les partis hutus sur une logique ethniste et
constituer ainsi une troisième voie entre le FPR et l’Akazu qui sera appelée le
courant “ Hutu Power ”. Il a mis en avant les implications étrangères dans
cette démarche de ralliement de l’opposition, notamment celle du secrétariat
chargé de l’Afrique de l’Internationale démocrate chrétienne, qui a soutenu le
MRND de manière paradoxale, étant donné que la nouvelle opposition MDR
était liée au courant démocrate chrétien flamand. Le Ministre français de la
Coopération, M. Marcel Debarge, au cours de ses visites en mai 1992 et en
février 1993, a plaidé de manière comparable pour un front commun autour
du Président rwandais. Au même moment, la presse a semblé découvrir
l’implication de l’Ouganda dans le conflit et a suggéré une menace
anglo-saxonne sur la région. Cette crise laissera l’opposition intérieure
durablement déchirée.
Il s’est ensuite étonné de ce que la France ait soutenu une démarche
communautaire contredisant les valeurs qui fondent la conception française
traditionnelle de la Nation et de la citoyenneté, ce qui laissait penser que le
regard ethnographique l’emportait lorsqu’il s’agissait des questions africaines
sur les concepts politiques démocratiques.
Abordant le déroulement du génocide proprement dit,
M. Jean-Pierre Chrétien a attiré l’attention sur l’abondance des enquêtes et
des témoignages attestant de la réalité et de la “ normalité ” du génocide. La
propagande utilisée durant les événements, dans la presse comme à la radio,

s’est située dans la continuité d’une culture politique de plus de trente ans et
a été axée autour de trois grands thèmes : la priorité de l’appartenance
ethnique hutue ou tutsie ; la légitimation d’un véritable conflit racial
diabolisant les uns et définissant de manière totalitaire le pouvoir des autres ;
enfin, la normalisation d’une culture de la violence. Certes, il était difficile
d’imaginer par avance l’ampleur et l’atrocité du génocide, mais il est
étonnant que celles-ci aient été perçues et condamnées si tardivement par la
communauté internationale. Le terme de génocide est apparu dans la presse
belge dès le 13 avril, dans la presse française dès le 26 avril. Les chercheurs
africanistes américains ont protesté le 1er mai auprès de Mme Madeleine
Albright, qui représentait les Etats-Unis au Conseil de Sécurité. Mais le plus
grand drame du Rwanda est que les responsables politiques du génocide
persistent à ne pas le reconnaître et à le justifier au nom de la légitimité de la
colère populaire. Jointe à la lenteur des procédures du Tribunal d’Arusha,
cette absence de reconnaissance empêche toute réconciliation.
En conclusion, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné qu’à l’exemple de
la Commission sénatoriale belge ou du diocèse de Lyon, il reviendrait à la
mission d’information française de clarifier les événements et “ d’ouvrir les
archives diplomatiques et militaires ”.
Le Président Paul Quilès, après avoir indiqué qu’il reviendrait
effectivement à la mission de recueillir tout témoignage et tout document
nécessaires et qu’elle s’y employait déjà, a rappelé que M. Jean-Pierre
Chrétien avait employé le terme de génocide dans son ouvrage Le défi de
l’ethnisme et a souhaité savoir quelles raisons motivaient l’utilisation de ce
terme. Il a également demandé s’il était possible d’identifier des
caractéristiques communes dans les événements du Rwanda en avril 1994 et
au Burundi en octobre 1993.
Regrettant de ne pas avoir entendu de véritable analyse de la nature
exacte des différences ethniques entre Hutus et Tutsis, M. Jacques Myard a
souhaité obtenir des compléments d’information sur l’origine de ces
différences, notamment avant la période coloniale. Après avoir relevé que
l’exposé de M. Jean-Pierre Chrétien avait fait apparaître des contradictions
dans l’attitude des autorités françaises selon les périodes, en faveur de la
démocratisation du régime en 1991-1992 puis de la constitution d’un front
commun autour du Président rwandais, il lui a demandé s’il était au courant
des initiatives prises par la France pour amener autour d’une même table de
négociation des dirigeants du MRND et du FPR en particulier sous la
responsabilité de M. Paul Dijoud. Il a également demandé si on pouvait
qualifier de génocides les massacres commis par des responsables politiques
tutsis au Burundi et au Rwanda.

M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur la conciliation des termes
de guerre civile ou de logique ethniste avec l’établissement de responsabilités
extérieures dans les événements.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé des précisions sur
l’importance de l’opposition hutue au Rwanda en 1992.
M. Bernard Cazeneuve, relevant le rôle joué par les différentes
composantes de la vie politique rwandaise, a souhaité avoir des précisions
sur le traitement réservé à l’opposition hutue, avant et après le génocide, et
sur le rôle du clergé avant avril 1994.
M. Jean-Pierre Chrétien a apporté à la mission les éléments de
réponse suivants :
— bien que l’histoire du Burundi soit différente de celle du Rwanda,
surtout dans la période récente, puisque, depuis 1966, a prévalu au Burundi
une logique sécuritaire tutsie et au Rwanda, depuis 1959, une logique
majoritaire hutue, les événements dans l’un de ces deux Etats influencent
toujours l’autre et le piège ethniste s’est refermé sur ces deux pays ;
— le terme de génocide est employé lorsqu’il y a un projet
déterminé d’extermination entière de familles en dehors de tout conflit
militaire. Ainsi, le putsch militaire d’octobre 1993 au Burundi a été suivi
d’une propagande et de massacres méthodiques qui s’inscrivent dans une
logique de génocide. La dimension ethnologique raciste est essentielle pour
caractériser une telle situation ;
— on ne peut pas affirmer que les pays occidentaux n’ont pas été
soucieux des événements et il y eu effectivement plusieurs tentatives pour
trouver des solutions, à Kampala, à Bruxelles puis à Paris et pour instaurer
un dialogue entre le Gouvernement rwandais et le FPR. Mais ce sont avant
tout les acteurs politiques du Rwanda qui ont pris ces initiatives et il faut
souligner le courage de l’opposition intérieure qui dans une situation de
guerre civile, initiée par des réfugiés rwandais venus de l’étranger, négocie
avec l’ennemi FPR. Il s’est donc instauré un jeu politique entre trois forces,
le MRND, le FPR et l’opposition intérieure pour dénouer une situation
d’affrontement binaire ;
— la guerre civile a pris des formes différentes : guérilla, pogroms,
hostilités militaires, génocide à l’arrière du théâtre militaire. Certaines
organisations internationales comme la Croix Rouge ou l’OUA, qualifient de
“ conflits anarchiques ” les événements intervenus en Somalie ou dans la
région des Grands Lacs. Mais, les anthropologues et les historiens, qui

restent prudents dans la définition de la réalité, parlent plutôt de conflits
politico-claniques lorsqu’ils analysent les affrontements entre Hutus et
Tutsis, dans la mesure où ils concernent des sociétés sans différences
culturelles, dotées d’une histoire commune, qui ont vu la création d’un
pouvoir politique et d’une aristocratie tutsis ayant conduit à la
“ déhutisation ” des élites dans les principautés conquises. Les groupes
sociaux ainsi constitués s’apparentent, sans s’y identifier, au phénomène de
castes ;
— il n’y a pas, au Rwanda, d’ethnies au sens scientifique du terme
mais les événements contemporains ont constitué des mémoires collectives
violentes d’identification. Les mots d’ethnie ou de génocide sont employés
dans ce contexte pour fixer cette réalité. Au Burundi, il s’agissait d’un
massacre sélectif des élites hutues par le pouvoir tutsi qui s’est ainsi lancé en
juin 1972 dans une véritable logique génocidaire dans le cadre de représailles
systématiques ;
— comme le montre le rôle de l’Espagne, de l’Angleterre ou des
Pays-Bas dans les guerres de religion en France au XVIe siècle, il peut y
avoir une intervention étrangère dans les guerres civiles et, dans de tels cas, il
est intéressant de savoir dans quelle mesure les parties en présence ont
bénéficié d’appuis et de soutien extérieurs ;
— de nombreux membres de l’opposition hutue ont été massacrés.
On distingue au sein de l’opposition hutue d’une part les simples adversaires
politiques du Président Habyarimana non originaires du nord-ouest et
n’appartenant pas à l’Akazu, que l’on retrouvera dans le mouvement “ Hutu
Power ” et d’autre part un mouvement particulièrement bien représenté par
un parti comme le parti social démocrate (PSD) implanté plutôt dans le sud
et le centre, qui reflète un nouveau Rwanda dont le mode de vie économique,
social et culturel tend à atténuer les clivages Hutus-Tutsis et qui s’est donc
interrogé sur le dépassement de l’ethnisme dans le cadre de la
démocratisation d’une société rwandaise en voie de modernisation.
Si elle avait une base sociale, la marge de manoeuvre politique de
l’opposition restait réduite. Devant la situation de violence où le pays s’est
trouvé lors de l’interruption, en février 1993, à la suite des attaques du FPR,
du processus de négociation engagé à partir de 1992, on a considéré soit que
le Front patriotique a réagi parce que le régime ne faisait rien soit au
contraire qu’il est tombé dans le piège et qu’il a, en lançant son offensive,
renforcé la méfiance antitutsie et le courant “ Hutu Power ” au sein de
l’opposition. Les rescapés de l’opposition ont, pour certains, rejoint le
gouvernement génocidaire et, pour d’autres, ont été sauvés par le FPR avec
lequel ils partagent désormais le pouvoir ;

— l’assassinat du leader du parti social démocrate Félicien Gatabazi
en février 1994 a été un signal grave annonçant le pire ;
— il est nécessaire de réfléchir à l’impact des événements sur la
société rwandaise car le génocide n’a pas été traité sur le plan
psychologique ;
— il y aurait toute une histoire de l’Eglise rwandaise à écrire.
Au-delà de positions contradictoires, certains ecclésiastiques s’alignant sur
les thèses de l’Akazu, comme l’archevêque de Kigali, d’autres ayant des
attitudes différentes, on peut reprocher au clergé de ne pas avoir fait de
déclaration forte face aux événements.
Constatant plusieurs différences de jugement concernant les
positions françaises dans le rapport de la Commission d’enquête du Sénat de
Belgique et dans les propos de M. Jean-Pierre Chrétien, M. Pierre Brana a
souligné l’intérêt qu’il pourrait y avoir pour la mission d’information
d’entendre des personnalités belges. Il s’est ensuite interrogé sur la démarche
intellectuelle qui permettait de soutenir à la fois qu’il n’y avait pas de
différences physiques entre Hutus et Tutsis et le fait que les militaires français
avaient procédé à des contrôles d’identité “ au faciès ”. Après avoir pris note
de ce que la diabolisation des Tutsis avait précédé le génocide et relevé qu’il
y avait eu également des campagnes très vives à l’encontre des Hutus
modérés, il s’est demandé si ces dernières étaient allées jusqu’à assimiler
dans le même opprobre Tutsis et Hutus d’opposition. Il a enfin souhaité que
la mission approfondisse ses investigations sur les événements du Burundi,
de façon à mieux comprendre l’articulation entre les massacres survenus dans
ce pays en octobre 1993 et les événements d’avril à juillet 1994 au Rwanda.
M. Jean-Pierre Chrétien a apporté les précisions suivantes :
— en Belgique, l’affaire du Rwanda n’est pas occultée : des débats
ont eu lieu dans la presse et même au sein du parti démocrate chrétien ;
— l’affaire du contrôle “ au faciès ” est très révélatrice. En fait, le
point essentiel dans ce type de contrôle n’est pas tant de savoir qui il permet
d’arrêter mais de constater qu’il présuppose la définition d’un idéal-type, que
celui-ci corresponde ou non à une réalité. Dans le cas du Rwanda, il semble
qu’il y a bien eu élaboration d’un idéal-type, et que ceux qui lui
correspondaient, quel que soit le caractère illusoire de cet idéal-type, étaient
plus facilement arrêtés ; la mention “ Tutsi ” ou “ Hutu ” étant portée sur les
cartes d’identité, il n’était pas difficile ensuite de faire le tri entre les
personnes interpellées ;

— il y a eu en effet une propagande très virulente contre les Hutus
modérés. Ceux-ci furent bien victimes par extension de la même logique que
les Tutsis. Ces Hutus, du fait de leurs opinions à l’égard des Tutsis ou parce
qu’ils étaient amis de Tutsis ou mariés avec des Tutsis étaient décrits comme
des traîtres qui devaient partager le sort des Tutsis. Des familles en ont été
déchirées.
— les événements du Burundi sont toujours très importants pour le
Rwanda. Autant la réussite des élections de juin 1993 au Burundi avait
exercé des effets favorables sur la situation rwandaise, autant la crise
burundaise, elle-même favorisée par la non-application des accords d’Arusha
signés en août 1993, a renforcé les crispations et la radicalisation au Rwanda.
Cette crise a eu des conséquences de deux types : au Rwanda, l’assassinat du
Président Ndadaye a enflammé l’opinion contre les Tutsis et accru la
méfiance à l’égard du FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de
Hutus burundais qui ont suivi, et l’indifférence générale qui les a
accompagnés, ont conforté l’opinion des Rwandais qui pensaient que les
massacres étaient la seule solution de leur problème. Il convient également de
relever que les réfugiés burundais, membres du Palipehutu, ont participé
nombreux aux massacres du Rwanda.
M. François Lamy, faisant état de l’article intitulé La France n’est
pas coupable, publié dans le journal Le Monde par M. Jean-Pierre Chrétien,
a estimé que cet article donnait l’impression que la France avait mené au
Rwanda entre 1990 et 1994 plusieurs politiques plutôt contradictoires à des
niveaux de responsabilité gouvernementale ou administrative divers. Il a
demandé à M. Jean-Pierre Chrétien s’il pouvait préciser les protagonistes et
les clivages de ces diverses politiques et indiquer si, à l’instar de la Belgique,
il y avait eu des liens spécifiques entre factions rwandaises et partis politiques
français.
M. Jean-Pierre Chrétien a répondu qu’il était lui-même l’auteur
du titre de l’article, dans la mesure où il n’admettait pas que l’on dise que la
France était globalement responsable du génocide. Il a indiqué que le débat
avait été très vif en Belgique dès le début de la crise, en octobre 1990, qu’il
avait amené au retrait belge et qu’on y retrouvait à la fois les clivages
spécifiques à la vie politique belge mais aussi l’émotion suscitée par des
événements survenus dans un pays mieux connu qu’en France. Il a regretté
que ces débats aient eu peu de répercussion en France, que le Parlement
français ait si peu débattu du Rwanda et considéré qu’il y avait en effet
matière à enquête sur l’engagement français.
S’agissant de la politique française en Afrique, M. Jean-Pierre
Chrétien a estimé qu’elle semblait marquée par une réelle continuité à travers

les alternances. Evoquant les réseaux de la “ Françafrique ”, il a considéré
qu’il revenait plus à la mission d’information qu’à lui-même d’en déterminer
les acteurs et les motivations.

Audition de M. Filip REYNTJENS
Professeur à l’université d’Anvers
(séance du 7 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Filip Reyntjens,
professeur à l’université d’Anvers.
M. Filip Reyntjens a d’abord évoqué les signes avant-coureurs du
génocide. Il a exposé que le génocide des Tutsis et les massacres
d’opposants hutus avaient été précédés par des “ répétitions générales ” à
échelle plus réduite. Même s’il y a eu des massacres dès les premiers jours de
la guerre en octobre 1990, les signes d’une déstabilisation programmée
deviennent visibles vers la fin de 1991. Les massacres “ téléguidés ” du
Bugesera (mars 1992), de Kibuye (août 1992) et du nord-ouest (fin 1992 début 1993) ont été des tentatives, dans un premier temps, de saborder le
processus de démocratisation, dans un second temps, de faire échec aux
négociations d’Arusha. Les auteurs de ce projet violent sont connus, appelés
“ réseau zéro ” ou “ escadrons de la mort ”, ils se situent dans l’entourage
politique, régional ou familial immédiat du Président Habyarimana. Pour ce
groupe, la démocratisation d’abord, les négociations avec le FPR ensuite,
constituaient une menace vitale, puisqu’à l’issue de ce double processus ils
perdraient les nombreux privilèges matériels et immatériels inhérents au
contrôle de l’Etat.
M. Filip Reyntjens a considéré que ce projet qui a connu son
aboutissement d’avril à juin 1994 était en réalité issu d’un processus.
L’idéologie et l’instrument du génocide s’étant développés progressivement,
il n’y a pas eu, à un moment précis, la volonté de mettre en place le dispositif
qui allait permettre de le perpétrer. Lorsque, entre 2 et 5 heures du matin le
7 avril 1994, la machine est mise en route -notamment par le Colonel
Théoneste Bagosora- elle existait, sans avoir été créée à une date précise.
A divers moments, depuis 1992 au plus tard, la communauté
internationale a été avertie de l’émergence de ce phénomène, à la suite
notamment de la publication en mars 1993 du rapport d’une commission
internationale d’enquête (l’Ambassadeur Georges Martres qualifiera de
“ rumeurs ” les accusations relatives aux très graves abus du début 1993).
En janvier 1994, la teneur d’un fax alarmant adressé au siège de l’ONU à

New York par le Général Dallaire a été communiquée aux ambassades
américaine, belge et française à Kigali.
Abordant ensuite la question de l’engagement de la France au
Rwanda, M. Filip Reyntjens a d’abord précisé qu’en soi, apporter un soutien
politique, diplomatique voire militaire à un pays ami qui fait l’objet d’une
agression n’est pas forcément illégitime. C’est ce que la France a fait dès
octobre 1990 au Rwanda. Cependant, dans les circonstances particulières de
ce pays (transition politique, situation des droits de la personne,
criminalisation de l’Etat...), pareil appui comporte des devoirs et des
responsabilités. Dans le cas du Rwanda, il convenait d’être très attentif à la
situation des droits de la personne, au bon déroulement du processus de
démocratisation, et à la mise en application effective des accords de paix, une
fois ceux-ci conclus à Arusha. Le pays -en l’occurrence la France- qui
apportait ce soutien disposait de leviers que d’autres n’avaient pas. Or, pour
des raisons qu’il incombe à la mission d’information d’identifier, la France
n’a pas assumé ses devoirs et responsabilités.
M. Filip Reyntjens a estimé qu’elle avait au contraire objectivement
soutenu les responsables du projet violent évoqué au début de son exposé, en
s’abstenant de les décourager et en donnant l’impression que, forts de l’appui
français, l’impunité leur était garantie. Que l’autre partie, le FPR, ait
également commis de graves abus et porte une part de responsabilité dans le
drame rwandais, ne diminue en rien ce constat. Au contraire, la France aurait
pu dénoncer le FPR de façon plus crédible si elle avait également pris ses
distances par rapport au régime en place.
S’efforçant alors de décrire le contexte régional, M. Filip Reyntjens
a insisté sur le fait que si, entre le Rwanda et le Burundi la référence à l’autre
est toujours présente (composition ethnique similaire bien que non identique,
passé colonial commun, échange de réfugiés), les similitudes, les interactions
réciproques et l’interdépendance des problèmes ne doivent toutefois pas faire
oublier qu’il s’agit souvent de “ faux jumeaux ”, ayant chacun une histoire,
ancienne et contemporaine, distincte. Cela dit, dès la fin des années 1950 on
observe une sorte de dialectique perverse, les conflits dans un pays
exacerbant ceux de l’autre et vice-versa. Ainsi, pour la période qui intéresse
plus spécialement la mission d’information, le coup d’Etat du 21 octobre
1993 au Burundi et l’assassinat du Président (Hutu) Ndadaye par des
éléments de l’armée burundaise largement dominée par les Tutsis, ont porté
un coup fatal aux accords d’Arusha. Avec le bénéfice du recul, et même si
rien n’est plus facile que de prédire le passé, on pourrait dire que ces accords
sont morts avec Ndadaye. A son tour, le génocide rwandais a renforcé de
façon compréhensible la peur des Tutsis burundais, ainsi rendant plus difficile

encore la recherche d’une solution négociée pour sortir de l’impasse violente
dans laquelle se trouve le Burundi depuis fin 1993.
Des alliances régionales ont pesé sur les conflits internes, et elles
continuent de le faire aujourd’hui, de façon d’ailleurs plus néfaste encore
qu’en 1994. A l’époque, entre 1990 et 1994, le régime du Président Mobutu
soutenait l’ancien régime rwandais, alors que le FPR était appuyé par le
Président Museveni. Zaïrois et Ougandais étaient dès lors des concurrents
régionaux dans la région des Grands Lacs, mais également au-delà : ainsi,
Museveni, avec l’appui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, soutenait la
rébellion du Sud-Soudan, tandis que Mobutu, appuyé par la France, était allié
du Gouvernement de KhartouM. Il faut ajouter que ce phénomène
d’affrontements à l’échelle régionale s’est aujourd’hui aggravé : au début de
l’année 1998, une quinzaine d’acteurs armés (armées gouvernementales,
anciennes armées gouvernementales, groupes rebelles, milices tribales...)
étaient actifs dans la région, tous raisonnant dans la logique selon laquelle
“ les ennemis de mes ennemis sont mes amis ”, concluant des alliances
conjoncturelles et dès lors fragiles et changeantes, et ignorant largement les
frontières nationales : ainsi, les Congolais de Kinshasa donnent-ils à l’armée
rwandaise le surnom de “ soldats sans frontières ”.
Traitant alors de l’évolution de la situation politique, M. Filip
Reyntjens a expliqué que, dès le milieu de 1993, on passe d’une opposition
entre trois catégories d’acteur (MNRD, opposition intérieure, FPR) à un
affrontement entre deux pôles. De là, on le verra, l’enjeu de plus en plus
crucial d’une arithmétique très serrée, notamment pour l’attribution des
sièges à l’Assemblée nationale de transition. Les partis politiques de
l’opposition intérieure se scindent en deux ailes, l’une favorable au processus
d’Arusha, appelée “ pro-FPR ”, l’autre très méfiante à l’égard du FPR et se
rapprochant de plus en plus de l’ancien parti unique MRND, appelée
“ Power ”. Tout à tour, le MDR, le PL, le PSD et le PDC font l’expérience
de scissions le long de ces lignes, phénomène qui va complètement
bipolariser la vie politique.
Les blocages politiques apparaissent dès le début de 1994. A de
nombreuses reprises, on tentera de mettre en place le gouvernement de
transition à base élargie et l’Assemblée nationale de transition, et à chaque
fois l’un des deux blocs politico-militaires -“ MRND et alliés ” ou “ FPR et
alliés ”- font de l’obstruction. L’arithmétique de ces blocages successifs n’est
pas difficile à faire. En effet, les accords d’Arusha ont introduit des
techniques pour éviter qu’une partie ne prenne le dessus et exclure les
décisions strictement majoritaires. Ainsi, si dans un premier temps, les
décisions du Gouvernement doivent être prises par consensus, dans un

second temps elles requièrent toujours une majorité des deux tiers des
membres, c’est-à-dire 14 ministres sur 21 ; des mécanismes analogues
existent au Parlement. Le “ camp FPR ” tentera donc de s’assurer ces deux
tiers, et le “ camp MNRD ” tentera de l’en empêcher. Puisque chaque bloc
était si près de son objectif, l’enjeu s’est finalement réduit à l’attribution d’un
portefeuille ministériel dévolu au PL et à un ou deux sièges de député.
Cette lutte politique et les blocages qui en résultent contribuent
graduellement au pourrissement général de la situation, évolution qui va
s’accompagner de nombreuses violences, qui vont à leur tour davantage
hypothéquer la recherche d’un arrangement politique. Dans cette situation de
paralysie, les deux parties se préparent à la reprise de la guerre, notamment
en se renforçant d’une façon manifestement contraire à l’accord de paix. Du
côté de l’armée rwandaise, un exemple parmi d’autres, attesté par une
enquête de la MINUAR, le montre clairement. Le 21 janvier 1994, un DC8
de la compagnie East African Cargo, vol n° CD0483, atterrit à Kigali en
provenance de Bruxelles ; il a fait escale à Châteauroux où l’on a embarqué
90 caisses de munitions mortier. Les milices des partis de la mouvance
présidentielle continuent de s’armer et se préparent pour la confrontation. De
son côté, le bataillon du FPR se renforce bien au-delà de ses effectifs
convenus. Toujours d’après des sources de la MINUAR, des hommes, des
armes et des munitions sont infiltrés à l’occasion des navettes de rotation
entre le cantonnement du FPR à Kigali et la zone occupée par le FPR dans le
nord.
L’attentat contre l’avion du Président Habyarimana a été l’étincelle,
mais la situation était telle que s’il n’avait pas eu lieu, un autre prétexte aurait
probablement été saisi pour reprendre la guerre.
M. Filip Reyntjens a alors abordé l’attentat contre les Présidents du
Rwanda et du Burundi, considérant que, puisque l’attentat avait mis le feu
aux poudres, il était de la plus haute importance d’en identifier l’auteur. Il a
insisté sur le fait que, si l’on ne dispose à ce sujet que d’indications allant
dans divers sens et qui ne permettent pas de conclure de façon définitive, on
connaît néanmoins les numéros de série des deux missiles sol-air qui ont servi
à abattre l’avion présidentiel. Il a ajouté qu’ayant obtenu deux autres
confirmations, il pouvait affirmer avec plus de fermeté qu’au début de 1996
qu’il s’agissait de SAM-16 provenant d’un lot saisi en février 1991 par
l’armée française en Irak et acheminé en France. Il a fait remarquer qu’en
plus des déclarations faites par M. Bernard Debré, ancien Ministre de la
Coopération, deux sources tout à fait différentes des siennes semblaient avoir
confirmé au journal Le Figaro ces mêmes informations. Dès lors, il a affirmé
qu’en principe la France devrait connaître ou pourrait connaître l’auteur ou

les auteurs de l’attentat. Il a estimé en effet qu’il serait difficile de concevoir
qu’on puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que ce
retrait ne laisse de trace. Il lui est donc apparu possible d’établir quand,
comment et par qui ces missiles avaient été acquis et de remonter ainsi la
filière.
Au terme de son exposé, M. Filip Reyntjens a estimé que la
communauté internationale qu’il a qualifiée de fantomatique, la France et la
Belgique en particulier, se sont rendues coupables de non-assistance à peuple
en danger dès les premiers jours du génocide et des massacres politiques.
Même si l’on ne tient pas compte du bataillon belge de la MINUAR, la
présence de troupes d’élite sur le terrain, à partir du 9 avril, pour les
Français, à partir du 10 avril, pour les Belges, soit 1 500 hommes, aurait pu
faire la différence entre un dérapage et un génocide. Une compagnie italienne
était également sur place et un bataillon de Marines américains était présents
à Bujumbura à vingt minutes de vol. Il a précisé que son analyse n’était pas
confortablement formulée après coup, puisque dans une interview accordée
le 9 avril et publiée dans le quotidien belge Le Soir du 11 avril 1994, il
disait : “ s’ils (Français, Belges, Américains) se contentent d’évacuer leurs
nationaux, on court droit à la catastrophe. (...) Il faudrait (...) envisager de
neutraliser l’armée rwandaise à Kigali ”. Il a rappelé qu’au lieu d’intervenir
dans un pays où elles avaient, l’une autant que l’autre, des responsabilités
historiques, la Belgique et la France, pourtant “ pays amis du Rwanda ”,
avaient évacué les expatriés et quelques rares Rwandais (en ce qui concerne
la France : essentiellement ceux qui n’avaient pas besoin de protection),
retiré leurs troupes et fermé la porte sur un peuple qui a sombré dans
l’horreur la plus totale. D’après les officiers rwandais et étrangers interrogés
à ce sujet, une action conjuguée des contingents français et belge et de la
MINUAR aurait pu ramener le calme et endiguer la fureur sanguinaire avant
qu’il ne soit trop tard. M. Filip Reyntjens a conclu que pareille intervention
aurait sauvé des centaines de milliers de vies humaines, mais également évité
l’offensive du FPR, aujourd’hui au pouvoir, et partant l’impasse violente
dans laquelle se trouvent le Rwanda et la région.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Filip Reyntjens s’il
pouvait développer les informations qu’il avait données sur l’attentat contre
l’avion du Président rwandais. Il a ajouté qu’en tant que Président de la
mission d’information, il allait lui-même écrire à M. Bernard Debré pour que
celui-ci fournisse des indications plus détaillées.
M. Filip Reyntjens a répondu qu’en novembre 1995 il disposait
d’une source qui l’avait informé que les deux missiles SAM-16 utilisés
faisaient partie d’un lot vendu par l’URSS à l’Irak et saisi par le contingent

envoyé par la France dans la guerre du Golfe. Toutefois, cette source, venant
des services de renseignements britanniques, restant unique, il n’avait pas
écarté l’hypothèse d’une manipulation et n’en avait donc pas fait état.
Cependant, entre novembre 1995, date d’achèvement de son livre, et sa
présentation, une deuxième source, belge celle-ci, émanant du SGR, le
Service de renseignement militaire, lui a révélé les mêmes informations.
Enfin, une troisième source de renseignements, américaine cette fois, est
venue faire état des mêmes faits.
Rappelant le principe, cher aux chercheurs et aux historiens, selon
lequel avant d’avancer une information, il faut avoir deux sources sûres
affirmant les mêmes faits de façon indépendante, M. Filip Reyntjens a jugé
qu’avec trois sources il pouvait désormais affirmer ce qu’il avait avancé
précédemment. Il a en revanche confirmé que, malgré ses efforts, il ne
disposait d’aucune documentation et notamment d’aucune liste où auraient
été référencés les numéros des missiles. C’est pourquoi il s’est dit très
intéressé d’avoir pu lire sous la plume de M. Patrick de Saint-Exupéry la
semaine précédente dans le Figaro confirmation de ses propos à partir d’une
nouvelle source, française cette fois.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission avait besoin
d’indications plus précises.
M. Jacques Myard a rappelé qu’un article de presse ou de simples
affirmations répétées ne sauraient constituer une preuve et s’est interrogé
surtout sur l’intérêt que la France aurait eu à éliminer le Président
Habyarimana dont on n’a pas cessé de dire qu’elle s’en était fait un allié
constant, solide et infaillible. Si sur instruction du Chef de l’Etat, la
responsabilité des services secrets français était engagée, quelle pourrait bien
être la logique de cette opération ?
En revanche, une autre thèse existe qui, elle, implique très largement
les services belges. Pour répondre à la critique exprimée à l’encontre de la
communauté internationale, il a fait observer que la France avait multiplié les
initiatives et les démarches tant auprès de ses partenaires européens, qu’à
l’ONU, allant même jusqu’à susciter une forte opposition du Secrétaire
d’Etat américain, Mme Madeleine Albright. Il a également souligné que la
réalisation de l’opération Turquoise devait notamment beaucoup à l’action
de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères.
M. Filip Reyntjens a précisé qu’il ne représentait pas son pays et
qu’il n’éprouverait aucune difficulté à écrire que la Belgique est impliquée
dans l’attentat contre le Président Habyarimana si cela devait être démontré.

Il a indiqué que si les missiles proviennent d’un stock français, on ne
peut pas pour autant dire que la France est à l’origine de l’attentat contre le
Président Habyarimana.
Il a déclaré qu’il ne pouvait qu’établir des constatations matérielles
et qu’il ne lui était pas possible d’aller plus loin dans sa recherche dans la
mesure où notamment, le secret défense lui ayant été opposé, il n’avait pas
pu vérifier la valeur des informations dont il disposait.
Il a rappelé qu’à l’heure actuelle nous ne connaissions que fort peu
de choses et qu’il fallait s’en tenir à des hypothèses. Il a estimé que l’on ne
pouvait pas non plus exclure que ces armes aient été prélevées sur le stock
français et utilisées par le FPR et relevé les déclarations faites par M. Bernard
Debré à la presse évoquant la piste de l’Ouganda. Il a ajouté que la France,
grâce, en particulier, aux travaux de la mission d’information pourrait
incontestablement aider à la recherche de la vérité en établissant notamment
le cheminement de ces missiles.
Faisant référence à son ouvrage “ Rwanda. Trois jours qui ont fait
basculer l’histoire ”, M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Filip
Reyntjens quelle piste il pensait désormais pouvoir privilégier, dans la
recherche des auteurs de l’attentat contre le Président Habyarimana.
M. Filip Reyntjens a rappelé qu’il avait envisagé différentes
hypothèses, en écartant très rapidement celle de la filière burundaise, pour
envisager plus sérieusement celles déjà évoquées du FPR ou des extrémistes
hutus. Il a précisé qu’aujourd’hui, sur la base de données factuelles et de
faisceaux d’indications qui ne permettent pas pour autant de tirer des
conclusions définitives, son sentiment était plutôt de privilégier la
responsabilité du FPR, étant donné que les radicaux hutus étaient désemparés
au moment de l’attentat et que, s’ils avaient été prêts, les massacres auraient
sans doute commencé immédiatement et non pas dix heures plus tard.
M. Michel Voisin s’est demandé si l’on n’avait pas un peu trop
rapidement écarté la piste burundaise. Il a indiqué qu’après le déroulement au
Burundi, en 1993, d’élections qualifiées de correctes par les observateurs,
dont il faisait d’ailleurs partie, un couvre-feu avait été très vite instauré,
qu’un mouvement de résistance violent s’était alors développé et qu’une
tentative de coup d’Etat avait eu lieu.
M. Filip Reyntjens a estimé que la piste burundaise pouvait être
raisonnablement abandonnée car personne ne savait que le Président
burundais déciderait au dernier moment de prendre l’avion du Président
Habyarimana. Or il apparaît qu’il était quasiment impossible de mettre en

place, en deux heures de temps environ, un dispositif balistique tel que celui
qui a été utilisé dans l’attentat.
S’agissant de l’opération Turquoise, M. Filip Reyntjens s’est inscrit
en faux contre l’allégation selon laquelle celle-ci avait eu pour objectif
l’évacuation des responsables du génocide. Il a souligné que ces derniers
n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour quitter à temps le
Rwanda par le nord ou le nord-ouest.
Il a déclaré cependant que l’opération Turquoise avait eu lieu trop
tardivement et n’avait donc permis de sauver que 15 000 personnes sur les
1 100 000 victimes du génocide, chiffre malheureusement le plus proche de
la réalité.
Il a reproché à la France, mais aussi à la Belgique, aux Etats-Unis et
à l’Italie, de ne pas être intervenus militairement, sous drapeau national, à
Kigali, dès les premiers jours d’avril, pour neutraliser, avec leurs
1 500 hommes, les 1 000 hommes des FAR et prévenir le génocide. Au
terme d’une telle opération, les pertes auraient été acceptables au regard du
bilan que l’on connaît.
M. Jean-Bernard Raimond a rappelé les critiques et les
contestations à l’encontre des interventions internationales menées à
l’époque et a cité l’échec de l’opération en Somalie, et l’enlisement de la
situation en ex-Yougoslavie jusqu’en 1994.
Il a souligné que les Français considérant qu’il fallait revenir au
Rwanda pour faire cesser les massacres, n’ont obtenu que difficilement
l’approbation du Conseil de Sécurité et ont dû limiter leur intervention dans
le temps en raison même de ce contexte international.
M. Filip Reyntjens a dit qu’il se bornait à constater l’abandon,
même s’il existe effectivement des explications sur les raisons de cette
désaffection de la communauté internationale. Il a reconnu que le mouvement
d’opinion qualifié de “ body bag syndrom ” pour évoquer les sacs dans
lesquels on rapatrie les corps des soldats tués avait joué et que le 7 avril le
massacre de dix Casques bleus belges avait incontestablement marqué les
esprits. Il a admis que la situation du chercheur qui analyse la situation est
sans conteste plus confortable que celle du responsable politique qui doit
prendre la décision d’intervenir et d’exposer ses troupes ou les ressortissants
de son pays.
M. Pierre Brana, soulevant la question de l’attentat contre l’avion
du Président Habyarimana, a rappelé que le travail de la mission consisterait

notamment à obtenir des précisions sur ce que sont devenus les tubes de
lancement des missiles utilisés. Il a considéré qu’une responsabilité
burundaise dans l’attentat était peu vraisemblable compte tenu du court laps
de temps qui aurait alors été laissé à ses auteurs puisque le Président
Ntaryamira n’a décidé qu’au dernier moment de monter dans l’avion
d’Habyarimana, sans compter la haute technicité requise pour l’utilisation du
type de missiles en cause.
Il a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait expliciter ses propos
très vifs selon lesquels la France a objectivement soutenu les auteurs du
génocide en s’abstenant de les décourager.
M. Filip Reyntjens a répondu qu’il ne pensait pas que la France
officielle ait encouragé les responsables du projet génocidaire.
Toutefois, déclarer, comme l’avait fait à l’époque l’Ambassadeur de
France au Rwanda, M. Georges Martres, que les témoignages faisant état des
massacres massifs perpétrés au nord-ouest du pays à la fin de 1992 et au
début de l’année 1993 et dont on savait qu’ils étaient organisés et orchestrés,
ne constituaient qu’une “ rumeur ”, revenait à ne pas décourager ceux qui
dirigeaient ces massacres. Ceux-ci en effet n’avaient rien de spontané.
Suspendus à l’arrivée de la commission internationale enquêtant sur la
violation des droits de l’homme, ils ont en effet repris juste après son départ.
De même, quand l’Elysée répondait à une pétition communiquée par le
Directeur général du ministère des Affaires étrangères à Kigali, par ailleurs
idéologue de la CDR, cela revenait à ne pas décourager les tenants de
violences racistes.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information
interrogerait les personnes mises en cause et dont les propos ont été cités. Il
a rappelé que, si le rôle de l’universitaire était de suggérer des pistes, celui
des membres de la mission était d’acquérir des certitudes.
Il a enfin évoqué une lettre du Président du FPR au Président
François Mitterrand, datée du 28 août 1993, dans laquelle le FPR exprime
ses remerciements à la France après les accords d’Arusha : si, comme
certains l’avancent, ces accords préparaient le génocide, il est, dans ces
conditions, pour le moins étrange que le FPR félicite “ chaleureusement ” le
Président de la République française.
M. Filip Reyntjens a appuyé les propos du Président Paul Quilès
en déclarant que la France avait apporté un soutien actif à la démarche qui a
abouti aux accords d’Arusha et qu’il est faux de dire que ceux-ci portaient en
eux les germes du génocide. Un concours de circonstances a voulu que ces

accords soient peu à peu discrédités, jusqu’à ce que les événements du
Burundi leur portent un coup fatal.
M. René Galy-Dejean, évoquant les écrits de M. Filip Reyntjens
qui, le 9 avril 1994, estimait nécessaire de neutraliser l’armée rwandaise à
Kigali, s’est demandé s’il était envisageable, au regard des règles
diplomatiques internationales, qu’une troupe étrangère, française par
exemple, s’oppose sans mandat des Nations Unies aux forces armées du
Gouvernement légal rwandais.
M. Filip Reyntjens a souligné l’obligation juridique qui découle de
la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Alors
que M. René Galy-Dejean lui objectait que, le 9 avril 1994, celui-ci n’était
pas encore constitué, M. Filip Reyntjens a rétorqué que, tout au contraire,
le génocide était visible à Kigali dès le 7 avril 1994 et que le terme même
avait été très vite employé, à un moment où les troupes étaient encore sur le
terrain. M. Filip Reyntjens a toutefois souligné qu’il ne mésestimait pas la
difficulté, pour l’homme politique, de prendre une telle décision, même
lorsqu’elle est permise par une convention de droit international.
Le Président Paul Quilès, estimant qu’il s’agissait là d’un point
extrêmement important, a fait valoir que seule la communauté internationale
était compétente pour qualifier juridiquement le crime de génocide. Il a jugé
qu’en l’occurrence, la responsabilité du Conseil de Sécurité de l’ONU était
très grande et que, peut-être, les pays membres n’avaient pas fait tout leur
possible. Il a estimé que l’étude des documents permettrait de faire la lumière
sur cette question.
M. Michel Voisin a souligné que l’opération Amaryllis n’avait, de
par sa nature -l’évacuation et la protection des expatriés-, ni la même
configuration, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens qu’une opération
militaire de maintien de l’ordre. Il a rappelé en outre que, pour l’opération
Turquoise, le Gouvernement français avait dû attendre cinq à sept jours
l’autorisation de l’ONU.
M. Filip Reyntjens, estimant que les membres de la mission
n’avaient pas à plaider leur cause devant lui et, qu’en recoupant leurs
informations, ils parviendraient sans nul doute à des conclusions sages, a
approuvé cette analyse, le but des opérations déclenchées au début du
génocide étant en effet d’évacuer les ressortissants des pays concernés. Il a
néanmoins rappelé qu’à Kigali, cette armée n’était pas unie, comme en
témoigne la publication le 12 avril, en plein génocide, par des officiers de
cette armée d’un document demandant la reprise du processus d’Arusha et
l’arrêt des massacres. Il a déclaré qu’il existait des unités qui, si elles avaient

disposé du soutien nécessaire, auraient pu s’opposer avec succès aux
quelques bataillons dirigeant les massacres et que l’armée rwandaise à
laquelle se trouvaient confrontés les soldats français et belges, débarqués à
Kigali les 9 et 10 avril, était de médiocre qualité et constituée seulement de
1 500 hommes capables de combattre.
M. Jacques Myard, se déclarant effaré par la légèreté de l’analyse
diplomatico-juridique de M. Filip Reyntjens, a estimé que, si le Rwanda avait
été une colonie, la France aurait pu intervenir comme il le proposait. Il a
rappelé que la France avait agi aussitôt qu’elle avait eu connaissance des
événements, d’abord auprès de l’ONU, en demandant un élargissement du
rôle de la MINUAR, ensuite auprès des Etats-Unis, pour obtenir le
lancement de l’opération Turquoise. Telle est la réalité diplomatique actuelle.
Sans doute la communauté internationale est-elle imparfaite mais elle n’en est
pas moins structurée par des règles précises. Il appartient au Conseil de
Sécurité de l’ONU, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
de constater le génocide. Toute autre considération est déconnectée de
l’action. Il a pris acte du fait que M. Filip Reyntjens reconnaissait que l’on ne
pouvait pas dire que la France était responsable de l’attentat contre le
Président Habyarimana. En conclusion, M. Jacques Myard s’est interrogé sur
l’identité de ceux qui avaient armé le FPR qui, bien que dit minoritaire, avait
pourtant remporté la victoire sur le terrain.
M. Filip Reyntjens, en préliminaire à sa réponse, a répété qu’il
portait également des accusations contre son pays, la Belgique, qui disposait
du plus gros contingent militaire sur place (800 hommes) ainsi que de
troupes stationnées à Nairobi.
S’agissant de l’armement du FPR, il a évoqué les recherches faites
par l’association Human Rights Watch qui avait identifié l’Ouganda comme
fournisseur principal de ce mouvement et dont on peut se demander s’il s’est
contenté de faire transiter les armes. M. Filip Reyntjens a toutefois déclaré
n’avoir pas les moyens de répondre à cette question tout en soulignant que la
France n’avait probablement pas fourni d’armes au FPR. Il a ensuite dénoncé
les raisonnements simplistes et manichéens et déclaré que ceux qui
soutiennent aujourd’hui le FPR n’échappent pas à ce manichéisme. Il a jugé
que l’histoire politique récente du Rwanda avait été faite par des personnes
qui voulaient se maintenir au pouvoir ou tentaient de l’accaparer. Les
innocents sont, soit morts, soit en exil, soit privés de tout moyen
d’expression s’ils sont restés vivants au Rwanda. Il a précisé que le FPR
n’était pas victime du génocide et estimé qu’il ne représentait pas les Tutsis
de l’intérieur rescapés des massacres qui sont aujourd’hui des citoyens de
seconde zone.

M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les processus
de livraison d’armes après la conclusion des accords d’Arusha, se demandant
comment la France aurait pu, d’un côté, soutenir ces accords et, de l’autre,
fournir des armements à un camp. Il s’est interrogé sur l’illégalité de ces
livraisons et a demandé des informations plus précises sur leur nature, leur
destination et leur date.
M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du transit
de l’avion à Châteauroux étaient faciles à identifier, du fait des numéros de
lots.
Le Président Paul Quilès a souhaité que la mission d’information
vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des trafics d’armes. Il
a remercié M. Filip Reyntjens pour ce débat très vivant, susceptible de
contribuer à l’établissement de la vérité, et rappelé que le débat
contradictoire était inhérent au travail mené par la mission.

Audition de MM. Edouard BALLADUR, Premier Ministre
(1993-1995), Député de Paris, François LÉOTARD, Ministre de la
Défense (1993-1995), Député du Var, Alain JUPPÉ, Ministre des
Affaires étrangères (1993-1995), Député de la Gironde, et Michel
ROUSSIN, Ministre de la Coopération (1993-1994)
(séance du 21 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Ouvrant la séance, le Président Paul Quilès a rappelé que
l’audition de MM. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, Alain Juppé,
François Léotard et Michel Roussin, anciens Ministres, s’inscrivait
naturellement dans le cadre des investigations de la mission dont l’objet est
de faire la lumière sur l’enchaînement des événements qui ont conduit aux
massacres perpétrés au Rwanda. Il a indiqué que la liste des personnes à
entendre n’était pas définitivement arrêtée et que la mission entendrait toutes
les personnes et tous les responsables civils, diplomatiques et militaires
susceptibles d’éclairer sa réflexion, soit de l’ordre d’une soixantaine
d’auditions. Il a précisé que la mission analyserait l’ensemble des documents
officiels français concernant la crise rwandaise, certains devant être
déclassifiés, ce qui nécessitera plusieurs mois de travail. Il a souligné qu’il
était prématuré de vouloir d’ores et déjà tirer des conclusions des premiers
travaux de la mission. Il a par ailleurs rappelé que les travaux de la mission se
situaient dans le cadre constitutionnel du contrôle parlementaire de l’action
gouvernementale.
M. Edouard Balladur a déclaré que c’était bien volontiers qu’il
répondrait aux questions de la mission. L’action au Rwanda du
Gouvernement qu’il dirigeait ayant eu plusieurs aspects, il a souhaité que
MM. Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin puissent
l’accompagner, pour compléter et préciser son intervention.
Il a souligné que les informations qu’il apporterait ne concerneraient
que l’action et les décisions prises à partir du mois d’avril 1993, mais, la
politique de la France au Rwanda ne commençant pas le 29 mars 1993, il lui
a semblé que la mission, pour être tout à fait éclairée, devrait se pencher sur
les raisons et les motivations qui ont servi de fondement au resserrement des
liens entre la France et le Rwanda dans les années quatre-vingts.
M. Edouard Balladur a souhaité avoir accès aux documents officiels
qui portent la trace de l’ensemble des décisions concernant la période où il
dirigeait le Gouvernement et pouvoir disposer de l’ensemble des comptes

rendus des auditions de la mission, y compris celles tenues à huis clos. A ce
propos, il s’est demandé selon quels critères il avait été décidé de procéder à
des auditions à huis clos. Il a déclaré qu’un maximum de transparence lui
paraissait nécessaire, et que ce sentiment était aussi celui de nombreux
officiers français susceptibles d’être appelés à témoigner devant la mission.
Enfin, il a précisé qu’il répondrait ultérieurement aux questions qui
exigeraient de procéder à des vérifications documentaires.
S’il lui a semblé plus qu’indispensable que la mission puisse faire la
lumière sur le déroulement des événements, il lui a paru tout aussi essentiel
qu’elle puisse mettre en lumière les raisons pour lesquelles une campagne
politico-médiatique, relayée par les canaux les plus divers, a été déclenchée,
violente, partisane, souvent même haineuse contre le seul pays de la
communauté internationale à avoir tenté une action, avant comme après les
accords d’Arusha, avant comme après l’assassinat du Président rwandais,
qui, on le sait, a été à l’origine des massacres que la France, la première par
la voix de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, a qualifiés
de génocide. Face à cette campagne qui suscite l’indignation de tous ceux qui
ont le souci du renom de la France, il s’est demandé quels étaient les intérêts
politiques, stratégiques, économiques, idéologiques de ceux qui l’ont animée
et a souhaité que la mission puisse aussi s’intéresser à cette question.
Il a ensuite exposé la situation du Rwanda en 1993 et la position de
la France à cet égard. Sur le terrain politique, le pays était, à cette époque et
depuis de longues années, l’objet d’affrontements violents entre ses deux
communautés, hutue et tutsie. A plusieurs reprises au cours du dernier siècle,
les deux communautés s’étaient violemment opposées, ce qui avait donné
lieu à des massacres répétés. La minorité tutsie s’appuyant sur l’aide
matérielle et humaine apportée par l’Ouganda avait lancé, à partir de la
frontière nord du Rwanda, des opérations de reconquête et le début des
années 1990 a été marqué par l’alternance d’opérations militaires et de
phases de négociations. De juillet 1992 à août 1993, une série d’accords est
intervenue sous le nom d’accords d’Arusha I, II, III et IV. En mars 1993, le
Rwanda comptait déjà un million de personnes déplacées, fuyant l’avance des
troupes du FPR. Il a fait remarquer que face à cette situation, les réactions de
la communauté internationale avaient été timides et de peu de portée. Ainsi,
la mission d’observation des Nations Unies à la frontière Ouganda-Rwanda,
créée en juin 1993 par la Résolution 846 du Conseil de Sécurité de l’ONU
n’avait eu qu’une action limitée du fait de l’obstruction des autorités
ougandaises. La MINUAR créée en octobre 1993 en grande partie grâce aux
pressions exercées par la France -M. le Ministre Alain Juppé pourra le
confirmer- sur les Etats-Unis et sur l’ONU, et qui avait pour mission de
surveiller une zone théoriquement démilitarisée ne fut guère plus efficace.

Après la signature des accords d’Arusha IV durant l’été de 1993, la
France décida de réduire sa présence militaire qui passa d’un peu plus de
300 hommes en mars 1993 à quelques dizaines au 1er janvier 1994 (24 selon
ses sources), qui constituaient un détachement d’assistance militaire
technique. En ce qui concerne les livraisons d’armes, M. Edouard Balladur a
indiqué que le Gouvernement ne procéda, entre mars 1993 et la décision
d’embargo d’avril 1994, qu’à des livraisons extrêmement limitées -dont la
liste, telle qu’elle lui a été communiquée, est à la disposition de la missioneffectuées en vertu d’autorisations délivrées par la Commission
interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre
(CIEEMG) avant 1993. Il s’agissait, entre autres, de 7 pistolets ou revolvers,
de 160 parachutes et de pièces de rechange pour véhicules militaires ainsi
que de 1 000 projectiles pour mortiers de 60 mm, conformément à une
décision d’autorisation interministérielle datant de 1991. En avril 1994, il a
précisé que la décision de ne plus livrer d’armes, sous aucune forme, fut prise
par son Gouvernement avant l’embargo décidé par les Nations Unies.
L’attentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie aux Présidents du
Rwanda et du Burundi déclencha de nouveaux troubles qui dégénérèrent
rapidement en massacres. La communauté internationale ne réagit pas, ou
peu. La France décida de rapatrier d’urgence ses ressortissants et se retrouva
seule, face à un choix s’exprimant dans les termes suivants :
— une intervention sous forme d’interposition ; cette solution,
présentée par ceux qui en étaient les tenants, comme une manière de stopper
l’avance des troupes du FPR, aurait impliqué une action de guerre menée par
des troupes françaises sur un sol étranger. M. Edouard Balladur a précisé
qu’il s’y était opposé, considérant que la France ne devait pas s’immiscer
dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération de type colonial ;
— une intervention strictement humanitaire et exclusivement
destinée à sauver des vies humaines quelle que soit l’origine ethnique des
personnes menacées, solution qu’il avait lui-même proposée, contrairement à
ce qui est parfois affirmé sans preuve. C’est ce choix qui a été décidé, en
accord avec le Président de la République comme en témoigne la lettre qu’il
lui a adressée, et qu’il tient à la disposition de la mission.
Cependant, dans la communauté internationale, une intervention
humanitaire suscitait une réticence générale et se heurtait à la passivité des
Nations Unies. Il a rappelé qu’afin d’enlever tout prétexte à l’inaction et à
l’indifférence, il avait subordonné l’opération Turquoise à certaines
conditions : celle-ci devait être autorisée par le Conseil de Sécurité des
Nations Unies ; la France ne devait pas s’engager seule ; l’objectif de

l’opération serait strictement humanitaire ; l’opération serait limitée à une
durée de deux mois.
La France reçut finalement le 22 juin l’autorisation qu’elle sollicitait
du Conseil de Sécurité à l’unanimité, mais, malgré de très nombreuses
démarches françaises, aucun pays développé ne s’associa à l’opération
Turquoise (les Etats-Unis restaient traumatisés par l’échec de leur opération
en Somalie, la Belgique n’oubliait pas l’assassinat de ses Casques bleus,
l’Allemagne ne pouvait intervenir pour des raisons constitutionnelles,
l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence
historique et le fit savoir par la voix de son Ministre des Affaires étrangères,
l’Italie acceptait le principe d’un soutien qu’en pratique elle ne mit pas en
oeuvre). Quelques contingents africains -sénégalais, tchadiens, nigériens,
bassoguinéens, mauritaniens, congolais- participèrent donc, seuls, aux côtés
de la France, à cette opération.
Les difficultés de l’opération et de sa mise en oeuvre étaient
connues dès l’origine. Malgré l’hostilité de certains, la passivité de beaucoup,
la France estimait cependant qu’il était de son devoir d’essayer de sauver des
vies. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’était rendu devant le Conseil de
Sécurité de l’ONU, en compagnie de M. Alain Juppé, pour s’en expliquer et
dissiper tous les malentendus plus ou moins complaisamment entretenus. A la
fin de juillet, lors d’un déplacement au Rwanda, dans la zone démilitarisée,
qu’il avait effectué en compagnie de MM. François Léotard et Michel
Roussin, il a pu constater la façon admirable dont les soldats français
accomplissaient leur mission humanitaire et a rappelé que l’opération fut bien
menée conformément aux principes définis : les soldats français désarmèrent
et neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui se trouvaient dans la zone
démilitarisée.
Le bien-fondé de l’intervention française éclata rapidement au grand
jour : des voix s’élevèrent partout pour demander à la France de rester, et
très vite des critiques inverses des précédentes lui furent adressées :
l’opération Turquoise avait été décidée trop tard, elle était d’une ampleur
insuffisante.
Estimant que les faits sont parfaitement clairs, il a affirmé que la
France n’avait pas participé à des opérations militaires aux côtés des forces
armées rwandaises en 1993 et 1994, comme en témoignent la diminution de
ses effectifs militaires réduits à quelques dizaines d’hommes et l’arrêt de
toute autorisation d’exportation des armes (selon ses informations) et que
grâce à elle, seule à être intervenue pour limiter l’horreur, plusieurs dizaines
de milliers de vies humaines ont été sauvées. Le Gouvernement français a
estimé que le rôle de la France n’était pas de monter une expédition

coloniale, mais au contraire d’essayer de mettre en oeuvre une opération
humanitaire. Les autres pays n’ont rien fait.
M. Edouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa réprobation
devant le comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix,
incapables de sauver la vie des Européens de Kigali, impuissants encore à
mettre fin aux massacres ou à porter secours aux populations martyrisées,
mettent aujourd’hui en accusation le seul pays au monde qui a agi, avec les
moyens qu’il avait, et en surmontant les réticences de la communauté
internationale.
Il a estimé que la mission parlementaire d’information, bien plus
qu’utile, était indispensable car il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les
mauvais, d’un côté les bourreaux, de l’autre les victimes. Ce qui s’est passé
avant, pendant, après ce génocide, jusqu’à aujourd’hui, montre que la
situation est autrement complexe. La clarté doit être faite. Ce n’est donc pas
la loi du silence qu’il faut respecter mais celle de la vérité et chacun a le
devoir de s’exprimer librement, complètement et impartialement devant la
mission.
L’ensemble des responsables du Gouvernement qui ont eu à décider
dans cette dramatique situation sont là pour répondre aux questions, pour
aider à comprendre le rôle de la France, mais aussi pour permettre de
défendre le renom de notre pays et celui de son armée.
M. Edouard Balladur a alors souhaité obtenir communication : des
dossiers du SGDN permettant de préciser les dates, la nature et les quantités
des livraisons d’armes pour la période 1993-1995, et pour la période
antérieure ; des dates des autorisations d’exportation délivrées par la
CIEEMG de 1990 à 1995, n’ayant personnellement pas pu, malgré sa
demande, disposer à ce jour des informations nécessaires, enfin, des comptes
rendus des auditions des personnalités entendues à huis clos. Il a suggéré que
la mission s’attache également à l’étude des responsabilités des autres pays,
quels qu’ils soient, qui ont pu favoriser, soutenir, ou aider l’action des
organisations qui se combattaient au Rwanda (les services français devant
être en mesure d’apporter les éclairages nécessaires), et qu’elle recherche
aussi l’origine et les formes prises par la campagne dirigée contre la France.
Il a précisé qu’il était prêt à revenir devant la mission si celle-ci le
jugeait utile et a souhaité pouvoir être entendu à nouveau, à sa demande, s’il
l’estimait nécessaire.
M. Edouard Balladur a enfin fait part de ses réactions personnelles
en sa qualité de citoyen : ayant exercé la fonction de Premier Ministre,

parfois dans des conditions difficiles, avec tout le scrupule et toute la
conscience morale dont il était capable, il a eu à prendre des décisions
graves, celle d’entreprendre l’opération Turquoise en a été une. Il s’agissait
pour la France de donner l’exemple. Elle l’a donné. Qui d’autre, à sa place,
ou qui avec elle a consacré autant de temps, autant d’argent -puisqu’il faut
bien en parler- a envoyé autant d’hommes pour empêcher, du moins pour
limiter ces massacres abominables ?
Il a conclu en soulignant qu’il trouvait révoltant que l’action de la
France puisse servir aujourd’hui d’aliment ou de prétexte à une campagne
dirigée contre elle et a ajouté que ce sentiment était partagé non seulement
par nos soldats, mais aussi par l’ensemble des Français qui ont toutes les
raisons, en la circonstance, d’être fiers de leur pays et de l’action humanitaire
qu’il est le seul à avoir menée.
Après avoir rappelé que la mission d’information procéderait à
l’audition de toutes les personnalités concernées par les événements avant et
après 1994, le Président Paul Quilès a indiqué que le critère de publicité des
auditions répondait au souhait du Gouvernement que les fonctionnaires civils
et militaires soient en principe entendus à huis clos. Il a confirmé à
M. Edouard Balladur qu’il serait entendu à nouveau par la mission s’il le
souhaitait. Il lui a également indiqué que M. Bernard Cazeneuve, rapporteur,
était déjà intervenu auprès du Gouvernement pour obtenir des informations
du SGDN et que M. Pierre Brana, rapporteur, ferait des propositions
d’auditions sur le thème de la responsabilité d’autres pays, notamment sous
l’angle de leur participation militaire.
M. Alain Juppé s’est ensuite exprimé en tant qu’ancien chef de la
diplomatie française et a tout d’abord distingué trois phases : de fin mars
1993 au 6 avril 1994, date de l’attentat contre l’avion présidentiel, la
recherche patiente et résolue du partage du pouvoir entre les différentes
forces qui se déchiraient au Rwanda, puis, du 6 avril jusqu’à la mi-juin 1994,
les efforts incessants et multiples de la France pour convaincre la
communauté internationale d’intervenir au Rwanda, enfin l’opération
Turquoise, du 22 juin 1994, date de la résolution n° 929 du Conseil de
sécurité des Nations Unies, au 21 août 1994, date du retrait de nos troupes.
Il a déclaré qu’il était inexact d’affirmer que la France avait soutenu
de manière inconditionnelle le régime du Président Juvénal Habyarimana car
la position constante du Gouvernement français visait au contraire à favoriser
la réconciliation et le partage du pouvoir entre les deux ethnies hutues et
tutsies, considérant qu’il s’agissait là de la seule solution viable à long terme.
C’est dans cet esprit que le Président Juvénal Habyarimana a été encouragé à
négocier, tant avec le FPR qu’avec l’opposition hutue modérée, et à

transformer les institutions rwandaises pour faire une place à chacune des
forces en présence. Ces négociations, commencées avant le Gouvernement
de M. Edouard Balladur et poursuivies par lui, ont abouti à la conclusion des
accords d’Arusha I en 1992 et d’Arusha II en août 1993. Dès mars 1993, le
nouveau Gouvernement français a déployé tous ses efforts pour obtenir un
certain nombre de décisions : tout d’abord le renforcement du groupe
d’observateurs militaires envoyés par l’OUA au lendemain du premier
cessez-le-feu de juillet 1992, entré en vigueur le 1er août 1992 -il faut
souligner qu’à cette époque beaucoup de pays fondaient des espoirs sur
l’OUA et non pas sur les Nations Unies, or l’efficacité de l’organisation
africaine n’a guère été convaincante- en second lieu, sur la base d’un rapport
du Secrétaire général de l’ONU, la mise en place d’une force d’observateurs
à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, la MONUOR, qui arrivera en
octobre 1993, et en dernier lieu la poursuite des négociations d’Arusha. Il a
souligné que l’action de la France, jointe à celle d’autres acteurs, n’avait pas
été inutile puisqu’un accord, ou plus exactement une série d’accords ont été
signés à Arusha le 4 août 1993 pour être mis en oeuvre sur une période de
transition de vingt-deux mois. M. Alain Juppé a signalé que le Président du
FPR avait alors officiellement adressé ses remerciements à la France pour la
contribution qu’elle avait apportée à la conclusion de ces accords.
Ceux-ci prévoyaient, notamment à partir du 15 décembre 1993, la
mise en place d’un gouvernement de transition à base élargie avec, comme
Premier Ministre M. Faustin Twagiramungu, la mise en place d’une
assemblée nationale de transition dont les membres désignés s’installeront le
18 mars 1994, enfin, le déploiement d’une mission des Nations Unies, la
MINUAR, comprenant, au 1er mars 1994, 2 300 hommes dont
935 Bengladais, 424 Belges et 400 Ghanéens et pas un seul Français. Ces
accords prévoyaient également le retrait des deux compagnies de
parachutistes français envoyées en octobre 1990 dans le cadre de l’opération
Noroît pour protéger les 600 ressortissants français. Ce dispositif avait été
renforcé de février à mars 1993 par deux compagnies supplémentaires. Ce
retrait sera effectif le 15 décembre 1993 et seuls resteront sur le sol rwandais
24 coopérants militaires dans le cadre d’un détachement d’assistance
technique.
M. Alain Juppé a alors souligné les conséquences catastrophiques
de la mort, le 6 avril 1994, des Présidents rwandais et burundais lors de
l’explosion sous le feu d’un missile sol-air de leur avion qui atterrissait à
Kigali en provenance de Dar Es-SalaM. Cet assassinat a provoqué le départ
des responsables hutus modérés au moment où l’ancien Chef de l’Etat
rwandais avait fini par accepter une forme de partage du pouvoir et avait
livré le pays aux extrémismes. Il s’est interrogé sur les responsables de cet

assassinat et a évoqué les pistes des extrémistes hutus opposés aux accords
d’Arusha, du FPR et de l’Ouganda. Il a rappelé que la France avait demandé
à l’ONU de diligenter une enquête officielle. Confiée au Secrétaire général
par le Conseil de Sécurité, elle n’a jamais abouti à aucune conclusion.
Constatant la ruine de tous ses efforts diplomatiques, la première réaction de
la France a été d’évacuer 456 ressortissants français et 1 277 étrangers,
essentiellement belges, et de prendre le contrôle de l’aéroport de Kigali.
Alors que la France procédait à cette opération avec un support logistique
d’autres pays à l’extérieur du Rwanda, le Conseil de Sécurité décidait à
l’unanimité le 21 avril de ramener les effectifs de la MINUAR de 2 548 à
270 hommes. Ce fut là la seule réaction rapide des Nations Unies. La
Belgique traumatisée par l’assassinat de onze de ses Casques bleus plaidait
pour un retrait immédiat et total et il a fallu toute l’action diplomatique de la
France pour que le désengagement soit plus progressif et provisoire.
M. Alain Juppé a également souligné que, dans le même temps, la
France avait solennellement dénoncé le génocide qui était perpétré au
Rwanda.
Il a donné lecture de la déclaration qu’il avait communiquée à la
presse, le 15 mai 1994, à l’issue de la réunion à Bruxelles du Conseil des
Ministres de l’Union européenne et de la réponse qu’il avait faite le 18 mai
1994 à l’Assemblée nationale au cours de la séance des questions d’actualité.
Ces deux interventions utilisent expressément le terme de génocide.
La France, à ce moment, tout en intensifiant son aide humanitaire en
direction des ONG basées à la frontière du Rwanda sous la forme notamment
de ponts aériens, s’est engagée à fond pour que les Nations Unies organisent
une opération massive d’imposition de la paix. C’est devant la carence de la
communauté internationale et les obstacles mis par certaines grandes
puissances aux initiatives du Secrétaire général des Nations Unies qui
demandait, à cette époque, devant le génocide en cours, l’envoi de
5 000 Casques bleus, qu’est née l’idée d’une intervention humanitaire
d’initiative française. M. Alain Juppé a, à ce propos, donné lecture d’un
extrait de l’entretien qu’il a alors accordé à Libération pour expliquer
l’initiative française (entretien paru le 16 juin 1994). Il a reconnu que l’appel
de la France accompagné d’une intense activité diplomatique à New York,
dans les grandes capitales et dans les pays de la région était resté sans
réponse malgré le soutien actif du Secrétaire général des Nations Unies. Il a
déclaré que l’opération Turquoise représentait un sursaut de la France devant
la passivité de la communauté internationale et la stratégie d’attentisme de
certaines grandes puissances. Il a précisé que dès le départ le Gouvernement
avait fixé les conditions et les limites de cette intervention : elle devait être

autorisée par le Conseil de Sécurité, la France ne s’engageait pas seule,
l’objectif était strictement humanitaire et il n’était pas question d’interférer
dans le processus politico-militaire en cours, au moment où les troupes du
FPR déjà présentes au Rwanda à la suite des accords d’Arusha II recevaient
des renforts de l’Ouganda et du Burundi. Enfin, l’opération était limitée à
deux mois afin d’éviter une présence durable de troupes françaises puisque
l’objectif de la communauté internationale était le retour à l’application des
accords d’Arusha qui avaient prévu leur retrait. M. Alain Juppé a précisé
qu’il avait le 22 juin 1994 informé les autorités du FPR, dont certaines
étaient très réticentes, sur les conditions dans lesquelles la France envisageait
cette intervention en recevant à Paris une délégation conduite par le Ministre
Bihozagara.
Ainsi définie, l’opération Turquoise a reçu l’approbation du Conseil
de Sécurité avec l’adoption en quarante-huit heures, par dix voix contre cinq
abstentions, de la résolution n° 929, grâce au soutien actif du Secrétaire
général des Nations Unies et a suscité l’admiration du Secrétaire d’Etat
américain, M. Warren Christopher, qui l’en avait personnellement entretenu.
M. Alain Juppé a alors regretté qu’aucun pays développé ne se soit
associé à l’opération Turquoise : les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco
de l’intervention en Somalie, la Belgique était paralysée par l’assassinat de
ses Casques bleus et son statut d’ancienne puissance coloniale, l’Allemagne
était empêchée d’agir par ses dispositions constitutionnelles, l’Angleterre
considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence et l’Italie, qui avait
promis un soutien logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l’UEO,
son soutien restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la
Mauritanie, du Niger, de l’Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du
Congo, participeront dès la mi-juin 1994 à l’opération Turquoise et
demeureront, pour plusieurs d’entre eux, au Rwanda après son achèvement,
dans le cadre de la MINUAR II.
D’emblée, l’intervention a été un succès, les massacres ont diminué
et des centaines de milliers de vies ont été sauvées. Les soldats français ont
protégé des dizaines de sites de regroupement de civils Tutsis et permis aux
ONG d’accéder en toute sécurité à ces populations. Pendant ce temps,
l’avancée du FPR et les combats avec les FAR ont entraîné un mouvement
massif d’environ un million de réfugiés vers la frontière du Zaïre. Nous avons
alors été conduits à créer une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du
Rwanda, à l’intérieur de laquelle l’utilisation des armes fut proscrite. Cette
création s’est faite avec l’aval du Conseil de Sécurité et le FPR, informé, n’y
a pas fait obstacle. La situation dans cette zone a fait l’objet de rapports au
Conseil de Sécurité. Pour autant, compte tenu des effectifs affectés à

l’opération Turquoise, il n’a pas été possible d’y procéder à l’arrestation de
probables criminels de guerre, le Conseil de Sécurité de surcroît n’ayant
jamais accordé un tel mandat. Par contre, la France s’est déclarée favorable à
la mise en place et à la création par l’ONU d’une juridiction pénale
internationale chargée de juger les responsables du génocide. L’opération
Turquoise a dû également assumer une mission humanitaire et sanitaire d’une
ampleur imprévue résultant de l’épidémie de choléra survenue dans la zone
de Goma où s’étaient réfugiés au Zaïre des milliers de Rwandais fuyant le
FPR. A l’issue du délai de deux mois fixé pour son déroulement, l’opération
Turquoise a cédé la place à la mission MINUAR II qui a repris l’essentiel de
son mandat.
En conclusion, M. Alain Juppé a déclaré qu’en retrouvant les
déclarations à la presse, les interventions diplomatiques, les réponses aux
questions d’actualité, les auditions devant les commissions parlementaires il
ressentait une légitime fierté pour la façon dont la France avait su montrer
l’exemple : ses soldats ont appliqué leurs instructions avec efficacité et
humanité, sa diplomatie a donné mauvaise conscience à une communauté
internationale décidée à ne rien faire. Il a alors fait part de son
incompréhension face à la remise en cause du bien fondé de l’action de la
France et a souligné l’admiration et la reconnaissance qu’il éprouvait envers
les soldats et les diplomates français qui nous ont permis de sauver
l’honneur.
M. François Léotard a souhaité faire état de trois sentiments :
sentiments de responsabilité, de fierté et enfin d’une certaine amertume. Il a
d’abord déclaré que, sous réserve de faute personnelle de tel ou tel, il
assumait la responsabilité de tous les ordres donnés aux militaires français. Il
a précisé qu’il avait été amené à gérer au nom du Gouvernement, sous la
responsabilité du Président de la République, du Premier Ministre, et du
Ministre des Affaires étrangères, quatre missions d’assistance au Cambodge,
en Somalie, au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Précisant qu’il rendait
compte au Premier Ministre chaque jour et au Président de la République
chaque semaine, le lundi, il a réitéré qu’il assumait la responsabilité de
l’action militaire du Gouvernement français, lequel avait agi à chaque fois
sous mandat de l’ONU.
M. François Léotard a ensuite exprimé sa fierté pour l’opération
menée. Il a rappelé que les soldats français étaient intervenus, s’agissant de
l’opération Turquoise, le lendemain même du vote de la résolution n° 929 à
7 000 kilomètres du territoire français, avec courage, compétence et dans la
dignité et qu’ils l’avaient fait à la demande même des organisations
humanitaires qui considéraient qu’il leur était impossible de continuer à agir

sans l’appui et l’assistance des forces militaires. Précisant que l’opération
Turquoise pouvait se résumer à la formule : “ un million de réfugiés
protégés par un millier d’hommes ”, il a affirmé avec force que les Français
avaient été les seuls à ensevelir les cadavres -il a d’ailleurs fallu prévoir pour
les soldats chargés de cette tâche un soutien psychologique- à lutter contre
les épidémies, à installer un hôpital de campagne et aussi à penser à fournir
de l’eau potable. Il a rappelé plusieurs chiffres : 94 000 consultations de
réfugiés et de blessés, 10 000 jours d’hospitalisation, 24 000 vaccinations. Il
a tenu à souligner que ce n’est qu’après la mise en place de l’opération
française que d’autres pays, notamment les Etats-Unis, étaient arrivés et que
leur action s’était bornée à la logistique. Il a rappelé que la qualité et la
nécessité de notre action avaient été saluées par le Secrétaire général de
l’ONU, M. Boutros Boutros Ghali, et du Haut-Commissaire aux Réfugiés,
Mme Ozata, dont il a demandé les auditions, et qui ont publiquement
exprimé à la France la reconnaissance de la communauté internationale.
Enfin, M. François Léotard, exprimant son amertume pour le fait
qu’une action, aussi incontestable, menée sous la pression de l’horreur et
d’un sentiment de compassion et qui honore la France ait pu être entourée
d’un voile de suspicion, a estimé qu’il y avait là une situation des plus
troublantes et des plus incompréhensibles. Rappelant que lorsqu’il s’était
rendu à deux reprises au Rwanda les réfugiés l’avaient tous remercié, il a
estimé que les termes employés, notamment dans la presse, “ erreur
d’analyse, complicité, hypocrisie, silence... ”, étaient l’indice d’une
campagne de dénigrement tout à fait scandaleuse dont il a demandé que les
tenants et aboutissants soient dégagés et éclairés, afin de découvrir qui en
sont les véritables bénéficiaires.
Rappelant qu’après avoir été député, puis Ministre, il était
maintenant un homme tout à fait libre, M. Michel Roussin a indiqué qu’il
exposerait ce que les services dont il avait la charge avaient fait sur le plan
militaire et qu’en conséquence il évoquerait le rôle de la Mission militaire de
Coopération.
Il a rappelé que la Mission militaire de Coopération était constituée
d’un petit état-major de quarante personnes dirigé par un officier général et
sur le terrain, en Afrique, de 600 militaires répartis dans plus de vingt-cinq
pays, que dans ces pays les attachés militaires de coopération étaient présents
dans les états-majors ou les écoles et qu’il s’agissait de techniciens exerçant
des fonctions de formation et en aucun cas d’unités de combat.
Revendiquant son passé d’officier de carrière, il a fait observer qu’il
était irréaliste de penser pouvoir faire la guerre avec 600 personnes réparties
dans vingt-cinq pays. Adoptant une approche budgétaire, il a exposé que le

budget de la Mission militaire de Coopération était inscrit au chapitre 41-42,
qu’à l’époque il se montait à 800 millions de francs, que, sur cette somme,
490 millions de francs représentaient des soldes et des charges d’entretien du
personnel, 90 millions de francs correspondaient au financement de stages
d’officiers africains en France et au fonctionnement des deux écoles
interafricaines de Bouaké en Côte-d’Ivoire et de Thies au Sénégal et que les
180 millions de francs restants, consacrés à de l’aide logistique, étaient
répartis à raison de 4 à 10 millions de francs par pays.
Soulignant que l’ensemble de ces sommes était soumis à la
procédure de contrôle des dépenses engagées, il a réaffirmé que l’ensemble
de l’action de son ministère était transparent. Il a également précisé que les
marchés d’armement devaient faire l’objet d’une autorisation de la
Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de
guerre (CIEEMG) et que les cessions de munitions à titre gratuit étaient elles
aussi sous contrôle et non sous la seule responsabilité du général
commandant la Mission militaire de Coopération.
S’indignant qu’on ait pu dire qu’en tant qu’ancien Directeur de
cabinet du Directeur de la DGSE, il était nécessairement un homme de
réseau, voire un “ ministre barbouze ”, il a réaffirmé qu’il n’y avait rien à
cacher au ministère de la Coopération. Précisant qu’il répondrait sur toutes
les questions, y compris sur les deux cohabitations ou sur les méthodes de
travail de son ministère, il a déploré qu’on tente de faire porter à ce ministère
des responsabilités douteuses.
Remerciant les intervenants pour leurs exposés liminaires, le
Président Paul Quilès a tout d’abord relevé l’importance des accords
d’Arusha dont les observateurs estimaient à l’époque de leur conclusion
qu’ils auraient pu réussir. Il a à ce propos demandé si la France avait su
prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer leur mise en oeuvre et
engager le Président Habyarimana à les appliquer de bonne foi, notamment
après l’assassinat du Président du Burundi en octobre 1993. Il a également
souhaité que soit précisée l’attitude de la France vis-à-vis de l’émergence
d’un extrémisme hostile à toute association au pouvoir du FPR.
Evoquant la montée des tensions de la fin de l’année 1993 jusqu’en
avril 1994, l’augmentation du nombre de massacres et la polarisation
politique croissante entre le FPR et le régime Habyarimana, il a ensuite
demandé à M. Alain Juppé quelles informations disposait le ministère des
Affaires étrangères à ce moment sur la situation au Rwanda.
Abordant l’affaire très nébuleuse de l’attentat contre l’avion
présidentiel et rappelant la détermination de la mission d’information

d’éclaircir le fond de cette affaire et de faire le tri entre les diverses thèses
proposées, elles-mêmes plus ou moins étayées, il a demandé comment on
pouvait expliquer qu’aucune enquête n’ait été menée. Rappelant que
M. Alain Juppé avait évoqué l’incapacité ou l’impuissance de l’ONU à ce
sujet, il s’est étonné que le Gouvernement n’ait rien entrepris alors que des
ressortissants français avaient été tués. Précisant que selon certaines sources,
une mission française de trois militaires s’était rendue sur place pour
retrouver les corps de l’équipage français, dans des conditions qui
permettaient de l’assimiler à un commando, il a demandé si ce commando
avait pu rassembler d’autres éléments, concernant par exemple
l’autodirecteur du missile, permettant de confirmer l’une ou l’autre
hypothèse.
Evoquant alors l’opération Amaryllis et les critiques qui avaient été
portées sur le caractère restrictif de son mandat, il a demandé comment les
personnels rwandais avaient pu avoir accès aux avions, si une attitude avait
été définie à l’égard des Rwandais, notamment ceux d’entre eux qui
travaillaient avec les institutions françaises et qui se sentaient menacés
d’assassinat, et si la critique selon laquelle un tri avait été fait entre les
Rwandais était exacte.
Enfin, rappelant qu’à deux questions différentes, M. Alain Juppé et
M. Michel Roussin, alors qu’ils étaient en fonction, avaient tous deux
répondu que c’était le ministère des Affaires étrangères qui était en charge de
la politique africaine française, il a souhaité savoir quel avait été le rôle
respectif du Ministre des Affaires étrangères et du Ministre de la Coopération
dans la gestion de la crise rwandaise.
M. Edouard Balladur a répondu que l’action de la France de 1993
à 1994, jusqu’au déclenchement du génocide, avait poursuivi un double
objectif ; il s’agissait d’abord d’un appel constant à la raison et à la
conciliation, dont les accords dits d’Arusha IV portent témoignage, et d’un
désir de voir la majorité hutue associer le FPR à l’exercice des responsabilités
politiques. Il a rappelé que jusqu’à l’attentat on avait pu croire que cette
politique réussirait. Il a souligné que, par ailleurs, cette action marquait un
infléchissement de notre politique par rapport à la période antérieure, se
traduisant par la baisse des effectifs militaires jusqu’à les réduire à un simple
détachement d’assistance militaire technique et par l’arrêt complet des
livraisons d’armes. Il a rappelé que les accords d’Arusha IV lui semblaient
être un signe suffisant des efforts qu’avait faits la France pour convaincre le
Président Habyarimana d’adopter une attitude conciliante après qu’elle eut
entrepris de réduire ses forces et de mettre fin aux livraisons d’armes.

M. Alain Juppé a reconnu que de janvier à avril 1994 la situation
au Rwanda était tendue et que des massacres avaient lieu ici ou là, et a tenu à
rappeler que, malgré les accords passés en 1992, le Rwanda était, en fait,
depuis plusieurs années dans un état de guerre que l’on pouvait considérer,
soit comme une offensive venue d’un Etat voisin, l’Ouganda, soit comme une
reconquête de leur territoire par une partie des Rwandais eux-mêmes. La
politique constante de la France a été de contribuer à faire baisser la tension
et faciliter l’application des accords d’Arusha. Les accords étaient complexes
et les mauvaises volontés ne manquaient pas, tant du côté de certains
responsables du FPR que des extrémistes hutus, qui espéraient détenir la
totalité du pouvoir sans le partager.
M. Alain Juppé a précisé que le Président Habyarimana avait été
reçu à Paris par le Président de la République, que lui-même l’avait vu à
Paris le 11 octobre 1993, à la suite des accords d’Arusha, et qu’il avait
profité de cette rencontre pour l’inciter à accepter ces accords alors qu’ils
prévoyaient en particulier une limitation très forte de ses pouvoirs
présidentiels. Puis, tout en retirant son dispositif sur le territoire rwandais à
partir du 15 décembre 1993, la France s’était efforcée de convaincre les
Nations Unies de mettre en place le plus rapidement possible la MINUAR I.
M. Alain Juppé a interprété l’attentat du 6 avril 1994 comme
l’expression de la volonté de mettre un terme à l’application des accords
d’Arusha et estimé qu’il avait été commis par ceux qui jugeaient, en le
craignant, que ce processus était en train de réussir.
M. François Léotard a souligné qu’au moment de l’attentat,
l’aéroport de Kigali était sous le contrôle des troupes belges. Le missile qui a
atteint l’avion, un SAM-16, de fabrication soviétique, était en dotation dans
l’armée ougandaise et au FPR, et non dans l’armée rwandaise qui n‘avait pas
de menace aérienne à redouter. Cet avion était en provenance de Dar
Es-Salam et devait transporter, outre les Présidents Habyarimana et
Ntaryamira, le Président Mobutu, qui s’est désisté au dernier moment.
M. François Léotard a indiqué qu’une unité du FPR contrôlait
depuis décembre 1993 les abords de l’aéroport, en application des accords
d’Arusha, et qu’elle avait contraint tous les avions qui y atterrissaient à
emprunter un axe bien défini, qui lui permettait de les tenir dans la ligne de
mire de ses armes.
L’avion présidentiel a décollé de Dar Es-Salam dans l’après-midi et
son heure d’arrivée était prévisible.

M. François Léotard a fait remarquer que la présence dans l’avion
du Chef d’état-major rwandais semblait exclure a priori l’implication de
l’armée rwandaise dans l’attentat.
Il a fait état de saisies de communiqués et d’interceptions de
conversations entre membres du FPR montrant une forte satisfaction à la
suite de l’attentat -le mot “ victoire ” y figurait- et faisant allusion à la
présence dans l’avion des “ trois tyrans ”, Mobutu étant supposé s’y
trouver. Il a indiqué qu’aucun élément d’information n’avait pu être recueilli
sur place du fait du bouclage immédiat des lieux, rendant impossible l’accès
aux débris de l’avion.
M. François Léotard a souligné que l’opération Amaryllis, qui avait
de nombreux précédents en Afrique, a consisté en une action classique
d’évacuation, dans laquelle priorité était donnée aux ressortissants
européens, selon une pratique constante, mais que des personnes de
nationalité rwandaise ont été également concernées. Il a déclaré ne pas savoir
si, sur place, une discrimination avait été instaurée entre les ethnies lors de
l’évacuation.
M. Alain Juppé a précisé que les décisions d’évacuation avaient
été prises sur place par l’Ambassadeur de France, M. Marlaud, et les
responsables d’Amaryllis, au milieu d’une ville en proie aux massacres, avec
des sites inaccessibles, le téléphone étant coupé. L’évacuation a été organisée
à l’ambassade et sur certains lieux de regroupement.
M. Alain Juppé a insisté sur le fait qu’aucun tri n’avait été effectué
en fonction de l’origine ethnique des personnes et souligné qu’affirmer le
contraire sans apporter la moindre preuve était particulièrement grave.
M. François Léotard a signalé que l’opération avait été
particulièrement dangereuse, comme en témoigne l’état du dernier avion de
retour à sa base, qui avait été criblé de balles.
M. Alain Juppé a fait observer que les relations entre les ministères
des Affaires étrangères et de la Coopération relevaient d’une question de
cours. Le ministère des Affaires étrangères conduit l’action diplomatique de
la France sous l’autorité du Président de la République et du Premier
Ministre. Le ministère de la Coopération est chargé de la coopération, sous
ses différents aspects. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, la coordination
ne posait pas de problèmes. Une réunion sur la politique africaine se tenait
chaque semaine alternativement à l’Elysée et Matignon, respectivement sous
la présidence du Conseiller pour les Affaires africaines du Président de la
République ou du Conseiller diplomatique du Premier Ministre, et des

conseils restreints réunissant les Ministres concernés se
périodiquement sous la présidence du Président de la République.

tenaient

M. Michel Roussin a mis l’accent sur les relations étroites
entretenues par le ministère de la Coopération avec la Direction des Affaires
africaines du ministère des Affaires étrangères, manifestées notamment par
une réunion hebdomadaire. Des divergences de vue sont toujours possibles
mais il est clair, pour chacun, que la politique des affaires étrangères de la
France relève d’abord du Quai d’Orsay.
M. René Galy-Dejean a remercié MM. Edouard Balladur, Alain
Juppé et Michel Roussin de leurs propos liminaires dont il a estimé qu’ils
avaient fait appel à la raison et contribué à dépassionner le débat.
A M. Edouard Balladur, M. René Galy-Dejean a demandé des
précisions sur l’ampleur des livraisons d’armes au Rwanda et l’importance
des effectifs français, civils ou militaires, dans ce pays avant 1993 et
comment pouvait s’expliquer un tel engagement.
Auprès de M. Alain Juppé, il s’est inquiété de savoir si des
puissances extérieures à la région des Grands Lacs avaient aidé le FPR et
quelle aurait été la nature de cette aide, notamment sur le plan militaire.
Enfin, M. René Galy-Dejean, reprenant les propos de M. Edouard
Balladur selon lesquels ce dernier n’excluait pas d’éventuelles livraisons
d’armes entre 1993 et 1995, malgré des déclarations officielles affirmant
qu’elles avaient cessé le 6 avril 1994, s’est demandé s’il pouvait exister une
possibilité que des armes aient été livrées au Rwanda après cette date.
M. Edouard Balladur a rappelé que le nombre de Français était
passé de 400 début 1993 -il avait été encore plus important lors de
l’opération Noroît- à 24 personnes fin 1993.
M. Edouard Balladur a estimé que ce chiffre de 400 personnes ne
pouvait être considéré comme particulièrement élevé, eu égard à l’existence
d’accords de coopération qui liaient la France et le Rwanda depuis 1975. Il
n’y avait là rien d’extraordinaire. La baisse de ces effectifs à partir d’avril
1993 est due à la volonté d’accompagner les accords d’Arusha et de pousser
à leur application.
M. Edouard Balladur a indiqué qu’il ne disposait d’aucune
information sur les exportations d’armes au Rwanda de 1990 à 1993 et a
rappelé qu’il avait demandé au Président Quilès de saisir le Gouvernement
afin que lui soient communiqués les chiffres concernant les exportations

d’armes au Rwanda entre 1993 et 1995. Il a regretté ne pas avoir encore
obtenu ces précisions. Il a repris les indications de son propos liminaire
concernant les livraisons d’armement dont il a eu connaissance de 1993 à
1994, en vertu d’autorisations accordées en 1990, 1991 et 1992 et a
réaffirmé qu’à sa connaissance, il n’y avait eu aucune livraison d’armes au
Rwanda à partir du 8 avril 1994.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information
était en possession de l’accord de coopération de 1975 et que faire la lumière
sur les exportations des armes à destination du Rwanda au cours de la
période considérée figurait parmi ses objectifs essentiels.
M. Alain Juppé a précisé que le ministère des Affaires étrangères
est représenté au sein de la CIEEMG. Il a rappelé que le 8 avril 1994 le
SGDN avait décidé la suspension de la validité de toute exportation d’armes
et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi, y compris
la validité des procédures en cours, et a indiqué que cette mesure
conservatoire avait été confirmée le 28 avril par la CIEEMG et le 5 mai par
le cabinet du Premier Ministre, conformément à la décision du comité
restreint du 3 mai 1994, alors que le 17 mai seulement une résolution n° 918
du Conseil de Sécurité déclarait l’interdiction de la vente et de la livraison
d’armes et de matériels de guerre au Rwanda. Il a fait remarquer que la
Commission internationale d’enquête sur la situation dans la région des
Grands Lacs avait donné acte des mesures prises par la France. Il a indiqué
enfin que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas eu connaissance
d’une aide extérieure à la région des Grands Lacs ayant bénéficié au FPR.
M. Michel Roussin a précisé que la dernière livraison d’armes sur
stock ancien au titre des cessions gratuites avait eu lieu le 3 mars 1993.
M. François Léotard a indiqué que les dernières livraisons en
février et mars 1994 concernaient des matériels médicaux. Il a rappellé que
les forces françaises présentes à l’aéroport civil de Goma au Zaïre n’avaient
pas pour mandat de contrôler les arrivées d’avions privés qui auraient pu
transporter des armes.
M. Jacques Myard s’est félicité que les événements aient été
replacés dans leur contexte. Il a déclaré que l’orchestration déjà ancienne
d’une campagne contre la France masquait en fait une lutte d’influence
géostratégique qui n’échappait à personne et qu’il fallait bien admettre que le
travail honorable et légitime accompli par la France n’était évidemment pas
apprécié par tous les autres Etats. Se référant au caractère très classique de
l’accord d’assistance technique passé avec le Rwanda, il s’est demandé
comment dans ces conditions les Forces de l’armée rwandaise (FAR)

bénéficiant soi-disant d’un soutien français extraordinaire pouvaient avoir été
vaincues militairement par le FPR, “ mieux armé et supérieur en nombre ” et
qui avait armé le FPR. Il a souligné le caractère risqué que revêtait, selon lui,
l’opération Turquoise et a souhaité connaître l’état d’esprit qui prévalait à
l’époque chez les responsables politiques de cette opération, qui paraissaient
inquiets.
M. Edouard Balladur a fait remarquer que chacun peut constater
que les rivalités ethniques sont tour à tour utilisées par telle ou telle
puissance extérieure et que in fine la question se posait de savoir qui a voulu
évincer la France de cette zone géographique et au profit de qui. Il a estimé
qu’il serait probablement intéressant d’étudier cette question à l’heure
actuelle, quatre ans après le génocide. Pour sa part, la France liée au Rwanda
par un accord classique, vieux de vingt ans, a fait en sorte que les
protagonistes s’entendent et coopèrent.
Il a à nouveau souligné que l’opération Turquoise était à la fois
courageuse et risquée et a rappelé qu’elle avait suscité des réactions de la
communauté internationale allant du scepticisme à l’hostilité. Il a rappelé que
cette intervention avait été initialement considérée, à tort, comme une
opération de sauvetage de la majorité hutue et du Gouvernement
Habyarimana et de barrage anti-Tutsi, destiné à stopper l’avance du FPR.
Il s’est vivement opposé à une vision de la France qui aurait pris
parti pour l’un ou l’autre des deux camps et a indiqué que, pour lever toute
suspicion de cet ordre, l’action humanitaire française s’était déployée dans le
sud-ouest du pays avec une logistique implantée dans un pays extérieur.
S’agissant de l’armement du FPR il s’est borné à constater qu’il avait sa base
en Ouganda.
M. Alain Juppé a rappelé que le Rwanda, placé sous la tutelle de la
puissance coloniale belge jusqu’en 1962, avait connu en 1959, 1963, 1966,
1973 des vagues de massacres interethniques. Il a souligné qu’en Ouganda le
Président Museveni avait été porté au pouvoir, entre autres, par 7 000 à
8 000 Tutsis chassés du Rwanda et qu’il était lui-même issu d’une ethnie
voisine. Dans les années 1990, on constate l’existence au Rwanda d’un
gouvernement légal avec un président élu en 1978, en 1983 et en 1988,
Juvénal Habyarimana. Incidemment on remarque qu’au Burundi et au
Rwanda c’est un président hutu qui est démocratiquement élu et que cela se
traduit à terme par son assassinat. Il a estimé qu’il serait bon que quelques
investigations historiques corrigent quelque peu la vision d’un pouvoir
corrompu et dictatorial face à un FPR, force de libération nationale parée de
toutes les vertus. Il a souligné que l’avancée du FPR en territoire rwandais
n’avait pas suscité un sentiment de libération des populations mais au

contraire avait provoqué la fuite d’un million de personnes vers l’ouest du
pays.
S’agissant de la mise en oeuvre de l’opération Turquoise, il a insisté
sur le soutien total et constant donné au Premier Ministre par l’ensemble de
ses Ministres. Il a souligné que, lors du retrait de nos forces, comme prévu,
fin août 1994, de nombreux pays, le Secrétaire général de l’ONU et les ONG
avaient, à ce moment, dénoncé le départ de la France et manifesté leur
inquiétude face à l’espace vide laissé par elle, la MINUAR ayant quelques
difficultés à se mettre en place. Tout a été fait pour qu’il n’y ait pas de
dérapage et il serait intéressant de retrouver les images des soldats français
acclamés par les foules rwandaises dans la misère comme des sauveurs.
M. François Léotard a rappelé qu’au plus fort de l’offensive on a
estimé à 10 000 le nombre d’Ougandais présents avec du matériel dans
l’armée du FPR. Il a souligné que des militaires du FPR avaient été envoyés à
Phoenix aux Etats-Unis pour y suivre une formation et apprendre l’utilisation
de missiles antiaériens. Des matériels de l’armée ougandaise ont par ailleurs
été retrouvés -des camions notamment- sur les lignes de front.
Il a indiqué que la France, lors de l’opération Turquoise, avait loué
des avions lourds de transport à longue distance à la Russie et à l’Ukraine et
que des appareils de la compagnie Air France avaient également été utilisés.
Il a précisé que la force française était constituée par des soldats
professionnels issus de l’infanterie de Marine, des corps de légionnaires et de
commandos spéciaux. Il a confirmé que, dans le principal camp de réfugiés
de l’intérieur du Rwanda, on lui a indiqué que les soldats français avaient
permis de faire cesser les pillages et les massacres de femmes et d’enfants.
M. Bernard Cazeneuve s’est demandé si l’implication de
10 000 Ougandais n’était pas de nature à modifier l’analyse
rwando-rwandaise que l’on peut faire de ce conflit en s’interrogeant sur
l’aspect plus régional voir international des événements. Il a cité un extrait du
rapport de l’Ambassadeur Georges Martres où ce dernier souligne que
“ nous n’obtiendrons pas un appui efficace des Nations Unies, le Secrétaire
général de l’OUA tenant à conserver la responsabilité du maintien de la
paix au Rwanda et disposant en cela de l’assentiment des Anglo-Saxons ”.
Ne peut-on pas expliquer par cet élément le phénomène d’attentisme
international et quelle interprétation donner du rôle joué par l’OUA et les
Etats-Unis au lendemain du déclenchement du génocide ?
Il a rappelé que certains avaient considéré que l’opération Turquoise
avait permis le départ en toute impunité d’auteurs d’actes de génocide et a
demandé si l’on disposait d’informations étayant cette thèse.

S’adressant à l’ancien Ministre de la Coopération, il a constaté que,
d’une part, les termes des accords d’Arusha prévoyant l’intégration d’un
certain nombre d’hommes du FPR dans l’armée rwandaise, d’autre part, les
efforts importants de restructuration politique et militaire demandés au
Président Habyarimana, impliquaient des coûts non négligeables qui
nécessitaient une augmentation de notre aide au développement.
Il s’est interrogé sur la politique d’aide au développement que nous
avons menée au cours de cette période difficile à l’égard du Rwanda, sur
celle menée par les autres pays bailleurs de fonds européen et américain et
s’est demandé ce qu’aurait pu être une politique d’aide et
d’accompagnement au processus de démocratisation que nous avions
semble-t-il commencé à mettre en oeuvre.
M. Edouard Balladur a rappelé qu’il avait été clairement dit que le
FPR avait ses bases en Ouganda, que des militaires ougandais étaient
présents dans les troupes du FPR et que des Tutsis avaient suivi une
formation militaire aux Etats-Unis et il lui a semblé que ces informations
étaient suffisamment explicites, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.
S’agissant d’une éventuelle évacuation des auteurs d’actes de génocide, il a
précisé que naturellement aucune sélection n’avait été effectuée pour sauver
des bourreaux et laisser des futures victimes en danger. S’étant rendu sur
place avec MM. François Léotard et Michel Roussin, il a évoqué la difficulté
de la situation qui mettait en présence près d’un million de personnes
massées le long de la frontière et désireuses de se réfugier dans la zone
démilitarisée et quelques dizaines ou centaines de soldats français par poste.
Il a précisé qu’il était impossible de distinguer parmi les personnes déplacées,
les victimes et les bourreaux, et que sans doute figuraient parmi les réfugiés
recueillis des Rwandais impliqués dans les massacres. Mais cela n’est pas le
fait de la France qui n’a évidemment pas procédé à une sélection.
M. Alain Juppé s’est interrogé sur la possible répétition de
l’histoire s’agissant de la situation au Zaïre en 1997, qui pourrait peut-être
également faire l’objet d’une future mission d’information. Aux termes de la
résolution du Conseil de Sécurité autorisant l’opération Turquoise, les
troupes françaises n’avaient pas reçu mandat d’arrêter les extrémistes hutus
et, au fur et à mesure de la progression des troupes du FPR vers Kigali, près
d’un million de réfugiés ont franchi la frontière entre le Rwanda et le Zaïre
pour se rendre à Goma. Les troupes françaises ne tenant aucun poste
frontière, elles n’avaient pas, par conséquent, les moyens de sélectionner les
extrémistes hutus. Le reproche a également été fait aux troupes françaises de
n’avoir pas fait taire la Radio des Mille Collines ; cette mission n’entrait pas
dans le cadre de leur mandat mais dès que sa localisation, d’ailleurs

extérieure aux frontières du Rwanda, a pu être réalisée, il a été possible de
mettre fin à ses émissions.
S’agissant de l’aide au développement fournie par la France entre la
conclusion des accords d’Arusha et le 6 avril 1994, le premier message que
le Gouvernement a fait passer auprès du Président Habyarimana, en
annonçant le retrait le 15 décembre 1993 du dispositif Noroît contrairement à
son souhait, visait à l’inciter à aller dans le sens de ces accords, le second
message précisait que la France était prête à accompagner le redressement
économique du pays en étudiant toutes les propositions émanant du
gouvernement de transition, concernant en particulier le soutien à l’Etat de
droit, l’aide aux réfugiés et aux rapatriés, la démobilisation. Il convient de
rappeler ici les 40 millions de francs d’aide humanitaire accordés par la
France et les quatre ponts aériens qu’elle a mis en oeuvre.
M. Michel Roussin a précisé que le ministère de la Coopération
avait poursuivi l’aide à l’Etat de droit, dans le droit fil du discours de
La Baule, cette politique étant d’ailleurs appliquée vis-à-vis de l’ensemble
des pays avec lesquels la France avait conclu des accords de coopération. La
France, en poursuivant son aide, s’est trouvée isolée dans son action, malgré
les plaidoyers faits à Bruxelles à l’adresse de ses partenaires européens pour
consentir un effort en faveur du Rwanda. Toutefois, la France a interrompu
sa coopération dès lors que la crise a atteint son paroxysme, mais quelques
mois plus tard, elle l’a reprise dans le domaine médical et humanitaire avec le
nouveau Gouvernement rwandais. Il n’y a pas eu de désengagement.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir comment et dans
quelles conditions, en 1993, le Gouvernement conduit par M. Edouard
Balladur avait pris connaissance de la situation de crise existant au Rwanda
et de la politique française à l’égard de ce pays. S’agissant des livraisons
d’armes, il s’est interrogé sur l’existence d’éventuelles autorisations de
livraisons n’émanant pas de la CIEEMG qui auraient pu ne pas être portées à
la connaissance du Premier Ministre.
Il a souhaité savoir si, après l’attentat contre l’avion présidentiel, le
Gouvernement avait eu des hésitations sur la conduite à tenir entre une
intervention militaire plus rapide et des opérations humanitaires. La
Commission des Affaires étrangères ayant sous la précédente législature
publié un rapport d’information sur les politiques d’intervention dans les
conflits qui concluait au caractère exemplaire de l’opération Turquoise, du
fait de sa limitation dans le temps et de sa conduite sous commandement
national, sans interférence des Nations Unies, il s’est interrogé sur le fait de
savoir si cette chaîne de commandement national n’avait pas été un élément
clef de la réussite de l’opération.

M. Edouard Balladur a tenu à préciser les différentes étapes des
procédures de décision en matière d’intervention militaire extérieure. Il a
indiqué que le Président de la République recevait chaque semaine le Premier
Ministre, le Ministre des Affaires étrangères et le Ministre de la Défense et,
avec une régularité moindre, le Ministre de la Coopération. Avant les
Comités de Défense qui suivaient pratiquement tous les Conseils des
Ministres se tenait, à l’initiative du Premier Ministre, une réunion des
membres du Gouvernement concernés par les affaires militaires et
diplomatiques en cours, en présence de représentants du Président de la
République. Cette procédure permettait de faire en sorte que le Président de
la République soit informé des intentions du Gouvernement et de préparer
l’entretien préalable au Conseil des Ministres qu’il avait avec le Président
François Mitterrand. Le Gouvernement a pris conscience assez rapidement
de la nécessité de normaliser la situation au Rwanda, notamment en
s’efforçant de faciliter la conclusion d’un accord permettant d’associer toutes
les parties au gouvernement du pays, thèse qui a constitué la substance des
accords d’Arusha IV. La France s’est alors désengagée progressivement tant
en ce qui concerne les effectifs militaires que les livraisons d’armes.
L’assassinat du Président et les massacres qui ont suivi ont remis en cause
tout ce processus.
Il a précisé qu’à sa connaissance la CIEEMG n’avait pas délivré
d’autorisation d’exportation de matériels de guerre depuis le mois d’avril
1993, mais que quelques livraisons de peu d’importance avaient été
effectuées en vertu d’autorisations accordées antérieurement. En
conséquence, s’il n’y a pas eu de décision d’interrompre les livraisons avant
1994 c’est qu’il n’y avait pas de raisons de le faire. C’est le 8 avril 1994, que
le Secrétaire général pour la Défense nationale, haut fonctionnaire placé sous
l’autorité directe du Premier Ministre, a pris la décision de stopper toute
livraison, quelle qu’elle soit. Il a estimé qu’il excluait totalement que les
fonctionnaires français, militaires ou civils, n’aient pas respecté les décisions
prises en la matière.
Il lui est apparu excessif de parler d’hésitations dans la politique à
conduire, bien qu’il soit exact que certains responsables aient envisagé une
intervention militaire, notamment à Kigali. Toutefois, un accord est très
rapidement intervenu entre le Président de la République et lui pour rejeter
cette hypothèse qui aurait pu entraîner la France dans un conflit ou l’exposer
à être mise en accusation par des puissances de la région. Deux options ont
été effectivement envisagées, mais le choix a porté sans ambiguïté sur une
action humanitaire limitée dans le temps, autorisée par les Nations Unies et
s’appuyant sur la frontière d’un Etat voisin. Il a souhaité rendre hommage à
tous les pays africains qui se sont associés à l’action de la France permettant

ainsi d’écarter toute qualification d’opération de type colonial pour cette
action internationale conduite sous commandement français.
L’essentiel des forces déployées (80 %) pour mener à bien l’action
humanitaire dans le cadre de l’opération Turquoise au Rwanda était d’origine
française ce qui explique qu’elle se soit déroulée sous commandement
national et, dans ces conditions, il eut été inacceptable qu’il en ait été
autrement. Il faut certainement considérer qu’un commandement national
constitue un gage de réussite de ce type d’opération mais il paraît souhaitable
que ce ne soit pas toujours la France qui en ait la charge dans la mesure où
d’autres pays pourraient avoir d’autres motifs pour intervenir.
S’agissant des livraisons d’armes au Rwanda, M. Michel Roussin a
précisé que la décision du Secrétaire général de la Défense nationale de les
suspendre, le 8 avril 1994, faisait suite à une importante demande du
Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France, passée dans le cadre
de nos accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons de
munitions ou de matériels. Le Secrétaire général a alors confirmé les
décisions antérieures et refusé cette livraison.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le principe de cessions de
matériels et d’armements était contenu dans l’accord de coopération de
1975.
Après avoir remercié M. Edouard Balladur d’avoir précisé la
position du Gouvernement français pendant cette période, M. Pierre Brana
a suggéré que les quatre Ministres soient de nouveau entendus pour répondre
aux nouvelles questions que la mission d’information pourrait se poser. Il a
noté que les Ministres s’étaient inscrits en faux contre les déclarations de
certains intervenants devant la mission faisant état de distinctions entre Hutus
et Tutsis par les militaires français au cours de l’opération Amaryllis. Il a
souhaité avoir des précisions sur les instructions données aux forces
militaires, notamment sur leur attitude à l’égard des auteurs présumés du
génocide ou des personnes armées. Il a demandé à M. Edouard Balladur s’il
y avait eu à l’époque un plein accord ou des divergences entre le Président de
la République, le Gouvernement et la cellule africaine de l’Elysée. Il a
également demandé des précisions sur la nature des troupes qui avaient
bouclé les lieux de la catastrophe aérienne et avaient pu ainsi recueillir en
premier des preuves dont aucune n’a été communiquée. Il a interrogé
M. Michel Roussin sur la nature de la mission qu’accomplissaient les trois
officiers français présents dans l’avion abattu et a souhaité connaître les
raisons ayant conduit à les déclarer morts en service commandé. Enfin il a
estimé important d’entendre des responsables des différents services français
de renseignements, DGSE et DRM, pour avoir des informations sur

l’influence des pays limitrophes dans les événements et sur les livraisons
d’armes ayant transité par eux.
M. Kofi Yamgnane a souhaité savoir si des militaires français
s’étaient effectivement trouvés présents auprès de l’épave de l’avion
présidentiel après l’attentat et si la boîte noire de l’appareil avait été
récupérée.
M. François Lamy s’est interrogé sur les objectifs et les
instructions donnés tant au contingent français lors de l’opération Noroît
qu’au détachement militaire de la Mission d’Assistance et de Coopération. Il
a demandé s’ils procédaient uniquement à l’instruction des forcées armées
rwandaises ou s’ils instruisaient aussi des milices liées à certains partis
politiques hutus. Il a également demandé des précisions sur le rôle des
24 coopérants militaires qui sont restés après le départ de l’opération Noroît.
Après avoir fait état de la conclusion de la Commission d’enquête du Sénat
belge selon laquelle le Gouvernement belge aurait disposé d’informations
précises révélant la préparation d’un génocide, il a souhaité savoir si le
Gouvernement français avait disposé des mêmes informations. Enfin, il s’est
enquis de la présence de militaires français en dehors de la zone de sécurité
au sud-ouest du Rwanda lors de l’opération Turquoise.
M. Roland Blum a évoqué la polémique sur l’origine du missile qui
a abattu l’avion du Président rwandais et a demandé à M. François Léotard
son sentiment sur l’hypothèse formulée par certains, de missiles provenant
d’un lot saisi par l’armée française en Irak et acheminé en France, ce qui ne
peut se faire sans laisser une trace.
M. Michel Voisin s’est interrogé sur la nature des relations entre le
Rwanda et la cellule africaine de l’Elysée, la situation du Rwanda lui
paraissant avoir relevé de manière préférentielle de la Présidence de la
République.
M. Edouard Balladur a indiqué que son Gouvernement s’était
toujours occupé activement des affaires africaines et a rappelé qu’il avait luimême pris l’importante décision de dévaluation du franc CFA dont l’Afrique
francophone a eu à se féliciter. Il a observé que le Gouvernement et le
Président de la République n’étaient pas forcément d’accord sur tous les
sujets au départ, mais qu’il y avait toujours eu un souci permanent de donner
à l’arrivée l’image la plus cohérente et la plus unie de la politique extérieure
de la France. A cet égard, il a souligné que, dès le début du génocide, il
s’était mis d’accord avec le Président de la République pour faire prévaloir la
solution qui lui paraissait la plus conforme aux intérêts de la France et des
populations concernées. Il a déclaré que le Gouvernement avait assumé

l’ensemble de ses responsabilités sans que jamais la cellule élyséenne ait
interféré, dans un sens ou dans un autre. Il a rappelé qu’il présidait, tous les
mardis soirs, une réunion sur tous les problèmes extérieurs, y compris ceux
concernant les pays africains, à laquelle participaient les ministres concernés,
le Secrétaire général de l’Elysée, le Conseiller Afrique du Président de la
République ainsi que son Chef d’état-major particulier. Il a affirmé qu’il
n’aurait jamais accepté que les décisions collectives, prises avec l’aval du
Président de la République, soient remises en cause.
M. François Léotard a rappelé que les instructions données aux
militaires français de l’opération Turquoise, avec l’accord du Conseil de
Sécurité, visaient à désarmer l’ensemble des personnes présentes sur la zone,
à regrouper et à protéger les réfugiés, mais qu’elles ne comportaient aucune
instruction de combat. Au contraire, il convenait d’éviter que les forces
françaises ne soient engagées dans des opérations militaires et soient au
contact des forces du FPR. Des négociations eurent lieu sur le terrain avec le
FPR afin d’éviter les combats. Il a souligné que les organisations non
gouvernementales avaient demandé une protection militaire car elles ne
s’estimaient plus en mesure d’accomplir leurs missions et que c’était
d’ailleurs à partir de cette expérience qu’était née la conception nouvelle
d’une intervention humanitaire protégée par des militaires.
M. François Léotard a ensuite indiqué que des militaires français
s’étaient effectivement éloignés de la zone humanitaire, jusqu’à Butare, mais
qu’ils y étaient rapidement revenus. La zone humanitaire sûre a été délimitée
par la France en Conseil de Défense et proposée au Conseil de Sécurité des
Nations Unies.
En ce qui concerne l’attentat, M. François Léotard a exposé qu’à
sa connaissance, c’étaient les FAR qui avaient bouclé les lieux, le commando
du FPR présent à Kigali en application de l’accord d’Arusha, qui contrôlait
les abords de l’aéroport de la façon déjà décrite, ne s’étant pour sa part
rendu sur les lieux que de nuit et à bord de véhicules de l’ONU. Il a ajouté
que d’aucuns disaient que M. Museveni, le Président de l’Ouganda, était
intervenu tardivement lors de la conférence de Dar Es-Salam, comme s’il
était désireux de retarder le départ des deux Chefs d’Etat rwandais et
burundais.
Sur la boîte noire, il a indiqué qu’il ne disposait d’aucun élément, la
DGSE n’ayant alors pas d’agent sur place et ceux de la DRM ne s’étant mis
en position qu’au moment de l’opération Turquoise ; il a rappelé que la
mission de la DRM, depuis sa création par M. Pierre Joxe, se limite en effet à
l’accompagnement des opérations extérieures.

A l’attention de M. Roland Blum, M. François Léotard a estimé
qu’il ne voyait pas comment le missile qui avait abattu l’avion présidentiel
aurait pu transiter par des mains françaises, c’est-à-dire par des services dont
ce n’aurait pas été la mission ou le mandat, alors même que ces services font
l’objet de contrôles et doivent rendre compte de l’utilisation de leurs
munitions.
En revanche, il a rappelé que cette arme, d’origine soviétique, était
en dotation dans l’armée ougandaise et dans celle du FPR et que des
militaires du FPR étaient allés aux Etats-Unis se former à l’utilisation de ce
type de missile sol-air.
S’agissant de la mission Noroît, il a indiqué que c’est M. Pierre Joxe
qu’il faudrait interroger pour la période où les forces françaises étaient en
situation d’interposition, lui-même n’ayant connu que la période où leur
mission était la formation de l’armée rwandaise, c’est-à-dire bien l’armée
légale et en aucun cas les milices.
Enfin, il a indiqué que la présence de militaires français hors de la
zone Turquoise avait pu être liée au fait qu’au début de l’opération, lors de la
délimitation de la zone, les Français étaient allés assez loin, peut-être jusqu’à
la ville de Butare et jusqu’à la route qui conduit de Kigali au Burundi, avant
de se replier ensuite sur une zone plus réduite. Il a exposé en effet que leurs
instructions interdisaient aux militaires français tout contact militaire hostile
avec le FPR et expliqué que lorsque le Gouvernement avait su qu’il y avait
un tel risque, il avait été demandé aux officiers d’entrer en relation avec le
FPR pour éviter que de tels affrontements aient lieu.
M. Edouard Balladur a alors suggéré au Président Paul Quilès
que, si lui-même ou des membres de son Gouvernement devaient revenir
devant la mission, les questions puissent leur être communiquées à l’avance
afin que les réponses soient les plus précises possibles.
Le Président Paul Quilès a retenu cette suggestion.
M. Alain Juppé, rappelant que la presse rapportait qu’il y aurait eu
dans le Gouvernement de l’époque un partage entre les partisans et les
adversaires de l’intervention, a affirmé que lui-même en était partisan et que
s’il fallait le refaire, il le referait de la même manière, avec la même
conviction et le même enthousiasme. Il a ajouté qu’il n’y avait eu au
Gouvernement aucun débat quant au point de savoir si c’était une mission
d’interposition militaire ou une mission à caractère humanitaire, mais que
tous, sur ce point, avaient été en phase, sous l’autorité du Premier Ministre,
et que c’est ainsi qu’avait été mise en place l’opération Turquoise.

Il a exposé qu’il n’avait aucun souvenir d’une information qui serait
parvenue de Belgique au ministère des Affaires étrangères sur un génocide en
préparation. Evoquant l’éventualité que le Gouvernement belge ait pu
bénéficier de plus d’informations que le Gouvernement français du fait de la
présence sur le terrain, à cette époque, de la MINUAR I, composée de
2 300 hommes dont 424 Belges, il a suggéré que la question des actions
entreprises par la MINUAR pour s’opposer à la préparation du génocide soit
posée, mais à d’autres que le Gouvernement français. Il a confirmé en
revanche qu’on savait bien que la situation était tendue au Rwanda, dans la
mesure où aucune des parties n’envisageait de gaieté de coeur l’application
intégrale des accords d’Arusha.
Le Président Paul Quilès a confirmé que la question suggérée par
M. Alain Juppé serait posée aux responsables belges et à ceux de l’ONU,
s’ils acceptaient de venir devant la mission.
Evoquant alors l’action des 24 coopérants militaires qui avaient été
maintenus au Rwanda, M. Michel Roussin a répété qu’ils menaient des
opérations de formation, essentiellement dans les états-majors et à
l’exclusion de toute autre puisque, suivant les directives du Chef du
Gouvernement, le dispositif Noroît avait été “ démonté ”.
Rappelant que deux de ces coopérants, des gradés de la
Gendarmerie, avaient été assassinés à la machette après l’attentat contre
l’avion présidentiel, ainsi que l’épouse de l’un d’eux, il a expliqué que
pendant la crise les coopérants avaient procédé non pas à des opérations de
renseignement plus ou moins interlopes mais à des opérations de protection
de leurs compatriotes, jusqu’à ce que soit mise en place l’opération Amaryllis
à laquelle ils avaient alors pris part.
Il a rappelé que l’Assemblée nationale avait à l’époque rendu
hommage aux deux gradés de la Gendarmerie nationale et aux trois pilotes
français de l’avion présidentiel.
Quant à l’attribution à ceux-ci du titre de mort en service
commandé, M. Michel Roussin a fait valoir qu’il s’agissait de trois officiers
pilotes de transport, dont un ancien du GLAM, anciens officiers de carrière
employés sous contrat par un pays ami pour en transporter le Président. Il a
estimé que, eu égard à leur carrière militaire, au fait qu’ils étaient morts pour
la France puisqu’ils avaient été tués en accomplissant une mission pour
laquelle ils avaient été mis à la disposition d’un gouvernement ami par
l’administration française, en l’occurrence le ministère de la Coopération,
pensant également aux familles et à l’honneur des armées, il lui avait paru
légitime de proposer de décréter, selon une procédure bien connue au

ministère de la Défense, la mort en service commandé. Enfin, il a rappelé que
le fait que le décret attribuant la Légion d’Honneur à ces trois hommes était
signé du Président de la République était lui aussi dû, très normalement, au
statut d’officier de ces pilotes.
Après avoir remercié les intervenants d’avoir surmonté leur
prudence en ce qui concerne l’implication des Etats-Unis en Afrique, au
Zaïre et en Ouganda notamment, et estimé qu’il était démontré que les
Etats-Unis avaient armé le FPR avant et après le génocide, M. François
Loncle s’est demandé si l’implication américaine n’avait pas été sous-estimée
par les services de renseignement, ce qui avait pu conduire à des différences
d’analyse au sein du Gouvernement ou à la Présidence de la République. Il a
ensuite souhaité savoir si ses interlocuteurs, compte tenu de leur expérience à
la fois de parlementaires et de membres du Gouvernement, ne pensaient pas
que les accords d’assistance militaire devraient faire obligatoirement l’objet
d’une ratification par le Parlement.
M. Alain Juppé a souhaité dissocier les interrogations formulées
par M. François Loncle. Notant d’abord que celui-ci affirmait que
l’implication américaine dans la zone était réelle, il a estimé que cette
assertion serait peut-être confirmée par les conclusions de la mission
d’information. Evoquant ensuite la sous-évaluation qui aurait pu en être faite
par le Gouvernement, il a estimé qu’une telle analyse pourrait être justifiée si
la France avait engagé une confrontation militaire de bloc à bloc, mais que
telle n’avait pas été sa politique, puisqu’au contraire, au moins à partir de
mars-avril 1993, elle avait utilisé toute sa capacité de pression, qui n’était pas
mince, sur les autorités officielles du Gouvernement rwandais pour parvenir à
un partage du pouvoir et non à la victoire d’un camp sur l’autre. Il a rappelé
que ce conflit durait depuis des décennies, voire des siècles, qu’il n’y avait
aucune issue dans l’écrasement de l’une des deux ethnies par l’autre, mais
que la seule solution possible était au contraire la réconciliation et le partage
du pouvoir. Il a ajouté que l’un des buts constants de la France avait été de
provoquer la réunion d’une Conférence des Grands Lacs, associant
l’ensemble des pays de la région et les grandes puissances intéressées, pour
trouver un règlement politique stable. Il a conclu en considérant que la
France avait peut-être sous-estimé la volonté de certains à agir autrement
que par la voie politique et diplomatique, c’est-à-dire par la force.
S’agissant des services de l’Elysée, M. François Léotard a ajouté
qu’à l’époque la personne qui lui avait semblé définir, dans ses interventions,
avec le plus de précision et de sens de la stratégie et de l’histoire les rapports
de force entre les Anglo-Saxons et les Français dans cette région du monde,
c’était le Président de la République lui-même.

M. Edouard Balladur a, pour sa part, estimé qu’on ne pouvait
ériger en principe la ratification obligatoire par le Parlement des accords de
coopération militaire. Il a ajouté que l’existence d’un accord avec le Rwanda
était connue de tous, même si tous, dont lui-même, n’en connaissaient pas le
détail.
Il en a conclu qu’il n’était pas opérationnel de se réfugier derrière un
raisonnement juridique et que, s’il allait de soi que mieux valait que le
Parlement fût informé lorsque le Gouvernement signait des accords très
importants, on ne pouvait pas ériger en principe l’interdiction pour le
Gouvernement de signer quelque accord que ce soit sans en référer au
Parlement.
Le Président Paul Quilès a rappelé qu’un rapport était en
préparation sur cette question au sein de la Commission de la Défense.
Après avoir estimé que la question posée par le Premier Ministre
“ pourquoi s’en prendre à la France ? ” était fort juste et qu’il fallait s’y
associer, M. Jean-Claude Sandrier a considéré qu’il fallait aussi se
demander pourquoi la France était présente au Rwanda et donc qu’il fallait
analyser la politique menée par le Gouvernement, non seulement au Rwanda
mais dans cette région de l’Afrique, ses motivations et ses objectifs, et si elle
était en continuité avec celle des Gouvernements précédents.
Il s’est ensuite interrogé sur les motivations qui avaient conduit le
Gouvernement à ne pas interrompre les livraisons d’armes avant 1994, alors
même qu’existaient à l’époque au Rwanda de fortes tensions, se traduisant
par des massacres.
Il a estimé que la mission devrait également déterminer s’il y avait
eu des livraisons d’armes après cette date et, dans ce cas, quels canaux
avaient été utilisés et quelles étaient les responsabilités.
S’étonnant ensuite que M. Edouard Balladur se soit félicité à la fois
du retrait de la France du Rwanda fin 1993 et de son retour en 1994, il s’est
demandé pour quelles raisons on était parti pour revenir deux mois après le
génocide.
Enfin M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si le Gouvernement
de l’époque avait eu vent d’un éventuel entraînement des milices
gouvernementales rwandaises par l’armée française, comme cela avait pu être
évoqué dans la presse, et demandé des précisions sur le nombre de stagiaires
militaires rwandais instruits en France avant d’être envoyés dans les zones de
combat après avril 1994.

M. Edouard Balladur a rappelé que, dès lors qu’un accord avait
été obtenu à Arusha, grâce notamment aux efforts diplomatiques français, la
décision avait été prise d’alléger très considérablement la présence française
au Rwanda et d’arrêter quasiment les exportations d’armes. Les seules
livraisons effectuées, d’un faible montant, l’ont été en application
d’autorisations valant engagement, prises en 1990, 1991 et 1992. Parmi ces
livraisons, une seule est significative, celle concernant 1 000 projectiles pour
mortier de 60 mm, en vertu d’une autorisation de 1991, le reste étant
composé par exemple d’un pistolet 357 Magnum livré le 26 novembre 1993
ou de parachutes à une armée qui n’avait quasiment plus d’aviation.
Une fois les accords d’Arusha signés, la France a souhaité limiter sa
présence à la Mission de Coopération, supposant que ces accords seraient
appliqués. Elle a ensuite renvoyé des hommes dès lors que les massacres ont
commencé. Il n’y a aucune contradiction dans ce retrait et ce retour : la
situation a évolué, le Gouvernement s’est adapté.
M. Alain Juppé est revenu sur la soi-disant contradiction qui aurait
consisté, pour les Français, à partir puis à revenir. Le retrait du dispositif
français au Rwanda, relayé par la MINUAR I, est un élément
d’accompagnement des accords d’Arusha. Le retour des Français fait suite
au départ des Casques bleus, au début du génocide et à l’impuissance de la
communauté internationale à substituer la MINUAR II à la MINUAR I. Il
faut être cohérent : on ne peut à la fois reprocher à la France d’avoir favorisé
le génocide et être allée au Rwanda pour l’arrêter.
M. Alain Juppé a insisté sur la nécessité pour la France d’être
présente en Afrique en raison non seulement de ses responsabilités
historiques mais aussi en raison de ses intérêts dans ce continent. La France a
aidé ces pays à sortir de la misère et elle devrait se retirer au moment où ils
connaissent une certaine croissance ! Ce serait irresponsable de la part d’un
Gouvernement français de baisser les bras et de renoncer à cette présence en
Afrique. Il n’est bien sûr pas question de revenir à une attitude de type
colonial, il faut tenir compte de l’évolution de la démocratie en Afrique,
inventer de nouvelles formes de coopération. Mais la nécessité pour la
France de continuer par sa présence à favoriser le développement des pays
africains devrait être un sujet de consensus.
M. François Léotard a observé que les noms et fonctions des
militaires étrangers formés dans les écoles militaires françaises n’étaient pas
protégés par le secret défense et la mission d’information, si elle le désirait,
pourrait demander leur communication à l’état-major des armées.

Il a rappelé que la France formait des militaires et non des miliciens.
Elle a contribué uniquement à la formation de l’armée régulière d’un
gouvernement légitime.
M. Edouard Balladur a affirmé qu’il y avait eu une inflexion de la
politique gouvernementale avec son arrivée à Matignon, qui a consisté à
favoriser la recherche d’un accord entre toutes les parties et, à partir de là,
alléger la présence française au Rwanda. M. Edouard Balladur a fait valoir
que cela ne signifiait pas renoncer à une présence économique et culturelle
française dans ce pays pour laisser la place à d’autres, qui n’hésitent pas à
répandre des calomnies sur l’attitude de la France au Rwanda.
M. Guy-Michel Chauveau est revenu sur la période de
septembre-octobre 1993 et a demandé à M. Alain Juppé quelle avait été
l’attitude du Président Habyarimana au cours de leur rencontre. Il s’est
également interrogé sur l’action de la France dans les pays voisins du
Rwanda à cette même époque, et notamment au moment de l’assassinat du
Président burundais, M. Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993.
M. Alain Juppé, après avoir cité des extraits des accords d’Arusha,
a précisé que le Président Habyarimana n’avait pas fait preuve d’un
enthousiasme excessif à l’idée de devoir renoncer à une grande partie de son
pouvoir. Cela dit, après une période d’hésitation très longue, il avait
finalement accepté le processus prévu par les accords d’Arusha, notamment
sous l’effet des pressions françaises. Un gouvernement de transition avait été
mis en place, qui comprenait des ministres FPR. Une assemblée de transition
avait été désignée. C’est ce processus, dont certains craignaient la réussite,
qui a été interrompu par l’attentat du 6 avril 1994.
La France a multiplié les actions pour soutenir la réconciliation, que
ce soit auprès de l’OUA ou des pays de la région des Grands Lacs. M. Alain
Juppé a tenu à rendre hommage aux diplomates français qui ont fait preuve à
cette occasion d’une activité considérable.
M. François Léotard a suggéré que la mission d’information
entende le Secrétaire général de l’ONU et le responsable du Haut
Commissariat aux Réfugiés de l’époque.
Le Président Paul Quilès a répondu que ces demandes avaient déjà été
faites et il a remercié MM. Edouard Balladur, Alain Juppé, François Léotard
et Michel Roussin pour leur témoignage. Il a estimé que leurs réponses
étaient de nature à faire progresser la mission dans la recherche de la vérité.

Audition de M. Georges MARTRES
Ambassadeur au Rwanda (1989-1993)
(séance du 22 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Après avoir rappelé que M. Georges Martres avait été Ambassadeur
de France au Rwanda de 1989 à 1993, le Président Paul Quilès a souligné
l’intérêt de son audition dans la mesure où cette période revêtait un intérêt
capital pour la mission puisqu’elle a été marquée par le déclenchement du
conflit entre les forces régulières rwandaises et le FPR, par la négociation des
accords d’Arusha et par la démocratisation du pays après le discours de La
Baule. Il a souhaité connaître l’analyse personnelle de l’Ambassadeur sur
l’évolution de la situation rwandaise et que soit précisée la politique suivie
par la France au cours des années où il a représenté la France au Rwanda.
M. Georges Martres a tout d’abord insisté sur la nécessité de
replacer les événements tragiques du Rwanda dans leur contexte historique
et mis l’accent sur le rôle joué par l’administration belge dans l’exaspération
des relations entre Hutus et Tutsis. Il a relevé que la politique française
menée au Rwanda s’inscrivait dans le cadre général de notre “ politique du
champ ” visant à maintenir une sécurité dans les pays de cette zone en
appuyant des régimes que nous n’approuvions pas toujours mais dont
l’effondrement aurait provoqué le chaos. Il a également rattaché l’histoire du
Rwanda à celle du Burundi, le sort malheureux des Tutsis du Rwanda étant
lié à la politique inégalitaire menée par les Tutsis du Burundi. Les massacres
ont d’ailleurs commencé dès 1959 et se sont poursuivis dans les deux pays
tout au long des décennies suivantes.
En 1973, lors de la prise du pouvoir par le Général Habyarimana, il
a souligné que les Tutsis étaient menacés d’un nouveau pogrom et que,
paradoxalement, en dépit d’une politique discriminatoire qui fut menée à leur
égard dans l’administration et l’armée notamment, ces derniers considérèrent
le Président, à ses débuts, comme leur protecteur. Il a ensuite fait remarquer
que l’armée rebelle, qui avait envahi le Rwanda le 1er octobre 1990, avait
recueilli le soutien des personnalités hutues en rupture de ban avec le régime
d’Habyarimana, même si l’armée du FPR était essentiellement constituée de
Tutsis ayant servi dans l’armée ougandaise. Ainsi, les chefs du FPR, Fred
Rwigyema et Paul Kagame étaient-ils en 1989 respectivement Commandant
des opérations de l’armée ougandaise et Directeur adjoint du service de
renseignements de l’armée ougandaise.

M. Georges Martres a fait référence aux accords de coopération
militaire qui nous liaient avec le Rwanda et qui, à l’origine, en 1975, ne
concernaient que la Gendarmerie. Pour autant, même en l’absence d’accord
de défense avec le Rwanda, ce pays a été traité par le Gouvernement français
comme l’auraient été le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, dans une situation
analogue, s’ils avaient été victimes d’une incursion armée.
M. Georges Martres a ensuite traité du déroulement des
événements.
Le 3 octobre 1990, le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda a
sollicité auprès de M. Jean-Christophe Mitterrand et de M. Jacques Pelletier,
Ministre de la Coopération, l’appui de la France contre l’invasion conduite
par le FPR qui avait atteint à ce moment Rwamagana, à une soixantaine de
kilomètres de Kigali. La question de la sécurité des Français et des
Européens a été la préoccupation unique et immédiate de la cellule de crise
réunie le 4 octobre à l’Elysée, à laquelle participaient des représentants des
ministères des Affaires étrangères -dont lui même-, de la Défense et de la
Coopération. Les militaires estimaient qu’il était nécessaire de s’assurer le
contrôle de l’aéroport de Kigali pour pouvoir procéder correctement à une
évacuation des Européens. C’est dans cet esprit que M. Jean-Christophe
Mitterrand a téléphoné au Président de la République, en voyage dans le
Golfe, et que l’envoi le jour même à Kigali d’une compagnie du deuxième
régiment étranger parachutiste a été décidé.
Expédié au Rwanda dans le but de garantir la sécurité du pays, le
détachement français y est resté trois années. Il a été renforcé pour atteindre
deux puis finalement quatre compagnies au début 1993, soit un effectif
maximum d’environ 600 hommes, effectif toutefois modeste au regard de la
gravité croissante de la situation.
De retour à Kigali le 5 octobre, M. Georges Martres a éprouvé le
sentiment, qu’il a estimé partagé par Paris, que le FPR n’entraînait pas,
contrairement à ses affirmations, l’adhésion de la majorité des Rwandais,
malgré le soutien de la minorité tutsie et d’une partie de la bourgeoisie hutue,
hostile au Président Habyarimana. La corruption et le népotisme régnant
dans son entourage avaient en effet lassé une grande partie des Hutus du sud,
mais, pour autant, les opposants au régime ne cessaient d’affirmer que la
véritable majorité populaire était favorable, non pas au FPR, mais à une
opposition intérieure qui ne demandait qu’à s’exprimer. Il a noté que le
programme du FPR, publié dans le journal ougandais New Vision le
5 octobre, ne faisait aucune allusion à la démocratie pluraliste, mais
préconisait la création d’un mouvement national unique, inspiré de celui de
Museveni en Ouganda, dans lequel toutes les composantes politiques seraient

représentées sans toutefois pouvoir exercer de véritables responsabilités. En
somme, une situation politique proche de ce que connaissait déjà le Rwanda.
Bien que le FPR ait été porteur du souhait légitime de la minorité
tutsie de mettre fin à l’exclusion dont elle était victime, il apparaissait évident
que sa seule victoire militaire provoquerait des massacres de Tutsis, auxquels
il répondrait par des représailles, suivies sans doute d’une guerre civile, soit
le processus qui s’est déroulé et se déroule encore depuis.
Le génocide était prévisible dès cette période, sans toutefois qu’on
puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité. Certains Hutus avaient d’ailleurs
eu l’audace d’y faire allusion. Le Colonel Serubuga, Chef d’état-major
adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait
de justification aux massacres des Tutsis. Le génocide constituait une hantise
quotidienne pour les Tutsis. Dès le début du mois d’octobre 1990, plusieurs
milliers de personnes ont été emprisonnées à Kigali, la plupart en raison de
leur appartenance à la minorité tutsie ou parce qu’elles avaient des
sympathies ou des communautés d’intérêts avec les Tutsis. Il a souligné que
la libération de plusieurs milliers d’entre elles a été due à la pression
internationale, essentiellement celle de la France en raison du poids de sa
présence militaire. C’est donc dans l’unique but d’éviter les pires
débordements que la présence militaire française a été maintenue, d’une part,
sous la forme statique et dissuasive du détachement Noroît qui n’a jamais
combattu et, d’autre part, sous la forme d’une assistance militaire technique,
qui a atteint un effectif d’environ quatre-vingts conseillers militaires, qui ont
joué un rôle très actif dans la formation des forces armées rwandaises à tous
les niveaux, y compris à l’état-major. Conformément à l’accord de
coopération militaire et parallèlement aux moyens humains, une aide en
matériel et en munitions a également été accordée, mais relativement
modeste si l’on considère les besoins qui étaient exprimés et les livraisons
d’armes légères qui ont été effectuées en provenance de l’Egypte et de
l’Afrique du Sud. En revanche, contrairement aux demandes réitérées du
Président Habyarimana, aucun appui militaire direct n’a été accordé par la
France, et notamment aucun appui de feu aérien, pourtant sollicité par le
Chef de l’Etat rwandais, qui se référait à l’intervention des avions Jaguar lors
de l’incursion libyenne au Tchad.
M. Georges Martres a alors déclaré que notre soutien au régime
Habyarimana n’avait pas été inconditionnel contrairement à ce qui se dit
souvent dans les médias.
A l’évidence, la réconciliation des Rwandais avait peu de chances de
se réaliser si une minorité dominée par les Tutsis s’emparait du pouvoir par
les armes, pas plus qu’elle ne pouvait se faire sous l’égide d’un

gouvernement tout aussi minoritaire s’appuyant sur une poignée d’officiers
Bashiru, originaires du nord du pays et suscitant l’aversion conjointe des
Tutsis et des Hutus du sud au pouvoir lors de l’indépendance. C’est
pourquoi, dès le début et tout au long de la crise, notre soutien au Chef de
l’Etat rwandais a été assorti, le 10 octobre 1990 et maintes fois ensuite,
d’une triple condition : d’une part, la résolution du problème des
500 000 réfugiés tutsis rwandais vivant à l’extérieur, d’autre part la défense
et le respect des droits de l’homme, régulièrement bafoués par des
arrestations arbitraires, des assassinats et des pogroms, enfin l’engagement
d’un dialogue, tant avec l’opposition intérieure qu’extérieure, pour faire une
place à toutes les composantes de la Nation. Ce message, qu’il avait pour
mission de faire passer auprès du Président Habyarimana, lui a également été
adressé lors des contacts que ce dernier a eu avec le Président de la
République, le Directeur des affaires africaines et malgaches, le Ministre de la
Coopération, le Chef d’état-major des armées, ce qui contredit le soi-disant
monopole de la cellule africaine de l’Elysée dans le suivi de ce dossier. Il a
alors cité les rencontres entre les Présidents François Mitterrand et Juvenal
Habyarimana le 18 octobre 1990, le 23 avril 1991 et le 17 juillet 1992 ; la
visite au Rwanda le 9 novembre 1990 de M. Jacques Pelletier ; la
communication spéciale du Président François Mitterrand le 2 février 1991
dans laquelle il précisait la nécessité de négocier avec le FPR ; les entretiens à
Kigali avec M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches,
les 18 et 20 juillet ; la rencontre, les 23 et 25 décembre 1991, avec l’Amiral
Jacques Lanxade, Chef d’état-major des armées ; la mission à Kigali, le
12 février 1993, de M. Bruno Delaye, Conseiller à la Présidence de la
République, et de M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Directeur des
Affaires africaines et malgaches ; le 28 février 1993, la visite au Rwanda de
M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération.
M. Georges Martres a fait observer que l’on pouvait estimer que, si
ces messages portant sur les réfugiés, les droits de l’homme et la
démocratisation étaient pareillement renouvelés, c’était parce qu’ils étaient
suivis de peu d’effet. En ce qui concerne le problème des réfugiés, les
conditions de la guerre ne permettaient pas d’espérer de solution. S’agissant
des droits de l’homme, la présence française n’a malheureusement pas
empêché plusieurs massacres de Tutsis dans le Bugesera ou dans le Mutara.
Chaque attaque du FPR entraînait des massacres qu’il était difficile de
connaître : ils se déroulaient en dehors de Kigali et le Président Habyarimana,
de surcroît, rétorquait qu’il ne pouvait faire face à la vindicte populaire qui
avait perpétré ces massacres en réplique à des attaques du FPR, très
meurtrières, et visant tout autant les militaires que les civils. La présence
française n’était en outre pas suffisante pour faire face à des violences
ethniques généralisées ou juguler les attentats venant, soit du FPR, soit des

extrémistes Hutus. L’action la plus efficace de la France a sans aucun doute
été celle conduite en faveur de l’ouverture politique et du dialogue avec les
rebelles, puisqu’elle s’est traduite par la signature des accords d’Arusha.
Lors de son assassinat, le 6 avril 1994, le Président Habyarimana
n’était plus le potentat qu’il était lors de l’invasion de son pays, le 1er octobre
1990. C’est sous la pression de la communauté internationale et surtout de la
France qu’il s’est engagé dans un processus de démocratisation intérieure qui
a conduit à la formation, le 16 avril 1992, d’un gouvernement de transition
composé à parité entre l’ancien parti unique et l’opposition. Ce
gouvernement de transition a permis d’engager un dialogue plus productif
avec le FPR, qui a conduit, le 9 janvier 1993, à Arusha, à un accord sur le
partage du pouvoir entre l’ancien parti du Président Habyarimana, le FPR et
l’opposition intérieure. Sur vingt ministres, seuls cinq venaient du parti du
Président. C’est sans doute pour ne pas avoir pris suffisamment en
considération les conséquences de cet affaiblissement du Président
Habyarimana que la communauté internationale a été surprise par les
événements tragiques qui ont suivi l’attentat du 6 avril 1994. Il a estimé qu’il
n’était pas possible de prétendre que la France avait soutenu jusqu’au bout la
dictature du Président Habyarimana car elle a fait de lui un président
considérablement diminué dans ses pouvoirs.
M. Georges Martres a indiqué que dans les trois derniers mois qui
ont précédé son départ du Rwanda, le 27 avril 1993, la situation était
devenue explosive. L’accord du 9 janvier prévoyant l’insertion du FPR dans
la vie nationale et les négociations sur l’intégration du FPR dans l’armée
rwandaise avaient été jugés inacceptables par les extrémistes hutus exclus de
la négociation mais dont l’influence ne cessait de s’étendre dans le pays. Ces
derniers, qui ne pouvaient admettre que le Président Habyarimana perde le
pouvoir, s’étaient structurés en parti politique : la Coalition pour la défense
de la République (CDR) qui s’appuyait sur un paysannat illettré hutu mais
comptait à sa tête des hauts fonctionnaires, des universitaires et des officiers.
Ce parti n’a pas hésité à rompre avec le Président Habyarimana le 9 mars
1993, après l’accord de cessez-le-feu de Dar Es-Salam qui confirmait
l’accord politique du 9 janvier prévoyant le départ des troupes françaises et
leur remplacement par une force internationale.
Dans un communiqué du 11 mars, la CDR se déclarait
“ profondément choquée par l’attitude d’Habyarimana Juvénal, Président
de la République, qui a approuvé le contenu du communiqué [de Dar
Es-Salam] qui lèse manifestement les intérêts du peuple rwandais. Ceci
montre clairement que M. Habyarimana Juvénal, Président de la

République, ne se préoccupe plus des intérêts de la Nation. Il a plutôt
d’autres intérêts à défendre ”.
Dans le même temps, les tensions ethniques commençaient à
provoquer un clivage au sein des partis d’opposition intérieure et un
affaiblissement des tendances modérées, accusées de trahison. Ainsi, au sein
du Mouvement des démocrates républicains (MDR), s’est constitué le MDR
“ power ” de tendance extrémiste hutue.
M. Georges Martres a déclaré avoir eu deux indices directs
permettant de conclure à l’affaiblissement du Président Habyarimana. Le
12 février 1993, au cours d’une soirée, le Président s’était laissé convaincre
qu’il lui fallait signer un communiqué conjoint avec son Premier Ministre
d’opposition, affirmant l’unité de vue des deux hommes sur les accords
d’Arusha. En aparté, l’épouse du Président Habyarimana a fait savoir que ce
communiqué serait probablement désapprouvé par les propres partisans du
Président. Le 25 avril 1993, le Président Habyarimana avait évoqué son
souhait de se retirer de la vie publique, à la fin de la période de transition, et
demandé que la France puisse alors assurer sa sécurité future et celle de son
entourage.
Dans cette période cruciale, à l’exception du FPR, tous les acteurs
rwandais appréhendaient le départ du détachement français si celui-ci n’était
pas remplacé par une force internationale d’interposition conséquente, dotée
des moyens de s’opposer aux extrémistes des deux bords. Cette force,
compte tenu de la part active jouée par la France pour contenir l’avancée du
FPR, ne pouvait, pour ce dernier, être composée de Français. Les acteurs
souhaitaient que l’intervention des Nations Unies décourage toute reprise des
combats d’un côté comme de l’autre. M. Boniface Ngulinzira, Ministre des
Affaires étrangères, s’était montré particulièrement inquiet des réactions
violentes que l’accord d’Arusha avait suscitées dans les milieux extrémistes
hutus et appréhendait les conséquences de l’intégration prochaine des
combattants du FPR dans l’armée nationale. Il demandait la constitution
rapide de la force internationale, non seulement pour accompagner la
restructuration de l’armée rwandaise, mais aussi pour assurer la sécurité
civile dans l’ensemble du pays, sollicitant ainsi une mise sous tutelle
internationale du Rwanda.
En conclusion, M. Georges Martres a estimé qu’en favorisant la
signature des accords d’Arusha, la communauté internationale avait posé les
bases d’une gestion transitoire difficile mais susceptible d’être conduite par le
Président Habyarimana, à condition qu’il soit soutenu et que sa sécurité soit
assurée contre les extrémistes. A son avis, ce n’est pas la présence d’un
détachement français pendant trois ans qui a provoqué le génocide, mais son

remplacement par une force internationale, dont la mission et les moyens
n’étaient pas adaptés à la gravité de la situation.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment pouvaient
s’expliquer la désorganisation et la faiblesse des FAR, pourtant bénéficiaires
d’une assistance technique française. Il a également demandé à
l’Ambassadeur Georges Martres son sentiment sur l’offensive des 4 et
5 octobre 1990, et sur les combats dans Kigali, à propos desquels certains
observateurs ont parlé de mise en scène destinée à obtenir un renforcement
de l’aide militaire française.
M. Georges Martres a fait appel à des critères sociologiques pour
expliquer la faible combativité des FAR, qu’il n’avait jamais comprise. Les
Hutus, inférieurs en valeur militaire, n’étaient pas des soldats et se trouvaient
plus portés aux massacres qu’aux combats ouverts, alors que les Tutsis du
Général Kagame étaient des guerriers et constituaient une excellente armée.
Mais il a reconnu qu’il était difficile pour un Européen de prononcer des
jugements dans ce domaine. Il a admis que, s’il y avait eu une mise en scène
le 4 octobre 1990, il avait été lui-même abusé. Trois morts avaient été
dénombrés à Kigali le 5 octobre 1990 et les dégâts matériels étaient peu
importants. C’étaient d’ailleurs les FAR qui avaient tiré sur les troupes
françaises. Il a indiqué que l’ambassade de France à Bujumbura, où il se
trouvait le 5 octobre, recevait des messages et des télégrammes annonçant,
au nom du FPR, un ultimatum et accordant quarante-huit heures aux troupes
françaises pour évacuer le pays. Il a reconnu que, compte tenu de ces
injonctions, il avait vraiment cru à de violents combats et à une attaque du
FPR contre nos soldats. Pourtant, à l’époque, il s’est avéré qu’il n’y avait pas
eu de contact à Kigali entre l’armée française et celle du FPR. Le
représentant du FPR pour l’Europe, M. Bihozagara, a confirmé dans un
entretien à Paris le 13 janvier 1992 que le parti tutsi rwandais n’avait jamais
envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des Tutsis du Burundi
et non du FPR, d’autant que Fred Rwigyema venait d’être tué le 2 octobre. Il
s’agit donc d’une double intoxication.
Le Président Paul Quilès a alors interrogé M. Georges Martres à
propos des déclarations qu’il aurait faites qualifiant de “ rumeurs ” les
massacres de mars 1992 dans le Bugesera et de janvier 1991 dans le nordouest du Rwanda.
M. Georges Martres a affirmé qu’après avoir effectué des
recherches dans ses archives, il avait retrouvé le télégramme démontrant qu’il
s’était bien associé à la démarche conjointe des ambassadeurs de l’Union
européenne auprès du Général Habyarimana après les massacres du Bugesera

pour lui demander de faire cesser de telles exactions. Il a reconnu qu’il
pouvait avoir parlé de “ rumeur ” à une occasion avant que les massacres ne
soient confirmés car, si les massacres étaient bien réels, les rumeurs étaient
constantes. Toutefois, aucun doute n’était permis s’agissant du Bugesera. Un
membre de l’ambassade qui s’était rendu sur place a confirmé ces massacres.
Le Président Paul Quilès a souhaité avoir copie des télégrammes
diplomatiques cités par M. Georges Martres. Il s’est également interrogé sur
les raisons expliquant l’absence de livraison des nouvelles cartes d’identité
avant avril 1994 alors que le Général Habyarimana avait annoncé, dès le
9 novembre 1990, la suppression de la mention ethnique sur ces cartes. Il a
souligné que ce point était d’autant plus important qu’il avait été fait état
devant la mission d’information des conséquences de la mention ethnique,
qui aurait favorisé le génocide. De plus, il semblerait que le Président
Habyarimana ne disait pas les mêmes choses dans ses interventions lorsqu’il
s’exprimait en Français et dans la langue locale, et que la suppression de la
mention ethnique n’avait pas été annoncée à la radio.
M. Georges Martres a préféré que soient vérifiées, par exemple
auprès du ministère de la Coopération, les différentes étapes de la commande
des nouvelles cartes d’identité, notamment pour savoir si la France avait
promis de participer à cette opération, et à quelle date la commande du
Gouvernement rwandais avait eu lieu. Il a indiqué que la mention ethnique
avait une valeur symbolique qui choquait tout le monde mais que sa
suppression aurait été peu efficace pour empêcher le génocide. L’annonce de
sa suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes car
les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était Hutu.
C’est pourquoi les préfets avaient dû organiser des campagnes d’information,
d’où il ressortait que la suppression de cette mention n’empêcherait pas de
savoir qui était Tutsi et qui était Hutu. Ce projet de changement de carte
était bien connu puisqu’il suscitait des réactions. Les populations rwandaises
semblent toujours savoir qui est Hutu et qui est Tutsi sans avoir besoin de
document, malgré les erreurs et les malentendus dus notamment aux enfants
issus de mariages mixtes, mais il est difficile d’expliquer comment elles font.
Faisant référence au rapport de fin de mission de l’Ambassadeur
Georges Martres et citant un passage sur “ le métissage biologique qui s’est
accompagné d’un métissage culturel ”, M. Bernard Cazeneuve,
rapporteur, l’a interrogé sur cette possibilité de distinguer physiquement
Hutus et Tutsis : “ C’est ainsi que les dignitaires extrémistes hutus
recherchent les femmes tutsies qu’ils estiment très belles sauf celles qui ne
présentent pas de faciès nilotique ”.

Après avoir rappelé les difficultés économiques rencontrées par le
Rwanda lors de la mise en oeuvre de la politique d’ajustement structurel et
après avoir souligné que la France s’était souvent trouvée seule pour aider
financièrement ce pays à affronter les charges de la démocratisation, il a
souhaité avoir des précisions sur les fonds exceptionnels accordés à l’Etat
rwandais au titre de la coopération en 1990, et s’est interrogé sur la
pertinence de l’achat, pour 60 millions de francs, de l’avion présidentiel. Il a
demandé quelles avaient été les motivations de l’avenant de 1992 à l’accord
de coopération militaire de 1975. En particulier, il a souhaité savoir, d’une
part, quelles raisons motivaient l’extension de la coopération aux forces
armées rwandaises et non plus seulement à la gendarmerie, d’autre part, ce
que recouvrait la réorientation des objectifs de la coopération vers le
maintien de l’ordre, la police judiciaire et la formation de la garde
présidentielle, enfin s’il y avait une différence de nature entre la formation de
jeunes recrues et celle des jeunes officiers prévues dans l’avenant, et en quoi
consistait cette formation.
M. Georges Martres a affirmé que les traits physiques, c’est-à-dire
à la fois la silhouette trapue des Bantous et la silhouette gracile rappelant
celle des nomades du Sahel, étaient présents dans tous les Rwandais et
reconnaissables dans les familles : il s’agit d’ailleurs d’un mystère de ce
peuple où, malgré les métissages biologiques, les traces des origines
historiques de ses composantes subsistent.
Il a précisé que l’achat en 1990 d’un Falcon d’occasion pour le
Président Habyarimana correspondait au remplacement de la Caravelle très
vétuste qui avait été financée par la France, à une époque où le Rwanda
n’était pas en guerre contre le FPR. Il a indiqué qu’il s’agissait là d’une
pratique courante de coopération consistant à offrir un avion personnel aux
Chefs d’Etat africains. Le Président Bongo et vraisemblablement le Maréchal
Bokassa ont ainsi reçu des appareils. La France, ayant jugé qu’il lui était
difficile de ne pas répondre à cette demande de renouvellement, a acquis un
Falcon d’occasion et a fourni le même équipage d’officiers français, ce qui
permettait de connaître les déplacements importants du Président rwandais.
M. Georges Martres a indiqué s’être aperçu en 1992 que la
coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de base juridique
explicite puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la
gendarmerie. Cet accord n’avait au demeurant rien de mystérieux, ce n’était
pas un accord de défense mais un simple accord d’appui en formation et en
matériel.
M. Georges Martres a reconnu que c’était probablement lui qui
avait suggéré à Paris la signature d’un avenant qui remplacerait le mot

“ gendarmerie ” par les mots “ forces armées ”. Cette proposition était
motivée par la volonté de donner à la coopération militaire une forme
juridique qui lui manquait.
M. Georges Martres a souligné que la formation des unités de
maintien de l’ordre n’avait pas pour objet de renforcer une quelconque
dictature. Il existait des menaces permanentes d’affrontements avec les partis
d’opposition, aussi le Président Habyarimana avait-il demandé que des unités
de gendarmerie soient formées à contenir les manifestations, comme elles le
font habituellement dans les démocraties occidentales.
M. Georges Martres a estimé que la formation de la police
judiciaire, qui était encore moins critiquable au regard de la morale, s’est
soldée par un échec. Au cours des années 1992-1993, le Rwanda a connu de
nombreux attentats dont les auteurs demeuraient introuvables. En
conséquence, il a été proposé au Président Habyarimana, qui a accepté, de
former la police judiciaire rwandaise pour constituer une brigade d’enquête.
L’expérience, selon M. Georges Martres, s’est révélée assez décevante car
cette formation n’a pas permis de recueillir davantage d’informations sur les
origines des attentats. La cause en est à rechercher non pas dans la qualité
des formateurs, qui était grande, mais probablement dans les problèmes
linguistiques, le kinyarwanda n’étant pratiquement pas parlé par les Français.
M. Georges Martres a fait valoir que la formation de la garde
présidentielle à laquelle étaient affectés un ou deux officiers, n’avait pas pour
objet de former des escadrons de la mort, mais au contraire de rendre cette
garde plus humaine et plus disciplinée. Toutefois, estimant que les rumeurs
qui couraient sur la garde présidentielle pouvaient devenir préjudiciables à la
fois à l’image de la France et à l’honneur des officiers, M. Georges Martres a
indiqué avoir envoyé un télégramme à Paris, resté sans réponse, suggérant
que l’on mette un terme à cette formation.
M. Georges Martres a évoqué la formation de jeunes recrues
rwandaises, par quarante-sept assistants techniques français, dans un camp
situé entre Ruhengeri et Gisenyi, et a souligné qu’il s’agissait de former des
soldats et non des criminels. L’objectif était de dynamiser une armée
rwandaise qui avait manifesté plus d’activité dans les massacres que dans les
combats.
M. François Lamy a demandé à M. Georges Martres de confirmer
l’information donnée par M. François Léotard selon laquelle il y aurait eu des
soldats ougandais dans les troupes du FPR.

Il a souhaité savoir s’il y avait une gestion directe du dossier
rwandais par l’Elysée et, dans l’affirmative, si une telle situation était de
pratique courante.
M. Georges Martres a confirmé qu’il y avait à l’évidence des
soldats ougandais dans l’armée du FPR et que les premières troupes qui ont
envahi le Rwanda étaient composées de Rwandais enrôlés dans l’armée
ougandaise. Il a précisé qu’il avait lui-même eu sous les yeux des cartes
d’identité, des armes ou des rapports ougandais. En revanche, il a déclaré
ignorer la proportion d’Ougandais autres que des Tutsis d’origine rwandaise
qui ont continué à affluer dans les troupes du FPR après les événements,
même si le Gouvernement rwandais avait tendance à insister sur cette
présence.
M. Georges Martres a déclaré s’être rendu compte assez
rapidement, dès le début des événements, qu’il y avait un intérêt particulier
de l’Elysée pour ce qui se passait au Rwanda. Il en résultait une plus grande
efficacité dans la prise des décisions au jour le jour. Le Chef d’état-major
particulier du Président de la République jouait le rôle d’élément
centralisateur, ce qui avait pour conséquence d’éviter que le processus de
décision, en cas de crise, ne s’enlise entre le ministère des Affaires
étrangères, le ministère de la Coopération et divers services du ministère de
la Défense. Il en résultait ce que M. Georges Martres a qualifié de “ situation
de confort ” : M. Georges Martres lui-même a souligné qu’il avait pris
l’habitude, au vu de la façon dont les décisions étaient adoptées, de
communiquer tout ce qu’il faisait à la Présidence de la République.
M. Pierre Brana a demandé des précisions sur la formation des
troupes rwandaises et si ces troupes étaient composées uniquement de
Hutus.
M. Georges Martres a répondu que les Français participaient à la
fois à la formation des officiers et des troupes de base et que les uns et les
autres étaient bien sûr des Hutus parce que l’armée n’était constituée
pratiquement que de Hutus.
M. Pierre Brana a fait état d’informations selon lesquelles des
officiers français auraient conduit ou assisté sinon participé à des
interrogatoires de combattants du FPR.
M. Georges Martres a contesté que des officiers français aient pu
conduire des interrogatoires mais a admis qu’il arrivait que ceux-ci se
rendent dans les locaux où étaient détenus des officiers du FPR, le plus

souvent ougandais, dans le but d’obtenir des renseignements concernant
justement la part que prenaient les Ougandais dans l’offensive du FPR.
M. Pierre Brana a demandé des informations sur un éventuel
hélicoptère de combat destiné, lors de l’opération Noroît, à neutraliser les
colonnes ennemies.
M. Georges Martres a relevé qu’un hélicoptère de combat de
l’armée rwandaise avait, le 4 ou 5 octobre 1990, détruit une dizaine de
véhicules du FPR et quatre ou cinq camions contenant de l’essence et que,
selon les comptes rendus des militaires français, cette opération avait été
menée par un pilote rwandais, même si ce pilote avait été formé par les
Français. L’officier instructeur était d’ailleurs assez fier du succès de son
élève.
M. Pierre Brana a demandé à M. Georges Martres s’il avait
effectivement envoyé dès les premiers jours d’octobre 1990 des télégrammes
mentionnant la possibilité de massacres à grande échelle.
M. Georges Martres a déclaré ne pas se souvenir s’il avait utilisé
l’expression de “ massacres à grande échelle ” mais qu’il avait attiré
l’attention de ses correspondants sur les risques de violences ethniques.
M. Georges Martres a souligné qu’il s’était constamment demandé
si, en cas de retrait des troupes françaises, des massacres se produiraient. Si
l’on répondait par la négative à cette question, il n’y avait aucune raison que
la France intervînt au Rwanda. Kagame ou Habyarimana, quelle importance ?
Souvent Paris interrogeait son ambassadeur sur les conséquences d’un départ
des forces françaises et M. Georges Martres avait toujours répondu que,
dans cette hypothèse, il y aurait à coup sûr des violences ethniques. Il a
constaté que les événements qui se sont produits après son départ ont validé
a posteriori ses appréciations de l’époque.
M. Guy-Michel Chauveau a demandé quelles étaient les relations
entre la famille du Président Habyarimana et les extrémistes hutus.
M. Georges Martres a estimé que ces relations étaient bien
mystérieuses. L’entourage du Président Habyarimana, appelé l’Akazu, est
souvent décrit comme le noyau de l’extrémisme. Cet Akazu était
prétendument dirigé par le Colonel Sagatwa, secrétaire particulier du
Président et cousin de Mme Habyarimana. Le Colonel Sagatwa a trouvé la
mort dans l’attentat contre l’avion présidentiel. En conséquence, si l’on
admet que ce sont les extrémistes qui ont organisé cet attentat, il faut

également supposer que ceux-ci ont délibérément tué leur chef et certains de
leurs amis.
Le Président Paul Quilès a demandé si la présence du Colonel
Sagatwa dans l’avion présidentiel rendait improbable pour M. Georges
Martres l’hypothèse d’un attentat organisé par les extrémistes hutus.
M. Georges Martres a répondu que tel était son sentiment, sauf si
le Colonel Sagatwa avait trahi la cause des extrémistes. Il s’est dit très
perplexe et impressionné face aux déclarations de M. Filip Reyntjens parlant
de l’utilisation d’un missile français. Il a déclaré qu’en 1994, jamais la thèse
des extrémistes hutus ne lui serait venue à l’esprit. En revanche, il savait que
le FPR possédait, au moins depuis 1990, des lance-missiles anti-aériens -le
FPR avait d’ailleurs abattu en octobre 1990 un avion de l’armée rwandaise
ainsi qu’un hélicoptère rwandais- et des missiles SAM-16, du type de celui
utilisé pour l’attentat, qui ont été retrouvés dans le parc national de
l’Akagera et rapportés par nos militaires en 1990 ou 1991. Par ailleurs, il a
estimé peu probable qu’il y eût, lorsqu’il a quitté le Rwanda, un membre des
FAR sachant utiliser un lance-missiles. La France n’avait jamais accordé ce
type d’assistance à l’armée rwandaise ; elle ne lui avait pas fourni de missile
sol-air puisque le FPR ne disposait d’aucune aviation. Les seuls missiles
donnés par la France furent des engins Milan, sol-sol, qui n’ont d’ailleurs
jamais servi. En conséquence, retenir la responsabilité des extrémistes hutus,
qui avaient déjà bien du mal à tirer au mortier et au canon, reviendrait à
admettre qu’ils aient bénéficié d’une assistance européenne pour l’attentat.
Ce serait là un point crucial à éclaircir.
Selon M. Georges Martres, les responsabilités seraient davantage à
rechercher du côté du FPR qui, somme toute, au terme d’un génocide qui a
fait plus de 850 000 morts, a réussi à revenir au pouvoir.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé à M. Georges Martres si,
personnellement, il était en mesure de distinguer un Tutsi d’un Hutu et l’a
interrogé, par ailleurs, sur les autorités qu’il était amené à rencontrer lors de
ses séjours à Paris, en dehors du directeur des Affaires africaines du Quai
d’Orsay, notamment à l’Elysée.
M. Georges Martres a répondu que, dans certains cas, il était
possible de reconnaître des Hutus ou des Tutsis, notamment en raison de la
très grande taille de ces derniers, mais qu’il n’était pas possible pour autant
de se prononcer systématiquement. Il a indiqué qu’avant les événements, le
Rwanda ne suscitant guère d’intérêt, il voyait uniquement des membres de la
direction des Affaires africaines et malgaches ; après les événements, outre
ses correspondants habituels au Quai d’Orsay, il rencontrait à l’Elysée

M. Jean-Christophe Mitterrand puis son successeur, M. Bruno Delaye,
parfois le Secrétaire général du Quai d’Orsay et le Ministre de la
Coopération, mais non le Ministre des Affaires étrangères.
M. Jacques Myard a souhaité savoir si M. Georges Martres avait
éprouvé le besoin de réagir pour démentir les propos tenus par la presse à
son sujet.
M. Georges Martres a estimé qu’il s’était donné pour principe de
n’accorder aucun entretien aux journalistes et de ne pas exercer de droit de
réponse considérant qu’il ne fallait pas tomber dans le piège médiatique et
que mieux valait garder le silence.
M. Jean-Claude Decagny a rappelé que le déploiement de nos
forces en 1990 dans le cadre de l’opération Noroît n’avait fait l’objet,
semble-t-il, d’aucune concertation avec le gouvernement de l’époque et a
demandé si, parmi les quatre compagnies présentes au Rwanda en 1993, des
soldats français avaient participé aux combats. Il s’est étonné que ni le Chef
du Gouvernement, ni le Ministre des Affaires étrangères n’aient été cités
comme ayant rencontré le Président Habyarimana et a souhaité savoir à qui
M. Georges Martres rendait compte des événements qui survenaient au
Rwanda.
M. Georges Martres a déclaré que les forces françaises du
détachement Noroît n’avaient participé à aucun engagement mais que l’on
pouvait toujours s’interroger sur le point de savoir si les assistants
techniques, lorsqu’ils dispensent des formations ou jouent un rôle actif et
proche de conseil de l’état-major, participent aux combats même s’ils ne
combattent pas directement. Nos assistants techniques n’ont pas participé
aux combats en ce sens qu’ils n’ont pas directement combattu mais ils ont
joué un rôle actif de conseil qui peut être considéré comme très proche d’une
participation aux combats.
Il a admis que ni le Ministre des Affaires étrangères, ni le Chef du
Gouvernement n’ont eu la volonté personnelle d’intervenir dans le conflit et
qu’aucune audience ne leur avait été demandée par le Président
Habyarimana. Mais il a précisé que M. Roland Dumas avait rencontré le
Président Habyarimana lorsque celui-ci avait été reçu par le Président
François Mitterrand. Il a indiqué que, très normalement, il avait rendu
compte au Quai d’Orsay de la situation au Rwanda.
M. Michel Voisin a demandé si les troupes du FPR, outre les
militaires ougandais, comportaient des effectifs d’autres nationalités.

M. Georges Martres a dit ne disposer d’aucune preuve, en ce
domaine, même si les services rwandais affirmaient qu’il y avait des
mercenaires parmi les troupes du FPR.
M. Didier Boulaud s’est interrogé sur les missiles sol-air
appartenant au FPR, qui ont été trouvés par des militaires français. Il a
demandé où étaient désormais ces missiles.
M. Georges Martres a affirmé n’avoir vu qu’un seul missile et ne
pas avoir de réponse concernant l’endroit où il se trouve. Il a suggéré de
poser la question aux attachés militaires français et a supposé que ce missile
avait été rendu aux FAR.

Audition de M. Jean-Christophe MITTERRAND
Conseiller à la présidence de la République (1986-1992)
(séance du 22 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a tout d’abord rappelé que
M. Jean-Christophe Mitterrand, ancien Conseiller à la Présidence de la
République de 1986 à 1992, avait rencontré à diverses reprises le Président
Habyarimana et d’autres personnalités rwandaises, en particulier au cours des
années 1990 et 1992, marquées à la fois par le déclenchement de la guerre
entre les autorités régulières et le FPR et par l’instauration du multipartisme.
Précisant qu’il avait occupé ses fonctions à la présidence de la
République jusqu’en septembre 1992 et qu’il ne pourrait parler que de la
période 1990-1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite remercié la
mission pour l’occasion qui lui était offerte de démentir les allégations
mensongères, voire diffamantes, dont il a été l’objet et a déploré que ces
contrevérités n’aient fait que rendre plus difficile une saine compréhension
des événements du Rwanda. Il a souligné que les conseillers chargés des
affaires africaines à la présidence de la République avaient pour seul rôle
d’informer le Président de la République, d’effectuer les missions qu’il
jugeait utiles, de répondre à ses questions et de nourrir ses réflexions. Il a
démenti la rumeur selon laquelle il connaissait le fils du Président
Habyarimana et celle encore plus insensée qui le disait propriétaire d’hectares
de haschich.
Après avoir affirmé que la situation des populations tutsies réfugiées
en Ouganda avait constitué la “ mèche retard ” du déclenchement de ce
dramatique conflit, il a indiqué qu’à la suite des combats politiques et
interethniques survenus au Rwanda comme au Burundi, avant et après
l’indépendance de ces deux pays, des centaines de milliers de réfugiés tutsis
s’étaient retrouvés dans une situation très précaire et que les jeunes de la
seconde génération, qui s’étaient engagés dans les troupes de Yoweri
Museveni, avaient facilité sa prise du pouvoir à Kampala contre le Président
Obote. Les principaux compagnons d’armes du Président Museveni, comme
le Général Fred Rwigyema ou M. Paul Kagame occupaient des postes
importants dans l’armée ougandaise. Parallèlement, un petit groupe de
réfugiés, qui constituera le FPR, ne renonce pas à l’idée d’un retour au
Rwanda, même par la force s’il le faut. Lorsque le Président Museveni, pour
des raisons de politique intérieure, est obligé d’écarter de l’armée les Tutsis

d’origine rwandaise, ces derniers, ayant toujours vécu en Ouganda, ont
désormais le sentiment d’être des apatrides et vont rejoindre le parti FPR, né
dans les camps de réfugiés, en lui donnant une capacité militaire inattendue
qui permettra l’attaque d’octobre 1990.
Présentant la situation intérieure du Rwanda au même moment,
M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait part de deux paradoxes. D’une
part, les Tutsis du Rwanda paraissent mieux traités par le Général
Habyarimana que par les régimes hutus précédents, malgré une forte
discrimination dans l’armée, la politique ou l’administration, ce que confirme
M. Gérard Prunier qui, dans son ouvrage Rwanda, histoire d’un génocide,
souligne que le Président Habyarimana préfère des Tutsis prospères à des
hommes d’affaires hutus corrompus. D’autre part, l’opposition démocrate
intérieure hutue qui s’oppose au régime du Général Habyarimana ne s’est pas
alliée au FPR, démontrant à nouveau la complexité de la situation politique
au Rwanda. Le FPR est d’ailleurs décrit par le MDR comme “ une branche
armée de réfugiés rwandais féodaux revanchards ”.
Abordant la chronologie de l’action de la France en 1990,
M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que le Président Habyarimana
s’était rendu à Paris en avril et qu’après le discours de La Baule, il avait été
le seul Président africain à réagir positivement, en proclamant, le 5 juillet
1990, la nécessité de réformes constitutionnelles, fondées sur l’instauration
du multipartisme. Le 1er octobre 1990, les troupes du FPR avaient attaqué le
Rwanda en franchissant la frontière à partir du sud de l’Ouganda. A leur tête
se trouvait le Général Fred Rwigyema, ancien Chef d’état-major et Ministre
de la Défense du Président ougandais. Le 4 octobre 1990, l’arrivée, dans le
cadre de l’opération Noroît, du premier détachement de 150 soldats français
chargés d’assurer la sécurité de nos ressortissants, avait permis d’en évacuer
un certain nombre, la majorité d’entre eux ayant cependant refusé de partir.
L’offensive du FPR avait été arrêtée en octobre par les FAR soutenues par
environ 1 500 soldats zaïrois, dont le comportement répréhensible avait
d’ailleurs provoqué le mécontentement des populations et leur départ rapide
du Rwanda. De nombreuses arrestations avaient concerné à cette époque
près de 5 000 personnes et s’étaient réalisées dans la plus grande confusion.
M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait état d’une note qu’il
avait rédigée à l’attention du Président de la République, le 16 octobre 1990,
pour présenter les demandes militaires que formulait le Président rwandais,
attendu le 18 octobre à Paris. Après avoir lu un passage de cette note ainsi
rédigé : “ des livraisons minimum permettraient à l’armée rwandaise de
garder un statu quo sur le terrain avec un risque d’effondrement si la
guerre dure trop longtemps. Un flux logistique sérieux permettrait au

Président Habyarimana de marquer des points militaires décisifs afin qu’il
puisse négocier en position confortable ”, il a rappelé qu’à ce moment là, le
FPR contrôlait une partie du nord-est du Rwanda et que, pour la
communauté internationale, il s’agissait d’une invasion étrangère, car
soutenue par l’armée ougandaise. Puis, il a repris sa lecture en lisant l’extrait
suivant : “ cette aide autoriserait la France à demander avec plus de force
le respect des droits de l’homme et une ouverture démocratique rapide une
fois le calme revenu. ”
Il a indiqué que cette note traitait de la situation sur le terrain, de
l’échec de la tentative de médiation du Premier Ministre belge, ainsi que
d’informations, confirmées par la DGSE, relatives à la présence d’agents
libyens aux côtés du FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que, le 18 octobre 1990,
dans la note d’entretien avec le Président Habyarimana, rédigée à partir des
contributions du ministère des Affaires étrangères, de la Coopération et de la
Défense, l’Ambassadeur Claude Arnaud, qui en est le signataire, estime qu’il
est bon de rappeler que la mission exclusive de Noroît a été d’assurer la
sécurité et la protection de nos ressortissants mais qu’il n’est pas douteux
que la seule présence de ce contingent ait fortement consolidé, à ce moment
critique, la position du Président Habyarimana. M. Jean-Christophe
Mitterrand a précisé qu’une deuxième compagnie de 150 hommes avait été
envoyée à Kigali par la suite. S’agissant de munitions, la France avait
répondu favorablement et immédiatement, en livrant notamment des
roquettes pour les hélicoptères Gazelle le 18 octobre, les demandes de
matériels considérées comme moins urgentes ayant été examinées en fonction
de la situation militaire et des disponibilités. Il est à noter que le Rwanda
disposait de cinq hélicoptères Gazelle armés dont la maintenance était
effectuée par nos coopérants militaires. Toujours d’après la même note
d’entretien, M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que “ d’après des
informations de source ougandaise, le Président Habyarimana avait
accepté hier (17 octobre 1990), lors d’une rencontre en Tanzanie, avec ses
collègues tanzaniens et ougandais la proclamation d’un cessez-le-feu, une
rencontre avec les représentants du Front patriotique rwandais et le
principe du droit au retour des réfugiés. Si ces informations étaient exactes,
un grand pas serait fait dans la voie d’une solution du problème ”. En
post-scriptum, il était suggéré le retrait d’une de nos deux compagnies, après
l’acceptation du cessez-le-feu par les deux parties le 19 octobre.
M. Jean-Christophe Mitterrand a déclaré qu’il avait établi à l’attention du
Président de la République une note indiquant que la situation au Rwanda
était influencée par la position dans ce conflit des pays voisins et qu’une
concertation régionale entre les différents pays de la zone constituait le seul

moyen de stabiliser la situation. Il ajoutait dans sa note : “ notre présence
militaire au Rwanda risque donc de perdurer aussi longtemps qu’une
solution politique n’aura pu être trouvée. ” M. Jean-Christophe Mitterrand a
alors précisé que le Président de la République avait, en marge, commenté
négativement cette solution mais qu’il avait en revanche approuvé le principe
d’une mission, qui sera effectuée par le Ministre de la Coopération,
M. Jacques Pelletier, du 6 au 8 novembre 1990 au Rwanda, en Ouganda, au
Kenya, en Tanzanie, au Burundi et au Zaïre, afin de marquer notre appui à
l’ouverture d’un dialogue régional, permettant de dégager une solution au
conflit acceptable par tous et qui était déjà réclamé par les Présidents
Museveni et Habyarimana. Les rencontres avaient eu lieu avec tous les Chefs
d’Etat et les Ministres des Affaires étrangères et des contacts avaient même
été pris avec des membres du FPR à Kampala. L’accent avait été mis sur
l’arrêt du conflit armé, le règlement de la question des réfugiés et
l’engagement de certains pays à ne pas favoriser la guerre. Il a souligné que
tous les participants avaient donné leur accord pour une conférence sous
l’égide de l’OUA et du HCR, avec soutien technique et financier de l’Union
européenne, de la France et de la Belgique. Au Rwanda en outre,
l’engagement portait sur la fin des arrestations, la libération des personnes
arbitrairement arrêtées et la mise en place de la modernisation institutionnelle
annoncée en juillet 1990 : multipartisme, respect des droits de l’homme,
organisation d’élections. La France avait également insisté sur la nécessité de
rayer la mention ethnique sur les cartes d’identité et sur le problème des
réfugiés. Suite aux pressions diplomatiques, 3 500 prisonniers avaient été
libérés le 15 novembre 1990, soit environ deux tiers des personnes arrêtées
lors des attaques du mois d’octobre. M. Jean-Christophe Mitterrand a fait
alors état de l’analyse de l’Ambassadeur de France, M. Georges Martres, qui
estimait, en novembre 1990, que le Président Habyarimana n’était plus guère
menacé par le FPR, dont l’action s’essoufflait, mais par l’opposition d’une
partie de son propre entourage hutu violemment hostile à la démocratisation
du système politique réclamée par la France et les occidentaux.
L’Ambassadeur considérait alors que, dans l’intérêt du pays, il était
souhaitable que le Président Habyarimana arrive à trouver un juste équilibre
entre ces forces contraires.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le 28 décembre 1990
avait vu la publication au Rwanda de l’avant-projet de charte politique
nationale recommandant le multipartisme et la création d’un poste de Premier
Ministre et que la France semblait alors récolter le fruit de ses efforts, six
mois après le discours de La Baule.
Décrivant la situation diplomatique en décembre 1990-janvier 1991
dans la région, il a indiqué que plusieurs motifs étaient venus freiner, dès

décembre 1990, l’amorce des négociations : la rivalité zaïro-tanzanienne pour
avoir le rôle de chef de file des négociations dans la région, les demandes
préalables exorbitantes du FPR exigeant sa reconnaissance officielle comme
mouvement armé, son intégration dans les forces armées rwandaises, la
proclamation d’une amnistie et le partage immédiat du pouvoir,
l’impossibilité par conséquent pour le Président Habyarimana d’engager un
dialogue direct entre les parties, le penchant malheureux du Gouvernement
de Kigali de se reposer sur ses voisins pour régler la question des réfugiés, le
peu d’empressement du Président Museveni à rencontrer ses voisins en
raison de l’engagement des Ougandais auprès du FPR et enfin la crainte du
Président de la Tanzanie, hôte de la conférence, de ne pouvoir faire aboutir
les négociations.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé qu’il avait reçu, le 6 janvier
1991 à Paris, à leur demande et très confidentiellement, une délégation du
FPR, conduite par Pasteur Bizimungu, actuel Président du Rwanda, qui
sollicitait de la France une action diplomatique pour tenter d’infléchir
l’attitude jugée trop dure du Gouvernement rwandais à l’égard de son
mouvement dans le cadre des négociations qui viennent d’être évoquées.
Au nord-ouest, le raid du FPR sur Ruhengeri le 23 janvier 1991 et
l’occupation pendant vingt-quatre heures de cette capitale des dirigeants
hutus au pouvoir et du Président avait créé un choc psychologique et marqué
un infléchissement important dans la tactique du FPR puisqu’à des attaques
frontales se substituaient des actions de guérilla bien préparées militairement
et caractérisées notamment par leurs aspects psychologiques. Cette nouvelle
stratégie avait eu pour effet de favoriser l’émergence des tendances
extrémistes hutues exploitant les rumeurs de coup d’Etat et trouvant dans ce
climat de guerre un terrain propice à la propagation de leurs thèses et aux
dénonciations sans preuve. Ces extrémistes effectuaient un travail de sape du
régime en place en s’attaquant ouvertement, par l’intermédiaire de leur
journal Kangura, aux proches du Président avant de s’en prendre au
Président lui-même. Lors de l’attaque de Ruhengeri, une partie du dispositif
Noroît avait été mobilisée pour protéger et rapatrier les nationaux français
présents dans cette région ; cette opération s’était déroulée de façon
exemplaire, sans difficultés particulières et sans qu’aucun coup de feu n’ait
été échangé.
Le 30 janvier 1991, le Président de la République s’était adressé par
écrit au Président Habyarimana pour lui faire part de ses préoccupations
quant à l’avenir de la paix dans la région des Grands Lacs, menacée par la
poursuite d’actions militaires, et pour l’assurer du soutien de la France pour
trouver une solution pacifique. Dans ce courrier, le Président de la

République rappelait également les objectifs de la mission effectuée par
M. Jacques Pelletier, exprimant la nécessité de trouver une solution durable,
dans le cadre d’une négociation menée dans un esprit d’ouverture et de
dialogue. Trois conditions lui paraissaient indispensables : la non-ingérence
directe ou indirecte, y compris militaire, des pays voisins dans la politique
intérieure rwandaise, l’ouverture d’un dialogue national pour favoriser tant la
réconciliation nationale que l’avènement d’un Etat de droit respectueux des
droits de l’homme, et le règlement de la question des réfugiés avec, sous les
auspices de l’OUA, du HCR et des Etats concernés, la tenue d’une
conférence régionale sur le sujet. Il informait enfin le Président Habyarimana
de sa décision de maintenir, pour une durée limitée au développement de la
situation, la compagnie militaire française envoyée en octobre 1990 et
chargée d’assurer la sécurité et la protection des ressortissants français. En
février 1991, la déclaration officielle adoptée au sommet de Dar Es-Salam
prévoyait une solution durable du problème des réfugiés rwandais.
Dans le courant du mois de mars 1991, la coopération française
mettait en place un détachement d’assistance militaire et d’instruction, le
DAMI, dans le cadre de l’accord de coopération de 1975.
Le Président de la République devait rencontrer à nouveau le
Président Habyarimana le 3 avril 1991. Dans la note d’entretien élaborée à
cet effet par M. Gilles Vidal, chargé de mission à la présidence de la
République, il était précisé que cette visite intervenait à un moment crucial
pour l’évolution intérieure du Rwanda et que désormais, soit la logique de
paix prévalait et, parallèlement le processus de démocratisation annoncé le
4 août 1990 par le Président rwandais s’engageait, soit la région risquait de
s’installer dans une logique de guerre civile. Cette note précisait par ailleurs
que de nombreux motifs d’inquiétude subsistaient : les réticences du
Gouvernement rwandais à accepter la logique du cessez-le-feu, les autorités
de Kigali redoutant que l’on fasse du FPR un interlocuteur privilégié,
l’attentisme du FPR qui, campant sur ses positions maximalistes -création
d’un gouvernement d’union nationale et intégration de ses troupes dans
l’armée rwandaise- rendait inacceptables ses demandes par les autorités de
Kigali, les retards dans la mise en place du groupe d’observateurs de l’OUA,
le manque de marge de manoeuvre du Président Habyarimana qui devait
composer avec les milieux extrémistes hutus très représentés dans l’armée et
dans son entourage. M. Gilles Vidal indiquait également que le Président
rwandais ne manquerait vraisemblablement pas de solliciter de nouvelles
aides militaires. Il conviendrait alors de rappeler la présence active de nos
coopérants militaires et la fourniture régulière de munitions tout en précisant
que notre soutien ne saurait, en tout état de cause, aller contre les
engagements réciproques pris par les deux parties lors de la signature, sous

l’égide du Président Mobutu, de l’accord de cessez-le-feu du 29 mars 1991.
Il était aussi indiqué que le Président Habyarimana devait être encouragé à la
modération et informé, compte tenu de l’avantage certain des troupes
rwandaises sur le terrain, d’un retrait prochain du détachement Noroît,
suggéré par le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, et l’état-major
particulier du Président, la mission de ce détachement devenant caduque avec
l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Le Président Habyarimana devait être
incité à améliorer les rapports du Rwanda avec ses voisins en abordant
notamment la question du nécessaire retour au pays des réfugiés qui le
souhaiteraient, ce qui rendrait plus efficaces les efforts déjà déployés par la
France.
Par ailleurs, le Rwanda, confronté à une grave crise économique,
avait signé, en 1991, des accords d’ajustements structurels avec le FMI, la
Banque Mondiale et les pays donateurs. Il était prévu qu’il recevrait dans ce
cadre les aides suivantes au cours de l’année de la signature des accords :
Allemagne (120 millions de francs), Belgique (64 millions de francs), Caisse
française de coopération (70 millions de francs), Etats-Unis (120 millions de
francs), FMI (200 millions de francs en plusieurs versements), soit, pour
l’année 1991, plus de 570 millions de francs d’aides civiles malgré la guerre.
Sur le plan politique, l’adoption d’une nouvelle constitution
rwandaise, le 10 juin 1991, avait instauré le multipartisme et permis la
création d’un poste de Premier Ministre.
Les 18 et 19 juillet 1991, M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires
africaines et malgaches, se rendait à Kigali pour une réunion des
ambassadeurs de France des pays concernés et y rencontrait le Président
Habyarimana. Dans une note qu’il avait établie à cette occasion, il reprenait
les thèmes déjà mentionnés à plusieurs reprises : les modalités d’une action
en faveur des réfugiés, la nécessité d’encourager la libéralisation politique au
Rwanda, le soutien de la France à la réconciliation nationale, la relance de
l’action diplomatique de la France dans cette région.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que, le 14 août 1991, des
rencontres avaient été organisées à Paris entre les Ministres des Affaires
étrangères rwandais et ougandais et que, le 21 septembre 1991, avait eu lieu
une réunion entre M. Paul Dijoud et M. Paul Kagame à laquelle il avait
participé. Le compte rendu adressé aux ambassadeurs français des pays
concernés précisait qu’il convenait d’associer le FPR à la recherche d’une
solution négociée, de lui faire partager la vision réconciliatrice de la France et
de dissiper tout malentendu concernant la mission des soldats français
stationnés au Rwanda. Il était également indiqué que le Major Kagame
n’avait pas caché sa satisfaction d’être reçu par les autorités françaises, dans

la mesure où il estimait jusqu’alors que la politique française au Rwanda se
caractérisait pas un certain déséquilibre et qu’il se félicitait de l’occasion qui
lui était donnée d’apporter un éclairage différent sur la crise rwandaise, tout
en déplorant certains aspects de notre coopération avec Kigali qui pourraient
laisser penser au Président Habyarimana qu’une solution militaire était
possible. Il s’était enfin déclaré ouvert à toute initiative de notre part pour
mettre en oeuvre un processus de règlement négocié. En conclusion, il était
demandé aux ambassadeurs à Kigali et Kampala de prendre contact avec les
Ministres des Affaires étrangères rwandais et les responsables du FPR en vue
d’organiser à Paris des rencontres confidentielles, dont la tenue paraissait
souhaitable.
Ces rencontres avaient eu lieu les 23 et 25 octobre 1991 et 14 et
15 janvier 1992. M. Jean-Christophe Mitterrand, qui n’était pas présent, a
indiqué, sous réserve de confirmation, que l’une d’entre elles avait dû être
présidée par M. Herman Cohen, sous-secrétaire d’Etat américain, chargé des
affaires africaines.
Le 31 décembre 1991 était formé un “ gouvernement de coalition ”
qui ne comprenait, du fait du refus de participation des trois principaux partis
d’opposition, qu’un seul Ministre n’appartenant pas au MRND du Président
Habyarimana.
La création de la Coalition pour la défense de la République (CDR)
en mars 1992, au moment des massacres de Tutsis dans le Bugesera,
traduisait la radicalisation affichée du sentiment anti-Tutsi.
Enfin, la signature, le 13 mars 1992, du “ protocole d’entente entre
les partis politiques ” appelés à participer au gouvernement de transition
avait permis la nomination de M. Dismas Nsengiyaremye, membre du MDR,
principal mouvement d’opposition, comme Premier Ministre.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé qu’à partir du mois de
mars 1992, il s’apprêtait à quitter ses fonctions à la présidence de la
République et qu’il n’était donc pas en mesure de donner des informations
utiles sur la suite des événements. Il a toutefois fait observer que, si l’on
voulait mesurer objectivement l’action de la France, force était de constater
que le Président de la République n’avait pas ménagé ses efforts pour faire
évoluer le régime du Président Habyarimana vers le multipartisme et la
démocratie, faire respecter les droits de l’homme et oeuvrer pour la paix. Il a
estimé que peu d’autres pays pouvaient faire état d’un tel bilan.
Le Président Paul Quilès a remercié M. Jean-Christophe
Mitterrand pour son exposé très minutieux et lui a demandé son opinion sur

l’offensive menée par le FPR en octobre 1990 à partir de l’Ouganda. La
menace du FPR, selon lui, avait-elle été surestimée ? Y avait-t-il eu une
politique d’intoxication sur l’importance de cette attaque afin d’obtenir plus
facilement l’aide de la France ?
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu qu’il n’en savait rien
mais que la rapidité et la profondeur de la percée des troupes du FPR
tendaient à montrer que celles-ci étaient suffisamment nombreuses, même s’il
fallait prendre en compte la faiblesse traditionnelle de l’armée rwandaise. Il a
demandé au Président Paul Quilès qui était visé par l’accusation
d’intoxication, Kigali ou Paris.
Le Président Paul Quilès a précisé que ces accusations
d’intoxication avaient été portées à la fois contre le Gouvernement de Kigali
et certains milieux tutsis, qui pouvaient trouver un intérêt à surestimer les
moyens d’intervention du FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le FPR bénéficiait
du soutien logistique de l’armée ougandaise, dont étaient issus ses chefs. Il a
déclaré ne rien savoir de l’implication éventuelle du Président Museveni dans
la préparation de l’attaque du FPR, ajoutant que l’attitude de celui-ci avait
varié selon les périodes.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait remarquer que, intoxication ou
pas, seul avait été envoyé un détachement de 150 hommes qui n’était pas au
demeurant une unité destinée à combattre le FPR mais à protéger les
Français.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le Président Habyarimana
avait pourtant demandé que la France s’engage plus avant dans les combats.
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la France avait
toujours refusé de donner suite à cette demande et a répété qu’elle n’avait
cédé à aucune intoxication.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir si, dans le cadre des
missions qui lui étaient confiées par le Président de la République,
M. Jean-Christophe Mitterrand recevait des instructions élaborées en liaison
avec les ministères des Affaires étrangères et de la Coopération, et si un
compte rendu de ces missions était adressé à l’ensemble des acteurs de la
politique extérieure française.

M. Jean-Bernard Raimond a également exprimé sa surprise que le
nom du Ministre des Affaires étrangères n’ait jamais été cité par
M. Jean-Christophe Mitterrand.
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu qu’il n’avait
pratiquement aucune relation directe avec le Ministre des Affaires étrangères
et que son interlocuteur habituel au Quai d’Orsay, son alter ego, était
M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches. Il a précisé
qu’il avait de nombreux contacts, en revanche, avec le ministère de la
Coopération.
En ce qui concerne les missions qui lui ont été confiées de 1982 à
1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que toutes, sauf une, qui ne
concernait d’ailleurs pas le Rwanda, avaient été préparées avec la
collaboration des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération. Il a
expliqué que ces missions, qui consistaient le plus souvent à remettre un
message du Président de la République ou à expliquer une situation, n’étaient
en rien secrètes : il logeait à la résidence de l’ambassadeur et ce dernier, sauf
exceptions, assistait aux entretiens.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information
auditionnerait les Ministres des Affaires étrangères et de la Coopération de
cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé qui donnait l’impulsion, de
l’Elysée, du Quai d’Orsay ou de la Rue Monsieur, en matière de politique
africaine, et, plus précisément, en ce qui concerne les relations diplomatiques,
la politique de développement et la coopération militaire et qui, du Président
de la République, du Ministre des Affaires étrangères ou du Ministre de la
Coopération, prenait la décision de débloquer des fonds, en cas de crise,
pour rendre plus supportable une politique d’ajustement structurel.
Il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Christophe
Mitterrand sur le jugement exprimé par M. Edouard Balladur, selon lequel il
y aurait eu un infléchissement de la politique suivie par la France au Rwanda
en mars 1993, matérialisé par le retrait du dispositif militaire français. La note
de M. Georges Vidal au Président de la République en date d’avril 1991
semblerait montrer au contraire que ce retrait avait été prévu dès cette
époque, ce qui plaide plus pour une logique de continuité que de rupture.
M. Bernard Cazeneuve a également souhaité savoir si
M. Jean-Christophe Mitterrand estimait que l’ensemble des aides apportées
au Rwanda avait satisfait en tous points aux principes posés par le Président
de la République lors de son discours de La Baule en 1990.

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que le retrait des
troupes françaises avait été la conséquence des accords d’Arusha et
qu’auparavant la politique constante du Gouvernement français avait été de
retirer une partie des troupes dès lors qu’il y avait accord de cessez-le-feu ou
début de négociations. Les troupes françaises n’étaient pas au Rwanda pour
y rester. L’objectif était de faire pression sur le Président Habyarimana pour
qu’il s’engage dans la voie des négociations et ne cède en rien aux
extrémistes, malgré les menaces dont il pouvait être l’objet.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé la politique de la France,
constamment réaffirmée pendant la période considérée, qui voulait que les
troupes françaises ne soient pas présentes de façon durable et a fortiori
encore moins présentes pour participer directement aux combats.
La détermination de notre politique africaine ne dépendait pas de
l’équipe de l’Elysée qui, d’ailleurs, n’a pas d’existence juridique mais qui est
chargée de représenter le Président de la République et, dans certains cas, de
faire passer des messages. S’agissant de l’augmentation de l’aide au
développement accordée par la France au Rwanda, cette décision se
conformait au souci de respecter, comme le Président s’y était engagé au
cours de sa campagne, l’objectif fixé par l’ONU d’une aide représentant,
hors DOM-TOM, 0,7 % de notre PNB. En 1988, la France consacrait 0,6 %
de son PNB à l’aide au développement, ce résultat s’étant un peu dégradé
par la suite. De façon générale, l’impulsion politique venait du
fonctionnement normal de nos institutions : Conseil des Ministres, réunions
de travail entre représentants des ministères et de la présidence de la
République...
L’équipe de l’Elysée ne participait pas aux rencontres régulières
entre le Président, le Premier Ministre et les Ministres des Affaires étrangères
et de la Coopération mais était informée de leurs conclusions. Quant au
budget de la Coopération, celui-ci constitue un instrument d’intervention
classique. Il est soumis, comme tout budget ministériel, aux règles
démocratiques d’adoption et de contrôle par le Parlement et l’Elysée
n’intervient en rien dans cette procédure.
M. René Galy-Dejean a souhaité des précisions sur la présence
mentionnée par M. Jean-Christophe Mitterrand d’un sous-secrétaire d’Etat
américain aux rencontres d’octobre 1991 et de janvier 1992 entre
responsables du gouvernement rwandais et du FPR. L’importance politique
d’une telle participation ne pouvant, par définition, échapper aux
observateurs, comment celle-ci a-t-elle été interprétée par la Présidence de la
République, y a-t-il eu d’autres interventions américaines, et quelle en a été la
nature ?

M. François Loncle, rappellant l’information selon laquelle les
Etats-Unis auraient assuré la formation des soldats du FPR, a demandé à
M. Jean-Christophe Mitterrand s’il disposait d’éléments en ce sens et si,
s’agissant de l’attentat contre le Président Habyarimana, il avait pu se forger
une conviction, ou s’il disposait d’un ou de plusieurs éléments de preuve.
Concernant l’attentat, M. Jean-Christophe Mitterrand a déclaré
qu’il n’avait connaissance que des informations fournies par la presse qui ne
faisaient que formuler des hypothèses et a précisé qu’à cette époque il
travaillait dans une société intervenant en Asie, ce qui l’avait éloigné du
théâtre des événements africains. A propos des réunions qui avaient eu lieu
entre les représentants du FPR et du gouvernement rwandais, il n’a pas pu
affirmer avec certitude la participation américaine mais souligné qu’elle
pourrait être confirmée par ceux qui étaient présents. Quant à dire que les
Etats-Unis sont intervenus activement dans le conflit entre 1990 et 1992, en
Ouganda ou auprès du FPR, cela lui est apparu très peu probable et il a
déclaré n’en avoir jamais entendu parler. En revanche, il est très
vraisemblable que les Etats-Unis ont eu une action ou une influence
indirectes, sous la forme d’une coopération économique. A cet égard, il a
rappellé que les Etats-Unis avaient apporté leur aide au Rwanda et que
l’Ouganda, qui se relevait d’une guerre civile, en avait eu aussi grandement
besoin, comme l’attestait la dégradation, par exemple, de ses chemins de fer.
M. Jacques Myard s’est félicité de la continuité de la politique
africaine de la France, indépendamment des changements de majorité
politique, et s’est demandé pourquoi François Mitterrand avait manifesté
autant d’intérêt à l’égard du Rwanda qui pourtant ne faisait pas partie de ce
que l’on a coutume d’appeler “ les pays habituels du champ ”. Il s’est donc
interrogé sur la vision géopolitique du Président dans cette région et les
raisons qui l’avaient conduit, à juste titre, à y mener une politique de
coopération active. Il a demandé à M. Jean-Christophe Mitterrand comment
il jugeait l’ampleur des critiques formulées à l’égard de la France et l’enjeu
stratégique des manipulations dont ce dossier faisait l’objet.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait état de multiples
manipulations médiatiques et d’amalgames dont il continuait d’être victime.
Ainsi, alors qu’il ne connaît pas les fils du Président Habyarimana,
continue-t-il d’être présenté comme l’ami d’un d’entre eux. A ces procédés
se sont ajoutées les manipulations qui ont eu lieu sur le terrain -il a fait
allusion à la distribution d’un tract dont le verso représentait la photo du
Président François Mitterrand “ meilleur ami du pays ”-, la manipulation
ougandaise et vraisemblablement celle de certains de nos alliés. Les objectifs
de ces manipulations sont divers et l’on ne peut que les rapprocher de

l’instabilité que connaît l’ensemble de la région depuis la survenance du
génocide rwandais, qu’il s’agisse de la chute du régime zaïrois, de la guerre
civile au Burundi, des affrontements au Soudan ou des rebellions dans le
nord de l’Ouganda et plus à l’ouest encore de l’Angola convoité comme
“ éponge à pétrole ”. Au Rwanda lui-même, la situation n’est pas stabilisée.
Le Président de la République, quant à lui, n’a jamais exprimé la
volonté de traiter le Rwanda de façon différente ou privilégiée et n’a jamais
fait de commentaires plus particulièrement élogieux à propos du Président
Habyarimana.
M. Pierre Brana s’est demandé, d’une part s’il n’était pas
inquiétant, l’armée rwandaise étant exclusivement composée de Hutus, que
les militaires français aillent y assurer la formation des jeunes recrues et des
officiers, d’autre part si l’Elysée, via notre ambassade à Kigali, avait disposé
d’éléments l’informant du risque de génocide.
Il a souhaité confirmation de la présence, en 1992, lors des
premières négociations d’Arusha, d’un représentant personnel de
M. Jean-Christophe Mitterrand dans la délégation du Président Habyarimana.
Il s’est également interrogé sur l’information selon laquelle le Crédit
Lyonnais aurait garanti le contrat de livraison d’armes passé par l’Egypte
avec le Rwanda, le 30 mars 1992. Enfin, il a demandé si la cellule de l’Elysée
savait que des officiers français assistaient à des interrogatoires de soldats du
FPR faits prisonniers.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé qu’en application des
quotas et des traditions, il n’y avait pas de Tutsis dans l’armée rwandaise
mais que cette situation monolithique ne représentait pas de risque particulier
dans un contexte où le danger ethnique n’existait pas. Il a souligné que tout
pays africain qui n’a pas procédé à la démocratisation de son régime
politique connaît peu ou prou un régime ethnique. Au Rwanda, les
extrémistes hutus se sont trouvés doublement extrémistes à l’égard de la
démocratisation et à l’égard des Tutsis. Quoi qu’il en soit, il a fait observer
qu’en application des accords d’Arusha, le gouvernement de transition,
constitué par des représentants du FPR, de l’opposition intérieure et de
l’ancien parti unique du MRND, aurait été inévitablement un gouvernement à
majorité ethnique hutue mais représentant cette fois une majorité
démocratique.
En 1990, il s’agissait d’une guerre de retour des exilés et les
négociations tendant à la démocratisation du régime avaient également pour
but de permettre l’intégration des réfugiés tutsis. Le FPR avait peu de

chances de prendre le pouvoir de manière démocratique car il ne représentait
pas une force politique très importante dans le pays. D’ailleurs le FPR
évoquait à cette époque la prise du pouvoir par les armes. Ce sont les
accords d’Arusha qui ont mis en place une solution pacifique.
Mentionnant un article du Figaro, selon lequel M. Jeanny Lorgeoux
aurait représenté la présidence de la République française dans la délégation
du Président Habyarimana lors de la négociation des accords d’Arusha,
M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué qu’il l’avait contacté, rappelant
qu’il était ancien député membre de la Commission des Affaires étrangères. Il
a précisé que M. Jeanny Lorgeoux lui avait répondu n’être allé au Rwanda
qu’une seule fois en 1984 au cours du voyage officiel du Président de la
République dans ce pays et s’être rendu en Tanzanie avec une délégation
parlementaire à l’époque de la négociation des accords d’Arusha. Il a
souligné qu’il s’agissait encore d’un amalgame fournissant la matière
d’articles qui ne sont pas faits pour informer mais pour polémiquer.
M. Pierre Brana a indiqué qu’il avait participé en juillet 1992 à une
délégation parlementaire qui s’était rendue en Tanzanie et dont M. Jeanny
Lorgeoux était le Président.
M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite affirmé que les
informations relatives aux contrats d’armement, par exemple ceux entre le
Rwanda et l’Egypte, ne remontaient pas au niveau de son bureau et qu’il
n’avait eu aucun contact, en dix ans de présence à l’Elysée, avec la CIEEMG
dont il ne recevait aucune note, ni information. Enfin, il a espéré qu’aucun
officier français n’avait participé à des interrogatoires de prisonniers tutsis
par les forces armées rwandaises.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la question serait posée
aux militaires car elle les concernait.
Après avoir relevé que la position de la France lui paraissait
empreinte d’ambiguïtés, et qu’il pouvait y avoir contradiction entre la
recherche de la démocratisation et d’une solution négociée et le soutien de la
France au régime officiel d’Habyarimana, M. François Lamy s’est interrogé
sur l’intérêt politique, stratégique ou économique de la présence française
dans un pays qui n’est pas une de nos anciennes colonies. Il a souhaité avoir
confirmation de l’arrestation à Paris, pendant une journée, du Général
Kagame en janvier 1992 après sa rencontre avec M. Paul Dijoud et s’est
demandé si celle-ci n’était pas contradictoire avec la volonté de la France de
favoriser les négociations entre les parties. Il a également souhaité des
précisions sur les modalités pratiques de l’approvisionnement des FAR en
munitions. Enfin, il s’est enquis des véritables missions confiées au

détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) en 1991 et aux
vingt-deux coopérants militaires encore présents au Rwanda de janvier à avril
1994.
M. Jean-Christophe Mitterrand a affirmé qu’à l’époque il n’avait
pas été mis au courant de l’arrestation du Général Kagame à Paris mais qu’il
s’était immédiatement renseigné auprès du quai d’Orsay, dès qu’il en avait eu
connaissance, il y a une semaine seulement. Il lui a été répondu qu’il
s’agissait d’un incident survenu à l’hôtel où résidait M. Paul Kagame, le
directeur soupçonnant un trafic de drogue et ayant alors appelé la police. Le
quai d’Orsay est alors intervenu immédiatement pour faire libérer M. Paul
Kagame.
Il a indiqué qu’il ignorait comment les livraisons d’armes au Rwanda
se passaient sur le plan technique mais précisé que les demandes étaient
transmises à la suite de rencontres politiques ou par les ambassadeurs, puis
traitées au niveau des services sous la responsabilité des Ministres de la
Coopération et des Affaires étrangères, du Premier Ministre et du Président
de la République. Il a souligné qu’il n’était pas impliqué dans les décisions
relatives aux contrats d’armement et qu’il n’avait jamais participé au cours
de la crise rwandaise aux réunions où ces décisions étaient prises, mais qu’il
en était informé. La décision d’envoyer le DAMI n’a été prise ni par les
services, ni par les conseillers pour les affaires africaines, mais au niveau des
plus hautes autorités de l’Etat.
Relevant qu’il ne voyait pas d’ambiguïtés dans la politique française
à l’égard du Rwanda, il a rappelé que ce pays était entré plus tardivement, en
1975, dans le champ de notre coopération avec nos anciennes colonies mais
que cela avait été aussi le cas pour le Mozambique ou l’Angola, et qu’il
croyait se souvenir qu’un des premiers sommets franco-africains avait eu lieu
à Kigali.
A une question complémentaire de M. François Lamy sur la
présence de soldats français au Rwanda et non au Mozambique, qui
paraissait témoigner d’un traitement particulier réservé à ce pays,
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la France n’avait pas
envoyé de soldats au Mozambique car le Gouvernement de ce pays ne l’avait
pas demandé.
M. Bernard Cazeneuve a alors émis le souhait que la mission
auditionne M. Robert Galley, alors Ministre de la Coopération, sur les
motivations de l’accord de 1975.

M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la signature d’un
accord de coopération militaire entrait dans le cadre normal des relations de
coopération de la France avec un pays africain et que notre pays avait ainsi
répondu à une demande exprimée par le Rwanda. On ne peut pas dire que la
France recherchait à cette occasion des richesses en cuivre ou en pétrole.
Evoquant l’attaque du FPR à partir du sud de l’Ouganda en octobre
1990 et la présence dans ses rangs d’agents libyens attestée par certains
témoignages, M. Michel Voisin a souhaité savoir si des soldats d’autres
nationalités encadraient les forces du FPR. Puis il a demandé à
M. Jean-Christophe Mitterrand son sentiment sur le reproche, fait au
Gouvernement français par une des personnes entendues par la mission, de
ne pas s’être acquitté de ses engagements relatifs à la fabrication de nouvelles
cartes d’identité sans mention ethnique.
M. Guy-Michel Chauveau s’est étonné que la décision de
supprimer la mention ethnique, prise en novembre 1990, n’ait pas pu être
exécutée avant avril 1994.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé que la France avait
insisté pour la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité
afin de manifester aux populations rwandaises le souci de réconciliation
nationale et déclaré qu’il avait également lu que le ministère de la
Coopération aurait dû s’occuper de ce sujet. Il a indiqué qu’ayant évoqué le
sujet avec le Président Habyarimana, il avait été surpris de constater que,
pour ce dernier, le problème ne se posait pas puisque la mention ethnique
figurait sur les cartes d’identité depuis la colonisation belge et qu’elle ne
semblait pas soulever d’interrogations philosophiques. Enfin, il a supposé
que les difficultés propres à un pays en guerre civile pouvaient expliquer
l’absence de modifications des cartes d’identité.
Le Président Paul Quilès a mis en avant les conséquences du
maintien de la mention ethnique qui favorisait la mise en oeuvre de mesures
de discrimination et aurait pu, selon certains, faciliter le génocide.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait observer que de nombreux
Hutus modérés avaient été également victimes du génocide, que la mention
de leur appartenance ethnique sur leur carte d’identité ne les avait donc pas
protégés et qu’ils avaient subi des violences sans que leurs papiers ne
mentionnent leur orientation politique. Le changement de carte d’identité
dans un pays en guerre civile où n’existe pas d’état civil est une opération
lourde pour laquelle le temps a manqué. Des agents libyens ont été aperçus
pendant l’offensive d’octobre 1990 et la DGSE a confirmé leur présence.
Mais aucune information ne permet de conclure à la participation de soldats

d’autres nationalités. Les forces du FPR étaient composées de jeunes Tutsis
rwandais nés en Ouganda et qui avaient fait partie de l’armée ougandaise, il
est donc vraisemblable que cette dernière a également participé à l’offensive
d’octobre 1990.
M. Yves Dauge constatant a posteriori le décalage entre
l’engagement officiellement exprimé par le Président Habyarimana de mener
un processus de démocratisation soutenu et encouragé par la France et de
conduire des négociations qui ont débouché sur les accords d’Arusha d’une
part, et la radicalisation dans le même temps du conflit ethnique d’autre part,
s’est demandé si la France avait correctement perçu les dangers des
évolutions internes au Rwanda qui avaient conduit à l’affaiblissement du
Président et de son régime.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que la création de la
CDR, fer de lance des massacres, dont des groupes précurseurs existaient
dans l’entourage du Gouvernement et dans l’armée, avait constitué un
élément de pression visant à empêcher le processus de démocratisation ainsi
qu’un catalyseur favorisant l’exacerbation de la haine ethnique. Une fois
structurée en force politique, la CDR avait eu une importance et une
influence croissantes. Ses membres avaient très probablement organisé des
provocations et pris une part active dans les massacres de Tutsis intervenus
en avril 1992, mais aussi dans la campagne de propagande et de
désinformation de la population lors des attaques du FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a noté à ce propos que ces attaques avaient
provoqué un exode massif alors que le FPR se présentait en libérateur.
L’assassinat du Président Habyarimana et de son chef d’état-major a sans
aucun doute achevé de libérer les passions, dans la mesure où, avec leur
disparition, le pouvoir s’effondrait et tout était possible.

Audition du père Guy THEUNIS
Prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des
missionnaires d’Afrique (Pères Blancs)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le père Guy Theunis, membre de
la Société des Missionnaires d’Afrique, prêtre au Rwanda de 1970 à 1994,
qui a exercé, de 1989 à 1994, diverses activités à Kigali, en particulier dans
le domaine des médias.
Le père Guy Theunis, s’exprimant en son nom personnel, a
souhaité préalablement lever une ambiguïté entretenue par la presse française
en précisant qu’il n’avait jamais été, ni n’était le responsable des
missionnaires Pères Blancs au Rwanda mais que pendant les 23 ans où il y
avait vécu, il avait milité dans divers organismes de défense des droits de
l’homme, dans des mouvements contre la violence et dans divers médias.
En mémoire des nombreuses victimes civiles et militaires du drame
rwandais, qu’elles soient françaises, belges, hutues ou tutsies, il a demandé
que soit observée une minute de silence.
Le père Guy Theunis a précisé que son témoignage était celui d’un
membre de l’Eglise catholique, membre actif de la société civile rwandaise,
responsable de la revue Dialogue de 1989 à 1992 au Rwanda, puis de 1994 à
1995 en Belgique et enfin secrétaire exécutif du projet Reba Video, conçu
pour collaborer avec la télévision rwandaise.
Il a indiqué qu’en sa qualité de fondateur de l’Association rwandaise
pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL), il
avait été responsable de ses publications et plus particulièrement de deux
rapports successifs sur la situation au Rwanda : le premier, portant sur la
période de septembre 1991 à septembre 1992, fut à l’origine de l’enquête
internationale qui a eu lieu en janvier 1993, le second couvrant la période
d’octobre 1992 à octobre 1993. Il a ensuite souligné qu’il avait eu peu de
contacts au sommet, ni avec les militaires français, malgré les relations
intéressantes qu’il a entretenues avec les deux ambassadeurs de France dont
il a regretté le non-engagement en faveur de la défense des droits de
l’homme. Ayant dû quitter précipitamment le Rwanda le 14 avril 1994, et y
abandonner l’ensemble de sa documentation, il a indiqué que son témoignage

ferait surtout appel à sa mémoire et reprendrait pour partie des éléments déjà
exposés devant la Commission d’enquête du Sénat belge. Il a souhaité se
limiter à quelques points peu connus et à quelques questions, de façon à
livrer à la mission sa vision du déroulement des événements en insistant sur la
place et le rôle de la France.
Reprenant sa déclaration devant le Sénat belge, il a rappelé qu’il
trouvait inadmissible que l’on ait retiré le contingent belge de la MINUAR,
qui disposait de l’infrastructure, de la logistique et des communications de la
force internationale, sans le remplacer par un autre aussi crédible et de même
valeur. C’est pour cette raison qu’il a déclaré avoir honte d’être Belge. Dans
le rapport du Sénat belge, il est précisé qu’une campagne diplomatique a été
conduite pour amener tous les Etats à soutenir la position du Gouvernement
belge. Cette initiative gouvernementale incombe, selon lui, au ministère des
Affaires étrangères belge qui doit en porter l’entière responsabilité. Il a
estimé que si, au lieu de se retirer, la Belgique avait fait appel aux troupes
françaises, américaines et italiennes présentes au Rwanda ou dans des pays
proches du Rwanda, le génocide aurait pu être évité. Il a dit ne pas
comprendre que le FPR n’ait pas explicitement demandé à la Belgique de ne
pas quitter le pays, puisqu’il lui avait demandé de participer au maintien de la
paix.
Il a déclaré que l’appréciation qu’il portait sur la Belgique valait
aussi pour la France car celle-ci, en sa qualité de membre permanent, a pris
part aux décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU du 15 avril qui
constituent selon lui la cause essentielle du génocide.
A son avis, la presse n’a pas suffisamment montré que le mois
d’avril 1994 pouvait être scindé en trois phases distinctes, comme le met en
évidence Mme Alison Des Forges.
D’une part, l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril n’a pas
déclenché un génocide mais plutôt des massacres politiques et ciblés. Ce sont
des ministres, le Président de la Cour suprême, des membres de l’opposition
qui ont été tués dans les premières heures et les premiers jours au cours
desquels certains d’entre eux étaient nommément recherchés.
D’autre part, la décision du Gouvernement belge du 11 avril de
retirer ses militaires et la constitution du gouvernement intérimaire ont eu
pour effet de modifier le comportement de la frange hutue des partis
d’opposition (MDR, PL, PSR). En effet, ces personnes sont alors sorties de
leurs cachettes pour prêter main forte aux miliciens, aux Interahamwe du
MRND et aux membres de la CDR, ce qui a constitué le début des massacres
de Tutsis en tant que Tutsis.

Enfin, le débat de l’ONU du 15 avril marque véritablement le début
du génocide avec les massacres perpétrés les 16 et 17 avril à Gitarama,
préfecture qui avait été épargnée jusque là, et à Butare, dans le sud, où les
miliciens du nord ont pénétré le 19 avril et tué les autorités locales pour les
remplacer par des extrémistes.
Le père Guy Theunis s’est déclaré convaincu que, jusqu’au 15 avril,
il aurait été possible d’empêcher le génocide. Il a estimé que le retrait des
Casques bleus avait, d’une part, laissé libre cours à la participation populaire
aux massacres et avait, d’autre part, favorisé leur extension à l’ensemble du
pays. Il a également insisté sur la responsabilité incombant aux pays
occidentaux dans la suite des événements qui se sont déroulés au Rwanda.
Il a ensuite exprimé son sentiment sur l’opération Turquoise.
Admettant ne pas connaître l’ensemble des motivations ayant conduit à son
déclenchement, il a noté qu’elle correspondait à l’appel lancé par le père
Henri Blanchard sur une chaîne télévisée française et a souligné que cette
action positive avait permis de sauver non seulement des milliers de vies
tutsies mais aussi des dizaines de milliers de victimes potentielles. En effet, le
risque était grand que ces populations, voulant se réfugier au Burundi, n’y
déclenchent encore d’autres massacres. 200 000 personnes sont parties au
Burundi alors qu’il y en aurait eu bien davantage si l’opération Turquoise
n’avait pas eu lieu.
La présence des troupes françaises a aussi empêché que l’APR, qui
avait déjà éliminé des milliers de personnes dans les régions dont elle avait
pris le contrôle, se livre à de nouveaux massacres dans la zone de sécurité qui
avait été créée. En permettant à de très nombreux Rwandais de ne plus avoir
à fuir, l’opération Turquoise a épargné la vie de plusieurs milliers de
personnes dans la zone des préfectures de Gikongoro, Kibuye et Cyangugu.
Même s’il y a eu des massacres à Kibeho et dans les camps de réfugiés du
Zaïre, dans la région de Bukavu, il y aurait eu encore bien davantage de
victimes si toutes les populations avaient quitté le pays.
Face à ces drames, il a déploré l’absence de politique commune des
pays européens, estimant que si la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne
et la Belgique avaient, depuis 1990, coordonné leurs actions, le génocide
aurait été évité. Si certains prônaient, à raison, la réconciliation et le dialogue
dans le cadre de la négociation des accords d’Arusha, d’autres au contraire,
en s’appuyant sur des diplomaties parallèles et secrètes, ont permis aux
divisions internes de se développer.

Après avoir rappelé qu’il était attaché à rechercher toute la vérité, le
père Guy Theunis a souhaité faire part à la mission de ses nombreuses
interrogations afin, selon lui, d’éclairer le drame rwandais.
Pour mieux comprendre les causes des massacres, il a déclaré qu’il
convenait non seulement de faire la lumière sur l’origine des missiles ayant
abattu l’avion présidentiel, mais aussi sur les nombreux trafics ayant permis la
création de dépôts d’armes à Goma et Gisenyi. Un Belge, d’origine
burundaise, Mathias Hitimana, et un Français, dont l’identité n’a pas été
établie, se seraient livrés à ces trafics et un rapport établi par Human Rights
Watch fait également état de l’implication de la France dans les livraisons
d’armes au Rwanda.
Il convient aussi de comprendre pourquoi les Adjudants-Chefs René
Maier et Alain Didot, et son épouse, ont été assassinés par le FPR le matin
du 8 avril. Ces meurtres de deux gendarmes du GIGN ayant pour mission de
surveiller les communications est d’autant plus troublant qu’il se situe
chronologiquement à un moment où le FPR n’exécutait que des victimes
figurant sur des listes préétablies. Avec qui ces personnes avaient-elles des
contacts et de qui dépendaient-elles puisqu’elles ne faisaient pas partie du
DAMI ? Se pose aussi la question du suicide à l’Elysée de M. François de
Grossouvre, Conseiller du Président de la République, qui était en relation
avec un personnage clé et fumeux : le Capitaine Paul Barril.
Reprenant ses déclarations faites devant la Commission d’enquête
du Sénat belge, le père Guy Theunis a indiqué qu’il avait été établi que dix
soldats belges avaient été tués à Kigali le 6 avril. Or, le Général Romeo
Dallaire et le Général Ndindiliyimana se sont rendus à la morgue de Kigali où
ce dernier a affirmé avoir recensé onze corps de Blancs. Qui était cette
onzième victime ? Comment se fait-il que les autorités belges aient fait
pratiquer les autopsies de seize corps à Nairobi le 10 avril 1994 et non à
Bruxelles et n’aient révélé la nationalité que de quatorze d’entre elles :
dix Belges, deux Marocains, un Portugais et un Zimbabwéen. Que sont
devenues les dépouilles des deux autres victimes et quelles étaient leurs
identités ?
Un certain Jean-Pierre, qui savait beaucoup de choses, qui a joué un
rôle d’informateur au mois de janvier 1994 et qui demandait l’asile politique
dans un pays occidental, a-t-il eu des contacts avec l’ambassade de France ?
Comment se fait-il que la France, patrie des droits de l’homme,
conviée à la conférence de presse organisée par l’ambassadeur belge après les
tortures infligées dans les locaux de la présidence au journaliste Boniface
Ntawuyirushintege, n’ait pas été représentée alors que de nombreuses

ambassades y avaient dépêché des représentants, même si, il est vrai, des
organisations françaises ont apporté leur soutien à cette démarche.
Comment expliquer la présence de militaires français, dont Pascal
Estrevada, en mars et avril 1994 à Kigali alors que la France avait retiré son
contingent ?
Enfin, quelles sont les raisons qui ont empêché la France de
conduire une enquête sur l’attentat commis contre l’avion présidentiel alors
que le Général Romeo Dallaire et le gouvernement intérimaire, accueilli à
Paris à l’époque, en avaient officiellement fait la demande et proposé que la
France prenne la présidence de la Commission qui en serait chargée, comme
en témoigne deux lettres dont la mission peut avoir communication.
Le père Guy Theunis a terminé en citant les propos que lui aurait
tenus l’Ambassadeur de France, M. Georges Martres : “ je ne comprend pas,
je reçois des ordres de l’Elysée, de Matignon, d’ailleurs parfois
contradictoires, et je ne sais pas lesquels je dois suivre. ”
Après avoir relevé que la mission entendait des témoignages pour
s’informer et qu’elle ne répondrait donc pas aux questions posées mais au
contraire les relaierait et les poserait elle-même, le Président Paul Quilès,
notant que le père Theunis avait été très discret sur le rôle de l’Eglise
catholique au Rwanda, lui a demandé s’il pouvait caractériser l’attitude de
cette dernière à l’égard des violations des droits de l’homme et indiquer si
cette question avait été évoquée lors des visites du pape en septembre 1990
et du cardinal Etchegaray en mai 1993.
Rappelant que le pape avait déclaré en 1996 que, si des
représentants de l’Eglise avaient failli en 1994, ils devaient être punis, il a
souhaité savoir à quelles personnalités ecclésiastiques il était ainsi fait
allusion.
Le père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse suivants :
— lors du recensement de 1991, près de 90 % des Rwandais se sont
déclarés chrétiens, soit 62 % catholiques, 18 % protestants et 8 %
adventistes. Par ailleurs, depuis l’époque coloniale, l’Eglise catholique est
une puissance au Rwanda, une sorte d’Etat dans l’Etat. Cependant l’Eglise,
ce sont d’abord les Rwandais eux-mêmes et ceux-ci n’ont pas forcément
toujours agi selon la foi. Si des milliers de chrétiens rwandais, dont certains
ont agi au nom de leur foi et l’ont dit, en ont défendu d’autres et ont parfois
été eux-mêmes tués pour cela, d’autres Rwandais chrétiens ont tué ;
cependant ils n’ont alors pas agi comme chrétiens mais comme Rwandais

hutus ou tutsis. Le rôle de l’Eglise est un rôle d’évangélisation, c’est une
conscience morale au sein de la société civile et sa contribution a été
importante dans ce domaine : c’est largement grâce à l’intervention
d’évêques, notamment le Président de la conférence épiscopale Thaddée
Nsengiyumva et de responsables protestants dans le cadre du comité qu’ils
avaient fondé ensemble que les accords d’Arusha ont pu être conclus ; ce
sont eux qui ont mis le Président Habyarimana et les responsables du FPR
autour de la même table. L’Eglise catholique a donc le plus souvent été un
moteur de pacification. Cependant, les responsables de l’Eglise rwandaise
sont également Hutus ou Tutsis. Certains d’entre eux ont été incapables de
transcender leur situation particulière, comme l’Evêque de Kigali, Vincent
Nsengiyumva, resté toujours très proche du Président Habyarimana et qui
avait accepté d’être membre du comité central du MRND, responsable de la
commission sociale, même s’il a démissionné en 1985 sous la pression
populaire et dans la perspective d’une visite du Pape au Rwanda.
Le père Guy Theunis a renvoyé, pour de plus amples
développements sur l’implication de l’Eglise catholique, à l’article qu’il avait
écrit en 1994 dans l’ouvrage Les crises politiques au Burundi et au Rwanda,
publié sous la direction d’André Guichaoua.
Il a souligné que, lors de la visite du pape en 1990, le problème clé
était celui des réfugiés, le comité du MRND ayant refusé leur retour en 1986.
Le pape a posé la question dès son arrivée. Une commission avait été mise en
place et un début de solution a été trouvé en octobre 1990. Il n’est pas
impossible que l’invasion de 1990 ait été décidée pour empêcher la mise en
oeuvre d’une solution politique de la question des réfugiés.
Par ailleurs, le pape, s’il a joué son rôle, n’a qu’une autorité morale
et ne dispose pas de force de coercition. Aussi cette autorité ne peut être
forte que si l’opinion publique vient l’appuyer ; en revanche, elle reste faible
lorsque tel n’est pas le cas.
M. Roland Blum, revenant sur le rôle de l’Eglise catholique au
Rwanda et mentionnant les critiques de l’abbé Sibomana, accusant cette
dernière d’avoir contribué aux violations des droits de l’homme, a demandé
des précisions sur ce point et s’est enquis des positions prises par le cardinal
Etchegaray lors de sa visite au Rwanda.
Rappelant qu’il avait suivi le voyage du cardinal Etchegaray de près,
étant responsable de la partie de son organisation concernant les médias, le
père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse suivants :

— le cardinal Etchegaray est la première personnalité politique à
avoir voulu rencontrer, lors de sa visite au Rwanda, à la fois les responsables
du pays et ceux du FPR. Il a reçu un excellent accueil dans les régions tenues
par le FPR et il a tenu le même langage des deux côtés, ce qui a établi sa
crédibilité au service de la modération et de la paix ;
— l’abbé Sibomana -on peut se reporter à son livre Gardons espoir
pour le Rwanda- n’a pas accusé l’Eglise catholique comme telle. En
revanche, il a eu des difficultés avec certains membres de l’Eglise tel que
l’archevêque de Kigali qui, mis par l’abbé Sibomana lui-même devant des
documents significatifs, n’a pas hésité à les déchirer plutôt que de devoir en
tenir compte. Responsable éminent de l’ADL, l’abbé Sibomana a refusé de
rencontrer le Président Habyarimana en compagnie de l’archevêque, dénoncé
avec courage et au péril de sa vie les dérives, tant sous le régime
Habyarimana que sous celui du FPR, et s’est avéré très fiable en montrant ses
capacités à distinguer au sein de l’Eglise les personnalités porteuses de paix
et d’avenir et celles qui envenimaient la situation.
S’étonnant également que le père Guy Theunis n’ait pas évoqué le
rôle de l’Eglise catholique dans sa déclaration liminaire, M. François Loncle
a souhaité évoquer non seulement le rôle de la hiérarchie catholique
rwandaise mais aussi celui de la hiérarchie catholique non originaire du
Rwanda. Il a mentionné l’archevêque André Perraudin, Suisse et évêque de
Kabgayi de 1956 à 1989, résidant actuellement dans le Valais, près de Sion,
dont il a estimé qu’il pouvait être intéressant pour la mission de l’entendre, et
fait état de la manière partisane dont celui-ci avait opposé les ethnies l’une à
l’autre, certains allant jusqu’à dire qu’il avait accompagné le processus
conduisant au génocide. Il a également cité les évêques français au Rwanda
qui, entre 1922 et 1945, avaient théorisé la supériorité des Tutsis sur les
Hutus. Il en a conclu que des responsables de l’Eglise catholique, dont Mgr
André Perraudin, avaient eu au Rwanda un rôle contestable et négatif, y
compris au moment du génocide.
M. Bernard Cazeneuve a cité le mandement de Carême de Mgr
Perraudin du 11 février 1959 : “ Constatons tout d’abord qu’il y a
réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées, bien
que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire
toujours à quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans
un même pays est un fait normal contre lequel d’ailleurs nous ne pouvons
rien ”. Il a ensuite demandé si le fatalisme de ce discours n’aboutissait pas à
authentifier le fait ethnique et n’avait pas pu alimenter les dérives évoquées
par M. François Loncle.

Il a également cité un article, paru le 18 avril 1994 dans le Journal
de Genève, présentant l’attitude de Mgr Perraudin quelques jours après le
début du génocide : “ Condamner et comprendre. Le prélat valaisan
condamne vivement les massacres perpétrés ces derniers jours par des
extrémistes hutus, ces massacres qui ont déjà coûté la vie à plus de
vingt prêtres, la plupart de l’ethnie tutsie. Mais s’il condamne, il ajoute : je
les condamne, mais j’essaie de comprendre. Ils agissent par colère et par
peur, par colère contre le meurtre de leur Président, Juvénal Habyarimana,
le 6 avril dernier et par peur de retomber dans l’esclavage ”. Il a demandé
au père Guy Theunis quelle était sa position vis-à-vis de cette déclaration et,
notant qu’il n’y était pas fait mention du génocide ni de massacres, à quel
moment l’Eglise catholique avait officiellement dénoncé le génocide.
Enfin, en ce qui concerne le rôle de la presse d’obédience catholique
au Rwanda, M. Bernard Cazeneuve a évoqué le journal Kinyamateka créé en
1933 et très lié à la conférence des évêques catholiques qui, à partir de 1987,
s’est montré très critique vis-à-vis du régime du Président Habyarimana.
Citant un éditorial du père Guy Theunis paru dans la revue Dialogue, parlant
de “ confirmer des signes positifs avant la dénonciation ” et rappelant que
le numéro du vingtième anniversaire de Dialogue avait publié un message
très laudatif du Président Habyarimana, il a demandé quelles étaient les
positions respectives de Dialogue et de Kinyamateka et quel était le sens
précis de l’expression “ confirmer des signes positifs avant la
dénonciation ”.
Après avoir estimé que M. François Loncle était très mal informé,
ce qui a entraîné de vigoureuses dénégations de celui-ci, qui a rappelé qu’il
citait des témoins rwandais, le père Guy Theunis a apporté les réponses
suivantes :
— en posant la question du fait ethnique dans son mandement de
Carême, Mgr Perraudin avait simplement rappelé une situation objective : les
livres montrent que le problème ethnique existait déjà lors de l’arrivée des
Pères Blancs au Rwanda dès le début du XXème siècle et que, si l’évêque
français Mgr Classe avait appuyé, à tort sans doute, la systématisation par les
Allemands et les Belges, d’un régime en fait beaucoup plus complexe, c’est
le pouvoir politique allemand puis belge qui était responsable de cette
simplification sociale et de cette systématisation et non pas l’Eglise
catholique, même si celle-ci avait ainsi soutenu le pouvoir en place ;
— s’agissant de l’article du Journal de Genève, seul Mgr Perraudin
pourrait préciser le sens de ses propos et c’est à lui qu’il faudrait le
demander ;

— la première autorité politique d’envergure qui ait parlé du
génocide, c’est le pape Jean-Paul II. En effet, la revue Dialogue, reprenant
l’Osservatore Romano du 3 mai 1994 relate ainsi les propos tenus par le
pape : “ Rappelons que lors de l’audience générale du 27 avril 1994, le
pape consterné a appelé les fidèles à une prière fervente pour le Rwanda
martyrisé en ces termes : "Très inquiet, je vous invite à une prière intense et
fervente pour le Rwanda. La tragédie de ces populations semble ne jamais
vouloir s’arrêter : barbarie, vengeance, tueries, sang innocent versé,
partout l’horreur et la mort. J’invite ceux qui détiennent les responsabilités
à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide." ”
En conséquence, l’Eglise catholique, par la voix de son plus haut
représentant, a reconnu cette réalité l’une des premières, avant, par exemple,
M. Alain Juppé, qui n’a pourtant pas tardé, et ce d’autant plus vite qu’on ne
pouvait pas encore parler de génocide dans les premiers jours qui ont suivi
l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana.
— Kinyamateka et Dialogue travaillaient ensemble et avaient la
même ligne éditoriale, dénonçant les limites du régime du Président
Habyarimana. Les deux revues étaient d’ailleurs installées dans le même
bâtiment, l’abbé Sibomana et le père Theunis lui-même étant l’un président,
l’autre trésorier de l’Association des journalistes du Rwanda. Le Président
Habyarimana avait du reste fini par demander l’expulsion du père Theunis du
pays en raison des positions qu’il défendait, ce que certains semblent avoir
oublié, si jamais même ils l’ont su.
Le Président Paul Quilès a souligné que c’est en raison de son
expérience que le père Guy Theunis était aujourd’hui entendu par la mission
d’information.
M. Pierre Brana a insisté sur le fait que le génocide rwandais
devait représenter une plaie vive au coeur de l’Eglise catholique car la
population était christianisée à plus de 90 %. Il a demandé à quelle date a
commencé ce que l’on pourrait appeler une certaine fascisation sous la forme
d’une propagande raciste anti-tutsie, si on avait une idée du moment à partir
duquel a commencé la planification du génocide et s’il était plausible
d’imaginer que deux millions de Rwandais aient participé à un crime de sang.
M. Pierre Brana a également demandé au père Guy Theunis quelle
signification il attachait à l’existence d’un onzième corps en plus de ceux des
dix soldats belges et pourquoi il avait autant insisté sur le rôle de
l’informateur Jean-Pierre.

Le père Guy Theunis a tout d’abord demandé que les députés
veuillent bien l’excuser d’avoir parfois réagi trop fortement à leurs remarques
mais il est vrai que le Rwanda demeure une plaie vive. Il a présenté le
Rwanda comme un pays où la population se dit plus chrétienne qu’elle ne
l’est. Mais on retrouve ailleurs en Afrique centrale, au Burundi, en Ouganda,
à l’est du Zaïre, une proportion de chrétiens similaire à celle du Rwanda. Au
Rwanda, les Pères Blancs sont arrivés en même temps que les Allemands et
jusqu’au départ de ces derniers en 1916, les Pères Blancs étaient plus
nombreux qu’eux dans le pays. Les écoles, les centres de santé et de
développement, les foyers sociaux étaient entre les mains de l’Eglise
catholique gérés par elle. Cette situation a continué avec les Belges.
Le père Guy Theunis a rappelé que le Mouvement révolutionnaire
national pour le développement (MRND) avait été fondé le 5 juillet 1975 et
que dès 1976, certaines personnalités ont émis des doutes sur sa nature. Il
faut toutefois attendre 1980 pour que les premières difficultés apparaissent
avec la diffusion de certains tracts et l’emprisonnement de M. Théoneste
Lizinde. Le processus de fascisation est fondé sur un système de parti unique
qui conduit à un régime politique militarisé, un de ces régimes que les
Occidentaux se plaisent parfois à favoriser au détriment de la démocratie.
Le père Guy Theunis a nié qu’il y ait eu une propagande anti-tutsie
organisée par le pouvoir mais qu’il convenait plutôt de parler de déclarations
d’hommes de pouvoir. La plus malheureuse a été celle de M. Ferdinand
Nahimana, le directeur de l’Office rwandais d’information (ORINFOR), en
mars 1992, qui fut à l’origine des massacres de la région du Bugesera. Il y a
eu en revanche une véritable propagande anti-tutsie à la Radio Télévision
Libre des Mille Collines (RTLM) mais celle-ci avait un statut de radio libre
privée. Cette radio, constituée en réaction au limogeage de M. Nahimana, a
commencé à émettre à partir d’août 1993. Elle employait de nombreuses
personnes liées au pouvoir qui voulaient retrouver un canal d’expression et
était installée à Kigali près de la présidence. Les mots d’ordre anti-tutsis ne
furent toutefois lancés qu’à partir du 15 avril 1994 et leur reprise par la radio
RTLM ont contribué alors à l’amplification du génocide. Pour combattre
cette radio, le projet d’une radio catholique avait été conçu. Il avait bénéficié
d’une autorisation d’émettre mais les moyens techniques n’étaient pas
disponibles sur place.
Le père Guy Theunis a considéré qu’il n’y avait pas eu de
planification du génocide en tant que tel mais plutôt planification des
massacres politiques. Dans ce pays quadrillé, des listes circulaient, écrites ou
pas, préparées dans chaque cellule du MRND, mais elles établissaient des

distinctions et n’avaient pas le caractère indifférencié d’une démarche de
génocide.
Le père Guy Theunis a expliqué que les massacres étaient commis
par des commandos de trente à quarante personnes réunies autour de
quelques militaires ou membres de Interahamwe, non pas pour tuer, mais
pour voler et piller, voire par curiosité. Le chiffre de deux millions est une
estimation exagérée du nombre de Rwandais ayant commis un crime de sang.
Il y a en prison aujourd’hui au Rwanda environ 150 000 personnes. Certes,
de nombreux responsables du génocide sont partis à l’étranger ou ne sont pas
rentrés du Zaïre, où ils entretiennent une situation de rébellion à l’égard du
gouvernement de Kigali, mais il ne faut pas confondre les divers degrés de
responsabilité. La loi rwandaise, qui distingue quatre catégories de crime,
devrait contribuer à clarifier la situation, en accordant un sort différent à tous
ceux, nombreux, qui pauvres ou désoeuvrés, se sont livrés à des violences et
des destructions de gravité variable.
Le père Guy Theunis a estimé qu’il était important d’identifier le
onzième corps car cela permettrait de savoir quelles autres personnes, en
dehors des forces en place, sont intervenues au Rwanda. Ce corps a été
autopsié à Nairobi à la demande des militaires belges mais la page qui
permettrait de l’identifier a été arrachée du registre. Le père Guy Theunis
s’est dit persuadé que le compte rendu de cette autopsie se trouvait dans un
ministère belge. Ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit d’un Blanc, peut-être d’un
Français.
Le Président Paul Quilès a rétorqué qu’il pouvait être également
d’une autre nationalité, ce dont a convenu le père Guy Theunis.
Le père Guy Theunis a rappelé que Jean-Pierre, personnalité
trouble qui vit toujours à Kigali, avait donné des informations fiables, en
indiquant par exemple l’endroit où se trouvaient les armes qui ont été
distribuées à la population par le MRND et qu’il avait, le premier, parlé
d’événements graves à venir. Les ambassades, qui ont toutes refusé
d’accorder une protection à Jean-Pierre, savaient beaucoup plus de choses
dès janvier 1994, qu’il n’en savait lui-même.
M. Kofi Yamgnane a demandé comment le père Guy Theunis
pouvait expliquer qu’il y ait eu une véritable participation populaire au
génocide, y compris de représentants de l’Eglise catholique en tant que
Hutus.
Le père Guy Theunis a rappelé que le système foncier étatisé
rwandais permettait à l’autorité communale d’enlever leur terre aux paysans,

qui n’en étaient pas propriétaires. Aussi était-il très difficile aux paysans, par
ailleurs traditionnellement très soumis, de refuser de suivre un bourgmestre
et de prendre le risque économique d’être dépossédés. En outre, certains ont
profité des événements pour s’emparer de la terre du voisin.
Mais l’élément le plus déterminant a été la radio RTLM et son
endoctrinement idéologique, facilité par le fait que les gens étaient mal
informés. Peu savaient lire. Leur seul moyen d’information était la radio . Ils
ne savaient pas la vérité. Pour les réfugiés dans les camps, le FPR était
l’auteur de tous les massacres. La BBC ou Voice of America n’émettaient
pas à l’époque en kinyarwanda, la première radio à le faire fut la radio
Amahoro (pour la paix).
Enfin, le père Guy Theunis a mis en avant les rivalités locales, tout
en insistant sur le fait que la différenciation entre Tutsis et Hutus relève
davantage de la simple convention que de la réalité ethnique. Un frère et une
soeur peuvent être l’un Hutu et l’autre Tutsi car si l’ethnie à laquelle on
appartient après le mariage légal est celle du père, avant le mariage, c’est
celle de la mère. Toutefois, il est vrai que les réflexes ethniques ont joué,
même si la situation, particulièrement au centre et au sud, était très
complexe, certains étant aujourd’hui rejetés des deux côtés.
Rappelant que l’Eglise catholique constituait au Rwanda “ un Etat
dans l’Etat ” et qu’elle était responsable de l’éducation, M. Michel Voisin a
souhaité savoir si les programmes éducatifs qu’elle établissait faisaient
référence aux précédents génocides qui avaient eu lieu depuis le début des
années cinquante. Il s’est également interrogé sur l’accueil favorable réservé
par l’Eglise à l’abbé Wenceslas Munyashyaka accueilli actuellement dans
l’Eure et dont on dit qu’il a pris une part importante dans les événements.
Le père Guy Theunis s’est demandé qui pouvait répondre à ces
questions. Il a indiqué que la mère de l’abbé Wenceslas Munyashyaka tutsie
était toujours vivante alors que son père hutu avait été tué à Kigali. Il a
précisé que le père Wenceslas Munyashyaka avait sauvé 18 000 personnes
dans sa paroisse à Kigali. Comme il n’avait pas de réserves, il a sûrement
pillé pour les nourrir. On lui a déconseillé d’attendre le FPR et il s’est réfugié
dans un camp où là aussi il risquait sa vie pour avoir sauvé des Tutsis, il était
donc menacé par les extrémistes des deux côtés. Les milices Interahamwe
souhaitaient sa mort. Un évêque français a pris la responsabilité de l’accueillir
en Europe, compte tenu de sa situation et de ce qu’il avait fait. Il n’est donc
pas honnête de le présenter comme on le fait parfois. Le père Wenceslas
Munyashyaka n’a jamais été en Belgique et est arrivé directement en France.
Il avait été désigné comme responsable de la radio d’Eglise qui devait être
mise en place à Kigali pour contrer la RTLM. Mais, en raison des

oppositions des autorités de l’Etat et de l’archevêque de Kigali, les moyens
techniques et matériels pour émettre n’ont jamais été obtenus.
Après que M. Kofi Yamgnane eut demandé qui protégeait le père
Wenceslas Munyashyaka maintenant, le père Guy Theunis a ajouté que
deux prêtres venaient d’être condamnés à mort mais qu’il ignorait s’ils
avaient participé au génocide. Ces deux prêtres sont restés en fonction
jusqu’à leur arrestation, en novembre 1996 pour l’un, le 30 juin 1997 pour
l’autre, et ils n’ont pas été inquiétés jusqu’à cette date. Lorsque les
massacres ont eu lieu dans la paroisse de Nyange où ils étaient présents, ils
ont été enfermés par les milices Interahamwe qui ont, elles, commis les
tueries. Par crainte de représailles, aucune personne n’est venue témoigner à
leur procès en leur faveur.
Le père Guy Theunis, tout en se déclarant contre la peine de mort,
de surcroît exécutée en public, a estimé pour autant qu’il était normal de
sanctionner les auteurs du génocide. Il a toutefois indiqué que les autorités
rwandaises avaient condamné à mort et exécuté en public l’ancien procureur
de Kigali qui n’était pas impliqué directement dans les massacres, autant que
l’on sache, et qu’il s’agissait donc plus dans ce cas d’une condamnation
politique que d’un acte de justice.
M. Yves Dauge a souhaité savoir si la présence de troupes belges et
françaises aurait pu éviter le génocide et a demandé au père Guy Theunis s’il
considérait que le retrait des soldats français au profit d’une intervention des
Nations Unies, comme le prévoyaient les accords d’Arusha, dont la France
avait activement encouragé l’élaboration, constituait selon lui une
catastrophe.
Le père Guy Theunis a indiqué que, présent à l’aéroport où il avait
été conduit pour reconnaître des personnes, il avait pu constater que les
troupes françaises présentes dans le cadre de l’opération Amaryllis et les
troupes belges présentes au titre de l’opération Silver Back disposaient de
matériels très performants, dont des hélicoptères leur permettant d’aller
récupérer des ressortissants français et d’autres pays, alors que les
450 hommes de la MINUAR étaient mal équipés. Les soldats belges sont
intervenus à certains endroits, devant le stade Amahoro, où ils ont failli être
tués, ils ont tiré dans la foule et pendant 24 heures il n’y a eu aucune action
des FAR ou des miliciens. Il en aurait peut-être été différemment si la garde
présidentielle avait été en face. Il s’est à nouveau dit convaincu que
l’intervention des soldats belges ou français aurait été efficace et aurait pu
éviter le génocide. L’efficacité des militaires occidentaux a été évidente
durant l’opération Turquoise face à des armées mal entraînées et peu

courageuses. Ni les FAR, ni le FPR ne sont intervenus en avril 1994 quand
les chars ou les hélicoptères des forces occidentales sont allés récupérer des
ressortissants étrangers.
M. Jacques Myard a rappelé que les évêques rwandais n’avaient
pas été les seuls à agir en faveur des accords d’Arusha, le Gouvernement
français ayant constamment concouru lui aussi aux négociations. Il a fait
remarquer qu’une intervention armée unilatérale nécessitait une décision ou
un mandat de l’ONU ou d’une organisation internationale, sauf à
recommencer la colonisation. La France ne pouvait donc demeurer au
Rwanda. Il a affirmé que les propos tenus par le père Guy Theunis l’avaient
gêné et donnaient l’impression d’une recherche du sensationnel. Il a ainsi
jugé que l’évocation du suicide de M. François de Grossouvre ou du rôle du
Capitaine Barril était déplacée et que des questions aussi pointillistes que
celles qu’il avait posées finissaient par faire douter de sa volonté de
comprendre ce qui s’est passé.
Le père Guy Theunis a indiqué que, depuis 1994, il essayait de
comprendre les événements qui se sont déroulés au Rwanda où il a vécu
25 ans et qu’il avait témoigné devant la Commission d’enquête du Sénat
belge pour clarifier un certain nombre de points. Il a souhaité que la mission
d’information française soit transformée en commission d’enquête pour
progresser dans la compréhension des faits. La communauté internationale a
démissionné au Burundi après les massacres successifs à l’assassinat du
président démocratiquement élu, M. Melchior Ndadaye, en octobre 1993,
mais n’avait pas de responsabilité en tant que telle. Au Rwanda, le vote du
Conseil de Sécurité des Nations Unies a donné un mandat à une force
internationale, la MINUAR qui devait garantir la paix. La responsabilité de la
communauté internationale était engagée et notamment celle des Etats qui
ont voté les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU ou qui, comme la
France ou la Belgique, ont envoyé des troupes au Rwanda. Les accords
d’Arusha ont pu être élaborés grâce aux pays occidentaux qui étaient partie
prenante à leur mise en oeuvre. La MINUAR était liée à ces accords
d’Arusha dont elle devait garantir l’application, ce qui engageait bien la
responsabilité de la communauté internationale.

Audition de M. Michel CUINGNET
Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Michel Cuingnet,
ancien chef de mission de coopération, qui a exercé ses fonctions au Rwanda
entre octobre 1992 et le génocide et a donc vécu, comme le père Guy
Theunis, les événements tragiques dont la mission d’information cherche à
élucider les causes et à retracer l’enchaînement.
En introduction, M. Michel Cuingnet s’est demandé si l’on
pouvait éviter de nouveaux Rwanda et s’est interrogé sur les signes
prémonitoires d’une telle débâcle sociale, économique, politique et judiciaire.
Il a déclaré qu’il ne pouvait y avoir de génocide sans idéologie, et a estimé
que le rôle du “ Hutu Power ” avait été déterminant dans la montée en
puissance de l’ethnisme qui est un des facteurs explicatifs de l’événement. Il
a souligné que la force idéologique de ce mouvement reposait sur le soutien
indéfectible et l’obéissance de tous aux “ dix commandements du Muhutu ”
parus le 6 décembre 1990 dans le journal Kangura, véritable charte
anti-Tutsis, d’un racisme effrayant. Mais, s’est-il demandé, le principe de
l’obéissance aveugle aux gouvernants, au Président, au Mwami, à l’Eglise
suffit-il à rendre coupable d’actes de génocide ? Ne le devient-on aussi par
besoin de survivre, dans un climat de haine entretenue, où la misère pousse
au meurtre, ou bien par crainte, avec le retour des réfugiés, d’avoir à
partager le peu de terre disponible, ou encore par peur des règlements de
compte après les massacres de 1959, 1962, 1963, 1973... tandis que
jusqu’alors on vivait dans l’impunité.
Il a ensuite présenté les grandes caractéristiques du pays et a rappelé
que, dans les années 1980, le Rwanda était considéré comme un bon élève du
FMI et de la Banque Mondiale, avec un taux d’endettement bas et une
monnaie forte. Mais le Rwanda c’était aussi une démographie galopante
(+ 3,4% par an) et une Eglise catholique souveraine, totalement aveugle sur
cette progression exponentielle de la natalité et les ravages du SIDA.
En 1985, 90 % de la population vit de l’agriculture dans un pays de
26 300 km² (dont 18 000 km² utiles), avec en moyenne 290 habitants au km².

En 1990, la population est estimée à 7 millions d’habitants dont plus de la
moitié a moins de dix-huit ans.
Sur le plan politique, M. Michel Cuingnet a signalé d’une part la
naissance, en juillet 1988, du Front patriotique rwandais (FPR) à Kampala,
bras politique de la guérilla anti-Habyarimana, d’autre part la réélection du
Président Habyarimana le 19 décembre 1988 avec 99,98 % des suffrages
exprimés, et a insisté sur le pouvoir omniprésent de l’Akazu (petite maison,
“ premier cercle ” autour du Président dont l’épouse de ce dernier est
responsable).
Puis il a souligné que, depuis 1960, date de la victoire écrasante du
Parmehutu (parti d’émancipation des Hutus), le problème du retour des
réfugiés tutsis (après les massacres et les pogroms de 1959) était au coeur de
tout débat politique au Rwanda.
Ce n’est pourtant que le 3 juin 1993 que le Gouvernement de
Dismas Nsengiyaremye et le FPR signent à Arusha, le protocole d’accord sur
le rapatriement des réfugiés rwandais (sans qu’il n’y ait à Arusha de
représentant des réfugiés).
En août 1993, au moment de la signature des accords de paix, force
est de constater l’extrême fragilité de l’équilibre social : une campagne
raciste exacerbée par voie de presse et de radio, un climat de guerre civile
latent, une volonté affirmée des extrémistes hutus de ne pas appliquer les
accords après trois ans de guerre civile, 500 000 déplacés et autant de
réfugiés, hors frontières.
Evoquant la situation économique du pays, M. Michel Cuingnet a
indiqué qu’en 1990 le Rwanda avait bénéficié d’un plan d’ajustement
structurel mis en place par la Banque Mondiale et le FMI, représentant
139 millions de dollars, et que l’aide française s’était élevée en 1991 à
70 millions de francs. En 1993, la France était le premier bailleur de fonds
bilatéral au Rwanda, à égalité avec la Belgique. L’ensemble des actions de
coopération était estimé à 232 millions de francs, tous intervenants
confondus : FAC, Caisse française de coopération, etc.
Dès 1990, la pluviométrie insuffisante avait nécessité une importante
aide alimentaire pour subvenir aux besoins des populations. En 1992, la
Banque Mondiale estimait que 50 % des Rwandais vivaient sous le seuil de
pauvreté.
De 1987 à 1992, la chute du cours du café, qui représente 75 % des
recettes d’exportation, est de plus de 50 %.

Le plan d’ajustement structurel vise donc à stabiliser l’économie
rwandaise, trop dépendante de cette monoculture d’exportation, et à la
rendre plus compétitive vis-à-vis de l’extérieur en procédant, en 1990, à une
première dévaluation de 40 % du franc rwandais puis à une seconde, en
1992, de 15 %.
Mais dès 1992, le FMI et la Banque Mondiale suspendent une partie
de leurs aides, devant l’accroissement extraordinaire des dépenses militaires
(augmentation de 200 % entre 1990 et 1992). A cette date, les paysans dont
la terre appartient à l’Etat, arrachent les caféiers pour les remplacer par des
cultures de subsistance (haricots, bananes). Les grandes réformes préconisées
par le plan d’ajustement structurel sont reportées, à savoir : réforme foncière,
réforme et privatisation des sociétés d’Etat, réforme fiscale. Le nouveau code
douanier ne sera jamais appliqué.
On constate une inégalité croissante dans la redistribution des
ressources.
Le Rwanda est devenu en quelques années l’un des pays les plus
pauvres du monde avec un PNB par habitant de 215 dollars, les évaluations
de la Banque Mondiale et du FMI sont alarmantes mais la première
incertitude concerne le processus de paix.
En 1993, les effectifs militaires estimés à 5 000 en 1989 sont passés
à plus de 40 000, auxquels s’ajoutent 10 000 miliciens et 70 % des dépenses
ordinaires de l’Etat sont consacrées à l’armée, qui reste le seul lieu de la
fonction publique où l’on recrute.
Dès janvier 1993, avec la reprise de la guerre, on compte
500 000 déplacés, dont plus de 200 000 autour de Kigali. La famine touche
les campagnes. Aucune redistribution des terres cultivables n’est possible et
les tensions sociales s’accroissent, tant sur les collines que dans les villes. Au
moment de la conclusion des accords d’Arusha, la Banque Mondiale et le
FMI ne peuvent que constater la diminution très forte des recettes fiscales,
l’augmentation continue des dépenses militaires, l’impossibilité de maîtriser
l’inflation, l’épuisement des réserves de change de la Banque nationale
rwandaise (BNR) qui n’excèdent pas trois semaines. Le pays est littéralement
ruiné, les armes sont payées sur les recettes du café et du thé, les
administrations ne fonctionnent plus, l’aide alimentaire et les fonds publics
sont détournés, la moitié des entreprises de Kigali est en chômage technique,
les coupures d’eau et d’électricité sont quotidiennes, la situation sanitaire est
catastrophique (30 % des femmes sont séropositives).

En 1993, 96 % du déficit budgétaire du Rwanda est couvert par
l’aide extérieure. De ce fait les bailleurs de fonds pourvoient ainsi au
gonflement des dépenses militaires.
M. Michel Cuingnet a indiqué qu’il avait adressé à la mission deux
documents. Le premier concerne la mission de la Banque Mondiale et du
FMI entre le 21 octobre et le 4 novembre 1993 à Kigali, et les intentions de
la Banque Mondiale dans la perspective d’une nouvelle réunion à
Washington avec le gouvernement de transition à base élargie (GTBE),
auquel participaient cinq ministres FPR. L’autre document est une
proposition d’accord cadre de politique économique en date du 20 novembre
1993. A cette date, l’alternative est soit la prolétarisation d’une grande partie
de la population rurale (dans les camps, 500 000 à 600 000 déplacés vivent
de la charité internationale), soit la mise en oeuvre immédiate d’un train de
mesures urgentes : réforme foncière, retour des déplacés dans leur colline,
contrôle des naissances, promotion d’activités industrielles et artisanales,
démobilisation et rachat des armes...
Il a souligné l’importance de “ l’espace vital ” sur un territoire
exigu et surpeuplé comme celui du Rwanda et observé que le besoin de
terres se retrouve en filigrane dans la logique des conflits. Face au pouvoir
dictatorial de plus en plus oppressant, la peur et la haine submergent le pays
et les instances intellectuelles attendent la mise en place du GTBE. Il a
ensuite donné quelques repères chronologiques : mars 1992, massacre de
Tutsis dans le Bugesera ; 2 avril 1992, nouvelle Constitution, abolition du
parti unique, désignation de Dismas Nsengiyaremye pour former un
gouvernement de transition avec les partis MRND, PL, MDR, PDC ; maijuin 1992, discussions entre le FPR et le Gouvernement à Arusha ; 28 février
1993, visite du Ministre de la Coopération, M. Marcel Debarge ; 7 mars
1993, rencontre de Dar Es-Salam entre Dismas Nsengiyaremye et Alexis
Kanyarengwe, Président du FPR. Il a indiqué qu’à l’issue de cette rencontre
un communiqué avait été établi déclarant “ que le conflit rwandais ne peut
se résoudre que par des voies pacifiques ”, “ que les deux parties
s’engagent à respecter le cessez-le-feu le mardi 9 mars à minuit, que le
groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN) identifiera les
positions ”. Le même accord prévoit le retrait des troupes étrangères et leur
remplacement par une force internationale neutre organisée dans le cadre de
l’OUA et des Nations Unies. En outre étaient décidés d’un commun accord :
l’arrestation des fonctionnaires impliqués dans les massacres, le FPR
s’engageant à fournir une liste des responsables pressentis, l’arrêt de toute
propagande incitant à la haine ou à la violence, et portant préjudice à la
réconciliation nationale dans les médias et meetings populaires, l’arrêt de

nouvelles distributions d’armes aux populations civiles, le GOMN étant
chargé de contrôler cette dernière mesure.
Plus d’un an avant le génocide, ce dispositif est ratifié à Dar
Es-Salam et une annexe indique que les troupes françaises présentes au
Rwanda depuis le 8 février 1993 devront se retirer du pays à partir du
17 mars. En attendant leur remplacement par une force internationale neutre,
les deux compagnies françaises devront rester cantonnées à Kigali.
M. Michel Cuingnet a rappelé qu’en mars 1993, le rapport de la
FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) sur les assassinats
perpétrés dans la région de Gisenyi contre les populations tutsies est publié et
que le 17 mars, le mémorandum des partis d’opposition MDR, PSD, PDC et
PL est largement diffusé et remis au Chef de l’Etat Juvénal Habyarimana. On
y lit notamment que le “ processus démocratique a dégénéré en une lutte
effrénée pour le pouvoir dans laquelle tous les moyens sont bons ”.
La crise économique, qui grâce à l’assistance financière
internationale accordée dans le cadre du plan d’ajustement structurel était
maîtrisable, s’est transformée en une faillite financière totale. Le pays est
économiquement paralysé, l’administration publique est bloquée...
Ce constat d’échec est dû à deux causes principales : d’une part,
les divergences idéologiques entre le MRND et les autres partis du
Gouvernement, d’autre part, le blocage de l’action gouvernementale. La
solution négociée ayant été torpillée par le pouvoir en place, il n’est pas
étonnant que celle de la guerre revienne à la surface. Le MRND a
froidement choisi de jouer la carte de l’idéologie ethniste la plus simpliste,
celle qui prêche que le Mututsi est l’ennemi irréductible du Muhutu. La
majorité des Hutus rejette ce manichéisme ethnique qui a fait le malheur du
Rwanda.
Dans les zones de combat contrôlées par les FAR, l’insécurité est
principalement causée par des militaires indisciplinés qui font la chasse aux
complices du FPR et commettent des meurtres. Malgré de nombreux
témoignages accablants, le Gouvernement n’a reçu aucun rapport des
autorités militaires et aucune sanction n’est infligée aux coupables. ”
Analysant ce mémorandum, M. Michel Cuingnet a précisé qu’il
décrivait une situation des plus alarmantes et déplorait l’absence de toute
enquête et poursuite judiciaire relative aux exactions commises en relevant
que “ le pays est sans Ministre de la Justice depuis trois mois, pour des
raisons totalement injustifiables, sinon que le Chef de l’Etat ne souhaite
probablement pas le redressement de la situation ”.

Devant ce constat, l’ensemble des partis d’opposition pose plus
d’un an avant le génocide, la question de l’action que le Gouvernement peut
mener pour sauver le pays de la catastrophe qui le menace.
En avril 1993, soit un mois après le communiqué de Dar Es-Salam
et le mémorandum des partis d’opposition, est créée la Radio des Mille
Collines dont les premières émissions sont diffusées en juillet 1993, quelques
jours avant la signature des accords d’Arusha. Son responsable est Ferdinand
Nahimana qui sera proposé comme Ministre de l’Enseignement supérieur du
GTBE par le Président Habyarimana. On annonçait sur les ondes qu’il fallait
“ terminer le travail ” et écraser tous les cafards (Inyenzi, surnom des
Tutsis). Ainsi à des populations misérables vivant dans des camps de réfugiés
ou de déplacés, on inculquait la haine, on désignait l’ennemi “ le cafard ”.
Or, dans la misère extrême, on obéit à la propagande de haine pour conforter
sa raison d’être.
Le 4 août 1993 voit la signature des accords de paix d’Arusha entre
le FPR et le Gouvernement rwandais et le 18 août 1993, les Nations Unies
publient un rapport sur le massacre des populations tutsies depuis 1990.
Le 28 août 1993, le Président du FPR, Alexis Kanyarengwe écrit au
Président François Mitterrand pour lui exprimer ses remerciements pour le
rôle joué par la France dans les négociations d’Arusha.
De son côté, le 27 septembre 1993, le Président François Mitterrand
écrit au Président Bill Clinton : “ si la communauté internationale ne réagit
pas rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la France ont
fermement appuyés, avec les pays de la région, risquent d’être
compromis ”.
Le 5 octobre 1993, la résolution 872 du Conseil de Sécurité de
l’ONU prévoit “ une opération de maintien de paix confiée à la MINUAR
afin de garantir la sécurité au Rwanda ”.
M. Michel Cuingnet a rappelé que les accords d’Arusha
prévoyaient, d’une part, la mise en place immédiate du gouvernement de
transition à base élargie regroupant des représentants de tous les partis,
notamment cinq Ministres FPR, dont celui de l’Intérieur, d’autre part, la
diminution des pouvoirs exercés jusqu’alors par le Président Habyarimana et
l’Akazu.
Les accords prévoyaient aussi le retour des réfugiés et des déplacés,
la fusion des armées, après démobilisation de 36 000 hommes, sous un
commandement commun (FAR-FPR), l’arrêt des émissions de la Radio des

Mille Collines, le départ des troupes françaises remplacées par une force
neutre de l’ONU, enfin, l’organisation d’élections libres dans un délai de
22 mois.
M. Michel Cuingnet a précisé que, fin 1993, les représentations
diplomatiques et la MINUAR disposaient de beaucoup d’informations
concordantes sur : le rôle et les fonctions assassines des miliciens
Interahamwe, la distribution d’armes aux paysans hutus de la zone
nord-ouest, les assassinats de Tutsis et d’opposants au régime
d’Habyarimana, les livraisons d’armes et l’achat de machettes, la situation
économique et sociale catastrophique, la misère dans les camps, la famine, le
chômage et l’arrêt de toute activité économique, l’importance de la dette
extérieure et la ruine du pays, la préparation des massacres (liste des
opposants), les appels “ à terminer le travail ” de la Radio des Mille
Collines, l’existence du “ réseau zéro ”...
Le 28 décembre 1993 marque l’arrivée de 600 hommes du FPR à
Kigali accompagnant les cinq Ministres désignés pour participer au GTBE et
fin 1993-début 1994 de nouvelles manifestations des miliciens Interahamwe
ont lieu contre les accords d’Arusha. M. Michel Cuingnet a souligné qu’on
avait alors assisté à des assassinats de Tutsis et d’opposants à Habyarimana
tant dans les collines qu’en ville. Des barrages étaient élevés tous les soirs
dans les quartiers, on y contrôlait les cartes d’identité. M. Michel Cuingnet a
évoqué les difficultés à mettre en place le gouvernement de transition à base
élargie (GTBE) de Faustin Twagiramungu, Président du MDR, les miliciens
du MRND et de la CDR (Coalition pour la défense de la République)
bloquant notamment les abords de l’Assemblée nationale.
Dans Kigali, à cette époque, les tensions sociales étaient croissantes
et c’est à juste titre, selon lui, que Mme Braeckman parle de la recherche
d’un exutoire ethnique à un malaise social. On peut se demander, en effet, à
partir de quelle désespérance matérielle on devient un tueur potentiel de son
voisin et à partir de quel degré d’indiscipline et de misère une armée se
transforme en hordes de barbares, en “ grandes compagnies ”.
M. Michel Cuingnet a reconnu qu’il existait une haine latente entre
les groupes hutus et tutsis comme entre certaines régions ou certains clans
(l’histoire du Rwanda comme du Burundi n’en donne que trop d’exemples).
Mais les extrémistes du Parmehutu, du “ Hutu Power ”, de l’Akazu, ceux du
MRND comme bien sûr les miliciens de la CDR ont converti cette hostilité
enfouie en actes d’agression permanente contre les Tutsis, désignés comme
responsables des maux de la société rwandaise. La radio nationale et la Radio
des Mille Collines proclamaient sans cesse que les Tutsis et le FPR voulaient
la mort des Hutus. M. Michel Cuingnet a déclaré que cette campagne

idéologique, reposant sur une planification étatique, avait été mise en oeuvre
de façon systématique dès 1990 avec la publication des “ dix
commandements du Muhutu ”, véritable charte de haine raciale. La CDR
(Coalition pour la défense de la République) avait été créée en 1992 avec un
programme ultra-ethniste mettant en avant l’impossibilité d’un retour des
réfugiés tutsis, qui “ mangeraient ” les terres et les biens des Hutus déjà trop
nombreux, la haine se traduisant alors par le slolgan “ tuer ou être tué ”. Il a
estimé que la misère, la peur avaient fait écouter les appels au meurtre lancés
par les plus hauts responsables de la communauté rwandaise au pouvoir et
avaient entraîné des hommes, des femmes, des enfants à tuer, par peur, par
obéissance et par désespoir... Peut-être parce qu’ils n’osaient se tuer
eux-mêmes...
Le Président Habyarimana et son proche entourage, sa propre
famille ont laissé se développer cette idéologie de haine des Tutsis d’abord,
et puis de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, comme eux. La
“ création ” d’un ennemi commun “ les Inkotany ”, les cafards qu’il fallait
écraser, a ainsi permis, selon M. Michel Cuingnet d’unir une fraction de la
Nation autour d’un despote usé et dépassé par sa propre maison, gardienne
du peuple hutu.
Il a précisé que, depuis 1931, les cartes d’identité portaient la
mention “ Tutsi-Hutu-Twa ”. Il a personnellement témoigné du fait qu’en
mars 1993, sur la route de Kigali à Ruhengeri, après que les miliciens ou les
militaires eurent fait descendre les passagers, les porteurs de carte tutsis ont
été tués et laissés sur le bord de la route. Dans les moments difficiles
(mauvaises récoltes, chute des cours du café, manque de terre...) il est
tellement pratique “ de désigner un ennemi, un cafard ” à la vindicte
populaire, surtout si cet ennemi est à l’intérieur comme à l’extérieur des
frontières. Le régime d’Habyarimana était corrompu. Les administrations ne
fonctionnaient plus, l’Etat était surendetté. M. Michel Cuingnet a considéré
qu’on avait diabolisé par diversion. L’ennemi était partout au milieu du
peuple. Les précédents massacres, connus de tous, n’ayant donné lieu à
aucune action judiciaire, l’impunité était garantie. Mais, si les Tutsis
revenaient, ils tueraient à leur tour. Alors il fallait tuer tous les Tutsis pour
qu’ils ne reprennent pas le pouvoir. Et pour détourner l’agressivité des
jeunes sans terre, sans emploi, on a créé les milices Interahamwe. Les
effectifs militaires sont passés de 5 200 hommes en 1990 à près de
50 000 hommes en 1994. L’armée comme la milice ont recruté et accordé
des indemnités -alors que les fonctionnaires n’étaient plus payés- à des
chômeurs et jeunes délinquants. Mais une armée dont les effectifs sont
multipliés par dix en quatre ans ne peut guère être encadrée.

Les accords d’Arusha prévoyaient la démobilisation. Toutefois,
malgré quelques tentatives, rien n’est mis en place pour rendre les militaires à
la vie civile et surtout racheter leurs armes. En août 1993, nombreux sont les
militaires des FAR qui ressentent les accords d’Arusha comme une
capitulation et n’acceptent pas d’être commandés par les chefs Inkotany.
Entre les accords d’Arusha (4 août 1993) et le 6 avril 1994, alors que les
militaires, privilégiés du régime, faisaient l’objet de mesures de
démobilisation, rien ne leur a été proposé, ils se voyaient sans solde, sans
travail, sans terre, condamnés au brigandage ou à l’assistance humanitaire.
Mais ils avaient leurs armes et le nombre des démobilisables était arrêté à
36 000 hommes.
Les miliciens Interahamwe, eux, ont occupé les rues des villes,
Kigali principalement. Ils ont interdit les réunions du GTBE par leurs
manifestations et ont fait la chasse aux Inkotany. D’août 1993 à début 1994,
aucune mesure n’a été prise pour dissoudre ces hordes fanatisées par la
Radio des Mille Collines qui continuait à émettre, malgré les accords. Ces
militaires et les miliciens composeront le gros des troupes qui commettront le
génocide.
Dès septembre 1993, outre les mesures de démobilisation, il fallait
aussi prévoir et organiser le retour des déplacés. La France a alors accordé
une aide budgétaire de 10 millions de francs pour l’achat de vivres et de
véhicules. Mais il aurait fallu une aide considérable, alors que de septembre
1993 à avril 1994, l’ONU, le PNUD, la Banque Mondiale et les autres
bailleurs ont attendu et suspendu leurs versements dans l’attente de la mise
en place du GTBE. Neuf mois se sont ainsi écoulés.
Les miliciens comme les militaires des FAR étaient farouchement
opposés aux accords d’Arusha qui créaient une nouvelle armée à 60 % FAR,
40 % FPR mais un commandement constitué pour 50 % par les FAR et 50 %
par le FPR, équilibre inconcevable pour les extrémistes hutus.
Le 8 janvier 1994, on a assisté à la distribution d’armes par l’armée
dans les villages hutus du nord-ouest du pays et le 19 janvier 1994, une lettre
du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana adressée aux ministres MRD
accuse le Ministre de la Défense de procéder à cette distribution. Le même
jour, M. Booh-Booh, représentant des Nations-Unies, déclare que toutes les
armes des dépôts clandestins ont disparu.
Dès janvier 1994, de très nombreuses manifestations de miliciens
Interahamwe terrorisent les populations et interdisent l’entrée de l’Assemblée
nationale aux députés PL et MDR. Ce même mois de janvier, le Président

Habyarimana veut imposer des représentants de la CDR (extrémistes hutus) à
l’Assemblée nationale.
Les Hutus originaires du nord, ceux de l’Akazu, qui détiennent les
plus hautes fonctions militaires, politiques, sociales, craignent l’application
des accords d’Arusha mais surtout les élections et aussi, le retour de la
justice, l’abolition des privilèges, l’intégration des forces armées, la
démobilisation. Pour les extrémistes hutus les accords d’Arusha sont
insupportables car ils signifient le partage du pouvoir avec ceux que l’on a
toujours combattus, la recherche des responsables des exactions et les
poursuites judiciaires contre les tueurs, les militaires des FAR, les miliciens
Interahamwe, les responsables politiques de la CDR, du MRND, les agents
de la Radio des Mille Collines et tous ceux qui ont commandité depuis des
années les assassinats d’opposants au régime d’Habyarimana et de Tutsis.
Le 6 avril 1994, l’avion transportant les Présidents Habyarimana et
Ntaryamira est abattu par des missiles tirés de la colline de Masaka.
M. Michel Cuingnet a estimé en conclusion que si le Président
Habyarimana n’avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigantesques
massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à l’Akazu dont on a
évacué les responsables par le premier avion.
Il a déclaré que nous avions péché par manque de clairvoyance, en
sous-estimant les difficultés de la politique africaine, qui demande écoute et
modestie. Il a considéré qu’au Rwanda, nous avons agi par ignorance et
suffisance, que nous savions qu’Habyarimana était un dictateur faible et
criminel et qu’en définitive, nous avons confié aux militaires un rôle qui
n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires.
Le Président Paul Quilès s’est demandé si les accords d’Arusha
étaient applicables et a souhaité savoir notamment si les pays donateurs
avaient pris conscience des conséquences économiques et financières de
l’application de ces accords, en particulier s’agissant de l’intégration, dans les
forces armées rwandaises, des combattants du FPR. Evoquant par ailleurs la
propension naturelle des hommes à réécrire l’histoire en fonction des
enseignements de l’histoire, il a demandé à M. Michel Cuingnet s’il avait, au
moment des faits, une même connaissance de la situation rwandaise et à
quelles autorités avaient été transmises ces informations.
M. Michel Cuingnet a indiqué que la mise en application des
accords d’Arusha représentait une charge financière très importante et que,
en particulier, la démobilisation et le regroupement des forces militaires en
une seule armée soulevaient de très grandes difficultés. Il a toutefois

considéré que l’ensemble des mesures d’aides prévues par le plan
d’ajustement structurel qui aurait accompagné l’application de ces accords
n’étaient pas à réaliser tout de suite mais auraient pu faire l’objet d’une mise
en oeuvre progressive par les institutions de Bretton Woods et les principaux
donateurs.
Il a fait référence à la note qu’il avait établie en décembre 1993,
dans laquelle il s’inquiétait de l’état très alarmant de la situation au Rwanda,
caractérisée par une extrême fragilité sur le plan social et économique, et
constate que le plan d’urgence prévu par le PNUD n’a pas même connu le
début d’un commencement.
M. Jacques Myard a relevé quelques contradictions entre les
propos tenus par M. Michel Cuingnet, déplorant l’absence d’aide
internationale et les informations données par d’autres personnes entendues
précédemment, selon lesquelles l’aide avait été conséquente et avait pu
conforter le pouvoir en place. Il a par ailleurs souhaité savoir si le
développement de la haine était dû à la propagande d’une minorité ou si les
pouvoirs publics et l’Etat en avaient fait une thèse officielle. Rappelant que la
MINUAR avait pour mission de veiller à la sécurité de Kigali et de faire
respecter le couvre-feu, il s’est interrogé sur les raisons qui ont pu pousser
les Belges, malgré le mandat qu’ils avaient, à retirer si promptement leurs
forces après le 6 avril.
M. Michel Cuingnet a indiqué que la Banque mondiale avait
bloqué par deux fois le versement des aides, le subordonnant à la mise en
place du gouvernement de transition à base élargie, dont elle se disait prête à
recevoir les représentants à Washington. De même, rien n’a été fait
concernant le programme de démobilisation placé sous l’autorité du PNUD
et qui se traduisait en partie par le rachat d’armes. L’attente, pendant neuf
mois, de ces versements, qui auraient permis de répondre aux urgences, n’a
fait que rendre la catastrophe encore plus inéluctable.
La déclaration de Dar Es-Salam et le mémorandum signé par
l’ensemble des partis d’opposition un an avant les accords d’Arusha
s’élevaient contre l’exacerbation des passions ethniques et demandaient
l’arrêt des incitations à la violence. Dans le mémorandum, les parties se sont
engagées à ne pas procéder à de nouveaux recrutements militaires et à ne
plus distribuer d’armes à la population civile. Il n’a manifestement pas été
tenu compte de ces engagements.
M. Jacques Myard a demandé si la Direction des Affaires
africaines et malgaches avait eu connaissance de ces informations.

M. Michel Cuingnet a précisé que, lors des visites effectuées en
1993 par MM. Marcel Debarge et Guy Penne, Sénateur des Français de
l’étranger, il les avait alerté sur l’existence, qu’ils ignoraient, de cartes
d’identité portant la mention de l’appartenance ethnique. M. Michel Cuingnet
a rappelé que ces cartes avaient permis de procéder aux massacres.
Citant les propos d’un intervenant précédent ayant mis en cause
l’attitude de la France dans la mise en oeuvre d’un projet adopté en 1990 et
visant à faire disparaître la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes
d’identité, M. Michel Voisin a souhaité savoir si la Mission de coopération
en avait eu, entre 1990 et 1994, connaissance.
M. Michel Cuingnet a précisé qu’il n’avait pas eu à instruire un tel
projet qui, s’il avait été engagé, aurait nécessité des crédits budgétaires, soit
dans le cadre des dépenses ordinaires du ministère de la Coopération, soit
dans le cadre des interventions du Fonds d’aide et de coopération.
Le Président Paul Quilès a précisé qu’il semblait bien qu’une
décision de renouvellement des cartes d’identité ait été prise en 1990, et
qu’elle aurait fait l’objet d’une commande directe entre le Gouvernement
rwandais et une entreprise française, sans intervention de crédits budgétaires
français. L’interrogation porte donc sur les conditions d’exécution de cette
commande.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si le chef de la Mission de
coopération avait eu à connaître des accords de coopération militaire et s’il
connaissait les raisons qui avaient conduit à modifier au profit des FAR les
dispositions qui ne concernaient dans l’accord initial que la Gendarmerie.
Quelles ont été les orientations de la coopération militaire à partir de 1992 et
n’étaient-elles pas en contradiction avec les réflexions contenues dans le
rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Georges Martres qui précisait
que la coopération militaire devait être réorientée au profit du maintien de
l’ordre, confié aux forces de Gendarmerie et à la formation des jeunes
recrues et des officiers ? Les choix français d’aide au développement au
début des années 1990 ont-ils été judicieux ? La Mission de coopération
disposait-elle d’informations concernant la forte augmentation des achats
d’armes par le Rwanda puisqu’il s’agit apparemment de l’une des raisons
ayant conduit les bailleurs de fonds internationaux à suspendre leur aide ?
Quelles étaient les relations, au début 1994, entre l’ambassade de France et la
Mission française de coopération et dans quelles conditions se sont déroulées
les évacuations des personnels tutsis travaillant dans les administrations
françaises ?

M. Pierre Brana a souhaité savoir quel était le contenu des accords
de coopération impliquant la France et le Rwanda et quelles actions avaient
été poursuivies ou entreprises, y compris en matière de coopération militaire,
lorsqu’il était en poste.
M. Michel Cuingnet a apporté les éléments d’information
suivants :
— le chef de la Mission de coopération militaire était l’attaché de
défense ; lui même, en tant que chef de la mission de coopération civile n’est
intervenu que pour la mise en place d’une police judiciaire avec l’aide de la
Gendarmerie ;
— la Mission de coopération, grâce à la lecture des documents
budgétaires rwandais, avait connaissance des crédits officiels consacrés par le
Rwanda à des achats d’armes, de même qu’elle a pu savoir par diverses
informations qu’existaient des achats massifs de machettes à la Chine ;
— le 6 avril 1994, l’Ambassadeur de France, M. Jean-Michel
Marlaud, était seul à Kigali, l’attaché de défense étant à Paris et le premier
conseiller au Kenya ; il a demandé à M. Cuingnet de servir jusqu’au 9 avril
d’interface avec les différents services diplomatiques et consulaires étrangers
au Rwanda. Le déroulement de ces journées a fait l’objet d’un rapport écrit
remis au ministère de la Coopération ;
— les personnels locaux de la Mission de coopération, en majorité
Tutsis, ont été pratiquement tous massacrés, certains sous ses yeux ; pour ce
qui concerne les autres personnels des différents services diplomatiques
français, compte tenu des événements et de l’éloignement des bâtiments, il
ignore s’ils ont pu être évacués.
M. François Lamy, notant que M. Michel Cuingnet décrivait la
période d’après les accords d’Arusha comme une période de déliquescence,
lui a demandé s’il avait à l’époque établi dans ce sens des rapports précis au
ministère de la Coopération.
M. Michel Cuingnet a répondu affirmativement et précisé que ces
rapports avaient été adressés à la mission d’information.
Revenant alors sur la phrase par laquelle M. Michel Cuingnet avait
conclu son intervention (“ Nous avons laissé aux militaires un rôle qui
n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires ”),
M. François Lamy lui a demandé si cela signifiait dans son esprit que les
militaires sur place, notamment ceux relevant de la Mission militaire de

coopération, avaient pu bénéficier d’une autonomie telle qu’ils auraient pu
jouer un rôle dépassant le cadre de leur mission. M. Charles Cova a
demandé pour sa part à M. Michel Cuingnet s’il estimait, concernant
l’opération Turquoise, que les militaires avaient failli à leur mission.
Précisant qu’il parlait de la période allant de 1992 à 1994, et qu’il
excluait donc du champ de son analyse l’opération Turquoise, M. Michel
Cuingnet a expliqué qu’on pouvait se rendre compte à la lecture des
documents et notes de service qu’il y avait eu un effort permanent des
dirigeants politiques occidentaux pour convaincre les responsables rwandais
de parvenir à un règlement négocié de la crise et qu’ils espéraient que les
Accords d’Arusha permettraient de résoudre le conflit.
Il a cependant fait remarquer que, dans le domaine militaire, s’il
existait une coopération bien admise en matière de Gendarmerie, sous
l’autorité du Colonel Bernard Cussac, Attaché de défense, on avait vu au
contraire, un mois encore après les Accords d’Arusha en septembre et
octobre 1993, les militaires français, à l’abri de nids de mitrailleuses,
contrôler les routes, par exemple celle de Kigali à Ruhengeri, et tenir presque
un rôle d’armée d’occupation alors même que le mémorandum signé un an
auparavant par le Président du FPR et le Premier Ministre rwandais Dismas
Nsengiyaremye, précisait que les troupes étrangères devaient partir.
Il en a déduit que, peut-être parce que la MINUAR n’était pas prête
tandis que l’armée rwandaise était en pleine déliquescence et qu’il en résultait
une situation qui ouvrait au FPR les portes de Kigali, les militaires étaient
restés dans des conditions contraires aux accords d’Arusha et donc
susceptibles de critiques de la part des signataires de ces accords, notamment
du FPR, et en opposition avec le rôle de garant politique de ces accords qui
devait être celui de la France. Il a conclu qu’il faudrait demander aux
militaires pour quelles raisons ils avaient pris la décision de se maintenir sur
place.
Donnant lecture du mémorandum cité, le Président Paul Quilès a fait
remarquer que l’accord auquel M. Michel Cuingnet faisait référence, qui était
celui de Dar Es-Salam, et non d’Arusha, prévoyait deux cas : les troupes
françaises présentes depuis le 8 février 1993 devaient se retirer du pays à
partir du 17 mars 1993, mais les autres forces, présentes avant le 8 février
1993, c’est-à-dire deux compagnies, devraient être cantonnées à Kigali à
partir du 17 mars jusqu’à leur remplacement par une force multinationale
neutre, convenue de commun accord avec les deux parties, laquelle sera en
fait la MINUAR. Le Président Paul Quilès en a conclu que ces deux
compagnies étaient autorisées à rester jusqu’à l’arrivée de la MINUAR.

Audition de M. Patrick PRUVOT
Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1987-octobre 1992)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
M. Patrick Pruvot a préalablement rappelé que la coopération de
la France avec le Rwanda datait quasiment de l’indépendance de ce pays,
avec le versement en 1963 des premières subventions du Fonds d’aide et de
coopération (FAC), l’octroi en 1979 de prêts de la Caisse centrale de
coopération économique (CCCE) et la mise en place de jumelages, à partir
de 1985, avec les collectivités territoriales françaises.
Il a précisé qu’il ne parlerait que de la période pendant laquelle il fut
Chef de la Mission de coopération et d’action culturelle (MCAC) à Kigali, du
25 janvier 1987 au 31 mars 1992.
Il a tout d’abord souligné les deux contraintes majeures affectant le
Rwanda : la pression démographique et l’enclavement.
La pression démographique est extrême avec une densité moyenne
sur les terres cultivables proche de 400 habitants par km² (des pointes à
700 habitants par km² n’étant pas rares) et un taux d’accroissement annuel de
la population supérieur à 3 %. Ses conséquences en sont un manque de terres
agricoles, une amorce de regroupement urbain anarchique, des risques pesant
sur la santé, une surcharge du système éducatif, des ménages aux revenus
moyens très bas avec, par conséquent, peu de marge de taxation pour l’Etat.
L’enclavement géographique est patent et se traduit par un
isolement des grands circuits de communication et d’information, de lourdes
dépenses dans le domaine des infrastructures routières, le renchérissement
des importations, la difficulté d’exporter et donc l’étroitesse de la base des
ressources fiscales ou douanières qui ne permettent pas à l’Etat de s’assurer
des recettes budgétaires suffisantes.
Ces facteurs prendront une importance cruciale au milieu des années
quatre-vingts. A cette époque, le dogme de l’autosuffisance alimentaire est
remis en question ; fondé sans doute sur la nécessité de pallier les
inconvénients de l’enclavement et de se garder de la fragilité d’exportations
reposant pour l’essentiel sur le café, ce dogme s’effondre avec les cours du

café et sous la pression qui s’exerce sur des terres exploitables saturées ; le
Rwanda glisse alors vers l’ajustement structurel et se retrouve exposé à des
difficultés sociales auxquelles peu de pays d’Afrique ont eu à faire face à ce
degré. Le caractère inéluctable de cette dégradation des conditions de vie
(accentuée par le déferlement du sida), qui semble rendre vains les efforts
acharnés du passé, tout en imposant aux Rwandais une véritable lutte pour la
vie, ne pouvait pas avoir été sans effet sur la détresse de la population et ses
rapports à la mort.
M. Patrick Pruvot a ensuite traité des grands objectifs poursuivis
par la coopération franco-rwandaise : améliorer de manière pérenne le
bien-être de la population sur le plan de ses revenus, de son alimentation, de
sa santé et de son éducation ; donner au Rwanda les moyens de s’ouvrir sur
et à l’extérieur en matière économique et culturelle ; fournir au pays des
ressources nouvelles et stables et des instruments de gestion efficaces, le faire
évoluer progressivement vers une société de droit moderne, plus
démocratique et participative.
Il a indiqué que la stratégie à suivre pour atteindre ces objectifs
devait tenir compte des spécificités du Rwanda. Il a ainsi souligné que ce
pays était habité par une population courageuse et dure au travail, vivant
dans un milieu social très dense, fortement structuré jusqu’à la colline et au
“ rugo ”, type d’organisation qui, du moins pour ce qui regarde la diffusion
des messages formateurs et les possibilités de démultiplication de l’impact
des projets, présentait des avantages. Il a rappelé par ailleurs que les besoins
étaient considérables, en regard de l’importance numérique de la population
et de l’état des ressources disponibles, et que cette situation imposait une
coordination particulière des efforts de toutes les parties prenantes, à savoir
le Gouvernement, les bailleurs de fonds, les organisations non
gouvernementales et, au premier chef, les habitants eux-mêmes qui devaient
être mis en mesure de participer à leur propre développement.
C’est pourquoi, dans l’ensemble des actions financées par la France,
un accent particulier fut mis sur la formation à tous les niveaux : formation
de cadres mais surtout formation de formateurs capables de démultiplier
rapidement les actions entreprises.
C’est pourquoi aussi la concertation avec nos partenaires et la
transparence dans la préparation et le suivi des actions fut la règle. La
MCAC élaborait son programme en liaison étroite avec la CCCE ; la
préparation des Commissions mixtes était l’occasion d’une intense
concertation avec les ministères rwandais. La MCAC participait à des
échanges de vues réguliers avec la représentation de l’Union européenne,
avec les principales agences du système des Nations Unies, avec ses

principaux partenaires, tant au sujet de l’aide au développement que de l’aide
humanitaire.
Sur le plan interne au dispositif français, des sessions d’information
associaient les coopérants, ainsi que les responsables des principales
organisations non gouvernementales de développement (ONG) et des
jumelages ; ces organisations furent d’ailleurs invitées à participer aux
Commissions mixtes à partir de 1989.
M. Patrick Pruvot a précisé que la Mission de Coopération
établissait chaque année un bilan exhaustif et détaillé des actions menées avec
le soutien de la France, qui était diffusé auprès de tous nos partenaires,
rwandais comme étrangers, bilatéraux comme multilatéraux, publics comme
privés.
Il a ensuite évoqué les secteurs bénéficiant en priorité de la
répartition des crédits de la MCAC, qu’il s’agisse du FAC, de l’assistance
technique ou des appuis aux opérations.
Le secteur éducatif et culturel bénéficiait de 40 % des ressources
sous forme d’assistance technique, de crédits d’appui et de bourses de stage
et d’étude. Toute la pyramide éducative et culturelle était concernée :
l’individu par la diffusion du livre dans un réseau de bibliothèques rurales,
par l’appui au mouvement sportif, par la promotion de la culture rwandaise ;
l’élève par la rénovation de l’enseignement du français dans les écoles
primaires et le soutien accordé à divers lycées ; les maîtres par la formation
dans les écoles normales ; les étudiants par l’enseignement universitaire et le
fonctionnement des accords universitaires.
Le secteur rural recevait 25 % des ressources qui servaient au
financement de projets visant à maintenir la fertilité des terres, à intensifier
les cultures, à améliorer les systèmes agraires (notamment l’élevage et la
bananeraie). La priorité était donnée à la recherche-développement, à la
vulgarisation et à la formation ainsi qu’au recyclage des cadres de
l’agriculture.
Le secteur de la santé se voyait attribuer 10 % des ressources,
consacrées à deux hôpitaux de référence, chargés notamment de former et
recycler les personnels médicaux des régions, à des enquêtes
épidémiologiques et au programme de lutte contre le sida.
Le dernier secteur, moins homogène, concernait principalement les
infrastructures. 20 % des crédits et moyens lui étaient destinés, concentrés

sur les télécommunications, la gestion du réseau routier, l’établissement d’un
fichier foncier, l’informatisation du service des douanes.
M. Patrick Pruvot a précisé que le dispositif de coopération civile,
technique et culturelle était réparti sur de nombreuses communes du
territoire rwandais et concernait la plupart des grands secteurs d’activité. Ce
dispositif comprenait :
— des programmes couvrant l’ensemble du territoire, tels que le
projet d’artisanat rural et d’équipement des écoles en mobilier scolaire, les
bibliothèques circulantes, l’appui aux installations sportives, le projet
d’équipement et de modernisation des télécommunications, les programmes
de recyclage des cadres de l’agriculture et de formation des maîtres d’école,
la formation hospitalière ; mais encore des actions localisées à vocation
nationale telles que l’appui aux universités et au ministère de l’Agriculture ;
— des projets plus localisés mais couvrant plusieurs communes,
voire une région entière, tels que les projets de développement rural dans la
zone de la forêt de Nyungwe, dans les communes voisines de Butare, de
Rushashi, de Masaka, les programmes d’enquête épidémiologique et de
pharmacies rurales dans les régions de Gisenyi et Ruhengeri ainsi que le
projet de formation par les Maisons familiales rurales dans la région de
Gisenyi ;
— des jumelages entre des collectivités françaises et des communes
rwandaises ainsi que des projets de l’Association des volontaires du progrès
(AFVP) dans les préfectures de Kibuye (à l’est), de Butare (au sud), de
Gitarama (au centre), de Byumba et Ruhengeri (au nord) et dans la région de
Bugesera (au sud-est).
Il a ainsi décrit les moyens qui consistaient en personnel d’assistance
technique et en contributions financières :
— des coopérants, civils et VSN, enseignants et techniciens, au
nombre de 75 à 80, des volontaires et des agents mis à la disposition de la
coopération décentralisée au nombre de 20 à 25, des personnels en poste
dans les écoles françaises et les centres culturels au nombre de 12. Au total,
environ 115 personnes ;
— des moyens financiers de l’ordre de 75 millions de francs en
année courante, se répartissant entre le FAC (28 millions de francs), les
appuis aux opérations (14 millions de francs) et le personnel d’assistance
technique (33 millions de francs), enfin l’aide d’urgence (1 million de francs
en moyenne). A ces financements propres à l’action de la MCAC, il convient

d’ajouter les engagements de la CCCE (entre 20 millions de francs et
120 millions de francs selon le mûrissement des dossiers instruits), puis, à
partir de 1989, la réduction du service de la dette (représentant une
économie de 36 millions de francs pour le budget rwandais) et des aides
budgétaires, notamment pour l’appui à l’ajustement structurel (70 millions de
francs), enfin les engagements propres de la coopération décentralisée (de
l’ordre de 2 millions de francs par an).
Il a souligné que si ces moyens pouvaient paraître modestes en
comparaison des immenses besoins d’un pays de 7 millions d’âmes, la France
tenait pourtant, avec la Belgique, le premier rang des bailleurs bilatéraux,
offrant environ 10 % de l’aide publique reçue par le Rwanda. Elle se devait
donc d’entraîner ses partenaires et de militer pour la concertation. Il a estimé
que la France y était parvenue et que les résultats concrets de notre
coopération étaient là pour le prouver.
Il a enfin signalé que le fonctionnement de la MCAC et la manière
dont les projets étaient gérés furent vérifiés par une mission d’inspection
générale conduite en 1990 par M. Louis Amigues, en liaison avec
l’ambassade et la CCCE.
Abordant le conflit d’octobre 1990, il a déclaré que la situation
militaire allait ajouter au fardeau de la population rwandaise. La menace
s’installe aux marches du nord et l’effort de guerre grèvera de manière
insupportable le budget. Les premiers massacres sont perpétrés. L’insécurité
s’installe partout.
Un plan d’évacuation des personnels sera préparé par la MCAC
avec l’ambassade et les responsables de l’opération Noroît, et présenté à
M. Jacques Pelletier lors de la visite qu’il fera au Rwanda début novembre
1990. Ce plan sera constamment amélioré, mis à jour et articulé avec les
dispositifs d’autres organisations présentes au Rwanda.
Dès le mois de décembre, des dispositions de sécurité seront
arrêtées par la MCAC dans le cadre d’un plan de réaffectation des personnels
destiné à maintenir une utilisation optimale du potentiel d’assistance
technique en cas de troubles localisés.
En conclusion, M. Patrick Pruvot a indiqué que, par deux fois, les
personnels ou leur famille ont dû, à contre coeur, être évacués ; pour des
raisons humanitaires évidentes, certains d’entre eux, les médecins, ont
accepté d’être maintenus. Tous ont repris ensuite leur travail au service de la
population rwandaise avec la même conviction, en fondant leur action sur
l’espoir de la réconciliation et de la paix, et en oeuvrant pour y contribuer. Il

a tenu à leur rendre hommage sans oublier le sacrifice des coopérants morts
dans l’attentat du 6 avril 1994.
M. Jacques Myard, après avoir indiqué à M. Patrick Pruvot que
son successeur avait déclaré à la mission que la France avait agi avec
ignorance et suffisance au Rwanda, lui a demandé s’il pensait que la politique
de propagation de la haine avait été partagée par l’appareil d’Etat rwandais
et quelle avait été l’action des autorités françaises sur place pour tenter
d’apaiser la situation, sachant que la France n’était pas en situation d’imposer
ses vues à un pays souverain.
M. Patrick Pruvot a répondu que la France menait une politique de
coopération avec le Rwanda depuis 1963 ; les premiers jumelages entre
collectivités territoriales rwandaises et françaises datent de 1985 et en 1992,
il y avait quarante demandes de jumelage en attente ; il a estimé que ce bilan
montrait que les Français avaient pu nouer une coopération efficace avec le
Rwanda.
Rappelant que la montée de la haine était ancienne, il a souligné
qu’elle concernait le Rwanda comme le Burundi et indiqué qu’il avait
lui-même assisté aux massacres de 1971 dans ce dernier pays. Il a estimé que,
de ce fait, on ne pouvait pas ne pas être informé de la tension entre Hutus et
Tutsis.
Cependant, son rôle en tant que Chef de la Mission de Coopération
civile était de faire tout ce qui était en son pouvoir pour oeuvrer à
l’accroissement du bien-être de la population rwandaise, et non du
Gouvernement. De ce fait les objectifs poursuivis étaient très clairs et tout à
fait irréprochables, cette appréciation valant pour l’ensemble de la collectivité
internationale. A ce propos, M. Patrick Pruvot a précisé qu’il existait, au
Rwanda, une collaboration et une concertation plus efficaces que dans
d’autres pays d’Afrique, entre les différents partenaires de l’aide au
développement et de l’aide humanitaire, et notamment avec les organisations
de l’ONU, dont le PNUD, et nos partenaires européens avec lesquels nous
avions des rencontres régulières.
M. Patrick Pruvot a alors estimé que si la haine brute n’avait
explosé qu’après son départ, la haine latente était là, d’abord parmi les
Rwandais eux-mêmes, et qu’il fallait vivre avec cette situation.
M. Jacques Myard insistant pour savoir si M. Patrick Pruvot
estimait que la France avait agi par ignorance, celui-ci a répondu que, pour
lui, la réponse était négative.

M. Roland Blum a alors demandé si, en matière de coopération
économique et d’aide au développement, il y avait eu un souci d’équité et de
répartition de l’aide entre les ethnies et si cette question était évoquée à
l’époque avec les autorités rwandaises. Il s’est également interrogé sur le
point de savoir si la France avait des raisons économiques de s’intéresser au
Rwanda.
M. Patrick Pruvot a répondu que, pour lui, la première question ne
faisait pas forcément sens dans la mesure où il n’y avait pas de répartition
géographique des ethnies au Rwanda, l’immense majorité du pays étant
hutue. Il n’y a pas de collines ou de villes tutsies même s’il y a des régions
comme celle des Bagogwe ou le Bugesera où, pour des raisons historiques
ou autres, la densité de population tutsie était plus forte. Il a précisé que de
ce fait, lorsque ses services préparaient les programmes de coopération, cette
question n’était pas posée, et ce par aucune autorité rwandaise.
Il a ajouté que, si une ignorance pouvait être reprochée, c’est bien
celle de la répartition entre ethnies de l’effort de coopération ; cependant
cette ignorance n’aurait pu être levée qu’en allant vérifier sur le terrain les
cartes d’identité des bénéficiaires, puisqu’elles portaient la mention “ Hutu ”
ou “ Tutsi ” et, en quelque sorte, étaient établies sur la base d’un
recensement des Rwandais selon leur appartenance ethnique.
M. Patrick Pruvot a rappelé au passage que la Mission de
Coopération avait effectué un recensement, avec l’INSEE, des populations
rwandaises pendant la période où il était Chef de Mission. Il a répété qu’au
Rwanda on ne pouvait ignorer la division ethnique mais qu’elle ne pouvait
pas servir de critère de sélection.
Quant aux intérêts économiques, M. Patrick Pruvot a remarqué
qu’il s’agissait là plutôt du domaine de la Caisse centrale de coopération
économique (CCCE) mais qu’en tout état de cause les entreprises françaises
implantées au Rwanda étaient très peu nombreuses. Il a estimé que les
intérêts de la France au Rwanda étaient plus d’ordre géopolitique ou liés à la
francophonie qu’économiques.
M. Yves Dauge a demandé des précisions sur la coopération en
matière linguistique. Il a émis l’hypothèse d’un double jeu de la part de
l’exécutif rwandais : d’un côté, un discours officiel destiné à l’étranger selon
lequel on s’orienterait vers la démocratisation, de l’autre, une réalité figée,
difficile à décrypter en raison notamment de la barrière linguistique.
M. Patrick Pruvot a rappelé que le Rwanda, très isolé, était pris en
tenaille entre d’une part le Zaïre, où l’on parlait essentiellement, dans les

régions frontalières, le lingala, et d’autre part des pays anglophones dont la
langue vernaculaire est le swahili, peu parlé au Rwanda. Dans ce contexte, le
français apparaissait comme la langue de communication qui devait permettre
au Rwanda de s’ouvrir sur l’extérieur, ce qui était la meilleure garantie de
démocratisation. Aussi 40 % des crédits de la coopération étaient-ils destinés
à des actions linguistiques et culturelles. Une tournée en France de ballets
rwandais traditionnels tutsis a ainsi été financée, et des bourses d’études et
de sport ont été accordées.
M. Patrick Pruvot a estimé que la chancellerie ne disposait pas de
services suffisants pour analyser tout ce qui se disait et s’écrivait dans la
presse et que peu de Français étaient à même de comprendre le kinyarwanda,
que certains officiels n’hésitaient pas à utiliser entre eux lors de réunions avec
des représentants de l’ambassade.
M. Kofi Yamgnane a estimé que ce qui s’est passé au Rwanda
aurait pu se dérouler ailleurs en Afrique, dans tous les pays où existent des
oppositions ethniques ou régionales continuant de couver sous la cendre. Ce
qui est surprenant, c’est que la France se soit laissée prendre dans ce guêpier
alors que nos diplomates devraient connaître les risques et les dangers des
sociétés africaines.
M. Patrick Pruvot a répondu qu’il est très douteux que la France
se soit laissée surprendre par ignorance. Le Ministre de la Coopération de
l’époque, M. Jacques Pelletier, a effectué en novembre 1990 un voyage dans
la région des Grands Lacs, au cours duquel il a insisté auprès du Président
Habyarimana sur la nécessité d’améliorer les relations entre les
communautés, alors même que les mariages mixtes étaient fréquents, et l’a
encouragé à prendre diverses dispositions pour éviter l’explosion. L’exemple
voisin du Burundi illustrait les risques encourus.
Le Président Paul Quilès a demandé comment réagissait le
Président Habyarimana aux conseils qu’il recevait de la part des Français.
Estimait-il réellement qu’il était de son intérêt de les suivre ou se contentait-il
de les entendre en laissant les choses suivre leur cours ?
M. Patrick Pruvot a répondu qu’il n’avait rencontré le Président
Habyarimana qu’une seule fois lors de la visite de son ministre de tutelle. Son
sentiment personnel est que le Président Habyarimana ne jouait pas un
double jeu et recherchait une solution. C’est peut-être ce qui lui a coûté la
vie, à moins qu’au contraire les auteurs de son assassinat aient considéré
qu’il ne voulait pas de cette solution.

M. Kofi Yamgnane a observé que les dirigeants africains se disent
souvent disposés à dialoguer mais ils se préparent parallèlement, en cas de
crise, à imposer une solution par la force dès lors que celle-ci joue en leur
faveur.
Le Président Paul Quilès a fait remarquer que ce n’était pas là une
attitude propre à l’Afrique.
M. Pierre Brana a demandé quelles ont été les grandes actions de
coopération menées de 1987 à 1992 au Rwanda.
M. Patrick Pruvot a précisé que les crédits de la Mission de
Coopération et d’Action culturelle étaient consacrés pour 40 % au secteur
éducatif et culturel, pour 10 % au secteur de la santé et pour 20 % à un
secteur moins homogène comprenant les télécommunications, la gestion du
réseau routier, l’établissement d’un fichier foncier et l’informatisation du
service des douanes. Ces secteurs avaient été privilégiés parce qu’essentiels
pour le développement du pays.
En 1992, le Rwanda possédait le réseau téléphonique le plus
moderne du monde, entièrement numérisé. Le bon état des routes était
particulièrement vital dans un pays enclavé, toujours menacé d’asphyxie.
L’établissement d’un fichier foncier représentait un premier coin enfoncé
dans le problème de la répartition des terres et devait contribuer à gérer le
nombre croissant de déplacés qui s’accumulaient autour de Kigali.
L’informatisation des douanes était particulièrement importante dans un Etat
dont 75 à 80 % des ressources provenaient des exportations de café, même si
le Rwanda était parvenu à se hisser en 1990, avec un PNB par habitant de
300 dollars, dans la partie haute de la catégorie des pays les moins avancés.
M. Pierre Brana a demandé si M. Patrick Pruvot avait eu
connaissance d’une aide que la France aurait pu apporter au projet de
suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité.
M. Patrick Pruvot s’est souvenu avoir entendu évoquer ce
problème mais a déclaré ne pas avoir eu à en connaître directement, aucune
demande des autorités rwandaises n’étant parvenue à la Mission de
Coopération.
Le Président Paul Quilès a précisé que cette question avait été
soulevée lors d’une visite de M. Jacques Pelletier au Rwanda en 1990.
M. Patrick Pruvot a déclaré ne pas en avoir gardé le souvenir. Il en
a sans doute été question lors de l’entretien entre MM. Jacques Pelletier et

Juvénal Habyarimana en 1990 mais il faudrait revoir les télégrammes
diplomatiques de cette époque pour savoir ce qui avait été convenu.
Le Président Paul Quilès s’est étonné du temps qu’il a fallu pour
mettre en oeuvre cette décision.
M. Patrick Pruvot a souligné que la Mission de Coopération
n’avait pas à connaître directement de cette décision de changer les cartes
d’identité, sauf si la France avait souhaité accorder une aide qui, très
probablement d’ailleurs, aurait été une aide budgétaire.
M. Pierre Brana a fait remarquer que le comité directeur du FAC
avait à connaître de dossiers de financement de ce type puisqu’il examine par
exemple des demandes concernant la réalisation de cartes d’électeurs
infalsifiables.

Audition du Général Maurice SCHMITT
Chef d’état-major des armées (1987-1991)
(séance du 29 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Maurice Schmitt en
rappelant qu’il avait exercé les fonctions de Chef d’état-major des armées
jusqu’au 23 avril 1991, et qu’il avait, à ce titre, contribué à la mise en place
de l’opération Noroît.
Le Général Maurice Schmitt a précisé d’emblée que l’opération
Noroît s’était déroulée sans poser de problèmes majeurs.
Il a expliqué que la situation avait commencé à se dégrader au
Rwanda à la fin septembre 1990. A cette époque, le Gouvernement et les
armées de la France avaient à faire face à trois théâtres d’opérations : le
Moyen-Orient, le Tchad et le Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a insisté sur l’opération menée au
Tchad. La rébellion d’Idriss Deby se développait dans le Darfour et il
convenait d’être vigilant à la fois sur Abéché et N’Djamena. Il a fait
remarquer que la “ relève ” entre les deux Présidents tchadiens s’était passée
sans aucune exaction à l’encontre des populations civiles à N’Djamena.
L’armée française y a sans doute contribué en gardant les dépôts d’armes et
munitions de l’armée tchadienne.
En ce qui concerne le Rwanda, le Général Maurice Schmitt a fait
état d’informations transmises par le Colonel René Galinié selon lesquelles
des affrontements entre Tutsis et Hutus à Kigali, qui faisaient suite à une
attaque du FPR, pouvaient mettre en danger la vie des ressortissants
étrangers et en particulier des ressortissants français.
Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné le
3 octobre 1990 le Président François Mitterrand, MM. Jean-Pierre
Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que l’Amiral Jacques
Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient. Le 4 octobre, après une nuit à
Abu Dhabi, l’ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah où elle était
reçue à déjeuner par le Roi Fahd. C’est peu avant ce déjeuner que deux
messages sont arrivés, en provenance respectivement de l’Elysée et de
l’état-major des armées. Ces messages précisaient que des risques graves

d’exactions existaient à Kigali et que le Président Habyarimana demandait
l’intervention de l’armée française. Un Conseil de défense restreint, très bref,
s’est tenu sur l’heure à Riyad, sous la présidence du Président de la
République, à la suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer au plus vite deux
compagnies à Kigali, avec la mission de protéger les Européens, les
installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation
des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en
aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort
du Gouvernement rwandais. Le Général Maurice Schmitt a précisé que ces
deux compagnies, parties de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali et
qu’elles avaient été le lendemain renforcées par des Belges et des Zaïrois.
De retour à Paris, il a estimé que la situation au Darfour nécessitait
le maintien des effectifs qui se trouvaient au Tchad et en Centrafrique et a
donc décidé de relever le 3ème RPIMA et le 2ème REP, présents au Rwanda
depuis une semaine, pour les remplacer par un état-major tactique complet,
placé sous les ordres du Colonel Jean-Claude Thomann. Il a précisé que la
situation au Tchad et au Rwanda, en septembre 1990, avait conduit
l’état-major des armées à maintenir en réserve, partie en France, partie en
Centrafrique, trois régiments parachutistes professionnels pour pouvoir
intervenir rapidement et éviter que nos forces ne se trouvent en situation
d’infériorité au Tchad et nos ressortissants menacés au Tchad et au Rwanda.
A la fin du mois d’octobre 1990, il ne restait plus, avec les forces
françaises, qu’un contingent zaïrois, les Belges ayant décidé de quitter le
pays. A ce moment, le calme était revenu, le FPR avait repassé la frontière
ougandaise et les FAR, malgré leur faiblesse d’organisation, avaient pu
reconquérir Ruhengeri et les localités du nord du pays. Il a indiqué qu’à la
demande du ministère de la Coopération, il avait mis en place, après accord
du Ministre de la Défense, auprès des FAR, début 1991, un détachement
d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) de trente personnes. La
présence militaire française au Rwanda était donc constituée par une
compagnie d’infanterie au titre de l’opération Noroît et un DAMI. Le
commandement de l’ensemble de nos deux unités a été alors confié au
Colonel Galinié proche de l’ambassadeur (attaché de défense). En mars, cette
période coïncidant avec la fin des opérations en Irak, le Général Maurice
Schmitt a considéré qu’il fallait recadrer et revoir notre dispositif au Rwanda,
s’agissant notamment des missions du DAMI, dans la perspective d’une
reconstitution de l’armée rwandaise qui nécessitait notamment la présence
d’instructeurs pour l’utilisation d’armes lourdes comme les mortiers.
Il a déclaré en conclusion de son intervention que les forces
françaises n’avaient pas à rougir de ce qu’elles avaient fait et a estimé que

notre simple présence avait empêché bien des exactions dans Kigali. Il a
d’ailleurs souligné que le faible nombre d’évacuations de nos ressortissants
témoignait de l’efficacité de cette présence. Toutefois, comme la situation
restait préoccupante dans la région de Ruhengeri, le DAMI avait reçu pour
mission l’évacuation sur Kigali des ressortissants qui s’y trouvaient, en cas de
nouveaux incidents de frontière avec l’Ouganda.
Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur la nature et
l’étendue des missions assignées au DAMI. S’agissait-il de missions
d’encadrement, d’aide, de formation ?
Le Général Maurice Schmitt a répondu, qu’en l’espèce, ce DAMI
était constitué, pour l’essentiel, de cadres et de spécialistes qui avaient
principalement des missions de conseil et d’instruction des cadres de l’armée
rwandaise. Basés à Ruhengeri, ils étaient aussi les premiers à pouvoir
intervenir, en cas de menace du FPR, pour procéder à l’évacuation des
ressortissants occidentaux vers Kigali. Il a indiqué que les missions de chaque
DAMI sont variables et fonction de la situation et des besoins de chaque
pays. En l’occurrence, l’armée rwandaise avait besoin de formateurs et
d’instructeurs pour l’utilisation d’armes lourdes.
Le Président Paul Quilès a ensuite demandé au Général Maurice
Schmitt s’il partageait l’analyse qui avait conduit l’Ambassadeur Georges
Martres à formuler l’observation suivante dans son rapport de fin de
mission : “ depuis l’affaire de Byumba au cours de laquelle l’assistance
technique militaire française a apporté un secours évident aux forces
armées rwandaises, le FPR a développé une campagne contre notre
présence militaire, assortie de menaces à l’égard de nos ressortissants et il
y a tout lieu de croire que, de leur côté, les partis proches du Président
amplifient les menaces pour provoquer de notre part des réactions
sécuritaires dont l’armée rwandaise pourrait tirer profit en cas de reprise
des combats ”.
Le Général Maurice Schmitt a estimé que ce point de vue lui
semblait conforme à ce qui se passait, malgré les difficultés d’appréciation
dues à la relative ancienneté de ces événements. Même si l’on ne pouvait pas
affirmer avec certitude que les attaques du FPR menaçaient réellement les
ressortissants occidentaux, elles justifiaient néanmoins la présence dissuasive
de nos forces armées, notamment pour éviter les pillages et les
comportements agressifs.
M. René Galy-Dejean, évoquant l’attentat du 6 avril 1994 contre
l’avion présidentiel, s’est demandé si des dépôts d’armement occultes
pouvaient avoir existé au Rwanda ou en Ouganda. Revenant sur les missions

du DAMI, il a noté que celles-ci comportaient l’instruction à l’utilisation des
armes lourdes et a demandé si cette fonction d’instruction pouvait aller
jusqu’au maniement d’armes antiaériennes.
Le Général Maurice Schmitt, après avoir précisé que la mission
d’instruction à l’utilisation des armes lourdes excluait leur utilisation directe
par les militaires français, a indiqué que cette mission ne s’était pas a priori
appliquée aux armes antiaériennes car une menace aérienne du FPR venant
d’Ouganda n’était pas envisagée. Il a souligné néanmoins qu’il n’était pas
très difficile d’apprendre à se servir d’un Stinger ou d’un missile SAM et que
certains étaient de surcroît très faciles à transporter sans attirer l’attention, à
la différence d’un SCUD par exemple.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si les missions confiées aux
troupes françaises de l’opération Noroît avaient évolué au cours du temps et
si, comme cela a été précisé devant la mission, des militaires français avaient
participé ou assisté à des interrogatoires de prisonniers du FPR.
Le Général Maurice Schmitt a rappelé que le premier message
signé de l’Amiral Coatanéa contenait des instructions concernant la
protection des ressortissants français et étrangers ainsi que des installations
françaises. Il ne comportait pas de missions d’instruction de l’armée
rwandaise. Cette dernière mission est apparue début 1991. Dans un message
dont le texte pourrait être communiqué à la mission d’information, le Chef
d’état-major des armées a formulé très précisément les missions du
détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI). Il a précisé qu’il
tenait à ce que les chefs des DAMI aient des instructions précises de façon à
éviter tout débordement. Les ordres donnés aux militaires de l’opération
Noroît ne leur auraient pas permis d’assister à des interrogatoires, d’ailleurs
cette manière d’agir n’entre pas dans les habitudes des forces françaises.
Pour sa part, il n’a jamais était informé de tels agissements, ni par le Colonel
René Galinié, ni par le Colonel Jean-Claude Thomann. Toutefois, il n’a pas
exclu qu’à titre individuel un soldat français ait pu assister à des
interrogatoires, mais en aucun cas une telle initiative ne pouvait relever
d’ordres de l’autorité militaire. Qui plus est, ce type d’interrogatoire n’aurait
vraisemblablement apporté aucune information intéressante sur le plan du
renseignement car nous étions suffisamment au courant de la situation locale
par le biais de nos attachés de défense, fort bien renseignés.
Citant un rapport d’Amnesty International mettant en cause les
instructeurs du DAMI français, M. Charles Cova a demandé si l’assistance
militaire s’était limitée à l’instruction d’officiers et de soldats de l’armée

régulière rwandaise ou si elle avait pu concerner les forces paramilitaires des
“ escadrons de la mort ” qui ont participé par la suite au génocide.
Le Général Maurice Schmitt a souligné que, pendant la période
couverte par l’opération Noroît, il n’existait pas encore de milice et qu’en
tout état de cause il ne voyait pas en quoi les personnels des DAMI,
spécialistes des transmissions ou du maniement d’armes lourdes, pouvaient
être d’une quelconque utilité dans l’apprentissage de l’utilisation de la
machette. Or, c’est avec ce type d’armes blanches que les massacres ont été
perpétrés.
Il n’est certes pas impossible que des militaires des FAR,
démobilisés à partir de 1992, aient pu encadrer les milices. L’ancien Chef
d’état-major des armées a alors estimé que l’origine du génocide pouvait être
trouvée dans l’effroyable panique qui a saisi les Hutus à la suite de l’offensive
du FPR dans le nord du pays. Il a rappelé que la France avait été, après
autorisation du Conseil de Sécurité, la seule à intervenir, dans le cadre de
l’opération Turquoise, pour tenter de rétablir le calme dans le pays alors que
les troupes de l’ONU, sur place au moment du déclenchement des massacres,
étaient restées sans réaction.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité obtenir des précisions sur la
présence concomitante des militaires du détachement d’assistance militaire et
d’instruction et des militaires de l’opération Noroît, et sur d’éventuelles
livraisons d’armes par la France aux forces armées rwandaises.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué qu’au début de l’année
1991, le dispositif Noroît avait été allégé, une des deux compagnies ayant été
renvoyée en Centrafrique, et que le DAMI avait été placé sous les ordres du
colonel commandant l’opération Noroît.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le dispositif Noroît est
resté opérationnel jusqu’à fin 1993, date à laquelle il a été remplacé par la
MINUAR.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué que la France avait livré
aux forces armées régulières du Rwanda des armes destinées à des combats
classiques dans cette région, de type mortier, dans le cadre de l’accord de
coopération et dans le respect des autorisations délivrées par la CIEEMG. Il
a précisé que l’avion présidentiel, qui a été abattu par un missile, aurait pu
également l’être, le cas échéant, par une mitrailleuse de 12/7 ou un
quadritube de 13 mm d’origine soviétique. Il est en effet assez facile
d’abattre à l’atterrissage un avion de transport civil de ce type sans recourir
nécessairement à l’utilisation d’un missile antiaérien.

Le Président Paul Quilès a évoqué un document manuscrit, tiré
d’un manuel d’instruction tenu par un militaire rwandais et récupéré par le
FPR, qui permet de cerner le contenu de l’instruction délivrée par les
instructeurs du DAMI. Ce document fait notamment état d’explications
concernant le tir au mortier, le tir en position couchée, etc., c’est-à-dire de
notions correspondant à une instruction militaire de base. Il a insisté sur la
nécessité pour la mission de procéder clairement à l’inventaire des missions
d’assistance et des missions d’intervention.
Citant un document transmis par le ministère de la Défense qui
précise : “ le schéma de l’opération Noroît (forces engagées, volume des
forces) ne présente qu’une illustration des effectifs AMT-DAMI, limitée à la
période pendant laquelle ces éléments sont passés sous commandement
Noroît et ne relevaient plus de la direction du ministère de la Coopération
au titre de la coopération militaire ”, M. Bernard Cazeneuve, rapporteur,
s’est interrogé sur la configuration de l’opération Noroît en termes de
missions et de structures. Il a rappelé que les effectifs du DAMI avaient été
évolutifs entre mars 1991 et décembre 1993 et que le “ DAMI de base ”
d’environ vingt personnes avait été renforcé passant à trente personnes de
mars 1991 à juin 1992, puis à soixante personnes et même à quatre-vingts de
juillet 1992 à septembre 1993 avant de redescendre à un effectif de trente en
septembre-décembre 1993 pour n’être plus constitué que par une seule
personne de janvier à avril 1994. Très logiquement, si le DAMI fait partie de
l’opération Noroît, celle-ci devrait alors avoir pris fin seulement en avril 1994
et non pas en décembre 1993. Il s’est également interrogé sur la nature de
l’opération Noroît, initialement conçue comme une opération d’évacuation et
de protection de nos ressortissants, qui s’est ensuite enrichie de la dimension
de coopération militaire puisque le DAMI, composante de l’opération
Noroît, et qui relève de la Mission d’Assistance militaire, a procédé à des
missions d’instruction auprès des FAR. Il a souhaité savoir si ces opérations
d’instruction découlaient des accords d’assistance passés avec le Rwanda en
1975 et se trouvaient justifiés par l’avenant, signé en 1992, faisant référence
non plus à la gendarmerie nationale rwandaise mais aux forces armées
rwandaises.
Le Général Maurice Schmitt a souligné qu’en octobre 1990
l’opération Noroît consistait uniquement à protéger et à évacuer des
ressortissants et que la présence des forces françaises avait permis, avec les
renforts belges, de stabiliser la situation au Rwanda. Après quelques mois, la
Mission de Coopération a effectué une demande pour participer à
l’instruction des FAR. Comme il ne pouvait y avoir au Rwanda deux
détachements français sous deux commandements différents, le DAMI, mis
en place à la demande du ministère de la Coopération, a été placé sous les

ordres du Lieutenant-Colonel René Galinié qui était également l’attaché de
défense.
Le Général Maurice Schmitt a alors souligné qu’il avait fixé luimême, en mars 1991, les missions d’instruction du DAMI et limité ses
effectifs à trente personnels.
M. Michel Voisin s’est interrogé sur le rôle des forces belges,
françaises et zaïroises dans l’arrêt de l’offensive du FPR, sur le maintien des
troupes françaises au Rwanda après le départ des soldats belges et sur la
présence de forces d’autres nationalités lors de l’entrée du FPR au Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a estimé que cette présentation des
événements n’était pas conforme à la réalité. Les FAR n’étaient guère à leur
aise dans le nord et le franchissement de la frontière par le FPR avait entraîné
des exactions et des pillages à Kigali. C’est cette situation qui a motivé
l’intervention française. Les instructions du Président de la République
étaient claires, il s’agissait de protéger les populations et d’évacuer ceux qui
souhaitaient partir. La stabilisation de la situation militaire, avec le retour en
Ouganda du FPR, n’a été qu’une conséquence indirecte de la présence
française. La mission initiale n’a pas évolué et n’a jamais consisté à
combattre aux côtés des FAR contre le FPR, même si ce dernier avait
marché sur Kigali, exception faite du contrôle de l’aéroport. Compte tenu
des liens entre le FPR et les forces ougandaises, il est très vraisemblable que
ces dernières ont participé à l’offensive de 1990. Aucune information ni
aucune allusion n’ont permis de déterminer la présence de forces d’autres
nationalités et il est peu probable qu’il y ait eu des Libyens, le Colonel
Khadafi ayant bien d’autres préoccupations. Il faudrait, pour répondre avec
certitude à ces questions, examiner les télégrammes diplomatiques ou les
messages que pourrait communiquer le service historique des armées.
Evoquant le Conseil de défense restreint qui s’était tenu à Djeddah
pour décider l’intervention Noroît, M. François Lamy s’est demandé si les
événements de Kigali n’avaient pas été amplifiés par les FAR ou par le
Gouvernement rwandais pour accélérer cette décision d’intervention et si la
présence de soldats occidentaux, qui n’avaient pas participé au combat, avait
été déterminante dans le retrait du FPR trois semaines après leur offensive du
1er octobre 1990.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué que, pour ce qui concerne
les événements liés à l’offensive du 4 octobre 1990, il avait disposé
d’informations précises, en provenance de l’ambassade comme de la Mission
de Coopération faisant état d’exactions et de spoliations entre Hutus et
Tutsis et même à l’égard de quelques étrangers. Il n’y a pas eu

d’amplification artificielle des événements. La présence de Noroît a bien été
déterminante, ce qui confirme la nécessité d’envoyer des troupes
suffisamment nombreuses et dissuasives pour éviter que les événements ne
dégénèrent. C’est cette stratégie qui d’ailleurs avait été choisie à Abéché. Les
Belges ont envoyé les mêmes effectifs que la France. Il y avait aussi des
Zaïrois mais leur armée qui n’était pas payée s’est transformée en armée de
soudards. Le FPR a été dissuadé de poursuivre son offensive vers Kigali car
il n’était pas aussi puissant en 1990 qu’en 1994, et savait qu’il ne pouvait
pas, à ce moment, prendre le pouvoir.
M. Pierre Dauge a souhaité avoir des précisions sur le recadrage,
effectué en mars 1991 des missions de l’opération Noroît qui, sur le plan
opérationnel, engageait plus fortement la France aux côtés des forces armées
rwandaises et a considéré qu’il y avait là la traduction d’une nouvelle
nouvelle orientation politique qui correspondait partiellement aux voeux du
Président du Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a précisé qu’il avait personnellement
recadré les missions des uns et des autres car, dans la mesure où un DAMI
avait été envoyé au Rwanda et se trouvait sous les ordres du responsable de
l’opération Noroît, il devenait nécessaire que chacun dispose d’instructions
écrites précises sur ce qu’il avait à faire, d’autant que la situation devenait
plus tendue et que la menace se précisait. L’accord de 1975, dont la portée
était limitée, était géré par le ministère de la Coopération et non par celui de
la Défense qui mettait des personnels d’aide technique à la disposition de la
Mission de Coopération. Il a rappelé que le DAMI n’était composé que de
trente spécialistes en mars 1991, soit environ une dizaine d’officiers et une
quinzaine de sous-officiers et qu’il convenait de rapporter ces chiffres aux
effectifs de l’armée rwandaise.
Précisant que ce n’était pas les instructions de l’opération Noroît
qui avaient été modifiées, le Président Paul Quilès a indiqué que la mission
entendait vérifier, compte tenu de l’accord de coopération de 1975 alors en
vigueur, si une aide militaire a été apportée par la France au Rwanda, dans
quelles conditions et pour quelles raisons. Il a souligné que jusqu’à présent
les témoignages entendus par la mission confirmaient qu’il ne s’agissait pas
de faire participer les troupes françaises aux combats.
Le Général Maurice Schmitt a souhaité que le document qu’il
avait signé en mars 1991 soit communiqué à la mission d’information.
M. Jacques Myard a souhaité connaître le nombre d’assistants
militaires présents au Rwanda avant l’opération Noroît.

Le Général Maurice Schmitt a indiqué que l’effectif des
coopérants militaires ne dépassait pas une dizaine de spécialistes, ce qui
représente des chiffres faibles par rapport par exemple à ceux du Tchad.
M. Pierre Brana s’est interrogé sur le rôle de la cellule spéciale de
la présidence de la République, et notamment sur la possibilité, évoquée dans
un article du Monde, qu’elle ait piloté directement l’encadrement de l’armée
française en court-circuitant la hiérarchie militaire.
Le Général Maurice Schmitt a estimé invraisemblable que la
présidence de la République donne directement des ordres aux militaires
français présents au Rwanda. Il a douté que ceux-ci aient pris le risque
d’obéir à de tels ordres, sans l’aval du Chef d’état-major des armées, qui
aurait lui-même pris celui du Ministre de la Défense.
M. Jacques Myard a évoqué les critiques exprimées dans la presse
et par M. Michel Cuingnet au cours de son audition par la mission selon
lesquelles l’armée française se serait comportée alors comme une armée
d’occupation.
Evoquant également le témoignage de M. Michel Cuingnet, le
Président Paul Quilès a rappelé que celui-ci n’avait pas utilisé au cours de
son audition les mêmes termes que dans les documents portant sa signature
et parvenus à la mission d’information (rapport de fin de mission de service
ou télégrammes diplomatiques) dans lesquels il fait seulement des mises en
garde. Soit M. Michel Cuingnet savait à l’époque ce qu’il a déclaré à la
mission mais il n’en a pas averti sa hiérarchie. Soit il a réécrit l’histoire et il
faut alors en être conscient.
M. François Lamy a demandé s’il existait une liaison directe entre
l’état-major particulier du Président de la République et l’attaché de défense.
Le Général Maurice Schmitt a répondu que, bien qu’il ne soit pas
d’usage que l’attaché de défense adresse copie de ses messages à l’état-major
particulier du Président de la République, l’état-major des armées l’acceptait
parfois et se mettait d’accord avec le Chef de l’état-major particulier pour
simplifier les communications ; il a précisé qu’il n’y avait pas vu
d’inconvénients lorsqu’il était Chef d’état-major des armées, sous réserve
qu’il soit lui-même le destinataire principal du message, étant le chef
hiérarchique de l’attaché de défense, et qu’il en était de même vis-à-vis de la
DGSE. Il a ajouté que lorsqu’il était Chef d’état-major des armées, il n’avait
jamais eu vent que le Chef de l’état-major particulier ait directement donné
des ordres à l’attaché de défense sans passer par lui-même, qu’il s’agisse du
Rwanda ou d’autres pays.

Il a précisé en revanche que lui-même et le Chef d’état-major
particulier se tenaient régulièrement au courant des événements et que le
Ministre de la Défense était lui aussi régulièrement informé.
Remarquant que la description faite par le Général Maurice Schmitt
impliquait qu’il n’y avait pas eu, dans le cas du Rwanda, de circuit dérogeant
au processus de décision habituel auquel participent à des titres divers le
Président de la République, Chef des armées, le Ministre de la Défense,
l’état-major des armées, les autorités militaires sur place et l’ambassadeur, le
Président Paul Quilès a souligné qu’on se trouvait en présence de chaînes
d’information et de décision complexes qu’il conviendrait de clarifier.
Le Général Maurice Schmitt a précisé que l’ambassadeur avait
toujours le droit et la possibilité de transmettre des renseignements
confidentiels au Ministre des Affaires étrangères sans en informer le Ministre
de la Défense mais que, pour éviter cet inconvénient, le Chef d’état-major
des armées dispose d’un conseiller diplomatique destinataire des dépêches
diplomatiques.
M. Jacques Myard a alors rappelé qu’en tout état de cause, la
présidence de la République n’était pas reliée par liaison chiffrée avec les
postes diplomatiques à l’étranger.
M. René Galy-Dejean a rappelé à ce propos la récente décision de
rendre désormais le Président de la République obligatoirement destinataire
des dépêches, au même titre que le Ministre des Affaires étrangères. Il a
estimé qu’il ne fallait pas confondre circulation de l’information entre des
responsables qui se connaissent et qui sont en relations constantes et
institution de circuits décisionnels parallèles.

Audition de M. Hubert VÉDRINE
Secrétaire général de la présidence de la République (1991-1995),
Ministre des Affaires étrangères
(séance du 5 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Hubert Védrine, Secrétaire
général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et Ministre des
Affaires étrangères.
Considérant que les travaux menés par la mission d’information
étaient très importants, non seulement pour le Rwanda mais aussi pour la
politique africaine de la France et le contrôle parlementaire de la politique
étrangère, M. Hubert Védrine a exposé qu’il souhaitait, dans son
intervention, éclairer la période et la chronologie des événements au Rwanda
et expliquer ce qu’avaient été, dans ce contexte, les objectifs et les
motivations de la politique française au cours de l’évolution de ceux-ci.
Il a d’abord décrit les postes successifs au titre desquels il avait pu
connaître de la politique française au Rwanda. Dans une première période, de
1981 à 1986, où il était conseiller diplomatique à la présidence de la
République, il y avait une séparation nette entre les compétences de la cellule
diplomatique et celles de la cellule africaine dirigée par M. Guy Penne, qui ne
se recoupaient pas. De 1988 à 1991, porte-parole de la présidence de la
République, il avait eu assez rarement à traiter de l’Afrique, mais ce poste lui
permettait d’avoir une idée assez précise des objectifs de la France, du fait
qu’il comportait le suivi des sommets internationaux, et qu’il l’amenait à
avoir des échanges réguliers avec le Président de la République. A partir de
1991, Secrétaire général de la présidence de la République, il avait été en
possession d’informations plus nombreuses, surtout lorsque celles-ci
circulaient, par écrit, comme dans les notes de la cellule africaine ou de
l’état-major particulier du Président de la République, qui transitaient en
principe toutes par le Secrétaire général. Enfin, pendant la cohabitation, à
partir d’avril 1993, les grands sujets diplomatico-militaires étaient traités par
le conseil restreint qui se réunissait après le Conseil des Ministres. Ce conseil
restreint était préparé le mardi après-midi chez le Premier Ministre. Son
ordre du jour donnant lieu à concertation entre le Directeur du cabinet du
Premier Ministre et le Secrétaire général de la présidence de la République, il
s’est trouvé, en cette qualité, impliqué dans ces affaires plus directement qu’il
n’était d’usage. Le Rwanda figurait souvent parmi les sujets à traiter et les

événements qui ont conduit à décider l’opération Turquoise ont été traités
dans ce cadre.
En conclusion de ce propos liminaire, M. Hubert Védrine a précisé
qu’il devrait dans ses propos distinguer ce qu’il savait à l’époque de ce qu’il
avait pu reconstituer depuis, notamment pour la rédaction du livre qu’il avait
consacré à la politique étrangère de François Mitterrand.
M. Hubert Védrine a alors exposé qu’il avait toujours vu le
Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines
et se comporter en continuateur d’une politique ancienne, menée depuis les
indépendances, et consistant à maintenir nos liens avec les pays africains dont
le destin avait été proche de la France. Il était convaincu que la France avait
deux obligations vis-à-vis de l’Afrique, d’abord une obligation d’aide au
développement -et la France se faisait toujours l’avocate des pays d’Afrique
au sein de la CEE ou du G7-, ensuite une obligation en matière de sécurité.
Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un
engagement global de sécurité à l’égard de ces pays, qu’il y ait accord de
défense ou qu’il n’y en eu plus, comme au Tchad, d’une part parce que cette
politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires
très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement,
d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité,
il considérait que laisser, où que ce soit, un seul des régimes légalement en
place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et
appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne
qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et
décrédibiliserait la garantie française. Il a cité l’exemple de la politique de la
France au Tchad de 1981 à 1984. Grâce à diverses actions parmi lesquelles
des interventions de l’aviation de combat française, cette politique a
finalament permis la reconstitution de la souveraineté territoriale du Tchad
alors que parmi les factions qui s’opposaient dans ce pays, il y en avait
toujours une qui allait chercher son appui auprès de l’armée libyenne.
M. Hubert Védrine a estimé que les décisions du Président François
Mitterrand vis-à-vis des événements de 1990 au Rwanda s’inscrivaient dans
cette ligne politique. Rappelant qu’à cette époque le Rwanda était considéré
comme la Suisse de l’Afrique, que le Président Habyarimana apparaissait
comme l’artisan d’un apaisement du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de
la communauté internationale, il a expliqué que le Président Mitterrand avait
jugé qu’on ne pouvait laisser un tel gouvernement être renversé par une
action armée, venant d’un pays voisin qui avait sa propre stratégie
diplomatique et militaire, sans mettre en cause la stabilité de la région et
réveiller les graves antagonismes qui avaient marqué les indépendances.

M. Hubert Védrine a décrit la politique menée à partir de 1990
comme un engagement à deux volets. D’abord, la sécurisation et ce, malgré
les demandes incessantes du Président Habyarimana, non pas par un
engagement direct mais par une politique de coopération et de formation
militaires ; ensuite, une action politique et diplomatique incessante pour
amener le régime rwandais à se transformer, à régler définitivement la
question des réfugiés tutsis et notamment le problème des terres, à se
libéraliser et à se démocratiser, dans la continuité des principes définis au
sommet de La Baule. L’idée directrice était que le Rwanda, bien que le
régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait
échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour
le partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait
d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du sud,
d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même
l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur organisée au sein du FPR. Sur
ces bases, l’action de la diplomatie française a consisté à mettre “ les mains
dans le cambouis ”, pour rester en contact permanent avec toutes les parties
et les amener, en dépit de leurs résistances initiales, à accepter la conclusion
d’un accord politique.
M. Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait à
l’époque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par
une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana
pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y
accèdent. Il a précisé que cette pression s’exerçait à l’occasion de toutes les
décisions, que ce soit l’autorisation des partis politiques, la composition du
Gouvernement, ou la répartition des postes ministériels et visait à ce qu’au
bout du compte il y ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à
l’époque qu’un tel arrangement, conclu à l’abri de la politique de sécurisation
menée grâce à la coopération militaire pour la formation de l’armée
rwandaise, pouvait aboutir à ce que les choses soient un jour réglées. Il a
indiqué que c’est cette dynamique qui avait conduit à la signature des
accords d’Arusha en 1993.
Cependant, il a souligné qu’on voyait bien en 1993-1994 se
développer, dans le parti du Président et au sein de la majorité hutue, une
opposition de plus en plus radicale et de plus en plus puissante, résolue à
empêcher cette évolution vers le partage du pouvoir. Il a ajouté que cette
opposition prenait plus d’ampleur à chaque attaque du FPR. Les offensives
militaires du FPR étaient considérées comme les prémices d’une récupération
des terres et de nouveaux massacres, provoquant chaque fois un mouvement
de panique et de haine, alors qu’en même temps le FPR lui-même ne
renonçait pas à reprendre la totalité du pouvoir par la force. M. Hubert

Védrine a ajouté que c’est précisément parce que les autorités françaises
percevaient très bien tous les signes annonciateurs de la catastrophe qu’elles
avaient développé une activité diplomatique aussi acharnée pour trouver un
accord politique, dans l’espoir d’éviter que se reproduisent des situations du
même type que celles qu’on avait connues lors de l’indépendance. Il a
résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une double
politique de sécurisation d’une part, de pression de l’autre, pour aboutir à
une solution dont on peut dire qu’elle avait été trouvée à force
d’interventions politiques insistantes avec la conclusion des accords
d’Arusha. Cette double politique avait été poursuivie jusqu’au bout puisque,
lors de l’attentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière
concession en acceptant d’écarter la CDR, c’est-à-dire les Hutus les plus
extrémistes, du Gouvernement. Le but recherché était en fait d’arriver à une
situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé qu’un pouvoir
symbolique, le pouvoir réel étant exercé par l’ensemble des forces politiques,
une fois exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant
que cette situation pourrait seule servir de base à la reconstruction politique
du pays.
M. Hubert Védrine a alors constaté que l’attentat avait jeté à bas
cette construction, émis l’idée que, quels qu’en soient les auteurs, c’était sans
doute son but, et qu’ensuite avaient commencé les massacres, de plus en plus
démesurés jusqu’à devenir un génocide.
Il a ajouté que la France avait alors vainement continué à rechercher
un cessez-le-feu, en utilisant le fait qu’elle était en contact avec tous les
acteurs de la situation, le Président François Mitterrand ayant même
rencontré dans ce but le Président ougandais Yoweri Museveni.
M. Hubert Védrine a précisé qu’en même temps la France essayait
d’obtenir un mandat du Conseil de sécurité pour que la paix puisse être
rétablie le plus vite possible mais qu’elle s’était heurtée à une extraordinaire
répugnance des membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis
notamment restant traumatisés par l’évolution de la mission de l’ONU en
Somalie. Il a expliqué qu’un mandat avait finalement été voté mais que,
malgré des pressions incessantes auprès du Conseil de sécurité ou de l’OUA,
il avait été impossible de trouver des troupes et que c’est dans ces
circonstances qu’au bout du compte la France s’était finalement résolue à
monter seule, ou presque seule, l’opération Turquoise.
M. Hubert Védrine a conclu que la politique française au Rwanda
n’était que la mise en application, dans un cas particulier, de la politique
générale suivie par la France vis-à-vis des pays africains liés à elle au cours
de cette période.

Faisant référence à l’ouvrage de M. Hubert Védrine consacré à la
politique étrangère de la France de 1981 à 1995, le Président Paul Quilès
lui a demandé si le choix politique du Président François Mitterrand de “ faire
fond ” sur le Président Habyarimana pour mener le Rwanda vers la
démocratisation n’avait pas conduit sur le terrain à des interventions
déséquilibrées qui auraient pu favoriser certains extrémistes de son
entourage. Il s’est également interrogé sur le reproche parfois adressé à la
France d’avoir voulu imposer au Rwanda, par le biais des accords d’Arusha,
un fonctionnement démocratique et un partage du pouvoir qui ne
correspondaient peut-être pas à la structure et à la capacité de ce pays.
M. Hubert Védrine a admis que sa réponse serait sans doute
influencée par les réflexions qu’il avait faites depuis cette période. Il a
rappelé que la réputation de M. Habyarimana était bonne à l’époque, le
Rwanda était surnommé la Suisse de l’Afrique et son Président était
considéré comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si tout n’était pas
réglé. Le fait que M. Habyarimana fut hutu n’était pas choquant en soi, les
Hutus représentant 80 % de la population du Rwanda. Dans ces conditions,
pour quels motifs et dans quel but la France aurait-elle contribué à son
remplacement ? En politique étrangère, on fait avec ce qu’on a, du mieux
possible.
Le Ministre a estimé qu’une analyse détaillée de la politique
française au Rwanda conduit à affirmer que la France n’a pas tant soutenu
M. Habyarimana qu’exercé des pressions politiques à son égard pour le faire
évoluer et le détacher des extrémistes, alors même qu’il n’avait pas envie de
partager son pouvoir, ni de former des gouvernements de coalition ou de
transition. La politique française n’a donc pas eu pour objet caché, ou même
pour conséquence, de favoriser les extrémistes mais, bien au contraire,
d’encourager le Président Habyarimana à résister à leurs injonctions. Une
telle politique provoquait l’exaspération des extrémistes rwandais, opposés à
toute forme de partage du pouvoir, et déniait toute légitimité aux réfugiés
qui, à les en croire, ne représentaient plus rien et voulaient revenir prendre
des terres qui ne leur appartenaient plus.
M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait l’objet
de critiques inverses de la part de ceux qui se demandaient si la France
s’appuyant sur la “ philosophie de La Baule ” avait été bien inspirée de
s’engager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire de
partager le pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et
venant de l’étranger. Tout en admettant que l’on puisse s’interroger de la
sorte et estimer maladroite une politique aussi interventionniste, M. Hubert
Védrine a rappelé le raisonnement du Président François Mitterrand tel que

ce dernier l’avait exprimé à plusieurs reprises en Conseil des Ministres : si la
France n’utilisait pas son poids pour promouvoir un accord politique au
Rwanda, on pouvait réellement craindre le retour du cycle des violences et la
reprise, par le FPR, du pouvoir par la force, ce qui aurait entraîné, en
réponse, les massacres que la France voulait empêcher et qu’elle n’a réussi
malheureusement qu’à différer.
M. Guy-Michel Chauveau a rappelé qu’en 1990-1991, de
nombreuses conférences nationales avaient été organisées dans divers pays
d’Afrique, parfois d’ailleurs sous l’impulsion de l’Eglise ou de personnalités
éminentes et s’est demandé si tel avait été le cas au Rwanda.
M. Hubert Védrine a indiqué qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu de
conférence nationale mais il a en revanche fait état des nombreuses
interventions du Président François Mitterrand auprès du Président
Habyarimana et des lettres qu’il lui avait adressées, pour aborder la question
des réfugiés et des droits de l’homme, rappeler la nécessité de trouver un
accord politique avec le FPR et l’engager à accélérer l’évolution politique de
son régime. Il a rappelé que les interventions qui avaient fait suite au discours
de La Baule étaient variables selon les pays, mais suivaient le même fil
conducteur. Au Rwanda, cette politique a conduit aux accords d’Arusha,
auxquels ont contribué plusieurs autres pays africains voisins.
M. Hubert Védrine a rappelé les critiques portant sur la légitimité
d’une telle politique interventionniste et les a estimées intéressantes à prendre
en compte dans la perspective d’une définition de notre future politique
africaine. Mais à l’époque dans le cas du Rwanda, le reproche principal
adressé à la France a surtout été de ne pas être suffisamment intervenue.
M. René Galy-Dejean a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert
Védrine sur les propos prêtés par le Père Guy Theunis à l’Ambassadeur
Georges Martres, qui ne les a d’ailleurs pas confirmés, selon lesquels ce
dernier recevait des ordres contradictoires de l’Elysée, de Matignon et du
Quai d’Orsay et qu’il ne savait pas lesquels suivre.
M. René Galy-Dejean, constatant par ailleurs que l’intervention de
la communauté internationale dans le règlement des conflits se limitait trop
souvent, que ce soit sous la forme de l’interposition ou de l’action
humanitaire, à compter les coups, enterrer les morts et nourrir les orphelins,
s’est demandé si la France ne pourrait pas contribuer à définir un nouveau
concept juridique, de type “ mise sous tutelle ”, qui permettrait d’empêcher
par tous moyens, y compris la coercition, que se renouvellent les événements
qu’a connus le Rwanda, et que l’alternance politique ne soit pas synonyme de
risque de massacres.

M. Hubert Védrine a demandé des précisions quant aux points sur
lesquels les instructions de Paris auraient été contradictoires, au dire du père
Guy Theunis.
M. René Galy-Dejean a précisé que le père Guy Theunis n’avait
pas communiqué cette information.
Le Président Paul Quilès est intervenu pour indiquer que la
mission écrira, tant au père Guy Theunis qu’à M. Georges Martres, pour
demander des précisions complémentaires aux propos qu’ils ont tenus devant
la mission.
M. Hubert Védrine a souligné que les mécanismes de décision au
niveau le plus élevé de l’Etat sont complexes, car les personnes concernées
ont à gérer une multitude de problèmes à la fois, mais qu’ils sont néanmoins
cohérents. Il peut certes arriver qu’en situation de crise ou d’urgence, il faille
procéder à certains ajustements avant de prendre une décision définitive mais
tout cela n’est pas spécifique à la France. S’il y a des contradictions, il
convient de les étudier au cas par cas.
M. Hubert Védrine a reconnu qu’il était intolérable pour les
démocraties occidentales très médiatisées, de plus en plus attachées à la
protection réelle des droits de l’homme, d’assister impuissantes à des
massacres. Les citoyens persuadés de la toute puissance des sociétés
occidentales ne comprennent pas qu’elles n’aient pas les moyens d’intervenir.
Pourtant, au cours des années passées, ces situations ont été relativement
fréquentes. On pense bien sûr au Cambodge et au Rwanda mais l’Afrique a
aussi connu une dizaine de grands drames qui ont causé des milliers de morts
en Angola, en Ethiopie ou au Liberia. Toutefois la zone d’Afrique sous
influence française, à quelques exceptions près, a été stabilisée et sécurisée.
Le Ministre des Affaires étrangères a évoqué la réflexion engagée
ces dernières années sur la notion du droit ou du devoir d’ingérence. Il a
souligné que les problèmes posés par une intervention extérieure ne sont pas
seulement juridiques mais pratiques. Ainsi, la France s’est-elle tournée, au
début des massacres au Rwanda, vers l’ONU car elle ne pouvait pas agir sans
mandat or, les membres du Conseil de Sécurité n’ont pas répondu à son
appel, non par indifférence, mais chacun pour des raisons qui lui étaient
particulières : géopolitiques, politiques ou financières. Il est toujours possible
juridiquement de reconstituer ce qui existait à l’époque de la SDN, à savoir
le système des mandats. Il faut toutefois se demander si un tel concept est
compatible avec l’état actuel des relations internationales, la souveraineté des
Etats et la dignité des peuples. Il faut également s’interroger sur les
conséquences pratiques de telles dispositions. Que fait-on concrètement en

Afghanistan, au Haut-Karabakh, au Kurdistan, etc. ? Aujourd’hui les
opérations de maintien de la paix auxquelles la France a très largement
contribué sont difficiles à gérer. On se trouve devant des situations de guerre
sans avoir les moyens de la guerre pour y répondre, les mandats sont
limitatifs et les modes de traitement de l’information et de transmission des
ordres restent très confus. Il devient donc de plus en plus difficile de trouver
des pays pour participer à ces opérations. Il est certes toujours possible
d’ouvrir une nouvelle réflexion mais il faut être conscient des obstacles
auxquels on risque de se heurter.
Le Président Paul Quilès a précisé que, si l’occasion était donnée à
la mission d’entendre les responsables de l’ONU, ces derniers seraient
interrogés sur les améliorations qu’il convient d’envisager pour que les
Nations Unies n’aient pas à subir encore d’autres échecs de cet ordre.
M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du
Président Habyarimana. Il a souligné le contraste existant entre la réponse
des différents responsables politiques déjà entendus, qui ont indiqué qu’ils ne
disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la
Coopération, M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui,
que le FPR aidé par les Américains était responsable de l’attentat. Il a
souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert Védrine sur
ce dossier.
M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune
information si ce n’est le souvenir, ce jour là, du commentaire du Président
François Mitterrand lui disant “ cela va être terrible ”. Bien entendu les
différentes pistes ont été évoquées par le Chef d’état-major des armées ou le
Chef d’état-major particulier du Président de la République ; celle des
extrémistes hutus : très hostiles à la “ dépossession ” du Président
Habyarimana, et au partage du pouvoir avec les opposants, ils n’hésitaient
pas à entretenir un climat de violence en ayant recours notamment à la radio
des Mille Collines. On peut donc imaginer qu’ils aient pu organiser
l’élimination de celui qui s’apparentait dans leur esprit à une “ cinquième
colonne ” et constituait le point d’appui du processus de démocratisation ;
celle du FPR, également plausible, car les accords d’Arusha ne lui
permettaient qu’un exercice partagé du pouvoir avec les Tutsis modérés et
les Hutus modérés et non pas l’exercice de la totalité du pouvoir comme le
revendiquaient ses représentants depuis 1990.
Il a relevé que le professeur Filip Reyntjens retenait in fine la piste
du FPR en s’appuyant sur le fait que les massacres avaient débuté plusieurs
heures après l’attentat, que deux responsables du mouvement hutu
extrémistes étaient dans l’avion et que la veuve du Président Habyarimana

semblait totalement désemparée. Il s’est demandé d’où M. Bernard Debré
tenait ses informations car, hormis le fait qu’il s’agit d’un missile SAM 16
soviétique, rien ne permet de l’identifier, puisque le numéro de série est
incomplet, ni de savoir par quel circuit il s’est retrouvé en possession des
auteurs de l’attentat.
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Bernard Debré avait
fourni par lettre des explications à la mission qui les lui avait demandées et
qu’il faudrait poursuivre la recherche en se demandant notamment pourquoi
aucune enquête n’avait eu lieu.
M. Jean-Bernard Raimond a constaté que bien souvent les
dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au maintien de la paix
ne peuvent être appliquées efficacement en raison de l’intervention de
l’organisation des Nations Unies dans la chaîne de commandement. Après
avoir remercié M. Hubert Védrine pour la qualité et la clarté de son exposé,
qui avait situé le Rwanda dans le cadre général de notre politique africaine et
bien montré, sur le plan fonctionnel, la séparation nette entre la cellule
africaine de l’Elysée et les services du Quai d’Orsay, il lui a demandé s’il
avait eu le sentiment, à l’époque où il exerçait les fonctions de Secrétaire
général de l’Elysée, que des informations avaient pu lui échapper ou que des
entretiens avaient pu avoir lieu sans qu’il en ait eu connaissance.
Il a rappelé que certains considéraient, compte tenu de la montée
des oppositions et des tensions, qu’il était possible de prévoir et d’anticiper le
génocide à partir de 1993 et a demandé à M. Hubert Védrine ce qu’il en
pensait.
M. Hubert Védrine a fait remarquer que les puissances
occidentales ne supportent ni la passivité, ni l’intervention. Les Etats-Unis
n’acceptent ainsi aucun mort au cours des opérations de maintien de la paix
auxquelles ils participent et sont, de plus, très réticents à financer à hauteur
de leur clé de répartition, soit 30 %, ce type d’intervention, ce qui finit par
conduire au blocage. Par ailleurs, l’opinion publique accepte mal les formes
que prennent ces interventions.
Il a déclaré qu’avec le recul et à la relecture des dossiers, il n’avait
rien appris de nouveau et d’essentiel qui aurait pu à l’époque lui échapper,
alors qu’il avait pourtant, par ailleurs, d’autres questions très importantes à
suivre. S’il a admis, ce qui est normal, ne pas avoir été au courant de toutes
les démarches diplomatiques effectuées, il a néanmoins constaté qu’elles
s’inscrivaient toutes dans une même logique qui était de passer la main dès
que possible aux Nations Unies. Rien n’a d’ailleurs été entrepris sans
l’accord du Conseil de Sécurité.

Il a estimé que notre action avait été cohérente avec la politique que
nous avions arrêtée, que ce soit notre action en faveur de la sécurisation
menée dans le cadre de la coopération militaire ou notre action d’ingérence
démocratique pour encourager une solution politique de partage de pouvoir.
C’est ainsi qu’il faut comprendre nos rencontres avec tous les acteurs, qu’il
s’agisse des envoyés du FPR, de ceux d’Habyarimana, des Tanzaniens, des
Ougandais, ou encore des Américains dont nous attendions une intervention
auprès du Président Museveni pour que lui-même essaie de tempérer le FPR.
Il a considéré que, dans ce contexte, rien d’important ou de
contradictoire ne lui avait échappé même si une multitude de contacts ou de
rencontres avaient pu avoir lieu sans qu’il ait eu à en connaître précisément.
Il a déclaré que le risque de recommencement des massacres était
connu de tous et qu’il régnait une tension extrêmement forte dans le pays que
n’importe quel observateur débutant aurait perçu. La peur existait d’une
offensive armée du FPR en vue d’une reconquête de la terre et cette menace
était brandie pour tenter de justifier des massacres préventifs qui ensuite
engendraient des représailles. Si tout le monde connaissait l’histoire de ces
massacres répétés y compris au Burundi, en revanche, ce que personne ne
pouvait concevoir, c’était leur ampleur et la forme de génocide qu’ils allaient
prendre au Rwanda, car cela était proprement impensable.
Il a dénoncé l’absurdité du raisonnement consistant à dire “ tout le
monde savait ” et à s’indigner. En effet, c’est bien parce que le drame planait
qu’il devenait indispensable et urgent d’aboutir au plus vite à une solution
politique et diplomatique. Les accords d’Arusha ont malheureusement
échoué. On les savait fragiles et, pour assurer leur succès, il aurait fallu les
accompagner financièrement et économiquement pour dépasser les
antagonismes ethniques et politiques en offrant au Rwanda une perspective
de développement.
Le Président Paul Quilès a demandé comment il fallait interpréter
la lettre envoyée en septembre 1992 par M. Bruno Delaye, Conseiller
Afrique du Président de la République, au directeur des Affaires politiques
rwandaises du ministère des Affaires étrangères pour le remercier de l’envoi
d’une pétition visant à soutenir la politique de la France, alors qu’il s’est
avéré que cette personne était aussi un des dirigeants de la CDR, mouvement
extrémiste hutu.
M. Hubert Védrine a rappelé que la France était en relation avec
tout le monde entre 1990 et 1994 qu’il s’agisse du Président Habyarimana,
des partis d’opposition, du FPR, ou des Ougandais. C’est pourquoi, même
après le début des massacres, on relève que des correspondances ont été

échangées avec telle ou telle partie ou des rencontres ont eu lieu avec elles
dans l’espoir d’obtenir un cessez-le-feu. Il ne faut pas interpréter ces contacts
comme un soutien mais comme une pression en vue d’obtenir de chacune des
parties un accord en vue d’un cessez-le-feu. Il n’existait pas de lien
particulier ou privilégié de la France avec l’une ou l’autre des parties. Nos
partenaires belges et américains pensaient d’ailleurs également que la
solution politique viable serait celle qui impliquerait toutes les parties.
La seule exception concernait la CDR, coalition extrémiste hutue
que le Président Habyarimana venait de décider d’écarter du processus des
négociations, la veille de son assassinat. C’est donc l’ensemble des messages
qu’il faut étudier (du FPR vers la France, du Président François Mitterrand
au Président Bill Clinton, du Président François Mitterrand au Président
Habyarimana, etc.) pour porter un jugement pertinent sur la situation et
l’analyser correctement.
M. Bernard Cazeneuve a interrogé le Ministre sur l’existence de
contacts entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le Gouvernement
français après l’attentat contre le Président Habyarimana, et plus
particulièrement d’un contact, évoqué par la presse, du 27 avril 1994 entre le
Ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais et des
responsables politiques français, à l’Hôtel Matignon.
M. Hubert Védrine a déclaré que les contacts entre la France et
tous les protagonistes s’étaient poursuivis durant quelques semaines après le
début des combats, aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion
d’un cessez-le-feu. Les contacts tous azimuts -avec les Hutus, le FPR,
l’Ouganda, les autres pays africains- ne doivent pas être considérés
isolément, sous peine de fausser l’analyse. Dans le même temps, la France
tentait de convaincre les membres permanents du Conseil de Sécurité de
donner un mandat et de fournir des troupes, afin que les Nations Unies
reviennent au Rwanda.
M. Pierre Brana a interrogé le Ministre des Affaires étrangères sur
quatre points.
Faisant référence aux propos du Ministre qui avait qualifié le
déclenchement de la guerre par le FPR d’invasion, venue de l’étranger, et
détaillé les pressions exercées par la France sur le Gouvernement rwandais
pour le conduire à accepter un partage du pouvoir, M. Pierre Brana a
toutefois observé qu’en formant des recrues, rwandaises certes, mais
appartenant à la seule ethnie majoritaire hutue, dans un contexte de menace
de génocide, la France avait, de fait, pris position à l’égard de ce génocide en
formant toujours la même ethnie.

Il s’est ensuite référé au rapport de la Commission d’enquête du
Sénat belge et a insisté sur deux points qu’il a jugés préoccupants.
D’une part, ce rapport fait état d’un message très précis, adressé par
télécopie en 1994 au siège des Nations Unies par le Général Romeo Dallaire
et mentionnant l’entraînement de 1 700 hommes des Forces armées
rwandaises, par les milices, dans des camps en dehors de Kigali, ainsi que
l’infiltration de ces troupes dans Kigali afin d’exterminer les Tutsis alors
soumis au recensement. M. Pierre Brana a souhaité savoir s’il était exact,
comme le soutient le Général Dallaire, que ces informations avaient été
communiquées, non seulement aux responsables de l’ONU, mais aussi aux
ambassades de France, des Etats-Unis et de Belgique et si, le cas échéant,
elles avaient donné lieu à des échanges entre le Président de la République et
le Gouvernement.
D’autre part, le Général Dallaire, évoquant l’opération Amaryllis,
aurait déclaré que si des troupes avaient été déployées au moment de cette
opération avec une mission de rétablissement de la paix, plusieurs centaines
de milliers de Rwandais auraient pu être sauvés. M. Pierre Brana a souhaité
connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur cette affirmation.
Enfin, rappelant que la France avait été le seul pays à reconnaître la
légitimité du Gouvernement intérimaire rwandais instauré après l’attentat
contre le Président Habyarimana et composé d’extrémistes hutus radicaux,
M. Pierre Brana s’est demandé si cette reconnaissance avait donné lieu, en
France, à un débat interne entre le Gouvernement et le Président de la
République, et, en cas d’accord, sur quelles bases la décision de reconnaître
la légitimité de ce Gouvernement avait été prise.
Répondant à la première question de M. Pierre Brana, M. Hubert
Védrine s’est déclaré choqué par l’expression employée, selon laquelle la
France aurait “ pris position à l’égard du génocide ”. Il a estimé que cette
formule témoignait d’une approche anachronique et d’une interprétation
libre, relevant, non d’une mission d’information, mais d’un article de presse.
Il a insisté sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des éléments
constitutifs de l’action de la France à l’époque. En raison de ce qu’elle
considérait comme un devoir de sécurisation, la France voulait éviter que le
Gouvernement rwandais, stable et légal, soit renversé par une action armée
venue d’un pays étranger. Il s’agit là d’un choix politique, qui, comme tel,
peut être contesté. Le Président François Mitterrand refusant l’engagement
direct, la France a proposé au Gouvernement rwandais une action de
coopération et de formation, comme elle le faisait dans d’autres pays
d’Afrique, depuis l’indépendance, au nom du devoir de développement qui
est le sien. Récusant l’hypothèse d’une formation sélective des forces armées

rwandaises, qui aurait privilégié les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé
que la France avait participé à l’instruction de troupes issues d’une armée
régulière, représentant 80 % de la population et que dans bien d’autres pays
d’Afrique, la coopération militaire concerne probablement des armées
beaucoup moins représentatives. Il a estimé qu’il était inexact de considérer
que, par cette action de formation, la France aurait pris parti dans des
événements intervenus ultérieurement. Un tel raisonnement reviendrait, s’il
était appliqué au rôle des Etats-Unis en Ouganda, à estimer que ceux-ci ont
formé des soldats ougandais qui, ensuite, ont aidé le FPR lors des massacres
qu’il a perpétrés dans le Kivu. Un tel raisonnement n’est pas recevable,
l’objectif des Etats-Unis étant de consolider l’armée en Ouganda face au
Soudan, centre des préoccupations américaines, notamment pour des raisons
de terrorisme. De même, la politique de formation de la France à l’époque
visait à faire de l’armée rwandaise, qui certes représentait l’ethnie dominante,
une armée efficace et capable de distinguer entre l’action militaire et les
exactions. Tel est l’objectif qui a prévalu dans tous les pays d’Afrique, la
différence tenant, au Rwanda, au fait que la France s’est trouvée dépassée
par le retour de la fatalité. M. Hubert Védrine a conclu sur ce point en
mettant à nouveau en garde contre toute confusion dans les dates, les
contextes, les intentions.
S’agissant du message du Général Romeo Dallaire, M. Hubert
Védrine a rappelé qu’à cette période, nombreuses étaient les rumeurs faisant
état des intentions les plus inquiétantes des uns ou des autres. Comme l’a
rappelé un chercheur auditionné par la mission d’information, il était dit à
l’époque que circulaient des listes de noms de personnes à éliminer. Il a
toutefois indiqué aux membres de la mission d’information que, huit jours
avant l’attentat, le Général Dallaire, à New-York, avait fait à l’ONU un
rapport optimiste sur l’évolution du processus d’Arusha. Le département des
opérations de maintien de la paix de l’ONU explique d’ailleurs qu’il n’a pas
pensé, pour cette raison, que l’attentat du 6 avril 1994 allait servir de
prétexte pour le déclenchement du génocide.
Une fois encore, la prise en compte du contexte de l’époque est
nécessaire pour ce qui est du jugement du Général Dallaire sur l’opération
Amaryllis. Estimant qu’il est facile de déclarer qu’il fallait déployer des
troupes, M. Hubert Védrine a toutefois rappelé qu’après l’assassinat des
parachutistes belges, la Belgique avait demandé le retrait de la MINUAR et
que la France avait obtenu qu’elle soit maintenue, au prix d’une forte
réduction de ses effectifs. Il a ajouté que, pendant un temps, les moyens sur
place n’étaient autres que ceux du Général Dallaire qui, à défaut de mandat,
disposait toutefois de forces qui auraient pu avoir un effet dissuasif à Kigali.

Le Président Paul Quilès est alors intervenu pour évoquer
certaines informations diffusées par la presse, selon lesquelles la France
aurait exigé le départ du Général Dallaire, qui, de son côté, avait menacé
“ de faire abattre les avions français si les militaires français sautaient sur
Kigali ”. Il a demandé à M. Hubert Védrine s’il avait eu un écho de ces
intentions.
Niant avoir eu connaissance de cette menace du Général Romeo
Dallaire, M. Hubert Védrine a fait observer qu’elle montrait simplement
qu’il disposait de moyens d’action.
Il a enfin répondu à la question de M. Brana sur la reconnaissance
du caractère légitime du gouvernement intérimaire rwandais par la seule
France. Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité ou de
l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le
contexte de l’époque. Il a rappelé que la France, alors isolée, tentait de
négocier un cessez-le-feu dans une situation où l’on assistait parallèlement à
la campagne militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des
massacres. Peut-être est-ce à ce moment-là, d’ailleurs, que le Général Romeo
Dallaire a voulu se mettre en travers de l’action de la France. Il est vrai que
la France s’est trouvée seule à être restée en contact avec toutes les parties,
et notamment avec le gouvernement intérimaire, en vue de parvenir à un
accord de cessez-le-feu. Mais, dès après la victoire du FPR, la France a
ouvert à nouveau, après intervention de son ambassadeur en Ouganda, son
antenne diplomatique à Kigali : on pourrait donc, dans le même ordre
d’idées, s’interroger sur la reconnaissance de la légitimité du FPR qui venait
à peine d’achever sa conquête par la force. La réponse serait alors identique :
la France ne trie pas et ne juge pas les uns plus légitimes que les autres. Elle
avait, sous les yeux, un affrontement terrible, qu’elle observait avec
consternation, son but ayant été, depuis des années, par un engagement isolé
et méritoire, d’empêcher cet affrontement. D’où sa volonté de négocier un
cessez-le-feu, ce qui nécessite un dialogue avec chacune des parties. C’est à
ce moment là que se déroule la rencontre entre le Président Museveni et le
Président François Mitterrand à l’Elysée.
M. Jacques Myard s’est félicité qu’ait été rappelée, à l’occasion de
cette audition, la réalité du monde international. Les “ stratèges de café du
commerce ” pourront regretter que la France ne reconnaisse pas les
formations d’opposition et traite seulement avec les gouvernements en place.
Dans ce monde très imparfait, il faut admettre que la démocratie s’apprend et
que le despotisme éclairé peut être une garantie dans ce lent apprentissage. Il
a soutenu les analyses de M. Hubert Védrine sur la politique de sécurisation
menée, de longue date, par la France en Afrique. Faisant allusion au propos

de M. Hubert Védrine sur le soutien à un Gouvernement en place qui
représente 80 % de la population -ce qui n’est pas rien-, il a interrogé le
Ministre sur la nature des renseignements dont on disposait en 1990-1991
sur les attaques venues de l’extérieur. Enfin, il a voulu recevoir confirmation
de la cohérence d’analyse entre les différents représentants des pouvoirs
publics français malgré la cohabitation.
M. Hubert Védrine a souligné qu’en matière de démocratisation il
convenait d’éviter deux raisonnements extrêmes ; d’une part, un discours
relativiste qui conduirait à dire que la démocratie est une forme de
gouvernement réservée aux Européens et aux Occidentaux et, d’autre part,
une approche qui voudrait imposer notre conception de la démocratie, qui a
une histoire et s’est forgée au fil des siècles non sans heurts et sans violence.
Entre ces deux conceptions, il convient de trouver un équilibre. La France a
orienté sa politique de coopération vers une voie qui l’amène à favoriser
l’instauration d’un Etat de droit dans lequel existent un état civil et des listes
électorales, une justice qui fonctionne, une gendarmerie qui assure le
maintien de l’ordre dans la légalité et une armée capable d’effectuer des
missions militaires sans débordements. Tous ces éléments indispensables
constituent en quelque sorte l’humus dans lequel s’enracine la démocratie,
qui ensuite peut se développer dans un formalisme plus sophistiqué. Si ces
conditions préalables n’existent pas, il est illusoire d’espérer une réelle
démocratisation.
Dans la période 1990-1991, il paraît peu probable que le Président
Habyarimana ait ressenti l’attitude de la France à son égard comme un
soutien. En effet, la politique de sécurisation du territoire rwandais conduite
par la France pour garantir les conditions de la mutation politique du régime
vers la démocratisation signifiait pour le Président Habyarimana une
réduction très sensible de ses pouvoirs. Ce dernier était, bien entendu, traité
comme l’interlocuteur officiel de la France mais n’en a pas reçu de soutien
direct.
M. Hubert Védrine a indiqué que le soutien de l’Ouganda au FPR
avait été étayé par de nombreux rapports, qui ont d’ailleurs conduit le
Conseil de Sécurité de l’ONU à placer des observateurs à la frontière entre
ce pays et le Rwanda. Le rôle joué par les réfugiés tutsis dans l’évolution
politique intérieure de l’Ouganda et notamment dans l’arrivée au pourvoir de
son Président Yoveri Museveni étant établi, il a estimé qu’il n’était pas, en
conséquence, illogique que ce pays ait soutenu le mouvement tutsi.
Il a ensuite déclaré que, pendant la période de cohabitation, il n’y
avait pas eu de désaccord sur l’analyse de la situation et de notre rôle. La
nécessité d’une action de la France, épaulée par d’autres pays, et avec

l’accord du Conseil de Sécurité, avait recueilli un consensus. Il a reconnu que
des discussions précises avaient porté, non pas sur le principe d’une
intervention de la France qui n’allait pas attendre indéfiniment l’hypothétique
ralliement d’autres Etats, mais sur la conception et la mise en oeuvre de
l’opération Turquoise, son dimensionnement, son étendue, ses objectifs, etc.
Cette situation relève toutefois du processus normal de prise de décision en
période de crise. En Conseil restreint, le Président Mitterrand et M. Alain
Juppé partageaient une même conception alors que MM. Edouard Balladur
et François Léotard avaient une approche différente, ce qui a conduit
naturellement à une décision de synthèse. Ce mode de fonctionnement aurait
d’ailleurs été, de toute évidence, le même s’il n’y avait pas eu cohabitation.
M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur les raisons qui avaient pu
conduire la France à nouer des liens avec le Rwanda, pays dont la puissance
coloniale de tutelle était la Belgique, dont le sous-sol ne recèle aucune
matière première et dont la situation géographique n’en fait pas un pays
stratégique pour nos intérêts en Afrique, d’autant plus que quelques années
auparavant la France avait connu des déboires avec le Burundi dans le cadre
de l’affaire du Carrefour du Développement.
M. Hubert Védrine a confirmé que le Rwanda ne revêtait aucun
intérêt stratégique particulier pour la France qui n’était même pas le principal
fournisseur ou le principal client du Rwanda. Il a rappelé que l’accession à
l’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’était pas déroulée
dans des conditions optimales. Elle s’était d’ailleurs traduite à cet époque au
Rwanda par des affrontements entre Hutus et Tutsis et un premier exode de
Tutsis vers l’Ouganda. Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle
était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et
son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres
puissances. Il a rappelé que de nombreux pays considèrent l’Afrique comme
un continent perdu pour l’évolution du monde et s’en désintéressent. La
France du Général de Gaulle, puis de Georges Pompidou et de Valéry
Giscard d’Estaing a incarné, avec beaucoup de force, l’image même d’un
partenaire, vers qui, après les indépendances, l’Afrique s’est naturellement
tournée. Pourquoi la France aurait-elle rejeté les ex-colonies belges, alors
qu’elle admettait dans les rencontres africaines qu’elle organisait les
anciennes colonies portugaises ?
Les liens de la France avec le Rwanda ont été notamment
concrétisés par le Président Giscard d’Estaing en 1975 sous la forme d’un
accord de coopération dans le domaine militaire. Dans l’analyse du Président
Mitterrand, ce qui importait en matière de politique africaine était avant tout
le raisonnement global. Il n’y avait pas de point d’application stratégique

particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois
prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que
si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans un cas aussi simple que
celui d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait
plus rien.
M. Yves Dauge a souhaité savoir si les contacts qu’avait établis la
France avec l’ensemble des parties prenantes au conflit rwandais s’étaient
développés de manière permanente et constante et ne comprenaient aucune
exclusive. Il s’est demandé si les relations que pouvait entretenir la France
avec l’Ouganda étaient susceptibles d’infléchir les positions de ce pays.
M. Hubert Védrine, constatant et regrettant que l’action, isolée, de
la France n’ait pas suffi à empêcher le drame, a admis que cette action n’avait
pas été efficace. Il a toutefois remarqué que tous ceux qui n’ont rien fait ont
encore plus fait défaut. La France a eu la volonté de nouer des contacts aussi
bien sur place à Kigali qu’à Kampala ou à Paris, avec l’ensemble du spectre
politique rwandais. De nombreuses rencontres ont été organisées auxquelles
des représentants du Département d’Etat américain ont été associés au cours
du mois de juin 1992, de façon à ce que les Etats-Unis exercent une influence
sur l’Ouganda et par là même, de façon indirecte, sur le FPR. L’optimisme
dont le Général Romeo Dallaire a fait preuve devant l’ONU quelques jours
avant l’attentat était partagé, de bonne foi, par de nombreux responsables en
raison des perspectives créées par les accords d’Arusha. Les contacts ont été
maintenus au fil des années avec l’Ouganda qui suivait pourtant une politique
à dimension régionale et avait contracté une sorte de dette auprès du FPR.
Ces contacts permettaient d’espérer que l’Ouganda userait de son influence
pour convaincre le FPR de se prêter à un accord aux termes duquel il
n’exercerait qu’une partie du pouvoir. Les nombreux contacts entretenus par
la France à l’époque avec toutes les parties avaient d’ailleurs pour objectif de
les encourager à converger vers une solution politique qui semblait la seule
voie possible bien qu’elle n’ait été la préférence d’aucune d’entre elles.
M. Michel Voisin a rappelé que, dans son exposé liminaire,
M. Hubert Védrine avait insisté sur le fait que la France avait refusé
l’engagement direct de ses forces. Or, selon certains textes, datant de 1990,
les forces armées rwandaises, aidées par les forces françaises, belges et
zaïroises auraient repoussé l’offensive du FPR. Par ailleurs, il a été précisé
devant la mission d’information qu’en 1992 le Fonds Monétaire International
et la Banque mondiale avaient suspendu leur aide au Rwanda provoquant
l’arrêt des réformes économiques dans ce pays, en raison du gonflement de
ses dépenses militaires -les effectifs des FAR passent à cette époque de
5 000 à 40 000 hommes. Il s’est alors posé la question de la cohérence de la

politique française dans une période où elle renégociait ses accords de
coopération militaire.
M. Hubert Védrine a estimé que les autorités du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale ne poursuivaient pas les mêmes
objectifs de sécurité et de recherche d’une situation pacifique et que leurs
critères d’appréciation de la situation relevaient par conséquent d’une
logique différente de celle de la France. Certes à cette époque les dépenses
militaires du Rwanda avaient considérablement augmenté, mais cela
correspondait à un effort compréhensible pour un pays qui était attaqué. Il
eût été paradoxal pour la France, qui s’était impliquée dans la recherche
d’une réconciliation nationale négociée, de se retirer au moment où on avait
le plus besoin d’elle. Les seuls retraits envisagés par la France ont
correspondu aux démarches qu’elle a engagées auprès du Conseil de Sécurité
pour qu’une force internationale prenne le relais de son contingent ou vienne
en appui de ses forces, afin qu’elle ne reste pas seule à entretenir une
coopération militaire avec le Rwanda.
Pour ce qui est de l’engagement de la France, il convient de préciser
les modalités exactes de l’aide apportée. M. Hubert Védrine a rappelé à ce
propos que le Président Habyarimana s’était toujours plaint à la fois des
pressions politiques exercées sur lui et de l’absence de soutien militaire direct
de la France, dans la mesure où le Président Mitterrand avait toujours
repoussé ses demandes d’envoyer des troupes françaises à la frontière de
l’Ouganda. Quant à la nature de la coopération militaire de la France avec le
Rwanda, il a suggéré de poser la question aux autorités militaires, tout en
confirmant, ce qui n’était pas un secret, qu’il y avait eu une aide à la
formation des troupes d’un pays militairement attaqué.
A une question complémentaire de M. Michel Voisin sur les effectifs
du FPR, M. Hubert Védrine a répondu que, tout en ignorant leur nombre
exact, il les estimait à quelques milliers d’hommes mais qu’il conviendrait
également de poser la question aux experts militaires.
M. Bernard Cazeneuve a évoqué les relations entre la France et les
Etats-Unis concernant le Rwanda de 1990 à 1994. Il a souhaité savoir si
s’étaient manifestées des contradictions fortes entre les visions stratégiques
de ces deux pays sur l’avenir de la sous-région, si celles-ci s’étaient traduites
dans les conversations qu’avait eues le Président de la République avec son
homologue américain et si le Président François Mitterrand avait pu trouver
un accord avec le Président des Etats-Unis sur l’analyse de la situation de
cette zone. Abordant ensuite le fonctionnement de l’appareil de l’Etat et le
rôle des différentes structures qui au sein de l’Elysée contribuent à la mise en
oeuvre de la politique africaine, il s’est interrogé sur l’opportunité de séparer

les missions de la cellule africaine et de la cellule diplomatique et s’est
demandé si des relations courtoises mais ténues suffisaient à assurer la
cohérence dans le processus de prise de décisions. Après avoir demandé
quelles impulsions données par la cellule africaine ne relevaient pas du
domaine du ministère des Affaires étrangères, il s’est enquis du rôle exact de
l’état-major particulier du Président de la République au moment des crises,
notamment dans la définition des objectifs des opérations sur le terrain et du
suivi de la coopération militaire. Enfin, il s’est interrogé sur la possibilité de
relations ou de lignes directes entre cet état-major et les troupes françaises
présentes au Rwanda en dehors des circuits administratifs normaux.
Relevant que les prochaines auditions, par exemple celle de l’Amiral
Jacques Lanxade, permettraient de compléter sa réponse, M. Hubert
Védrine a tout d’abord affirmé que, dans les relations entre la France et les
Etats-Unis, la question du Rwanda n’avait jamais été un élément central dans
la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit
yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à
cette époque de bouleversements des rapports est-ouest. Il n’est pas possible
de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les
raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le
Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et
aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au
Président Museveni et le développement de leurs relations de coopération
avec l’Ouganda. Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à
l’égard du FPR, en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune
animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a
toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la
France et les Etats-Unis. Le sujet du Rwanda ne faisait pas l’objet
d’arbitrages au plus haut niveau, sauf exceptions, mais d’ajustements au
niveau des ministères. La France a cependant demandé aux Etats-Unis d’agir
auprès du Président Museveni afin qu’il modère le FPR et que ce dernier
limite ses attaques incessantes. Il s’agissait de gagner du temps pour
permettre de consolider l’accord politique. Il convient de rappeler qu’au
début du mandat du Président Bill Clinton, les Etats-Unis avaient été
traumatisés par l’expérience désastreuse de la Somalie et qu’ils avaient
décidé de ne plus revenir en Afrique comme le montre la longueur des
discussions récentes pour obtenir leur accord en vue d’une intervention en
République Centrafricaine.
M. Hubert Védrine a souligné que les structures administratives de
l’Elysée n’étaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de la
volonté du Président de la République. C’est pourquoi leur organisation a
varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont

nombreuses. Quoiqu’il en soit, il a estimé que les capacités d’intervention de
la cellule africaine de l’Elysée faisaient fréquemment l’objet d’exagérations et
relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables de cette
cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires
concrètes mais il s’agit d’une spécialisation administrative et non de missions
secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le secrétariat général de
l’Elysée relèvent d’une organisation interne qui dépend du Président de la
République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule
africaine et le chef d’état-major particulier ou un conseiller diplomatique, les
problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a
supposé qu’à l’heure actuelle, la structure était restée semblable et a
considéré qu’il serait de bonne méthode de garder à l’Elysée des conseillers
spécialistes des affaires africaines.
M. Hubert Védrine a souligné que la question essentielle ne réside
pas dans la fusion des structures dans un seul système mais dans la
coopération entre ces différents organes qui peuvent être distincts et
travailler ensemble. Il n’existe pas de solution parfaite et tout dépend de la
pratique. La cohérence s’établit au niveau du secrétaire général de l’Elysée
ou directement du Président de la République assisté par les Ministres, par
exemple au niveau des conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc
contrairement à certaines idées répandues. Le pragmatisme n’a jamais
dissimulé des actions conduites en dehors des procédures régulières.
Evoquant le rôle de l’état-major particulier, M. Hubert Védrine a
rappelé qu’il assurait la liaison entre le Président de la République, le
Ministre de la Défense et l’état-major des armées, et que cette fonction
particulière s’expliquait par le rôle constitutionnel du Chef de l’Etat, Chef
des armées et responsable de la dissuasion nucléaire. L’état-major particulier
prépare les réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les
instructions du Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et,
si le Chef d’état-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, c’est
avant tout une instance d’exécution, de transmission et de relais.
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M I S S I O N D ’ I N F O R M AT I O N S U R L E R W AN D A
S O M M AI R E D E S C O M P T E S R E N D U S D ’ AU D I T I O N S
D U 3 0 J U I N 1 9 9 8 AU 9 J U I L L E T 1 9 9 8
Pages
Mardi 30 juin 1998
— M. Gérard PRUNIER, chercheur au CNRS............................................................

181

— Colonel Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique Turquoise (20 juin-30 août 1994).. 211
— Colonel André SCHILL, Chef de la cellule affaires humanitaires Turquoise (25 juin- 211
23 août 1994)........................................................................................................................
— M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars 1991), Député européen ............ 223
— Mme Edith CRESSON, Premier Ministre (1991-1992), Commissaire européen ............... 223
— M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), Président 223
du Conseil constitutionnel .....................................................................................................
— Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération et du Développement 223
(mai 1991-avril 1992) ...........................................................................................................
Mercredi 1er juillet 1998
— M. Ahmedou OULD-ABDALLAH, ancien représentant spécial du Secrétaire général de 249
l’ONU au Burundi ................................................................................................................
Jeudi 2 juillet 1998
— M. Bernard LODIOT, Ambassadeur en Tanzanie (22 mars 1990-10 décembre 1992) ............ 263
— M. Georges ROCHICCIOLI, Ambassadeur en Tanzanie (10 décembre 1992-4 mai 1995) 269
— M. Jean-Christophe BELLIARD, Premier Secrétaire de l’ambassade de France en 277
Tanzanie (avril 1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité d’observateur aux
négociations d’Arusha...........................................................................................................
Mardi 7 juillet 1998
— M. Yannick GÉRARD, Ambassadeur en Ouganda (18 août 1990-6 août 1993) ................
— M. François DESCOUEYTE, Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997) ..
— M. Claver KANYARUSHOKI, Ambassadeur du Rwanda en Ouganda (jusqu’en août
1994) ....................................................................................................................................
— M. Herman COHEN, Conseiller pour les Affaires africaines du Secrétaire d’Etat
américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993).....................................................

295
305
317
325

Mercredi 8 juillet 1998
— M. Henri RETHORÉ, Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8 décembre 1992) ................. 337
— M. Jacques DEPAIGNE, Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)............ 347
— M. Marcel CAUSSE, Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17 février 1993).............. 353
— M. Henri CRÉPIN-LEBLOND, Ambassadeur au Burundi (17 février 1993- 361
5 janvier 1995)......................................................................................................................
Jeudi 9 juillet 1998

— M. Robert DE RESSEGUIER, Médecin en chef des services, Adjoint santé du 379
COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994) ..................................................................
— M. François PONS, Médecin en chef, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes 379
Turquoise (22 juin-22 août 1994) ..........................................................................................

Audition de M. Gérard PRUNIER
Chercheur au CNRS
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Gérard Prunier, chercheur
au CNRS, spécialiste de l’histoire africaine et auteur d’un ouvrage largement
cité et commenté sur le génocide rwandais, paru d’abord en anglais, en 1995,
avant d’être publié en français en 1997.
M. Gérard Prunier s’est d’abord félicité de l’existence de la
mission d’information. Il a déclaré que, comme beaucoup de ceux qui ont été
mêlés au drame rwandais, il avait été, pendant longtemps, en état de choc,
qu’il avait été très pessimiste sur les chances que le rôle très ambigu de la
France dans cette tragédie soit un jour sérieusement examiné, et qu’il était
extrêmement heureux que tel ne soit pas le cas. Il a indiqué qu’il avait tout
lieu d’espérer, et qu’il espérait effectivement que la mission d’information
jouerait son rôle jusqu’à la plénitude de ses potentialités.
Il a précisé qu’il souhaitait témoigner à deux titres, d’une part, en
tant que chercheur africaniste spécialiste de l’Afrique orientale, fort d’une
expérience de vingt-huit ans de cette région, où il est arrivé en 1970, et,
d’autre part, en tant que responsable de l’Afrique orientale au secrétariat
international du parti socialiste durant la crise rwandaise. Il a ajouté qu’il
avait pu ainsi avoir un double regard à la fois sur les événements qui se
déroulaient sur place en Afrique et sur la manière dont ils étaient gérés à
Paris, même s’il n’avait jamais eu le moindre rôle dans la prise de décision, le
privilège et la frustration des experts étant de voir beaucoup et de ne décider
jamais, et qu’il essaierait, en historien, de restituer la réalité d’un certain
nombre d’événements dissimulés sous le masque du discours politicoadministratif.
Il a d’abord noté qu’en visionnant les enregistrements vidéos des
auditions de la mission d’information, dont certaines étaient des plus
importantes puisqu’elles concernaient des responsables politiques tels que
MM. Balladur, Léotard, Jean-Christophe Mitterrand et Védrine, il avait été

frappé par le fait que, très souvent, ces témoignages se situaient soit à un
niveau très général, la défense de l’action de la France ou d’une politique
globale, soit à un niveau d’extrême détail, tel que la transmission d’une note
au Président de la République. Il a ajouté que, dans les deux cas, cette
présentation ne lui paraissait pas refléter la réalité telle qu’il l’avait vécue,
soit sur place, en Ouganda et au Rwanda, soit à Paris, et qu’il avait, à
l’époque, trouvée très grumeleuse et très rude.
Pour préciser sa pensée, il a insisté sur le fait qu’il ne portait aucune
accusation mais qu’il retrouvait plutôt là, comme le disait à plusieurs reprises
M. Léotard le 21 avril, “ le reflet de l’éloignement du Rwanda qui est à sept
mille kilomètres du territoire métropolitain ”, et fait remarquer, que dans ces
témoignages officiels, les sept mille kilomètres étaient présents de manière
effrayante.
Se demandant en conséquence ce qui s’était réellement passé au
Rwanda, il a cité M.Védrine dans son témoignage du 5 mai : “J’ai toujours
vu François Mitterrand se poser en continuateur d’une politique qui
remontait au général de Gaulle. Il estimait que la France avait en Afrique un
engagement de sécurité (...) le Rwanda, c’était un raisonnement du même
type” et a estimé que toute l’ambiguïté résidait dans cette notion de sécurité.
Il a alors souligné que la signification particulière du concept de
sécurité en Afrique remontait à la décolonisation. Il y avait après la deuxième
guerre mondiale quatre puissances coloniales principales en Afrique ; les
décolonisations belge et portugaise ont été des catastrophes sans mélange ; la
Grande-Bretagne, dont la situation était la plus proche de la France du fait de
l’importance des territoires qu’elle contrôlait et de son ancienne rivalité avec
elle, a évolué de façon différente après la décolonisation. Sur ce point, il a
noté que le dernier engagement anglais sérieux avait eu lieu lors de la guerre
du Biafra, avec l’aide apportée au gouvernement fédéral nigérian entre 1966
et 1970 pour maintenir l’intégrité territoriale du Nigéria, mais que, après la
catastrophe biafraise, la Grande-Bretagne s’était elle aussi désengagée.
Il a fait valoir, en revanche, que le cas de la France était unique et
étonnant, et tenait largement à un certain nombre de circonstances
historiques françaises, notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la
personnalité du général de Gaulle, et au souci de celui-ci de maintenir le rang
et la grandeur de la France dans un monde où sa place d’ex-super-puissance
ne cessait de lui échapper. Il a jugé que la décolonisation de 1960 n’avait pas
été une décolonisation, que la France était demeurée obsédée par l’idée que
sa couvée de petits poussins noirs sur le continent africain lui permettait, en
regroupant derrière elle une alliance, une sorte de diaspora, d’accroître son

poids et contribuait à son maintien au rang de grande puissance, que l’on
pouvait mesurer lors des votes aux Nations unies.
Il a ajouté qu’ainsi une relation spécifique s’était créée, qui n’était
pas une relation néo-coloniale, bien que l’extrême gauche l’ait parfois
qualifiée ainsi, puisqu’il n’y avait pas de décolonisation. C’était une relation
qui restait une relation d’allégeance à la fois sur le plan économique, sur le
plan de la sécurité, et, peut-être encore plus gravement, à son avis, sur le
plan de la dépendance psychologique.
Sur ce plan, ajoutant qu’il était beaucoup plus familier de l’Afrique
non francophone que de l’Afrique francophone, et de terrains exotiques pour
les Français, comme l’Ethiopie, l’Ouganda et le Soudan, il a insisté sur
l’extraordinaire différence de structure psychologique entre les dirigeants de
ces pays et les dirigeants de l’Afrique francophone ; alors que ceux-ci ne
cessent de regarder vers Paris, et sont de fins connaisseurs de la politique
française, les dirigeants du restant de l’Afrique ne regardent pas vers
Lisbonne, vers Londres, pas même vers Washington. Il a conclu que le
cordon ombilical entre les dirigeants africains francophones et Paris n’avait
jamais été coupé.
M. Gérard Prunier a alors expliqué que cette introduction avait eu
pour but d’essayer d’identifier les éléments de l’enchaînement qui a entraîné
la France dans l’affaire rwandaise.
Rappelant que l’engagement de sécurité dont M. Védrine attribuait
le souci au président Mitterrand et dont il faisait remonter la genèse au
général de Gaulle, s’était concrétisé pour la première fois en 1965 au Gabon
avec le rétablissement au pouvoir de Léon M’Ba par les parachutistes
français, il a fait valoir que les diverses interventions françaises en Afrique, à
l’exception notable de celle du Tchad, n’étaient pas destinées à défendre des
pays contre des agressions extérieures, mais qu’elles avaient eu
essentiellement pour but le maintien au pouvoir d’un gouvernement ou son
remplacement par un autre, selon que celui-ci avait, n’avait pas ou n’avait
plus l’onction du Seigneur à Paris.
Il a ajouté qu’il y avait dans cette relation quasiment symbiotique
que la France entretenait avec les pays africains francophones des côtés tout
à fait touchants et un amour certain de l’Afrique, très peu de racisme et un
certain romantisme, mais fait observer que cette relation présentait aussi
l’inconvénient d’avoir conforté constamment la prédation des alliés
privilégiés de la France, le cas le plus spectaculaire étant celui du maréchalprésident Mobutu.

Il a précisé qu’à la faveur de ce lien, à la faveur d’une situation où
les chefs d’Etat africains se souciaient beaucoup plus de savoir s’ils étaient
bien en cour à Paris que de s’assurer qu’ils disposaient d’un soutien suffisant
auprès de leur propre population, s’était créé, à l’intérieur des pays du pré
carré, un type de structure socio-économique unique caractérisé par la
prédation exercée par une bourgeoisie qui n’était pas à base économique
comme celles qu’on a connues en Europe ou que l’Asie connaît aujourd’hui,
mais qui constituait une classe bureaucratique, confortée par une exmétropole coloniale.
Abordant l’action de la France au Rwanda, il a indiqué que, le
5 octobre 1990, alors qu’il était dans le bureau de M. Jean-Christophe
Mitterrand, sans lien avec le Rwanda, le président Habyarimana avait appelé
ce dernier qui, après une conversation de cinq minutes, lui avait dit après
avoir raccroché : “ Ah, on va lui envoyer quelques bidasses, au petit père
Habyarimana, et dans un mois, tout sera fini ”.
Il a fait valoir que la familiarité de ce type de remarque est bien plus
révélatrice de l’état d’esprit qui préside aux rapports que la France entretient
avec l’Afrique que le libellé même des notes officielles. Ajoutant que ce
n’était pas la première fois qu’on envoyait quelques troupes, qu’il s’agissait
d’une pratique courante et que, le plus souvent, au bout d’un mois, tout était
fini, il a souligné que l’application de cette méthode au Rwanda avait eu des
conséquences très graves, la France se trouvant face à un système social où
sa conception des rapports avec l’Afrique n’était plus opératoire et où il était
hors de question que quelques bidasses puissent rétablir la situation.
Il a alors décrit ce qu’étaient les Tutsis et les Hutus. Il a précisé
qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ethnies. Une ethnie est en effet une micronation qui avait, avant l’arrivée, soit des musulmans, soit des colonisateurs
européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir, sa
propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer qu’il n’y avait ni langue,
ni culture, ni religion spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais qu’ils
partageaient au contraire ces trois éléments, il a jugé qu’il s’agissait de ce
que l’on appelait dans l’Europe d’avant 1789, des ordres, et de ce que l’on
désigne en allemand par le mot Stand, c’est-à-dire des groupes structurés à
partir de leur activité, et souligné que si, dans leur cas, ils avaient peut-être
des origines raciales différentes dans un passé distant de cinq, six ou sept
siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages.
Il a indiqué que, dans le Rwanda précolonial, ces groupes sociaux,
ces ordres, étaient inégaux et qu’il ne fallait pas tracer de cette époque une
image paradisiaque, comme on a parfois voulu le faire. Il a ajouté que la
société rwandaise était une ancienne société étatique, aristocratique,

structurée, non pas dans le cadre des ethnies acéphales que l’on connaît dans
la zone de la grande forêt ou dans le Sahel, mais bien d’un Etat-nation dont
les frontières étaient grossièrement celles d’après la décolonisation, comme
au Burundi voisin, faux jumeau du Rwanda. Il a souligné que le caractère
inégalitaire de la société rwandaise avait été aggravé par la colonisation, pour
des raisons toutes simples de simplification administrative et d’économie. Il a
précisé, en effet, que le colonisateur, d’abord allemand, puis belge, soucieux
de ne pas dépenser trop d’argent, avait renforcé l’inégalité en utilisant les
Tutsis pour manipuler la situation, non pas avec des vues diaboliques, mais
simplement dans une perspective d’efficacité économique à court terme.
Il a fait valoir qu’on avait créé ainsi une société qui constituait une
véritable bombe, où les tensions sociales, renforcées par l’approfondissement
des inégalités dans le cadre du système colonial, avaient abouti, au moment
de la décolonisation, en 1959, au massacre : la première expression de la
démocratie a été le massacre et la démocratisation a été l’occasion pour les
victimes d’un système inégalitaire, une fois le Blanc parti, de se venger avec
une extraordinaire brutalité sur ceux qu’ils estimaient être responsables de ce
système.
Il a ajouté que, de ce fait, le pays dans lequel avait été lancée
l’opération Noroît en 1990 n’avait rien à avoir avec ceux que la France
connaissait, avec l’aimable Sénégal, ou l’aimable Côte d’Ivoire, et qu’en fait
la France ne savait pas dans quel pays elle arrivait ; précisant que pour
quelqu’un qui connaît la région, c’était une évidence éclatante, il a estimé
que les acteurs de la politique française, à défaut de connaître le pays où ils
allaient intervenir, auraient pu au moins être conscients de l’ignorance dans
laquelle ils se trouvaient et de la nature du terrain sur lequel ils posaient le
pied.
S’agissant de l’opération Noroît, il a jugé qu’elle n’était pas
forcément négative ; il a considéré qu’une prise de pouvoir extrêmement
rapide et par les armes d’un groupe d’enfants de réfugiés tutsis – le général
Kagame, l’actuel réel maître du Rwanda, étant âgé de deux ans lors de son
départ du Rwanda en 1960 –, en octobre ou novembre 1990, aurait été une
catastrophe. Il a estimé cependant que l’opération Noroît ne pouvait se
concevoir que comme un moyen de chantage vis-à-vis du gouvernement
Habyarimana, qu’il aurait fallu dire à celui-ci que son régime s’était construit
depuis vingt-cinq ans sur la discrimination raciale, que les Rwandais avaient
institutionnalisé un système d’apartheid, avec une rigueur variable, que s’il
voulait que la France le sauve, il devait en contrepartie accepter l’ouverture,
la décrispation, la restructuration profonde d’un Etat qui n’avait rien à
envier, dans sa philosophie politique, à l’Afrique du sud. Il a précisé que le

fait que l’apartheid se soit exercé entre Noirs n’était pas du tout un critère
déterminant et qu’on avait connu en Europe des racismes entre gens à peau
blanche.
S’interrogeant sur la politique française à l’égard du Rwanda, audelà du court terme, et de la sécurisation d’un régime dont le renversement
brutal par une force armée n’aurait rien résolu, il a mis l’accent sur le
problème de la manipulation de la France par ses partenaires rwandais. Il a
fait valoir qu’on avait tort de voir toujours la relation entre l’Afrique et
l’Europe sous l’aspect d’une domination de l’Européen apte à manipuler son
partenaire africain et que très souvent, dans son expérience de la politique
dans cette région du monde, il avait vu le contraire, les Ethiopiens manipuler
les Russes à la période communiste, ou au Soudan le maréchal-président
Nemeyri manipuler les Américains pour ses buts politiques personnels. Il a
estimé que les Rwandais avaient à leur tour très habilement manipulé la
France.
Il a illustré son propos par ce qu’il a appelé la soi-disant attaque de
Kigali par le FPR, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, au cours de laquelle
des milliers de coups de feu ont été tirés. Relevant qu’au matin du 5 octobre,
il n’y avait pas un mort et pas un seul impact de balle sur les bâtiments, il a
expliqué ce phénomène par le fait que, cette soi-disant attaque ayant été mise
en scène par les Forces armées rwandaises, à l’instigation de leur propre étatmajor, pour impressionner les Français, on leur avait demandé de ne pas tirer
sur les bâtiments. Il a ajouté qu’il serait curieux de voir l’écho qu’avait eu
cette intoxication grossière dans les dépêches de l’ambassadeur de France au
Rwanda et précisé, qu’à l’époque, lorsque lui-même en avait parlé avec
M. Jean-Christophe Mitterrand, celui-ci semblait croire à la réalité de cette
attaque, à moins qu’il ait seulement feint d’y croire.
Il a insisté sur le fait qu’au Rwanda, la France était face à une
culture étatique ancienne, que toute l’histoire du royaume du Rwanda
s’apparentait aux Chroniques italiennes de Stendhal, faite de conspirations,
de meurtres, de manipulations politiques, que c’était là l’Italie du XIVe
siècle, et estimé que la France arrivait dans cet univers avec une bonne
volonté digne d’une meilleure cause.
Il a tenu à signaler que les Américains se retrouvaient désormais visà-vis du gouvernement rwandais exactement dans le même type de relations
aux prises au même type de manipulations, et ce, avec la même naïveté.
Il a ajouté que la France avait ainsi, dès le départ, de fausses grilles
de raisonnement, qui ressortaient très bien des auditions auxquelles la
mission d’information avait procédé. Il a cité deux exemples tirés des

auditions de MM. Balladur et Védrine. S’agissant de M.Balladur, il a rappelé
que, le 21 avril, celui-ci avait dit que son but était de voir la majorité hutue
associer le FPR au gouvernement. Faisant remarquer que cette expression
impliquait que le gouvernement du général Habyarimana représentait en luimême la majorité hutue, il a jugé qu’on sombrait là dans une sorte de
communautarisme, et que si l’on considérait que le fait d’être un Hutu
permettait de représenter tous les Hutus, cela signifiait qu’on admettait qu’il
n’y avait pas de place pour l’expression individuelle que seuls pouvaient
s’exprimer le Stand, “ l’ordre ”, le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la
notion de démocratie n’avait plus aucun sens. Il a ajouté que le fait de
raisonner ainsi - les Hutus sont 85 %, donc, le général Habyarimana les
représente, puisqu’il est hutu - était l’exact reflet de la théorie raciste que
proposait l’Etat rwandais lui-même, puisqu’en kinyarwanda, le terme
rubanda nyamwinshi “le peuple majoritaire”, renvoyait à une sorte de
logique coextensive, selon laquelle les Hutus formant 85 % de la population,
il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit
réalisée.
S’agissant de M. Védrine, il a estimé qu’il était encore plus étonnant
dans son témoignage du 5 mai lorsqu’il disait: “Habyarimana est Hutu, il
représente donc au moins 80 % de la population” et qu’il ajoutait : “On se
demande bien pourquoi il devrait partager le pouvoir avec l’infime minorité
tutsie”. Supposant qu’à cette aune, n’importe quel président français
représente 100 % de la population, puisqu’il est français, il a fait observer
que c’était là l’expression même de la pensée communautariste, c’est-à-dire
de la philosophie politique qui sous-tendait le régime qui a produit le
génocide. Il a ainsi conclu que lorsque les responsables français raisonnaient
ainsi à propos des Rwandais, lorsqu’ils se laissaient intoxiquer par leur
philosophie politique, ils entraient en fait dans la logique de leur esprit de
discrimination interne et faisaient leur la pensée de type apartheid qui
présidait au fonctionnement du régime rwandais. Précisant qu’ils n’agissaient
certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt de façon involontaire,
il a estimé que ce n’était pas pour autant plus excusable.
Il a ensuite exposé que les pouvoirs publics français n’avaient prêté
aucune attention aux clignotants qui s’allumaient sur le tableau de bord au
fur et à mesure que s’affirmait la présence de la France au Rwanda. Il a
rappelé que, dès octobre 1990, il y avait eu des massacres et que ceux-ci
avaient redoublé en janvier 1991 avec les tueries de la région du Bagogwe.
Soulignant que les Bagogwe étaient des Tutsis restés fidèles à leur mode de
vie traditionnel, c’est-à-dire les derniers nomades pasteurs, des gens à
l’ancienne mode et dont personne ne se souciait beaucoup, il a indiqué que
leur massacre, en janvier 1991, marquait le début de l’activité des escadrons

de la mort rwandais et correspondait à un moment où les tueurs n’étaient pas
encore bien organisés. A propos des Bagogwe, il a indiqué que l’image du
Tutsi nomade pasteur n’avait plus de sens dans le Rwanda moderne avec ses
8 millions d’habitants sur 23 000 kilomètres carrés car il n’y avait plus
suffisamment de place. S’agissant des tueurs, M. Gérard Prunier a ajouté
qu’on allait les voir beaucoup mieux organisés en mars 1992, lors des
massacres du Bugesera, plus graves, plus importants, plus structurés.
Précisant que son collègue belge Filip Reyntjens avait appelé leur mode
d’organisation le “réseau zéro”, parce que la philosophie de ce réseau aurait
été : “zéro Tutsi, c’est bon pour le Rwanda”, il a indiqué qu’on n’était pas
sûr que cette appellation ait correspondu à une réalité aussi clairement
formulée.
Relevant que ces massacres étaient organisés par des groupes paragouvernementaux, que ces clignotants étaient sous les yeux des responsables
français, il s’est demandé si ces derniers ne les voyaient pas parce qu’ils
étaient aveugles ou parce qu’ils ne voulaient pas les voir.
Il a ajouté qu’une Italienne était morte pour l’avoir dit, qu’elle
s’appelait Antonia Locatelli, et qu’elle était non pas une religieuse mais une
laïque qui vivait au Rwanda depuis dix-huit ans, et qui connaissait très bien
les habitants de sa commune du Bugesera. Présente pendant les massacres,
elle a parlé en direct sur RFI. Elle a dit: “Je sais que les gens qui sont venus
commettre ces meurtres sont venus de l’extérieur. Ils ont été amenés par des
véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que l’on dit, ce
n’est pas une colère populaire qui s’exercerait contre les Tutsis, c’est un
mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type
politique.” Ayant osé parler en direct sur RFI, elle a été assassinée le
lendemain par les mêmes tueurs.
M. Gérard Prunier a souligné que, pendant ce temps, non seulement
la France ne voyait rien, mais qu’au contraire, elle était en train de collaborer
militairement. Rappelant que M. Léotard avait dit devant la mission
d’information qu’il existait, dans le cadre des DAMI, une coopération de
l’armée française avec l’armée rwandaise et l’avait présentée comme très
neutre, comme celle que la France menait sur la base des nombreux autres
accords de coopération avec d’autres pays africains, il a ajouté que tout le
problème était justement qu’il ne s’agissait pas de l’un de ces autres pays
africains et que, loin d’avoir l’action bénigne que M. Léotard ou d’autres
responsables semblaient vouloir suggérer, les DAMI avaient entraîné les
recrues des FAR dont l’effectif passait de 5.200 hommes au début de la
guerre à près de 50.000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans
signifiait que l’armée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris

des miliciens interahamwe qui ont ensuite commis le génocide, il en a déduit
que ceux-là aussi avaient été largement entraînés par l’armée française.
Il a néanmoins tenu à indiquer que s’il ne s’agissait pas de dire,
comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et
délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis, en
revanche elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au
génocide sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait
son action.
Il a ajouté que les forces françaises étaient aussi plus nombreuses
que ce qui avait été dit. Il a expliqué qu’en effet, certains officiers, soucieux
d’une excellente collaboration avec les Forces armées rwandaises, jouaient
sur le rythme des rotations pour maintenir jusqu’à mille hommes sur place, à
certaines périodes, en 1992 et 1993, alors que le chiffre maximum officiel
n’avait jamais dépassé six cents et était très souvent descendu à quatre cent
cinquante. Il a indiqué qu’il avait entendu, à l’époque, un colonel de l’armée
française s’en vanter devant lui.
Il a souligné que, dans leur action quotidienne, ces soldats français
n’étaient pas dans une position neutre mais qu’ils procédaient, par exemple, à
des contrôles d’identité à des barrages routiers et demandaient, de manière
assez brusque : “Tutsi ou Hutu ?”. Ayant recueilli les témoignages de
personnes qui avaient subi ces contrôles, il a ajouté que ceux-ci n’étaient pas
brutaux, que les gens n’étaient pas battus, mais que la question était crue,
équivalente, selon lui, à “ Juif ou Aryen ” et précisé que quand certains Tutsis
éduqués demandaient aux soldats français pourquoi ils leur posaient cette
question, on leur répondait que c’était : “Pour savoir qui était l’ennemi”. Il a
alors souligné la gravité des conséquences de la politique de coopération
ainsi menée.
Il a estimé en effet que cette attitude signifiait aux yeux des
autorités rwandaises que la France était là pour les soutenir, non seulement
devant une menace extérieure, mais également devant ce qu’elles concevaient
comme une menace intérieure, dirigée contre le système d’apartheid qu’elles
avaient instauré, c’est-à-dire la caste, l’ordre des Tutsis puisque les soldats
français eux-mêmes, sans honte, sans être gênés, posaient la question de
l’appartenance à cette caste à ceux qu’ils contrôlaient à des barrages routiers.
Il a ajouté qu’il y avait aussi eu, de la part la France, une
participation, qu’il a qualifiée de secondaire, aux combats. Convenant que les
militaires français n’avaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a
témoigné qu’il y avait l’artillerie commandée par un officier français lorsqu’il
avait visité les zones tenues par le FPR dans la région de Byumba, en juin

1992. Il a précisé qu’en écoutant, avec le FPR, sur la fréquence radio des
Forces armées rwandaises les ordres donnés par l’officier commandant la
batterie d’artillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé
par cet officier était du français tel qu’on le parle en France. Il ne pouvait
donc s’agir que d’un officier français. Ajoutant qu’il obéissait sans doute à
des ordres, il a estimé qu’en commandant des feux d’artillerie, il prenait part
à la guerre.
Il a conclu que, là aussi, l’essentiel était bien la nature du message
qui était adressé aux autorités rwandaises, à savoir que la France était
derrière elles, quoi qu’elles fassent. Il a fait remarquer que les “ petits
massacres ” qui se sont déroulés dans le courant des années 1990, 1991 et
1992, et qui ont repris en janvier 1993, entraînant l’offensive du FPR, n’ont
rien changé au dispositif français, qui est resté aussi ferme et solide sans que
la philosophie politique du régime rwandais soit mise en cause. Il a illustré ce
dernier point, a contrario, par l’attitude de la France vis-à-vis des
négociations qui se déroulaient alors à Arusha. Il a indiqué que, alors que le
leitmotiv qu’il avait entendu en visionnant l’enregistrement vidéo des
témoignages devant la mission d’information, tous partis politiques
confondus, était que le soutien de la France au gouvernement rwandais était
soumis à une condition de démocratisation, dans la réalité, on avait assisté
durant ces quatre années au blocage constant du président Habyarimana à
l’égard de toute ouverture démocratique, face à des pressions constantes qui
venaient, non pas des Français mais, à l’intérieur de son propre pays, des
Hutus qui lui étaient opposés, et à l’extérieur, des réfugiés tutsis en armes.
Il a estimé que les négociations d’Arusha étaient le lieu géométrique
de ces contradictions et souligné que, alors même que les responsables
français disaient aujourd’hui que la France avait joué un rôle majeur dans leur
déroulement, elles avaient traîné en longueur, et que la représentation
diplomatique de la France y avait été assurée non pas par l’ambassadeur de
France en Tanzanie mais par le premier secrétaire de l’ambassade, JeanChristophe Belliard, qui avait souvent eu beaucoup de mal à obtenir des
instructions claires sur la nature de sa mission, et n’avait certainement pas un
grand pouvoir de décision.
Citant les propos de M. Védrine qui, lors de son témoignage, avait
fait état d’une exaspération des extrémistes contre les pressions de la France,
il a ajouté que lui-même n’avait jamais senti cette exaspération quand il était
à Kigali, mais, qu’au contraire, on avait vu dans le journal Kangura, publié
par la fraction la plus extrémiste du régime, un portrait de François
Mitterrand, avec une légende dont il a dit qu’elle lui avait fait énormément de
mal : “Un véritable ami du Rwanda”.

Il a estimé que ce dont on pouvait accuser la France dans l’affaire
rwandaise ne constituait pas un crime, mais une faute. Ajoutant que la France
n’avait certainement pas voulu le génocide, il a relevé en revanche que le
message constant qu’elle avait envoyé aux autorités rwandaises en ignorant
les “ petits massacres ” dont le nombre ne cessait d’augmenter, en
entretenant une coopération militaire de nature particulière, en manifestant
peu d’enthousiasme pour les négociations d’Arusha, était un message de
blanc-seing, dont elle ne se rendait pas compte des conséquences.
Il a jugé que le plus effrayant était que les pouvoirs publics français
ne se sont pas rendus compte de la nature de la structure de pouvoir qu’ils
soutenaient et en même temps créé largement les conditions de sa
constitution.
Il a ajouté que, pour lui, il s’agissait de l’échec final d’une certaine
conception de la politique africaine, paternaliste, clanique, manipulatrice,
telle qu’elle avait été fondée par Jacques Foccart, en accord avec la
conception du général de Gaulle.
Sur ce point, il s’est déclaré effaré par le témoignage de M. Juppé
devant la mission. Rappelant que celui-ci avait repoussé l’accusation selon
laquelle le gouvernement français avait hésité devant la qualification de
génocide en soulignant qu’il avait employé le terme dès le 15 mai, il a affirmé
qu’en tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu environ
trois jours pour comprendre ce qui était en train de se dérouler et que le
10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles venaient de sauter et
que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il n’avait ni
disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des
ambassadeurs.
Il a précisé que, pendant ce délai de cinq semaines, entre le début du
génocide et le 15 mai, au moins six cents mille personnes étaient mortes.
Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio,
M. Jean-Bosco Barayagwiza et M. Jérôme Bica mumpaka, deux grands
coupables de génocide, dans leurs bureaux, à Paris, il a ajouté que si l’on ne
s’était pas rendu compte de la nature des crimes en train de se commettre,
alors qu’on recevait des génocidaires, c’est qu’il existait un problème de
perception au sein du gouvernement français.
Il a ensuite estimé que c’est pour ces raisons qu’on avait fait un
mauvais procès à l’opération Turquoise et qu’après de tels antécédents, il
était évident que les bonnes intentions de cette opération Turquoise seraient
automatiquement l’objet de suspicion. Il a déclaré que, personnellement, il ne
pensait pas du tout que Turquoise avait été une mystérieuse opération

secrète destinée à exfiltrer les criminels hutus et que ceux-ci étaient
parfaitement capables de s’enfuir seuls sans l’aide de la France. Il a ajouté
qu’on ne voit pas quel aurait été l’intérêt d’envoyer deux mille hommes et
une telle logistique pour sortir de leur propre pays une centaine d’assassins
qui pouvaient s’enfuir sans aide.
Il a caractérisé l’opération Turquoise plutôt comme une opération
de relations publiques devant les pressions de l’opinion et de la presse. Il a
estimé cependant que même dans ce cadre, c’était trop peu et trop tard, dans
la mesure où toutes les accusations portées contre la France ne tenaient pas r
Turquoise mais r tout ce qui s’était passé avant, et que c’est ce passé qui
rendait automatiquement suspect un retour de l’armée française, en plein
génocide, sur les lieux où son assistance avait, c’est le moins qu’on puisse
dire, produit des effets qu’elle ne souhaitait pas.
Il a ajouté cependant que cette opération n’avait pas été aussi
dépourvue d’ambiguïté qu’elle avait été présentée, notamment dans les
témoignages de M. Balladur et de M. Juppé. Rappelant que M. Juppé avait
fait allusion à la visite d’une délégation du FPR conduite par M. Bihozagara,
il a précisé qu’il avait été extrêmement difficile d’obtenir qu’elle soit reçue.
En fait, contrairement à ce qui avait été dit, il n’y avait pas de contact entre
le gouvernement français et le FPR. Il a ajouté qu’en revanche lui-même était
en contact avec le FPR. C’était d’ailleurs assez difficile, car le FPR n’avait
qu’une seule ligne de téléphone, à Bruxelles, et ces jours-là, il fallait appeler
sans cesse pendant longtemps avant de réussir à trouver un créneau pendant
lequel la ligne n’était pas occupée. Il a ajouté que, lorsque, avant Turquoise,
on avait invité une délégation du FPR à Paris, on lui avait alors proposé
comme interlocuteur Mme Michaux-Chevry, ministre délégué à la
francophonie, qui, eu égard aux circonstances de l’époque, n’apparaissait
certes pas comme une personnalité politique capable de jouer un rôle
déterminant dans la prise de décision à l’égard du Rwanda. Il se rappelait très
bien que Jacques Bihozagara lui avait alors dit au téléphone qu’on se
moquait de lui et qu’il n’irait pas à Paris. Il a ajouté que lors de sa visite, on
lui avait d’abord proposé de rencontrer Mme Boisvineau, sous-directrice de
l’Afrique de l’est à la Direction des Affaires africaines et malgaches, c’est-àdire un interlocuteur qui n’était pas en situation de prendre des décisions
politiques, et que ce n’est qu’à la suite de tractations au sein de l’exécutif
français que M. Juppé avait accepté de rencontrer la délégation du FPR.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Gérard Prunier si, selon
lui, la France était trop intervenue, pas assez intervenue, mal intervenue ou
les trois à la fois, et ce qu’il aurait fallu faire. Aurait-il mieux valu ne pas être
présent au Rwanda comme cela a été le cas, comme pour beaucoup d’autres

pays, au Burundi, où il y a eu des centaines de milliers de morts et où on n’a
jamais reproché son absence à la France.
Relevant ensuite que M. Gérard Prunier avait critiqué la
participation insuffisante de la France à la négociation des accords d’Arusha,
il a rappelé que le FPR l’avait pourtant remerciée et félicitée pour la
contribution qu’elle avait apportée à leur conclusion. Il a alors souhaité
savoir si M. Gérard Prunier estimait que lorsque le président Habyarimana
avait consenti à signer ces accords, il accomplissait un geste authentique,
signe d’un tournant politique, début d’une démocratisation, ou s’il se livrait à
une manœuvre tactique destinée à gagner du temps, autrement dit s’il avait
joué double jeu en permanence. Il a posé la même question pour le FPR.
Relevant qu’à propos des massacres qui ont eu lieu une année après
le génocide, en 1995, M. Gérard Prunier avait écrit dans l’ouvrage qu’il avait
consacré à la crise rwandaise : “Les massacres du FPR sont moins ambitieux
et apparemment beaucoup plus tactiques que ceux des responsables hutus du
génocide”, il s’est interrogé sur ce qu’il entendait par “manque d’ambition”
et “caractère tactique” d’un massacre.
Enfin, citant le jugement sévère que M. Gérard Prunier portait dans
cet ouvrage sur le déroulement de l’opération Amaryllis : “Le personnel
rwandais de l’ambassade, principalement tutsi, est abandonné de sang-froid à
une mort certaine. Le Pr Guichaoua réussit à détourner l’attention des
officiers français et à faire monter en cachette à bord d’un avion en partance
pour Paris les cinq enfants du premier ministre assassiné, Agathe
Uwilingiyimana ” , il lui a demandé s’il avait eu des renseignements précis à
ce propos, s’il avait personnellement rencontré Venuste Raymaé qui a
témoigné du refus d’évacuer les Tutsis employés à l’ambassade et si celui-ci
lui avait confirmé ces conditions de l’évasion des cinq enfants. Il a indiqué à
ce sujet que la mission avait entendu d’autres témoignages, notamment
d’officiers français, qui n’allaient pas dans ce sens.
M. Gérard Prunier a d’abord estimé qu’on ne pouvait pas dire que
la France était trop ou n’était pas assez intervenue, mais qu’elle était mal
intervenue. Considérant que, dans la mesure où elle s’engageait dans la
région, elle se créait vis-à-vis d’elle-même un certain nombre de contraintes,
et notamment une contrainte de performance, il a jugé que la France était mal
intervenue, parce qu’elle n’avait pas fait assez de chantage sur le Président
Habyarimana, parce qu’elle avait trop accepté la version rwandaise des faits,
voire parce qu’elle n’avait pas été pour ainsi dire assez impérialiste. La
France offrait quelque chose de très important au régime, sa sanctuarisation.
Elle assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une
dictature raciste. Relevant qu’il s’agissait d’un comportement exceptionnel

de la part d’un pays démocratique, il a ajouté qu’une telle exception aurait dû
se faire payer et qu’on n’avait pas exigé de contrepartie suffisante alors que
c’était le seul moyen d’éviter la catastrophe. Il a précisé que le président
Habyarimana n’était en aucun cas un homme obtus, mais au contraire un
assez bon politique, un homme de realpolitik, qu’il était sensible à quelques
méchancetés gentiment dites, que des pressions pouvaient être exercées, et
que la France avait disposé de leviers dont elle n’avait pas joué à plein. Il a
ajouté que si elle ne l’avait pas fait, c’est que, dans l’esprit des responsables
de cette politique, il y avait un certain accord avec la position rwandaise,
notamment sur le caractère exogène de la menace qui pesait sur le
gouvernement rwandais. Pour la France, derrière le FPR, il y avait le diable
anglo-saxon.
Sur ce point, il a souligné que c’était un hasard que le FPR soit venu
d’Ouganda et que ce hasard tenait à la politique ougandaise. La communauté
tutsie en exil en Ouganda, en participant à la guerre civile ougandaise, avait
pu recevoir des uniformes, des armes et une formation militaire, ce qui n’était
le cas ni au Zaïre ni au Burundi. Il a estimé qu’il était faux de dire, comme
M. Jean-Christophe Mitterrand ou M. Védrine, que la communauté tutsie
d’Ouganda était la plus importante de la diaspora puisque c’est au Burundi
qu’on trouvait le plus grand nombre de Tutsis en exil. Il a ajouté que les
Tutsis rwandais n’ayant pas eu accès à une formation militaire, ils n’ont pas
pu prendre les armes et que sont tout simplement revenus les armes à la main
ceux qui avaient des armes dans les mains, à savoir les Tutsis d’Ouganda. Il a
fait remarquer qu’il avait toujours pensé que si le FPR avait été formé par
des exilés tutsis du Burundi ou du Zaïre et si ses cadres avaient été
parfaitement francophones, l’attitude de la France aurait été beaucoup plus
nuancée. Il a ajouté que si la France n’avait pas exercé de chantage à l’égard
du président Habyarimana, c’est parce que les responsables français
partageaient le sentiment profond que la menace qui pesait sur son régime
avait un caractère exogène et non endogène.
Il a conclu sur ce point que l’intervention française avait plutôt été
mal conduite. La France n’a pas su moduler son aide, elle ne connaissait pas
le terrain. Elle a fait des erreurs. Elle s’est aventurée dans un pays où elle ne
maîtrisait pas la situation.
S’agissant des félicitations du FPR pour le rôle de la France dans les
négociations d’Arusha, il les a qualifiées de politesse diplomatique, et a fait
observer que le FPR n’avait aucune raison de s’y refuser.
À propos de l’éventuel double jeu du président Habyarimana,
M. Gérard Prunier a déclaré qu’à son sens, celui-ci ne jouait pas un double
jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son attitude était

effroyablement compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre
lui à la fois son opposition hutue et le FPR venant de l’étranger. Il essayait de
séduire une partie des membres de l’opposition hutue en leur disant que, en
tant que hutus, ils devaient être avec lui contre les ennemis tutsis. Il devait
aussi composer avec un certain nombre de pressions venant du Zaïre, d’un
côté, de l’Ouganda, de l’autre. En même temps, il cherchait à éviter la
montée en puissance de ses propres extrémistes à l’intérieur de son régime.
Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé qu’il demeurait convaincu que ce
sont ces extrémistes qui l’ont assassiné, le 7 avril 1994, tout en ajoutant qu’il
disposait d’éléments qu’il ne pouvait malheureusement pas communiquer à la
mission d’information pour des raisons de sécurité personnelle.
Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce sujet,
M. Gérard Prunier était le premier à affirmer qu’il avait des convictions alors
que tous ceux que la mission avait entendus n’avaient formulé que des
hypothèses. Il lui a fait observer que, s’il ne pouvait pas donner les éléments
sur lesquels il fondait sa certitude, ses propos n’auraient aucune valeur.
M. Gérard Prunier a convenu, en effet, qu’ils n’avaient aucune
valeur, qu’il ne fallait pas que la mission en tienne compte et que c’était
effectivement dommage.
Il a ajouté qu’il était parfaitement conscient de l’importance du rôle
de cet attentat dans la déclenchement du génocide, et que s’il lui était
possible de faite état d’éléments précis à ce sujet, il le ferait.
Reprenant son analyse, il a exposé que le Président Habyarimana
était un semi-extrémiste qui, au fur et à mesure qu’il percevait que la
situation se dégradait, revenait vers le centre tandis que de manière
symétrique, l’aile extrémiste du MRND, l’ancien parti unique qui demeurait
le parti dominant, ne cessait de se renforcer. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas
comprendre la position du président Habyarimana si on ne le voyait pas
menacé de plusieurs côtés à la fois. Dans la situation inconfortable et fragile
où il se trouvait, il ne pouvait, pour garder le pouvoir, que mener un jeu
multiple basé sur la duplicité.
Il a précisé que la conclusion et l’application des accords d’Arusha
représentaient avant tout, pour le président Habyarimana un enjeu tactique. Il
se préoccupait d’abord des réactions de l’opposition hutue du sud, des
extrémistes de la CDR, des Interharamwes ou du FPR. De ce fait, il n’a pas
signé tant qu’il a eu l’impression qu’il valait mieux ne pas signer, il a signé
quand il a pensé que c’était la meilleure tactique et après avoir signé les
accords, il ne les a pas appliqués car il avait peur des conséquences de leur
mise en œuvre. Il a fait observer que, alors que ces accords avaient été signés

le 3 août 1993, le 6 avril 1994, jour de l’assassinat du président
Habyarimana, ils n’avaient toujours pas reçu le plus petit début d’application.
M. Gérard Prunier a estimé que le président Habyarimana ne savait
sans doute pas lui-même où cette tactique menait et qu’en fait, il ne s’agissait
que de durer. Il a précisé que la situation était devenue extrêmement tendue,
qu’à Kigali où il se trouvait lui-même alors, la montée de la tension était
physiquement palpable. A 20 heures, il n’y avait plus personne dans les rues.
A l’appui de cette considération, il a cité un souvenir personnel. Rentrant un
soir chez lui avec un ami, après avoir traversé douze barrages de soldats sur
une distance d’environ deux kilomètres, il avait finalement décidé d’aller
passer la nuit dans un hôtel hutu d’opposition car son ami craignait de ne pas
survivre au prochain barrage. Il a ajouté que dans cet hôtel, ils avaient
constaté qu’ils étaient une vingtaine dans la même situation. Il a conclu que,
dans un tel contexte, le président Habyarimana ne pouvait pas agir autrement
qu’au jour le jour.
M. Bernard Cazeneuve a d’abord relevé que la démonstration de
M. Gérard Prunier sur la posture politique du président Habyarimana mettait
en évidence le fait que celui-ci avait été confronté à de multiples oppositions,
celle du FPR se doublant d’une opposition au sein même de son
gouvernement, opposition qui s’était radicalisée à mesure que le temps
passait, que les accords d’Arusha se négociaient, que la date de leur
application approchait. C’est cette opposition, à laquelle M. Gérard Prunier
attribuait la responsabilité de l’assassinat du Président Habyrimana, qui avait
été la plus redoutable, la plus extrémiste et à l’origine de la conception et de
la mise en œuvre du génocide.
Il a alors fait remarquer que le fait que le président Habyarimana ait
été confronté à toutes ces oppositions pouvait justifier la thèse développée
par un certain nombre d’acteurs politiques ou diplomatiques français, selon
laquelle il occupait une position centrale, voire centriste, dans le système
politique rwandais et qu’il était donc en mesure de forger autour de sa
personne un certain consensus.
Il a observé qu’on pouvait aussi considérer que le président
Habyarimana était le centre de contradictions à ce point fortes qu’il était
incapable de susciter le moindre mouvement et que toute la stratégie
élaborée par la France était nécessairement vouée à l’échec. Il a alors
demandé à M. Gérard Prunier si l’erreur avait été plutôt d’avoir considéré
que le président Habyarimana était en position centrale ou centriste ou
d’avoir sous-estimé le fait qu’il était nécessairement condamné à
l’immobilisme.

M. Gérard Prunier a répondu que la position politique du
président Habyarimana n’avait pas été la même durant toute la durée du
conflit, qu’au départ, il n’était certainement pas dans une position centriste
mais qu’il s’était retrouvé dans cette situation au fur et à mesure que les
oppositions, contradictoires en elles-mêmes, se développaient autour de lui.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors demandé si ces oppositions
contradictoires qui s’étaient cristallisées autour de lui et auxquelles il s’était
trouvé confronté étaient dues à son absence d’habileté à les résoudre ou à la
pression que la France avait exercée sur lui pour que son régime évolue. Il a
ajouté que, dans cette dernière hypothèse, on ne pouvait reprocher à la
France de n’avoir pas fait suffisamment pression sur lui.
M. Gérard Prunier a répondu d’abord que la difficulté était que le
président Habyarimana ne pouvait pas payer le prix que la France aurait pu
demander, à savoir l’abandon du pouvoir. Pour lui, il n’en était évidemment
pas question.
Il a ajouté que, s’il s’était retrouvé dans cette situation, ce n’était ni
parce qu’il était incapable de la gérer ni à cause des pressions de la France
mais à cause de l’évolution de la société rwandaise elle-même, qui était en
plein mouvement de transformation et ce, bien avant le sommet de La Baule,
contrairement à ce qu’avait dit M. Jean-Christophe Mitterrand lors de son
audition.
Sur ce point, il a fait observer que, très souvent, le problème des
étrangers en Afrique, -et c’était à nouveau le problème des Américains dans
la région-, était de ne pas faire suffisamment confiance à la dynamique
interne des sociétés et de penser que si on ne s’en mêle pas, rien ne changera.
Or, a-t-il précisé, cette dynamique, on peut la négliger, on peut
l’accompagner, mais on ne peut pas la nier. Elle se produit de toute manière,
contre l’intervenant extérieur, en dépit de lui ou indépendamment de son
action. Il a ajouté que, de ce point de vue, il ne considérait pas que l’action
de la France ait été déterminante dans ce qu’on pourrait appeler le glissement
centriste du président Habyarimana mais que celui-ci y avait été forcé par le
déroulement des événements qui ne correspondait d’ailleurs pas du tout à ce
que lui-même aurait souhaité. Il a ajouté que le président était constamment
en position défensive et qu’à partir de 1992, il glissait, glissait sans arrêt et
que c’est pour demander qu’on le soutienne quoi qu’il arrive qu’il excipait de
sa qualité de modéré comparativement à certains autres. Il a précisé
cependant que pendant l’extraordinaire procrastination qui va du 3 août 1993
jusqu’à l’explosion du génocide, on sentait la montée de la pression et estimé
que, eu égard au fait que, selon l’expression consacrée, on peut tout faire

avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus, il lui était devenu impossible de
rester dans cette situation.
M. Bernard Cazeneuve a alors considéré que, au point où elle en
était de ses investigations, la mission d’information avait le sentiment que le
processus de libéralisation du régime procédait bien d’une dynamique propre
à la société rwandaise, née bien avant 1990, avec notamment le mouvement
de libéralisation de la presse et le développement de l’idée que le
pluripartisme pourrait s’imposer un jour.
Il a cependant remarqué que si, avant 1990, on était dans une
situation où la dynamique propre de la société rwandaise tendait au
pluripartisme et à la démocratisation, à partir de 1990, en revanche, on
assistait à une crispation. Il s’est alors étonné que ce soit justement au
moment où le FPR attaquait, où les haines augmentaient, où les tensions
s’accroissaient, où la haine raciale et les extrémismes s’exacerbaient, bref, où
la dynamique était cassée, que le président ait pris une position centriste. Il
en a conclu que ce n’était pas la dynamique propre à la société rwandaise qui
le lui avait imposé, mais des pressions venant d’ailleurs.
Il a ajouté que les dépêches diplomatiques que M. Gérard Prunier
avait regretté de ne pas avoir eu en sa possession montraient que la France
n’avait cessé de faire des pressions, peut-être maladroites, entre 1990 et
1994, notamment sur le thème des droits de l’homme.
M. Gérard Prunier a répondu que c’était là toute la différence
entre les notes officielles et le sentiment brut sur le terrain. Ajoutant que ces
pressions existaient peut-être sous la forme de notes, mais qu’il y avait une
sous-conversation qui exprimait exactement le contraire, il a jugé qu’il s’était
ainsi creusé un écart considérable entre la position officielle de la France et la
perception par la population rwandaise de la présence française aux côtés du
régime.
Il a précisé que les extrémistes hutus avaient toujours eu
l’impression que la France était derrière eux et a mentionné à ce propos
l’accueil extraordinaire fait à l’arrivée de l’opération Turquoise par les
responsables du génocide qui applaudissaient et déployaient de gigantesques
drapeaux français -dont il s’est demandé où ils avaient trouvé le tissu- parce
qu’ils croyaient que l’armée française était venue les aider.
Il a ajouté que, même si ce n’était pas du tout le message que la
France voulait adresser aux Rwandais, c’est ainsi qu’il avait été reçu, a la fois
par les extrémistes mais aussi par les Hutus libéraux ou par les Tutsis qui
avaient l’impression que la France était leur ennemi. Ajoutant que les gens

n’agissaient pas en fonction des intentions profondes que l’on peut avoir
mais de la perception qu’ils en ont, il a estimé que, même si cette perception
était fausse, elle avait suffit pour contribuer au déroulement des événements.
M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il comprenait parfaitement la
démonstration de M. Gérard Prunier selon laquelle une dynamique propre à
la société rwandaise aurait obligé le président à changer de posture. Il a
cependant observé que, chronologiquement, ce dernier avait adopté une
position modérée non pas avant 1990 lorsque la dynamique politique du
Rwanda poussait à la démocratisation, mais après, lorsque la situation était
devenue inextricable pour lui. Il a demandé comment on pouvait considérer,
dans ces conditions, que c’étaient les forces politiques rwandaises qui lui
imposaient alors cette posture politique.
M. Gérard Prunier a attiré l’attention de la mission d’information
sur le fait que les forces politiques rwandaises qui s’étaient constituées au
moment où le président Habyarimana a changé d’attitude, en 1993, n’étaient
pas celles qui existaient avant la guerre. Il a précisé que la tension n’avait pas
commencé en 1990, mais à la fin des années 80, avec l’effondrement des
cours du café, la disparition de l’étain, l’ajustement structurel et la diminution
du volume de l’aide internationale et qu’à cette époque, un certain nombre de
Hutus voyant en quelque sorte leur gâteau rétrécir, avaient commencé à
s’entre-tuer. A ce propos, il a observé que l’expression qui qualifiait le
Rwanda de “Suisse de l’Afrique” avait toujours beaucoup fait sourire les
gens qui connaissaient le pays et que dans cette Suisse se trouvaient des
caves où l’on a assassiné tous les ministres hutus du précédent régime. Il a
précisé que les tensions ne concernaient alors qu’un certain nombre de
Hutus. On ne pouvait pas considérer que les Hutus étaient au pouvoir
comme l’exprimait l’idéologie de propagande, le rubanda nyamwinshi. En
fait, il s’agissait de luttes au sein de ce que l’on appelait l’Akazu, c’est-à-dire
la petite maison, la cour du pouvoir rwandais. Il a ajouté que cette tension
s’était manifestée, par exemple, par l’assassinat du colonel Mayuya, qui était
très proche du président Habyarimana. Il a estimé que l’offensive des Tutsis
avait alors simplement fait monter la température d’un chaudron qui cuisait
déjà à gros bouillons.
Il a fait observer qu’ainsi, en 1993, si le président Habyarimana
s’était retrouvé en position centriste, ce n’est pas du tout parce qu’il était
centriste, mais parce qu’il avait trouvé plus extrémiste que lui et qu’il
commençait à avoir peur de la manière dont il était contourné.
Il a ajouté, qu’à son avis, pour ces extrémistes qui débordaient le
Président Habyarimana, le pouvoir devait passer par son élimination.

M. Gérard Prunier a souhaité alors répondre à l’argument selon
lequel les extrémistes hutus n’avaient pas pu abattre l’avion présidentiel
puisque deux des leurs s’y trouvaient, le colonel Elie Sagatwa et le général
Déogratias Nsabimana, chef d’état-major de l’armée rwandaise.

Evoquant d’abord le cas du général Nsabimana, M. Gérard Prunier
l’a présenté comme un opposant qui, au printemps 1994, avait donné
d’importantes informations sur la préparation du génocide à son cousin, Jean
Birara, à l’époque directeur de la banque centrale du Rwanda. Celui-ci les
avait ensuite portées à la connaissance des Belges - c’est le fameux épisode
qui a été retracé par la commission d’enquête du Sénat belge - mais les
Belges avaient refusé de le croire ou lui ont manifesté un intérêt poli sans
donner suite à ses avertissements. N’ayant pas de contact à l’extérieur du
pays, le général Nsabimana avait communiqué à son cousin une première liste
de plus de mille personnes destinées à être assassinées, dont il avait eu
connaissance en raison de ses relations avec les extrémistes appartenant aux
services secrets. Il lui avait demandé, puisqu’il allait souvent en Europe,
d’expliquer aux Blancs la gravité de la situation. Au regard de l’étendue du
génocide, le nombre des victimes ainsi désignées pouvait paraître faible mais
il s'agissait des hommes politiques, des journalistes, des hommes d’affaires
qui appartenaient à l’opposition hutue ou à l’élite tutsie et dont la plupart ont
été tués les 7, 8, 9 et 10 avril. Expliquant que le général Nsabimana n’était
pas du tout d’accord avec les projets de génocide et que les extrémistes le
savaient parfaitement, il a conclu qu’il n’y avait à leurs yeux aucun problème
à ce qu’il disparaisse avec le président.
Quant à Elie Sagatwa, il l’a décrit comme un vrai extrémiste, un
homme calculateur qui avait choisi le camp d’Habyarimana contre la montée
de la CDR et des Interahamwe. Il s’opposait ainsi au clan de Madame, c’està-dire Agathe Kansinga, dont il a souligné qu’elle avait eu les honneurs d’une
réception quasiment officielle lors de son arrivée à Paris, et ses frères, clan
dont il a estimé qu’il avait véritablement été au cœur de l’organisation du
génocide. Il a précisé qu’il n’était plus là question de Tutsis, mais
uniquement de Hutus et que c’étaient des luttes de pouvoir à l’intérieur
même de l’Akazu.
A propos des tensions qui avaient pu se créer entre Hutus,
M. Gérard Prunier a cité les propos d’un homme à la mémoire duquel il a
voulu rendre hommage, son ami Seth Sendashonga, assassiné quelques
semaines plus tôt, à Nairobi, très probablement à l’instigation du nouveau
gouvernement rwandais et qui était l’un de ces Hutus libéraux éternelles
victimes, c’est-à-dire victimes du régime Habyarimana puis victimes du

régime actuel. Seth Sendashonga lui disait : “Si les Tutsis n’avaient pas
attaqué le Rwanda, il y aurait eu une guerre civile entre nous, entre Hutus”.
M. Gérard Prunier a ajouté qu’il pensait que son ami avait parfaitement
raison et que c’était le genre de considération qui passait complètement pardessus la tête des responsables français.
Il a ensuite exposé que les luttes de pouvoir au sein de l’Akazu
amenaient un certain nombre de gens à changer de côté et, qu’ainsi, le
colonel Sagatwa avait décidé de devenir l’umugaragu c’est-à-dire le “client”,
au sens romain, du président. Il a précisé qu’en fait le président n’était qu’un
immigré, un grand type costaud qui avait fait son chemin dans l’armée et
dont tout le monde savait qu’il n’était même pas rwandais d’origine mais
zaïrois. Il a ajouté qu’en épousant Agathe, issue d’une grande famille hutue
du nord, il avait fait un mariage très au-dessus de sa situation et qu’en fait,
c’est elle et ses frères qui étaient le cœur du système tandis que le président
n’en était que la périphérie. Il a souligné que le président avait toujours perdu
ses “clients”, que, lorsque des hommes se rangeaient à ses côtés, ils
mouraient et que tel avait été le cas du colonel Mayuya, assassiné en 1988.
M. Gérard Prunier a alors fait valoir que le colonel Sagatwa avait
pensé qu’il était possible de jouer ce rôle auprès du président, qu’il avait
parié sur le succès des accords d’Arusha, sur le fait que le président irait
jusqu’au bout. Le colonel Sagatwa avait donc considéré qu’il lui serait
profitable de se mettre du côté du président, en abandonnant son camp
précédent, c’est-à-dire, celui de Madame. Il était évident qu’à partir de ce
moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique
faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne
garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange
politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui
qu’on allait épargner.
M. Bernard Cazeneuve a alors demandé à M. Gérard Prunier si,
comme cela avait été dit à plusieurs reprises à la mission d’information, le
colonel Sagatwa était le frère de Madame.
M. Gérard Prunier a répondu que ce n’était absolument pas le cas
et rappelé que le terme de “frère” est utilisé de manière très lâche dans la
culture africaine. Il a précisé que, personnellement, il ne pensait pas que le
colonel Sagatwa ait eu le moindre lien familial avec Mme Kansinga et ajouté
qu’il n’y avait pas de doute qu’il soit devenu un homme du président dans le
courant de l’hiver 1993-1994.
Revenant sur l’analyse présentée par M. Gérard Prunier sur
l’attentat, le Président Paul Quilès lui a demandé comment il expliquait que

le FPR n’ait jamais donné de preuves formelles de la responsabilité des
extrémistes hutus.
Précisant que lorsqu’on parlait de preuves, il s’agissait d’éléments
factuels admissibles devant un tribunal comme des documents, des objets,
des témoignages oculaires, M. Gérard Prunier a estimé que le FPR n’en
disposait pas.
Evoquant ensuite ce qu’il avait écrit sur les massacres du FPR, à
savoir qu’ils étaient moins ambitieux et constituaient une tactique, il a précisé
les raisons pour lesquelles il avait employé ces termes. Il ne s’agissait pas en
effet d’une solution finale, les actes de violence du FPR, qui ont commencé
dès la période du génocide, ne visant pas à exterminer la totalité de la
population hutue, ce qui était évidemment une impossibilité physique. Par
ailleurs, contrairement à ce qu’il avait cru lui-même un moment, ces
massacres n’étaient pas de simples dérapages mais relevaient réellement
d’une tactique, d’une politique d’intimidation menée dans l’espoir d’obtenir
la soumission de la population hutue.
Il a fait observer que, aujourd’hui, en 1998, du fait de l’élimination
des Hutus modérés, qui avaient un moment fait partie du gouvernement
d’union nationale, le Rwanda se trouvait dans une situation de coupure
quasiment totale entre les deux communautés. Précisant sa pensée, il a estimé
que le pouvoir était devenu un bunker ethnique tutsi, de même qu’il y avait
eu autrefois un bunker ethnique hutu, et que cela ne signifiait pas plus
qu’autrefois que la totalité de la communauté en question était représentée
par ces instances gouvernementales. Il a ajouté qu’un certain nombre de
Tutsis étaient même épouvantés par la dérive des partisans de ce bunker,
qu’il a qualifiés de “parmetutsi”, par référence au “Parmehutu” qui était le
nom du parti du président Kayibanda.
Il a précisé que la tactique du massacre avait été employée par le
FPR avec une intensité variable. Elle avait été utilisée à plein entre août 1994
et mars 1995. Puis le calme est revenu dans le courant de l’année 1995 ainsi
qu’en 1996, avant que les massacres reprennent avec force depuis avril 1997
avec le retour au Rwanda des réfugiés du Zaïre, certains de ces réfugiés,
coupables d’actes de génocide, renouvelant leurs attaques contre les Tutsis
sans que l’armée et le gouvernement rwandais soient capables de les
contrôler, contrairement à ce qu’ils espéraient.
S’agissant du sort des personnels tutsis de l’ambassade de France au
moment de l’opération Amaryllis, M. Gérard Prunier a indiqué qu’il disposait
de témoignages oculaires et de noms qu’on lui avait demandé de ne pas citer
en public mais qui pouvaient être mis à la disposition de la mission. Il indiqué

que les interventions avaient surtout été demandées par téléphone et qu’au
moment où le génocide avait été déclenché, il y avait eu des coups de
téléphone frénétiques de personnes travaillaient à l’ambassade, mais aussi sur
certains projets de développement français, à l’Alliance française ou au
bureau de la Caisse française de développement.
Bien souvent, en effet, les ONG, les Nations unies, les ambassades
des grands pays occidentaux avaient une majorité de personnels tutsis.
Beaucoup des employés de l’ambassade de France, des organismes français
ou des projets français étaient des Tutsis. Cette situation reflétait simplement
l’écart d’éducation qui remontait à l’époque coloniale. En conséquence de la
politique belge, les Tutsis étaient beaucoup plus éduqués, même après vingtcinq à trente ans de régime à base ethnique hutue.
M. Gérard Prunier a expliqué que ces personnes, sachant qu’elles
allaient mourir, avaient pensé que c’était leur dernière chance et avaient donc
demandé qu’on vienne les chercher. Il a fait valoir que les habitants n’osant
pas sortir de chez eux, il était relativement facile de venir à leur secours. Il a
cité l’exemple d’un capitaine sénégalais de la MINUAR, tué plus tard dans
les combats lors de la prise de Kigali, qui s’était spécialisé dans la recherche
des Tutsis : il allait les chercher chez eux et, en plaisantant avec les miliciens
ivres, il réussissait à leur faire franchir les barrages. Il a alors indiqué que,
malgré ces circonstances, au moment de l’opération Amaryllis, on n’était pas
allé chercher les Tutsis qui demandaient de l’aide. Il a ajouté qu’il connaissait
le cas d’un couple mixte, qui vit aujourd’hui en France, dont on a essayé de
convaincre la femme de ne pas insister pour partir avec son mari, ou encore
que, alors que la plus grande pharmacie de Kigali était tenue par un Tutsi
marié à une Russe, on avait évacué la femme blanche, mais pas le mari et que
l’évacuation des enfants avait donné lieu à une longue et très difficile
négociation sur le tarmac de l’aéroport.
M. Pierre Brana, faisant remarquer qu’il avait été dit à la mission
que toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient pu être évacuées
mais que les membres du personnel n’avaient pas pu s’y rendre parce qu’ils
étaient chez eux, à l’exception d’une personne d’origine Tutsie, M. Gérard
Prunier a répondu qu’il avait entendu parler de cette personne, mais qu’il ne
la connaissait pas. Il a expliqué, en revanche, qu’il savait que les gens
réfugiés à l’ambassade étaient pour la plupart des dignitaires du régime, un
certain nombre d’entre eux ayant voulu se mettre à l’abri, parce qu’ils
n’étaient pas du tout sûrs, avec juste raison, de l’issue du processus qu’ils
venaient de déclencher. Il a précisé qu’un seul opposant politique avait pu
entrer dans l’ambassade, Joseph Ngarembe, dont la famille vit à Lille et qui
est aujourd’hui employé du tribunal international pour traduire les documents

en kinyarwanda. M. Ngarembe, qui était membre et cadre moyen du partisocial démocrate rwandais dont tous les cadres de niveau supérieur ont été
assassinés, était entré à l’ambassade en raison d’une amitié personnelle et pas
du tout à la suite d’une décision politique.
Il a réaffirmé que les employés de l’ambassade n’avaient pas reçu
d’aide pour une possible évacuation, alors même qu’il aurait suffi de les
emmener non pas en France, mais simplement au Burundi ou en Ouganda
pour les mettre en sécurité.
M. Jacques Myard, demandant à M. Gérard Prunier, où il se
trouvait au moment des faits, celui-ci a répondu qu’il était à Paris et qu’il
tenait à préciser à M. Myard qu’il n’était en aucun cas un témoin oculaire des
événements qu’il exposait.
A propos des évacuations, M. Jacques Myard a précisé que la
centaine d’enfants qui avait été sortie d’un orphelinat par l’armée française
au moment de ces faits n’appartenait, elle, à aucun parti.
M. Gérard Prunier a objecté que, autant il se réjouissait de
l’évacuation de ces orphelins, autant cette opération avait servi de
camouflage pour évacuer un certain nombre de personnes fort peu
recommandables, qui se sont évaporées dès qu’elles ont mis le pied sur le sol
de l’aéroport de Roissy. Il a ajouté qu’il y avait, parmi elles, une quarantaine
de soi-disant infirmiers que l’on n’avait jamais vus auparavant à l’orphelinat
et que l’on n’a jamais plus revus depuis. Il ne s’agissait donc pas d’une
opération de nature entièrement humanitaire.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son ouvrage, M. Gérard
Prunier avait écrit avec précaution : “Le colonel Bagosora, directeur des
services au ministère de la défense, éminence grise du gouvernement
provisoire, semble l’organisateur général de toute l’opération. Il paraît avoir
coordonné la solution finale”. Il lui a demandé s’il pouvait fournir à la
mission d’information des précisions complémentaires à ce sujet.
Exposant ensuite que le Rwanda avait toujours été présenté comme
la clé de voûte de la région et que, de fait, suite aux événements du Rwanda,
se sont produits ceux du Zaïre, il a souhaité connaître son point de vue sur
cette thèse.
Enfin, il s’est interrogé sur le rôle joué par l’OUA, dont il a estimé
qu’il avait été pour le moins d’une extrême discrétion.

M. Gérard Prunier a d’abord répondu que l’OUA n’avait joué
aucun rôle efficace et avait été, comme d’habitude, complètement dépassée
par les événements.
Il a ensuite estimé que le rôle du colonel Bagosora était
effectivement très important, précisant que celui-ci était un grand survivant,
qu’il avait survécu à tous les purges et remaniements ministériels et que son
itinéraire illustrait de manière exemplaire les luttes au sein de l’Akazu.
Il a expliqué que, en 1992, le président Habyarimana avait demandé
au ministre de la défense James Gasana de le débarrasser d’un certain nombre
d’hommes de son entourage, qu’il trouvait peu sûrs, voire dangereux pour
lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste et que parmi ceux-ci
figuraient les colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant qu’il ne change
de camp, et Bagosora. Il a ajouté que si James Gasana avait réussi pour les
colonels Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le
cas du colonel Bagosora qui représentait l’ultime point de résistance de
Madame et de ses frères. Tant qu’il demeurait secrétaire administratif du
ministère de la défense, eux et leur groupe gardaient, dans ce ministère, un
accès qu’ils estimaient absolument vital, non seulement pour le contrôle de
l’armée, mais aussi parce que l’anse du panier dansait énormément. A ce
propos, il a fait observer que le décuplement, en trois ans, de l’effectif de
l’armée, de 5 200 à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le
budget de la défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les
possibilités de détournement de fonds, d’abord pour financer les milices
-ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi ont-elles
été financées par de l’argent volé au ministère de la Défense- mais aussi dans
un but d’enrichissement personnel ou politique, l’argent transféré en
Belgique ou au Luxembourg pouvant servir de trésor de guerre pour le futur.
M. Gérard Prunier a ajouté que tel était le cas à l’heure actuelle, et que cette
circonstance expliquait que les frères de Madame étaient toujours actifs. Il a
estimé qu’il ne croyait pas trahir de secret en disant que M. Rwabukumba,
frère de Madame, disposait de la signature sur son compte à Bruxelles,
permettant le fonctionnement de leur groupement politique. Il a ajouté que
c’est ce rôle spécifique d’agent du groupe au sein du ministère de la défense
qui avait rendu Bagosora impossible à écarter pour James Gasana, alors
même qu’il était allé jusqu’à fracturer les tiroirs du bureau de son ministre,
pour y prendre des documents. Il a indiqué, au passage, à quel point cette
anecdote montrait que tout ne baignait pas dans la tendresse et l’amour au
sein du camp des extrémistes.
A propos du rôle du colonel Bagosora lors de l’attentat contre
l’avion du président, M. Gérard Prunier a noté d’abord que celui-ci semblait

pour ainsi dire avoir un peu “ perdu les pédales ” dans la nuit du 7, et que,
quand il était allé voir l’ambassadeur des Etats-Unis, ou M. Booh-Booh, le
représentant des Nations unies, il semblait dans un grand état d’émotion. Il a
ajouté que, compte tenu du désordre qui régnait alors, il était très difficile de
savoir s’il était le point de contrôle des opérations ou le sommet, le point
central de l’affaire. Il a précisé qu’on voyait une nébuleuse de gens, que
plusieurs personnes avaient joué des rôles clés et qu’il était possible qu’il n’y
ait jamais eu de sommet .
Quant à la thèse du Rwanda, clé de voûte de la région, M. Gérard
Prunier a répondu qu’il n’y croyait pas du tout, ou plus exactement, que si la
déstabilisation du Rwanda pouvait avoir des conséquences dans la région, la
paix au Rwanda n’avait aucune conséquence sur les pays frontaliers. Il a cité
l’exemple de l’Ouganda, qui a été en état de guerre civile active ou larvée de
1966 à 1986 sans que le Rwanda ait joué le moindre rôle, sauf à la fin, entre
1981 et 1986, lorsque des réfugiés tutsis sont entrés dans l’organisation de
guérilla de Yoweri Museveni. A ce propos, il a précisé que ce n’étaient pas
les Tutsis rwandais qui constituaient la majorité de la force de guérilla de
Yoweri Museveni en janvier 1986, quand il a pris Kampala, mais les
Baganda, c’est-à-dire l’ethnie la plus nombreuse dans la région et que les
Tutsis représentaient pour leur part sans doute entre 20 et 30 % de cette
force, et en tout cas moins de 40 %.
M. Pierre Brana lui demandant quelle explication il donnait de
l’impuissance complète de l’OUA dans le drame du Rwanda, M. Gérard
Prunier a évoqué plusieurs moments de l’histoire de cette organisation. Il a
d’abord souligné qu’en 1978, quand le président Nyerere avait repoussé
l’armée d’Idi Amin Dada qui avait envahi la Tanzanie, mais l’avait aussi
pourchassée jusqu’à Kampala dans le but de provoquer l’écroulement du
régime, il avait été violemment critiqué par l’OUA, qui avait estimé qu’il
s’agissait d’une ingérence dans les affaires d’un Etat souverain. Il a ajouté
que le président Nyerere, complètement désabusé, avait dit, à l’époque:
“L’OUA n’est pas une organisation internationale, c’est un syndicat de chefs
d’Etat, dont le rôle essentiel est de se couvrir les uns les autres”.
Il a ensuite exposé qu’en février 1986, lorsque Yoweri Museveni
avait pris le pouvoir en Ouganda, l’un de ses premiers actes avait été de se
rendre à l’OUA et d’insulter publiquement l’assemblée générale de
l’organisation à laquelle il avait tenu, en substance, les propos suivants : “Où
étiez-vous, pendant qu’on nous massacrait ? Où étiez-vous, à l’époque du
régime dictatorial d’Idi Amin ? Où étiez-vous pendant la dictature d’Obote ?
Quinze ans plus tard, il y a trois cent mille morts en Ouganda. Vous ai-je déjà
entendus dénoncer cette dictature de Noirs sur des Noirs ? Je vous ai

beaucoup entendu parler de l’apartheid en Afrique du Sud. Je ne vous ai
d’ailleurs pas vu faire beaucoup à ce propos. Mais en ce qui concerne ce qui
s’est passé en Ouganda, vous n’avez jamais parlé, parce que, pour vous, il
n’est pas grave qu’un Africain tue un autre Africain.” Ajoutant qu’il aimait
beaucoup le franc parler du président Museveni, et que cette intervention,
dont l’impact devant l’assemblée de l’OUA avait été assez impressionnant,
lui avait fait un immense plaisir, il a conclu que si le général de Gaulle a
qualifié l’ONU, dans un moment d’irritation, de “machin”, il ne savait pas
comment il fallait qualifier l’OUA.
Après avoir souligné qu’il avait écouté avec grand intérêt la
description de la dynamique interne de la société rwandaise qu’avait
présentée M. Gérard Prunier, et estimé qu’elle pouvait laisser penser que,
quoi qu’on ait fait, le résultat final aurait peut-être été le même, M. Jacques
Myard lui a demandé quelle attitude il aurait recommandée au Président de
la République si, en 1990, il avait été son conseiller pour les affaires
africaines.
M. Gérard Prunier a répondu, qu’en 1990, il aurait proposé
d’envoyer Noroît. Il a ajouté que c’est sur la suite qu’il y avait divergence. Il
a estimé que la question était celle du prix que Noroît devait coûter au
régime Habyarimana, qu’il aurait fallu le fixer beaucoup plus haut et qu’on
avait vendu une marchandise de premier choix à un prix de Prisunic.
Il a jugé qu’il ne fallait à aucun prix que le FPR prenne Kigali car les
conséquences auraient été très graves. Il a ajouté que c’était aussi le point de
vue de beaucoup d’opposants hutus en février 1993, lorsqu’à la suite d’une
autre offensive, le FPR avait été a deux doigts d’atteindre Kigali. Il a précisé
que si le FPR s’était arrêté de lui-même, c’est parce qu’il avait noué des
contacts avec l’opposition hutue qui lui avait demandé de ne pas prendre
Kigali en raison des risques qu’aurait comporté cette action, les extrémistes
étant prêts à déclencher des massacres dans le reste du pays.
Il a considéré que la France avait la possibilité d’exercer des
pressions réelles plus efficaces que celles qu’elle avait faites, dont il s’est
déclaré certain qu’elles avaient existé, et que la mission les recueillerait dans
ses archives, mais qui se limitaient à des textes polis. Il a précisé qu’autant il
était sûr que toutes les conditions formelles d’un soutien à la démocratisation
avaient été remplies, autant il n’y avait pas eu de véritable politique de
contrainte et qu’on avait laissé trop de marge au régime.
M. Jacques Myard a alors demandé si cette politique de pressions
aurait pu suffire et si, eu égard au caractère ancestral de l’antagonisme entre

les communautés hutus et tutsis, la démocratisation aurait pu être maintenue
sur la durée.
Relevant que M. Gérard Prunier avait employé des expressions
comme “ massacres moins ambitieux” et “tactique de massacre”, M. René
Galy-Dejean lui a demandé s’il acceptait la conclusion que le massacre était
une forme de gouvernement au Rwanda. Il s’est demandé, à l’instar de
M. Myard, comment le type de pression qu’il suggérait pouvait avoir la
moindre efficacité dans ces conditions, sauf à aller jusqu’à la coercition
extérieure complète, afin d’empêcher l’exercice de cette forme de pouvoir
que constituait la tactique du massacre.
M. Gérard Prunier a d’abord répondu qu’il y avait eu aussi des
moments dans l’Histoire de l’Europe où le massacre avait été une tactique de
gouvernement et que depuis les guerres de religion en France jusqu’à
l’épisode nazi, on avait vu sur notre continent le massacre utilisé comme un
moyen d’action politique.
Il a ensuite déclaré qu’il ne croyait pas à la fatalité de façon générale
et encore moins à celle de l’Histoire. Il a relevé qu’avant la période coloniale,
on ne trouvait aucune trace de massacres mutuels entre Tutsis et Hutus mais
que, au contraire, les multiples guerres qui se déroulaient au Rwanda
opposaient chaque fois un lignage tutsi et ses clients hutus à un autre lignage
tutsi avec ses clients hutus. Ces guerres ressemblaient ainsi étrangement à
celles qu’on a connues au Moyen-âge, opposant des nobles avec leurs
vassaux, possesseurs de chevaux, suivis de leur piétaille, de vilains et de
serfs.
Il a jugé que l’évolution du Rwanda vers une situation de massacres
périodiques entre les communautés hutue et tutsie vers les massacres était le
produit d’une histoire et que, comme tout produit, il pouvait être changé,
faisant valoir que si une situation a été créée, elle peut également être
modifiée ou remplacée. S’agissant de la France, il a estimé qu’elle aurait eu le
droit de ne pas intervenir mais que dans la mesure où elle décidait
d’intervenir, il fallait le faire bien. A ce propos, il a précisé qu’à l’époque il y
avait une marge d’intervention, une marge de manœuvre, qu’il n’y avait pas
deux communautés figées face à face, comme c’est le cas à l’heure actuelle
mais que des Hutus, comme Seth Sendashonga, pouvaient se retrouver au
FPR, tandis qu’on avait vu des chefs miliciens interahamwe tutsis. Il a ajouté
que, maintenant, la porte était fermée du fait du génocide et jugé que le but
du génocide, et c’est en cela qu’il avait été un acte diabolique, avait été de
détruire l’espace de liberté qui existait à l’époque entre les deux
communautés. S’agissant du FPR, il a indiqué que le génocide y avait
provoqué la marginalisation des libéraux et l’avait transformé en bunker

ethnique tutsi. Le génocide a ainsi donné aux extrémistes tutsis l’occasion de
faire prévaloir une politique de rupture de tout lien avec les hutus, décrits
comme les assassins des tutsis.
Il a ajouté que la France avait l’occasion d’élargir l’espace de liberté
entre les deux communautés, de renforcer d’autant la main des libéraux et
des modérés, aussi bien tutsis que hutus, dans leur parti respectif, de façon à
éviter que la situation soit prise en main par les extrémistes, mais que cette
politique nécessitait plus de fermeté. Il a estimé à ce propos qu’il fallait parler
au régime du président Habyarimana avec des mots qu’il était capable de
comprendre, des mots qui n’étaient pas tendres, qu’il fallait littéralement le
soumettre à un chantage et que c’est cette politique qui aurait permis de
désamorcer la crise. Il a ajouté que la France n’avait pas compris le Rwanda,
mais que, lorsqu’on ne comprenait pas, il ne fallait pas agir.
M. François Lamy s’est interrogé sur la contradiction entre la
thèse d’un attentat commis par des extrémistes hutus en vue de prendre le
pouvoir et de commettre le génocide et le déroulement des événements
puisque, au lieu d’assister au phénomène classique de l’affirmation de
responsables politiques, on avait vu, au contraire, la famille du président
Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugier à l’ambassade de France
et donner l’impression d’une déliquescence totale.
Ensuite, rappelant que lors, de son audition, M. Jean-Christophe
Mitterrand avait contesté la phrase que M. Gérard Prunier avait citée ainsi
que sa présence dans son bureau, il lui a demandé ce qu’il savait des liens
entre les responsables politiques français et la famille du président
Habyarimana et notamment des relations entre M. Jean-Christophe
Mitterrand et le fils du président Habyarimana.
M. Gérard Prunier a répondu que sur la déliquescence du régime
qui a suivi l’attentat et le début du génocide, il se posait lui aussi des
questions. Il a estimé que, dans ces événements d’une extraordinaire
confusion, il s’était passé plusieurs choses à la fois. Au sein même des
extrémistes, certains ont été épouvantés par ce qu’ils avaient fait ; ils ont vu
qu’ils avaient mis le feu à la maison et qu’ils devaient l’évacuer. D’autres,
habitués à une vie très confortable, comme Madame et ses frères, sont partis
avec des stratégies assez personnelles et avec l’intention de revenir quand
tout serait terminé ; ils estimaient qu’en attendant, ils seraient mieux à Paris.
Enfin, des gens comme Kambanda, Sindikubwabo, Bicamumpaka, sont partis
à Gitarama parce qu’ils avaient l’impression que la situation militaire ne
pouvait pas être maîtrisée à Kigali et sont allés jusqu’au bout.

S’agissant de sa rencontre avec M. Jean-Christophe Mitterrand, il a
estimé que la mémoire de ce dernier lui faisait peut-être défaut et déclaré
qu’il pouvait donner des détails très précis, qu’il était venu lui parler du
Soudan, ce qui n’avait strictement rien à voir avec ce qui venait d’arriver au
Rwanda et qu’il ne s’attendait pas, pas plus que M. Mitterrand, d’ailleurs, à
ce que le président Habyarimana appelle alors qu’il était dans son bureau.
Concernant les liens de M. Jean-Christophe Mitterrand avec
M. Jean-Pierre Habyarimana, il a exposé qu’il y avait des témoins oculaires
de leurs relations et qu’on pouvait donner les dates où ils ont été vus
ensemble au Rwanda. Il a ajouté qu’il était étonnant que la mémoire de
M. Mitterrand soit défaillante au point d’oublier les lieux et dates de ces
rencontres et que la dernière fois où il avait été vu en compagnie de M. JeanPierre Habyarimana dans un lieu public, c’était en avril 1992. S’interrogeant
sur l’attitude extrêmement défensive de M. Jean-Christophe Mitterrand
lorsqu’on mentionnait le nom de Jean-Pierre Habyarimana, et sur le fait qu’il
dise qu’il ne l’a pas connu, alors qu’il était facile d’apporter la preuve du
contraire, il a déclaré, en revanche, que sur la nature de leurs relations, sur le
contenu de leurs conversations, il serait bien incapable d’apporter la moindre
précision.
Précisant qu’il n’avait pas posé sa question pour en rester à
l’anecdote des rencontres de M. Jean-Christophe Mitterrand, M. François
Lamy a demandé à M. Gérard Prunier s’il pensait qu’un certain
comportement de l’administration et des responsables politiques français
avait pu empêcher les autorités politiques d’avoir une vision claire de ce qui
se passait réellement au Rwanda.
M. Gérard Prunier a répondu qu’à son avis, on n’avait pas vu ce
qui s’y passait et que M. Jean-Christophe Mitterrand n’avait pas le moins du
monde aidé à le voir.

Audition des Colonels Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique
Turquoise (20 juin-30 août 1994) et André SCHILL, Chef de la cellule
affaires humanitaires Turquoise (25 juin-23 août 1994)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que la réalisation de l’opération
Turquoise, action de grande ampleur, menée dans un délai rapide et dans un
environnement difficile et mal connu, avait nécessité une organisation solide
et des moyens importants. C’est la raison pour laquelle la mission avait
souhaité obtenir des indications sur l’aspect logistique de cette opération. La
mission désirait également mieux comprendre la contribution humanitaire de
Turquoise et la nature des secours qui avaient été apportés à une population
soumise à de terribles épreuves. Il a ajouté que le Colonel André Schill
pourrait éclairer les parlementaires sur l’objet même de l’opération
Turquoise, la mission ayant entendu à ce sujet à la fois les témoignages de
reconnaissance et des critiques.
Le Colonel Alain Le Goff a tout d’abord indiqué qu’au cours de
l’opération Turquoise, il avait exercé la fonction de commandant du bataillon
de soutien logistique, du 20 juin au 30 septembre 1994. Il a souhaité
présenter ce qu’était le bataillon de soutien logistique, comment il avait
assuré le soutien de l’opération Turquoise et quelles étaient les actions
humanitaires auxquelles il avait participé.
Il a précisé que le bataillon de soutien logistique (BSL) avait été une
unité très particulière, à durée de vie éphémère. Créé pour l’opération
Turquoise le 20 juin 1994, il avait en effet été dissous le 30 septembre 1994,
à la fin de la mission. Son rôle était d’assurer le soutien administratif et
logistique de l’opération, à l’instar du groupement de soutien logistique de
l’opération Daguet ou du bataillon de soutien logistique de l’opération Oryx,
ou encore du régiment de commandement et de soutien de la division
multinationale sud-est à Mostar. Il s’agissait d’un détachement de première
catégorie, qui, à ce titre, disposait d’une autonomie administrative et
financière complète. Lors de l’opération Turquoise, il n’y avait que deux
détachements de première catégorie sur le théâtre : le groupement interarmes
du Rwanda, à Kibuye, et le bataillon de soutien logistique.
Le BSL a été constitué à partir de 64 formations de métropole et
d’une formation appartenant aux éléments français d’assistance
opérationnelle en République Centrafricaine. Il comprenait des éléments des

principaux services et armes représentés : train, matériel, service de santé,
service des essences, commissariat, génie, transmissions, infanterie, sécurité
civile, aumônerie, poste aux armées et gendarmerie.
Le bataillon de soutien logistique a compté jusqu’à six cents
personnes sur les deux mille sept cents de l’opération Turquoise, toutes des
personnels d’active, à l’exception de cinq appelés. Il était articulé en cinq
unités élémentaires regroupées autour d’un état-major classique : il
comprenait une compagnie de commandement à laquelle étaient réunis les
services destinés à la bonne marche, au fonctionnement et à la sûreté du
bataillon ; une compagnie logistique comportant deux pelotons de transport,
un peloton de manutention, une section des essences, un peloton de transit
aéroportuaire et un peloton de circulation routière ; une compagnie du
matériel pour la réparation et les approvisionnements des véhicules et des
équipements, ainsi que pour la gestion d’un dépôt de munitions ; une
compagnie du service de santé avec l’antenne chirurgicale et les moyens
d’évacuation, de ravitaillement et d’hospitalisation associés et enfin une
compagnie du soutien de l’homme avec une section vivres et équipements et
une section d’épuration et de distribution d’eau.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la réalisation de
l’organigramme et la création de ce bataillon de soutien logistique avaient été
effectuées en cinq jours par l’état-major de la Force d’action rapide, à partir
des moyens des divisions, des brigades et éléments organiques de cette
dernière. Les unités se sont constituées et regroupées dans cinq garnisons
dans lesquelles elles ont attendu l’ordre d’embarquement par voie aérienne.
Elles ont été acheminées par Antonov à Goma entre le 22 juin et le 17 juillet,
puis ont été déployées sur l’emprise de l’aéroport de Goma, au nord de la
ville, de part et d’autre de la piste.
Il a relevé que le caractère de mosaïque de ce bataillon n’avait pas
nui à sa cohésion et, par voie de conséquence, à son efficacité. La diversité
des origines des soldats le composant s’expliquait par le fait que les
personnels du service de santé et du service des essences provenaient de
multiples organismes, ce qui n’a pas nui outre mesure au bon déroulement de
la mission. Les pelotons et compagnies des autres armes étaient homogènes
et formaient des cellules constituées. Par ailleurs, la plupart des personnels
appartenant à la Force d’action rapide avaient une solide expérience des
interventions extérieures.
Le bataillon de soutien logistique avait deux rôles : le soutien
administratif, financier et comptable de la force, hormis la base aérienne de
Kisangani, et le soutien logistique des opérations.

Le dispositif logistique se composait de deux entités aux rôles
différents. Bangui, en République Centrafricaine, constituait la base arrière et
faisait office de relais entre Turquoise et la métropole. Goma, où se situait le
bataillon de soutien logistique, était la base avancée, c’est-à-dire le pion de
soutien principal auquel les détachements étaient rattachés.
Le BSL a d’abord exercé ses efforts au profit de l’opération
Turquoise proprement dite, dont l’essentiel du dispositif se trouvait au
Rwanda, en zone humanitaire sûre, du 20 juin au 22 août, puis, lors du retrait
de ces moyens, de la fin juillet au 22 août, il a offert des conditions d’accueil
aux troupes désengagées et reconditionné leur matériel avant embarquement,
au moment de la constitution et de la montée en puissance du bataillon
interafricain, composé de forces de plusieurs pays (Sénégal, Tchad, Congo,
Guinée-Bissau et Niger) pendant la première quinzaine du mois d’août ;
enfin, il a assuré le soutien de ce bataillon interafricain, qui a remplacé les
troupes françaises en zone humanitaire sûre, du 22 août au 14 septembre,
date à laquelle il a été pris en compte d’une manière effective par la
MINUAR.
Puis, le BSL a effectué son propre désengagement, amorcé le
6 septembre et terminé le 30 septembre.
Le Colonel Alain Le Goff a alors précisé quels avaient été les
bénéficiaires de son soutien : d’une part au Rwanda, le groupement
interarmes, à Kibuye, le groupement Est, le Commandement des opérations
spéciales (COS) de Gikongoro, le groupement Sud, le groupement Ouest,
l’Elément médical d’intervention rapide (EMIR), jusqu’au 22 août, puis le
bataillon interafricain ; d’autre part à Goma, le bataillon a soutenu le poste de
commandement interarmées de théâtre, le détachement de l’aviation légère
de l’armée de terre et le détachement air.
Le Colonel Alain Le Goff a également fourni des précisions sur les
quatre fonctions majeures qui avaient été assurées : le soutien santé, le
maintien en condition, le soutien de l’homme et le ravitaillement.
Le maintien en condition avait comme finalité le maintien à niveau
du potentiel des matériels et le Service de santé celui des personnels. Le
Service de santé n’a été, fort heureusement, que peu sollicité en ce qui
concerne les forces. Le soutien de l’homme a beaucoup œuvré pour donner
un minimum de confort aux personnels (cuisine, douches, blanchisserie de
campagne, etc.). Le ravitaillement consistait à accueillir, transporter et
distribuer les ressources en carburant, vivres, eau et munitions. La
sous-fonction munition n’a pratiquement pas eu à être exercée. Les fonctions
santé et de maintien en condition ont été essentiellement mises en œuvre sur

place, dans leurs installations respectives. Le soutien de l’homme et le
ravitaillement ont été tributaires du bon déroulement des flux
d’approvisionnement en provenance de la métropole via Bangui.
Les ressources et équipements étaient mis en place à Goma par voie
aérienne, Antonov mais aussi Boeing 747, C 130 et C 160. Une rupture de
charge avait alors lieu, qui était assumée par le peloton de transit
aéroportuaire du BSL.
Les formations abonnées ont reçu leurs équipements et leur
ravitaillement, soit en urgence par voie aérienne, soit normalement par des
convois routiers. Ces derniers ont dû être stoppés le 14 juillet lorsque le FPR
avait abordé la frontière à Gisenyi. Le ravitaillement lourd a été acheminé, à
partir de cette date, sur le lac Kivu, grâce à une barge de vingt tonnes et un
bac de quarante tonnes, qui reliait Goma à Kibuye, Bukavu et Cyangugu.
Ces bateaux ont été, bien entendu, loués.
L’organisation du soutien s’est avérée originale, d’abord par la mise
en place de la totalité des moyens par voie aérienne, ensuite, par l’obligation
d’utiliser la voie lacustre. Mais elle n’a pas posé de difficultés majeures, car il
n’y a pratiquement pas eu de consommation de munitions ni de blessés
français. Seuls six blessés français et un blessé sénégalais ont été dénombrés.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné qu’initialement il n’avait pas
été envisagé de conduire des actions humanitaires au Zaïre mais que les
groupements en zone humanitaire sûre, en dehors de leur mission de sécurité
pouvaient, en revanche, être appelés à en effectuer. L’EMIR avait d’ailleurs
été déployé à cette fin à Cyangugu. Il a indiqué que la situation qui s’était
développée à Goma, à partir du 14 juillet, dans le domaine humanitaire, avait
dans ces conditions constitué une véritable surprise mais qu’une partie
significative des capacités étant restée disponible en santé et en transports, il
avait été possible de s’y adapter.
Le Colonel Alain Le Goff a alors souhaité présenter brièvement les
faits, puis les actions humanitaires dans lesquelles le BSL avait été impliqué.
Il a indiqué que, suite à l’offensive victorieuse du FPR à Ruhengeri, des
centaines de milliers de réfugiés avaient fui les combats en se dirigeant vers le
lac Kivu et notamment vers la frontière avec le Zaïre, à Gisenyi. Alors qu’ils
étaient massés depuis plus de 72 heures à la frontière, celle-ci a été ouverte
par les Zaïrois le 14 juillet au matin. Très vite, la ville et ses environs ont été
littéralement submergés. Petit à petit, les réfugiés se sont répartis au nord et
à l’ouest de Goma, ce qui a permis une reprise des communications, qui
restaient toutefois difficiles.

En revanche, la situation sanitaire s’est rapidement détériorée. Le
choléra a fait son apparition. Les premiers morts sont apparus dans les rues
et au bord des routes dès le 17 juillet. L’Etat zaïrois était complètement
dépassé. La ville de Goma n’avait plus les moyens de faire face à la situation
et les ONG étaient majoritairement déployées en zone humanitaire sûre, au
Burundi et en Tanzanie. Le commandement français s’est vite rendu compte
qu’il fallait intervenir et le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décidé
l’engagement d’une partie des capacités disponibles du bataillon de soutien
logistique.
Il a d’abord fallu procéder au ramassage des morts du choléra. Six
circuits de ramassage ont été organisés, utilisant en tout jusqu’à douze
véhicules qui passaient au moins deux fois par jour dans les rues de Goma et
de sa proche banlieue. Au début, pendant les premières semaines, les soldats
français ont ramassé seuls les cadavres puis de la main d’œuvre locale a été
embauchée et rétribuée pour cette tâche. Les ONG et les particuliers ont
participé à l’enlèvement des corps, ce qui a considérablement accru les
capacités disponibles. En tout, 5 500 cadavres ont été ramassés jusqu’à la
mi-août, et il a fallu les ensevelir. En liaison avec le génie, le BSL a ouvert
une fosse commune à côté de l’aéroport. Au bout de quatre à cinq jours, il a
été nécessaire d’organiser l’accès à la fosse pour éviter les encombrements et
faciliter le travail des engins. Cette zone était comme un immense chantier.
Les soldats du bataillon de soutien logistique réceptionnaient les véhicules
amenant les cadavres, les dirigeaient vers les fosses déjà creusées, faisaient
déverser les corps par les engins du génie, puis traitaient l’ensemble à la
chaux avant remise en place de la terre.
Au bout de dix jours, le site a été saturé car 17 000 cadavres y
avaient été enterrés. Une deuxième fosse a été ouverte à côté de la frontière.
Le nombre des inhumations a été évalué, pour les deux fosses, à un total de
42 000 à 45 000. Les personnels du BSL ont travaillé sur ces sites pendant
plus d’un mois, à raison d’une dizaine d’heures par jour.
Le Colonel Alain Le Goff a également évoqué l’assistance médicale
aux populations en précisant que le service de santé avait été sollicité très tôt
à cet effet. Dès le 30 juin, il avait opéré et soigné une centaine de Tutsis
évacués de la zone humanitaire sûre vers Goma par hélicoptère. L’irruption
des réfugiés dans Goma a amené à prendre en charge de très nombreux
malades et blessés, notamment lorsque le FPR a tiré six obus de 120 mm qui
sont tombés sur un quartier populaire, aux abords de l’aéroport, le 17 juillet.
La bioforce arrivée courant août a contribué, par ses campagnes de
vaccination massive, à juguler avec succès les épidémies de méningite et de
choléra. Son intervention dans les camps au nord et à l’ouest de Goma

nécessitait un renforcement en moyens de transmission, transport, circulation
et infanterie, afin d’assurer la sécurité des médecins dans ces zones qui
étaient devenues dangereuses.
Dans le flot des réfugiés, il y avait des orphelins, âgés de cinq à
douze ans. Dés la première nuit, une dizaine d’enfants étaient venus se mettre
sous la protection des soldats français qui étaient de garde aux abords de la
route. Ces soldats leur ont donné à boire et à manger. Très vite, ils sont
devenus trente, puis cinquante à la fin de la nuit. Après avoir rendu compte
au Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), les militaires
français les ont transportés auprès de personnes ou d’associations qui les ont
pris en charge. Mais pendant une quinzaine de jours, tous les matins, le BSL
a eu ainsi à convoyer de trente à cinquante enfants vers des centres de
regroupement. A chaque fois qu’on amenait des orphelins, les soldats
apportaient des cartons de pain, des boîtes de conserves, des bonbons, des
biscuits qu’ils avaient mis de côté afin de les distribuer aux enfants.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la distribution de l’eau
épurée avait été l’action la plus importante qui avait été menée. En effet, à
partir du moment où les orphelinats et les camps avaient été approvisionnés
en eau saine, le choléra avait reculé. Au début, le BSL était seul à remplir
cette tâche et ses possibilités étaient faibles. Il ne pouvait distribuer qu’une
soixantaine de mètres cubes d’eau par jour aux réfugiés. Les Américains, qui
avaient installé des épurateurs pouvant produire jusqu’à sept cents mètres
cubes par jour, n’avaient pas, en revanche, les capacités de transport requises
et les ONG non plus à cette époque. Le BSL a équipé ses moyens de
transport avec des réservoirs souples du commissariat et porté ainsi ses
capacités de livraison jusqu’à deux cents mètres cubes par jour, créant des
circuits de distribution d’eau dans la ville et les environs. Jusqu’à seize
véhicules par jour ont été engagés dans cette mission qui était la plus
recherchée par les soldats français. En tout, jusqu’à 5 500 mètres cubes ont
été délivrés. Fin juillet, les ONG ont pu de leur côté engager des moyens très
importants dans cette action. De la sorte, le choléra a pratiquement disparu.
S’agissant de la distribution de l’aide gouvernementale d’urgence, le
Colonel Alain Le Goff a indiqué que le BSL avait assuré plus des quatre
cinquièmes du traitement des quelque 510 tonnes de médicaments,
couvertures, denrées alimentaires, tentes, que le France avait fait acheminer
par avions affrétés. Il avait été, à cette fin, renforcé par des personnels de la
sécurité civile. Il a indiqué qu’il était arrivé que plus d’un tiers du régiment
-soit 200 personnes- soit simultanément engagé dans les différentes actions
humanitaires : décharger les avions des ONG ou de l’aide gouvernementale
d’urgence, transporter les cadavres et les enterrer, organiser la circulation,

convoyer la bioforce, distribuer de l’eau, amener les orphelins dans une
structure d’accueil, soigner les blessés et les malades.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que le BSL avait été marqué
par son engagement au profit des réfugiés et que ses hommes s’étaient sentis
impliqués personnellement, au-delà, peut-être, de leur devoir de soldat, mais
il n’était pas possible de rester insensible à tant de détresse ou de rester les
bras croisés alors que des milliers d’hommes mouraient sous vos yeux. Il a
fait part de la difficulté qu’il éprouvait à restituer ce que le BSL avait vécu et
à décrire la situation qu’il avait connue, notamment au mois de juillet.
Le Colonel André Schill a indiqué qu’il avait été adjoint au général
commandant la 9e DIMA qui fournissait une partie des troupes engagées
dans l’opération Turquoise.
Il a souligné que Turquoise avait été, à bien des égards, une
opération singulière et novatrice, notamment pour ce qui relevait à l’époque
de son domaine d’action, dans la mesure, en particulier, où elle avait pris en
compte, dès le stade de la planification, le facteur humanitaire, ce qui avait
donné lieu, entre autres, à la création d’une cellule affaires civiles. Il a précisé
qu’il n’était pas envisagé pour autant que la force Turquoise se substitue aux
acteurs humanitaires spécialisés. Elle ne disposait pas en effet, à l’exception
d’un hôpital de campagne, de moyens humanitaires spécifiques.
Composée de neuf personnes dont quatre officiers, la cellule affaires
civiles conseillait et informait le commandant de la force en évaluant la
situation et les besoins humanitaires, assurait l’interface avec l’état-major des
armées et diffusait vers l’échelon supérieur les renseignements à caractère
humanitaire. Elle assurait la liaison et la coordination avec la cellule
humanitaire interministérielle d’urgence française qui était présente à Goma,
avec les agences de l’ONU, avec les ONG, avec les communautés religieuses
et avec la société civile. Elle assurait le suivi des actions humanitaires
engagées par Turquoise, en liaison avec les autres cellules de l’état-major et
les unités sur le terrain, en particulier le bataillon logistique. Elle participait à
la gestion et à la projection de l’aide humanitaire du gouvernement français,
gérait les demandes d’intervention et d’évacuation et collectait les
informations concernant les atteintes aux droits de l’homme.
Dans le déroulement général des opérations vues sous l’angle
humanitaire, le Colonel André Schill a distingué deux grandes périodes :
avant le 14 juillet et après. Dans la première phase, à partir du 22 juin, la
force Turquoise s’est mise en place à Goma, alors que simultanément
commençaient les opérations au Rwanda. Dès le 23, le conseiller pour les
affaires civiles, arrivé en précurseur avec les premiers éléments, a pris contact

avec les agences de l’ONU et les ONG représentées à Goma. L’arrivée, le
28 juin, de la cellule humanitaire interministérielle d’urgence a permis de
créer une structure civilo-militaire appelé Cellule humanitaire France et qui,
dans un lieu civil, distinct du PC militaire, a organisé journellement une
réunion d’information et de concertation avec les agences et les ONG qui se
renforçaient à Goma. Les renseignements obtenus par les forces de
Turquoise sur la situation humanitaire ont été présentés et commentés au
cours de ces réunions ; en particulier, les concentrations de personnes
déplacées ont été répertoriées. A partir du début juillet, le représentant
permanent à Goma de la cellule d’urgence des Nations Unies pour le Rwanda
(United Nations Rwanda Emergency Office-UNREO), délégation spécialisée
du département des affaires humanitaires de l’organisation, a assisté à ces
réunions.
Le Colonel André Schill a indiqué que, simultanément, avait
commencé la gestion de l’aide gouvernementale française d’urgence, soit
environ trois avions de trente tonnes affrétés par semaine. Les quatre
premiers avions ont été pris en compte par les personnels de la cellule
interministérielle avec l’aide de transitaires locaux, mais par la suite et très
rapidement, les capacités logistiques de la force Turquoise ont permis un
traitement totalement militaire de cette aide. Pendant cette période, l’hôpital
militaire de campagne s’est déployé au sud de la zone humanitaire sûre et a
commencé à fonctionner.
Dans la deuxième phase, à partir du 14 juillet, est arrivée à Goma la
tête d’une colonne de plus d’un million de réfugiés, qui a mis trois jours à
s’écouler autour de la ville. Dès le 21, quatre cents cadavres cholériques
encombraient les rues de Goma. Les éléments de Turquoise ont alors mené
simultanément deux engagements. A Goma, sous la conduite d’un
responsable du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) et
sous l’œil de deux cents journalistes, les militaires français ont participé, avec
deux cents autres organisations et ONG, à la lutte contre le choléra et au
sauvetage des réfugiés rwandais: ramassage, enfouissement des cadavres,
distribution d’eau, terrassement, gestion de l’aéroport, déchargement des
avions. Parallèlement, dans la discrétion, les unités de combat menaient
l’action principale de Turquoise, c’est-à-dire la sécurisation de la zone
humanitaire sûre pour favoriser l’arrivée des organisations humanitaires en
assurant à leur niveau les escortes de convoi du soutien logistique, du
transport et de la coordination.
En zone humanitaire sûre, malgré cette action des forces Turquoise,
l’engagement des organisations humanitaires a été progressif et relativement
lent. Il n’allait devenir massif qu’à la fin du mois d’août, alors que l’opération

se terminait. Il n’a eu lieu que parce que les organisations humanitaires
craignaient alors la répétition d’un exode du même type que celui de Goma
en juillet.
En conclusion, le Colonel André Schill a indiqué que la notoriété
des forces françaises auprès des grandes agences de l’ONU et des ONG était,
à l’issue de l’opération Turquoise, indiscutable et incontestée. Certaines des
ONG qui avaient été très critiques vis-à-vis de l’action des militaires français
reconnaissaient alors volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de
l’aide qu’ils avaient apportée. Cependant, cette notoriété ne devait pas faire
oublier que les efforts déployés pour engager les ONG dans le cadre de
l’espace-temps de la manœuvre Turquoise n’avaient eu qu’un succès relatif.
Le Président Paul Quilès a demandé au Colonel André Schill et au
Colonel Alain Le Goff quelle était leur réaction face aux réserves formulées
par certaines ONG, sur le thème : « Chacun doit exercer son métier, les
militaires auraient dû intervenir pour faire cesser les massacres et arrêter
leurs auteurs, les organisations humanitaires pour secourir les
populations. »
Le Colonel André Schill a répondu que ces réserves lui
paraissaient surprenantes dans la mesure où, si l’on met à part le cas de
Goma, les militaires n’avaient pas mené d’action spécifiquement humanitaire
dans la zone humanitaire sûre. Il a en outre souligné que les militaires étaient,
comme les organisations humanitaires, au service du responsable du HCR
pour participer à la gestion de la situation créée à Goma. En zone
humanitaire sûre, les militaires ont très rapidement organisé la sécurité et
assuré les escortes de convois. Ils ont distribué au total 500 tonnes d’aide
gouvernementale d’urgence. Avec 500 tonnes pour deux millions de
personnes, on ne peut pas dire qu’ils faisaient concurrence aux ONG.
L’hôpital de campagne fonctionnait. Dans cette période, en zone humanitaire
sûre, parmi les quelques ONG ou organismes de l’ONU qui agissaient, le
CICR distribuait 1 100 tonnes par semaines, le Programme alimentaire
mondial, 600 tonnes, Caritas, 200 tonnes. C’est-à-dire qu’ils soutenaient
400 000 personnes à raison d’une ration journalière de 500 grammes.
Le Président Paul Quilès a demandé comment le BSL était
organisé pour éviter les accrochages ou les heurts entre les forces
d’intervention qui avaient des conditions de vie convenables et les
populations qui vivaient dans une détresse extrême. Il a souhaité savoir
comment survivaient ces populations et quel était leur mode d’organisation.
Le Colonel André Schill a souligné que le Rwanda était un pays
très organisé et que, vu du Zaïre, il apparaissait comme une sorte de Suisse

de l’Afrique où l’administration fonctionnait bien. A leur arrivée, le premier
travail des militaires en zone humanitaire sûre avait été d’assurer la sécurité
et de créer les conditions d’un fonctionnement minimum des administrations
et des organismes de support de la population. Les troupes avaient essayé de
susciter un début de reprise de l’administration locale, afin qu’il y ait un
minimum d’organisation dans les bourgs et les campagnes. La cohabitation
avec les populations les plus démunies, celles des camps de déplacés ou
même des lieux où s’étaient regroupés les rescapés des massacres, se passait
bien, parce que les campements des militaires étaient relativement modestes.
Il n’y avait donc pas de différence outrancière dans les conditions de vie, en
particulier, dans la zone de Kibuye. A côté de tous les PC des unités, il y
avait des regroupements de Tutsis, qui avaient été placés là, d’une part, pour
que leur protection en soit facilitée et, d’autre part, parce qu’à Goma, les
militaires partageaient volontiers avec eux une partie de leur ration.
M. Pierre Brana a demandé au Colonel André Schill s’il avait
observé ou si on lui avait rapporté des scènes d’affrontement entre réfugiés
dans les camps et si des armes y avaient été saisies ou vues.
Le Colonel André Schill a distingué, selon la terminologie des
Nations Unies, le terme de réfugiés, qui s’appliquait aux populations passées
au Zaïre, et celui de déplacés. En zone humanitaire sûre, des déplacés se
trouvaient dans des conditions très proches de celles des réfugiés, même s’ils
n’étaient pas considérés comme tels juridiquement.
Dans les camps de réfugiés autour de Goma, il n’y a pas eu
d’affrontements importants durant la période de l’opération Turquoise. Il n’y
avait pas d’armes dans cette région, dans la mesure où l’armée zaïroise les
avait fait déposer au passage de la frontière. Les FAR débandées, mêlées à la
population et au flot des réfugiés, s’étaient fait confisquer leurs armes au
passage, ce qui avait d’ailleurs posé un problème de sécurité à Goma. Le
BSL a participé au ramassage de ces armes, puis à la destruction d’explosifs
qui se trouvaient au bord des routes et qui pouvaient présenter un danger.
Les personnes regroupées dans les camps n’avaient pas d’armes, mais dans
un pays où 500 000 personnes avaient été massacrées à la machette, la
question de la détention des armes était un peu accessoire. Il est certain
toutefois que les populations avaient gardé une organisation paroissiale et
villageoise, et que les ex-FAR restées en uniforme pouvaient éventuellement,
ainsi que l’armée zaïroise, exercer sur elles à un certain nombre de pressions
pour s’approprier une partie de l’aide qui était distribuée.
Dans la zone humanitaire sûre, les personnes portant une arme
étaient désarmées par les groupements. Dans le camp de Nyarushishi, gardé
par le CICR, il y a eu des tentatives d’affrontements, parce que c’était un

camp homogène tutsi, dans un environnement hutu, et que les habitants des
environs se plaignaient de ce que les déplacés étaient mieux traités qu’eux.
M. Jacques Desallangre a souhaité avoir des précisions sur la
collecte d’informations relatives aux atteintes aux droits de l’homme.
Le Colonel André Schill a indiqué qu’avant le vote de la
résolution†935 du Conseil de sécurité de l’ONU, créant une commission
d’enquête sur les violations des droits de l’homme, la cellule affaires civiles
avait pour mission de collecter, dans les renseignements qui remontaient des
unités, ceux qui pouvaient apparaître utiles pour déterminer les auteurs
d’éventuels massacres et la nature de leurs crimes. En application des
directives reçues, la cellule affaires civilo-militaires du poste de
commandement interarmées de théâtre a transmis ces informations, par
l’intermédiaire de la cellule diplomatique de Goma, aux représentants de
l’ONU venus enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme.
Le Président Paul Quilès a demandé quels avaient été les contacts
avec les autorités locales dont le BSL avait eu besoin de solliciter le concours
pour ses différentes opérations. Rappelant que des avions lourds de transport
à longue distance avaient été loués aux Russes et aux Ukrainiens, et que des
avions d’Air France avaient été utilisés, il a demandé combien d’appareils
avaient été effectivement affrétés et si une demande de soutien en ce domaine
avait été formulée auprès des Américains, des Belges et des Anglais.
Le Colonel Alain Le Goff a répondu que le contact avec les
autorités locales passait par l’intermédiaire du poste de commandement
interarmées de théâtre. La cellule affaires civiles de ce poste de
commandement assurait l’interface avec, d’une part, les organisations
humanitaires, et, d’autre part, les autorités zaïroises. Lorsque le bataillon a
été sollicité, un certain nombre de démarches avaient déjà été effectuées en
amont, notamment auprès des autorités administratives et militaires de l’Etat
et de la ville de Goma. Aux alentours des 14, 15 et 16 juillet, lors de l’arrivée
de tous les réfugiés, le BSL s’est aperçu que les moyens que l’Etat et la ville
pouvaient mettre en œuvre étaient totalement insuffisants.
L’organisation des transports stratégiques a été le fait de l’étatmajor des armées, où un bureau est chargé de cette question. Pour la mise en
place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations
d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy,
Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les
ressources. Ces avions pouvaient atterrir à Goma, puisque la piste, longue de
3 300 mètres, le permettait.

Les détachements qui sont venus de France et qui représentaient une
partie seulement de la force -1 500 personnes sur 2 700, le reste étant
principalement représenté par des unités de combat des forces
prépositionnées en Afrique- ont été mis en place par Antonov,
essentiellement ukrainiens. Les autres types d’appareils ont permis la mise en
place des personnels et de l’aide gouvernementale d’urgence. Le
désengagement de la force, à partir du mois de septembre, a aussi été réalisé
avec des Antonov. Au moment de ce désengagement, les Etats-Unis ont été
sollicités pour mettre à la disposition de la force des C5EA Galaxy. Le BSL
est revenu, en ce qui concerne le personnel, avec des avions appartenant à
Air France ou à l’armée de l’air. Le matériel et les ressources ont été
rapatriés avec des Antonov sur Djibouti. Le commandement avait à cœur de
diminuer les boucles, car l’affrètement de ces appareils est onéreux.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant que la durée de l’opération
Turquoise avait été limitée à deux mois et qu’il était prévu que les Nations
Unies prennent le relais, a demandé dans quelles conditions ce relais avait été
pris, s’il y avait eu des difficultés et quels contacts le BSL avait pris avec les
forces qui lui avaient succédé.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que les Nations Unies avaient
pris le relais en zone humanitaire sûre. Il a précisé que les forces françaises y
avaient été remplacées par le bataillon interafricain qui avait débuté sa
mission le 22 août. Le BSL a facilité sa montée en puissance pendant la
première quinzaine du mois d’août. Le général qui commandait la MINUAR
s’est rendu, pour sa part, au moins deux ou trois fois au poste de
commandement interarmées de théâtre de Turquoise. Le PC du BSL a même
accueilli une réunion entre le général commandant la force Turquoise et le
Général Romeo Dallaire. Outre les contacts pris
au niveau du
commandement, des relations ont été établies pour faciliter le transfert du
soutien du bataillon interafricain de la force Turquoise à la MINUAR. Des
réunions de travail ont eu lieu à cet effet soit à Goma, soit à Kibuye avec des
officiers de l’état-major de la MINUAR, responsables en particulier de tous
les domaines du soutien.
En accord avec eux et le colonel commandant le bataillon
sénégalais, le transfert a été effectué le 14 septembre. C’est une des raisons
pour lesquelles le bataillon de soutien logistique est resté plus longtemps que
la force Turquoise et que sa mission s’est terminée le 30septembre. Sa
mission était de soutenir le bataillon interafricain tant que la MINUAR
n’avait pas les moyens de le prendre en compte. La date du 4septembre était
initialement prévue, mais c’est finalement le 14septembre que s’est effectué
le transfert. Le désengagement a eu lieu après que ce transfert eut été réalisé.

Audition de M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars
1991), Député européen, Mme Edith CRESSON, Premier Ministre
(1991-1992), Commissaire européen, M. Roland DUMAS, Ministre des
Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil
constitutionnel, et Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération
et du Développement (mai 1991-avril 1992)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Edith Cresson et M.
Michel Rocard, anciens Premiers Ministres, ainsi que M.Roland Dumas,
ancien Ministre des Affaires étrangères de 1988 à 1993, et MmeEdwige
Avice, Ministre de la Coopération de mai 1991 à avril 1992. Il a souligné que
leurs témoignages permettraient à la mission de mieux comprendre quelle
avait été l’appréciation, par les autorités politiques françaises, de la situation
au Rwanda, à la veille de la crise ouverte par l’offensive du FPR, le
1er†octobre 1990, ainsi que les mécanismes de décision ayant présidé au
déclenchement de l’opération Noroît, et au renforcement de la coopération
militaire avec le Rwanda.
Mme Edith Cresson s’est tout d’abord félicitée de l’initiative prise
par l’Assemblée nationale de procéder à une analyse de la crise rwandaise.
Elle a souligné que, sous la Vème République, sauf, sans doute, pendant les
périodes de cohabitation, la gestion des questions africaines relevait de
relations directes entre la présidence de la République et les ministères des
Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense. Le chef du
Gouvernement ne jouait généralement pas un rôle de premier plan en ce
domaine, sauf si une situation présentait des éléments annonciateurs d’une
crise grave nécessitant la mobilisation de l’ensemble des moyens publics.
Elle a relevé que tel n’avait pas été spécifiquement le cas pour le
Rwanda pendant son gouvernement. Au cours du sommet franco-africain de
La Baule, en 1990, le Président de la République, François Mitterrand, avait
ouvert la voie, de façon pragmatique, à un mouvement politique d’évolution
vers la démocratie des pays africains francophones, dont le Rwanda. Par
ailleurs, la volonté d’autres puissances, et notamment des Etats-Unis, de
peser sur le destin de cette zone du monde est indéniable, même si l’influence
américaine s’est surtout affirmée dans une période postérieure à 1992.
La politique française vis-à-vis du Rwanda de mai 1991 à avril 1992
a comporté deux axes. Il s’agissait, d’une part, d’aider le Gouvernement

rwandais et son armée à faire face à des incursions de déstabilisation venues
ou soutenues de l’étranger, en particulier de l’Ouganda, où se trouvaient
basées les troupes du Front patriotique rwandais et où demeuraient des
centaines de milliers de réfugiés tutsis désireux de rentrer au Rwanda.
D’autre part, les massacres à caractère ethnique qui avaient ensanglanté dans
le passé les relations entre Hutus et Tutsis au Rwanda, et plus généralement
dans la région des Grands Lacs, amenaient la France à prôner avec vigueur
auprès des pouvoirs en place l’ouverture démocratique et le dialogue avec les
opposants. Bien entendu, cette action d’urgence ne devait pas masquer la
réalité d’une coopération civile active, orientée principalement vers
l’agriculture, l’éducation et la santé.
Mme Edith Cresson a souligné que la période de son gouvernement
avait été davantage marquée par l’intensité de l’action en faveur du dialogue
démocratique que par le soutien aux opérations militaires. Face à des
attaques relativement limitées à cette époque, l’appui militaire en place a été
prolongé. Le niveau des exportations de matériels militaires autorisées par le
Gouvernement était réduit. Bien entendu, les missions assignées aux
militaires français consistaient à assurer un appui technique aux forces
rwandaises ainsi qu’une protection des ressortissants français, à l’exclusion
d’interventions directes dans les opérations. Sur le plan politique, les voies
du dialogue et de l’ouverture politique en direction de l’opposition politique
ainsi que celles de la diversification ethnique ont été exploitées.
Mme Edith Cresson a alors cité deux exemples de cette attitude. Les
pressions directes exercées sur le Président Habyriamana, aussi bien par les
envoyés du Gouvernement français à Kigali que par le Président de la
République, en marge du Sommet de la francophonie qui s’est tenu à
l’automne 1991, au palais de Chaillot, ont permis de faire évoluer la
situation. Ainsi la Constitution rwandaise a été modifiée dans un sens
démocratique en juin 1991. Le dialogue a été également poursuivi avec les
opposants du FPR, dont un des dirigeants a été reçu au quai d’Orsay. Cette
visite a été suivie d’une rencontre à Paris entre représentants du pouvoir et
représentants du Front patriotique rwandais. MmeEdith Cresson a estimé
qu’avec le recul, il était délicat de porter un jugement objectif sur cette
période et sur les efforts entrepris par la France pour contenir les tensions au
sein de la société rwandaise. Ces efforts, qui visaient à instaurer plus de
démocratie et de dialogue, étaient nécessaires, justifiés et méritoires.
Peut-être pourrait-on rétrospectivement leur reprocher d’avoir été trop
classiquement politiques, c’est-à-dire de s’inscrire dans le droit fil de ce
qu’avait toujours été la politique de la France à l’égard des pays d’Afrique
francophone, dans un climat et une période où le poids des réfugiés, leur

aspiration à rentrer au Rwanda et le refus obstiné du pouvoir à faire droit à
cette aspiration portaient en germe les ingrédients d’une tragédie.
Mme Edith Cresson a souligné que la volonté d’agir n’avait pas
manqué mais qu’elle n’avait peut-être pas été éclairée par une compréhension
suffisante de la réalité des forces à l’œuvre, dans une région dont l’équilibre
aurait nécessité une complète implication de la communauté internationale.
Mme Edwige Avice a tout d’abord rappelé qu’elle avait exercé les
fonctions de Ministre de la Coopération et du développement pendant une
courte période, de mai 1991 à avril 1992 mais qu’auparavant, depuis 1988,
elle avait exercé diverses responsabilités, en tant que Ministre délégué aux
Affaires étrangères, dont celle des Français de l’étranger et des droits de
l’homme. Ces responsabilités l’ont amenée à intervenir sur des questions
concernant les pays africains, à la demande du Ministre d’Etat Roland
Dumas, comme, par exemple, la situation des réfugiés. Avant même d’être
Ministre de la Coopération, elle avait donc eu à connaître des conflits
ethniques et de violence dans la région des Grands Lacs.
Elle a indiqué à ce propos qu’après des massacres perpétrés au
Burundi, elle avait, à la demande de Roland Dumas, convoqué l’ambassadeur
de ce pays et reçu une délégation avec laquelle elle avait évoqué en termes
particulièrement énergiques la situation des blessés. De même, au cours
d’une mission au Kenya, elle avait à nouveau reçu, à l’ambassade de France,
une délégation du Burundi, pour réaffirmer l’attitude de fermeté de la France
à l’égard des violences et en appeler au respect des droits de l’homme.
Soulignant qu’elle avait tenu à mentionner ces faits pour montrer le
contexte dans lequel elle agissait, elle a indiqué qu’elle avait parfaitement
conscience du risque de contagion de la violence aux pays voisins,
notamment le Rwanda, dans la mesure où la présence de 600000 réfugiés
dans ces pays, comme l’impossibilité de leur retour, créaient un abcès de
fixation permanent. En octobre 1990, après l’attaque lancée contre le
Rwanda par un mouvement armé venu de l’Ouganda, la France a monté
l’opération Noroît, à laquelle participait un bataillon belge, et commencé
l’évacuation de ses ressortissants. Une très grande activité diplomatique s’est
alors déployée dans toute la région pour chercher à mettre un terme au
conflit. M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, s’est rendu sur
place pour appuyer la démarche française, parfaitement claire, qui avait a été
définie par le Président de la République dans sa lettre du 30janvier 1991 au
Président Habyarimana : la France appelait à un règlement négocié et à une
concertation générale, seule solution au conflit.

Mme Edwige Avice a fait observer qu’au moment où elle avait pris
ses fonctions, les termes de la politique française étaient définis sans
ambiguïté : une présence militaire avec Noroît, dans le double but de
dissuader le FPR de poursuivre sa recherche d’une solution militaire et de
protéger nos ressortissants d’une part ; une action diplomatique pour amener
le Président Habyarimana à négocier une solution de partage du pouvoir avec
le FPR, ce qu’il n’envisageait pas volontiers, et avec l’opposition intérieure,
ce qu’il envisageait encore moins. Le Rwanda s’était déjà engagé, avec
l’appui de pays de la région qui jouaient les médiateurs, dans des
négociations qui avaient abouti à un accord de cessez-le-feu et à une
nouvelle Constitution, en juin 1991. Cette démarche s’est poursuivie. En
août 1991, une rencontre des ministres ougandais et rwandais des Affaires
étrangères a eu lieu à Paris pour améliorer les relations entre les deux pays.
Dès juillet, le Président Habyarimana avait d’ailleurs accepté une loi sur la
formation des partis politiques. Le 21 septembre 1991 se tenait, à Paris, une
rencontre entre le major Kagame et M. Paul Dijoud, directeur des Affaires
africaines et malgaches. De nouvelles discussions entre des représentants des
autorités de Kigali et le FPR se déroulaient en octobre 1991 et janvier 1992.
En décembre 1991 et en mars 1992, une mission française composée d’un
diplomate et d’un militaire a été chargée de l’observation des violations de la
frontière avant le déploiement d’observateurs des Nations unies.
Elle a remarqué qu’en avril 1992, juste avant son départ du
ministère de la Coopération, avait été constitué un gouvernement de coalition
dirigé par le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, du MDR, qui était le
chef de l’opposition. Cette démarche conduisait logiquement aux accords de
paix d’Arusha en août 1993. L’action diplomatique avait alors abouti à un
protocole signé par tous les partis politiques du Rwanda.
Mme Edwige Avice a également mentionné qu’au moment où elle
quittait le ministère de la Coopération, il était prévu une mission du Général
Varret, chef de la mission militaire de coopération, destinée à élaborer, au
Rwanda, un plan de démobilisation sur le modèle de celui qui avait été mis au
point au Tchad. La situation restait tendue, car les combats se poursuivaient
dans le Nord, en zone frontalière et en mars, dans le sud-est du Rwanda, il y
avait eu trois cents morts dans le Bugesera. M. Marcel Debarge, Ministre de
la Coopération, effectua une mission à Kigali en mai pour rappeler avec
fermeté le message de la France. Il se rendit aussi en Ouganda où il rencontra
le Président Museveni.
En conclusion, Mme Edwige Avice a estimé que, s’il fallait juger
cette période avec le recul, il apparaîtrait que ce n’était pas le Rwanda,
engagé dans les négociations, qui semblait connaître, à ce moment-là, la

situation la plus urgente. A cette époque, se déroulait une crise par semaine,
conflit tchadien, difficultés du Congo ou du Niger, problèmes du Togo et de
Madagascar, arrêt de la coopération avec le Zaïre. Cette époque très tendue
nécessitait de plaider auprès des instances internationales la cause des pays
africains car les Américains faisaient pression, par l’intermédiaire notamment
de la Banque mondiale, pour la dévaluation du franc CFA, et certains pays,
dont la Côte d’Ivoire, étaient menacés d’une forte diminution de l’aide
internationale.
Mme Edwige Avice a rappelé qu’elle s’était rendue à plusieurs
reprises aux Etats-Unis et au Japon pour expliquer aux bailleurs de fonds que
la démocratie avait besoin du développement et que la France était
déterminée à rendre plus rigoureux le contrôle de l’utilisation de l’aide.
A cette époque, avec l’accord du Premier Ministre et du Président
de la République, un groupe de travail a été constitué pour définir de
nouveaux modes de relations avec l’Afrique. M. Marcel Debarge a également
encouragé cette réflexion. M. Pierre Bérégovoy, alors Ministre de
l’Economie et des Finances, veillait tout particulièrement à ce que l’aide
française soit soumise à des conditions plus rigoureuses et davantage tournée
vers des projets. M. Pierre Joxe comme M. Roland Dumas poussaient aussi à
la réduction des dépenses militaires en Afrique. La réunion de Bangkok du
Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, début 1992, a
beaucoup insisté sur cette question. Ce point de vue sur le niveau des
dépenses militaires des pays africains était relayé par le Général Varret,
responsable de la Coopération militaire, qui avait notamment bâti le plan de
démobilisation du Tchad.
Mme Edwige Avice a fait observer qu’elle avait contribué à
resserrer les liens entre les ministères de la Coopération, des Affaires
étrangères et de la Défense, pour adopter une attitude commune sur ces
sujets. La France avait la volonté de ne pas être impliquée directement dans
les conflits africains, tout en respectant les accords qu’elle avait conclus et en
protégeant ses ressortissants. Les termes de l’accord du 18 juillet 1975 avec
le Rwanda prévoyaient que les militaires français ne pouvaient en aucun cas
être associés à la préparation et l’exécution des opérations de guerre, de
maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité. En application de
cet accord, l’aide militaire était indirecte et visait à protéger les ressortissants
étrangers, tout autre objectif étant formellement exclu.
M. Michel Rocard s’est montré heureux que la mission ait pris en
charge la tâche de première importance qu’elle s’était fixée.

Il a souligné que son approche de la question rwandaise était
double. Il avait en effet été Premier Ministre pendant la période où tout avait
commencé, mais, en tant que président de la Commission du Développement
et de la Coopération du Parlement européen, il avait également été amené à
visiter le Rwanda et à tenter d’y bâtir une politique européenne avec un
regard rétrospectif. Il a alors proposé de donner lecture d’une déposition
qu’il avait rédigée.
Le Président Paul Quilès lui a suggéré de limiter, dans un premier
temps, son exposé à la période de trois ans où il avait été Premier Ministre,
et de réserver l’autre partie, qui ne relève pas du témoignage mais de
l’analyse politique, à un échange ultérieur. La mission souhaitait en effet
avant tout comprendre les événements à partir des récits et des témoignages
des acteurs.
M. Michel Rocard a rappelé qu’il avait été Premier Ministre de la
France du 10 mai 1988 au 15 mai 1991 et qu’il avait eu à s’occuper de
l’Afrique pour des raisons budgétaires et financières, ayant été un des
premiers à avoir songé qu’il était impossible d’asphyxier ces pays qui
exportaient et à avoir soutenu l’idée, contre l’avis de nombreuses autorités
françaises, qu’il fallait en arriver à l’ajustement de la parité du franc CFA.
Les trois quarts de ces pays, qui étaient bien gérés et avaient quelque chose à
exporter, devaient bien s’en sortir. M. Michel Rocard a alors souligné qu’il
était tacitement admis que l’action diplomatique et militaire de la France en
Afrique échappait au Premier Ministre, et que cette restriction de ses
compétences faisait partie de règles dont le Président François Mitterrand
n’était pas l’initiateur puisqu’elles lui étaient antérieures.
Il a indiqué que le Ministre de la Coopération de son gouvernement,
M. Jacques Pelletier, n’aurait pu lui rendre compte de son action sans mettre
en cause la confiance du Président de la République et a affirmé qu’il n’avait
jamais entendu parler du Rwanda pendant la période où il était Premier
Ministre et qu’il avait appris le lancement de l’opération Noroît par la presse.
Soulignant qu’il n’était ni juge, ni historien, ni journaliste, il a relevé
que sa tâche, en visitant le Rwanda, sept ans après, n’était pas d’écrire
l’histoire ni de porter jugement sur elle, mais de faire la politique européenne
d’aujourd’hui, c’est-à-dire de porter des jugements de valeur sur les
perceptions des faits, ce qui est un autre problème que celui de l’examen de
moralité des décisions de la République française, à l’époque.
Il a arrêté là son témoignage restant à la disposition de la mission
pour tout complément.

Il a communiqué le rapport de mission qu’il avait établi pour la
Commission du Développement du Parlement européen, au retour de son
voyage au Rwanda, au milieu du mois de septembre 1997 ainsi que la
photocopie d’une pièce, les fameux «dix commandements du Hutu», publiés
en décembre 1990 ainsi que le texte d’un projet de déclaration plus complet
mais que le temps imparti ne lui permet pas de lire en entier.
Le Président Paul Quilès a indiqué que lors d’un conseil des
ministres, M. Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères, avait rendu
compte des événements du Rwanda et, notamment de l’opération Noroît.
M. Michel Rocard a déclaré que M. Roland Dumas ne pouvait pas
avoir le souvenir d’une intervention de sa part sur ce sujet.
M. Roland Dumas s’est tout d’abord réjoui de l’occasion qui lui
était donnée d’apporter quelques précisions et d’aider au travail de la
mission. Il a présenté en quelques mots la situation de l’ensemble de
l’Afrique en 1990 et les interventions que le ministère avait été amené à
entreprendre au Rwanda sous sa direction, étant entendu que cette action
avait été menée en parfaite coordination avec les Premiers Ministres
successifs et les Ministres de la Coopération.
Formulant une observation de caractère général, il a d’abord indiqué
que dans les années quatre-vingt dix, les acteurs se trouvaient, tant du côté
africain que du côté français, dans une situation assez paradoxale. Les
événements rwandais d’octobre 1990 qui auront des prolongements jusqu’en
1994 se situaient immédiatement après la rencontre de La Baule de juin
1990. La notion « d’Afrique du champ » pourrait laisser penser que les pays
qui en font partie se trouvent en harmonie. Or, il n’en était rien, en particulier
dans la période évoquée car tout, en effet, y était contradictoire. Du côté
africain, dans cette période de transition due à l’intervention du congrès de
La Baule, la variété s’imposait plutôt que l’harmonie. Des pays, comme le
Sénégal ou l’île Maurice, connaissaient déjà des régimes démocratiques.
D’autres, au contraire, se trouvaient dans une situation de dictature plutôt
que de régime démocratique.
Les relations entre les pays du champ et la France n’étaient pas
uniformes non plus au regard des accords de coopération et surtout de
coopération militaire. Avec certains, la France avait conclu des accords de
coopération militaire d’assistance et de défense, avec d’autres, à l’extrême,
aucun accord n’engageait notre pays.
C’était le cas du Tchad car lorsque la France avait décidé d’y
intervenir pour résister à l’invasion extérieure, aucun accord de défense

n’avait été conclu avec ce pays. C’était donc au nom des grands principes
généraux de la politique française que la décision d’intervenir avait été prise.
M. Roland Dumas a souligné que l’important appel au changement
lancé à La Baule pouvait se résumer en deux formules: « Le vent de liberté
qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du
Sud » et - deuxième phrase qui résumait la pensée du Président de la
République de l’époque -: « Il n’y a pas de développement sans démocratie
et il n’y a pas de démocratie sans développement ».
M. Roland Dumas a estimé qu’au début des années 1990, le
dispositif institutionnel régissant la politique africaine de la France n’avait pas
changé depuis le Général de Gaulle. L’Afrique restait un terrain réservé, mais
on constatait à l’intérieur de l’Etat une dispersion des compétences et des
centres de décision qui, si elle avait ses avantages, représentait un certain
handicap dans les moments de crise, même si elle s’accompagnait fort
heureusement d’une solide coordination. Cette coordination était assurée au
niveau de la présidence de la République, c’est-à-dire au plus haut niveau de
l’Etat, qui bénéficiait de l’assistance de la cellule africaine et de l’état
-major
particulier. Cette organisation qui datait du début de la Veme République allait
devenir un handicap avec le temps.
L’influence américaine commençait par ailleurs à se faire jour en
Afrique. Une réflexion était également en cours, sur la notion de droit
d’ingérence, sur ce qu’il voulait dire, si c’était un droit naturel ou un droit
créé par l’ensemble des nations, et comment il devait s’exercer. Mais
personne n’était sûr ni de la conception qu’il fallait en avoir ni de l’usage
qu’il fallait en faire.
M. Roland Dumas a indiqué que, lorsque l’offensive du FPR a été
lancée le 1er octobre 1990, le Président de la République a commencé très
tôt, en liaison avec le Gouvernement, à réunir des conseils restreints. Avec
l’aide du ministère de la Coopération, le ministère des Affaires étrangères a
étudié les événements qui semblaient présenter des similitudes avec l’affaire
du Tchad et de la Libye. On assistait, en principe, au retour de citoyens d’un
pays chez eux, mais avec une aide extérieure. Il était en effet apparu très tôt
que les actes commis le 1er†octobre 1990 étaient en réalité soutenus
fortement par un pays voisin. La situation rappelait la politique du Colonel
Khadafi entre 1985 et 1990, qui consistait à prendre l’apparence du soutien
de revendications émanant des nationaux d’un pays voisin. Le colonel
Khadafi prétendait qu’il était pour les Tchadiens, derrière Goukouni
Oueddeï, contre le Gouvernement de Hissène Habré. La France a très vite
découvert à la suite de ses propres investigations et grâce à l’aide de ses

alliés que derrière les Tchadiens du nord qui voulaient rentrer chez eux se
cachait en réalité l’armée libyenne.
M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait de même acquis très vite la
certitude que les «rebelles» du FPR étaient fortement soutenus par les cadres
et l’armée de l’Ouganda. Certes, des éléments tutsis d’origine rwandaise
faisaient la guerre, mais ils étaient encadrés par l’Ouganda. L’Ouganda leur
fournissait des armements et des bases arrières où ils pouvaient se replier.
Cette situation posait à la France un problème, non seulement sur le terrain
juridique, en raison des accords qui dataient de 1975 et qui ont été rajeunis
par la suite, mais également sur le terrain politique: la présence de la France
en Afrique l’obligeait à se préoccuper d’une situation où un pays ami est
confronté à une agression extérieure.
M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait alors proposé aux membres
du Gouvernement, au Premier Ministre, au Président de la République,
d’intervenir. Puis il a présenté les deux initiatives prises dès que le danger qui
menaçait le Rwanda avait été mesuré. La ligne définie par le Président de la
République et par les premiers conseils restreints était claire et simple. Il
s’agissait d’abord de protéger les ressortissants français et étrangers. De là,
l’opération qui a consisté à assurer le contrôle de l’aéroport, car dans un
pays enclavé comme le Rwanda, il était difficile d’envisager une évacuation
par la terre. Il s’agissait ensuite d’envoyer, dans le cadre des engagements
qui nous liaient au Rwanda, des renforts pour arrêter l’offensive qui venait
du Nord.
M. Roland Dumas a appelé l’attention sur le fait qu’il a été très
précisément dit au cours de ce conseil restreint et au cours du conseil des
ministres, que la position de la France était de fournir au Rwanda les moyens
de se défendre contre une agression étrangère, mais qu’en aucun cas, les
forces françaises ne devaient intervenir dans ce combat. Il s’agissait, en effet,
évidemment, d’une résistance à une agression étrangère, mais aussi d’un
problème intérieur auquel la France n’avait pas à se mêler. Non seulement la
France ne s’est pas livrée à une intervention militaire directe mais elle a
recherché un rapprochement systématique en s’adressant aux deux parties et
à ceux qui apparaissaient à l’horizon comme leur soutien. Cette action
s’inspirait du discours prononcé quelques mois auparavant à La Baule, et
visait à encourager le Rwanda à s’engager sur une voie démocratique, ce qui
pouvait prendre plusieurs formes : premièrement, la mise en place d’un
gouvernement de coalition, d’où la pression exercée sur le Président
rwandais Habyarimana pour qu’il cède un peu de terrain, change de mentalité
et accepte de constituer ce gouvernement ; deuxièmement, des élections et le
retour de ceux qui aspiraient à rentrer.

M. Roland Dumas a regretté que n’apparaisse peut-être pas très
bien dans les dépositions faites devant la mission, du moins dans ce qui en a
été rapporté par la presse, que, pour le chef de l’Etat, la France devait faire
ce premier effort en faveur de la sécurité du Rwanda mais que, le plus tôt
possible, un arrangement intérieur devrait intervenir et que, si une
intervention de maintien de la paix apparaissait nécessaire, elle devrait
incomber aux Nations Unies.
Cette position explique la nécessité d’une action diplomatique
progressive, exposée à des progrès et à des reculs mais qui aboutira, après un
cessez-le-feu, et deux autres arrangements, à la signature du traité d’Arusha,
en août 1993.
Il a souligné que ce n’était pas un des moindres enseignements de
cette affaire que de constater que, malgré le changement de majorité et de
Gouvernement, la même politique a été poursuivie. Il a également insisté sur
le fait qu’en dépit du nombre des centres de décision et d’action, il était
important qu’il y ait une coordination au niveau du chef de l’Etat, ce qui a
permis de maintenir la ligne politique, telle qu’elle avait été définie dès 1990.
M. Roland Dumas a alors évoqué deux missions qui lui avaient été
confiées, indépendamment de celles qui consistaient à assurer, au niveau du
quai d’Orsay, la coordination des actions diplomatiques. La première était
d’agir sur le soutien apporté aux rebelles qui avaient envahi le Rwanda par le
Nord. M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait été amené à se rendre à
Londres, à deux ou trois reprises, pour y rencontrer son homologue, M.
Douglas Hurd, et obtenir de lui, d’une part, l’assurance que le Royaume-Uni
ne s’engageait pas dans ce mouvement en direction du sud, en soutien des
troupes qui avaient franchi la frontière, et d’autre part, qu’il userait, au
contraire, de son influence pour appuyer le plan français de négociation et de
constitution d’un gouvernement de coalition dans la perspective d’élections.
M. Roland Dumas a rappelé que l’assurance lui avait été donnée par
le Gouvernement britannique que non seulement il soutenait l’action du
Gouvernement français mais qu’il n’était pour rien dans l’offensive du FPR.
Il a relevé qu’avec le recul, il pensait peut-être ne pas avoir saisi alors toutes
les nuances qu’il y avait dans ce propos et ne pas avoir suffisamment
remarqué que les Britanniques s’étaient abstenus de lui parler des
Américains. Il a affirmé que, contrairement à ce que l’on imagine, les
Etats-Unis nourrissaient depuis longtemps une visée, non pas de
déstabilisation de la région mais de prise en compte de ses évolutions dans
leurs intérêts en terme de stratégie mondiale, en raison notamment de la
proximité du Soudan, qu’ils considéraient comme une source de terrorisme.
Cet intérêt géostratégique faisait que les Américains poursuivaient, depuis

pas mal de temps, une même idée, ce que l’on pouvait constater à la lecture
des télégrammes et au grand nombre de déplacements du Sous-Secrétaire
d’Etat pour les Affaires africaines M.Hermann Cohen dans les pays
d’Afrique.
M. Roland Dumas a rapporté qu’ayant fait savoir un jour à M.
Cohen qu’il serait heureux de le recevoir, comme Ministre des Affaires
étrangères, puisqu’il s’intéressait beaucoup à l’Afrique francophone, il lui fut
répondu de manière à peine polie, qu’après tout, les Américains n’avaient pas
à demander la permission de la France pour «se promener » en Afrique.
M. Roland Dumas a indiqué que la seconde mission qui lui avait été
confiée était d’intervenir auprès des Nations unies pour préparer au plus tôt
le remplacement des forces françaises par une force de l’ONU et qu’à cette
occasion, il avait constaté que certains membres du Conseil de sécurité
n’approuvaient pas cette perspective avec ardeur.
Souhaitant établir un bilan, il lui est d’abord apparu nécessaire que
la France redéfinisse à la lumière des incidents de 1990, une politique
d’ensemble pour l’Afrique et que s’instaure, un débat sur le plan
international, sur la notion d’intervention, pour ne pas parler d’ingérence qui
a une connotation péjorative. En second lieu, il a regretté que la France n’ait
pas maintenu plus longtemps la présence de troupes dans l’attente de
l’arrivée des forces de l’ONU. Ce maintien n’aurait toutefois pas changé
grand chose à la situation car la détermination avait été prise, et elle venait de
loin, de reconquérir le Rwanda par la force.
L’action menée jusqu’en août 1993 a réussi sur le plan diplomatique
mais non sur le plan militaire. Les Tutsis étaient non seulement de bons
guerriers mais aussi de bons stratèges. Lorsque la percée du nord a été
arrêtée, ils se sont comportés comme d’autres au moment de la guerre des
Ardennes et sont passés par l’est. L’offensive de 1993 qui menaçait à la fois
les arrangements politiques déjà conclus et l’indépendance du Rwanda, a
nécessité des dispositions pour éviter que la capitale ne soit prise par les
troupes rebelles.
Le Président Paul Quilès, rappelant que Roland Dumas avait
indiqué que la présence de la France au Rwanda reposait sur l’engagement de
garantir la stabilité et la sécurité du pays, avec pour contrepartie la
démocratisation du système politique et le respect des droits de l’homme, et
soulignant qu’il était toujours facile de réécrire l’histoire, a demandé à M.
Michel Rocard s’il pensait, avec le recul du temps, que le Président
Habyarimana faisait ce qu’il devait ou s’il avait, comme l’hypothèse en avait
souvent été évoquée au cours des travaux de la mission, en quelque sorte,

joué un double jeu en acceptant le dialogue avec l’opposition intérieure et la
négociation des accords d’Arusha uniquement dans un but tactique.
M. Michel Rocard a souligné qu’il n’avait pas eu connaissance
écrite de l’accord d’assistance militaire de 1975.
Il a fait valoir qu’à l’époque, la France était liée par plus d’une
dizaine d’accords d’assistance militaire avec divers pays d’Afrique et que ces
accords représentaient simplement des compléments d’une politique générale
qui consistait à favoriser les progrès vers plus de démocratie.
Il a estimé que l’enjeu de l’accord avec le Rwanda était modeste et
qu’il avait été signé à un moment où ce pays commençait seulement à se
construire en régime monoethnique persécuteur. Le régime rwandais ne
commettait pas encore de massacres. Les horribles «dix commandements»
interviendront plus tard, en 1990. Alors que l’Ouganda était placé sous
l’autorité d’Idi Amin Dada, le Rwanda représentait une zone paisible et
tranquille et avait encore son image de «Suisse de l’Afrique »
qu’Habyarimana va détruire assez vite.
Il a exprimé un désaccord ponctuel avec M. Roland Dumas, non sur
les faits mais sur leur interprétation. Il a considéré qu’en 1975, les deux
Présidents Giscard d’Estaing et Habyarimana étaient parfaitement fondés à
signer l’accord de coopération militaire entre les deux pays mais que celui-ci
fondera en droit l’appel à l’aide que le Président Juvénal Habyarimana a
adressé à la France au moment de l’offensive du Front patriotique rwandais,
en 1990.
Il a souligné que le Conseil des Ministres est une instance solennelle
où chaque mot compte, et où il est inconvenant d’intervenir sur une affaire à
laquelle vous n’êtes pas convié à vous mêler. Son ordre du jour est en outre
chargé. Il a ainsi mentionné qu’en tant que Premier Ministre, il se trouvait
impliqué dans la bataille de la CSG et la gestion de la crise du Golfe, après
que le Koweït eut été envahi. Son attention n’était pas appelée sur un
problème dont il eût été inconvenant qu’il se mêle, et il n’a pas prêté toute
l’attention qui aurait convenu à l’intervention militaire de la France.
M. Roland Dumas a fait remarquer, sans vouloir polémiquer avec
son ancien Premier Ministre, qu’il était un peu inquiet de constater que ce
dernier n’écoutait pas beaucoup son Ministre des Affaires étrangères.
M. Michel Rocard a suggéré que la réciproque avait pu être vraie
et a proposé de laisser à la mission sa déposition écrite pour qu’elle soit
étudiée.

Il a récusé complètement la comparaison de la crise rwandaise avec
celle du Tchad. Khadafi était le chef d’un Etat étranger, dont les troupes
n’étaient qu’étrangères alors que le Front patriotique rwandais était pour
l’essentiel composé de Rwandais tutsis. Il a rappelé que Paul Kagame avait
trois ans quand sa famille avait fui les persécutions anti
-Tutsis. C’est pour
cette raison qu’il était anglophone et qu’il avait fait toute sa carrière en
Ouganda.
Au fur et à mesure que le régime Habyarimana se durcissait, un
certain nombre de Hutus, dont l’actuel Président de la République rwandaise,
Pasteur Bizimungu, rejoignaient le Front patriotique rwandais parce qu’ils
estimaient nécessaire de le combattre. L’Ouganda était la base arrière du
FPR. Il en avait fourni les cadres, les uniformes, les munitions et des soldats,
mais on ne peut pas considérer que l’instrument de combat que constituait le
FPR ait été aux mains d’une puissance étrangère.
M. Michel Rocard a estimé que la France s’était trompée de camp et
qu’elle avait soutenu trop longtemps un régime qui devenait indigne. Mais
elle était liée par un acte légal de solidarité, qui aurait nécessité beaucoup de
solennité et d’effort de collecte d’informations pour être dénoncé à temps.
M. Pierre Brana, a rappelé au Premier Ministre qu’il avait déclaré,
le 6 octobre 1990 à la télévision : « Nous avons envoyé des troupes pour
protéger les ressortissants français, rien de plus. C’est une mission de haute
sécurité et un devoir républicain ». Il a alors souligné que, si quelques jours
avaient suffi pour évacuer tous les ressortissants, nos soldats étaient ensuite
restés au Rwanda. Il a demandé à M. Rocard s’il y avait eu débat à ce sujet
au conseil des ministres, dans la mesure où sa déclaration du 6octobre se
trouvait dépassée par les événements, et s’il existait une divergence à cet
égard avec le Président de la République.
M. Michel Rocard a répondu qu’il n’y avait pas eu divergence
avec le Président de la République sur ce sujet étant donné que, ne disposant
pas d’informations, il n’entendait pas soutenir une thèse différente de la
sienne et que la nécessité de protéger nos ressortissants était incontestable. Il
a reconnu que c’était longtemps après qu’il avait appris que les soldats
français avaient fait plus que cela. Il a souligné que l’on tenait pour acquis au
Rwanda que le fondateur du Front patriotique rwandais, et de l’armée de
libération, le Général Fred Rwigyema, avait été tué, lors de l’offensive
d’octobre 1990, par un obus français tiré par des artilleurs français. Il a alors
estimé important que la mission puisse éclaircir cette question et infirmer une
rumeur qui l’avait beaucoup gêné pendant son voyage, dans la mesure où il
n’aurait pas été en état de la démentir formellement. Selon lui, les troupes

françaises étaient allées au-delà de la mission qui découlait d’une lecture
honnête du procès-verbal du conseil des ministres.
Le Président Paul Quilès a souligné que, sur ce point, la mission
disposait de documents abondants qui lui permettront de progresser dans
l’établissement des faits. Il a indiqué qu’au conseil des ministres du
17 octobre, M. Roland Dumas avait précisé que nos troupes avaient évacué
316 ressortissants, soit environ la moitié de la communauté française,
conformément à la mission impartie à l’opération Noroît et que le Président
de la République avait alors souligné : « l’intervention de nos troupes au
Rwanda n’a pas d’autre objet que d’assurer la protection de nos
compatriotes. La France n’a pas à se mêler des combats d’origine ethnique
qui se déroulent dans ce pays. Nous entretenons des relations amicales avec
le Gouvernement du Rwanda, qui s’est rapproché de la France après avoir
constaté la relative indifférence de la Belgique à l’égard de son ancienne
colonie. »
M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir des précisions sur les
modalités d’engagement de l’opération Noroît. Il a estimé qu’il n’était pas
anormal au regard de la Constitution que la décision d’engager une opération
aussi lourde que l’opération Noroît, fût-elle réduite à une opération
d’évacuation de ressortissants, puisse relever d’une prérogative du Président
de la République.
M. Michel Rocard a répondu à M. Cazeneuve qu’il partageait
entièrement son analyse.
M. Bernard Cazeneuve a considéré qu’en cas d’intervention
française dans un pays étranger, les décisions relevaient de la prérogative
conjointe du Président de la République, lorsqu’il s’agissait d’opérations
militaires, et du Gouvernement pour la politique de développement, ou les
actions diplomatiques. De plus, lorsqu’une opération comme Noroît est
engagée, une cellule de crise rassemblant tous les cabinets des ministres
concernés se réunit au ministère des Affaires étrangères.
M. Roland Dumas a ajouté qu’à un niveau supérieur à celui de la
cellule de crise, des réunions sont constamment provoquées par le Président
de la République, sous la forme de conseils restreints réunissant les ministres
compétents pour traiter un sujet donné. Il a estimé qu’en comparaison
d’autres opérations réalisées en Afrique, Noroît n’avait pas été une opération
lourde. Elle avait un double but. Le premier et le plus urgent était d’évacuer
les ressortissants. Mais il y avait aussi une obligation juridique générale,
résultant des accords passés avec le Rwanda, qui consistait à fournir une
formation, d’abord à la Gendarmerie, puis aux forces armées rwandaises. A

cet effet, ont été envoyées sur place au titre de Noroît deux ou trois
centaines d’hommes qui avaient pour mission d’assister les forces rwandaises
sans intervenir directement dans le combat. La seconde mission de
l’opération Noroît était donc d’aider l’armée rwandaise à résister à une
agression venue de l’extérieur.
L’opération restait légère mais elle allait devenir plus importante
après l’offensive sur le sud-est du Rwanda, qui menaçait Kigali.
L’intervention militaire française était donc destinée, d’une part, à
l’évacuation des ressortissants français et belges, et, d’autre part, à assister
l’armée rwandaise, afin qu’elle puisse rétablir l’ordre dans la zone et que
notre coopération civile avec le Rwanda puisse se dérouler normalement en
favorisant notamment la marche vers la démocratie.
Le Président Paul Quilès a relevé que l’information du Parlement
sur les accords de coopération ferait vraisemblablement partie des
propositions de la mission. En effet, non seulement des accords restent
secrets, mais les ministres concernés n’en ont pas connaissance.
L’information du Parlement sur les accords qui nous lient aux pays africains
permettrait une plus grande transparence et une meilleure connaissance du
cadre précis de nos intervention militaires.
Il a considéré que l’opération Noroît était allée au-delà des accords
de coopération existants. S’il s’agissait, dans un premier temps, d’évacuer
nos ressortissants, à la suite de ce que d’aucuns ont appelé une attaque
simulée de Kigali, permettant au Président Habyarimana de demander des
effectifs supplémentaires, la présence militaire française au Rwanda s’est
prolongée, alors que les accords en vigueur ne permettaient pas d’aller aussi
loin.
M. Bernard Cazeneuve soulignant que le Président de la
République est le chef des armées, que le Gouvernement conduit la politique
de la nation, que des cellules de crise sont mises en place et que des conseils
restreints sont réunis, a demandé comment les institutions ont concrètement
fonctionné dans le cas rwandais, face à un problème courant et classique en
Afrique.
M. Michel Rocard a indiqué qu’il était hautement vraisemblable
que son conseiller sécurité ait participé à la cellule de crise, ainsi que son
conseiller diplomatique. Dès lors qu’il excluait toute possibilité d’influer sur
les décisions relatives à la question rwandaise, il y avait pris un intérêt
inférieur à la normale. Il s’était consacré avant tout à la bataille de la CSG, et
avait suivi la préparation de la guerre du Golfe, mais non l’affaire rwandaise.
La mécanique de l’Etat fonctionnait, les organigrammes officiels sont une

chose et la réalité des relations de confiance entre décideurs en est une autre.
Compte tenu de la Constitution et de la nécessité d’un commandement
unique dans les affaires graves, il était normal qu’il n’y ait eu qu’un seul chef.
M. Michel Rocard n’a pas discuté cette attribution constitutionnelle, même
s’il a été attentif à ce que les formes soient respectées*.
M. Roland Dumas a ajouté que, lorsque des réunions se tenaient
au quai d’Orsay, il veillait à ce que Maurice Ripert, membre du cabinet du
Premier Ministre fût présent. Il lui était alors demandé expressément de
rendre compte au Premier Ministre, qui avait la responsabilité d’une partie de
l’action. Il a souligné que, lorsque se tenaient chaque semaine à l’Elysée les
réunions consacrées à la préparation de la guerre du Golfe, étaient toujours
présents non seulement les militaires, mais aussi le Premier Ministre, qui
prenait part à la discussion et, par conséquent, à la décision.
M. Michel Rocard a confirmé les propos de M. Roland Dumas. Il a
relevé que, dans le cas de la guerre du Golfe, l’engagement était plus grave et
plus lourd. Pour ce qui est du partage des responsabilités dans la gestion de
la crise rwandaise, il a distingué entre les décisions de gestion et les décisions
d’orientation. Il a regretté ne pas avoir eu suffisamment d’informations sur
les «dix commandements» de 1990 et sur le régime Habyarimana, qui
méritera à la fin l’appellation technique, par un universitaire, de nazisme
tropical. La nature des délibérations de puissance publique pour s’engager
était telle qu’il fallait que l’équilibre des causes soit représenté. Cette
condition n’a pas été remplie. M. Michel Rocard s’est donc interrogé sur le
déséquilibre qui a caractérisé l’information de l’appareil de l’Etat et a qualifié
l’intervention de la France de faute géopolitique mais non de faute contre
l’honneur. Au cas où une faute contre l’honneur aurait éventuellement été
commise, il appartiendra à la mission de l’évaluer, notamment en déterminant
si l’aide aux forces armées rwandaises a été maintenue alors que le scandale
était devenu trop grave. Il a demandé qu’il lui soit donné acte que la portée
de la décision d’intervenir au Rwanda n’avait pas été débattue au sommet de
l’Etat dans des conditions équilibrées au moment où il le fallait et qu’il avait,
pour sa part, loyalement fait fonctionner la machine de l’Etat et appliquer les
décisions prises.
Le Président Paul Quilès a relevé qu’il appartenait également à la
mission d’examiner comment avaient fonctionné les mécanismes
d’information des autorités compétentes, puisqu’elle avait accès aux
documents concernés, qui ont été déclassifiés pour les besoins de ses
*

Dans un courrier adressé à la mission d’information, M. Michel Rocard a indiqué que vérification faite après
son audition, ni son conseiller sécurité ni son conseiller diplomatique ni son chef de cabinet militaire n’ont été
conviés à ces réunions concernant le Rwanda

travaux, en particulier les télégrammes diplomatiques, les rapports de mission
et les déclarations.
Mme Edith Cresson a souligné que le rôle du Premier Ministre est
très lourd et que celui-ci est sollicité de toutes parts. Il a pour mission de
conduire la politique de la nation qui consistait, dans la gestion des
problèmes africains, à se conformer au discours de La Baule, c’est-à-dire à
aider les pays d’Afrique francophone à évoluer vers davantage de démocratie
par tous les moyens possibles, notamment par la voie diplomatique.
Se demandant si le Président Habyarimana avait eu des
arrière-pensées, s’il avait été sincère lorsqu’il a constitué un gouvernement
avec l’opposition ou pris des dispositions apparemment démocratiques, elle a
estimé que les événements semblaient plus compliqués. Quant à l’action du
Premier Ministre, elle a pu consister par exemple, à tout faire pour que les
Ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais se rencontrent
-comme ce fut le cas en août 1991- que des missions diplomatiques
françaises puissent se rendre sur place ou que la visite du major Kagame
auprès du directeur des Affaires africaines et malgaches se passe bien.
Mme Edith Cresson a indiqué que le Premier Ministre ne lisait pas tous les
télégrammes, qu’il disposait pour cela auprès de lui d’une cellule
diplomatique et d’un conseiller militarise. Elle a également souligné que
pendant la période où elle était à Matignon, elle avait été principalement
tenue informée de l’activité diplomatique relative au Rwanda qui, à ses yeux,
représentait l’essentiel de l’action de la France à ce moment.
M. Jacques Myard a demandé à M. Michel Rocard ce qui, à part la
victoire militaire du FPR, lui faisait dire que la France s’était trompée de
camp, alors que de 1990 à 1992, rien ne disait que les choses allaient tourner
de cette manière. Il a considéré qu’il n’était absolument pas sûr et certain que
l’on s’était trompé de camp mais que la situation avait évolué dans un sens
qui avait échappé aux puissances extérieures.
Il a également demandé à M. Roland Dumas quel motif avait
conduit le Président Mitterrand à décider de s’engager, non pas sur la base
de l’accord de 1975, qui était un accord d’assistance technique ordinaire,
mais sur la base de principes généraux du droit international selon lesquels un
Etat peut en aider un autre face à une agression.
M. Michel Rocard a rappelé que le Président de la République
avait eu, en plusieurs occasions, la possibilité de s’exprimer à propos de la
crise rwandaise. Il était lui-même, dès le début, assez en accord avec
l’analyse du Président de la République. La comparaison avec la crise
tchadienne doit être modérée, mais elle n’est pas dépourvue de tout intérêt.

L’offensive du FPR était une agression venue de l’extérieur, disposant de
moyens extérieurs au pays, conduite par des ressortissants du Rwanda et
pouvant conduire à un renversement de situation. Mais ce qui intriguait
beaucoup le Président de la République était, au-delà de cette réflexion, de
constater que la France, qui s’était engagée à maintenir la stabilité au
Rwanda, mais aussi dans d’autres pays de la région, devait honorer cet
engagement sous peine de perdre une partie de son crédit, au détriment
d’autres influences, et de ne plus avoir le même prestige et ni la même
autorité à l’égard d’autres pays de l’Afrique noire.
Il a relevé que ce raisonnement avait prévalu aussi au Tchad et a
indiqué que lorsque l’armée de M. Goukouni Oueddei descendait du Tibesti,
avec derrière elle l’aviation libyenne, la France avait accueilli à Paris tous les
chefs d’Etat de l’Afrique noire. Ceux-ci avaient alors demandé aux autorités
françaises de ne pas abandonner la partie du territoire tchadien où se
déroulait l’offensive, une théorie voulant que le Tchad soit exposé au risque
d’un partage en deux régions, parce que, si la France n’intervenait pas, ce
genre d’opérations venues de l’extérieur, et plus ou moins présentées comme
des revendications de politique intérieure, allaient se multiplier.
M. Pierre Brana a observé que, si le Président Habyarimana avait
réglé le problème des réfugiés, leurs enfants n’auraient pas cherché à revenir
dans leur pays et que l’on pouvait dès lors considérer l’offensive d’octobre
1990 à la fois comme une agression extérieure et comme une guerre civile.
Et, en fait, comme une tentative de retour au pays de réfugiés rwandais avec
une aide extérieure.
M. Roland Dumas a répondu que sur le plan historique, les
querelles entre ethnies lui rappelaient les guerres de religions que la France a
connues. Lorsque les protestants et les catholiques s’affrontaient, les
premiers cherchaient le soutien de la grande puissance protestante la plus
proche, qui était l’Angleterre, d’où le siège de La Rochelle, et les seconds
s’adressaient à la puissance catholique également la plus proche, à savoir
l’Espagne.
Il a estimé que le raisonnement suivi à propos de la crise rwandaise
n’était pas contraire aux données de l’Histoire et à la réalité des faits, qu’il
s’agissait d’une agression venue de l’extérieur, même si elle portait la
revendication légitime d’une minorité d’avoir été évincée de la vie politique
intérieure du Rwanda et même si le régime imposé par un Hutu du nord, le
Président Habyarimana, était devenu odieux avec le temps. Le droit dont se
réclamait le FPR pouvait s’exprimer dans un régime démocratique, que la
France souhaitait aider à instaurer mais il est possible de se demander s’il

était juste d’aller chercher une aide extérieure pour combattre par la force
une autorité légitime reconnue sur le plan international alliée de la France.
M. Michel Rocard a ajouté que M. Roland Dumas avait raison de
renvoyer à une longue histoire même s’il n’en avait pas nécessairement la
même lecture. Il a fait un parallèle entre le Front patriotique rwandais qui a
mis fin au génocide et peut être considéré comme une armée de libération
venue de l’étranger, et la division Leclerc venue d’Angleterre. Il a estimé que
sa lecture des événements le conduisait à penser qu’il s’agissait d’une guerre
civile, dans laquelle une armée de libération était venue de l’extérieur, parce
qu’elle ne pouvait pas se former à l’intérieur, et avait entrepris la reconquête
du pouvoir avec l’appui d’un pays étranger selon un schéma très classique
dans le monde contemporain.
Pour répondre avec précision à M. Jacques Myard, il a fait valoir
que, sur le plan de la moralité, dès les années 1985-1990, le régime
Habyarimana était devenu infiniment plus odieux que dans le passé, que le
voulaient ses engagements internationaux et, en tout cas, que ce que
souhaitaient pour leur avenir les Rwandais en train de créer le Front
patriotique rwandais.
Il a convenu qu’il s’agissait d’une analyse politique et non d’un
jugement sur le droit et l’honneur. Il a remercié M.Pierre Brana d’avoir
précisé cette interprétation, soulignant qu’on était dans l’évaluation politique.
L’idée que l’avenir de l’Afrique appartient à des pays plus démocratiques et
plus respectueux des droits de l’homme et qu’il n’y a pas de développement
sans démocratie, était déjà partagée par les adversaires d’Habyarimana. C’est
en ce sens que la France s’est trompée de camp et c’est pour cette raison
qu’elle se trouve dans une grande difficulté pour entretenir une relation
sérieuse avec l’Afrique de l’Est solidaire de Paul Kagame.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Michel Rocard si, avec
le recul, il envisageait un seul instant que le Gouvernement français, le sien
ou le suivant, aurait pu dans un pays d’Afrique comme le Rwanda défendre
le FPR, c’est-à-dire un mouvement qui visait à abattre le régime au pouvoir.
M. Michel Rocard a rappelé qu’un gouvernement se posait
souvent la question de savoir s’il avait raison de soutenir un régime légal, à la
moralité un peu incertaine sur le plan des droits de l’homme. Il a estimé que
si, en 1990, il avait participé à la chaîne de décision et s’il avait eu
l’information que, dès 1990, le régime d’Habyarimana était ce qu’il y avait de
plus abominable parmi les pays avec lesquels la France coopérait, il se serait
battu pour une autre orientation. Il a affirmé qu’il fallait néanmoins sauver
nos ressortissants, ce qui était une autre affaire.

Le Président Paul Quilès a relevé que, même s’il s’agissait d’une
autre affaire, il fallait commencer par là.
M. Michel Rocard a fait valoir que le Front patriotique rwandais
n’avait jamais menacé les ressortissants européens.
M. Jean-Louis Bernard a demandé à M. Roland Dumas s’il avait
rencontré personnellement le Général Habyarimana et si, entre 1988 et 1993,
son ministère considérait le Président rwandais comme un dictateur africain
imperméable à des pressions morales, politiques, économiques ou bien, au
contraire, comme un homme d’Etat modéré, capable de faire avancer le
partage du pouvoir et la démocratie. Il a estimé que, selon les époques, on
peut être politiquement efficace mais éthiquement incorrect.
M. Michel Rocard a souligné que si des divergences d’analyse
étaient apparues en 1990, à la lecture des «dix commandements», elles
n’étaient pas venues à sa connaissance.
M. Jean-Louis Bernard a également souhaité savoir s’il y avait eu
une divergence ou une convergence d’analyses entre la cellule africaine de
l’Elysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Coopération
et si rétrospectivement, M. Roland Dumas ne pensait pas que les différents
ministères avaient gravement sous-estimé le poids politique, militaire et
surtout médiatique du Front patriotique rwandais. Enfin, se déclarant frappé
qu’à la fin de son propos liminaire, M. Roland Dumas ait parlé des
« rebelles » du FPR, il lui a demandé s’il considérait qu’actuellement, à
Kigali, le pouvoir était aux mains de rebelles ou de Hutus ralliés et de Tutsis
exilés d’origine rwandaise.
M. Roland Dumas a d’abord indiqué qu’il avait, en effet, rencontré
plusieurs fois le Président Habyarimana. Chaque fois que le Président de la
République le recevait, il conviait également M.Roland Dumas. Le Président
Habyarimana était également venu lui rendre visite au Quai d’Orsay, pour
une rencontre en tête à tête. Il avait également eu un entretien avec lui
lorsqu’il était de passage à Paris, dans un salon de l’aéroport de Roissy. Il a
indiqué qu’il lui avait tenu à chaque fois le même discours que celui qu’il
venait de rappeler.
Le quai d’Orsay estimait que le régime du Président Habyarimana
n’était pas un modèle de vertu et de démocratie, mais qu’il présentait
l’avantage de maintenir dans le pays une certaine stabilité.
Dès que l’on s’est préoccupé de l’évolution politique du Rwanda,
des pressions constantes ont été exercées sur le Général Habyarimana dont la

réponse était toujours : « Je ne peux pas aller plus vite et plus loin dans
l’immédiat, mais comptez sur moi ». En réalité, il a eu la volonté d’évoluer,
mais il était en même temps tenu par son appareil et par ses extrémistes. Il
s’appuyait sur le clan de sa femme et sur l’ethnie hutue du nord. Il était
« prisonnier » de cette ethnie, le mot « prisonnier » devant, comme le mot
« rebelle » être compris entre guillemets.
Il a fait observer que quelques difficultés avaient parfois surgi avec
la Direction des affaires africaines - pas du tout avec le ministère de la
Coopération -, qui trouvait que, de temps en temps, la cellule africaine de
l’Elysée « tirait un peu la couverture à elle ». C’était presque devenu un
automatisme, qui n’était pas particulier au Rwanda. Quand un chef d’Etat
africain n’obtenait pas tout ce qu’il voulait du ministère de la Coopération,
du ministère des Affaires étrangères, du ministère des Finances ou de la
Caisse centrale de coopération, il appelait un collaborateur du Président de la
République, parce qu’il pensait qu’il aurait un contact direct plus efficace.
C’était un léger dysfonctionnement, mais il n’y avait pas de divergences.
L’aspect médiatique de la crise rwandaise a été probablement
sous-estimé, de même que l’importance du mouvement favorable au FPR et
le soutien qu’il avait su mobiliser pour atteindre ses objectifs. Se contenter de
dire que c’était une guerre civile qui prolongeait les guerres ethniques du
passé ne correspond pas tout à fait à la situation car, sur le plan technique, le
mouvement qui venait du Nord était beaucoup plus puissant, organisé et
habile que ne l’aurait été une simple insurrection et la démonstration a été
faite de son efficacité.
Il a jugé que la désignation du FPR par le terme de «rebelles»
employé entre guillemets rendait compte de l’évolution des circonstances
historiques et a rappelé que, pendant l’Occupation, les résistants étaient
qualifiés de « terroristes », avant de devenir les vainqueurs et les
gestionnaires du pays.
Mme Edwige Avice a observé qu’il y avait au Rwanda 85 à 90 %
de Hutus et que cette situation donnait la mesure des difficultés rencontrées.
En tant qu’ancien Ministre de la Coopération, elle a déclaré qu’il lui
était difficile d’entendre que la France n’avait pas choisi le bon camp. Elle a
estimé qu’à l’époque, la France risquait d’être prise à partie, dans beaucoup
de pays, par une ethnie ou par une autre, par un camp ou par un autre avec,
au milieu, ses ressortissants. Elle a considéré que la seule règle à garder en
tête, est que la démocratie, comme la réconciliation nationale, ne se construit
qu’en fonction d’évolutions internes et qu’il s’agit parfois d’un long

processus. Ce n’est pas par des interventions extérieures ni en choisissant un
camp plutôt qu’un autre que l’on peut aboutir à ce résultat.
M. Michel Rocard a récusé la notion de camp et a préféré celle de
cause soulignant que le drame avait largement frappé tous ceux qui n’avaient
pas envie de tuer, qu’ils fussent Tutsis ou qu’ils fussent Hutus, et à qui on a
enlevé la parole. Le tiers des massacrés du génocide étaient des Hutus
modérés, c’est-à-dire ceux qui avaient refusé d’être enrôlés dans les pelotons
de tueurs.
M. François Lamy, rappelant que la France était intervenue
directement au Tchad sans accord de défense, et au Rwanda sur la base d’un
accord de coopération militaire, dont ce n’était pas vraiment l’objet, a estimé
que dans les deux cas l’intervention était dénuée de base juridique.
Il a alors demandé à M. Roland Dumas s’il n’avait pas l’impression
d’avoir appliqué un schéma classique sur un pays mal connu, parce
qu’historiquement, il ne faisait pas partie des pays anciennement colonisés
par la France. Puis, il a souhaité savoir pourquoi, alors que la France veillait
à être très présente et ne désirait pas que les Américains interviennent, elle
avait décidé brusquement, en 1993, de « passer la main » à l’ONU, tandis
qu’à la même période cette organisation montrait ses limites en Bosnie et
faisait déjà l’objet de critiques. Pourquoi, après s’être engagée pendant trois
ans, la France avait-elle choisi de se désengager au profit d’une organisation
dont elle savait que l’efficacité militaire n’était pas sa plus grande qualité.
M. Roland Dumas a confirmé que les autorités françaises avaient
agi de façon classique mais qu’elles s’étaient trouvées devant une situation
secouée de courants contraires, tels que ceux suscités par le discours de La
Baule, et une évolution qu’il était facile de concevoir mais difficile de
réaliser. Il a risqué un jeu de mots sur un poème célèbre en proposant la
formule : nous avons essayé sur des vers anciens de faire des chants
nouveaux.
Il a rappelé qu’il avait d’abord été fait appel à l’OUA, qui avait fait
très vite la démonstration de son impuissance, ce qui n’était pas la première
fois. La France était animée par le désir de maintenir la stabilité du Rwanda,
sans être pour autant engagée dans un conflit dont elle sentait bien qu’il allait
prendre une mauvaise tournure, surtout après les offensives de 1993 et où
l’armée française risquait d’être impliquée outre mesure.
Le Président de la République avait donné comme instruction de
contacter d’abord l’OUA, ensuite l’ONU, pour favoriser l’instauration d’un

régime démocratique ou d’un embryon de régime démocratique avec la
présence d’une force internationale.
Il a ajouté que s’il avait été encore en fonction en 1994, il aurait
plaidé pour le maintien des forces françaises pour permettre aux forces de
l’ONU de prendre mieux le relais et dans de meilleures conditions.
Le Président Paul Quilès a rappelé à M. François Lamy que la
mission, en l’état actuel de ses travaux, constatait que l’OUA avait échoué,
bien que des demandes nombreuses lui aient été faites pour qu’elle contribue
à la solution du conflit et que le Président Museveni en ait été le président en
exercice en 1990.
M. Roland Dumas a relevé que cet argument avait été avancé
puisqu’on pensait que le président de l’OUA mènerait des actions que le
président de l’Ouganda aurait été peut-être réticent à entreprendre.
Le Président Paul Quilès a ajouté que, s’agissant de l’ONU, la
mission poserait des questions à ses responsables actuels et de l’époque,
étant donné qu’elle constatait dans tous les documents auxquels elle avait
accès, qu’il n’y avait pas eu de véritable volonté de sa part de s’intéresser
sérieusement au dossier du Rwanda, pour parler en termes diplomatiques.
M. François Loncle, évoquant l’attentat commis en avril 1994
contre l’avion du Président Habyarimana, a souhaité connaître le point de
vue de M. Roland Dumas sur les circonstances de cet événement tout à fait
décisif.
M. Roland Dumas a répondu qu’il ne pouvait se livrer qu’à un
certain nombre de considérations techniques sur l’arme utilisée.
Rappelant le vieil adage: « A qui profite le crime ? », il a exprimé le
sentiment profond que c’était une opération politique destinée à casser le
processus de paix, notamment le processus d’Arusha. Il a remarqué que cet
attentat n’avait profité qu’à ceux qui étaient opposés aux accords d’Arusha
qui étaient en cours d’application, c’est-à-dire les extrémistes de plusieurs
camps.
Il a estimé que si la pression internationale, en particulier française,
avait continué de s’exercer sur le Président du Rwanda, on aurait pu, sinon
améliorer l’homme, du moins faire évoluer le régime. Il n’en reste pas moins
qu’à partir du moment où il avait accepté le processus d’Arusha, il avait
signé son arrêt de mort, mais les coups pouvaient venir aussi bien de son
camp que de l’autre.

M. Michel Voisin, rappelant que la présence des troupes françaises,
belges et zaïroises avaient aidé, par leurs «gesticulations », les FAR à
repousser l’offensive du FPR d’octobre 1990, a demandé ce qui avait motivé
la décision politique de maintenir les forces françaises, alors que les autres
forces s’étaient retirées et que, par la suite, les Nations Unies avaient mis en
place le groupe des observateurs neutres.
M. Roland Dumas a souligné que la France avait eu une autre
approche du problème. Les Belges s’étaient retirés à la suite d’une campagne
menée contre eux car leur présence était difficilement admise, dans la mesure
où ils représentaient l’ancienne puissance coloniale, ce qui n’était pas le cas
de la France. Pour ce qui est du Zaïre, on demandait toujours au Général
Mobutu d’accompagner les interventions destinées à préserver la stabilité
régionale, mais à la première occasion, il retirait ses éléments. La France était
venue pour assurer l’évacuation de ses ressortissants, ce qui a été fait, bien
que des Français soient restés là-bas, et parce qu’elle avait une obligation, à
l’égard du Rwanda, que les autres pays n’avaient pas notamment en matière
de formation des forces rwandaises qui devaient recevoir une assistance.
Il a indiqué que, s’agissant du maintien de nos forces, il avait assisté
au conseil au cours duquel la décision avait été prise et qu’il y avait été
favorable, parce qu’il sentait que les difficultés allaient renaître et que les
renseignements, notamment les télégrammes reçus de l’Ouganda, ne
rassuraient pas sur les intentions du FPR. Il a été de ceux qui ont dit qu’il
fallait, au moins pendant quelque temps, voir ce qui allait se passer. Les
effectifs n’ont alors pas été augmentés, au contraire, ils ont été réduits à
quelques dizaines d’hommes.
M. Bernard Cazeneuve, a souhaité revenir sur la remarque de
M. Roland Dumas selon laquelle les Etats-Unis développaient à l’égard de la
région des Grands Lacs un fort tropisme qui avait conduit le Sous-Secrétaire
d’Etat Hermann Cohen à refuser de le rencontrer alors qu’il était sollicité sur
cette affaire. Il a indiqué, à ce propos, que les documents émanant du
ministère des Affaires étrangères qu’il avait pu consulter témoignaient,
jusqu’en 1992, du souci de la France de préserver son influence, alors
qu’après cette date l’intervention américaine paraît être davantage souhaitée.
Il a souhaité savoir si M. Roland Dumas pensait qu’il était judicieux
de vouloir régler le problème seuls, alors que sa complexité extrême
apparaissait dès l’origine et que les Etats-Unis pouvaient exercer sur
l’Ouganda la même pression que celle que nous exercions sur le Président
Habyarimana.

Enfin, il a interrogé M.Roland Dumas sur les dispositifs
diplomatico-militaires de gestion des crises en Afrique. Il a demandé si son
expérience au Quai d’Orsay lui permettait d’estimer que la Mission militaire
de coopération, qui dépend du ministère de la Coopération, facilitait l’action
ou, au contraire, entretenait l’opacité lors de la gestion des crises.
M. Roland Dumas a rappelé qu’il avait tenu à mentionner
l’incident survenu avec M. Hermann Cohen, en sachant que, bien
évidemment, des rencontres se tenaient au niveau des chefs de service et qu’il
avait approuvé la réunion à laquelle ce diplomate américain avait participé au
quai d’Orsay avec Paul Dijoud. Il a toutefois regretté la désinvolture avec
laquelle les Etats-Unis, se sachant dans une zone d’influence française et le
reconnaissant, traitaient la France.
Il a indiqué qu’il l’invitait à Paris pour un échange de vues et qu’il
avait trouvé sa façon d’agir un peu cavalière. Il a précisé qu’il avait choisi
d’intervenir prioritairement auprès des Britanniques, influents en Ouganda
pour associer les Américains, mais le processus était déjà bien avancé et le
Royaume-Uni n’avait plus de capacité d’intervention.
La difficulté du jeu à conduire avec les Américains tenait au fait
qu’ils tenaient des propos dans les discours officiels et dans les rencontres et
avaient, avec les Etats concernés, des comportements différents et en
contradiction avec ces propos. Il a souligné qu’il avait assisté à des
manœuvres de cet ordre dans des pays où la présence des Etats-Unis n’était
absolument pas justifiée, si ce n’est par la richesse du sous-sol, par exemple,
au Gabon, o? l’intervention des délégations américaines se faisait insistante. Il
a relevé que la politique américaine s’était ensuite légèrement infléchie et que
les choses étaient revenues un peu dans l’ordre, en raison de l’équilibre des
deux forces en présence : le Gouvernement et les intérêts économiques.
Enfin, il a fait observer que la mission militaire de coopération, dans
la mesure où elle avait de bons rapports avec les services du ministère de la
Défense, pouvait être utile mais qu’il y avait des tiraillements entre
administrations.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si effectivement les Etats-Unis
s’intéressaient moins au Rwanda qu’à l’Ouganda, notamment comme point
d’ancrage dans la lutte contre certaines influences provenant du Soudan. Puis
il a demandé si une réflexion avait été engagée au niveau ministériel ou à
celui du conseil des ministres sur la manière dont le discours de La Baule
avait pu être perçu en Afrique de l’Est, étant donné la spécificité de cette
région, que la France connaissait peu, et qui est très différente de l’ancienne
AOF et de l’ancienne AEF.

Enfin, il a demandé si la position française aurait été la même si le
FPR avait été principalement composé de Tutsis burundais ou zaïrois,
c’est-à-dire de francophones.
M. Roland Dumas a partagé le point de vue selon lequel le
Rwanda était un relais pour les Etats-Unis et qu’ils étaient plutôt intéressés
par l’Ouganda et par la proximité du Soudan, les services spéciaux
américains considérant ce pays comme un lieu de formation de terroristes.
Il a affirmé qu’effectivement la région des Grands Lacs n’était pas
du tout comparable à l’Afrique francophone qui avait connu la colonisation
française et que la présence de la France y était de plus fraîche date. Il n’y a
rien de commun entre les «eaux mêlées » du Sénégal et de la France, par
exemple, et des pays comme le Burundi et l’Ouganda, qui ont connu d’autres
systèmes coloniaux, qui ont été bouleversés par l’histoire et qui ont connu
successivement l’occupation allemande, l’occupation belge et enfin une
présence française.
Il a rappelé que la francophonie avait été un argument utilisé en
faveur de l’intervention française. Dans l’esprit du Président de la
République, elle créait une obligation de solidarité mais il n’était pas question
de revenir à l’esprit de Fachoda. Il ne s’agissait pas d’une rivalité entre le
monde anglo-saxon et le monde francophone, mais la constatation qu’il y
avait, d’un côté, des Tutsis francophones, de l’autre, des Tutsis anglophones,
constituait une complication supplémentaire. Ce facteur n’a cependant pas
été déterminant.

Audition de M. Ahmedou OULD-ABDALLAH
Ancien représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi
(séance du 1er juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Ahmedou Ould-Abdallah,
représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi de
novembre 1993 à octobre 1995. Il a rappelé que depuis 1985, il était chargé
des questions africaines aux Nations Unies, et qu’à ce titre il avait été envoyé
en mission au Burundi, notamment pour aider au rétablissement du dialogue
entre les différents partis burundais, pour contribuer à la restauration des
institutions démocratiques après l’assassinat du Président Ndadaye, en
octobre 1993, et pour favoriser la constitution d’une commission d’enquête
sur cet événement. Il a également souligné son rôle, que de nombreux
observateurs ont considéré comme essentiel, dans l’apaisement des tensions
qui ont suivi la mort du Président burundais, Ntaryamira, lors de la
destruction de l’avion du Président Habyarimana. Il a indiqué que, depuis
1996, M. Ahmedou Ould-Abdallah exerçait les fonctions de Secrétaire
exécutif de la Coalition mondiale pour l’Afrique, organisation
intergouvernementale chargée d’encourager les réformes institutionnelles,
économiques et politiques en Afrique, de favoriser le dialogue interafricain et
de réfléchir aux modes de prévention des conflits sur ce continent.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que son intérêt pour la
région des Grands Lacs tenait au fait qu’il avait exercé pendant deux années
les fonctions de représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies
au Burundi. Il a estimé que le Rwanda était une belle région, mais une région
tendue où les antagonismes -que l’on cherchait à exporter- sont très forts. Il
a précisé qu’il était environ 20heures 20, 20 heures 30 à Bujumbura quand la
tour de contrôle a averti de difficultés à Kigali et ce n’est qu’un peu plus tard
qu’il a appris que l’avion du Président rwandais avait explosé.
Peu après l’attentat, il est entré en contact avec le président de
l’Assemblée du Burundi à qui il a demandé de convoquer le Premier
Ministre, le Chef d’état-major et le Ministre de la Défense, afin d’envisager
les mesures à prendre, concernant notamment la déclaration annonçant qu’un
accident venait de se produire. Le Président Ntaryamira étant certainement
mort, il fallait agir vite de façon à prendre de vitesse tous les extrémistes et
apaiser la situation. Pendant la préparation du discours du Président de
l’Assemblée, il a appelé New York -vers 21 heures 30- pour informer le

Secrétaire général de l’ONU de la situation. Il a également appelé ses
collègues de Kigali. Vers 22 heures 30, accompagné du Président hutu de
l’Assemblée burundaise, il s’est rendu à l’état-major prévenir toutes les
garnisons militaires et le Président de l’Assemblée a appelé tous les
gouverneurs de province pour leur demander de collaborer avec les
militaires.
Le vendredi 8 avril et le samedi 9 avril, les personnels civils des
Nations Unies ont quitté Kigali pour Bujumbura, où ils lui ont confirmé que
les massacres avaient débuté le 6 avril vers 22 heures et qu’il s’agissait de
massacres sélectifs. Les personnels africains des Nations Unies devaient
montrer leur pièce d’identité pour échapper aux massacres. Le samedi
9 avril, les Français et les Belges ont envoyé des troupes à Kigali afin
d’évacuer leurs ressortissants ; les Américains lui ont demandé, le même jour,
de faciliter l’atterrissage de leurs avions à Bujumbura pour les mêmes
raisons. Il a souligné que la situation à Kigali n’intéressait personne. Les
représentants des grands pays et la presse internationale étaient beaucoup
plus intéressés par les événements d’Afrique du Sud. Il n’y avait donc
personne à Kigali, tout le monde pensait qu’il ne s’agissait que d’un massacre
de plus dans la région. Ce n’est que vers le 10 ou 12 avril que la presse s’est
intéressée à ce qui se passait dans cette région du monde.
Il n’a pas souhaité porter de jugement sur le comportement de la
MINUAR le 6 avril, estimant que celle-ci ne s’était rendu compte de la
gravité de la situation que lorsqu’elle avait commencé à lui échapper.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à son arrivée, en
novembre 1993, il avait perçu une tension due au fait que les accords
d’Arusha étaient ressentis comme un processus imposé au gouvernement et
au FPR. Il a toutefois fait remarquer qu’il en allait souvent ainsi, les
belligérants ayant souvent besoin d’une intervention extérieure pour parvenir
à un accord.
Il a souligné que, conformément à la tradition de l’ONU qui veut
que le commandant d’une force soit un représentant du contingent le plus
important, le Secrétaire général avait nommé le Général canadien Romeo
Dallaire à la tête de la MINUAR. Il a estimé que le déficit de coordination
entre le représentant spécial de l’ONU, le Camerounais Jacques Booh-Booh,
et le chef de la MINUAR pourrait avoir pour origine l’annonce faite au
Général Dallaire de son éventuelle nomination en qualité de chef de la
mission politique et militaire.
La suite des événements est connue ; une partie de la population
tutsie du Rwanda a été exterminée, ce qui correspond à la définition d’un

génocide. Il a rappelé que la convention des Nations Unies du 9décembre
1948 punissait non seulement les auteurs du génocide, mais également la
conspiration, l’incitation, la tentative et la complicité de génocide.
Le Président Paul Quilès a rappelé les différentes hypothèses
couramment évoquées concernant les auteurs de l’attentat contre l’avion du
Président rwandais, qui a coûté la vie au Président burundais. Il a souhaité
savoir si M. Ahmedou Ould-Abdallah privilégiait une piste particulière et s’il
avait eu connaissance de démarches entreprises par le Burundi auprès du
Rwanda et des Nations Unies pour demander l’ouverture d’une enquête.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a tout d’abord souligné que cette
région était minée par le virus de la rumeur, qui atteignait aussi bien les
dirigeants que les paysans, au point qu’elle en devenait un outil politique,
d’où l’extrême prudence avec laquelle il convenait d’interpréter toute
information.
Une semaine avant l’attentat du 6 avril, le Président rwandais avait
demandé au Président burundais de l’accompagner au Zaïre. Cette démarche
avait gêné M. Ahmedou Ould-Abdallah qui ne souhaitait pas que les
événements du Rwanda contaminent et déstabilisent le Burundi. Sachant que
les Tutsis du Burundi n’aimaient pas le Président rwandais, il avait
recommandé au Président burundais de ne pas emprunter le même avion. La
rumeur prétendait que le Président rwandais se sentant menacé se servait du
Président burundais pour se protéger. Le 6 avril, le même scénario s’est
reproduit, le Président Ntaryamira étant rentré d’Arusha dans l’avion du
Président rwandais.
Il a estimé que l’attentat avait été exécuté par des amis du Président
Habyarimana. En effet, en Afrique, lorsqu’un président voyage, il est de
tradition que les corps constitués soient présents à l’aéroport pour l’accueillir
à son retour. Or, ce jour-là, personne n’avait été invité pour cet accueil, ce
qui permet de penser que ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués
savaient que l’avion n’arriverait jamais.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Ahmedou
Ould-Abdallah s’il avait eu d’autres occasions de constater l’absence des
corps constitués lors du retour d’un président.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative soulignant
qu’une telle situation avait pu se produire ailleurs, mais a insisté sur cette
entorse à une pratique institutionnalisée. Il a considéré que le fait que le
Président ait été accompagné de son chef d’état-major n’avait pas de
signification particulière, dans la mesure où les chefs d’état-major n’avaient

en fait pas de pouvoir et ne pouvaient pas, par conséquent, servir de
protection.
Il a précisé qu’il avait proposé au gouvernement burundais de
demander la création d’une commission d’enquête. Il s’agissait d’une
demande de principe car, l’ONU n’avait pas les moyens de mener une
enquête, et il ne s’agissait pas d’une priorité. Il convenait d’abord de
retrouver le corps du Président -et ceux des deux ministres qui
l’accompagnaient- afin de l’enterrer officiellement pour mettre fin aux
rumeurs et stabiliser la situation dans le pays.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir s’il avait eu
connaissance d’une demande d’enquête, formulée ultérieurement, auprès du
Rwanda.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que cette demande avait
été formulée pour le principe, mais qu’elle ne figurait pas au nombre des
priorités du gouvernement qui souhaitait éviter avant tout que la situation
intérieure se dégrade. Il convenait d’éviter qu’après l’attentat contre le
précédent Président, la rumeur véhicule l’idée que le Président burundais
constituait la cible de l’attentat.
Le Président Paul Quilès a voulu savoir si l’assassinat du Président
Ndadaye, le 21 octobre 1993, avait pu constituer -comme certaines
personnes l’ont dit- un signe d’encouragement pour ceux qui envisageaient
un coup d’Etat au Rwanda et quelles avaient été les conséquences de cet
assassinat sur l’évolution de la situation rwandaise, dans la mesure où la
force de l’ONU n’était toujours pas mise en place.
M. Pierre Brana a estimé que le putsch du 21 octobre avait
constitué le véritable point de départ d’une politique visant à « tuer pour ne
pas être tué ». Les putschistes et les troupes loyalistes ne s’étant pas
affrontés, laissant ainsi supposer qu’ils entretenaient une certaine complicité,
il a souhaité savoir si l’ONU avait fait une analyse de cette situation et si elle
était intervenue auprès de l’Ouganda, où s’étaient réfugiés les putschistes.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que l’assassinat du
Président Ndadaye avait constitué un événement exceptionnel au Burundi,
car contrairement à beaucoup de pays africains, il y avait dans ce pays un
respect protocolaire, historique du Chef de l’Etat. Bien que la mort y fût un
phénomène quotidien, jamais un Chef d’Etat n’avait été assassiné. De
nombreuses thèses ont circulé concernant cet assassinat, certaines impliquant
le FPR ou l’ancien président qui ne voulait pas d’un Président Hutu, d’autres

prétendaient qu’il avait été commis pour empêcher les Hutus modérés,
proches des Tutsis, d’accéder au pouvoir.
Il a estimé qu’aucune de ces thèses n’était crédible et que l’attentat
avait été perpétré par des personnes désemparées. Le pays étant pauvre, il
n’y avait pas d’alternative à des fonctions au sein du gouvernement. Les gens
étaient désespérés, ils s’étaient endettés auprès des banques et avaient peur
que le nouveau régime ne les obligent à rembourser, tout comme ils
craignaient de perdre leur fonction et leur source de revenus.
Il a partagé l’analyse de M. Pierre Brana concernant une éventuelle
complicité entre les putschistes et les loyalistes. L’armée du Burundi, comme
l’armée du Rwanda, était contrôlée par une seule ethnie. L’armée du Burundi
était constituée à 80 % de Tutsis et à 20 % de Hutus, issus d’ailleurs de la
même province. Tous les militaires étaient par conséquent frères, cousins,
beaux-frères, etc.. Ils n’allaient pas se battre parce qu’un membre de leur
famille avait assassiné une personnalité extérieure à leur milieu. Il a souligné
que la plupart des coups d’Etat, dans ces régions, étaient réalisés par des
sous-officiers ou des jeunes cadets et qu’il était hors de question
d’importuner un cousin pour ce qu’il fait. Au Rwanda, l’armée était à 100%
composée de Hutus de la même province. Il n’y avait donc pas de distinction
entre les putschistes et les loyalistes. Il s’est déclaré persuadé que les officiers
opposés au putsch n’avaient pas de prise sur les autres, en raison des liens
familiaux ou des complicités.
Il a insisté sur le particularisme des armées du Rwanda et du
Burundi. Les officiers sont généralement bien formés, ayant fait leurs études
en France ou en Allemagne, mais n’ont jamais fait de guerre et savent qu’un
sous-officier peut leur tirer dessus, ce qui crée des rapports bizarres, les
adjudants et les caporaux-chefs étant de fait les véritables titulaires du
commandement.
Enfin, il a précisé que le chef présumé des putschistes ne s’était pas
rendu en Ouganda, mais au Zaïre. Le Colonel Sylvestre Ningaba, censé être
le chef spirituel ou politique du putsch y a été emprisonné pour une tentative
de coup d’Etat commise le 5 juillet 1993. Il a été ensuite extradé de
Kinshasa. Trois lieutenants se sont réfugiés à Kigali et les autorités
burundaises ont fait une demande formelle d’extradition auprès du
gouvernement rwandais.
A M. Pierre Brana qui s’interrogeait sur un éventuel soutien de
l’ONU à cette démarche, M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à sa
connaissance, l’ONU avait simplement appuyé la demande.

M. Michel Voisin a fait part de son désaccord avec la présentation
qu’avait faite M. Ahmedou Ould-Abdallah du climat qui a suivi l’avènement
de M. Ndadaye. Ayant été observateur des élections de 1993, il a précisé
qu’à l’annonce des résultats des mesures de sécurité avaient été prises et
qu’un couvre-feu avait même été décrété. Des Burundais étaient atterrés et
anxieux. Ils ont clairement annoncé que le nouveau président allait être
assassiné, indiquant même le nom du régiment qui conduirait l’opération. La
suite des événements a démontré combien ces personnes avaient raison, ce
qui l’a conduit à émettre des doutes sur la réalité de la tradition historique de
respect du Chef de l’Etat.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a soutenu que, du fait du système
monarchique antérieur, les Burundais avaient un respect certain pour les
hiérarchies et les chefs d’Etat. Il a émis l’hypothèse selon laquelle l’annonce
d’un attentat futur contre le Président Ndadaye pouvait constituer une
entreprise de manipulation, ce qui correspond bien à l’esprit et à la pratique
d’une partie de la population burundaise. Il s’est toutefois déclaré persuadé
qu’il y avait une volonté de renverser le régime. Lorsque le Président Buyoya
a été battu le 29 juin 1993, les étudiants tutsis ont manifesté dans les rues et
une tentative de coup d’Etat a eu lieu. Ces réactions peuvent s’expliquer par
la pauvreté de la population qui ne voyait pas d’alternative à la fonction
publique, source de tous les maux : corruption, trafic avec le Zaïre. Par
ailleurs, ils se doutaient que les survivants hutus du massacre de 1972
reviendraient, ce qui augmentait leur peur. Un clan a donc certainement
planifié l’exécution, puis l’a mise en oeuvre.
M. Bernard Cazeneuve a souligné l’importance du rôle
diplomatique du représentant de l’ONU dans un pays victime d’une crise
extrêmement profonde, situé dans une sous-région traversée par des conflits
meurtriers qui conduiront, pour ce qui concerne le Rwanda, au génocide. Il a
estimé que sa situation au coeur du réseau des relations diplomatiques et
politiques, lui permettait de bien percevoir les enjeux de ces conflits et le rôle
de ceux qui s’y trouvent impliqués, ce qui l’autorisait à exprimer la vision de
la communauté internationale et des représentants des organismes
multilatéraux sur le rôle de la France au Rwanda entre 1993 et 1995.
Rappelant qu’il était aujourd’hui en charge du dossier de la
prévention des crises en Afrique, dans un cadre multilatéral, il a souhaité
savoir quelles réflexions lui inspirait la situation qui a prévalu dans la région
des Grands Lacs entre 1990 et 1995, et comment il interprétait
l’extraordinaire faiblesse de l’OUA et l’incapacité de l’ONU à intervenir. Il
s’est également enquis des propositions qu’il pouvait formuler pour que la
gestion des crises, dans un cadre multilatéral, en Afrique soit plus efficace

Soulignant que M. Ahmedou Ould-Abdallah avait vécu au Burundi
une période pendant laquelle deux présidents burundais ont été assassinés à
quelques mois d’intervalle, ce qui avait dû provoquer un profond
traumatisme dans la population, il a demandé pourquoi la situation n’y avait
pas tourné à la tragédie comme ce fut le cas au Rwanda : le dispositif de
l’ONU y était-il plus efficace et plus performant au Burundi?
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que la population du
Rwanda et du Burundi suffoquait sous le surpeuplement, leur densité
démographique étant la même que celle du Japon ou des Pays-Bas,
360 habitants au kilomètre carré. Cependant, il s’agit de vrais Etats-même
langue, même culture, de vieux régimes établis- qui, depuis les années
soixante, vivent au rythme des massacres, dus à l’attitude des leaders
politiques, qui pour se maintenir au pouvoir ont renforcé la haine ethnique.
En arrivant au Burundi, il avait été surpris de constater, par
exemple, qu’il n’existait pas de corps d’administrateurs. En Afrique
francophone, quel que soit le niveau de développement du pays, il existe des
préfectures, une administration structurée avec des fonctionnaires formés,
alors que dans un pays comme le Burundi ou le Rwanda, n’importe qui peut
être nommé gouverneur de province ou préfet. Pendant la colonisation,
l’Eglise assurait les soins, l’éducation et l’administration, rien de structuré
n’a été mis en place depuis.
La France était présente au Burundi et au Rwanda et a participé à la
gestion de la crise d’octobre 1993 au Burundi, notamment grâce à la
présence de gendarmes. Leur effectif ne dépassait pas la trentaine, mais ils
avaient la ferme volonté de maintenir l’ordre. Une douzaine de gendarmes
supplémentaires sont venus de Paris les renforcer, ce qui a permis de
stabiliser la situation et donné la possibilité aux militaires qui avaient fait le
putsch de reculer en sauvant la face tout en protégeant les Hutus.
La France a traditionnellement dans la région un rôle particulier qui
conduit ses alliés à penser que les Français sont envahissants,« qu’ils savent
mieux que les autres ».
M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il considérait qu’il s’agissait
d’un trait de caractère français d’être envahissant ou plutôt d’un trait de
caractère des autres pays européens de considérer que les Français le sont.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a relevé la nuance, précisant que
dans l’ensemble les Européens prétendaient que les Français se considéraient
comme les experts des problèmes africains. Il a toutefois constaté que la
France et le Royaume-Uni avaient en commun une approche différente de

l’Afrique, s’inscrivant dans une perspective à long terme, malgré les relations
étroites entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La volonté de changer
l’Afrique prend en compte la nécessité de ne pas bouleverser les mentalités et
les attitudes des Africains.
M. Bernard Cazeneuve a noté que la complicité franco-britannique
n’avait pas été apparente dans la gestion du dossier rwandais.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a considéré qu’il convenait mieux en
l’occurrence de parler de conceptions communes. Les Britanniques ne diront
jamais que les Français connaissent mieux les problèmes africains, tant les
conceptions de l’Etat et la vision de l’Afrique sont proches dans les deux
pays. Pour la France, comme pour la Grande-Bretagne, l’instauration de la
démocratie doit être progressive et s’effectuer sans heurt. Toutefois, il est
non moins exact que l’on reconnaît maintenant un rôle réel à la France en
Afrique. De nombreux militaires burundais ont accompli leurs études en
France ou en Allemagne, les relations militaires avec la Belgique ayant été
rompues. Les gendarmes français présents au Burundi étaient donc
particulièrement bien acceptés, ils n’ont jamais fait l’objet de menaces.
S’agissant de la prévention des crises, il a souligné qu’il était clair
que la France, en faisant savoir qu’elle était prête à intervenir militairement, a
joué un rôle dissuasif, que ce soit au Tchad ou en Mauritanie quand, en
1976, le Polisario l’a attaquée à partir de l’Algérie. Ces actions préventives
ont été très efficaces. Il a indiqué qu’il n’était certes pas possible de prévoir
les conflits, mais qu’en montrant une certaine fermeté sans se contenter de
discours, une prévention pouvait être efficace. Il a estimé que le rôle
préventif joué par la France dans la région avait eu un effet certain et a
déclaré que la présence française au Rwanda en 1990 ne l’avait pas choqué,
car il avait vécu une situation identique au Tchad. Toutefois, lorsque le
conflit dégénère et que la situation dérape comme en 1994, on ne peut
empêcher que l’opinion publique se pose des questions qui peuvent causer
bien des dégâts dont on ne prend conscience que plus tard.
Les grands pays, tels que la France, le Royaume-Uni ou les
Etats-Unis, n’avaient pas d’intérêt particulier pour intervenir au Burundi ou
au Rwanda. Lorsque les Nations Unies, sur place, ont fait des propositions
cohérentes, ils ont eu tendance à les accepter. M. Ahmedou Ould-Abdallah a
reconnu que les Nations Unies avaient commis deux erreurs. La première,
quand les forces de la MINUAR ont accepté de reculer à la demande des
militaires rwandais. A ce sujet, il s’est déclaré persuadé que les forces de
l’ONU avaient reçu l’ordre de pénétrer dans l’aéroport afin de procéder aux
premières investigations lorsque l’avion a explosé au-dessus de l’aéroport.
Or des soldats hutus ivres les ont refoulés.

Le Président Paul Quilès a relevé l’importance des propos tenus
par M. Ahmedou Ould-Abdallah et lui a demandé si le contingent de l’ONU,
qui était sur place, avait la possibilité d’agir au regard des dispositions de la
Charte de l’ONU dans la mesure où il ressortait de son propos que les
troupes de l’ONU n’étaient pas obligées de laisser le terrain libre à des
émeutiers.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a précisé que le mandat de la
MINUAR au Rwanda relevait du chapitre VI et qu’elle devait par
conséquent agir en accord avec le gouvernement local. Cependant, lorsque la
situation s’est aggravée et a menacé la paix et la sécurité, la notion de
souveraineté nationale n’avait plus de légitimité, la situation n’étant plus
maîtrisable, le respect du droit international ne devait plus être une règle
intangible et l’action s’imposait. Or, à 20heures 45, des troupes de l’ONU
étaient présentes sur le terrain quand l’avion a explosé. Elles auraient dû
pénétrer dans l’aéroport. Il n’appartenait pas à un sergent chef rwandais de
leur imposer de reculer. Perdre la face dans de telles circonstances a entamé
la crédibilité de la MINUAR.
La seconde erreur a été de livrer une femme enceinte, Premier
Ministre, aux troupes ennemies. Un tel acte n’avait rien à voir avec une
décision du Conseil de Sécurité, car elle concernait une personne. Il s’agit là
de deux erreurs fondamentales de la MINUAR.
M. René Galy-Dejean a souhaité savoir d’où M. Ahmedou
Ould-Abdallah tenait ces renseignements.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’il les tenait de ses
collègues, présents à Kigali. En effet, les troupes des Nations Unies étaient
postées en permanence à l’aéroport, qui était une base militaire rwandaise.
Le Général Romeo Dallaire a donné l’ordre à certains de ses militaires de
pénétrer dans l’aéroport pour y effectuer une reconnaissance. Les militaires
rwandais les ont refoulés. Bien que cette information doive être vérifiée, il
s’est déclaré quasiment certain de son authenticité. Il a précisé que ces
événements l’avaient conduit par la suite à n’accepter d’être accompagné
dans ses fonctions au Burundi que par des troupes agissant en vertu du
chapitre VII, estimant qu’un militaire hors d’état d’agir se trouvait dans une
situation pire que celle d’un civil. Ce constat a hélas été vérifié lors du
massacre de Mme Agathe Unwilingiyimana, le Premier Ministre du Rwanda,
qui s’était réfugiée chez des militaires des Nations Unies, ces derniers, dès
lors qu’ils avaient accepté d’être désarmés avaient perdu tout ascendant
psychologique sur leurs agresseurs. Ils auraient dû s’interposer
physiquement, or ils n’en avaient pas le droit.

Revenant sur les propos de M. Ahmedou Ould-Abdallah selon
lesquels les crises pourraient être évitées, non pas par des discours, mais par
la fermeté des forces internationales présentes, M. Kofi Yamgnane a
considéré que des négociations ou des interventions devaient être possibles
avant qu’un malentendu ne se transforme en conflit ouvert, voire en
massacres. Considérant que l’Afrique n’avait mis en place aucune structure
pour régler les conflits, il s’est interrogé sur l’intérêt que pouvaient avoir les
pays du nord à prévenir les crises au sud.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a regretté qu’il n’y ait pas de
véritable prévention des conflits en Afrique, estimant toutefois qu’elle était
difficile à réaliser des lors que les populations sont déterminées à se battre.
Force est de constater que parfois les Nations Unies ne disposent pas de
moyens de prévention convaincants, pas plus que l’OUA. Pour empêcher les
conflits des pressions sont nécessaires pour décourager les parties d’avoir
recours à la violence. Elles doivent prendre conscience que la guerre pourrait
leur coûter cher. Il faut faire pression sur leurs leaders en interdisant la
délivrance des visas, en refusant des bourses à leurs enfants, en bloquant
leurs comptes en banque à l’étranger, etc. Il convient de faire en sorte que les
responsables des conflits ne se sentent en sécurité nulle part. Sans exercer ces
pressions, il ne sera pas possible d’empêcher les conflits. Les chefs de guerre
et de factions agissent comme des mafieux et la communauté internationale
doit parfois faire de même. Il n’est par contre pas fondamental de contrôler
les ventes d’armes, l’Afrique regorgeant d’armes individuelles, que ce soit au
Nigeria, au Zimbabwe ou au Soudan. Elles sont exportées par les mafias de
Hongkong, de Macao, de Russie, rendant tout contrôle impossible. Lorsque
les armes étaient exportées par des pays démocratiques, il était possible
d’exercer des pressions par l’intermédiaire des ONG ou de la presse pour
empêcher qu’elles soient livrées à des parties en conflit.
Les pays africains ne peuvent pas faire de prévention car ils ne
disposent pas de moyens de pression sur leurs habitants, notamment sur leurs
chefs de guerre. En revanche, les pays du nord ont, pour leur part, de
nombreuses raisons pour s’engager dans la prévention des conflits en
Afrique, ne serait-ce que pour éviter l’afflux de réfugiés sur leur territoire et
parce que les ONG et la presse en alertant l’opinion publique sur la situation
africaine les contraignent à l’action.
S’agissant de la gestion des crises africaines par les Africains, il a
déclaré ne pas partager l’analyse de M.Kofi Yamgnane et a considéré que
les crises africaines sont des crises internationales dont le règlement relève
des Nations Unies. Les crises menaçant la paix, telles que celles de Bosnie,
du Cambodge, de l’Afghanistan, du Liberia, ou du Burundi ont une

dimension internationale. Il a considéré qu’il existait une alliance objective
entre les bureaucrates africains qui cachent leur incompétence en affirmant
qu’ils vont, seuls, gérer leurs crises, et l’extrême droite européenne qui ne
souhaite pas intervenir en Afrique. Quand il s’agit d’intervenir en Haïti, en
Bosnie, au Cambodge ou en Afghanistan, les Européens et les Américains
répondent présents. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en Afrique, d’autant
qu’il existe des conflits d’intérêt entre puissances africaines, notamment
lorsqu’un grand pays domine une région et qu’il y impose son système? La
volonté récemment exprimée par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni
de soutenir une action concertée de troupes africaines peut paraître une
excellente initiative. Elle ne règle toutefois pas le problème des pays africains
qui ont recours à la force dans leurs relations avec leurs voisins. C’est la
raison pour laquelle M. Ahmedou Ould-Abdallah a souhaité que les crises
africaines soient gérées par la communauté internationale dont les
fondements démocratiques sont plus assurés que ceux des pays africains.
M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur la possibilité d’une nouvelle
crise identique à celle du Rwanda en Afrique.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative. Les pays
africains connaissent des violences, mais elles n’ont aucun point commun
avec un génocide. En effet, pour commettre un génocide, il faut l’avoir
pensé, planifié, il faut une volonté politique de massacrer toute une
population, ce qui nécessite le consentement des troupes qui massacreront la
population visée. Au Rwanda, l’exécution de telle ou telle personne, était
subordonnée à sa présence sur une liste communiquée par les autorités et
recensant tous les noms des victimes à abattre.
Après avoir rappelé que les accords d’Arusha prévoyaient le retrait
de la présence militaire française au Rwanda,M. Michel Voisin a indiqué
que des voix s’étaient élevées pour dire que leur maintien aurait pu éviter
l’aggravation de la situation. Il a souhaité connaître le sentiment de
M. Ahmedou Ould-Abdallah sur ces commentaires.
M. Ahmedou Ould-Abdallah n’a pu affirmer que le maintien des
troupes françaises aurait suffi à éviter le génocide. Toutefois, il est certain
que leur présence aurait eu un effet dissuasif beaucoup plus crédible que celle
des troupes de la MINUAR, dans laquelle un contingent pouvait refuser
d’exécuter un ordre donné par un chef d’une autre nationalité. Il a fait part
de sa satisfaction à l’annonce de l’opération Turquoise, à un moment où les
Nations Unies connaissaient une situation extrêmement difficile et étaient
discréditées après les événements de Bosnie et de Somalie. Par l’opération
Turquoise la communauté internationale prouvait qu’elle existait, qu’elle

agissait et qu’elle pouvait dire « non », c’est-à-dire s’opposer aux
événements. L’opération Turquoise a démontré qu’un contingent national
structuré était plus crédible qu’un assemblage de contingents ne disposant
pas d’une chaîne unique de commandement. S’agissant du retrait des troupes
françaises, il avait été exigé par le FPR, la question de leur maintien ne se
posait donc pas.
M. François Loncle a remercié M. Ahmedou Ould-Abdallah pour
la pertinence de ses analyses, mais a demandé si, dans le cas de crises
mineures en Afrique, il ne serait pas plus judicieux que l’ONU aide l’OUA à
se renforcer pour lui permettre d’intervenir. Il a ensuite fait observer que, à
maintes reprises, des démarches et des textes de l’Eglise catholique de la
région avaient eu pour effet de dresser les ethnies les unes contre les autres,
et s’est interrogé sur le rôle réel qu’elle avait pu jouer directement ou
indirectement dans l’enchaînement des événements de la crise rwandaise.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a rappelé que l’OUA avait créé, en
1994, un bureau appelé « organe central pour la prévention et la gestion des
conflits », au renforcement duquel tous les grands pays ont contribué en
fournissant soit des experts soit des équipements. Cet organe existe donc,
mais il est vrai qu’il mérite plus d’intérêt afin de gagner en efficacité. Il a
souligné la difficulté de répondre à la question concernant le rôle de l’Eglise
catholique, qui a une présence historique dans la région. Quand les grands
pays ont donné le Congo au roi Baudouin, celui-ci a fait appel aux
Britanniques pour la gestion des mines et à l’Eglise pour les soins,
l’éducation, l’administration et l’évangélisation de la population. Au Rwanda
et au Burundi, l’Eglise a joué un rôle assez positif au plan agricole, par
exemple. Ces deux pays, malgré leurs difficultés, étaient autosuffisants sur le
plan alimentaire. En outre, les taux de scolarisation étaient cinq à six fois plus
élevés que dans le reste de l’Afrique. Les cuisiniers, les jardiniers,
contrairement au reste de l’Afrique, savaient lire et écrire. Il a été dit que
l’Eglise avait encouragé le surpeuplement, qu’elle avait évité l’urbanisation
qui aurait facilité l’intégration, les gens des villes ne sachant pas s’ils sont
Hutus ou Tutsis. Pour avoir passé beaucoup de temps avec des prêtres et des
évêques, il a pu témoigner de leurs difficultés face aux antagonismes
ethniques.
M. Pierre Brana a constaté que ces régions étaient surpeuplées et
que le contrôle des naissances avait certainement été freiné par l’Eglise.
M. Ahmedou Ould-Abdallah en a convenu. Il a considéré que l’un
des grands problèmes, souvent sous-estimé, de la région des Grands lacs,
était bien le surpeuplement auquel s’ajoutait la pauvreté. Le Burundi, avec

une surface de 28 000 km², compte 6 millions d’habitants et le Rwanda qui
est de taille comparable en comptait 7 millions; l’ensemble du Kivu est
surpeuplé. Les crises successives ont déterminé les populations à avoir plus
d’enfants ; c’était pour elles une question de survie car il ne fallait pas laisser
la place aux autres.
Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur les solutions
envisageables dans une région qui, depuis trente ans, connaît des massacres
et des déplacements de populations. Comment enrayer un processus qui
semble s’autoalimenter en raison de l’interaction de facteurs tels que le
développement des extrémismes, la ruine d’une économie en perdition et la
surpopulation ?
M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné l’importance du sujet.
Depuis 1959 ces pays sont en crise. Tout a commencé au Rwanda avec le
massacre et l’expulsion des Tutsis, au moment de l’indépendance, puis a
continué au Burundi, les cycles de violence revenant tous les trois ans. Les
violences que ces pays ont connues ont revêtu une particulière gravité depuis
près de quarante ans. En outre, leurs conflits ont divisé les pays occidentaux,
l’ONU et l’OUA. Le Rwanda et le Burundi ont réussi à culpabiliser les autres
pays en leur faisant prendre position pour ou contre telle ou telle ethnie. Il a
insisté sur le fait que la communauté internationale se devait de dénoncer
haut et fort ce qui s’est passé, et ce qui se passe encore, mais qu’elle ne
devait pas entrer dans les affaires internes de ces pays. La seule façon d’aider
ces populations victimes de leur histoire -elles se sont enfermées dans un
véritable ghetto psychologique-, est de refuser de se prêter à tout chantage. Il
faut rétablir parmi elles le respect des droits de l’homme et aider notamment
le Burundi à sortir de l’embargo qui lui est imposé.
M. Jacques Myard a considéré que la croissance démographique
de pays comme le Rwanda, le Burundi et le Kenya et au-delà le Maghreb et
l’Egypte posait le double problème du contrôle des naissances et de la
surpopulation. La poursuite de cette évolution bloquerait à terme tout
développement et produirait une jeunesse « interdite d’avenir », susceptible
de programmer de futures catastrophes.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné qu’avec une croissance
démographique de 3 à 4 %, la croissance économique devrait être d’au moins
8 %, ce qui était tout à fait impossible pour des pays pauvres et enclavés.
Actuellement le Rwanda exporte son café vers Mombasa ; or son
acheminement est entravé par le rançonnement effectué par les douaniers et
policiers corrompus qui arrêtent et pillent les transporteurs. Les agriculteurs
et les éleveurs sont qualifiés, et indépendants économiquement, mais ils

manquent de terres et de débouchés et se retrouvent piégés comme ils ont
piégé la communauté internationale. Face aux contradictions internes des
pays africains, la seule solution plausible réside dans le développement
économique qui doit constituer la clef de voûte de l’intervention des pays du
nord.

Audition de M. Bernard LODIOT
Ambassadeur en Tanzanie (22 mars 1990-10 décembre 1992)
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bernard Lodiot, qui a été
ambassadeur de France en Tanzanie de mars 1990 à décembre 1992.
Il a rappelé qu’en 1990 et 1991, la Tanzanie a offert sa médiation à
l’Ouganda et au Rwanda pour que soit trouvé un accord concernant le conflit
entre le Président Habyarimana et le FPR ainsi que le grave problème des
réfugiés. La Tanzanie a également proposé sa médiation en 1992 dans la
négociation d’Arusha pour pacifier définitivement le Rwanda. Elle a donc
joué un rôle diplomatique extrêmement actif.
M. Bernard Lodiot a précisé que pendant toute la durée de son
séjour à Dar Es-Salam, le problème du Rwanda et de la stabilité régionale a
toujours été au coeur des entretiens qu’il avait eu, tant avec le Président
Mwinyi qu’avec le ministère des Affaires étrangères et ses divers
interlocuteurs habituels. Tout ce qui pouvait risquer de porter atteinte à la
stabilité régionale était une source de préoccupations pour la Tanzanie.
Le problème des réfugiés constituait une préoccupation majeure
pour Dar Es-Salam.. M. Bernard Lodiot a cité un entretien entre M. Jacques
Pelletier, qui était alors Ministre de la Coopération, et le Président Mwinyi,
au cours duquel ce dernier disait à son interlocuteur : « On n’a jamais
entendu parler d’un seul réfugié tanzanien à l’extérieur. En revanche, nous
accueillons sur notre sol des centaines de milliers de réfugiés rwandais,
burundais ou zaïrois. C’est à ce titre que nous appelons la communauté
internationale à prendre en compte ce problème des réfugiés et à nous aider
à le régler. »
Le Rwanda était à l’évidence une des préoccupations majeures de la
politique étrangère de la Tanzanie.
Au départ, la Tanzanie témoignait une sympathie non dissimulée
pour le Président Museveni, une attente un peu impatiente vis-à-vis du
Général Habyarimana à qui il était reproché de ne pas faire assez pour ouvrir
le dialogue politique à l’opposition, et enfin beaucoup d’agacement à l’égard

du Maréchal Mobutu que l’on accusait de se mêler de choses qui le
regardaient peu et pour des fins de pure politique intérieure.
M. Bernard Lodiot a déclaré avoir entendu le Président et ses
interlocuteurs dire que la présence militaire française au Rwanda était
légitime car fondée sur des accords : ils espéraient que la France exercerait
sur Habyarimana les pressions nécessaires pour que le processus
démocratique s’accélère. Il n’a jamais perçu chez ses interlocuteurs
tanzaniens la moindre acrimonie ou la moindre réticence vis
-à-vis de la
politique du Gouvernement français.
Le Président Paul Quilès a évoqué une réunion tripartite d’octobre
1990 entre M. Mwinyi, M. Museveni et le Président Habyarimana soulignant
que cette réunion avait dégagé des principes qui auraient pu permettre un
règlement du conflit, il a demandé à M.Lodiot comment il expliquait l’échec
de ces premières initiatives.
M. Bernard Lodiot a mis en avant la méfiance entre les Présidents
Habyarimana et Museveni.
Il a fait remarquer que les principes qui avaient été acquis à la
conférence de Mwanza, à savoir l’engagement du Président Habyarimana de
renforcer l’ouverture politique de son gouvernement sous les auspices de
l’OUA, et l’engagement de la Tanzanie et de l’Ouganda de faire pression sur
le FPR pour qu’il accepte à la fois le cessez-le-feu et son contrôle par des
troupes neutres, constituaient des préalables dont les conditions ne
paraissaient pas réunies à l’époque. Personne ne croyait beaucoup au
cessez-le-feu.
La mise sur pied d’un groupe d’observateurs militaires était rendue
d’autant plus difficile qu’on ne savait pas à quel pays faire appel pour le
constituer. Tout cela explique qu’à l’issue de la rencontre de Mwanza le
pessimisme était tout à fait réel.
Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi il n’avait pas été
possible de mettre en place ce groupe d’observateurs militaires. Il a fait
remarquer qu’il semblait un peu étrange, avec le recul du temps, qu’on puisse
prendre des décisions, sans se préoccuper de leur mise en oeuvre.
M. Bernard Lodiot a rappelé que les quatre-vingts observateurs
militaires dont on parlait à l’époque, sont apparus, d’entrée de jeu, tout à fait
insuffisants pour contrôler l’intégralité du cessez-le-feu.

Il était indispensable, par ailleurs, de trouver des observateurs
neutres. La Tanzanie, si elle contribuait à la constitution de ce groupe
d’observateurs militaires, n’offrait pas la garantie que ses troupes seraient
neutres et suffisamment objectives.
Le faible nombre d’observateurs militaires sur lequel on s’était
entendu à l’origine et la difficulté de trouver des observateurs militaires
venant d’autres pays non voisins du Rwanda n’ont donc fait qu’alimenter le
pessimisme de l’époque.
Le Président Paul Quilès a évoqué une conférence sur les réfugiés
tenue à Dar Es-Salam au mois de février 1991 et souligné que cette
conférence a formulé des propositions qui n’ont pas été appliquées sur le
terrain.
Il a demandé à M. Lodiot s’il jugeait que les uns et les autres
s’étaient suffisamment engagés dans la traduction en actes concrets de ces
intentions.
M. Bernard Lodiot a souligné qu’aucun des pays n’avait les
moyens financiers de contribuer à résoudre le problème des réfugiés dans la
région. C’est la raison pour laquelle la Tanzanie a constamment fait appel à
l’Europe et, en particulier, à la France, pour aider à résoudre ce problème.
Mais les moyens financiers n’ont jamais suivi.
M. Pierre Brana a demandé si des pressions étaient exercées par le
Gouvernement de la Tanzanie et son Président, auprès de M.Habyarimana,
pour que ce dernier accepte le retour des réfugiés présents en Ouganda
depuis 1959.
M. Bernard Lodiot a répondu que M. Mwinyi a souvent dit à
M. Habyarimana qu’il fallait qu’il acc
epte le retour des réfugiés où qu’ils
soient, aussi bien en Ouganda qu’en Tanzanie. Le Président Mwinyi était très
souvent agacé par le FPR. Il a déclaré avoir entendu le Ministre des Affaires
étrangères s’exclamer : « Ils exagèrent, ils posent des conditions absolument
inacceptables par Habyarimana. »
Le gouvernement tanzanien était finalement plus proche de
l’opposition démocratique rwandaise que du FPR car ce dernier, du fait de
ses exigences estimées outrancières à Dar Es-Salam, avait perdu beaucoup
de crédibilité.

M. Yves Dauge a demandé si le FPR avait une existence et une
action en Tanzanie, ou si les réfugiés y attendaient simplement un éventuel
retour sans participer au conflit.
M. Bernard Lodiot a répondu que le FPR n’avait pas de base à
Dar Es-Salam, mais qu’il existait des camps de réfugiés.
M. Pierre Brana a demandé si le gouvernement tanzanien était
conscient que le problème des réfugiés rwandais d’Ouganda, avec un FPR
qui bénéficiait du soutien logistique du Président Museveni, pouvait
constituer un facteur de déséquilibre profond pour toute la région dans les
années à venir.
M. Bernard Lodiot a répondu que le gouvernement tanzanien
n’avait sûrement pas considéré à l’époque que la présence des réfugiés
rwandais en Ouganda et l’attaque de 1990 pouvaient constituer le facteur
déclenchant d’une crise grave au Rwanda. En fait, la Tanzanie était plus
préoccupée par les réfugiés rwandais sur son propre sol que par les réfugiés
rwandais dans les autres pays.
M. Pierre Brana a pris acte que les deux grandes préoccupations
de la Tanzanie étaient, d’une part, les réfugiés et, d’autre part, la stabilité de
la région. Il a demandé si le gouvernement tanzanien faisait le lien entre ces
deux problèmes.
M. Bernard Lodiot a estimé que le gouvernement tanzanien n’avait
pas pris toute la mesure du risque.
Le Président Paul Quilès a demandé si gouvernement tanzanien
était proche du gouvernement ougandais, s’il avait de bonnes relations avec
lui.
M. Bernard Lodiot a confirmé qu’il y avait toujours eu de bonnes
relations entre les gouvernements tanzanien et ougandais.
Le Président Paul Quilès a demandé si ces bonnes relations avaient
amené la Tanzanie à garder une attitude de stricte neutralité quand les choses
se sont envenimées sur le plan militaire.
M. Bernard Lodiot a répété que le Président Mwinyi avait toujours
entretenu de bonnes relations avec le Président Museveni mais que le FPR
avait fini par singulièrement l’agacer. Il a cité l’exemple de la conférence
d’Arusha de juillet 1992 où les exigences de la délégation du FPR avaient
provoqué une sérieuse crise entre le facilitateur tanzanien et cette délégation.

Le Président Paul Quilès a rappelé que le progrès des négociations
avait été dû en grande partie à l’attitude du Ministre des Affaires étrangères
du premier gouvernement pluripartite du Rwanda, M.Ngulinzira. Il a
demandé quelles étaient les relations entre le Président Habyarimana et son
Ministre et quelle avait été l’attitude de la France au regard des divergences
qui opposaient les deux hommes.
M. Bernard Lodiot s’est déclaré avoir été très frappé par
l’expérience, la cohésion et l’intelligence de la délégation du FPR, en
comparaison d’une délégation gouvernementale rwandaise dépourvue
d’instruction. M. Ngulinzira était issu de l’opposition démocratique. Ses
relations avec le Président Habyarimana n’étaient pas bonnes, pas plus
qu’avec les autres membres de la délégation. Cette situation avait produit
une impression extrêmement pénible sur la présidence tanzanienne et les
observateurs.
Le Président Paul Quilès a demandé s’il était vrai que
M. Ngulinzira avait fait progresser les négociations et comment ses efforts
étaient ressentis par les gens proches du Président Habyarimana.
M. Bernard Lodiot a rappelé que le facilitateur tanzanien avait, au
préalable, demandé à la délégation gouvernementale rwandaise de s’entendre
avec le Président Habyarimana. La délégation rwandaise était donc retournée
à Kigali et avait obtenu du Président rwandais des instructions beaucoup
plus précises qu’en juillet 1992.
M. Yves Dauge a demandé s’il y avaiten Tanzanie une population
tutsie présente depuis des générations, comme cela était le cas dans d’autres
pays avoisinants.
M. Bernard Lodiot à répondu qu’à l’origine, il n’y avait pas de
population tutsie en Tanzanie.
M. Yves Dauge a demandé si les Tutsis ont participé à des
gouvernements tanzaniens.
M. Bernard Lodiot a répondu par la négative. La politique
tanzanienne vis-à-vis des réfugiés a toujours consisté à permettre leur
installation en leur donnant des terres et la possibilité de s’intégrer,
notamment en leur octroyant la nationalité tanzanienne, ce qui n’allait pas
sans tensions parfois avec les populations locales qui se sentaient
particulièrement frustrées. Mais il n’y a jamais eu d’incident majeur entre les
réfugiés et les populations locales.

Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi la Tanzanie avait
été choisie, de préférence au Zaïre, pour être le pays facilitateur de la
négociation.
M. Bernard Lodiot a rappelé que le Président Mobutu n’avait pas
toute la sympathie qu’on aurait pu attendre de la part des pays de la région.
En revanche, compte tenu de sa politique vis-à-vis des réfugiés et de son
souci affiché de stabilité régionale, compte tenu également du passé et de la
personnalité du Président Nyerere, la Tanzanie avait toujours été un des pays
les plus respectés dans la région.
Le Président Paul Quilès a demandé si les Etats-Unis et la
Belgique avaient un avis sur ce choix et quels étaient les rapports de ces pays
avec la Tanzanie au cours de ces négociations.
M. Bernard Lodiot a précisé qu’après avoir connu des vicissitudes
très graves, les relations entre les Etats-Unis et la Tanzanie étaient
redevenues bonnes. Il a indiqué qu’il assistait à la conférence d’Arusha en
tant qu’observateur de même que l’ambassadeur des Etats-Unis,
l’ambassadeur du Burundi et le directeur d’Afrique au ministère belge des
Affaires étrangères. Les Belges, les Français et les Américains étaient les
observateurs occidentaux privilégiés. Il a ajouté que l’on attendait moins des
Américains que des Français pour faire pression sur le gouvernement
rwandais.
M. Pierre Brana a demandé s’il avait eu l’impression que les
Etats-Unis s’intéressaient beaucoup plus que par le passé à l’Afrique
orientale.
M. Bernard Lodiot a répondu par la négative.
M. Pierre Brana a demandé si les Etats-Unis attachaient une
attention particulière au Rwanda.
M. Bernard Lodiot a répondu à nouveau par la négative et a
déclaré que l’ambassadeur américain présent comme observateur obéissait à
ses instructions mais semblait avoir une connaissance assez limitée du
dossier.
Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait
réagi lorsqu’il a été question d’installer à la frontière entre l’Ouganda et le
Rwanda et au Rwanda même des contingents sous l’autorité de l’ONU et
que les Français se sont engagés à retirer leurs troupes du Rwanda.

M. Bernard Lodiot a répondu que les Tanzaniens n’ont jamais
insisté sur ce point. Le problème s’est posé lorsque le groupe d’observateurs
militaires a été mis en place. L’article 2, paragraphe 6 de l’accord de N’Sele
prévoyait qu’il fallait que les troupes étrangères quittent le Rwanda. Or, les
Tanzaniens n’ont jamais exercé de pression pour que cette stipulation
s’applique à la France.

Audition de M. Georges ROCHICCIOLI
Ambassadeur en Tanzanie (10 décembre 1992-4 mai 1995)
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Georges Rochiccioli,
ambassadeur de France en Tanzanie de décembre 1992 à mai 1995. Il a
souligné que M. Georges Rochiccioli a occupé ses fonctions au moment où
les négociations d’Arusha, après de nombreuses difficultés, ont débouché sur
les accords d’août 1993.
M. Georges Rochiccioli a tout d’abord exposé qu’il n’avait jamais
entendu prononcer le mot Rwanda à l’occasion des visites qu’il avait rendues
aux différentes administrations, cellules et autorités militaires, avant son
départ en poste, sauf au quai d’Orsay bien entendu.
Au Département, la négociation d’Arusha était suivie par un
observateur que le ministère envoyait en fonction de l’importance des sujets
traités. En son absence, la relève était prise par les diplomates en poste à Dar
Es-SalaM. Pour des raisons diverses, le Département a mis fin à cette
procédure d’observateurs particuliers et lui a demandé de suivre à temps
complet cette négociation d’Arusha, avec son collaborateur,
M. Jean-Christophe Belliard, ce qu’ils ont fait jusqu’au mois d’août, au cours
duquel ont été signés les accords.
Certes, la mission était essentiellement une mission d’observation,
de contact avec les autorités tanzaniennes qui jouaient le rôle de facilitateur
et avec des diplomates belges, allemands et américains qui étaient eux
-mêmes
également observateurs. Bien entendu, au moment où les sujets les plus
importants étaient traités, l’ambassadeur de France au Rwanda, qui avait la
connaissance du sujet et des hommes, venait en renfort à Arusha pour
participer également à la négociation.
La mission n’avait aucune autre instruction que de suivre et
maintenir les contacts, tant avec ceux qui négociaient qu’avec ceux qui
entouraient la négociation, et de rendre compte au Département.
Ultérieurement, après l’attentat d’avril 1994, l’ambassade en
Tanzanie a eu à connaître des événements du Rwanda en raison de l’afflux de
réfugiés qu’ils avaient provoqués sur le territoire tanzanien. Là aussi, la

mission de M. Rochiccioli fut de renseigner Paris sur la situation des camps
où se regroupaient ces réfugiés et son évolution possible tout en maintenant
les contacts les plus étroits, tant avec les différentes ONG présentes qu’avec
les organismes relevant des Nations Unies.
Le Président Paul Quilès a demandé des indications sur l’attitude
de la Tanzanie et des observateurs belges et américains à l’égard de la
revendication du FPR qui consistait à poser le retrait des troupes françaises
comme préalable à toute discussion sur la formation d’une nouvelle armée
nationale rwandaise. Il a rappelé que le prédécesseur de M.Georges
Rochiccioli avait rapporté que la Tanzanie considérait que, puisqu’il y avait
un accord entre la France et le Rwanda, cette présence n’était pas
fondamentalement critiquable.
M. Georges Rochiccioli a expliqué que le rôle des autorités
tanzaniennes dans cette négociation avait véritablement été un rôle d’arbitre.
Elles tenaient à leur rôle de facilitateur. Elles avaient pu amener les
différentes parties à Arusha et, pendant toute la négociation, elles se sont
vraiment efforcées de maintenir la balance entre le FPR et le gouvernement
rwandais de l’époque, de façon très neutre, du moins la plus neutre possible.
A leur avis, il n’était pas question d’imposer le départ des troupes françaises
du Rwanda comme condition essentielle à l’aboutissement de la négociation
qui se déroulait à Arusha.
Il convient de rendre hommage à l’action qu’ont menée les autorités
tanzaniennes à l’époque. Elles se sont toujours efforcées de jouer leur rôle de
facilitateur dans la plus grande neutralité possible et de renseigner les
différents observateurs qui suivaient la négociation.
Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait
réagi lorsqu’il y avait eu violation du cessez-le-feu par le FPR en février
1993. D’après ce qu’on peut savoir, le gouvernement tanzanien aurait
demandé à la France de faire davantage pression sur le Président
Habyarimana pour faire cesser les exactions contre les Tutsis.
M. Georges Rochiccioli a déclaré qu’il ne pouvait pas répondre à
cette question. Il ne se souvenait pas de pressions insistantes des autorités
tanzaniennes pour amener la France à changer de politique au Rwanda.
M. Pierre Brana a demandé en quoi consistait le rôle de
M. Rochiccioli, s’il rencontrait les différents protagonistes et s’il avait des
entretiens avec eux .

M. Georges Rochiccioli a exposé qu’il assurait une permanence
constante à Arusha avec son collaborateur, M. Jean-Christophe Belliard, sauf
lorsqu’il y avait quelques temps morts. Leur présence était quasi-continue.
Tout se passait dans le cadre assez réduit d’un hôtel. Il leur était permis
d’assister à certains moments de la négociation dans la salle des séances. Le
reste du temps les contacts se faisaient en commission avec les autorités
tanzaniennes qui leur rendaient compte de l’évolution des négociations
lorsqu’elles se déroulaient en dehors de la présence des observateurs. Cela se
faisait sur un plan informel mais quotidien.
M. Pierre Brana a demandé s’il y avait beaucoup de huis-clos.
M. Georges Rochiccioli a précisé que les négociations étaient assez
ouvertes.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir s’il y avait beaucoup de
discussions de couloirs.
M. Pierre Brana a demandé si ces conversations en coulisses se
faisaient devant les observateurs.
M. Georges Rochiccioli a répondu par l’affirmative.
M. Pierre Brana s’est enquis de savoir quels observateurs étaient
présents en permanence outre la France.
M. Georges Rochiccioli a précisé qu’il y avait les Belges, les
Allemands et les Américains. L’Egypte était également représentée en
permanence, ainsi que le Zaïre, le Burundi et le Zimbabwe. Tous les pays
africains n’étaient pas représentés.
M. Pierre Brana a demandé s’il y avait un représentant permanent
de l’OUA.
M. Georges Rochiccioli a répondu que par la négative.
Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il y avait un
représentant du Président Museveni, qui avait de fait une double casquette.
M. Georges Rochiccioli a précisé que le Président Museveni n’était
pas représenté en tant que Président de l’OUA.
Le Président Paul Quilès a rappelé qu’au cours de son audition
devant la mission, M. Gasana, qui avait participé aux négociations en qualité

de Ministre de la Défense du Rwanda, avait regretté la faiblesse de la
contribution française à ces négociations.
Il a demandé à M. Rochiccioli comment il pouvait expliquer ce
jugement et si la France aurait pu faire plus.
M. Georges Rochiccioli a estimé qu’à partir du moment où la
négociation plaçait les deux parties sous l’égide du facilitateur tanzanien, qui
plus est à Arusha même, la France et les autres observateurs n’avaient rien
d’autre à faire que du lobbying ou de l’observation au sens strict. Il a émis
l’hypothèse qu’il fallait peut-être comprendre l’observation de M. Gasana
comme un reproche fait à la France de ne pas avoir exercé de pressions en
dehors du contexte d’Arusha.
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Gasana parlait
d’Arusha.
M. Georges Rochiccioli a déclaré que la France ne pouvait agir
autrement qu’elle l’a fait à moins d’outrepasser son rôle d’observation.Il a
fait remarquer que si les observateurs étaient sortis de leur rôle, cette attitude
aurait été vraisemblablement très mal perçue par les Tanzaniens. Certains
observateurs faisaient quand même un peu d’activisme comme l’ambassadeur
américain, par exemple.
Le Président Paul Quilès a demandé de quelle façon.
M. Georges Rochiccioli a expliqué que l’ambassadeur américain
tenait des propos qu’on pouvait qualifier de soutien aux positions défendues
par le Président Museveni. Mais ce n’étaient que des propos de couloir car il
n’intervenait jamais au cours de la négociation proprement dite.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Rochiccioli avait assisté à
la rencontre de Dar Es-Salam qui s’est déroulée le 4 et le 5avril, avant
l’attentat.
M. Georges Rochiccioli a confirmé sa présence à cette rencontre.
Tous les membres du corps diplomatique y avaient été conviés par le
Président Mwinyi.
M. Pierre Brana a demandé si M. Rochiccioli avait perçu une
certaine tension. On a lu un peu partout qu’il y avait eu des retards, plus ou
moins voulus dans le déroulement des travaux.

Le Président Paul Quilès a relevé que l’on avait dit que Président
Museveni aurait retenu le Président Habyarimana.
M. Georges Rochiccioli a déclaré qu’il n’avait rien remarqué de
particulier. Dans certains pays, les emplois du temps sont bien souvent un
peu bouleversés. A posteriori, si on interprète ces modifications comme le
résultat de calculs politiques, toutes les conclusions sont possibles.
M. Pierre Brana a demandé si les participants avaient l’impression
de vivre un moment important.
Le Président Paul Quilès a rappelé que d’après certains
témoignages, il s’agissait presque de l’aube d’une ère nouvelle et que l’on
était convaincu que tous les problèmes allaient enfin se régler. Il paraît que le
Président Museveni voulait faire venir le Président Habyarimana en Ouganda
pour accomplir des progrès décisifs dans le processus de paix.
M. Georges Rochiccioli a estimé que l’évolution des attitudes
n’était pas aussi spectaculaire et que cette réunion ne serait pas entrée dans
l’histoire, s’il n’y avait pas eu l’accident malheureux qui l’a suivie. Dire le
contraire est un peu une réécriture de l’histoire.
M. Bernard Cazeneuve a relevé que de nombreux témoignages
rapportaient que le Président Habyarimana avait déclaré à la fin de la réunion
à laquelle il avait assisté qu’il considérait que des choses déterminantes
s’étaient passées et qu’il croyait, pour la première fois depuis le début du
processus de négociation à Arusha, que le dialogue et la réconciliation
étaient possibles.
Il a également été indiqué que le Président Museveni avait demandé
au Président Ntaryamira de rentrer avec le Président Habyarimana à Kigali
pour se rendre plus facilement le lendemain à Kampala afin de participer à
une réunion de travail destinée à sceller définitivement leur accord.
M. Georges Rochiccioli a répondu qu’il n’avait aucune information
à ce sujet.
M. Jacques Myard a demandé si, à la fin de cette journée du 6
avril, M. Rochiccioli était au courant de ce qui s’était passé lors des
négociations ou s’il attendait un compte rendu.
M. Georges Rochiccioli a indiqué qu’il avait directement suivi les
négociations à Arusha, mais qu’à Dar Es-Salam il devait attendre la

publication d’un compte rendu, ce qui n’avait pas encore été fait le soir du 6
avril.
M. Jacques Myard a demandé si ce compte rendu avait été publié
par la suite.
M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative car après
l’attentat, les problèmes ont pris une autre envergure.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur le fonctionnement
diplomatique d’un processus comme celui d’Arusha. Deux parties
négociaient entre elles : le FPR et le gouvernement d’Habyarimana. Il y avait
un facilitateur, le gouvernement tanzanien, et des observateurs. On peut
s’interroger sur le rôle de ces observateurs : soit ils observent sans rien dire
et, dans ce cas, il s’agit d’un exercice dont l’utilité politique mérite sans
doute d’être démontrée ; soit ils interviennent et, dans ce cas, il est
intéressant de comprendre comment ils interviennent, quels objectifs ils
poursuivent en intervenant et quelles sont les relations qui se nouent entre
eux.
M. Georges Rochiccioli a répondu que le rôle des observateurs
était d’observer.
M. Bernard Cazeneuve s’est inquiété de cette activité.
M. Georges Rochiccioli a précisé que, dans la négociation
d’Arusha, il faisait de l’observation de terrain et que l’ambassadeur de France
au Rwanda venait en renfort lorsque la négociation prenait une tournure
importante sur des points essentiels. Le rôle l’ambassade de Dar Es-Salam
était un rôle d’observation, au sens le plus plat du terme. Bien entendu, le
Département lui demandait de temps à autre de faire passer des messsages à
l’autorité tanzanienne qui servait de facilitateur. Les messages aux
délégations rwandaises étaient en revanche délivrés par l’ambassadeur au
Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve, rappelant que les observateurs assistaient
à l’ensemble des réunions, en tiraient des informations qui pouvaient aboutir
éventuellement à des conclusions et des démarches communes, a demandé
s’ils avaient beaucoup de contact entre eux.
M. Georges Rochiccioli a déclaré que ses relations avec ses
collègues, allemands et belges en particulier, étaient particulièrement étroites
et que l’échange d’informations était vraiment très loyal. Avec les collègues
africains, la communication passait bien. Avec les Tanzaniens, la

communication passait très bien parce qu’ils jouaient le jeu très loyalement et
très correctement.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Georges Rochiccioli se
souvenait de messages que le Département aurait pu demander de faire
passer au facilitateur par l’intermédiaire de l’ambassadeur au Rwanda ou par
lui-même.
M. Charles Cova a demandé si l’ambassadeur au Rwanda lui
apportait une aide pour la connaissance des dossiers et des hommes.
M. Georges Rochiccioli a précisé que l’ambassadeur au Rwanda
n’était pas chargé de lui apporter une aide. Lorsque la négociation le
justifiait, il faisait le déplacement pour Arusha, et lorsque les sujets abordés
étaient très importants, il venait vraisemblablement avec des instructions du
Département.
M. Charles Cova a demandé si l’ambassadeur au Rwanda lui
demandait d’intervenir auprès des Tanzaniens pour leur communiquer des
messages.
M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative.
M. Charles Cova a demandé si M. Rochiccioli avait uniquement un
rôle de messager.
M. Georges Rochiccioli a répondu par l’affirmative et qu’il se
considérait comme un messager informel.
M. Jacques Myard a souhaité savoir ce que voulait dire le terme
« messager informel » et si on pouvait l’assimiler au rôle d’un «petit
télégraphiste ».
M. Georges Rochiccioli a répondu qu’un consensus existait sur la
nécessité de faire aboutir les accords d’Arusha et que chaque observateur
s’efforçait non pas d’orienter les débats, mais de faire passer certains
messages, de faire apparaître certaines difficultés, de compléter
éventuellement l’information des Tanzaniens sur des points précis.
M. Pierre Brana a demandé si l’ambassadeur de France au Rwanda
avait des contacts directs avec les négociateurs, que ce soit l’équipe du
Président Habyarimana ou le FPR.

M. Georges Rochiccioli a déclaré que l’ambassadeur au Rwanda
était un observateur plus engagé du fait de sa connaissance beaucoup plus
grande des dossiers.
M. Pierre Brana a demandé si l’ambassadeur au Rwanda avait des
messages du Département à faire passer aux négociateurs.
M. Georges Rochiccioli a répondu qu’il ignorait la réponse à cette
question.
Le Président Paul Quilès a demandé a partir de quel moment le
représentant de l’ONU à Arusha avait participé aux discussions et quelle
avait été sa contribution à la conclusion de l’accord.
M. Georges Rochiccioli a observé que la présence du représentant
des Nations Unies ne l’avait pas marqué de façon particulière.
Le Président Paul Quilès a noté que si la contribution de ce
représentant avait été très forte, elle aurait marqué M. Georges Rochiccioli.
M. Georges Rochiccioli a estimé que la contribution de ce
représentant n’avait pas été essentielle à la signature des accords.

Audition de M. Jean-Christophe BELLIARD
Premier Secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie (avril
1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité d’observateur
aux négociations d’Arusha
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Jean-Christophe Belliard, premier Secrétaire à
l’ambassade de France en Tanzanie de 1991 à 1994 et, à ce titre, observateur
pour la France du processus des négociations d’Arusha, le Président Paul
Quilès a mis l’accent sur l’intérêt de cette audition puisque le processus de
négociations dont M. Jean-Christophe Belliard avait été observateur était au
coeur des préoccupations de la mission, certains considérant même que c’est
l’hostilité à leur entrée en application qui avait pu être le motif de l’attentat
contre le Président Habyarimana. Il a ajouté que pour la mission
d’information, il était très utile, et même essentiel, d’étudier attentivement le
contenu de ces accords, leur faisabilité, leur perspective d’application et la
position des différents participants aux négociations qui ont permis leur
élaboration.
M. Jean-Christophe Belliard a tout d’abord exposé qu’agent du
cadre d’Orient maîtrisant le swahili et le somali, il avait fait l’essentiel de la
première partie de sa carrière en Afrique, au Kenya puis au Soudan, après
quoi, entre 1987 et 1991, il avait été affecté à la direction des Affaires
africaines et malgaches où il s’était occupé du Rwanda et du Burundi, et
ensuite en Tanzanie comme adjoint de l’Ambassadeur. Il a précisé que c’est
au cours de ce séjour tanzanien qu’il lui avait été demandé d’aller à Arusha et
qu’il en avait suivi les négociations pendant environ seize mois.
Il a ajouté qu’il avait été présent à Arusha en juin 1992, pour la
première négociation, qui a conduit à un cessez-le-feu et à la création du
Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN), puis pour la négociation
et la signature du protocole sur l’Etat de droit, pour celles du protocole sur
la question des réfugiés, et qu’il avait ensuite suivi la négociation sur le
partage du pouvoir et la négociation militaire, sur le reformatage de l’armée
et la question des pourcentages, jusqu’à la conclusion. Il a précisé que les
deux parties ayant gardé pour la fin les sujets les plus difficiles et les plus
épineux, il était resté jusqu’à la signature définitive des accords, le 4août
1993. Retourné ensuite en poste à l’ambassade, il avait continué à suivre la
question rwandaise et, le 6 avril 1994, il était dans les couloirs du sommet de

Dar Es-Salam, les observateurs d’Arusha n’étant pas autorisés à participer
aux discussions elles-mêmes.
Il a indiqué que ce jour là, il avait discuté avec les trois pilotes
français et qu’il s’était entretenu avec le Président Habyarimana lorsqu’il était
sorti.
Nommé à Washington après son séjour en Tanzanie, il avait été
cependant brièvement affecté à Goma pendant les deux mois de l’opération
Turquoise, le premier mois en tant qu’adjoint de l’Ambassadeur Yannick
Gérard, à l’époque Directeur adjoint de la direction des Affaires africaines et
malgaches, et ensuite seul jusqu’à la fin de l’opération Turquoise; il avait
alors quitté Goma par le même avion que le Général Jean-Claude
Lafourcade.
M. Jean-Christophe Belliard a alors présenté les deux délégations en
présence à Arusha, celle du FPR et la délégation rwandaise.
Il a expliqué que la délégation du FPR était une délégation unie qui
parlait d’une seule voix. Le Président en était M. Pasteur Bizimungu, qui est
aujourd’hui Président du Rwanda. Il était le seul francophone de cette
délégation et il était le seul à parler. Avec lui se trouvait M.Théogène
Rudasingwa, à l’époque secrétaire général du FPR et aujourd’hui
Ambassadeur du Rwanda à Washington qui n’a pas dit un mot de toute la
négociation mais qui était l’homme clé. Etaient également présents
M. Patrick Mazimpaka, qui prenait la parole à l’occasion, et M.Jacques
Bihozagara, francophone, mais qui parlait rarement.
Il a précisé que lorsqu’on faisait une proposition à cette délégation
rwandaise, elle disait toujours : « On vous répondra demain ». Entre temps,
un contact était opéré par M. Théogène Rudasingwa avec M. Paul Kagame,
qui se trouvait à l’époque à Mulindi. En fait, la délégation du FPR, c’était
M. Paul Kagame. M. Paul Kagame décidait et M. Pasteur Bizimungu parlait.
Il a ensuite décrit la délégation gouvernementale rwandaise. Cette
dernière était très divisée. Son chef était M. Boniface Ngulinzira qui était à
l’époque le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda, un ministre de la
mouvance démocratique, membre du MDR et qui a été assassiné le 6avril,
aussitôt après l’attentat contre le Président Habyarimana. Il était accompagné
de l’Ambassadeur Pierre-Claver Kanyarushoki, l’homme de confiance du
Président Habyarimana, qui était à l’époque Ambassadeur du Rwanda en
Ouganda, et également du Colonel Bagosora.

M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que la délégation rwandaise
était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette
négociation. Sur ce point, il a précisé qu’il arrivait, par exemple, que le
Ministre Ngulinzira, qu’il voyait en permanence et en tête
-à-tête, lui donne
son accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce n’était pas
lui qui décidait et qu’il fallait en parler à M.Kanyarushoki. Il lui fallait alors
aller discuter avec l’Ambassadeur Kanyarushoki, ce qui constituait une partie
importante de son travail. Lorsque M. Kanyarushoki était convaincu, il
finissait par lui exprimer son accord et celui du Président Habyarimana, mais
ajoutait qu’il fallait désormais convaincre le Colonel Bagosora.
Il a jugé que c’est le FPR qui avait gagné à Arusha, et cela parce
qu’il était uni tandis que la délégation rwandaise était complètement divisée
et n’arrivait pas à se mettre d’accord. Il a estimé aussi qu’en fait, il avait si
bien gagné qu’il avait obtenu trop de concessions et avait, par contrecoup,
suscité la réaction des extrémistes hutus. Il a conclu que le FPR avait mené
de main de maître une négociation difficile, mais que la victoire diplomatique
qu’il avait obtenue avait eu des effets secondaires graves.
Il a ajouté que, alors même que le facilitateur de la négociation était
tanzanien et que les Tanzaniens n’étaient pas forcément des plus neutres aux
moments les plus importants, la négociation avançant, on avait pu observer
une exaspération tanzanienne croissante à l’égard du FPR, qui rejetait en
permanence des formulations raisonnables.
S’agissant des observateurs, il a indiqué qu’ils ne prenaient pas la
parole pendant la négociation, mais intervenaient dans les couloirs, que
certains, comme celui du Zaïre, ne venaient pas et que ceux qui comptaient
étaient les représentants des Etats-Unis, de la Belgique et de la France.
M. Jean-Christophe Belliard a alors indiqué que le premier contact
qu’il avait eu avec M. Pasteur Bizimungu avait été très difficile: lors de la
première séance introductive, alors que celui-ci s’était exprimé toute la
journée en français, il lui avait répondu en anglais lorsqu’il avait voulu le
saluer ce qui avait créé une certaine tension. Il lui avait alors proposé de
conduire leurs entretiens non pas en français ou en anglais, mais en swahili.
Cette proposition leur avait permis de trouver une sorte de terrain
linguistique neutre. Au bout de seize mois, leurs relations personnelles
s’étaient nettement améliorées.
Il a souligné qu’il y avait au départ un vrai contentieux entre la
France et le FPR. Il a précisé que, même si ses relations personnelles avec les
membres de la délégation du FPR étaient amicales, dès qu’il s’agissait de
politique et de la négociation, il était obligé de passer par les représentants

des autres pays, par exemple par celui du Sénégal, qui exerçait à l’époque la
présidence de l’OUA et qui avait dépêché son Ambassadeur sur place, ou par
l’observateur américain.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite expliqué qu’il souhaitait
parler de trois sujets qui lui semblaient avoir constitué des enjeux essentiels
de la négociation, et qui pouvaient contribuer à expliquer la suite des
événements.
Il a d’abord évoqué la question de la CDR. Il a indiqué que,
s’agissant du protocole sur le partage du pouvoir, il avait reçu une
instruction ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches
d’intégrer la CDR, c’est-à-dire les extrémistes hutus, dans le jeu politique, ce
qui supposait qu’elle ait des responsabilités dans le gouvernement issu des
accords ou, à défaut, au moins des députés à l’Assemblée nationale. La
France estimait en effet qu’il valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu
politique pour éviter qu’ils deviennent incontrôlables. En Afrique du Sud,
c’est d’ailleurs la politique qu’avait suivie Nelson Mandela vis
-à-vis des
extrémistes blancs.
Il a indiqué que la réponse du FPR avait été totalement négative et
qu’il avait été impossible d’obtenir la moindre concession de sa part. Il a
ajouté que l’observateur américain, le Colonel Tony Marley, et
l’Ambassadeur des Etats-Unis à Dar Es-Salam, qu’il avait alors sollicités,
avaient refusé de porter le sujet devant le FPR, la position des Etats-Unis
étant également de refuser la CDR.
Il a estimé que l’impossibilité de parvenir à un accord sur ce point
avait eu des conséquences graves pour la suite des événements et indiqué
qu’au moment de la négociation du partage des pouvoirs, le Colonel
Bagosora avait demandé à le voir pour lui déclarer qu’il fallait absolument
que la CDR soit représentée.
Il a ensuite évoqué les négociations militaires. Il a indiqué qu’elles
avaient été les plus difficiles et les plus longues, et qu’elles s’étaient conclues
par un succès du FPR. En effet, alors qu’au départ, la délégation
gouvernementale rwandaise avait proposé au FPR un quota de 15 % des
postes de l’armée rwandaise, en considérant qu’il représentait les Tutsis, soit
15 % de la population du Rwanda, il a finalement obtenu 40% des effectifs,
mais surtout 50 % des officiers ainsi que les postes qu’il souhaitait,
c’est-à-dire par exemple le renseignement militaire et la sécuritédu territoire.
M. Jean-Christophe Belliard a souligné que c’est au milieu des
négociations militaires qu’était intervenu l’assassinat du Président Ndadaye,

premier Président hutu du Burundi, par des extrémistes tutsis, et indiqué qu’à
ce moment, alors que les négociations se passaient plutôt bien, le Colonel
Bagosora lui avait dit que les événements du Burundi allaient se reproduire
au Rwanda, que le FPR faisait semblant de négocier, mais qu’en fait il
cherchait à obtenir les leviers nécessaires pour faire un coup d’Etat.
M. Jean-Christophe Belliard a enfin évoqué la question de la force
militaire internationale qui serait mise en place une fois les accords signés. Il
fallait choisir entre l’ONU et l’OUA. La position tanzanienne consistait à
jouer la carte de l’OUA, dont le Secrétaire général était tanzanien. Cela
faisait l’affaire du FPR, qui souhaitait aussi l’OUA. En revanche, la position
du Gouvernement rwandais, qui était également celle de la France, était qu’il
fallait que l’ONU soit engagée parce qu’elle avait l’expérience de ce genre de
missions et qu’elle était capable de les mener à bien.
Dans la mesure où pendant des mois, on n’avait pas réussi à
conclure sur ce sujet, celui-ci avait donc été reporté à la fin de la négociation.
A la fin du mois de juillet, les délégués du FPR ont finalement dit
qu’ils voulaient bien accepter la garantie de l’ONU mais mis en garde sur les
délais nécessaires à son intervention puisqu’il allait falloir que le Conseil de
sécurité adopte une résolution, puis que l’organisation trouve des troupes.
M. Jean-Christophe Belliard a exposé que, de fait, sans la présence
des Nations Unies sur place, il ne pouvait pas y avoir formation du
gouvernement intérimaire ; ainsi, en attendant leur arrivée, tout le processus
était bloqué.
Soulignant qu’en fait, la résolution du Conseil de sécurité avait été
votée au mois d’octobre et que les troupes de la MINUAR étaient arrivées
au mois de décembre, soit dans les quatre mois environ, M.Jean-Christophe
Belliard, a estimé que, si le FPR avait voulu jouer le jeu des Nations Unies
depuis le début, il aurait pu le faire, puisqu’il était conscient des délais
qu’imposait leur intervention et qu’en refusant d’aboutir à un accord sur
cette question et en prolongeant de ce fait les négociations il avait
volontairement perdu quatre mois supplémentaires.
Il a également fait remarquer qu’après la signature des accords, le
FPR n’avait cessé d’accuser le Président Habyarimana de bloquer leur
application et de manoeuvrer pour que le processus échoue.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite abordé l’action de la France à
Arusha. Il a expliqué que celle-ci avait d’abord insisté sur les principes et que
ce n’était pas si facile. Ainsi, pour le protocole sur l’Etat de droit, il avait

fallu négocier durement avec le FPR qui présentait des formulations à
l’ougandaise, telles que la démocratie sans parti par exemple. Sur ce dernier
point, lorsqu’une formulation satisfaisante avait finalement été trouvée, le
FPR, renversant totalement ses prises de position, s’en était pris à la
délégation rwandaise l’accusant d’être antidémocratique. M.Jean-Christophe
Belliard a considéré que, compte tenu de ses positions antérieures, le FPR
avait alors franchement dépassé la mesure.
De même, sur le protocole concernant les réfugiés, trois semaines
avaient été perdues sur la notion de rapatriement volontaire. Alors que la vie
internationale est organisée autour de cette notion de volontariat, il ne
semblait évident, ni pour le FPR ni pour les Américains, que le mot
« volontaire » doive apparaître.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué que, chaque fois, la France
devait se battre pour ces principes, et ce, eu égard à son statut d’observateur,
en coulisses, par l’intermédiaire des représentants sénégalais, belge ou
américain.
M. Jean-Christophe Belliard a par ailleurs exposé qu’à Arusha, la
France avait également fait pression en permanence sur la délégation
rwandaise. Dans ce cadre, son travail quotidien était de répéter aux
Rwandais, qu’ils allaient devoir partager le pouvoir et donc faire des
concessions, mais qu’en revanche, ces concessions devaient avoir des limites
et rester raisonnables. L’ambassade de France recevait des instructions de
Paris en ce sens. Il a indiqué qu’en revanche la France n’avait pas de moyen
de pression sur le FPR.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que ce travail est devenu très
frustrant à un moment donné. Pour les négociations militaires, il avait reçu
instruction de Paris d’aller jusqu’à 30% de membres du FPR dans l’armée
rwandaise. Une fois cette concession obtenue des Rwandais, le FPR a exigé
plus. Une fois l’accord obtenu pour 40 % des effectifs, le FPR a voulu un
pourcentage supérieur pour les officiers et, une fois ce résultat obtenu, il a
encore voulu la Direction des renseignements militaires.
Il a indiqué que tout le monde en était exaspéré, y compris le
facilitateur tanzanien, qui en désespoir de cause a dû plusieurs fois faire appel
à son Ministre de la Défense, voire au Président Mwinyi qui est venu deux
fois à Arusha.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué la journée du 6 avril
1994, date de l’attentat contre le Président Habyarimana.

Précisant qu’il n’avait pas assisté au sommet de Dar Es-Salam, qui
avait été convoqué par les Tanzaniens et auquel avaient participé le Président
burundais, le Président ougandais, les Tanzaniens et bien sûr le Président
Habyarimana, puisque les observateurs n’y étaient pas autorisés, il a indiqué
qu’à la sortie du sommet, il avait échangé quelques mots avec le Président
Habyarimana. Celui-ci était en retard, la nuit équatoriale était déjà tombée et
il devait absolument rentrer. M.Jean-Christophe Belliard était allé vers lui,
l’avait salué et, tout en marchant, lui avait demandé si la conférence s’était
bien passée. M. Habyarimana lui avait répondu: « C’est un bon sommet et,
vous allez voir, cela va marcher cette fois-ci. »
Il a ajouté qu’il l’avait alors entendu proposer au Président du
Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, de monter dans son avion. Après quoi, il
était allé s’enquérir du déroulement du sommet auprès de l’Ambassadeur du
Rwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué qu’il était ensuite allé dîner
chez l’Ambassadeur d’Allemagne, sans passer par l’ambassade pour rédiger
un télégramme, en se disant qu’il pourrait le faire le lendemain matin. A
8 heures du matin, à son arrivée à l’ambassade, le garde de la sécurité lui a
demandé s’il avait lu la presse. Il lui a montré le gros titre annonçant la mort
du Président Habyarimana.
M. Jean-Christophe Belliard a abordé ensuite l’opération Turquoise.
Il a précisé qu’alors qu’il était encore en poste à Dar Es-Salam, Paris l’avait
affecté pour un temps à Goma, où avait été installée une petite structure,
d’abord pour être l’adjoint de l’Ambassadeur Yannick Gérard puis, au bout
d’un mois, en tant que responsable de ce poste diplomatique.
Il a expliqué que le 14 juillet, il s’était produit un événement inouï:
on avait vu arriver à pied un million de réfugiés. La ville, qui n’était peuplée
la veille que de quelques milliers d’habitants, en comptait plus d’un million le
lendemain.
Il a indiqué que pendant la première partie de son séjour, les
contacts politiques l’avaient plus mobilisé que les questions humanitaires.
Goma se trouve à la frontière du Zaïre et du Rwanda. Elle fait face, de
l’autre côté de la frontière, à la ville rwandaise de Gisenyi où le
Gouvernement intérimaire rwandais hutu en fuite s’était installé. Le poste
français de Goma recevait quotidiennement des appels au secours de ce
gouvernement intérimaire. Les diplomates français avaient instruction de ne
pas aller rencontrer ses membres à Gisenyi et ne pas les recevoir à Goma,
cette instruction valant tout particulièrement pour le Premier Ministre.

M. Jean-Christophe Belliard a précisé qu’une fois, il avait été
impossible de résister, et que le chef de poste avait reçu l’un des ministres.
L’entretien, auquel il avait lui-même assisté, avait été très formel. Le Ministre
a demandé l’aide de la France; on l’a remercié de sa visite et on lui a
souhaité un bon retour. C’était une fin de non recevoir.
Il a ajouté qu’à une autre reprise, il lui avait été demandé de
recevoir M. Ferdinand Nahimana, le directeur de la Radio des Mille Collines,
qui était de passage. L’entretien s’était déroulé un peu de la même façon.
M. Ferdinand Nahimana a exposé ses soucis et la visite s’est soldée
également par une fin de non recevoir.
Il a souligné que c’était à ces échanges que s’étaient limités les
contacts purement politiques avec les autorités de fait de Gisenyi.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué plus précisément
l’action politique de la France dans les dernières semaines de l’opération
Turquoise. Il a indiqué que la tâche essentielle qui avait mobilisé les
fonctionnaires et les militaires français à cette période avait été, tout en
expliquant aux Rwandais hutus de la zone humanitaires sûre que des
militaires français allaient partir et que le FPR allait arriver dans trois
semaines, de les convaincre de ne pas s’enfuir et de leur faire comprendre
que le FPR n’était pas composé de monstres avec des cornes et des queues,
comme le répétait sans cesse la Radio des Mille Collines.
Il a ajouté que les Français étaient allés plus loin encore. Ils sont
allés chercher des ministres du nouveau gouvernement rwandais dans la zone
tenue par le FPR, et les ont amenés dans la zone humanitaire sûre, dans des
stades, pour qu’ils s’adressent à la population. Sont ainsi venus M.Seth
Shendashonga, Hutu et, à l’époque, Ministre de l’Intérieur, qui a été
récemment assassiné à Nairobi, et M. Jacques Bihozagara. On voyait ainsi
des ministres du FPR protégés par des soldats français, s’adresser à des
populations civiles hutues pour leur dire qu’ils allaient arriver dans trois
semaines, et les persuader de ne pas partir.
Il a fait valoir que l’opération Turquoise avait d’abord rempli cette
mission : stabiliser une région, y maintenir la population et organiser le mieux
possible la transition politique.
Sur ce point, il a ajouté qu’il avait passé les derniers jours de
l’opération Turquoise à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre. Installé sur le
pont entre Cyangugu, au Rwanda, et Bukavu, au Zaïre, il comptait les
passages ; or, alors que le 14 juillet, il avait vu arriver un million de

personnes, ces jours là, il y avait deux cents départs et cent retours
quotidiens ; il n’y avait pas d’exode.
Il a estimé que si un exode des populations de la zone humanitaire
sûre avait eu lieu, les conséquences auraient été dramatiques.
Il s’est déclaré convaincu que sans Turquoise il y aurait eu un
deuxième Goma à Bukavu, et au moins un troisième Goma au Burundi; en
effet, une partie de la population de la zone humanitaire sûre se serait
réfugiée au Burundi. De plus, la situation du Burundi étant alors
extrêmement instable, on peut envisager qu’un tel afflux de réfugiés aurait pu
avoir les conséquences politiques les plus graves.
Il a conclu que le vrai succès de l’opération Turquoise, la vraie
réussite des militaires français, ce n’était pas uniquement d’avoir sauvé des
vies, fourni de l’eau ou soigné les populations, mais plutôt d’avoir protégé
ces dizaines de milliers de vies humaines dont on ne sait même pas à quel
point elles ont été menacées, en faisant en sorte qu’il n’y ait pas d’exode vers
Bukavu et le Burundi.
M. Jean-Christophe Belliard a souhaité conclure son propos par un
souvenir plus personnel. A l’âge de 19ans, il avait effectué à bicyclette un
voyage en solitaire de quatre mois dans la région. Ce voyage l’avait conduit,
depuis l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, jusqu’au pont sur l’Akagera, qui
est en fait le Nil, à la frontière entre le Rwanda et la Tanzanie.
Après l’attentat contre l’avion présidentiel, il avait reçu de
l’Ambassadeur la permission d’aller jusqu’à la frontière rwandaise. Il s’était
retrouvé sur le même pont, mais de l’autre côté de la rivière. Celle-ci était
méconnaissable, elle était encombrée de centaines de cadavres. Il avait
rencontré un chauffeur routier tanzanien qui venait de Kigali et avait réussi à
sortir du Rwanda. Celui-ci, en larmes, lui avait décrit ce qu’il avait vu, les
assassinats et sa sortie de Kigali par des rues et des routes jonchées de
milliers de cadavres.
Le Président Paul Quilès a évoqué les accords d’Arusha. Faisant
remarquer qu’aujourd’hui, il était de bon ton de dire qu’ils étaient
inapplicables, il a relevé que la politique française, telle qu’on pouvait la voir
à l’oeuvre à travers les déclarations, les télégrammes diplomatiques et les
consignes données à nos représentants, était néanmoins de favoriser, dans
toute la mesure du possible, la conclusion d’un accord entre les belligérants.
Il a alors demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, à l’époque, il était visible
que les accords conclus ne seraient pas mis en oeuvre.

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’au contraire c’est un
vrai soulagement qui avait accompagné leur conclusion. Il a ajouté que le
4 août 1993 avait été une vraie fête : on voyait les Rwandais des deux
délégations s’embrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux
parties se saluaient, il n’y avait jamais eu une telle familiarité.
Il a indiqué qu’il avait beaucoup parlé de ces accords avec le
facilitateur tanzanien et qu’il continuait à en discuter avec lui, étant donné
qu’il se trouvait être aujourd’hui comme lui-même en poste en Afrique du
Sud. Il a souligné que tous deux convenaient que les accords d’Arusha
étaient ceux qui résultaient des négociations et qu’on n’avait pas obtenu
d’autres accords que ceux-là.
Il a précisé que lui-même faisait à l’époque partie de ceux qui
pensaient qu’ils allaient réussir et que ce n’était que rétrospectivement qu’il
s’était mis à rechercher quels étaient les points qui pouvaient révéler les
causes de leur échec. Il a ajouté que ses propos sur la CDR, l’ONU, l’OUA
et les questions militaires étaient la traduction de cette réflexion.
M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé si, a posteriori, il
considérait que le FPR avait eu un très haut niveau d’exigences pendant les
discussions parce qu’il considérait que les accords étaient importants, qu’il
fallait que les négociations aboutissent et que ses intérêts devaient être
préservés, ce qui signifie que la dynamique de partage du pouvoir avait un
sens pour lui, ou si au contraire il estimait que le FPR avait multiplié les
exigences pour que les négociations n’aboutissent pas, et que les accords
avaient été conclus malgré lui.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il croyait que le FPR
avait été très dur dans la négociation pour obtenir précisément certains
éléments d’accord.
Il a ajouté que chacune des deux parties avait peur de l’autre et
voulait des garanties. Il a indiqué que la hantise du FPR était la sécurité des
ministres qui allaient le représenter dans le gouvernement de Kigali. C’est ce
qui explique que sa délégation ait négocié la venue d’un bataillon de six cents
militaires sur place. Il a estimé que, pour le reste, le FPR avait concentré ses
efforts sur les éléments qui lui auraient permis, après coup, après la période
de transition, de s’assurer des garanties.
Il a précisé à ce propos que, dans la négociation, le FPR avait cédé
sur un point, la durée de la période de transition. Le gouvernement de Kigali
la souhaitait évidemment la plus courte possible. Il était au pouvoir, et il avait
l’assurance de gagner les élections. Il voulait donc qu’elle soit limitée à un

an, tandis que le FPR voulait une période de cinq ans. Or, le FPR a accepté
de transiger à vingt-deux mois. M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que,
sur le coup, cette concession l’avait beaucoup surpris. Avec le recul, il a
déclaré qu’il pensait que le FPR savait à ce moment-là qu’il ne serait pas allé
jusqu’au bout de la période de transition. C’est pourquoi il voulait le
ministère de l’Intérieur, qu’il a obtenu, et un vrai partage des responsabilités
militaires, ainsi que l’attribution des quelques postes clefs déjà évoqués.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté qu’enrevanche, on sentait vraiment que
le partage du pouvoir politique, la répartition des ministères, le poste de
Premier Ministre n’intéressaient pas les délégués du FPR.
Il a estimé que le FPR savait très bien que le résultat des élections
n’aurait pas été à son avantage. Lors des élections qui s’étaient déroulées au
Burundi, le Président Buyoya n’avait obtenu que 30 % des voix environ,
alors qu’il y avait déjà un certain dépassement du clivage entre Hutus et
Tutsis puisqu’un tel résultat supposait que 15 % de Hutus aient voté pour
lui. Il a ajouté qu’il pensait que les négociateurs du FPR avaient négocié avec
cette perspective en tête.
M. Bernard Cazeneuve demandant ce que signifiait le fait d’avoir
autant d’exigences pour participer à un gouvernement au sein duquel on sait
qu’on ne restera pas parce qu’on perdra le pouvoir au terme d’un processus
démocratique, et le Président Paul Quilès considérant qu’il fallait aller
jusqu’au bout du raisonnement et penser à un coup d’Etat,
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’à son avis le FPR jugeait qu’il
avait besoin d’un an de présence à Kigali. Rappelant que la frontière
ougandaise n’est qu’à 60 km de Kigali par la route et que, lorsque, en février
ou mars 1993, des massacres ont eu lieu dans la préfecture de Gisenyi, le
FPR a rompu le cessez-le-feu et a avancé facilement jusqu’à 20 ou 30 km de
la capitale, il a estimé que ses forces auraient pu facilement la prendre
pendant la guerre, et que, s’il ne l’avait pas fait, c’est seulement parce qu’il
savait qu’il n’aurait pas pu gérer politiquement sa victoire.
M. Bernard Cazeneuve, exposant qu’il comprenait bien
l’interprétation rétrospective des faits présentés par M. Jean-Christophe
Belliard, lui a alors demandé si, entre la conclusion des accords d’Arusha et
le 6 avril 1994, il aurait pu se passer des événements de nature à conduire le
FPR à faire un coup d’Etat, par exemple en tirant sur l’avion présidentiel.
Le Président Paul Quilès, faisant alors remarquer que, selon
certains interlocuteurs de la mission, le FPR avait joué un jeu qui a beaucoup
inquiété le Président Habyarimana, et encore plus son entourage, en tentant

de le destituer pour corruption par la voie de procédures légales, a demandé
à M. Jean-Christophe Belliard ce qu’il pensait de cette interprétation.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que, sur ce dernier point,
c’étaient les diplomates français en poste à Kigali à ce moment là qui
pourraient répondre.
Il a réitéré son interprétation rétrospective des négociations, selon
laquelle le FPR avait bien souhaité qu’un accord finisse par être signé et
appliqué, tout en préparant le terrain pour des évolutions ultérieures. Il
s’agissait pour le FPR, une fois rentré à Kigali, d’avoir ses arrières assurés et
de disposer des leviers permettant, le moment venu, de passer à l’action.
Rappelant alors que le FPR avait refusé absolument que la CDR soit
incluse dans le processus et que des ministres de ce parti extrémiste puissent
siéger au sein du gouvernement, M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il en
était résulté qu’il n’avait effectivement pas été intégré dans les institutions de
transition.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’en effet, la CDR
n’avait été incluse ni dans le gouvernement, ni dans l’assemblée de transition.
Il a ajouté qu’à un moment donné, tout en ayant renoncé à l’intégration au
gouvernement, on essayait de faire en sorte qu’elle dispose au moins de
quelques députés.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors étonné de cette absence de la
CDR, rappelant que l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud avait indiqué àla
mission que c’est parce qu’il avait été accepté par le FPR comme membre du
gouvernement de transition à base élargie qu’on avait accepté de procéder à
l’évacuation de M. Ferdinand Nahimana à la suite de l’attentat.
M. Jean-Christophe Belliard a alors fait remarquer que
M. Ferdinand Nahimana, directeur de la Radio des Mille Collines, n’était pas
membre de la CDR mais du MRND et que c’est à ce titre qu’il avait été
retenu comme membre du gouvernement transitoire à base élargie, le
responsable de la CDR étant M. Théoneste Nahimana.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur les raisons pour
lesquelles, quelques semaines après son évacuation de Kigali, M.Ferdinand
Nahimana était à Goma au Zaïre.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Christophe Belliard d’une
part, son intime conviction sur les auteurs de l’attentat du 6avril 1994 :
extrémistes hutus ou FPR, d’autre part s’il était exact que le Président

Habyarimana avait accepté que la CDR n’ait pas de représentant au
gouvernement, et, enfin sur ce que venait demander à la France le directeur
de la Radio des Mille Collines à Goma.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que M. Ferdinand
Nahimana voulait d’abord être reconnu et qu’on lui parle; ensuite dans la
mesure où il avait plaidé pour que le poste diplomatique français rencontre le
gouvernement de Gisenyi, dont plusieurs demandes en ce sens avaient déjà
été écartées, on peut penser qu’il revenait à la charge, en tant
qu’intermédiaire.
Sur le premier point, M. Jean-Christophe Belliard a fait observer
qu’il ne disposait pas de plus d’éléments que quiconque et que, de ce fait, il
ne lui paraissait pas intellectuellement honnête de répondre.
Revenant sur le sommet de Dar Es-Salam, le Président Paul Quilès
a demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, bien qu’il n’ait pas assisté aux
débats, il avait eu des informationsa posteriori sur leur contenu et à quels
éléments le Président Habyarimana faisait allusion lorsqu’il lui avait dit que
c’était une bonne rencontre et que l’affaire allait marcher cette fois-ci.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le blocage à ce
moment-là venait de la question de l’intégration de la CDR, et d’elle
seulement. Il a précisé que comme le processus avait pris du retard, la CDR,
qui avait été déboutée parce qu’elle avait refusé le code d’éthique, en avait
profité pour entreprendre une ultime tentative en vue d’être intégrée et que
c’est pour cette raison qu’un sommet avait été convoqué à Dar Es-SalaM. Il
a ajouté que le Président Habyarimana ayant accepté que la CDR ne soit pas
intégrée dans les institutions politiques nouvelles, il n’y avait donc plus
d’obstacle à la mise en oeuvre des accords. M. Jean-Christophe Belliard a
précisé que, d’après lui, le fait que le Président Habyarimana lui ait dit que
tout était réglé alors qu’il rentrait à Kigali après avoir prêté serment, qu’on
savait qui étaient les ministres, que le gouvernement était constitué et que les
500 ou 600 hommes du bataillon du FPR étaient déjà sur place, voulait dire
que l’ensemble du dispositif prévu par les accords était prêt à être mis en
oeuvre et allait désormais l’être.
A M. Jacques Myard qui se demandait si le ministère des Affaires
étrangères à Paris se rendait compte que la façon dont le FPR faisait monter
les enchères était lourde de menaces quant à l’application sincère des accords
d’Arusha, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’était pas si
simple de tirer cette conséquence de son attitude. Il a ajouté que, par
définition, le processus des négociations est délicat ; il faut faire des
concessions à un moment donné. Il a aussi fait observer que la France n’était

pas le seul observateur mais que la Belgique ou les Etats-Unis l’étaient aussi,
et que, surtout, c’était la partie rwandaise qui faisait ou non telle concession
et que c’était elle qui avait donc accepté que 40 % des effectifs militaires et
50 % des officiers proviennent du FPR.
Il a précisé qu’il y avait eu de nombreux allers et retours entre
Arusha et les capitales avant qu’on s’accorde sur ce pourcentage, et que les
négociations duraient depuis le mois de juin 1992.
Il a enfin expliqué que, lorsqu’on arrive à une formule à l’issue
d’une négociation, elle est, à défaut d’être la formule idéale, celle sur laquelle
on a réussi à s’entendre, et donc à laquelle on adhère.
M. Jacques Myard lui demandant en quelle langue se faisaient les
négociations, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’elles avaient lieu
en français et en anglais. Il a ajouté que si le représentant des Nations Unies,
un Zimbabwéen, et le facilitateur tanzanien s’exprimaient en anglais, les
représentants du gouvernement rwandais parlaient tous français ainsi que les
trois porte-parole du FPR, MM. Pasteur Bizimungu, Patrick Mazimpaka et
Jacques Bihozagara. Il a précisé qu’en revanche, lorsque les deux délégations
discutaient entre elles, elles utilisaient le kinyarwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite précisé, à la demande de
M. Jacques Myard, que les observateurs avaient accès à la salle des
négociations, les deux parties étant d’un côté et les observateurs ensemble de
l’autre côté.
Faisant remarquer que, si le détachement Noroît avait bien quitté le
Rwanda en décembre 1993 en application des accords d’Arusha, le dispositif
de coopération militaire, constitué de vingt-six assistants militaires
techniques, avait en revanche été maintenu,M. François Lamy a demandé si
cette question avait été abordée lors des négociations.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que dans la négociation,
on ne parlait jamais de «troupes françaises » mais de troupes étrangères,
chacun sachant ce qu’il fallait entendre par là. Il a ajouté que, s’il était clair
que les Français partiraient le jour où la force internationale, qui restait à
définir, émanant soit de l’OUA, soit des Nations Unies, arriverait, en
revanche, la question des assistants militaires techniques n’avait pas été
abordée à Arusha et qu’il ne pouvait donc pas apporter de réponse sur ce
sujet.

Revenant sur la conférence de Dar Es-Salam, le Président Paul
Quilès a demandé si tout le monde savait que la discussion allait porter sur la
participation des extrémistes au gouvernement et au jeu politique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’était l’objet de la
rencontre et que tous savaient que c’était sur cette question qu’allaient porter
les discussions.
Le Président Paul Quilès a alors demandé si les extrémistes qui
entouraient le Président Habyarimana en étaient informés et, en ce cas, s’ils
avaient une idée de la conclusion de la rencontre, c’est-à-dire s’ils pensaient
qu’ils pouvaient échouer. Il a à ce propos évoqué l’hypothèse selon laquelle,
s’ils avaient pensé que le Président Habyarimana était en quelque sorte en
train de les trahir, ils auraient pu organiser l’attentat.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’est pour résoudre le
problème de la demande de participation de la CDR que l’ensemble des
négociateurs s’était déplacé à Dar Es-Salam, et qu’il était clair que c’était
bien le sujet qui allait être traité.
Quant à savoir si les extrémistes hutus savaient ce que le Président
Habyarimana avait en tête en arrivant dans la salle des négociations et si le
Président lui-même avait une idée précise du résultat des discussions, il a
avoué son ignorance. Il a ajouté que tout ce qu’il savait était que le Président
Habyarimana avait conclu un accord et qu’il était sorti de la salle des
conférences avec cette assurance.
M. Jacques Myard a alors demandé si, entre la signature des
accords d’Arusha et le sommet du 6 avril 1994, des rencontres avaient eu
lieu pour traiter de la participation de la CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le 4 août 1993, la
question de la participation de la CDR avait été résolue par la négative,
puisque ce parti avait refusé de signer les accords. Elle avait surgi de
nouveau seulement dans la semaine précédant le 6avril, la CDR profitant des
lenteurs de la mise en oeuvre du processus d’Arusha pour tenter de revenir
dans le jeu.
M. Jacques Myard s’est alors demandé si, la réunion étant
convoquée pour traiter de la participation de la CDR mais le FPR la rejetant
et les dirigeants de cette même CDR se doutant que le Président
Habyarimana allait accepter leur exclusion, on pouvait envisager qu’ils aient
appris sa décision de céder lors de sa sortie de la salle de conférence et qu’ils
soient ensuite passés à l’acte et aient provoqué l’attentat contre son avion.

Il s’est alors posé la question de savoir si la France avait fait
pression sur le Président Habyarimana pour qu’il cède sur la participation de
la CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’en savait rien.
Le Président Paul Quilès a alors cité le passage suivant du rapport
de fin de mission de l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud.
« L’objectif était, pour le MRND de débaucher suffisamment
d’opposants pour détenir une minorité de blocage d’un tiers et, pour le
FPR, d’obtenir la majorité de deux-tiers qui lui permettait d’imposer sa loi.
La CDR pouvait avoir un rôle charnière.
A l’Assemblée nationale, tous les sièges avaient été répartis. Seul
demeurait ouvert le problème de la CDR, le parti extrémiste hutu souhaitant
signer le code d’éthique politique et obtenir ainsi un siège à l’assemblée.
Le FPR s’y est opposé. Le Président Habyarimana et les partis
d’opposition y étaient favorables. La communauté internationale avait aussi
pris position en faveur de cette signature qui permettait ensuite de faire
pression sur la CDR pour qu’elle respecte le code d’éthique politique inclus
dans les accords d’Arusha et interdisant d’attiser les haines ethniques et
régionales. »
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que ces questions se
négociaient à Kigali, et que, pendant ce temps, il était lui à Dar Es
-SalaM. Il
a ajouté que ce n’était que le 3 ou le 4 avril qu’il avait appris, les Tanzaniens
faisant les préparatifs, qu’une conférence allait se tenir et que le sommet avait
eu lieu le 6.
En revanche, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué qu’à son avis le
Président du Burundi, Cyprien Ntaryamina était mort tout simplement parce
que son avion était trop lent. Il a ajouté en effet qu’il avait entendu le
Président Habyarimana lui proposer de l’emmener, en ces termes: « Viens,
ce sera plus rapide. Viens jusqu’à Kigali, ensuite je te prête mon avion
jusqu’à Bujumbura. »
Le Président Paul Quilès lui demandant s’il avait discuté avec les
membres de l’équipage de l’avion avant le décollage,M. Jean-Christophe
Belliard a répondu qu’il avait eu avec eux une conversation banale, pour
passer le temps, et qu’ils n’avaient pas l’air particulièrement inquiets.

M. Jacques Myard a considéré qu’il ressortait de l’audition de
M. Jean-Christophe Belliard que le processus dans lequel les Rwandais de
l’intérieur et le FPR s’étaient engagés pouvait, selon la façon dont il était
géré, se retourner contre les uns ou les autres, et qu’ils étaient conscients les
uns et les autres qu’il reviendrait à celui qui jouerait de la manière la plus
fine, la plus forte et la plus rapide au moment opportun de porter l’estocade,
l’issue des événements se décidant pendant cette période intermédiaire.
Il a jugé que, dans ces conditions, éliminer le Président Habyarimana
était un jeu dangereux aussi bien pour l’une que pour l’autre partie. En effet,
du côté du FPR, éliminer le Président Habyarimana signifiait se priver de la
période d’essai pendant laquelle on allait pouvoir acquérir la maîtrise des
leviers du pouvoir. Du côté de la CDR, l’assassinat du Président
Habyarimana pouvait faire perdre toute maîtrise de la situation. M.Jacques
Myard en a conclu que les assassins du Président Habyarimana s’étaient
comportés comme des apprentis sorciers.
M. Jean-Christophe Belliard a rappelé que la méfiance était
intrinsèque à toute négociation et que, devant le même résultat, on pouvait
provoquer l’événement irréparable en se préparant à l’éventualité de l’échec,
ou enclencher la réussite en jouant le jeu de l’accord.
M. Jacques Myard s’est alors demandé si le processus d’Arusha,
qui était un processus politique, avait la moindre chance de succès dès lors
qu’on connaissait la permanence du fait ethnique, et si l’opposition entre
Hutus et Tutsis ne viciait pas structurellement tout processus démocratique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’on n’aurait pas
imaginé le 3 ou le 4 août ce qui allait se produire ensuite, puisqu’un
processus de ce type venait de réussir au Burundi.
Il a ajouté que, lors de sa première arrivée au Rwanda, à 19 ans, il
avait posé sa bicyclette, planté sa tente et s’était retrouvé au milieu d’une
centaine d’enfants ; sa première question avait consisté à leur demander s’ils
étaient Hutus ou Tutsis ; ils l’avaient regardé effarés.
Il a précisé que cet effarement l’avait amené à s’intéresser de
manière particulière à cette question de l’opposition entre Hutus et Tutsis,
mais que plus il s’y intéressait, moins il était capable de trouver de réponse.
Indiquant qu’il ne pouvait pas dire qu’il n’y avait pas de fait
ethnique, il a souligné surtout qu’il voyait mal aujourd’hui, compte tenu de
ce qui s’était passé, comment on pouvait trouver une troisième voie, alors
qu’il avait cru que l’avenir du Rwanda serait dessiné par la mouvance et les

idées d’hommes politiques comme MM. Twagiramungu ou Ngulinzira.
L’ensemble de cette tendance ayant été liquidée après le 6 avril 1994, il ne
voyait plus quelles perspectives pouvaient s’ouvrir pour le Rwanda.
Il a alors fait état des équations formulées à propos des événements
du Rwanda : « France = Habyarimana, Habyarimana = génocide, donc
France = génocide ». Il s’est déclaré en désaccord avec un tel raisonnement,
et a jugé que si la France avait effectivement des relations avec Habyarimana,
on ne pouvait pas établir un rapport d’égalité entre Habyarimana et le
génocide.
Revenant sur la CDR, M. Jacques Myard lui a demandé s’il avait
pu constater l’influence des extrémistes hutus sur la délégation du
gouvernement rwandais pendant la négociation d’Arusha.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que tel était le cas.
Relevant néanmoins que la conclusion aurait été plus rapide si le FPR avait
accepté de faire plus de concessions, il a rappelé que, comme il l’avait dit
dans son exposé liminaire, lorsque le Ministre Ngulinzira avait accepté une
formulation, il allait ensuite voir l’Ambassadeur Kanyarushoki qui lui
répondait que si le Président en était d’accord, d’autres ne l’étaient pas et
qu’il devait aussi tenir compte de leur avis. Il a ajouté qu’il avait même
assisté à plusieurs reprises à des scènes de désaccord au sein de la délégation
du gouvernement rwandais ; on levait alors la séance et on remettait la suite
de la discussion à plus tard.

Audition de M. Yannick GÉRARD
Ambassadeur en Ouganda (18 août 1990-6 août 1993)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Yannick Gérard,
Ambassadeur en Ouganda du 18 août 1990 au 6 août 1993. Il a rappelé qu’il
était en fonction à Kampala lorsque le FPR, basé en Ouganda, a lancé son
offensive le 1er octobre 1990 et qu’il a également suivi, entre 1990 et 1993,
l’évolution de la situation, caractérisée par des alternances de négociations,
de cessez-le-feu et de reprise de la guérilla. Il a participé à la tentative de
mise en place d’un dispositif d’observation militaire à la frontière entre
l’Ouganda et le Rwanda. Il était toujours en fonction lorsque le processus de
négociation des accords de paix d’Arusha s’est achevé en août 1993. Son
témoignage donnera la possibilité d’apprécier la position de l’Ouganda dans
le conflit rwandais et de mieux comprendre les relations qu’entretenaient les
autorités ougandaises avec le FPR.
M. Yannick Gérard a indiqué qu’il avait effectivement pris ses
fonctions en Ouganda environ six semaines avant l’invasion du Rwanda par
le FPR et qu’il les avait exercées jusqu’à deux ou trois jours après les
accords d’Arusha.
Il a précisé qu’en ce qui concernait l’action du FPR au Rwanda, le
secret devait être bien gardé car quasiment personne ne parlait de
l’éventualité d’une telle attaque à partir de l’Ouganda. Les forces ayant mené
cette attaque comptaient, au début, près de 4 000 à 5 000 hommes, dont la
quasi-totalité appartenait à l’armée ougandaise qu’ils avaient quittée avec
armes et bagages le 1er octobre pour entrer au Rwanda.
Il a estimé qu’il était difficile de mesurer avec exactitude le degré de
responsabilité personnelle de Museveni dans le déclenchement du conflit, et
que l’alternative suivante était envisageable, soit il ignorait les préparatifs
comme il a voulu le faire croire pendant un certain temps au monde entier,
soit il les a lui-même personnellement organisés. De ces deux thèses, la
première ne paraît guère plausible compte tenu des informations disponibles
concernant l’assistance, au moins logistique que la NRA (National Resistance
Army), a apportée par la suite aux rebelles et de l’appui diplomatique que
Museveni n’a pas ménagé au FPR pendant toutes ces années. Avec le recul
du temps et une meilleure connaissance de sa pensée et de sa façon d’agir,

notamment à propos du sud Soudan, la seconde hypothèse selon laquelle il
aurait lui-même organisé, orchestré l’offensive d’octobre 1990, ne paraît pas
invraisemblable, mais il est difficile de mesurer avec précision le degré de son
implication personnelle dans le déclenchement de cette offensive.
Pour mieux faire comprendre ce qui s’est effectivement passé,
M. Yannick Gérard a souligné l’étroitesse des liens personnels qui unissaient
Museveni aux Tutsis rwandais vivant en Ouganda. Ceux-ci provenaient de
deux vagues successives d’immigration. La première, qui remonte au début
du XXème siècle, était composée de Rwandais fuyant la colonisation belge
pour venir travailler dans les plantations britanniques dont le protectorat était
réputé moins oppressif. Elle résultait également des échanges de territoires
entre colonisateurs européens en 1910. La seconde vague d’immigration de
1959-60 avait été provoquée par la prise du pouvoir à Kigali par les Hutus et
ne concernait qu’une partie des émigrants qui s’étaient également réfugiés
dans divers pays voisins du Rwanda : Zaïre, Ouganda, Burundi, Tanzanie. En
1960, ces Tutsis rwandais installés en Ouganda étaient estimés à 75.000 par
le Haut Commissariat aux Réfugiés. En 1991, le recensement national officiel
évaluait leur nombre à 247.000. Il s’agissait de l’ensemble des réfugiés de
1959, de leurs familles et de leurs descendants qui ne possédaient pas la
nationalité ougandaise.
Ayant été plus ou moins persécutés par les régimes d’Amin Dada et
d’Obote, considérés comme des étrangers aux droits incertains, installés pour
la plupart dans le sud, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays, apparentés
ethniquement aux Bahima d’Ouganda, les enfants de réfugiés rwandais ont,
depuis le début de la lutte armée de Museveni contre le régime Obote, de
1980 à 1985, constitué une clientèle et un vivier de recrutement pour les
forces participant à cette lutte et ils ont permis à Museveni de parvenir au
pouvoir en janvier 1986. Au lendemain de la prise de Kampala et dans les
années qui ont suivi, les postes les plus importants de la défense ougandaise
et les principales fonctions de commandement au sein de l’armée ougandaise
ont été occupés par ces Tutsis. Fred Rwigyema, ordonnance de Museveni
pendant toutes les années de guérilla interne et vice-Ministre de la Défense,
est devenu le chef des rebelles lors de l’offensive d’octobre 1990 et a été tué
dans les tous premiers jours de cette offensive. Le Colonel Banyingana,
décédé au début de l’invasion, ancien chef des services médicaux de l’armée
ougandaise, était un autre de ces rebelles tutsis et le Major Kagame avait été
chef des services de renseignement de l’armée ougandaise. Les principaux
commandements régionaux, notamment dans le nord et le nord-est du pays
étaient entre les mains de ce que l’on appelait là-bas les Banyarwanda, les
Rwandais installés en Ouganda. Ceux-ci étaient souvent choisis pour suivre
des stages de formation complémentaire aux Etats-Unis.

M. Yannick Gérard a considéré que l’hypothèse d’un pacte conclu
pendant la période de guérilla avec Museveni au terme duquel, une fois la
victoire acquise et consolidée en Ouganda, celui-ci aiderait le FPR dans la
mesure de ses moyens à reconquérir le pouvoir au Rwanda, était tout à fait
probable. Tout indique que, dès le début de l’attaque, en octobre 1990,
Museveni savait qu’il ne pouvait pas, vis-à-vis de la communauté
internationale et de la population ougandaise, apporter une assistance
ouverte aux rebelles rwandais. La première réaction officielle du
gouvernement ougandais, le 2 octobre 1990, a d’ailleurs été de dire : « Nous
condamnons cette action qui a été menée à partir de notre territoire. » et
d’annoncer des mesures solennelles comme la fermeture de la frontière, la
prohibition de l’assistance aux rebelles et l’interdiction de leur retour en
Ouganda.
Le Président Museveni était en voyage à New York à l’assemblée
des Nations Unies au moment du déclenchement de l’offensive. Dès son
retour, le 10 octobre, il s’est employé à démontrer sur un plan diplomatique
la justesse de la cause des rebelles. Déjà en 1989, dans un entretien avec le
Président Habyarimana, il l’avait mis en garde contre le mécontentement des
réfugiés rwandais en Ouganda qui souhaitaient obtenir le droit de rentrer
dans leur pays. Il se défendait d’avoir été informé de leur projet d’attaque et
continuait donc officiellement à la condamner, tout en estimant que le
problème devait pouvoir trouver une solution négociée. Il affirmait que
l’Ouganda et l’armée ougandaise n’apportaient aucune assistance aux
rebelles, mais qu’il était possible qu’il y ait quelques complicités individuelles
la frontière n’étant pas imperméable. Il prétendait que l’Ouganda ne pouvait
pas être tenue pour responsable dans cette affaire, le pays n’étant pas en
mesure de retenir des gens qui voulaient rentrer chez eux. Enfin, il ajoutait
que la communauté internationale était la bienvenue pour déployer des
observateurs à la frontière si elle voulait s’assurer qu’aucune assistance
n’était prodiguée aux rebelles à partir de l’Ouganda.
Dans les nombreux entretiens diplomatiques confidentiels que la
représentation diplomatique française a eus avec lui de 1991 à 1993, le
Président Museveni a par la suite, reconnu qu’il conservait une influence sur
les principaux rebelles qui étaient partis d’Ouganda. Il admettait également,
surtout à partir de la constitution à Kigali d’un gouvernement de coalition en
avril 1992, que la France exerçait d’importantes pressions sur le Président
Habyarimana afin notamment d’encourager les autorités rwandaises à
négocier un règlement du conflit. Il continuait d’estimer que le Président
rwandais se comportait en chef de tribu et non pas en homme d’État. A
certains moments, il a critiqué les conséquences de la présence militaire
française au Rwanda qui, selon lui, retardait le règlement du conflit et

renforçait « l’intransigeance » du régime Habyarimana. Les informations qui
ont été recueillies au fil des mois par la diplomatie française attestent bien
qu’une aide, au moins logistique, a été apportée aux rebelles par l’armée
ougandaise. La lettre d’avril 1993 dans laquelle le Président du FPR reproche
au secrétaire général des Nations unies de vouloir couper les lignes
d’approvisionnement de ses forces en envisageant un déploiement
d’observateurs à la frontière ougandaise, confirme ce qui était depuis
longtemps une quasi-certitude.
M. Yannick Gérard a toutefois fait remarquer qu’en près de trois
ans d’appui ougandais aux rebelles, d’autres pays, tels que la Grande
Bretagne ou les Etats-Unis, semblaient ne pas avoir tenu beaucoup rigueur
au Président Museveni de cette politique. Tous ces pays, de même que
l’Allemagne ou les pays nordiques ont maintenu leur coopération avec
l’Ouganda comme si de rien n’était.
Il a noté que, même dans son pays, le Président Museveni n’avait
jamais cherché à transformer l’appui qu’il apportait aux rebelles en cause
nationale. L’assistance qu’il leur a prodiguée a toujours été clandestine. Cette
attitude trouvait sa justification dans le fait qu’en Ouganda l’ethnie bahima,
celle du Président Museveni et bien évidemment les Banyarwandas civils,
éprouvaient une réelle sympathie pour le FPR, que ne partageait pas la
vingtaine d’autres tribus composant la population. Au départ du FPR, le
sentiment de la majorité de la population ougandaise pourrait être résumé
dans la formule : « Bon débarras ! » La politique du Président Museveni
vis-à-vis du FPR provoquait plutôt de l’inquiétude, sans qu’elle n’ait jamais
été remise en cause publiquement. Il n’y a pas eu le débat au Parlement
ougandais sur cette question. L’inquiétude ressentie par les Ougandais du
nord portait sur les répercussions au plan international de cette politique.
D’une façon générale, le langage très clair que Museveni tenait devant les
diplomates au sujet du Sud-Soudan paraît assez bien transposable pour
définir son attitude à l’égard du conflit rwandais: il disait qu’il fallait
négocier et rechercher un règlement politique mais, à défaut d’obtenir
satisfaction dans le cadre des négociations, les armes auraient le dernier mot.
M. Yannick Gérard a ensuite évoqué les contacts qu’il avait eus
avec les représentants du FPR à Kampala. Pendant trois ans, il a saisi toutes
les occasions, notamment les demandes de visas, pour maintenir le contact
avec les représentants du FPR et certains d’entre eux étaient venus lui
expliquer leur cause dès octobre 1990, quelques jours après le début des
combats. Les initiatives de ces rencontres étaient partagées mais venaient
généralement de leur part lorsqu’ils avaient un message à faire passer. Il a
précisé qu’il n’avait pas rencontré les trois principaux dirigeants rebelles, tués

dès le début de la guerre, MM. Rwigyema, Banyingana et Bunyenyezi. Il a
indiqué avoir eu, en revanche, plusieurs entretiens avec le Major Kagame en
septembre 1991, en septembre 1992 et en juillet 1993, ainsi qu’avec le
Colonel Kanyarengwe qui était le Président du FPR, avec Pasteur
Bizimungu, Tito Rutaremara, boursier du gouvernement français pendant
huit ans et quelques autres comme Jacques Bihozagara, M. Patrick
Mazimpaka, ou Théogène Rudasingwa. Selon les circonstances, combats ou
négociations, ces contacts ont été plus ou moins faciles mais se sont toujours
déroulés dans la courtoisie. A partir du moment où les négociations d’Arusha
se sont vraiment nouées, de juillet 1992 jusqu’en 1993, ces contacts avec le
FPR se sont raréfiés.
De ces rencontres, M. Yannick Gérard a dit qu’il avait retiré, dès le
début du conflit, l’impression d’un groupe déterminé, composé de nombreux
éléments, intelligents, voire brillants pour certains d’entre eux. Il était clair
qu’ils disposaient d’un réseau de contacts que leur offrait la diaspora tutsie
un peu partout, aux Etats-Unis, en Belgique, au Zaïre, au Burundi, et que
cette diaspora était financièrement à l’aise. Le programme politique du FPR
tel qu’il a été présenté en octobre-novembre 1990 s’inspirait, jusqu’à la
caricature, de celui du NRM (National Resistance Movement), le mouvement
politique ougandais que Museveni avait lancé pendant sa guérilla dans les
années 1980. Il était clair aussi que les rebelles rwandais, lors de l’offensive
d’octobre, étaient partis avec la conviction qu’ils allaient pouvoir reproduire
au Rwanda ce qu’ils avaient fait en Ouganda avec Museveni.
Bien qu’ils aient affirmé au cours de ces trois années ne rien avoir
contre la France, ils indiquaient cependant qu’ils ne comprenaient pas ce qui
leur apparaissait comme un soutien au régime d’Habyarimana. Souvent, ils
espéraient qu’une fois la question réglée, la coopération entre la France et le
peuple rwandais réconcilié avec lui-même, pourrait reprendre et se
développer. A chacune de leurs rencontres, M. Yannick Gérard a précisé
qu’il avait toujours mis l’accent sur les efforts permanents développés par la
France à Kigali pour promouvoir le dialogue, l’ouverture et la réconciliation
nationale de tous les Rwandais, et souligné, en s’appuyant sur la Constitution
de 1991 ou le gouvernement de coalition de 1992, que ces efforts avaient
porté leurs fruits. Il expliquait que la France était disposée à soutenir tout
accord, tout compromis politique et pacifique qui résulterait des négociations
d’Arusha. D’ailleurs, au lendemain de ces accords, le FPR a remercié par
écrit la France des efforts qu’elle avait faits pour soutenir les négociations.
C’est sur cette note optimiste et confiante que son séjour en Ouganda s’est
achevé.

Le Président Paul Quilès a fait tout d’abord allusion à une
rencontre entre les Présidents rwandais et ougandais le 17octobre 1990 au
cours de laquelle avaient été dégagés les principes d’un règlement portant
aussi bien sur le dialogue intérieur au Rwanda et les conditions d’un
cessez-le-feu, que sur la mise en place d’une conférence régionale; il a
souhaité connaître la position réelle du Président Museveni par rapport à
l’ensemble de ces questions : souscrivait-il à ces principes de bonne foi,
était-il réellement disposé à favoriser leur application? Rappelant que le
Président Museveni avait été Président en exercice de l’OUA, il a demandé
quel était son rôle en cette qualité et quelles avaient été les suites de sa
rencontre avec le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier, en
novembre 1990.
M. Yannick Gérard a indiqué, que s’agissant de la conférence du
17 octobre 1990 à Mwanza entre les Présidents Museveni et Habyarimana, il
croyait se souvenir qu’elle comprenait également des représentants de la
Tanzanie, du Burundi, du Zaïre et d’autres pays. Bien qu’il n’ait plus en tête
les principes résultant de cette rencontre, il a estimé que certains d’entre eux
impliquaient des changements dans la politique rwandaise, concernant
notamment le libre retour des réfugiés rwandais et la tenue d’une conférence
régionale dont il convenait de fixer la portée. Les années 1990 à 1992 ont été
marquées par une série de rencontres un peu comparables à cette conférence
de Mwanza auxquelles participaient notamment le FPR et le gouvernement
rwandais.
Le Président Museveni a manifestement adhéré à ce processus qui
allait dans le sens qu’il souhaitait, ce qui est de nature à expliquer l’absence
de réelle évolution jusqu’à ce que la négociation ne se noue véritablement.
Celle-ci débutera réellement à partir de juillet 1992, quelque temps après la
mise en place d’un gouvernement de coalition au Rwanda.
L’activité de l’OUA n’a pas été particulièrement marquée par la
présidence, de juin 1990 à juin 1991, de Museveni qui a adopté pendant cette
période un profil très bas. La question s’est posée d’éventuelles interférences
de l’attaque du FPR sur l’exercice de son mandat. Finalement, avec le recul
du temps, il apparaît qu’il n’y avait pas vraiment de relation significative à
établir entre les deux événements.
Il a ensuite précisé que M. Jean-Christophe Mitterrand
accompagnait M. Jacques Pelletier lors de sa visite à Kampala en novembre
1990. Au cours de leurs entretiens avec le Président Museveni, celui-ci a
développé les positions officielles selon lesquelles il ignorait les actions
entreprises par le FPR, en les nuançant toutefois par l’évocation du problème
du retour des réfugiés dont la solution découlait d’une évolution du régime

rwandais. Cette dernière préoccupation était aussi celle de la France qui
souhaitait notamment l’ouverture du régime d’Habyarimana à l’opposition.
D’autres visites ministérielles ont suivi celles du Ministre de la Coopération
et, en sa qualité d’ambassadeur, il a souvent eu pour instruction de rendre
visite au Président Museveni pour l’entretenir des positions françaises.
M. Pierre Brana a demandé si, au cours des rencontres avec les
diverses délégations du FPR, M. Yannick Gérard avait pu noter des nuances,
voire des divergences, dans le discours tenu, et si l’accord de sécurité
mutuelle signé entre l’Ouganda et le Rwanda correspondait à une volonté
réelle de l’Ouganda de stopper les infiltrations du FPR vers le Rwanda. Il a
également fait part de ses interrogations sur le sens qu’il fallait donner à la
participation, en qualité d’observateur, de l’Ouganda aux négociations
d’Arusha. Enfin, il a souhaité savoir si la concomitance de l’attaque du FPR
avec l’exercice de la présidence de l’OUA par Museveni pouvait être
interprétée comme marquant sa volonté de manifester son absence
d’implication dans le conflit, voire comme une tentative de freiner toute
initiative qu’aurait pu envisager l’organisation africaine.
M. Yannick Gérard a tout d’abord précisé qu’il existait des
variantes dans le discours de ses interlocuteurs, mais que celles-ci tenaient
plus à leur qualité et à leur place dans la hiérarchie interne du mouvement
FPR. Parce qu’il en était l’animateur, M.Paul Kagame pouvait se permettre
un langage plus souple, donnant parfois l’impression d’ouverture. Il avait une
plus grande latitude dans son expression que d’autres représentants du FPR à
des niveaux moins élevés ou appartenant à l’autre ethnie. Le ton du discours
a varié dans le temps, selon que l’on était dans une phase où les négociations
pouvaient donner l’impression de progresser, de bien évoluer ou dans une
phase de combats. Pendant toute cette période, l’alternance des situations
expliquait les variations de la tonalité du discours. Par contre, dans la
présentation par le FPR de la cause qu’il défendait, le discours fut toujours le
même. La doctrine n’a pas évolué au cours de ces trois années, comme si elle
avait été bien mise au point avant le début du conflit. De même, lorsque les
membres du FPR se défendaient d’appartenir à un mouvement ethnique,
leurs théories et leurs argumentations ne variaient presque pas.
Il a constaté que la présence à Kampala de membres du FPR n’était
a priori pas compatible avec la politique officielle du Gouvernement
ougandais, celui-ci ayant déclaré dès octobre 1990 qu’ils étaient des
déserteurs, devaient être considérés comme des traîtres et arrêtés s’ils
revenaient sur le territoire ougandais. Tel n’était manifestement pas le cas.
Qu’il y ait eu des tensions entre les uns et les autres, entre le pouvoir
ougandais et le mouvement FPR, cela n’a jamais vraiment transparu dans les

contacts qu’il a eus avec eux. Mais il est possible, même probable, qu’à
certains moments, en particulier en février 1993, lorsque le FPR a lancé une
offensive généralisée au Rwanda, le Président ougandais ait essayé de le
convaincre de ne pas pousser l’avantage trop loin, ne serait-ce qu’en termes
tactiques. Tel était, semble-t-il, sa position à l’époque malgré les inévitables
divergences d’approche tactique entre Museveni et les dirigeants du FPR
sans pour autant qu’il y ait eu de véritables tensions politiques.
M. Yannick Gérard a estimé que la signature de l’accord de
coopération mutuelle sur la surveillance de la frontière ougando-rwandaise
du 8 août 1991 constituait plus un signe donné à la communauté
internationale que la manifestation d’une volonté réelle de l’Ouganda. En
effet, il s’agissait plus d’un effet d’affichage dans la mesure où il était loisible
de revendiquer le déploiement d’observateurs à la frontière tout en sachant
que sa configuration sur 250 kilomètres dans une région montagneuse en
empêchait de facto la réalisation effective, d’autant plus que l’essentiel du
soutien ougandais au FPR se déroulait de nuit.
Il a ensuite considéré que la personnalité du Secrétaire d’Etat
ougandais, désigné comme observateur aux négociations d’Arusha pouvait
être un indice du rôle modérateur que l’Ouganda aurait pu jouer auprès du
FPR. Cette impression est étayée par le fait qu’il était de l’intérêt de
l’Ouganda d’afficher une telle attitude, mais aussi par la bonne connaissance
de la scène internationale qu’avait le Président Museveni et qui le poussait à
encourager le FPR à se montrer plus modéré.
Enfin, M. Yannick Gérard a estimé qu’il était difficile de répondre à
la question de savoir s’il existait un rapport entre l’exercice de la présidence
de l’OUA par Museveni et le début du conflit. Il n’a pas totalement exclu que
le Président Museveni ait pu envisager d’utiliser son mandat pour pouvoir se
disculper par la suite, mais il a souligné qu’il fallait toutefois garder présent à
l’esprit que l’OUA n’était pas une institution connue pour avoir des
interventions de poids. Le Président Museveni n’avait donc pas dû
s’inquiéter des réactions qu’aurait pu avoir l’OUA ou les appréhender outre
mesure.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le Président Museveni
aurait pu s’appuyer sur sa présidence de l’OUA pour encourager l’action du
FPR en l’assurant d’une neutralité bienveillante de l’organisation.
M. Yannick Gérard a tout d’abord rejeté cette hypothèse, estimant
que l’exercice de la présidence de l’OUA ne pouvait qu’inciter Museveni à
prendre un peu de recul ou à avoir une attitude relativement réservée par
rapport à cette affaire. Toutefois, il a considéré, au regard des actions

modestes de l’OUA sur la question, qu’aucune hypothèse n’était à exclure
tout en soulignant que cette circonstance n’avait sans doute pas dû être un
élément décisif dans l’engagement du FPR.
Rappelant qu’à la suite d’une réunion des Ministres des Affaires
étrangères du Rwanda et de l’Ouganda à Paris, le 14août 1991, la France
s’était vu confier la mission de recueillir toute information sur les violations
du cessez-le-feu, le Président Paul Quilès a souhaité savoir si le travail de la
mission d’observation française dirigée par l’ambassadeur Gendreau qui a
procédé à une surveillance de la frontière rwando-ougandaise entre
novembre 1991 et mars 1992, avait été facilité par les autorités ougandaises
et si les forces françaises avaient été autorisées à franchir la frontière
ougandaise dans le cadre de cette mission.
M. Yannick Gérard a indiqué que la question du franchissement de
la frontière par les forces françaises du Rwanda ne s’était jamais posée. Il
s’agissait d’une mission temporaire dont l’objet était de recueillir des
informations lorsque l’un des deux gouvernements se plaignait d’agissements
de la part de son voisin sur son territoire. L’Ambassadeur Gendreau s’est
effectivement rendu sur le terrain, à plusieurs reprises, du côté rwandais et à
deux reprises, du côté ougandais dans le cadre d’échanges d’informations.
Le Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur
l’intérêt d’une telle mission.
M. Yannick Gérard a précisé que la mission avait pour objet de
montrer tout l’intérêt que la France manifestait sur le sujet, d’illustrer sa
volonté, dans la continuation de la rencontre des ministres des Affaires
étrangères rwandais et ougandais, de jouer un rôle dans cette affaire, mais
que les travaux de la mission n’avaient vraisemblablement pas eu un impact
décisif sur l’évolution du conflit.
A M. Bernard Cazeneuve, qui relatait le contenu d’articles de
presse indiquant que certains militaires français avaient franchi la frontière,
dans le cadre d’opérations dites spéciales, pour des missions de
reconnaissance, M. Yannick Gérard a répondu qu’il n’avait jamais eu
d’échos particuliers sur de telles actions.
Le Président Paul Quilès a souligné qu’à la suite de la constitution
du premier gouvernement pluripartite au Rwanda en avril 1992, la France
avait demandé à l’Ouganda de faire pression sur le FPR pour qu’il abandonne
la lutte armée. Il a souhaité connaître quelles avaient été les réactions du
gouvernement ougandais à cette demande.

M. Yannick Gérard a rappelé que le mois d’avril 1992 avait
constitué un tournant pour l’action diplomatique française puisqu’elle a pu,
dès lors, arguer d’un résultat considérable dans les pressions qu’elle avait
exercées pour faire évoluer les positions rwandaises. Il n’a pas été en mesure
de préciser les propos qui lui ont été alors tenus mais a noté que quelques
mois plus tard, à partir de juin ou juillet, les négociations se sont engagées.
Le Ministre des Affaires étrangères rwandais, M.Ngulinzira, a engagé un
véritable dialogue, les premiers contacts ayant eu lieu à Kampala en juin
1992. S’il y a eu un début de réelle négociation, le FPR n’a toutefois pas
renoncé à la dimension militaire de son action.
M. Jacques Myard a demandé des précisions sur la lettre que le
FPR aurait adressé au gouvernement français en 1993.
M. Yannick Gérard a précisé qu’il avait fait allusion à une lettre de
remerciement, datée d’août ou septembre 1993, émanant soit de M. Paul
Kagame, soit du Colonel Kanyarengwe, Président du FPR, pour le rôle que
la France avait joué en encourageant les négociations d’Arusha.
Revenant sur les propos antérieurs de M. Yannick Gérard,
M. Jacques Myard a souhaité savoir si le sentiment de soulagement suscité
par le départ des Tutsis rwandais du territoire ougandais était largement
partagé et s’il était lié à des incidents entre les deux populations.
M. Yannick Gérard a indiqué que, contrairement à l’époque d’Idi
Amin Dada et d’Obote, il n’y avait pas d’incidents avec la population
d’origine rwandaise en 1990 mais que celle-ci était encore perçue comme
étrangère et donnait aux nationaux l’impression de réussir dans les affaires.
De même, les Tutsis rwandais étaient nombreux dans l’administration
ougandaise qui n’appliquait pas la règle de l’appartenance nationale pour ses
recrutements, d’où une certaine jalousie de la part de la population d’origine
ougandaise.

Audition de M. François DESCOUEYTE
Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès
Le Président Paul Quilès a accueilli M. François Descoueyte,
ambassadeur en Ouganda de janvier 1994 à décembre 1997. Il a rappelé qu’il
était entré en fonction au moment où les événements rwandais prenaient une
tournure tragique puisque les premiers mois de sa nomination coïncidaient
avec les difficultés de mise en application des accords d’Arusha et avec la
montée incontrôlée des tensions ethniques qui ont abouti, après l’assassinat
du Président Habyarimana, aux massacres et au génocide. Son audition
permettra d’appréhender l’influence que le Président Museveni a pu exercer
sur le déroulement de la crise, dans les mois qui ont précédé le génocide, en
ce qui concerne notamment l’application des accords d’Arusha et la mise en
place du gouvernement de transition à base élargie.
M. François Descoueyte a indiqué que, vu depuis Kampala, trois
éléments semblaient avoir joué un rôle important dans la crise rwandaise: la
politique intérieure de l’Ouganda, ses relations avec le Rwanda et la politique
des principaux acteurs de la communauté internationale.
S’agissant de l’Ouganda, il convient de garder à l’esprit la descente
aux enfers qu’a connue ce pays pendant une décennie, de 1975 à 1985, sous
les régimes d’Amin Dada et d’Obote. Le bilan de cette période est estimé à
800 000 morts et à une division par quatre de la production économique du
pays. C’est seulement en l’an 2000, d’après les calculs économétriques, que
le pays retrouvera le niveau de revenu par tête qu’il avait atteint lors de son
indépendance en 1962.
Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir du Président Museveni en
janvier 1986, après cinq ans de guérilla, a été vécu par beaucoup
d’Ougandais, sauf au nord - la région d’où étaient originaires les détenteurs
du pouvoir précédent- comme une libération et comme le début d’un
renouveau : stabilité politique, croissance économique rapide, de l’ordre de
5 à 7 % par an, progrès incontestables des droits de l’homme individuels par
rapport à la période antérieure et par rapport aux pays voisins. Ainsi
s’expliquent les jugements contrastés qui ont pu être portés sur l’Ouganda et
son gouvernement car la performance de développement récente de
l’Ouganda est l’une des meilleures d’Afrique, mais le pays n’en reste pas

moins l’un des moins avancés du monde comme presque tous ces voisins. On
ne saurait donc ni sous-estimer, ni surestimer ce pays de 20millions
d’habitants dont les relations économiques et culturelles avec la France ne
cessent du reste de se développer.
C’est de la période sombre de l’histoire contemporaine de
l’Ouganda, vécue dans l’indifférence de la communauté internationale-CNN
n’existait pas à l’époque- que datent les liens inextricables noués entre le
Président Museveni, et son mouvement du NRM, et les plus dynamiques des
réfugiés tutsis rwandais qui se regrouperont plus tard dans le FPR. Les
rescapés des massacres de Tutsis de 1959 à 1962 au Rwanda se sont en effet
réfugiés nombreux en Ouganda, en particulier dans l’ouest du pays, dans la
région de l’Ankole où existent des similitudes de structures sociales avec le
Rwanda, les Tutsis ressemblant fort aux Bahima qui y vivent tandis que les
Hutus sont plus proches des paysans de cette région
Ces Tutsis réfugiés et leurs enfants, souvent très jeunes, ont été
persécutés sous le régime Obote qui en avait fait les boucs émissaires de ses
difficultés. Ils étaient pourchassés, désignés à la vindicte publique dans cette
époque sombre de l’histoire du pays. Ils étaient également empêchés de
retourner au Rwanda par le régime Habyarimana qui considérait qu’il n’y
avait pas assez de place pour cette minorité agissante et encombrante dont
les ambitions étaient évidentes. Les Tutsis les plus énergiques n’avaient donc
d’autre choix que de s’enrôler dans la guérilla du Président Museveni et de
prendre le maquis. Ils ont ainsi représenté jusqu’à un quart des cadres –et
non pas des effectifs de base– et des officiers de l’Armée de résistance
nationale où ils se sont signalés comme étant parmi les plus combatifs.
Dès la prise de pouvoir par le Président Museveni, les cadres tutsis
rwandais font valoir leurs qualités et atteignent des positions importantes,
non seulement dans l’armée et l’administration ougandaises mais aussi dans
les affaires. Leurs succès éveillent la jalousie, notamment à Kampala et dans
la région centrale du Buganda où les habitants se mettent à critiquer-la
presse de cette époque en fait état régulièrement- ce qu’ils appellent la
« mafia tutsie ».
En janvier 1990, vient en discussion au Parlement ou à ce qui en
tenait lieu, le Conseil national de la résistance, une loi sur la propriété des
terres qui interdit l’acquisition, même à titre onéreux, de terres ougandaises
par des étrangers. Le Président Museveni est, à l’époque, accusé, notamment
par la population bugandaise et l’opposition politique de l’époque, de
favoriser la minorité tutsie rwandaise. Il cherche à se débarrasser de ces
accusations en limogeant des responsables tutsis, à commencer par Fred
Rwigyema, vice-ministre de la Défense, le titulaire du portefeuille de la

défense étant par tradition le Président. C’est alors que les Rwandais tutsis
qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises
pour la part qu’ils avaient prise à la lutte de libération, comprennent avec
amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos tenus par
Kagame ultérieurement- qu’ils ne seront jamais chez eux en Ouganda.
Les plus décidés d’entre eux se rendent compte que leurs postes de
commandement dans l’armée vont leur être retirés et que bientôt, ils n’auront
plus les moyens de mettre en oeuvre la seule solution qu’ils estiment leur
rester : l’invasion par les armes de leur propre pays. Ils déclenchent alors la
première attaque sur Kagitumba. Elle est fort mal préparée, décidée à la vavite, et déclenchée précipitamment le 1er octobre 1990, alors que Museveni et
Habyarimana se trouvent à New York.
M. François Descoueyte a tenu à souligner -et cela a été rarement
mis en valeur dans les commentaires sur l’origine de la crise
- que cette
attaque du FPR sur le Rwanda, n’était qu’une face de la médaille, l’autre face
étant que ses membres avaient été poussés dehors par l’Ouganda. Le
Président Museveni, en effet, n’avait rien à perdre. Que le FPR gagne ou
perde, il avait réglé un problème de politique intérieure, potentiellement
dangereux, en se débarrassant des Tutsis rwandais. Dans tous les
témoignages de première main concernant les discussions du FPR avec le
Président Museveni à l’époque, le message que répète le Président ougandais
est que certes, ils sont libres de partir et qu’il ne fera rien pour les retenir,
mais qu’une fois partis, il n’est pas question qu’ils reviennent.
La communauté internationale a eu bien des difficultés à
comprendre la dynamique des événements, quand bien même elle y portait
intérêt. Ses réactions ont été fondées sur des principes : l’inviolabilité des
frontières, le règlement pacifique des différents, le non-recours à la force. Ils
ont certes, toute leur valeur. Ce sont ceux de la charte des Nations unies
mais, sur le terrain, les protagonistes, même s’ils les connaissaient, ne les
avaient pas pour autant intériorisés. Dans la région des Grands Lacs, le
recours à la force est bel et bien la première solution qui vient à l’esprit des
responsables de tous bords. Cette vision, à l’opposé du droit international,
est à l’origine des nombreux malentendus entre la communauté internationale
–la France, les Etats-Unis et d’autres puissances mondiales– et les dirigeants
de la région quels qu’ils soient. Il est essentiel d’insister sur la difficulté pour
la communauté internationale de transposer ses valeurs et ses grilles de
lecture dans un milieu situé presque aux antipodes, en termes de
développement économique et social par rapport aux principales puissances
mondiales.

M. François Descoueyte a indiqué que ces précisions lui étaient
apparues indispensables pour tenter de situer les responsabilités dans le
déroulement des événements et pour tirer du drame rwandais quelques
leçons pour l’avenir.
S’agissant des responsabilités, la première incombe aux acteurs
politiques et opérationnels des massacres, même si la peur a joué un rôle des
deux côtés. En second lieu, les Etats voisins sont responsables pour avoir
soutenu des deux côtés une solution de force dont ils avaient gravement
sous-estimé les conséquences catastrophiques. Certes, la France n’avait pas
non plus prévu le génocide mais elle avait répété les avertissements sur la
gravité des violences qui risquaient d’être déclenchées par une approche
militaire. Celui-ci jurait, à l’époque, qu’il ne lui faudrait pas huit jours pour
arriver à Kigali, ce qui était militairement raisonnable, mais aussi qu’il y serait
accueilli à bras ouverts par la population, enfin libérée de la dictature
d’Habyarimana. Ses membres se sont sans doute piégés eux-mêmes en
adhérant à leur propre propagande de guerre. Il a indiqué que lors de sa
dernière conversation avec le Président Museveni sur le Rwanda, il y a près
d’un an, celui-ci avait conclu la conversation en disant que, dans la crise
rwandaise, tout le monde avait fait des erreurs, y compris lui-même.
Enfin, il a estimé que la communauté internationale avait également
une responsabilité, celle de n’avoir pas réussi à empêcher le génocide. Cette
responsabilité n’est pas du même ordre que celle d’avoir perpétré des
massacres, ni même d’avoir soutenu, plus ou moins aveuglément, ou laissé
faire les partisans de la force. Au Rwanda, comme dans l’ex-Yougoslavie, la
logique qui prévalait à l’époque de la crise était celle du «qui n’est pas pour
moi est contre moi ». Dans une telle situation, il n’y a pas à proprement
parler, une fois que le fossé du sang s’est élargi, d’espace de médiation ou de
neutralité, comme un responsable d’ONG humanitaire l’a bien dit: « il n’y
avait plus, à une époque, d’espace humanitaire ».
En tentant, presque seule, l’impossible, la France a exprimé sa
solidarité avec les peuples africains, plus profonde que dans tout autre pays
extérieur au continent. Elle n’a pu, à elle seule, changer le cours des
événements qui s’inscrivaient dans un long cycle de violences
intergénérationnelles et réciproques entre les groupes concernés.
Il a considéré qu’à long terme, la solution passait dans la région des
Grands Lacs par l’intégration économique régionale, par ce que Jean Monnet
et les fondateurs de l’Europe ont appelé la communauté d’intérêts. Ce sera
l’affaire, dans cette région des Grands Lacs, d’une, deux ou plusieurs
générations. La France peut y aider en soutenant l’intégration d’au moins

trois ensembles économiques viables en Afrique subsaharienne, l’ouest, le
sud et l’est du continent.
Par ailleurs, les pays développés doivent approfondir leur réflexion,
leur connaissance de l’ensemble des régions africaines avec lesquelles ils ne
sont pas familiarisés. Il s’agit d’affirmer clairement la primauté des droits de
l’homme individuels sur la forme des institutions démocratiques qui varient
nécessairement en fonction du degré de développement économique et social
du pays. Dans le couple droits de l’homme individuels et démocratie, il a
estimé que le premier terme était plus important que le second, notamment le
droit à la vie qui, dans cette région, était encore des plus précaires.
L’information réciproque est donc très importante et il est fondamental de
maintenir les contacts avec toutes les parties. Telles étaient ses instructions
quand il est parti pour l’Ouganda le 7janvier 1994. Le 4 juillet, il était dans
le bureau du Président Museveni avec Kagame qui était de passage à
Kampala où il était venu la veille de la chute de Kigali tant il était sûr de son
fait. Il a été le premier officiel français à retourner à Kigali, le 6août, après le
changement de régime pour négocier la réouverture progressive de notre
ambassade.
M. François Descoueyte a souligné que de 1991 à 1994, les
Présidents français et ougandais ne s’étaient pas rencontrés et qu’il avait par
conséquent tout mis en oeuvre, en Ouganda comme à Paris, pour faire en
sorte que les deux Présidents se rencontrent, considérant que quel que soit le
contenu du dialogue, il était important qu’il soit établi, tant au niveau
présidentiel que ministériel. Aucun ministre français de la coopération, bien
que trois d’entre eux l’aient assuré qu’ils allaient le faire, n’a visité cette
région des Grands Lacs depuis plus de cinq ans. Or, il est important d’aller
sur place pour comprendre.
Il a insisté sur l’importance du rôle joué par la communication dans
une crise comme celle du Rwanda. Il fut un temps où toutes les informations
sur cette crise étaient disséminées par deux canaux: Reuter et CNN. La
France doit fournir un effort pour faire monter en puissance ses propres
canaux de communication et pour tenter d’influencer ces canaux primordiaux
dans le monde anglophone que sont Reuter et CNN. La communication
appelle donc un effort particulier, ne serait-ce qu’en termes de contredésinformation car le monde était plongé au sujet du Rwanda dans une
atmosphère de propagande de guerre.
Enfin, il a considéré que, dans le cas d’une crise à grande échelle,
comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, impliquant des dizaines de milliers
de combattants, la condition d’une action efficace, à supposer qu’elle soit
possible, résidait dans l’action massive et commune des principales

puissances mondiales : plus de coopération serait donc également
souhaitable.
Le Président Paul Quilès a fait part de l’intérêt particulier qu’il
avait porté aux propos de l’intervenant, notamment pour son analyse des
raisons ayant conduit le FPR à déclencher son offensive. A ce propos, il a
demandé des explications complémentaires sur la loi ougandaise de janvier
1990 limitant l’achat de terres par des étrangers.
M. François Descoueyte a précisé que cette loi avait fait l’objet
d’une longue discussion au Parlement en janvier 1990 et qu’elle reflétait une
situation de rejet des Tutsis rwandais par la société, sinon ougandaise en
général, du moins bagandaise. Il a rappelé que la société ougandaise de la
région centrale de Kampala tenait la clef du pouvoir politique en Ouganda et
que le Président Museveni ne pouvait pas gouverner uniquement avec l’appui
de l’ouest, sa région. Sachant que le nord lui était hostile, il lui fallait
absolument avoir au moins une petite majorité dans la région du centre, l’est
étant divisé par moitié entre les partisans du régime actuel et l’opposition. A
cette époque, il commençait à préparer les élections à l’assemblée
constituante, les premières élections, « démocratiques » qui aient eu lieu en
Ouganda depuis la prise du pouvoir par le NRM en 1986. Il devait
commencer à réfléchir aux campagnes électorales, des élections
présidentielles et législatives ayant eu lieu ensuite.
Le Président Paul Quilès a souhaité connaître quelle avait été
l’attitude de l’Ouganda à l’égard du génocide, notamment quelles avaient été
les positions publiques prises à ce sujet par les autorités ougandaises et quel
jugement les Ougandais avaient porté sur l’opération Turquoise.
M. François Descoueyte a indiqué que les contacts qu’il avait eus
avec les différents protagonistes avant le 6 avril 1994, notamment avec les
responsables du FPR qui se trouvaient pour la plupart à Kampala, montraient
bien que l’on était dans une logique de guerre et que l’espoir de sortir de
cette logique s’amenuisait de jour en jour. Il a souligné que l’idée même de
partage du pouvoir ne venait pas naturellement aux responsables politiques
de cette région. Sitôt l’attentat du 6 avril, le Président Museveni a pris
l’initiative de réunir les ambassadeurs américain, britannique et français, une
à trois fois par semaine pendant le mois d’avril, pour obtenir la
compréhension de la communauté internationale. Etaient également présents
à la plupart de ces réunions le secrétaire général du FPR, l’ambassadeur du
Rwanda, aujourd’hui réfugié en France, et le médiateur tanzanien, dit
« facilitateur ».

L’idée développée par le Président Museveni était d’éviter à tout
prix que la crise rwandaise, par effet de dominos, ne contamine toute la
région et dégénère en un affrontement, entre des troupes notamment
françaises, et le FPR ou les forces ougandaises. Cette attitude a été
constante. Le leitmotiv du Président Museveni était d’éviter l’escalade et la
contagion. A chaque occasion, il lui était rappelé que la France n’était
l’ennemi de personne et qu’elle n’avait nullement l’intention de faire la guerre
à qui que soit. Cette position a été également expliquée au FPR qui avait du
mal à la croire.
L’une des grandes obsession du FPR étant à l’époque de savoir si
son gouvernement serait reconnu par la France, après la prise de Kigali,
M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait été amené à expliquer que la
pratique française n’était pas, à la différence de la pratique américaine, de
reconnaître les gouvernements mais les Etats et que si le FPR arrivait au
pouvoir dans la capitale, il serait, ipso facto, considéré par la France comme
le gouvernement du Rwanda. Le FPR craignait que la France ne se mette en
travers de sa conquête du pouvoir.
Il a alors évoqué les conditions dans lesquelles il avait, le 4juillet,
participé à une rencontre entre le Président Museveni et le Major Kagame.
Le 3 juillet 1994 au soir, il a reçu un appel téléphonique du Président
Museveni qui lui a expliqué qu’il venait de voir sur CNN que des soldats du
FPR avaient tiré sur les troupes françaises de l’opération Turquoise. Le
Président lui a déclaré : « C’est inacceptable. Kagame est aujourd’hui à
Kampala. Je le verrai demain. Je vais lui dire qu’il n’est pas question que
ce genre de chose se reproduise ». M. François Descoueyte a alors suggéré
au Président Museveni de l’inviter à cet entretien avec celui qu’on appelait
déjà l’homme fort du Rwanda. Bien qu’anecdotique, la discussion permet de
comprendre les attitudes de l’un et de l’autre. Le Président Museveni
revenait de Paris où avait été organisée la première rencontre depuis trois ans
entre le Président Mitterrand et lui, à l’issue de laquelle il avait accepté la
publication d’un communiqué disant qu’il n’avait pas d’objection à
l’opération Turquoise, dans la mesure où celle-ci resterait dans les limites de
son mandat strictement humanitaire et serait rapatriée dans un délai de deux
mois. Au cours de la rencontre du 4 juillet, le Président Museveni a fait mine
de vendre l’opération Turquoise à Kagame. Il expliquait que cette zone
humanitaire était une bonne chose et qu’il serait bien utile qu’une puissance
accepte d’assurer cette mission au sud-Soudan. Il exposait à Kagame qu’il
n’avait aucune raison d’adopter une attitude hostile dans la mesure où
l’opération s’en tenait strictement au mandat défini.

La discussion sur les conditions du cessez-le-feu qui a suivi ces
propos liminaires a permis à M.François Descoueyte d’observer la différence
de comportement des deux hommes. Museveni ayant commencé à dessiner
sur un papier une ligne de cessez-le-feu, Kagame a précisé que pour
envisager d’instituer cette ligne en deçà de la frontière du Zaïre, il faudrait
deux conditions : d’un point de vue militaire, elle devait être
géographiquement facile à tenir -rivière, ligne de crêtes, accident naturel
quelconque- ; d’un point de vue politique, il devait, pour appliquer le cessezle-feu, avoir en face de lui un interlocuteur responsable. Or, il a émis les plus
extrêmes réserves sur les capacités du gouvernement intérimaire à faire
appliquer ces décisions. Dans ces conditions, il envisageait de poursuivre son
action jusqu’à la frontière du Zaïre. Le Président Museveni est alors
intervenu : « Ne dites pas cela à l’ambassadeur de France ». Il était clair
que Kagame s’était montré assez direct, tenant des propos marqués par une
franchise parfois abrupte, alors que Museveni apparaissait comme un
politicien beaucoup plus habile et plus soucieux des réactions de la
communauté internationale; il a d’ailleurs réussi à sefaire une réputation
internationale flatteuse.
Afin de permettre à la mission de mieux cerner la personnalité du
Président Museveni, M. François Descoueyte a relaté un entretien qu’il avait
eu avec lui à l’issue de sa dernière rencontre avec le Président Jacques
Chirac. Comme il lui demandait pour quelle raison il n’avait pas parlé très
franchement au Président français de ce qui se passait au Zaïre, le Président
Museveni lui a répondu que c’était sans doute dû à son absence de relations
avec les autorités françaises au moment de sa guerre secrète, qui ne
permettait pas d’établir aujourd’hui un climat de confiance dans les échanges.
M. François Descoueyte a noté au passage que les rapports avec
l’ANC ou la SWAPO étaient actuellement plus empreints de confiance dans
la mesure où la France les a soutenus à l’époque de leurs luttes, ce qui n’a
pas été le cas avec le Président Museveni en Ouganda. Cette tradition de
confiance dans les moments difficiles n’existant pas, il convient désormais de
la bâtir de manière plus normale et plus classique, dans les relations entre
Etats.
Il a précisé que le Président Museveni voulait à tout prix éviter de se
trouver en position antagonique avec la France à propos de l’opération
Turquoise. Contrairement aux Rwandais qui soupçonnaient la France
d’intentions hostiles, il accordait crédit aux promesses françaises, compte
tenu de son expérience des relations franco-ougandaises. Il n’était pas
autrement préoccupé d’un quelconque dérapage de l’opération Turquoise. Il
était conscient que ce genre d’opération impliquant un millier d’hommes sur

un terrain où évoluaient 30 000 soldats du FPR ne pouvait être que
temporaire. Les entretiens avaient alors pour objet de faire connaître à Paris
son attitude et ses réflexions sur le conflit. S’il n’a jamais admis son soutien
au FPR, c’est essentiellement parce qu’il réglait ainsi une question intérieure
en appuyant indirectement le départ des Tutsis rwandais d’Ouganda.
M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait pu vérifier ce dernier point à
l’occasion d’entretiens avec son collègue ambassadeur des Etats-Unis avec
qui il confrontait ses notes concernant des questions identiques posées au
Président Museveni et dont les réponses comportaient parfois des nuances
importantes.
Il a souligné que ce comportement découlait d’une différence de
culture dont il ne faut pas se formaliser trop rapidement. La distinction entre
l’imagination et la réalité n’est pas si claire dans cette région. La région des
Grands Lacs est culturellement dominée par le paganisme bien que les
statistiques fassent état d’une population christianisée à 90%. Or les travaux
de sciences sociales montrent, sans qu’il y ait là aucun jugement de valeur,
que le paganisme est différent du christianisme dans la mesure où il identifie
rapports de force et rapports de sens. Il n’y a donc pas de place pour un
troisième terme arbitre qui serait moral ou éthique. Il s’agit de références
profondément et objectivement différentes de celles des principaux acteurs de
la communauté internationale.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si le Président Museveni et
l’ambassadeur des Etats-Unis avaient des contacts particuliers et si ce dernier
avait eu un rôle spécifique. Evoquant le contenu des télégrammes
diplomatiques qui indiquent que, sous l’influence du FPR, l’Ouganda insistait
beaucoup pour que la MINUAR ne soit pas confondue avec la MONUOR, il
a demandé à l’intervenant comment il expliquait cette insistance.
M. François Descoueyte a rappelé que les Etats-Unis, étant la
première puissance mondiale, avaient une position spécifique, ce qui
expliquait que l’ambassadeur des Etats-Unis ait partout un rôle un peu
particulier. Toutefois, son influence sur les décisions et le comportement du
Président Museveni était limitée, ce dont les Américains se sont
progressivement aperçus. Les dirigeants africains possèdent un véritable
talent politique. N’ayant guère de ressources financières et peu de capacités
militaires, ils sont forcément dépendants de l’extérieur. Mais ils ont la
capacité d’influencer les décisions de partenaires beaucoup plus puissants
qu’eux. Il faut se souvenir qu’à l’époque de Machiavel en Europe, la région
des Grands Lacs connaissait déjà des Etats constitués. Il ne s’agissait pas des
sociétés horizontales, par classe d’âge que l’on trouve ailleurs en Afrique et
aussi en Ouganda au nord et à l’est, mais bien de théocraties militaires avec

un appareil d’Etat et un système de renseignement. Il existe donc dans cette
région une longue tradition de sophistication dans le maniement d’un appareil
d’Etat, fût-il très modeste par rapport à ceux des grandes puissances.
Le Président Museveni a probablement pu manipuler les Etats-Unis.
Il faut comprendre qu’il est avant tout un leader nationaliste qui se bat pour
l’intérêt de son pays et qui se distingue, en ce domaine notamment, des
dictateurs à tendance familialiste ou tribaliste. Il n’est pas pour autant un
idéaliste avant tout préoccupé de la Charte des Nations Unies. L’erreur qu’il
a commise dans la crise rwandaise a été de se soucier assez peu des
conséquences qu’aurait au Rwanda, l’expulsion de cette minorité agissante
tutsie qui le gênait en politique intérieure.
Les Américains ont attaché une grande importance à l’Ouganda en
raison de sa frontière avec le Soudan qui en fait un cordon sanitaire avec
l’Ethiopie et l’Erythrée. Les intérêts américains d’endiguement du Soudan et
ceux du Président Museveni concordaient puisqu’en Ouganda, la seule
véritable menace militaire est au nord, constituée non seulement par le
Soudan, mais aussi par une rébellion soutenue par le Soudan. Il y avait donc
coïncidence objective entre les intérêts américains et ougandais. Les
Américains ont cru pouvoir affirmer leur influence en apportant à l’Ouganda
une aide militaire qui était destinée au nord et non à l’ouest. Lorsqu’ils se
sont aperçu qu’une partie de cette aide militaire était détournée de son
objectif, ils ont commencé à tirer le signal d’alarme. Pendant toute la crise
zaïroise, il est apparu clairement que les Américains délivraient avertissement
sur avertissement au Président Museveni pour faire en sorte qu’il
n’intervienne pas aux côtés des troupes de Kabila. Tout le monde sait depuis
qu’il l’a fait avec des effectifs limités et pour une brève période, ce qui a été
officialisé par le chef d’état major devant le Parlement ougandais. Il a refusé
de l’admettre devant Mme Allbright et devant le Président Chirac,
comprenant bien que ce genre d’agissements serait mal compris et mal jugé.
La confiance que les dirigeants concernés pouvaient lui accorder en a été
réduite.
L’influence des Etats-Unis sur la politique ougandaise n’était
manifestement pas aussi importante qu’ils l’auraient souhaitée. M.François
Descoueyte a indiqué, à titre d’exemple, que la pression exercée par les
Etats-Unis sur le Président ougandais en faveur de la démocratisation avait
donné lieu à un incident diplomatique américano
-ougandais.
Le Président ougandais avait alors déclaré à plusieurs reprises, et
notamment en conférence de presse, que les occidentaux ne se rendaient pas
compte de certaines caractéristiques de la société ougandaise et notamment
d’un seuil très bas de déclenchement de la violence. Suivre les conseils de

démocratisation des Américains serait irresponsable car, si les choses
tournaient mal, ils évacueraient leurs ressortissants tandis que les Ougandais
resteraient sur place et subiraient des violences. Par conséquent, les
Etats-Unis pouvaient exprimer leur opinion mais il était hors de question que
quiconque dicte au Président ougandais la conduite à tenir en politique
intérieure.
A plusieurs reprises, le Président Museveni lui a demandé
d’expliquer aux autorités françaises qu’il ne « roulait pas pour les
Américains, ni pour personne d’autre, mais pour l’Ouganda ». Il ajoutait
que la France était la bienvenue et qu’il n’avait pas l’intention de concéder un
privilège aux Américains, sachant qu’ils l’abandonneraient si d’autres intérêts
les appelaient ailleurs. Ses propos ont été vérifiés par la suite, notamment sur
des questions économiques. Il s’agit d’un dirigeant nationaliste qui prendra
l’aide d’où qu’elle vienne. Les Américains lui ont proposé beaucoup d’aide
en pensant au Soudan. M. François Descoueyte a indiqué que le Président
Museveni lui avait fait de nombreuses demandes de coopération civile et
militaire qui ont été transmises au Département, sans réponse positive, alors
que, dans le même temps, les Etats-Unis y ont donné suite. Les Américains
conduisent une « Realpolitik », visant à défendre avant tout leurs intérêts,
faisant passer au second plan le soutien aux institutions internationales. C’est
dans le cadre de cette politique qu’ils ont envoyé en Ouganda, au titre de la
coopération militaire, des forces spéciales.
S’agissant de la MONUOR, il a précisé que la mission internationale
des Nations Unies à la frontière ougando-rwandaise avait un mandat plus
réduit que celui de la MINUAR et des moyens plus limités. Tous les experts
ont souligné le manque de sérieux de cette mission. Il s’agissait simplement
d’un signe politique. Elle n’avait aucune possibilité de contrôler la longue
frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Jusqu’au dernier moment, elle ne
disposait ni des matériels de vision nocturne, ni des hélicoptères qui lui
auraient permis de remplir sa tâche. Une partie de la frontière lui était
interdite. Quand elle a eu enfin des hélicoptères et qu’un pilote brésilien
particulièrement courageux a survolé la zone qui lui était interdite par les
accords, il a vu des camions militaires bâchés se dirigeant vers la frontière. Il
a alors essuyé quelques tirs et a fait rapidement demi-tour. La MONUOR
était un alibi commode pour les Ougandais. Ils pouvaient afficher les résultats
négatifs de la mission. Ceux-ci n’avaient rien d’étonnant car tout se passait la
nuit dans une zone non couverte par la mission. La MINUAR aurait
peut-être été plus efficace.

Audition de M. Claver KANYARUSHOKI
Ambassadeur du Rwanda en Ouganda (jusqu’en août 1994)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé brièvement les fonctions
successives occupées par M. Claver Kanyarushoki. De 1991 à 1992, il a
participé, en tant que chef de la délégation du gouvernement rwandais, aux
négociations de paix entre le Rwanda et le FPR, puis à celles d’Arusha de
juillet 1992 à août 1993, en tant qu’adjoint au chef de la délégation du
gouvernement rwandais. Il s’est ensuite trouvé aux Nations unies, après
août 1993, pour négocier le déploiement d'une force de maintien de la paix et
les discussions auxquelles il a participé ont débouché, le 5octobre 1993, sur
la création de la MINUAR. Il est arrivé en France le 1erseptembre 1994
après avoir participé aux efforts de relance des négociations de paix à
Kampala, en avril1994, et à Arusha en mai 1994. Il a alors refusé le poste de
ministre du Plan que lui proposait le premier gouvernement du FPR parce
qu’il considérait que celui-ci ne voulait plus mettre en oeuvre les accords de
paix d'Arusha.
M. Claver Kanyarushoki a indiqué qu’il avait eu à traiter, lors des
discussions de paix, du problème de la présence des forces étrangères au
Rwanda. Il a souligné que le FPR avait toujours demandé que le retrait de
ces forces soit une partie intégrante des différents accords de cessez-le-feu et
en avait toujours fait un préalable à la poursuite de toute négociation.
Il a précisé que tous les efforts menés pour prévenir la guerre
avaient porté sur la résolution du problème des réfugiés qui a mal été géré du
côté rwandais. En 1990, on avait toutefois sérieusement commencé à s'en
occuper. Une commission mixte ministérielle rwando-ougandaise à laquelle
ont participé l'OUA et le HCR avait poursuivi ses travaux jusqu’à un stade
très avancé et avait élaboré un plan d'action pour résoudre la question des
réfugiés rwandais. La dernière réunion de cette commission s’est tenue du
27 au 30 juillet 1990 à Kigali.
Le plan qu’elle avait élaboré n’a pu aboutir car le FPR craignait de
perdre la légitimité de son mouvement et celle d’une attaque armée contre le
Rwanda une fois que le problème des réfugiés aurait été résolu. Il serait
intéressant de comparer toutes les causes présentées par le FPR pour justifier
la guerre et les tentatives de résolution de ce problème des réfugiés.

Après le déclenchement de la guerre, des efforts ont été entrepris
pour essayer de résoudre le conflit par les négociations. Il y a eu des
négociations secrètes et des négociations officielles, côté politique et côté
politico-militaire. Il y en a même eu à Paris, qui ont impliqué le FPR et le
gouvernement rwandais, et d'autres impliquant directement le gouvernement
rwandais et le gouvernement ougandais. M. Claver Kanyarushoki a évoqué
une réunion tripartite qui a eu lieu à Paris, le 14août 1991, entre les
ministres des Affaires étrangères rwandais et ougandais et le directeur du
département Afrique au Quai d'Orsay. Lors de cette réunion, l'aide de la
France a été sollicitée pour départager les deux pays qui s'accusaient
mutuellement d'agression. Suite à cette réunion, la France a envoyé la
Mission d'observation française (MOF) à la frontière rwando-ougandaise,
entre novembre 1991 et mars 1992.
Des représentants du Rwanda et de l'Ouganda, se sont à nouveau
retrouvés, le 20 juin 1992, à Paris, pour recevoir les conclusions de cette
mission. Il avait été demandé que la France utilise éventuellement des
moyens technologiques pour vérifier si des troupes et des matériels de guerre
franchissaient la frontière en provenance de l'Ouganda.
Il y a eu ensuite les négociations d'Arusha mais aussi des
négociations bilatérales à Paris, au Quai d'Orsay, entre le FPR et le
gouvernement rwandais, en octobre 1991 et en janvier 1992.
En juin 1992, s’est tenue une réunion entre le gouvernement
rwandais et le FPR au Centre Kléber de Paris pour déterminer le nouveau
programme des négociations. C'était après la mise en place, en avril1992, du
gouvernement de coalition à Kigali. C’est à partir de cette réunion de
juin 1992, à Paris, que l'on a décidé d'aller à Arusha afin d’y poursuivre les
négociations et de relancer les discussions en vue d’un accord de cessez-lefeu. Cet accord de cessez -le-feu a été finalement conclu à Arusha du 10 au
12 juillet 1992 et a été suivi de négociations politiques pendant plus de douze
mois.
La participation des troupes ougandaises au conflit a surtout
consisté à accorder un appui logistique plus qu’à intervenir directement,
même si on a assisté, à des moments critiques, notamment en février1993, à
des entrées sur le territoire rwandais de quelques bataillons ougandais qui se
sont rapidement repliés en Ouganda pour laisser le FPR occuper les positions
qu'ils avaient aidé à conquérir.
M. Claver Kanyarushoki a souligné que les efforts de la France ont
beaucoup contribué à l'apaisement du conflit et ont poussé le gouvernement
rwandais au compromis. La France a joué un grand rôle dans toutes les

négociations, notamment avec la participation d’observateurs à Arusha. Elle
a contribué à l'adoption des résolutions des Nations unies concernant le
Rwanda relatives notamment à la MONUOR, à la MINUAR, et à
l’Opération Turquoise.
Le Président Paul Quilès a demandé qui composait la délégation
rwandaise aux accords d’Arusha et selon quelles modalités le président
Habyarimana participait à ses décisions. Il a souhaité obtenir des précisions
sur l’organisation des discussions avec le FPR.
Le Président Paul Quilès s’est également préoccupé de connaître les
positions des principaux pays membres du Conseil de sécurité lors du vote
sur le déploiement d’une force de maintien de la paix au Rwanda ainsi que
celles du Secrétaire général de l'ONU et de son adjoint responsable des
opérations de maintien de la paix.
M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du
gouvernement rwandais aux négociations d’Arusha était dirigée par le
ministre des Affaires étrangères, issu du parti MDR (Mouvement
démocratique républicain). Le gouvernement de coalition constitué en avril
1992 comprenait en effet des représentants de quatre ou cinq partis
politiques, dont le principal parti d'opposition, le MDR, qui avait obtenu les
postes de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères.
Le gouvernement a décidé de changer le chef de délégation au
moment où allait s’engager, en février1993, une série de discussions sur
l'intégration des forces armées des deux parties au conflit. Le ministre des
Affaires étrangères a alors été remplacé par le ministre de la Défense. La
série de discussions n’a pas débuté officiellement, puisque le FPR a bloqué
les négociations en exigeant que le gouvernement rwandais démette plusieurs
responsables des préfectures où s’étaient déroulés des massacres. Il a lancé,
le 8 février 1993, une offensive généralisée qui a mis fin, temporairement,
aux négociations.
Les négociations ont repris en mars 1993, avec à nouveau le
ministre des Affaires étrangères comme chef de délégation. M.Claver
Kanyarushoki était alors son adjoint.
Au début des négociations d’Arusha, les partis autres que le MDR
ou le MRND, ont demandé à être représentés dans la délégation du
gouvernement rwandais. Cette demande a été formulée après le premier
« round » des négociations d'Arusha, qui avait traité de l'Etat de droit. A
partir du mois d'octobre 1992, quand le protocole sur le partage du pouvoir a
commencé à être négocié, participaient également aux discussions des

représentants du parti libéral, du parti social-démocrate et du parti démocrate
chrétien. La délégation rwandaise était alors censée comprendre des
représentants de tous les partis représentés au gouvernement.
Les négociations s’organisaient autour du médiateur, que l’on
appelait « facilitateur ». Ce rôle de médiateur revenait à la république de
Tanzanie, dont la délégation était dirigée au début par des ministres puis par
le directeur des Affaires africaines du ministère des Affaires étrangères.
Etaient également présents plusieurs observateurs dont la France,
l'Allemagne, la Belgique et les Etats-Unis. L'OUA a été très active dans ce
processus de négociation ainsi que les Nations unies. La plupart du temps,
l'ordre du jour était fixé à l'avance. Des négociations bilatérales s’engageaient
directement entre le FPR et la délégation du gouvernement rwandais, sous la
présidence du représentant du médiateur. Parfois, il y avait des huis clos.
Avant d'entamer la discussion d’un point de l’ordre du jour, chacun exposait
son point de vue. En cas de blocage, on recourait au facilitateur et aux
observateurs lors des réunions en séance plénière.
S'agissant du processus de décision au sein la délégation rwandaise,
M. Claver Kanyarushoki a précisé que le ministre chef de la délégation
était en permanence en relation avec le Premier ministre. Il a indiqué qu'il
avait beaucoup plus de facilité à communiquer avec le Premier ministre, qui
était de son parti, qu'avec le Président. Le conseil des ministres se réunissait à
Kigali en cas de blocage ou pour chaque décision sur des points importants.
Il y a eu de nombreux blocages concernant l'intégration des forces armées. Il
y avait déjà eu des problèmes sur le partage du pouvoir dans les ministères.
La délégation préparait à Arusha les propositions de compromis ou les
positions que le gouvernement adoptait par la suite et qu’il lui transmettait.
Lors de la négociation relative à la création de la MINUAR, le point
de vue de la délégation rwandaise n'a pas varié. Compte tenu de l'incapacité
de l'OUA à gérer l’intervention des observateurs chargés de surveiller le
cessez-le-feu, le gouvernement rwandais avait demandé que les Nations unies
prennent en charge le contrôle de l'application des accords de paix lorsqu’ils
seraient conclus. Le FPR y était totalement opposé ; il ne voulait pas
entendre parler des Nations unies et préférait rester dans le cadre de l’OUA.
De toute évidence, le FPR ne voulait pas d'un processus de paix sérieusement
surveillé et d'une force qui aurait pu s'imposer en cas de besoin. La
délégation du gouvernement rwandais a toutefois continué de soutenir la
proposition d'une force de maintien de la paix des Nations unies et le FPR s'y
est finalement rallié.
S'agissant de la position des pays membres du Conseil de sécurité,
M. Claver Kanyarushoki a souligné que la France avait pratiquement piloté,

de bout en bout, les négociations sur la résolution créant la MINUAR,
adoptée le 5 octobre 1993. Les autres pays, en règle générale y étaient
favorables. Le problème concernait plutôt le niveau des effectifs de cette
force et sa mission. Une certaine résistance provenait des Etats-Unis et une
visite à Washington d’une délégation conjointe du gouvernement rwandais et
du FPR a été nécessaire pour que les Etats-Unis lèvent leur réserve. C'était
peu après la débâcle de la Somalie et les Etats-Unis ne voulaient pas être
impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans d'autres opérations de maintien
de la paix.
Chacun était conscient toutefois de la nécessité d’obtenir une force
pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha, qui avaient été très longs à
négocier. Les Etats-Unis ont finalement accepté que cette force soit créée à
la condition de réduire de façon drastique ses effectifs et sa mission. Le
Secrétaire-général des Nations unies et son adjoint chargé des opérations de
maintien de la paix, soutenaient pour leur part sa création.
Le Président Paul Quilès a rappelé pour leur part que le
représentant de la France aux négociations d’Arusha a fait part devant la
Mission de dissensions qui se manifestaient de manière quasi
-publique entre
les membres de la délégation rwandaise.
M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du
gouvernement rwandais, comme celle du FPR, était composée de membres
issus des partis politiques, de l'administration, mais aussi des forces armées.
Parmi ces derniers, il y avait le Colonel Bagosora. Il y a eu effectivement des
dissensions et quelques éclats au sein de la délégation. Ayant dû s'absenter
pour apporter un message au président ougandais, M. Claver Kanyarushoki a
précisé qu’il n'était pas présent à Arusha entre les 4 et 12 décembre 1992,
mais qu’il avait appris qu'il y avait eu alors un très grave incident qui ne
provenait pas du colonel Bagosora ou des membres des forces armées, mais
d'un des militants du MRND qui faisait partie de la délégation. Ce dernier
avait pratiquement désavoué le ministre des Affaires étrangères, qui était chef
de la délégation.
A partir d'octobre 1992, les désaccords au sein du gouvernement de
coalition à Kigali se transposaient au sein de la délégation, qui était devenue
une mosaïque des représentants de différents partis, qui provoquaient parfois
quelques incidents. Il y a eu cet éclat où un membre du MRND, suivi par les
autres membres de son parti, a claqué la porte. Ces manifestations de
désaccord avaient toutefois lieu lors des séances de discussions internes à la
délégation qui précédaient les rencontres avec le FPR ou les séances
plénières en présence des observateurs.

Lorsque des concessions ont été faites dans la négociation du
protocole sur l'intégration des forces armées, il y a eu aussi des éclats de voix
entre le colonel Bagosora et le ministre des Affaires étrangères à propos de
questions sur lesquelles ils ne parvenaient pas à se mettre d'accord. Bagosora
étant pratiquement le plus gradé des militaires, il assumait de fait le
leadership des membres de la délégation appartenant aux forces armées.
M. Pierre Brana a supposé que le président Habyarimana avait dû
demander au président Museveni de cesser ou de diminuer son aide au FPR.
Il a souhaité connaître l’attitude du président de l’Ouganda lorsqu’il recevait
ces demandes.
Il a demandé également si le président Museveni n'aurait pas été
mécontent de voir les réfugiés rwandais quitter l’Ouganda comme peut le
laisser supposer le vote -si cette information est exacte-, en octobre 1990,
d’une loi interdisant aux étrangers d'acheter des terres dans ce pays. Il a
voulu savoir si cet élément avait pesé dans l'esprit des dirigeants du FPR, lors
du déclenchement de l’offensive d'octobre 1990 .
Il a voulu connaître également l'attitude du présidentMuseveni au
moment des négociations d'Arusha, notamment à l’égard du FPR.
Il s’est enfin interrogé sur la politique des Etats-Unis à l’égard de
l’Ouganda et sur l’aide qu’ils ont pu apporter à ce pays.
M. Claver Kanyarushoki a souligné que le président Museveni
avait un ascendant, qu'il a dû conserver, sur le FPR. Chaque fois qu'il y avait
dans les négociations des blocages, de la part du FPR, sur des questions que
le président Museveni considérait comme secondaires, voire puériles, il
intervenait souvent pour les lever.
L'influence qu'il avait sur le FPR était déterminante. En témoignent
les diverses démarches des délégations de différents pays, y compris de la
France et des Etats-Unis, ainsi que du médiateur tanzanien. Lorsqu'il y avait
un blocage provenant du FPR, tout le monde allait à Kampala.
Généralement, le président ougandais, très attentif, parvenait à lever ces
blocages.
La présence des réfugiés en Ouganda et les difficultés qu’elle créait
pour le gouvernement et même le président ougandais qui était traité de
Rwandais par l'opposition, ont certainement joué dans le sens du laissezfaire. Ce n'était un secret pour personne que les réfugiés rwandais, de 1986
à 1990, ont procédé à la formation d’une armée distincte au sein de l'armée
ougandaise. Leur action était facilitée par la position des officiers d'origine

rwandaise au sein de la NRA, l'un d'entre eux, le général-major Rwigyema,
occupant même le poste de vice-ministre de la Défense et de commandant en
second des forces armées ougandaises. De nombreux autres officiers
d’origine rwandaise, y compris Paul Kagame, occupaient également des
positions stratégiques au sein de l'armée ougandaise.
Le souci de résoudre le problème des réfugiés qui gênait beaucoup
le président ougandais et son parti, les a certainement incités à laisser le FPR
agir à sa guise. Le président ougandais et ses proches craignaient, en cas
d’échec, de revoir « tout ce petit monde » revenir en Ouganda. Les militaires
d’origine rwandaise étaient cependant partis avec armes et bagages.
D'ailleurs, dans la foulée de la première offensive, un grand nombre de
réfugiés civils excités avaient suivi le mouvement.
M. Claver Kanyarushoki a jugé que, globalement, le président
Museveni avait joué un rôle modérateur lors des négociations d’Arusha
même si, lorsqu’il n’était pas d'accord avec certaines positions du
gouvernement, il confortait le FPR dans l’intransigeance.
M. Claver Kanyarushoki a déclaré qu’il avait toujours entretenu de
très bonnes relations avec les trois ou quatre ambassadeurs américains qui se
sont succédés en Ouganda, tout au long de son séjour. En 1987, le président
rwandais avait demandé au Département d'Etat américain, lors d'une visite à
Kigali du sous-secrétaire d'Etat chargé des Affaires africaines, de vérifier si
une invasion était préparée par le FPR au sein de l'armée ougandaise.
L'ambassadeur des Etats-Unis à Kampala avait été chargé d’effectuer cette
vérification. Il avait cru obtenir l’assurance que les réfugiés rwandais, au sein
de l'armée ougandaise, n'étaient pas du tout intéressés par leur retour au
Rwanda et préféraient être intégrés en Ouganda. L'ambassadeur américain
avait, de fait, posé la question au vice-premier ministre ougandais qui était un
proche du FPR.
Au fur et à mesure des péripéties, des négociations, des offensives
et des violations de cessez-le-feu, l'ambassadeur des Etats-Unis à Kampala,
comme l'ambassadeur de France, ont incité le président ougandais, au cours
de leurs fréquents entretiens avec lui, à interrompre son aide au FPR ou à
agir sur lui pour favoriser les négociations.
Les Etats-Unis ont toujours refusé d’aider à établir que des troupes
et des camions chargés de matériels militaires passaient régulièrement la
frontière ougandaise à destination du Rwanda. Ils affirmaient qu'ils
n’observaient pas de mouvement de ce type et qu'ils n'allaient pas mobiliser
leurs moyens satellitaires pour surveiller la frontière rwando-ougandaise.
M. Claver Kanyarushoki s’est pourtant déclaré convaincu que les moyens

d’observation des Etats-Unis avaient permis de voir des mouvements dont
les autorités américaines ne voulaient pas faire état.
Le président Museveni a avoué lui-même que le FPR bénéficiait de
l’aide des renseignements militaires ougandais, étant donné que M.Kagame
n'avait pas coupé le cordon ombilical avec ce service. M. Claver
Kanyarushoki a relaté que l'ambassadeur des Etats-Unis lui avait confié être
persuadé que l'Ouganda apportait son aide au FPR. Sa divergence avec lui
portait uniquement sur l’importance supposée de l’aide accordée.
M. Claver Kanyarushoki a fait part d’informations selon lesquelles
du matériel militaire américain a été acheminé à travers l'Ouganda à
destination de la guérilla soudanaise, la SPLA, de John Garang. Il n’a pas pu
vérifier ces informations mais il a déclaré posséder de fortes présomptions
qu’il y avait des prélèvements sur ces lots en faveur du FPR. Il n’avait
toutefois pas de certitudes à ce sujet et s’interrogeait sur les éventuelles
réactions américaines face à de telles pratiques, dans l’hypothèse où elles
auraient été constatées.

Audition de M. Herman COHEN
Conseiller pour les Affaires africaines du Secrétaire d’Etat américain
aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Herman Cohen, soussecrétaire d'Etat pour les Affaires africaines du gouvernement américain entre
avril 1989 et avril 1993. Il a précisé que M. Herman Cohen avait participé, à
plusieurs reprises, en tant qu'observateur, aux négociations entre les
représentants du gouvernement rwandais et ceux du FPR.
M. Herman Cohen a souligné tout d’abord que la France n'était
pas le seul gouvernement à avoir soutenu le présidentHabyarimana qui a
reçu en son temps l’appui des Etats-Unis, de l'Allemagne, des Nations unies,
de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international. Tous considéraient
le gouvernement du Rwanda comme légitime et méritant une aide. A
Washington, l’Agence pour le développement international (USAID)
notamment était très satisfaite du Rwanda, en raison du succès de son
programme d'ajustement structurel.
M. Herman Cohen a affirmé que l'invasion du 1eroctobre 1990
avait surpris les Etats-Unis qui n’en avaient pas été avertis, malgré leurs
excellentes relations bilatérales et leur programme de coopération militaire
avec l'Ouganda, et le fait que M. Kagame ait étudié dans une école militaire
américaine. M. Herman Cohen a déclaré qu’il avait reproché à l’époque à
l’ambassade américaine à Kampala et aux services de renseignements de ne
pas avoir été à même de prévoir cette attaque.
M. Herman Cohen a relaté que, le 1er octobre 1990, il était à New
York, avec le président Bush et le secrétaire d’Etat Baker, pour une
réception offerte aux chefs d'Etat africains qui participaient au sommet de
l'Enfant. A l’annonce de l’attaque du FPR, les présidents Habyarimana et
Museveni qui étaient présents se sont retirés pour en discuter, le président
Museveni affirmant qu'il n'était au courant de rien.
Les Etats-Unis n’avaient pas lieu d’être satisfaits de cette invasion.
Le FPR n'était pas accueilli à bras ouverts par la population rwandaise, ce qui
mettait à bas la thèse d’une armée de libération. Cette attaque était même
critiquée par certains Tutsis qui disaient que, si le FPR gagnait la guerre, les

Tutsis rwandais en feraient les frais et qu’ils seraient tous tués. La première
conséquence de cette invasion a d’abord été une catastrophe humanitaire qui
a jeté sur les routes 250 000 réfugiés. L’invasion, qui survenait en outre à la
fin du programme d'ajustement structurel, contraignait le Rwanda à accroître
ses dépenses budgétaires pour acheter des armes et pour augmenter les
effectifs de l’armée, qui passaient de 5000 à 50 000 hommes. Il n’est donc
pas étonnant que les Etats-Unis se soient réjouis de l’arrivée des soldats
français. Cette intervention permettait de stabiliser le front, d’atténuer la
catastrophe humanitaire et d’ouvrir un espace pour les négociations.
Entre octobre 1990 et avril 1992, la politique des Etats-Unis a été
volontairement peu active au Rwanda. Il faut rappeler qu’ils étaient alors très
occupés par leur rôle de médiateur en Angola, au Mozambique, au Soudan et
en Éthiopie. Le Rwanda était moins prioritaire. La France et la Belgique y
étaient en revanche présentes et l’OUA avait décidé de prendre en mains les
négociations.
M. Herman Cohen a relaté qu’il s’était rendu à Kampala le 8 et
9 mai 1992 pour y rencontrer le président Museveni. L’ambassadeur
américain au Rwanda estimait alors que les Etats-Unis pouvaient faciliter les
négociations. M. Herman Cohen a donc demandé au président Museveni de
faire pression sur le FPR pour qu’il accepte de négocier de bonne foi. Le
président Museveni a donné son accord, à la condition que l’on fasse
également pression sur le président Habyarimana car il estimait que l’origine
du conflit était rwandaise et non ougandaise. Lors de son séjour au Rwanda
les 10 et 11 mai, M. Herman Cohen a déclaré avoir découvert que l'ancien
système de parti unique avait disparu, remplacé par un système multipartite,
à l’occasion notamment d’une grande manifestation organisée en son
honneur, par l’opposition, dans les rues de Kigali. Il a rencontré le
président Habyarimana qui lui a fait observer que le problème était, pour lui,
d’abord ougandais et non rwandais.
M. Herman Cohen a relaté qu’il avait passé beaucoup de temps avec
le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères rwandais qui étaient
des responsables de l'opposition. Il a été étonné de constater qu'eux aussi
étaient opposés à la perspective de négociations avec le FPR car ils en
avaient peur. M. Herman Cohen a dû les persuader d’accepter ces
négociations. Finalement, le ministre des Affaires étrangères rwandais s’est
rendu dans cet esprit à Kampala le 24mai.
Le 6 juin 1992, les discussions préliminaires ont commencé à Paris.
Le samedi 20 juin, une réunion s’est tenue dans cette ville entre M.Dijoud,
directeur des Affaires africaines et malgaches, M.Ssemogerere, ministre des
Affaires étrangères de l’Ouganda et M. Herman Cohen. Cette réunion avait

été suscitée par M. Dijoud qui avait demandé à M. Herman Cohen de
l’appuyer auprès du ministre ougandais afin que ce dernier obtienne du FPR
qu’il renonce aux conditions inadmissibles qu’il avait posées en préalable à
toute négociation, notamment la démission du gouvernement Habyarimana.
Au cours de cet entretien, M. Ssemogerere s’est défendu de toute aide au
FPR mais M. Herman Cohen lui a précisé que les Etats-Unis dépensaient des
millions de dollars en aide humanitaire au Rwanda et que si cette situation se
prolongeait, ils seraient obligés de réduire, par mesure d’économie, leur
contribution en faveur de l’Ouganda. M. Ssemogerere en a pris acte et est
rentré à Kampala. Le 12 juillet suivant, les négociations d'Arusha
commençaient. Indéniablement, c’était le résultat des pressions conjointes de
la France et des Etats-Unis sur les gouvernements rwandais et ougandais.
Les Etats-Unis avaient envoyé un observateur aux négociations
d’Arusha, l'ambassadeur David Rawson. Ses instructions étaient
d'encourager les discussions susceptibles de conduire à un système
démocratique au Rwanda. L'OUA a joué un grand rôle dans les négociations,
en particulier le ministre des Affaires étrangères de la Tanzanie.
M. Herman Cohen a indiqué qu’il n’avait pas personnellement suivi
les négociations d'Arusha de très près. Mais fin1992 et début 1993, il a
commencé à recevoir des signaux indiquant que la situation évoluait de
manière défavorable. La CIA a fait une analyse, fin1992, selon laquelle, il
serait impossible d'appliquer les accords. A Arusha, un siège restait vide,
celui du président Habyarimana qui n'était pas présent. Le ministre des
Affaires étrangères du Rwanda négociait de fait sans l'appui du
président Habyarimana et il semblait impossible d’envisager la mise en
oeuvre d’accords obtenus dans ces conditions.
M. Herman Cohen s’est déclaré avoir été un peu choqué de
constater que les accords d’Arusha attribuaient au FPR 50 % des officiers et
40 % des effectifs de l’armée, et qu’il permettaient à six cents de ses soldats
de stationner au Rwanda pendant la période de transition. Il s’est souvenu
avoir dit que cette concession provoquerait des réactions hystériques parmi
la population hutue. Il était donc très pessimiste lorsqu’il a quitté ses
fonctions en avril 1993. M. Herman Cohen a, au reste, souligné le rôle positif
qu’avait joué la France tant par la présence de ses soldats que par son action
diplomatique.
M. Herman Cohen a déclaré qu’après le déclenchement du
génocide, il avait été très fâché de l’attitude du gouvernement des Etats-Unis
qui avait empêché une intervention de l'ONU. Il l’a même écrit dans un
article paru dans le Washington Post du 4 juin. Il a estimé que l’opération
Turquoise avait été le seul effort entrepris pour sauver la vie des Tutsis et il a

chiffré entre 20.000 ou 40.000 le nombre de Tutsis ainsi épargnés grâce à la
France.
Le Président Paul Quilès a demandé M. Herman Cohen s’il avait
été informé des rencontres entre des représentants du FPR et du
gouvernement rwandais, organisées à Paris entre octobre 1991 et janvier
1992.
M. Herman Cohen a répondu qu’il en était tenu informé par
l’ambassade des Etats-Unis à Paris, même s’il n’avait pas beaucoup de
détails.
Le Président Paul Quilès a interrogé M. Herman Cohen sur la
politique africaine des Etats-Unis dans la région des Grands Lacs et s’il était
vrai qu’ils considéraient l’Ouganda et le président Museveni comme un point
d’appui contre toute tentative de déstabilisation de la région en provenance
notamment du Soudan.
M. Herman Cohen a confirmé que les Etats-Unis étaient très
favorables à l'Ouganda et au président Museveni pour plusieurs raisons. Ce
dernier était considéré comme une personnalité nouvelle aux idées modernes,
qui cherchait à bâtir une économie de marché. Il est vrai que les Etats-Unis
craignaient une déstabilisation en provenance du Soudan mais ils ont toujours
refusé, du moins lorsque M. Herman Cohen était aux affaires, de vendre des
armes à l’Ouganda bien que M.Museveni disait craindre une invasion des
forces soudanaises. Cette crainte paraissait non fondée à M. Herman Cohen
qui faisait observer que la principale menace consistait surtout dans l’appui
que le Soudan accordait aux rebelles de l’Ouganda.
M. Herman Cohen a démenti à ce propos que les Etats-Unis aient
fourni des armes à M. Museveni pour qu’il les partage avec le FPR. Certes,
l'administration Clinton a décidé de fournir des matériels militaires à
l’Ouganda mais il ne s’agissait pas d’armes, mais simplement de camions et
d’uniformes.
Le Président Paul Quilès a demandé si M. Herman Cohen
possédait des informations sur les sources d’approvisionnement en armes et
munitions du FPR.
M. Herman Cohen a précisé qu’elles avaient été prélevées sur les
stocks de l’Ouganda. Les responsables du FPR faisant partie de l'armée
ougandaise, ils avaient accès aux armes qui se trouvaient dans ses stocks.
Des armes ont également été prises à l’armée rwandaise.

M. Pierre Brana a demandé si, au sein de l’ONU, les interventions
des Etats-Unis allaient dans le même sens que celles de la France qui
tendaient à éviter toute solution militaire risquant de déboucher sur des
massacres.
M. Herman Cohen a expliqué que, lorsqu’il était aux affaires,
l'ONU n’était pas encore partie prenante aux discussions qui demeuraient
bilatérales entre l’Ouganda et le Rwanda. Les Etats-Unis ont toujours
soutenu des négociations qui amèneraient une transition démocratique au
Rwanda. Ils encourageaient à l’époque les efforts de l’OUA qui leur semblait
devoir être privilégié par rapport à l’ONU.
M. Pierre Brana a demandé si, avec le recul du temps, M. Herman
Cohen avait le sentiment que M. Museveni s’était servi davantage des EtatsUnis que les Etats-Unis de lui et s’il en était de même pour M.Habyarimana
avec la France.
M. Herman Cohen a rapporté que le président Museveni pensait,
avec raison, que les Etats-Unis seraient réticents à critiquer publiquement
l'Ouganda pour l’invasion du Rwanda par le FPR. Ce fut sans doute une
erreur de Washington de ne pas demander qu’il soit mis fin à l'invasion et que
les envahisseurs se retirent en Ouganda. Les Etats-Unis ont surtout pensé à
utiliser cette invasion comme un moyen d’encourager des négociations entre
Rwandais pour une transition démocratique.
M. Herman Cohen a estimé que la France avait eu tort d'accorder
trop sa confiance à M. Habyarimana et de dire à l'avance, qu'elle serait à ses
côtés quelle que soit la situation, et quoi qu’il fasse sur le plan militaire et
politique. C'était, au demeurant, la même situation des deux côtés. La France
et les Etats-Unis étaient tous les deux trop gentils avec leur "client" respectif.
M. Pierre Brana a demandé quelle était l'attitude de Mobutu à
l'égard d'Habyarimana et de Museveniet si la déstabilisation du Rwanda a été
la cause de la chute du régime zaïrois.
M. Herman Cohen a déclaré que Mobutu haïssait Museveni. Il le
regardait comme un jeune arriviste moderne tout en sachant que Museveni le
considérait comme un représentant des dictateurs de l’ancien style, et le
détestait en retour. Mobutu, qui était très ami avec Habyarimana était, par
ailleurs, convaincu que l'armée ougandaise appuyait Kabila.
Mobutu croyait, après le déclenchement du génocide, que les Hutus
allaient gagner. Il fondait son jugement sur l’idée qu’il était impossible que
les Tutsis tuent tous les Hutus. Il soutenait les Hutus, également pour des

raisons intérieures, car au Zaïre même il y avait une minorité tutsie qui n'était
pas bien vue par le reste de la population.
M. Pierre Brana a demandé quels étaient les intérêts géopolitiques
des Etats-Unis dans la région des Grands lacs.
M. Herman Cohen a estimé que, si l’on mettait à part le problème
du Soudan, il n'y avait pas de réelle stratégie géopolitique des Etats-Unis
dans cette région, du fait notamment de l’absence de ressources naturelles.
Ils considéraient toutefois l'Ouganda comme un pays ayant de grandes
chances de se développer, avec une bonne politique économique.
M. Pierre Brana a demandé si M. Herman Cohen pensait que les
Etats-Unis avaient tout fait pour retarder le moment où les Nations unies
auraient utilisé le terme de génocide, afin d’échapper à l'obligation
d'intervention.
M. Herman Cohen a répondu par l’affirmative. Après l’épisode
somalien, les Etats-Unis étaient devenus allergiques à toute intervention
militaire de l'ONU dans les pays sous-développés. M. Lake, qui était chargé
de la sécurité nationale à la Maison Blanche, a donné en 1997 une interview
où il reconnaissait n’avoir pas voulu, à l’époque, envoyer au Rwanda des
soldats qui risquaient de subir le même sort qu’en Somalie. Mais il n'était pas
prêt non plus à permettre l’envoi d’une force africaine qui aurait été
disponible et que le Secrétaire général de l’OUA avait promise si on lui avait
fourni la logistique.
Les américains, qui ont longtemps refusé de reconnaître le génocide,
pour échapper aux conséquences juridiques d’une telle reconnaissance, n’ont
pas voulu non plus approuver une action du Conseil de sécurité.
M. Herman Cohen a estimé que la défaite de Mobutu a été d’abord
provoquée par sa propre attitude. Il n'a rien fait, dans les camps, pour séparer
les réfugiés de ceux qui avaient perpétré le génocide. Il a voulu, au contraire,
aider les responsables du génocide à attaquer le Rwanda. De ce fait, le
nouveau gouvernement rwandais a décidé de détruire les camps, alors même
que la communauté internationale ne faisait rien. A cette occasion, le
Rwanda s’est aperçu que l'armée du Zaïre n'était pas une vraie armée, et le
résultat a été l'arrivée de Kabila au pouvoir. L'effet domino a donc joué mais
de manière indirecte.
M. François Loncle a rappelé que M. Roland Dumas s’était plaint
devant la Mission de l’attitude de M. Herman Cohen. Il a demandé si, dans

les moments décisifs, il y avait eu des différences d'appréciation très nettes
entre la France et les Etats-Unis.
M. Herman Cohen s’est déclaré très étonné du sentiment de
M. Roland Dumas étant donné qu’il passait très souvent à Paris où il avait de
nombreux entretiens avec MM. Dijoud, de la Sablière, JeanChristophe Mitterrand ou Delaye. Aucune demande d'entretien, à sa
connaissance, ne lui a été adressée par M. Dumas, sinon M. Herman Cohen
aurait considéré comme un honneur de rencontrer le ministre.
M. François Loncle a demandé quelle était la nature exacte de
l’aide américaine au FPR et ce qu’il pensait des thèses selon lesquelles les
Etats-Unis auraient pris une part dans l’attentat du 6 avril 1994.
M. Herman Cohen a affirmé que les Etats-Unis n’apportaient
aucune aide au FPR. Une douzaine d’officiers du FPR avait suivi des cours
aux Etats-Unis, mais c’était dans le cadre de la coopération militaire
américaine avec l'Ouganda. Ils avaient reçu cette formation en tant que
militaires ougandais. Il a souligné par ailleurs que les Etats-Unis avaient
toujours refusé les propositions d’achat d’armes du Président Museveni, et
que le FPR ne pouvait donc en bénéficier par cet intermédiaire.
M. Herman Cohen s’est déclaré très étonné de la théorie d'un
complot anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à
aucune réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une action contre
les intérêts français en Afrique, ils n’auraient pas commencé par le Rwanda,
car c’est un pays de très petite importance. Les Etats-Unis ont toujours
reconnu le « pré carré français » en Afrique comme un élément positif, qui
n’était pas contraire aux intérêts américains dans la mesure où il se traduisait
par une aide substantielle en faveur des pays concernés.
Cette crainte d’un complot anglo-saxon a empêché un réel dialogue
entre la France et les Etats-Unis pendant la crise, à l’exception de la période
où M. Dijoud dirigeait le service des Affaires africaines et au cours de
laquelle la coopération entre les deux pays a donné de très bons résultats.
M. Herman Cohen a, du reste, déclaré qu’il parlait très peu du Rwanda avec
ses interlocuteurs parisiens.
Quant à l'attentat contre le président Habyarimana, M.Herman
Cohen a pris acte de la thèse selon laquelle les missiles soviétiques tirés
contre l’avion venaient du golfe persique, qu’ils avaient été récupérés en Irak
par les Etats-Unis et donnés à l'Ouganda qui les aurait, à son tour, livrés au
FPR. Mais M. Herman Cohen n’a pas pu faire de commentaires à ce sujet,
l’attentat ayant eu lieu après qu’il eut quitté ses fonctions. Il a toutefois

estimé que la famille d’Habyarimana avait organisé cet attentat, en tout cas
c’est ce qu’il avait entendu dire par des membres de l’ambassade des EtatsUnis à Kigali. Sa famille reprochait à Habyarimana d’être trop mou et de
vouloir des compromis avec le FPR. M. Herman Cohen a cependant déclaré
ne détenir toutefois aucune preuve de cette supposition.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission était avide
d’éléments factuels.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que lorsqu’on examine les
textes philosophiques qui ont inspiré le FPR et l'action de Museveni, on
s'aperçoit qu'ils sont d'inspiration fortement marxiste avec beaucoup de
concepts idéologiques empruntés à la pensée de Marx. Les Etats-Unis
n’ayant pas d’intérêt particulier à aider l’Ouganda, mais entretenant
seulement des relations amicales avec ce pays et ne manifestant pas vraiment
de tropisme marxiste, il a demandé sur quelles bases étaient fondées ces
relations.
M. Herman Cohen a considéré que Museveni était effectivement
marxiste quand il était étudiant à l'Université de Dar Es Salam mais que ce
n’était déjà plus le cas lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il était, parmi les
dirigeants africains, le plus favorable à l'économie de marché. L’Ouganda est
le pays où il est le plus facile d’investir, alors que ce n’est pas toujours le cas
dans les pays africains.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si beaucoup d'Américains ont
investi en Ouganda.
M. Herman Cohen a répondu par la négative. Il a souligné que les
entrepreneurs américains s'intéressent peu à l'Afrique, sauf dans certains
secteurs comme l'énergie, le pétrole et les télécommunications.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité obtenir des précisions sur le
comportement des Etats-Unis à l’égard de la négociation des accords
d’Arusha à partir de 1992, dès lors qu’ils avaient acquis la certitude,
exprimée dans une note de la CIA, qu’ils ne seraient pas appliqués.
M. Herman Cohen a rappelé qu’à cette époque, il se préparait à
quitter ses fonctions, du fait de l’élection de M. Clinton. Il a toutefois indiqué
que les Etats-Unis avaient continué à encourager les deux parties au
dialogue, sans être véritablement actifs.

M. Bernard Cazeneuve a demandé si M. Herman Cohen
considérait que la France avait mené une bonne politique vis-à-vis du
gouvernement d'Habyarimana.
M. Herman Cohen a répondu par l’affirmative. Il a rappelé que
tout le monde était content du régime d'Habyarimana entre 1985 et 1990.
Contrairement à ce que M. Michel Rocard a mentionné, lors d’une audition
précédente, ce n’était pas un régime qui devenait de plus en plus odieux.
Tout le monde l'appuyait et il était normal que la France ait une coopération
militaire avec lui.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si les Etats-Unis avaient prévu
le génocide.
M. Herman Cohen a répondu par la négative mais il a reconnu
qu’il y avait, à l’époque, des signes inquiétants qui auraient dû être mieux
interprétés, comme les assassinats où la création de la Radio Mille Collines.
Personne n’a imaginé la possibilité d’un génocide alors même qu’il y en avait
eu un au Burundi en 1972.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que Romeo Dallaire avait
envoyé une dépêche à New-York pour indiquer que quelque chose de
terrible se préparait.
M. Herman Cohen a répondu que cet épisode se situait après son
départ des affaires.
M. Jacques Myard a demandé si M. Herman Cohen n’avait pas eu
le sentiment que certains intérêts américains, qu’il a distingués du
Gouvernement, avaient avantage à une victoire du FPR, qui aurait pu avoir
des répercussions jusqu’à Kinshasa.
Il a également souhaité savoir si M.Herman Cohen pensait
qu’essayer de plaquer sur la sociologie africaine un processus démocratique
tel que celui que prévoyaient les accords d’Arusha, n’était pas voué à l'échec
du fait des clivages ethniques.
M. Herman Cohen a fait part de ses doutes quant à l’existence
d’une vision stratégique de l’administration Clinton à l’égard de la zone des
Grands lacs. Même après la prise de Kisangani par Kabila, les Etats-Unis
cherchaient encore une solution avec Mobutu. Il n’ont jamais eu l’idée que le
FPR serait l'instrument du changement au Zaïre.

Quand s’est posé le problème de l’action des extrémistes dans les
camps, où ils prenaient les réfugiés en otage, M.Kagame a demandé aux
Etats-Unis d’agir et averti qu’il interviendrait s’ils ne le faisaient pas. Il a
attendu douze mois et a détruit les camps. Mais les Etats-Unis n'ont pas
réfléchi aux conséquences ultérieures de cette action. Même M. Kagame n’a
pas pensé qu’elle allait mener à la défaite de Mobutu.
M. Herman Cohen a jugé que les accords d’Arusha n’étaient pas
mauvais, à l’exception des clauses sur le partage de l’armée qui
avantageaient trop le FPR. En outre, le Président Habyarimana n’avait pas
participé à la négociation mais laissé agir son ministre des Affaires
étrangères.
Il a regretté que la communauté internationale ait été obsédée par la
signature de ces accords, ce qui a conduit à négliger d’analyser précisément
leur contenu pour savoir s’ils pouvaient être appliqués. L’alerte de la CIA est
venue un peu tard. Cette obsession de faire signer à tout prix des accords
quel que soit leur contenu avait déjà créé des difficultés en Angola. Les
Etats-Unis en avaient tiré les leçons au Mozambique, où ils ont refusé des
accords qui ne leur semblaient pas applicables.
Le Président Paul Quilès a évoqué la directive présidentielle n°25
du 5 mai 1994, qui prévoit que les Etats-Unis ne soutiendront militairement
ou financièrement des opérations des Nations Unies que si elles sont utiles
aux intérêts nationaux américains. Il semble bien que cette directive ait été
appliquée pour la première fois dans l’affaire rwandaise. Il a demandé à
M. Herman Cohen s’il pensait que le contenu de cette directive était de
nature à donner une impulsion nouvelle au rôle de la communauté
internationale, et plus exactement du Conseil de sécurité.
M. Herman Cohen s’est déclaré atterré par la directive
présidentielle n°25. Après le voyage du président Clinton en Afrique, son
administration a demandé des avis d’experts, n’appartenant pas au
gouvernement, pour savoir ce qu’il fallait faire en Afrique. Le conseil de
M. Herman Cohen a été d’abroger cette directive. Certes, il est très difficile,
pour des raisons de politique intérieure, d’envoyer des soldats américains
dans des missions de l’ONU après ce qui s’est passé en Somalie. Mais il est
ridicule de refuser d'envoyer des soldats d'autres pays, sous l'autorité des
Nations unies. Si on avait envoyé le détachement de 5000 soldats africains
que l’OUA proposait, leur seule présence aurait rendu le génocide plus
difficile. Un paysan qui a un soldat étranger à côté de lui ne va pas couper la
tête de son voisin à la machette. Une simple présence de l’ONU aurait pu
sauver de nombreuses vies.

M. Herman Cohen a estimé que l’attitude des Etats-Unis
s’expliquait aussi par une question d'argent. Les Etats-Unis ont un gros
arriéré de contributions au budget des Nations unies, surtout au titre des
opérations de maintien de la paix. Ils ne veulent donc pas autoriser des
opérations qui augmenteraient ces arriérés. La crise centrafricaine a
récemment soulevé la même difficulté. Il a été difficile d’obtenir l’accord des
Etats-Unis pour une action de maintien de la paix. Après avoir finalement
voté positivement en faveur de cette action, le gouvernement américain a eu
des difficultés avec le Congrès. La révision de la directive présidentielle n°25
apparaît dans ces conditions nécessaire.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si une mission d’information
pourrait être créée aux Etats-Unis sur les événements du Congo Kinshasa.
M. Herman Cohen a rappelé que les enquêtes faisaient partie de
l’activité quotidienne des commissions du Congrès, même si elles ne sont pas
aussi longues qu’en France.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces enquêtes concernaient
des sujets sur lesquels la responsabilité américaine est très fortement mise en
cause par la presse.
M. Herman Cohen a remarqué que le Congrès enquête surtout sur
les sujets qui passionnent le public américain, comme l'affaire «IranContras » dans laquelle les Etats-Unis ont fourni des armes à l'Iran pour de
l'argent destiné à financer les Contras au Nicaragua. Cette affaire a passionné
tout le monde et le Congrès a mené sur ce sujet une très grande enquête.
Mais tous les jours, il y a de petites enquêtes qui ennuient beaucoup les
responsables de l’exécutif obligés de témoigner devant le Congrès.

Audition de M. Henri RETHORÉ
Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8 décembre 1992)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Rethoré,
Ambassadeur au Zaïre du 20 juin 1989 au 8 décembre 1992. Il a expliqué
que la mission d’information sur le Rwanda souhaitait entendre les
responsables diplomatiques en poste dans les pays voisins du Rwanda de
1990 à 1994, même si l’incidence des événements rwandais n’avait peut-être
pas été la plus forte au Zaïre.
M. Henri Rethoré a d’abord souligné qu’il était un témoin
lointain des événements qui faisaient l’objet des travaux de la mission
d’information : lointain dans le temps, puisqu’il avait cessé ses fonctions au
Zaïre en décembre 1992, alors que l’on n’en était encore qu’aux prémices du
drame rwandais de 1994 ; lointain dans l’espace, Kinshasa étant, d’une part,
séparée de Kigali par près de 2 000 kilomètres et par une immense forêt, et,
d’autre part, située dans un environnement physique, humain, culturel et
économique extrêmement différent ; lointain, enfin, en raison du contexte
dans lequel il avait travaillé comme ambassadeur.
Il a rappelé à cet égard qu’il avait, tout au long de son séjour à
Kinshasa, vécu la décomposition du Zaïre : la fin du monde bipolaire, la fin
du soutien des occidentaux au régime en place dans ce pays, les tactiques
catastrophiques du Maréchal Mobutu pour garder le pouvoir, son repli à
Gbadolite -sa résidence personnelle à 1 000 kilomètres de la capitale-, le
poids croissant de son entourage clanique, son effacement progressif de la
scène internationale et sa perte de crédibilité en Afrique. M.Henri Rethoré a
également rappelé que c’était dans cette débâcle qu’avait été assassiné, par la
garde présidentielle, en janvier 1993, l’Ambassadeur de France au Zaïre,
M. Philippe Bernard.
M. Henri Rethoré a fait observer qu’à cette époque et vu de
Kinshasa, le Rwanda, dont on savait les problèmes ethniques et politiques, et
dont on pensait bien qu’il connaîtrait un jour de nouvelles flambées de
violence, apparaissait comme un exemple de développement, contrairement
au Zaïre où tout était en ruine. Le Rwanda était ce que n’était pas le Zaïre:
le pays des routes parfaites, des champs cultivés, de l’électricité et même du
téléphone. Il a mentionné, à ce propos, le fait que lorsqu’il était à Goma, au

Kivu il fallait aller de l’autre côté de la frontière, au Rwanda, à Gisenyi, pour
téléphoner. Quant à l’image du Président Habyarimana, elle était plutôt
bonne. Il a ajouté à ce sujet que ses collègues étrangers en poste à Kinshasa,
revenaient toujours très impressionnés de leurs missions périodiques au
Rwanda, pays dans lequel, à cette époque, comme ailleurs en Afrique, le
processus de démocratisation semblait engagé, même si chacun était
conscient qu’il y avait fort à faire en matière de respect des droits de
l’homme, quoique, là encore, la comparaison entre le Rwanda et le Zaïre
paraissait, à tort ou à raison, accablante pour ce dernier.
M. Henri Rethoré a évoqué les activités agressives du FPR, au
sujet desquelles il avait eu des conversations avec son collègue rwandais, à
Kinshasa, avec certains conseillers du Maréchal Mobutu ainsi qu’avec les
représentants des institutions internationales, expliquant que les uns, dont il
était lui-même, considéraient l’attaque d’octobre 1990 comme une agression
à l’égard du Rwanda, tandis que les autres y voyaient le geste désespéré de
jeunes gens auxquels le régime du Président Habyarimana refusait le retour
dans leur pays. M. Henri Rethoré a précisé que les représentants des
organisations internationales, notamment, voyaient dans la position du
régime rwandais une attitude anti-Tutsi et anti-anglophone, mais que dans
ces années-là et jusqu’en 1992, on croyait encore possible une réconciliation
entre Rwandais, grâce à des changements institutionnels.
M. Henri Rethoré a expliqué que le Rwanda, le Burundi et
l’Ouganda ne pesaient pas de façon prioritaire dans les préoccupations d’un
diplomate en poste à Kinshasa. Il a précisé qu’il n’était informé que
succinctement de la politique française à l’égard du Rwanda et que les
télégrammes échangés entre Paris et Kigali n’étaient pas systématiquement
communiqués à Kinshasa, pas plus que les notes et synthèses de la direction
des affaires africaines et malgaches relatives à la crise rwandaise.
Il a déclaré avoir néanmoins eu à connaître de l’affaire rwandaise
entre 1990 et 1992, plus ou moins directement, dans différentes occasions.
La première occasion survint en octobre 1990, lors de l’attaque du
FPR. A la requête du Président Habyarimana, le Président Mobutu avait
envoyé au Rwanda un corps d’environ 2 000 hommes, composé d’éléments
de la division spéciale présidentielle, d’un bataillon de la 31ème brigade
parachutiste et du service d’action et de renseignements militaires. En appui
aux FAR, cette troupe progressa jusqu’à Gabiro, au nord du Rwanda, où elle
perdit un homme et eut plusieurs blessés. Sur ordre du Maréchal, selon les
uns, à la demande du Président Habyarimana, selon les autres, elle rentra au
Zaïre après quinze jours, non sans d’être livrée à quelques pillages,
notamment celui de l’hôtel de Gabiro.

La deuxième occasion intervint en juillet 1991. M.Henri Rethoré a
expliqué qu’il avait participé, à cette date, à Kigali, à une conférence
régionale d’ambassadeurs, organisée par le directeur des affaires africaines et
malgaches, à l’époque M. Paul Dijoud. Celui-ci avait alors présenté,
s’agissant du Rwanda, point majeur de l’ordre du jour, la ligne politique
française : rétablissement par le dialogue des rapports entre l’Ouganda et le
Rwanda grâce à la relance de la diplomatie française dans la région;
réouverture de la route Kigali-Kampala, axe majeur entre le Rwanda, le
Burundi, le Zaïre et le port de Mombasa au Kenya, que l’on appelait le
corridor et qui avait une extrême importance sur le plan économique;
réaffirmation, à l’attention des dirigeants rwandais, d’un lien fort entre l’aide
française et le processus de démocratisation. M. Henri Rethoré a ajouté que
les problèmes démographiques et fonciers avaient également été abordés,
compte tenu de leur importance pour le Rwanda, de même que la question de
la nécessaire suppression des mentions d’appartenance ethnique sur les cartes
d’identité. En marge de la réunion, M.Paul Dijoud avait eu des contacts avec
les différents partis politiques rwandais qui venaient d’être autorisés et avec
les autorités en place. M. Henri Rethoré a précisé qu’il avait été reçu à cette
occasion, avec M. Paul Dijoud, par le Président Habyarimana et son épouse,
et qu’à l’issue de cette réunion, le Ministre des Affaires étrangères rwandais
était parti, à bord d’un avion personnel, vers Gbadolite, sans doute pour
« rendre compte » au maréchal Mobutu. M. Henri Rethoré a fait observer
que, à l’aller, comme au retour, il avait fait le trajet par la route entre Goma
et Kigali, en longeant la frontière nord du Rwanda, et que, si l’on voyait
beaucoup de militaires, le pays paraissait alors calme et étonnamment civilisé
par rapport au Zaïre.
M. Henri Rethoré a indiqué qu’il avait également eu à connaître de
la question rwandaise lors de ses visites au Kivu, durant lesquelles il avait
rencontré à Goma des personnes d’origine rwandaise qui y étaient installées
depuis des générations, les Banyamulenge. Ces personnes avaient été
transférées par les Belges, au moment de la colonisation, pour peupler le
Kivu ou bien s’étaient réfugiées au Kivu au début des années soixante et en
1973. M. Henri Rethoré a expliqué que ces Rwandais se montraient très
inquiets de l’attitude du gouvernement zaïrois qui manifestait la plus
mauvaise volonté à leur reconnaître la nationalité zaïroise. Une loi de 1972
avait accordé cette nationalité à tous les Rwandais installés au Zaïre avant
1950, mais elle avait été abrogée dans les années quatre-vingts sous la
pression des populations autochtones et de leurs représentants.
Dans la perspective d’élections au Zaïre, comme le prévoyait la
démocratisation annoncée par le Président Mobutu en 1990, une procédure
d’identification avait été décidée. Cette procédure traînait du fait de son

rejet, non seulement par l’opinion locale, qui ne tenait pas du tout à voir tous
ces Tutsis confirmés comme zaïrois, mais également par le Président de
l’Assemblée nationale, aujourd’hui réfugié en Tanzanie et qui avait mené un
combat farouche contre les Banyamulenge. M. Henri Rethoré a ajouté que,
dans la pratique, ceux qui étaient chargés de la mise en oeuvre de cette
procédure d’identification rançonnaient ceux qui demandaient à être
identifiés comme zaïrois. Il a précisé qu’il était évident, à cette époque, que
le climat se détériorait au Kivu entre la population autochtone et les
étrangers d’origine rwandaise, présents depuis des générations, le plus
souvent Tutsis, actifs, entreprenants, plus riches que la moyenne et qui
finançaient à la fois les autorités zaïroises et le FPR. Déjà, dans le nord du
Kivu, plus ou moins bien contrôlé par l’armée zaïroise, les incursions du FPR
étaient fréquentes et impunies. Il fut même dit, à cette époque, qu’il y avait
des camps d’entraînement du FPR dans le nord du Kivu. La situation était
aussi confuse dans la partie du Haut-Zaïre, située aux confins du Soudan.
M. Henri Rethoré a déclaré qu’à l’occasion d’un tête à tête avec le
Président Mobutu en 1991, il lui avait fait part de ses inquiétudes s’agissant
du Kivu, mais que ce dernier avait tenu des propos rassurants sur ses
intentions, affirmant qu’il comprenait parfaitement le désir des populations
d’origine rwandaise d’être stabilisées et reconnues comme zaïroises dès lors
qu’elles travaillaient au Zaïre. Il avait, en outre, affirmé à M.Henri Rethoré
que l’identification serait menée à bien, toujours dans la perspective des
élections à venir. M. Henri Rethoré a indiqué à cet égard qu’en 1986, les
élections législatives n’avaient pas pu être organisées dans le Kivu, parce que
l’on ne savait pas distinguer les étrangers des populations locales.
Il a toutefois fait observer que, comme toujours, le Président
Mobutu n’avait pas su s’abstraire du réseau d’influence qui l’enserrait de plus
en plus et que, inquiet à l’égard de toute perspective de changement, peutêtre déjà malade, ayant perdu une bonne partie de son autorité, il avait oublié
ses projets et choisi l’immobilisme. M.Henri Rethoré a cependant insisté sur
le fait que le Président Mobutu n’éprouvait aucune hostilité personnelle à
l’égard des Tutsis, qu’il avait d’ailleurs eu, comme directeur de cabinet, un
Tutsi de grande valeur, M. Barthélémy Bisengimana, mort de maladie en
1992, et qu’en fait, le Maréchal avait un mauvais souvenir des autochtones
du Kivu qui avaient soutenu, à l’époque des rébellions de 1965, son
adversaire Mulélé.
M. Henri Rethoré a expliqué que le Maréchal Mobutu avait
néanmoins tenté d’apporter son concours au Président Habyarimana, en
raison, tout d’abord, des liens personnels très forts qui les unissaient, ensuite
parce que l’intégrité du territoire zaïrois, qui était la préoccupation de sa vie

et le succès de son action depuis 1965, était menacée, et, enfin, en vue de
sauvegarder son pouvoir personnel.
Il a ajouté qu’étant le doyen des Chefs d’Etat de la région et le
chef du deuxième Etat francophone du monde, comme il le disait, le
Président Mobutu avait toujours voulu jouer un rôle sur la scène
internationale, qu’à cette époque où son pouvoir s’effritait, c’était, avec la
défense, le seul domaine réservé que lui reconnaissaient les institutions de la
transition démocratique, préparée notamment par la conférence nationale.
C’est dans cette perspective que s’inscrivait, en 1990, dans le cadre de la
Communauté économique des Grands Lacs (CEPGL), la création d’une
commission chargée de superviser le retour des réfugiés au Rwanda. En
octobre 1990, aussitôt après l’attaque du FPR, une réunion avait été
organisée entre les Chefs d’Etat de la CEPGL. Le Président Mobutu avait été
chargé d’une médiation, qui était déjà un peu entachée par le fait qu’il avait
envoyé un corps expéditionnaire aux côtés des troupes du Président
Habyarimana, ce qui le rendait suspect aux yeux du FPR et de la partie
ougandaise. En mars 1991, cette médiation avait abouti à N’sele, dans la
banlieue de Kinshasa, à la signature d’un accord de cessez-le-feu et à la
décision de déployer un groupe d’observateurs neutres africains sous l’égide
de l’OUA, décision qui ne fut pas suivie d’effet. En septembre 1991, au
sommet de Gbadolite, les négociations se poursuivirent, en prélude aux
réunions d’Arusha. La médiation du Maréchal Mobutu n’était cependant pas
allée jusqu’à son terme et celui-ci avait alors cessé de jouer un rôle actif, ce
qui témoignait de l’effacement du Zaïre confronté à des problèmes intérieurs
majeurs sur lesquels se fixa l’attention des représentants français, américains
et belges à Kinshasa.
M. Henri Rethoré a estimé qu’un Zaïre fort aurait pu donner un
autre tour aux événements de 1994, mais que son effondrement, prévisible et
inéluctable eu égard au système de gouvernement du Président Mobutu, avait
été et restait dramatique pour la région des Grands Lacs. Citant pour
conclure une phrase de Tocqueville qu’il avait mise en exergue dans son
rapport de fin de mission en 1992 : « Il n’y a qu’un grand génie qui puisse
sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression
longue », M. Henri Rethoré a jugé que, six ans plus tard, après ce qui s’était
passé au Rwanda et au Zaïre, on appréciait singulièrement la pertinence de
cette citation s’agissant des deux Chefs d’Etat zaïrois et rwandais de
l’époque.
Le Président Paul Quilès a fait observer que le témoignage de
M. Henri Rethoré recoupait celui des anciens ambassadeurs français en
Ouganda, concernant notamment l’attitude des autorités politiques des pays

limitrophes du Rwanda à l’égard des réfugiés. Il a noté que ces communautés
déplacées, constituées en général de personnes actives, entreprenantes et
disposant de moyens supérieurs à ceux de la majorité de la population locale,
avaient, de ce fait, été rapidement rejetées par celle-ci. Le Président Paul
Quilès a alors souhaité que M. Henri Rethoré précise son analyse de la
communauté tutsie, en présentant notamment son organisation, ses rapports
avec le FPR et sa volonté de revenir au Rwanda, sans doute exacerbée par le
rejet dont elle était l’objet.
M. Bernard Cazeneuve a posé une question complémentaire
relative à l’existence éventuelle, parmi ces réfugiés, d’une élite susceptible de
dispenser un enseignement politique concernant l’avenir de leur nation et de
leur communauté.
M. Henri Rethoré a rappelé qu’il y avait eu plusieurs vagues
d’entrée de Tutsis au Zaïre et indiqué que ceux qui étaient au Zaïre de longue
date n’avaient qu’une ambition, celle de devenir Zaïrois. Ces réfugiés
vivaient en effet fort bien au Zaïre où ils possédaient des plantations, des
élevages, des boucheries, des abattoirs, et étaient bien intégrés. Cette
première vague de réfugiés s’était d’ailleurs si bien insérée dans la société
zaïroise que l’un de ses représentants,M. Barthélémy Bisengimana, avait été
directeur de cabinet du Président de la République pendant des années. Il
s’agissait de personnes actives qui savaient parfaitement qu’elles ne
retrouveraient pas au Rwanda la situation florissante qui était la leur dans le
nord du Kivu.
M. Henri Rethoré a fait observer que le gouvernement zaïrois
n’était cependant pas capable, à ce moment-là, alors qu’il n’était pourtant pas
encore submergé par des vagues de réfugiés, de les assimiler et de les
considérer comme Zaïrois. Il a alors évoqué les reproches qui avaient été
faits au Premier Ministre M.Kengo Wa Dondo qu’on accusait d’être issu
d’une mère étrangère -elle était rwandaise- et de nationalité « douteuse ».
Quant aux réfugiés arrivés plus récemment au Zaïre, M.Henri
Rethoré a indiqué qu’ils connaissaient de grandes difficultés économiques et
désiraient, sans aucun doute, rentrer chez eux, au Rwanda, mais qu’ils y
étaient également rejetés.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir comment les Tutsis
installés depuis longtemps au Zaïre percevaient ces nouveaux venus.
M. Henri Rethoré a répondu qu’à sa connaissance, il n’y avait
aucun problème entre les Tutsis anciennement installés et les nouveaux

arrivants et que la solidarité jouait entre eux, avec, comme objectif commun,
l’idée qu’il fallait devenir zaïrois.
Au Président Paul Quilès qui lui demandait à combien de
personnes pouvait être évalué le nombre de réfugiés, M. Henri Rethoré a
indiqué, sans pouvoir donner un chiffre précis, qu’ils étaient très
certainement plusieurs milliers, mais qu’ils n’étaient pas organisés en tant que
communauté tutsie au Zaïre -le Maréchal aurait, de toute façon, veillé à
l’empêcher-, qu’ils n’avaient aucune activité politique en tant que Tutsis,
mais cotisaient fortement, notamment au FPR qui devait venir les taxer
sachant qu’ils avaient de l’argent.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur les motifs qui
conduisaient ces Tutsis à cotiser au FPR, alors qu’ils étaient intégrés dans la
vie économique zaïroise.
M. Henri Rethoré a estimé qu’ils acceptaient d’être rackettés, ne
sachant pas quel serait leur avenir et préférant donc prendre des garanties. Il
a ajouté que ces personnes, allant très souvent à Kigali et n’étant pas du tout
coupées du Rwanda, savaient ce qui s’y préparait et préféraient ménager
l’avenir.
M. Pierre Brana a demandé à M. Henri Rethoré si ce n’était pas
également par solidarité avec ces réfugiés en situation précaire que ceux qui
étaient intégrés dans la vie zaïroise cotisaient au FPR de façon volontaire,
afin de leur garantir le droit de revenir, un jour, au Rwanda, s’ils le
souhaitaient.
M. Henri Rethoré a exprimé son accord avec ce raisonnement. Si
d’un côté, les Tutsis du Kivu sentaient que la situation y était très instable et
constataient une grande agressivité des populations locales à leur encontre, il
existait également une solidarité tutsie et un sentiment de fierté très puissant
au sein des Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité connaître la nature de leurs
activités commerciales.
M. Henri Rethoré a répondu qu’ils étaient présents dans tous les
domaines -l’essence, le pétrole, les commerces d’huile et d’alimentation- et
qu’en outre, ils exerçaient des activités locales très appréciées, telles que
l’exploitation des grandes plantations, des élevages et des abattoirs, toutes
ces activités ayant été réduites à néant lorsque le désordre s’était installé dans
la région.

M. Jean-Louis Bernard a voulu savoir sur quels éléments
reposait l’intime conviction de M.Henri Rethoré que les réfugiés tutsis
versaient leur obole au FPR.
M. Henri Rethoré a indiqué que cette information faisait partie
des renseignements dont disposait l’ambassade, même si elle n’en avait pas la
preuve formelle. Toutes les informations dont elle disposait se recoupaient
cependant et montraient également que des membres du FPR venaient
s’entraîner dans le nord du Kivu et commençaient à s’y installer.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Henri Rethoré
comment il expliquait qu’en mars 1991, lors de la réunion qui avait donné
lieu aux accords de N’sele, le Maréchal Mobutu avait amené avec lui une
délégation du FPR conduite par MM. Bizimungu et Kagame. Il a également
voulu connaître l’état des rapports entre le Président Mobutu et le FPR.
S’agissant de la première question, M. Henri Rethoré a estimé ce
geste effectivement très surprenant sachant que le Maréchal s’était rangé du
côté du Président Habyarimana dès l’agression du FPR. Le fait est cependant
que le Maréchal Mobutu avait réussi à convaincre ces deux personnalités de
venir à N’sele.
Quant aux rapports entre le Maréchal Mobutu, alors triomphant,
et le FPR, M. Henri Rethoré a fait observer qu’il n’y avait entre eux aucune
espèce de familiarité. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu voulait jouer le rôle
de grand médiateur de la région et qu’il s’était ensuite vanté d’avoir réussi à
faire venir ces personnes, de la même manière qu’il s’était vanté, en 1989
d’avoir réuni MM. Dos Santos et Savimbi à Gbadolite, tout en regrettant que
ces rencontres n’aient pas produit davantage de résultats.
M. Bernard Cazeneuve, évoquant les bonnes relations entre le
Maréchal Mobutu et le Président Habyarimana, dont M. Henri Rethoré avait
fait état, s’est demandé quel était, au-delà des tempéraments, le substrat
philosophique de cette connivence politique.
M. Henri Rethoré a déclaré qu’il n’était pas aisé de saisir les
ressorts de cette amitié, notant toutefois que les deux hommes étaient tous
les deux des militaires, des Chefs d’Etat et qu’ils travaillaient dans la cadre de
la Communauté des Grands Lacs. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu
considérait le Président Habyarimana comme son jeune frère et qu’il avait
probablement le sentiment qu’il avait besoin de ses conseils.
A M. Bernard Cazeneuve qui lui demandait s’il n’y avait pas,
dans cette amitié, une certaine condescendance de la part du Président

Mobutu, M. Henri Rethoré a répondu que ce dernier était le doyen et
qu’ayant de grandes difficultés avec le Kenya et l’Ouganda, il avait tendance
à rallier autour de sa personne les dirigeants francophones.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur la vision qu’avait
le Maréchal Mobutu de la personnalité et des vues politiques du Président
Museveni.
M. Henri Rethoré a déclaré que le Président Mobutu s’en méfiait
énormément, ayant, peut-on supposer, conscience qu’il pouvait jouer un rôle
important dans la région. En outre, le Président Museveni étant anglophone
et le Maréchal ne parlant pas un mot d’anglais, ils n’avaient aucun contact.
M. Henri Rethoré a ajouté que le Maréchal Mobutu avait été très agacé
lorsque le Président Museveni, invité à Paris, en 1989 pour le bicentenaire de
la Révolution, avait été reçu avec les honneurs et considéré comme un plus
grand démocrate que lui.
M. Bernard Cazeneuve s’étant demandé, avec étonnement, si le
Maréchal Mobutu avait le sentiment d’être un grand démocrate,M. Henri
Rethoré a répondu par l’affirmative et indiqué qu’il affirmait avoir décidé
lui-même le processus de démocratisation, en 1990, avant le discours de La
Baule. Il a ajouté qu’aux yeux du Président zaïrois, le Président Museveni,
comme d’ailleurs tous les dirigeants anglophones, n’était pas un démocrate,
puisqu’il s’en tenait à un parti unique. C’est pourquoi il avait été meurtri que
le Président Museveni soit mieux reçu en France que lui, Maréchal Mobutu,
qui avait tant fait pour essayer de développer la démocratie dans son pays.
M. Antoine Carré, évoquant les propos de M. Henri Rethoré
selon lesquels, dans ces années-là, on croyait encore possible une
réconciliation entre Hutus et Tutsis, s’est demandé s’il s’agissait d’une
analyse politique des Chefs d’Etat de la région ou d’une analyse des milieux
étrangers et quels étaient ceux qui partageaient ce point de vue.
M. Henri Rethoré a rappelé le contexte de démocratisation qui
avait suivi le discours de La Baule, faisant observer qu’on pensait alors que
les problèmes des pays africains allaient être réglés grâce au multipartisme et
à l’introduction des différentes tendances politiques dans les instances
dirigeantes de l’Etat. Il a précisé que telle était, en tout cas, la vision des
diplomates étrangers en poste à Kinshasa. Quant à savoir si le Président
Mobutu pensait vraiment qu’une réconciliation fût possible, il a déclaré n’en
être pas certain.

Audition de M. Jacques DEPAIGNE
Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jacques Depaigne, en
poste au Zaïre de juillet 1993 à janvier 1996. Il a rappelé que la mission avait
souhaité entendre l’Ambassadeur pour mieux apprécier ce qu’avait été, au
cours de cette période, la politique suivie par les autorités zaïroises
concernant à la fois les négociations d’Arusha et la participation du Zaïre à
l’opération Turquoise.
M. Jacques Depaigne a tout d’abord précisé que, bien qu’ayant été
Ambassadeur au Zaïre à l’époque du génocide, il était resté assez loin des
événements, notamment au moment de l’opération Turquoise car, même
avant l’installation d’une cellule du ministère des Affaires étrangères à Goma,
l’Ambassadeur de France à Kinshasa avait pour instruction de ne pas se
rendre sur le terrain. Lors de la venue des ministres et du Premier Ministre
dans le Kivu, il était entendu qu’ils venaient voir les soldats français et non
les Zaïrois.
Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du
Zaïre de l’époque en indiquant que la situation s’y était vite aggravée, qu’à
son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M.Birindwa venait d’être
nommé et qu’il avait instruction-ce qui est étrange pour un Ambassadeur- de
n’avoir aucun contact avec lui. Seul le Maréchal Mobutu était considéré
comme légitime, mais ce dernier habitant à 1500 kilomètres, les rencontres
n’étaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y compris au début du
génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et
l’une des raisons pour lesquelles aucun déplacement n’avait été effectué,
c’est qu’il ne fallait pas courir le risque d’être accueilli par l’un de ses
ministres.
Il a répété que, par conséquent, il était resté éloigné des événements
et qu’il avait l’impression que l’ensemble du processus, depuis les discussions
de paix jusqu’à « l’invasion », comme disait le Gouvernement zaïrois, devenu
fréquentable avec l’arrivée de M. Kengo Wa Dondo après le mois de juillet,
avait été totalement subi par le Zaïre. Le degré de délabrement de l’ensemble
des structures de l’Etat zaïrois était tel -comme on a pu le vérifier à l’entrée
de M. Laurent-Désiré Kabila- que la capacité zaïroise en n’importe quel

domaine, que ce soit pour organiser l’accueil des réfugiés, essayer de les
repousser ou de contrôler leur entrée, s’était révélée tout a fait insuffisante.
Lorsque le flot des réfugiés était entré dans le pays, l’armée zaïroise
avait exercé un minimum de contrôles. Les armes lourdes des ex-forces
armées rwandaises avaient été saisies et les FAR plus ou moins regroupées
mais ces actions avaient été conduites avec approximation, de telle sorte
qu’une véritable gestion de la situation était impossible. Néanmoins, les
armes, dont la restitution était devenue un des sujets essentiels de discussion,
avec le retour des réfugiés que réclamaient les Zaïrois, au fil des mois, lors
des discussions bilatérales engagées entre le Gouvernement de M.Kendo Wa
Dondo et les responsables rwandais, notamment au niveau du ministère de
l’Intérieur, avaient en réalité été conservées par les Zaïrois comme moyen de
pression sur les Rwandais.
M. Jacques Depaigne a souligné que le leitmotiv du Gouvernement
zaïrois était le départ des réfugiés qui furent, petit à petit, considérés comme
la cause de tous les ennuis dans cette région. Le Ministre de l’Intérieur de
l’époque, devenu ensuite Ministre des Affaires étrangères, M.Kamanda Wa
Kamanda, avait imaginé un système très difficile à mettre au point: il aurait
souhaité que soit instituée une fiction d’extra-territorialité et que l’on
transfère les camps du Zaïre au Rwanda mais en considérant leur périmètre
comme zaïrois pour qu’ils continuent de bénéficier de la protection du HCR
et soient soustraits à la pression des forces rwandaises. Naturellement, cette
demande n’avait pas pu aboutir et, au fil des mois, l’impression s’était
installée que le Gouvernement ne contrôlait rien, ce qui était d’ailleurs le cas
pour pratiquement n’importe quel domaine et de manière particulièrement
frappante pour tout ce qui concernait le traitement du problème des réfugiés.
Pendant ce temps, le Maréchal Mobutu se montrait incapable d’agir
véritablement, faute de relations satisfaisantes avec ses collègues des pays
environnants et également en raison de son peu d’inclination à suivre un
dossier et à conduire une stratégie.
M. Jacques Depaigne a fait observer en conclusion que l’absence du
Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam s’expliquait très bien et que,
sur le moment, elle n’avait même pas posé de questions particulières. Le
Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en
quelque sorte, son « numéro », ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de
l’accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n’était pas
suffisamment garantie pour qu’il pense devoir effectuer le déplacement.
Le Président Paul Quilès a demandé quelle avait été l’appréciation
portée par les autorités zaïroises ou par le Maréchal Mobutu sur le contenu

des accords d’Arusha au moment de leur conclusion et de leur entrée en
vigueur.
M. Jacques Depaigne a répondu que ces accords étaient
officiellement appréciés, comme s’inscrivant dans une évolution jugée
-toujours officiellement- positive mais il a fait remarquer que c’était aussi une
époque où il n’y avait guère d’opinion représentative au Zaïre. La presse,
très nombreuse, était pour l’essentiel d’opposition et on n’entendait pas
véritablement de voix officielles s’exprimer. Il a ajouté que le Maréchal
Mobutu avait clairement choisi son camp et a indiqué qu’il n’était pas certain
qu’il n’ait pas émis quelques réserves.
Le Président Paul Quilès a rappelé que, même s’il avait choisi son
camp, il était venu avec les représentants du FPR à la réunion de 1991.
M. Jacques Depaigne a précisé que cette circonstance ne l’avait
pas empêché de choisir son camp et qu’il avait d’ailleurs parfois manifesté en
privé un sentiment de solidarité bantoue, expression entendue chez les
responsables zaïrois.
Le Président Paul Quilès a demandé en quoi consistait cette
solidarité.
M. Jacques Depaigne a indiqué que c’était quelque chose de
vague, répondant à ce qui était encore un fantasme : la notion d’une grande
région tutsie réunissant le Rwanda, le Burundi, le Kivu et l’Ouganda.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si, au nom de « la
solidarité bantoue », le Maréchal Mobutu avait pu intervenir auprès du
Président Habyarimana pour favoriser l’entrée en vigueur des accords
d’Arusha, ou pour l’alerter contre la montée des tensions ethniques.
M. Jacques Depaigne a répondu que tel était, en tout cas, ce que la
France demandait au Maréchal de dire par des canaux divers, le Maréchal
ayant de nombreux contacts avec les dirigeants francophones en dépit du sort
difficile qui lui était réservé.
Le Président Paul Quilès a demandé si c’était le message que
l’Ambassadeur transmettait et si le Maréchal appliquait cette
recommandation.
M. Jacques Depaigne a précisé que le message ne transitait pas
forcément par le canal de l’Ambassadeur et que le Maréchal avait appliqué

cette recommandation puisqu’il ne s’était pas activement opposé au
processus d’Arusha.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment s’étaient
déroulées les négociations entre le Zaïre et la France au moment de
l’opération Turquoise. Il a relevé à ce propos que la création de la zone
humanitaire sûre était considérée comme une solution permettant d’éviter
notamment au Zaïre un afflux de réfugiés, dont le moins que l’on puisse dire
est qu’il n’était pas souhaitable pour ce pays.
M. Jacques Depaigne a considéré qu’il n’y avait eu aucun
problème et a indiqué que le Maréchal avait accepté tout de suite. Le
Maréchal recherchait une amélioration de sa position internationale et la
France l’a, d’une certaine façon «remis en selle », ce que l’opposition
zaïroise avait d’ailleurs reproché. Avec, en outre, la nomination de M.Kengo
Wa Dondo, Premier Ministre élu par le gouvernement de transition, le
pouvoir zaïrois devenait ainsi plus acceptable qu’avec M.Birindwa à sa tête.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si la flambée de violence dans la
région du Kivu était ressentie comme la conséquence des événements du
Rwanda et ce qu’en pensait le Maréchal Mobutu.
M. Jacques Depaigne a rappelé qu’il s’agissait d’une situation
ancienne mais qui avait connu avec l’affaire du Rwanda une aggravation
considérable du fait que des réfugiés hutus étaient venus au Zaïre alors que
les Banyarwanda étaient en conflit avec les populations autochtones pour la
possession des terres depuis fort longtemps. A l’époque, on parlait d’ailleurs
beaucoup des Banyarwanda et pas du tout des Banyamulenge qui, au sud du
Kivu, furent par la suite le fer de lance de Laurent-Désiré Kabila. Là encore,
il n’y avait pas véritablement de position arrêtée: l’armée zaïroise pouvait à
la fois prendre le parti des Banayarwanda ou des populations autochtones,
non pas en fonction de considérations politiques mais en fonction de
considérations financières, c’est-à-dire qu’elle choisissait ceux qui pouvaient
lui donner le plus d’argent.
M. Pierre Brana a évoqué la comparaison avec les seigneurs de la
guerre.
M. Jacques Depaigne a ajouté qu’il était impossible de conduire
une véritable politique, faute de moyens de transmission entre les pouvoirs
politiques et l’armée.
M. Pierre Brana, rappelant que le Maréchal Mobutu avait annoncé
qu’il allait se donner les moyens d’arrêter les criminels, a demandé si ces

déclarations avaient été suivies d’un début de mise en application ou si elles
n’étaient qu’un effet de théâtre.
M. Jacques Depaigne a souligné qu’elles répondaient à une
véritable volonté partagée, à cette époque, par le Gouvernement de
M. Kengo Wa Dondo, mais que les autorités étaient incapables de les mettre
en application. Ce qui aurait été déjà extrêmement difficile pour n’importe
quel Gouvernement l’était encore davantage pour les autorités zaïroises. La
seule mesure mise en oeuvre fut d’organiser la sécurité à l’intérieur des
camps. Le HCR avait financé, en quelque sorte, une milice privée composée
de militaires zaïrois qu’il avait décidé d’habiller, de payer et d’encadrer et
dont tout le monde reconnaissait, à l’époque en tout cas, qu’ils faisaient un
assez bon travail. L’armée n’était pas composée de mauvais soldats mais elle
était décomposée ; dès lors que ses hommes se sont trouvés encadrés, ils ont
bien travaillé. Cette démarche aurait pu marquer le point de départ d’une
espèce de tri entre les responsables d’actes de génocide et les autres.
Cependant, la pression des milices était très forte à l’intérieur des camps et
on n’était pas parvenu à les empêcher de l’exercer.
L’une des conséquences de cette incapacité des autorités zaïroises à
gérer la situation a été une décision, prise par le Gouvernement zaïrois à la
fin du mois d’août 1994, d’expulser les réfugiés. L’idée était que l’expulsion
par la force permettrait aux réfugiés d’échapper à la pression des milices à
l’intérieur des camps mais, naturellement, cette entreprise était impossible.
M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle était la validité de
l’analyse de la presse notamment, mais aussi de la littérature, qui présentait
souvent le Maréchal Mobutu comme un pompier pyromane, laissant entendre
par là qu’il aurait, par moments, exacerbé les tensions ethniques pour ensuite
calmer le jeu.
M. Jacques Depaigne a répondu que cette tactique faisait partie de
sa méthode mais que, dans ce cas précis, la situation était déjà extrêmement
difficile.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si les événements du Rwanda,
notamment le génocide, figuraient parmi les causes de la chute de Mobutu,
autrement dit, si la théorie des dominos dont on a beaucoup parlé dans la
région, pouvait être prise en compte.
M. Jacques Depaigne a affirmé que le régime de Mobutu se
dégradait très nettement de lui-même. La théorie à laquelle se référait
M. Pierre Brana supposerait qu’il y ait eu une organisation quelque part qui
ait prévu la chute des différents dominos. Les opportunités ont été utilisées:

personne ne parlait de M. Laurent-Désiré Kabila, la seule référence à cette
personnalité se trouvait dans les mémoires de Che Guevara qui en disait
d’ailleurs beaucoup de mal. En outre, les soutiens de M. Laurent-Désiré
Kabila ne souhaitaient même pas, au départ, qu’il aille jusqu’à Kinshasa.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jacques Depaigne s’il avait
rencontré M. Laurent-Désiré Kabila avant son arrivée au pouvoir.
M. Jacques Depaigne a répété que personne n’en parlait et que
personne ne le connaissait, ce qui était également le cas de son collègue
américain, des différents diplomates et des Zaïrois au Gouvernement.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelle était l’analyse de
l’Ambassadeur sur les événements qui se déroulaient dans l’ex-Zaïre et qui
étaient largement la conséquence de ce qui s’était passé en 1994 au Rwanda.
Il a rappelé qu’un rapport de l’ONU venait récemment de faire état de toute
une série de massacres, ou pour le moins de disparitions massives de
populations.
M. Jacques Depaigne a indiqué qu’à Nairobi, pendant les premiers
mois où il était en poste, il avait rencontré MM.Kengo Wa Dondo et
Kamanda qui étaient venus au seul sommet auxquels les responsables zaïrois
avaient assisté. Il avait vu se mettre en place un début de logistique pour une
intervention humanitaire que la France seule réclamait en décembre 1996
-notamment avec un général et un état-major canadiens. Il y avait eu
quelques discussions et, finalement, c’était au grand soulagement de la
plupart des membres de la communauté internationale qu’il avait été décidé
que l’opération, jugée impossible, n’aurait pas lieu.
La politique de l’époque était de laisser les réfugiés partir dans la
forêt. Lorsque les camps avaient été attaqués et que la vie des réfugiés était
devenue impossible, certains d’entre eux étaient rentrés au Rwanda. Ce
retour avait été jugé satisfaisant par le Gouvernement rwandais, tous les
autres étant considérés comme coupables de génocide.
Le Président Paul Quilès s’est demandé si ce soupçon justifiait
leur disparition.

Audition de M. Marcel CAUSSE
Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17 février 1993)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Marcel Causse,
Ambassadeur de France au Burundi de 1990 à février 1993. Il a souhaité que
M. Marcel Causse expose à la mission d’information comment il avait vécu,
du Burundi, l’évolution de la situation au Rwanda durant la période où il
était en poste et quelles répercussions les événements qui survenaient au
Rwanda ou au Burundi pouvaient avoir chaque fois sur l’autre des deux
pays.
M. Marcel Causse a d’abord exposé que lorsqu’il avait pris ses
fonctions au Burundi, le 6 février 1990, le Major Pierre Buyoya présidait aux
destinées du pays depuis deux ans et demi. Il a ajouté que le traumatisme
subi par les populations à la suite des massacres ethniques d’août 1988 était
encore très vivace et précisé qu’au Burundi comme au Rwanda voisin, toute
la vie politique était conditionnée par la lutte que se livrent depuis des
décennies les deux composantes de la population, les Hutus et les Tutsis.
Il a indiqué que la répartition entre les deux ethnies était la même
dans chacun des deux pays, les Hutus représentant près de 80 % de la
population et les Tutsis un peu moins de 20 %, et que, au Burundi comme au
Rwanda, ces ethnies ne se distinguaient l’une de l’autre ni par le territoire, ni
par la langue, ni par la religion, ni par des coutumes particulières. Il a fait
observer cependant qu’au Burundi, contrairement au Rwanda, il y avait
longtemps que toute référence à une origine ethnique avait disparu des cartes
d’identité et autres documents administratifs et que, à l’époque, c’était
l’ethnie minoritaire tutsie qui y était au pouvoir et qui y constituait et
dirigeait l’armée. C’étaient donc les Hutus qui, dans les périodes de tension,
étaient victimes de la soldatesque tutsie.
Il a exposé que les excès commis lors des massacres de 1988,
quelques mois après la prise du pouvoir par le Major Buyoya, avaient décidé
celui-ci à tenter de changer le cours des choses, et ce, d’abord en prônant
l’unité nationale. Dès le 4 octobre 1988, il mettait en place une commission
consultative sur l’unité nationale. La charte de cette commission qui affirme,
entre autres choses, la suprématie des droits de l’homme au Burundi, fut
adoptée par plus de 89 % des suffrages exprimés, lors d’un référendum

populaire, le 5 février 1991. M. Marcel Causse a estimé que cette charte et la
campagne d’explication qui l’a entourée, si elle n’avait pas empêché le
renouvellement d’incidents interethniques graves, comme en novembre 1991
ou en avril 1992, avait cependant largement contribué à une évolution
favorable des esprits.
Il a précisé que, bien qu’il ait été porté au pouvoir par l’armée, le
Major Buyoya avait eu pour deuxième objectif d’éliminer progressivement
tous ses représentants des instances politiques. Ce processus avait été achevé
avec l’acceptation, le 9 mars 1992, d’une nouvelle constitution, interdisant
toute activité politique aux militaires. M.Marcel Causse a indiqué que,
parallèlement, une action était menée contre l’omnipotence des Tutsis au sein
de l’armée. Tous les ans pendant cette période, on a pu constater une
augmentation du nombre des élèves officiers d’ethnie hutue, ceux-ci
constituant un tiers de la promotion en 1993.
Il a ajouté que la même politique d’ouverture fut menée en ce qui
concerne l’accès aux fonctions gouvernementales. D’octobre 1988 jusqu’au
changement de régime en 1993, tous les gouvernements furent dirigés par un
Hutu, M. Adrien Sibomana. De plus, alors que dans un premier temps, la
participation des deux ethnies était égalitaire, dès le 2avril 1992 les Hutus
devinrent majoritaires avec quatorze ministres contre dix Tutsis.
M. Marcel Causse a exposé que si les Occidentaux considéraient
que cette évolution devait rapidement aboutir à une démocratisation totale
assortie du multipartisme, le Major Buyoya, homme éclairé s’il en était,
semblait néanmoins souhaiter que le processus soit plus évolutif. Cependant,
sur la pression de la France, notamment après le discours de La Baule, il
avait fini par se résoudre à accélérer la démocratisation. En mai 1990, il
annonçait dans son programme de réformes la préparation d’une
constitution. Celle-ci fut approuvée par référendum le 9 mars 1992, par
90,23 % des électeurs inscrits, et proclamée le 13 mars. La première
conséquence fut l’instauration du multipartisme. L’UPRONA perdit son
statut de parti unique. Sept autres formations apparurent dont la principale,
le FRODEBU, devint rapidement le parti des Hutus, et le principal adversaire
de l’UPRONA. Des élections à tous les échelons eurent lieu ensuite et virent
la victoire des Hutus. M. Marcel Causse a fait remarquer que si l’on avait pu
constater, à cette occasion que, pour les Burundais, l’intérêt de l’ethnie
passait avant celui de la Nation, le Major Buyoya avait cependant obtenu
34 % des voix aux élections présidentielles, ce qui signifie qu’un nombre de
Hutus représentant environ 14 % du corps électoral avait, malgré tout, voté
pour lui.

M. Marcel Causse a alors analysé les relations entre le Burundi et le
Rwanda. Il a considéré que c’est certainement avec le Rwanda que le
Burundi a entretenu les pires relations de voisinage alors que ces deux pays
présentent les mêmes caractéristiques de dimension et de composition
ethnique.
Il a estimé que l’origine de ces tensions tenait sans doute au fait que
le pouvoir dans chacun des deux pays était alors dans les mains d’une ethnie
différente, chacune ayant contraint à l’exil dans l’autre pays des milliers de
réfugiés.
Il a ajouté que, si les Rwandais tutsis réfugiés au Burundi n’avaient
pas beaucoup interféré dans les relations bilatérales, il n’en était pas de même
des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ceux-ci, parqués nombreux dans
des camps du HCR proches de la frontière, ont servi de base de recrutement
au PALIPEHUTU, parti d’opposition au régime burundais, prônant la
violence et donc interdit au Burundi, mais soutenu par le Gouvernement du
Président Habyarimana, et installé au Rwanda.
Il a précisé que, pour sa part, le Président Habyarimana, lors de
l’attaque du FPR, en octobre 1990, avait accusé le Burundi d’apporter une
aide importante aux rebelles tutsis venus d’Ouganda, et avait même réussi à
en convaincre le Gouvernement français. Il a ajouté qu’il avait lui
-même dû,
dans les jours qui avaient suivi cette attaque, effectuer, en tant
qu’Ambassadeur de France au Burundi, deux démarches successives auprès
du Major Buyoya pour le mettre en garde contre une telle assistance, mais
que le Président du Burundi avait toujours proclamé sa neutralité dans ce
conflit. Il s’est déclaré persuadé de la sincérité de celui-ci, faisant remarquer
que malgré les sentiments favorables de l’élite tutsie burundaise à l’égard du
FPR, et son rejet profond de la personnalité du Président Habyarimana, le
Major Buyoya avait toujours fait preuve de la plus grande prudence dans ses
relations avec le régime alors en place à Kigali.
Il a enfin expliqué que la présence militaire française au Rwanda
faisait l’unanimité contre elle au Burundi, même si ses interlocuteurs officiels
ne l’avaient jamais ouvertement critiquée.
Le Président Paul Quilès a alors demandé à M. Marcel Causse s’il
pouvait préciser les caractéristiques de la communauté des réfugiés tutsis
rwandais au Burundi, forte de 300 000 personnes en 1990 selon ses
informations, et notamment s’il s’agissait d’une communauté intégrée,
quelles relations elle entretenait avec les Tutsis du Burundi, et si elle
souhaitait rester dans ce pays ou revenir au Rwanda.

M. Marcel Causse a répondu que les réfugiés tutsis rwandais
n’étaient pas, pour la plupart, parqués dans des camps de réfugiés comme
c’était le cas des réfugiés hutus burundais au Rwanda mais qu’ils étaient
assez intégrés dans la population -il y avait par exemple des mariages entre
Burundais et réfugiés rwandais- et même dans l’administration burundaise où
beaucoup de fonctionnaires, voire de chefs de service, étaient des réfugiés
rwandais. Il a ajouté que lui-même, à l’ambassade, avait parmi son personnel
de nombreux réfugiés tutsis rwandais et que lorsque les Tutsis avaient repris
le pouvoir au Rwanda, si certains étaient partis pour ce dernier pays, d’autres
avaient préféré rester.
Il a précisé qu’il n’avait jamais entendu parler d’interférences
importantes dans la vie publique burundaise de ces Rwandais.
A une question complémentaire du Président Paul Quilès,
M. Marcel Causse a répondu que durant les trois années qu’il avait passées
au Burundi, il n’avait jamais remarqué d’influence spécifique de ces réfugiés,
et ajouté qu’on ne pouvait pas les distinguer du reste de la population dans la
mesure où ils étaient en tout point semblables aux Burundais.
A une nouvelle question du Président Paul Quilès sur l’opinion du
Gouvernement burundais sur l’influence de la France auprès du Président
rwandais, M. Marcel Causse a répondu que les Burundais devaient
supposer que cette influence était importante et pacificatrice puisque, à
plusieurs reprises, le Président Buyoya lui avait demandé de transmettre des
messages au Gouvernement français afin qu’il intercède auprès du Chef de
l’Etat rwandais pour qu’il contienne la violence de la radio rwandaise, qui
jetait de l’huile sur le feu tous les jours, et du PALIPEHUTU.
Il a ajouté que ce jugement avait changé lorsque l’armée française
était intervenue au Rwanda. Il a précisé que si ses interlocuteurs officiels
n’avaient jamais critiqué la présence de l’armée française, le bruit courait au
Burundi que les militaires français intervenaient directement auprès de
l’armée rwandaise dans les combats contre le FPR. En privé ses
interlocuteurs plus familiers, des proches du Gouvernement, tutsis ou hutus,
avec qui il entretenait des relations amicales, condamnaient assez fermement
l’intervention de l’armée française.
Revenant sur les mauvaises relations qui existaient entre le Burundi
et le Rwanda et auxquelles il supposait que devaient correspondre de
mauvaises relations entre le Président Buyoya et le Président Habyarimana,
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Marcel Causse s’il expliquait cette
situation plutôt par des raisons ethniques, le Président Buyoya, Tutsi, voyant
avec beaucoup de méfiance et de ressentiment la politique de ségrégation

ethnique du Président Habyarimana, ou plutôt pour des motifs politiques le
Président Buyoya s’étant engagé dans une politique de démocratisation que
le Président Habyarimana n’avait, au contraire, mise en oeuvre qu’avec
retard.
M. Marcel Causse a répondu qu’on ne pouvait pas nier l’influence
ethnique dans ce qui était sans doute plus que de l’incompréhension entre les
deux Présidents.
Il a ajouté que l’animosité contre le Président Habyarimana était
répandue dans l’ensemble de la population burundaise. Il a précisé que la
politique de ce dernier était généralement mal perçue au Burundi, en
particulier par les Hutus proches du Gouvernement. Avant même l’attaque
du FPR, elle était ressentie comme une politique de clan plus que d’ethnie, la
façon dont le Président Habyarimana favorisait, à l’intérieur de l’ethnie
hutue, son clan familial étant fortement critiquée.
M. Bernard Cazeneuve lui demandant si l’exercice de la politique
était différent au Burundi, M. Marcel Causse a répondu que, pour lui, le
Président Buyoya était l’homme providentiel de ce pays, un homme ayant le
sens de l’Etat et qui essayait de donner à son peuple le sens de la Nation et
de l’éloigner petit à petit des rivalités ethniques. Il a estimé que, s’il était
resté au pouvoir, on n’aurait pas connu les massacres qui ont été perpétrés
après son départ.
Il a ajouté qu’il n’avait jamais entendu parler à son sujet, après qu’il
eut quitté le pouvoir ou depuis qu’il l’a repris, d’accumulation de fortune
personnelle ou de prévarications et a conclu qu’à son avis il s’agissait d’un
homme de grandes qualités morales.
M. Pierre Brana a alors évoqué la rencontre qui avait été organisée
entre le Président Buyoya et la direction du PALIPEHUTU à Paris, en
octobre 1991, en marge du sommet de la francophonie et qui avait été
ajournée du fait qu’avait éclaté au Burundi une série d’attaques contre des
installations militaires et contre des civils tutsis. Il a demandé à ce propos à
M. Marcel Causse comment il expliquait que le PALIPEHUTU ait pu en
même temps accepter de rencontrer le Major Buyoya et soutenir des attaques
sur le terrain destinées à torpiller la rencontre qu’il avait acceptée, et si cette
offensive était due à un double jeu de sa part ou à l’action d’une frange
extrémiste hutue.
M. Marcel Causse a répondu qu’il se souvenait bien que la visite
officielle à Paris du Président Buyoya qu’il accompagnait, avait été écourtée
et que la délégation burundaise avait repris l’avion en catastrophe deux ou

trois jours avant la date prévue, mais qu’il lui semblait qu’on avait accusé à
l’époque non pas le PALIPEHUTU, mais plutôt des Tutsis extrémistes.
M. Pierre Brana lui a répondu que nombre de chercheurs,
notamment M. Filip Reyntjens et M. Jean-Pierre Chrétien, estimaient au
contraire que cette série d’attaques était l’oeuvre du PALIPEHUTU.
Il lui a ensuite demandé s’il pensait que le Président Habyarimana
avait une influence sur les Hutus du Burundi.
M. Marcel Causse a répondu qu’il pouvait au moins l’exercer
grâce à la Radio des Mille Collines, qui était bien captée et très écoutée au
Burundi. Il a indiqué à ce propos que le Président Buyoya avait fait
demander au Président François Mitterrand d’intervenir auprès du Président
Habyarimana pour faire cesser les attaques virulentes de cette radio, qui était
également très écoutée par les Hutus burundais réfugiés au Rwanda.
En réponse à une question du Président Paul Quilès, il a ajouté
que pendant qu’il était en poste, il n’avait pas entendu parler d’une radio
extrémiste hutue au Burundi.
M. Pierre Brana a alors demandé à M. Marcel Causse s’il pensait
que le Major Buyoya avait la volonté de développer progressivement la
démocratie malgré le clivage ethnique et, eu égard notamment au nombre de
Hutus qui avaient voté pour lui lors de l’élection présidentielle, s’il y avait
une chance que le Burundi parvienne dans un délai raisonnable à dépasser ce
clivage.
M. Marcel Causse a répondu qu’il ne fallait pas précipiter les
choses, d’autant que la nouvelle période de massacres que le Burundi venait
de traverser avait provoqué l’inversion de l’ensemble du processus qu’avait
petit à petit mis en place le Président Buyoya, jusqu’à revenir peut-être même
en deçà de son point de départ.
Le Président Paul Quilès, remarquant que le Président Buyoya
était revenu au pouvoir grâce à un coup d’Etat et non pas à des élections,
M. Marcel Causse a précisé que, comme la première fois, ce n’était pas le
Major Buyoya qui avait agi mais l’armée qui, après avoir repris le pouvoir, le
lui avait confié. Il a ajouté, à l’appui de cette analyse, qu’il y avait
certainement dans l’armée burundaise des officiers supérieurs pleins
d’ambition et que, si ceux-ci n’avaient pas estimé que le Major Buyoya était
l’homme de la situation, ils auraient sûrement pris eux
-mêmes le pouvoir
plutôt que de le lui confier.

Après que le Président Paul Quilès et M. Bernard Cazeneuve se
furent montrés dubitatifs devant cette interprétation, M. Pierre Brana a
demandé quelle était la proportion de Hutus dans l’armée burundaise.
M. Marcel Causse a répondu que, tous les ans, il y avait des
concours d’entrée à l’école d’officiers et que la promotion 1993 était
composée pour un tiers de jeunes officiers hutus, ce qui constituait un grand
progrès. Il a ajouté que, le concours ne comportant aucun quota, rien ne
s’opposait en principe à ce que toute la promotion soit hutue. Cependant, les
jeunes Tutsis étant élevés dans des familles aisées où la culture est d’un accès
plus facile, leurs chances de succès étaient plus grandes, la différence de
situation entre les deux ethnies s’apparentant à celle que l’on peut observer
entre les classes sociales en France ou en Europe.
Répondant ensuite à une question de M. Pierre Brana sur les
conditions d’un dépassement des clivages ethniques au Burundi,M. Marcel
Causse a considéré que, pour peu qu’on laisse au Président Buyoya le temps
nécessaire, ce qui supposait aussi qu’il ne connaisse pas le sort de ses
prédécesseurs, une évolution positive était tout à fait envisageable et cela en
une seule génération.
Evoquant alors une affaire survenue en avril 1989, avant la
nomination de M. Marcel Causse comme Ambassadeur au Burundi
-l’expulsion du Burundi de ressortissants libyens au motif qu’ils étaient les
hommes de l’ancien Président Bagaza-, M. Pierre Brana lui a demandé si ce
problème de présence libyenne avait connu des suites.
M. Marcel Causse a répondu qu’il n’en avait eu aucune et que
d’ailleurs l’importance qu’avait pris alors la présence de la Libye au Burundi
s’expliquait mal.
Soulignant que le Rwanda et le Burundi connaissaient les mêmes
conditions géographiques, économiques et démographiques -même
répartition ethnique, même absence d’industrie ou de richesses minières
susceptibles d’absorber le surplus de population-, M. Bernard Cazeneuve
s’est demandé comment une situation analogue avait pu aboutir à une telle
tension et à de tels massacres au Rwanda, tandis qu’au Burundi, malgré les
difficultés, les affrontements n’avaient pas pris cette ampleur.
M. Marcel Causse a répondu que cette différence était peut-être
due aux personnalités des deux chefs d’Etat, l’un ayant su gouverner avec
prudence et beaucoup de lucidité tandis qu’en favorisant peut-être
excessivement son clan, l’autre avait encouru l’hostilité non seulement des
Tutsis, mais aussi d’une grande partie des Hutus.

Il a ajouté qu’au Burundi les difficultés étaient purement internes,
l’assassinat du Président Ndadaye ayant été le fait de Tutsis burundais tandis
qu’au Rwanda l’armée du FPR, composée de Tutsis vivant en Ouganda
depuis une, voire deux générations, et maîtrisant désormais, outre le
kinyarwanda, l’anglais et non plus le français, pouvait presque apparaître
comme une force étrangère.
Il a néanmoins précisé que le Burundi, où les massacres de 1993
avaient fait entre 50 000 et 100 000 morts, qui s’ajoutaient aux 100 000 ou
200 000 morts des massacres de 1972, apparaissait comme un pays meurtri
et que la sérénité politique y serait longue à rétablir.
Le Président Paul Quilès a alors demandé si la Communauté
économique des pays des Grands Lacs, dont le Burundi assurait la présidence
en 1990, avait pu constituer un cadre approprié pour régler les problèmes
politiques et économiques des réfugiés Tutsis qui se posaient dans toute la
région.
M. Marcel Causse a répondu que la Communauté économique des
pays des Grands Lacs ne constituait certainement pas une structure
appropriée pour régler ce type de difficultés, la preuve étant qu’elle n’avait
eu aucune efficacité en ce domaine.
Il a ajouté en revanche qu’elle avait certainement favorisé les
échanges, les contacts, le dialogue, non seulement entre les chefs d’Etat mais
aussi entre leurs ministres.
Le Président Paul Quilès lui demandant s’il avait souvenir de ce
qui s’était passé lors de la réunion tenue en février 1993, à Bujumbura, entre
l’opposition au Président Habyarimana et le FPR, sous la présidence de
MM. Twagiramungu et Kanyarengwe, M. Marcel Causse a répondu que,
s’il y avait des réfugiés éminemment politiques au Burundi, l’un d’entre eux
ayant même été reçu par le Directeur des Affaires africaines et malgaches,
M. Michel Lévêque, lors de la visite au Burundi du Ministre Jacques
Pelletier, il n’y avait pas pour autant de relations entre le FPR rwandais et les
autorités burundaises.
Il a ajouté qu’en revanche, dès la constitution d’un gouvernement
rwandais plus ouvert, comportant des Hutus de l’opposition, les relations
entre le Burundi et le Rwanda s’étaient améliorées: il y avait eu des contacts
entre les ministres, ce qui n’avait pas eu lieu parfois depuis des mois, voire
des années, et même entre les autorités administratives de chaque côté de la
frontière.

Il a précisé, à la demande de M. Pierre Brana, que la frontière
entre les deux pays était très perméable, n’étant faite que de collines et
comportant de nombreuses zones boisées.

Auditon de M. Henri CRÉPIN-LEBLOND
Ambassadeur au Burundi (17 février 1993-5 janvier 1995)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Crépin-Leblond,
Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995. Il a
rappelé que l’année 1993, au cours de laquelle M.Henri Crépin-Leblond
avait pris ses fonctions, avait été marquée par la reprise des négociations
d’Arusha, par la conclusion des accords de paix, le 4août mais aussi, au
Burundi, par l’élection démocratique du Président hutu Ndadaye et son
assassinat quelques mois plus tard.
Ajoutant que ce dernier événement avait provoqué dans le pays de
graves massacres, mais aussi ébranlé gravement le dispositif de paix mis en
place par les accords d’Arusha, en accroissant la méfiance réciproque des
parties au conflit rwandais, il lui a demandé d’évoquer tout particulièrement
cette question. Il s’est déclaré également très intéressé par l’analyse que
pourrait faire l’Ambassadeur de la situation au Burundi après l’attentat
perpétré contre l’avion du Président Habyarimana, au cours duquel le
Président burundais avait également trouvé la mort, dans la mesure o? il était
apparu à la mission d’information que les conséquences de cet événement
avaient été très différentes au Burundi et au Rwanda.
M. Henri Crépin-Leblond a indiqué qu’il évoquerait
successivement quatre questions : l’expérience avortée de mise en place
d’institutions démocratiques au Burundi, les tentatives de partage du pouvoir
qui ont suivi et finalement échoué, la place de l’armée au Burundi, point
important à la lumière des questions du Président Paul Quilès, et enfin,
certains aspects de son travail diplomatique.
Concernant les premiers pas de la démocratie, il a indiqué que ce
n’était sans doute pas sans mérite, ni détermination, mais peut-être avec
quelques illusions que, dans un contexte interne très difficile, le Président
Buyoya, au pouvoir depuis 1987 à l’issue d’un putsch militaire, avait conduit,
à marche forcée, le Burundi vers un régime démocratique à l’image de ceux
des pays occidentaux.
Il a ajouté que si la plupart des Tutsis s’étaient résignés au
changement d’institutions sous la houlette du Président Buyoya, ils

comptaient bien garder l’essentiel du pouvoir et pensaient que la population
hutue aurait un réflexe légitimiste et reconduirait le chef de l’Etat en
exercice. Il a précisé qu’en cela ils se trompaient et que l’élection
présidentielle du 1er juin 1993 avait été un véritable choc puisque
l’ethnisation avait quasiment triomphé, le Hutu Melchior Ndadaye, candidat
de l’opposition, ayant en effet été élu avec 65 % des suffrages. Il a souligné
que celui-ci allait remporter quelques semaines plus tard les élections
législatives avec une majorité plus confortable encore.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que la campagne électorale du
parti hutu, le FRODEBU, avait été rondement menée, relativement discrète,
car effectuée surtout nuitamment, mais aussi centrée sur le thème de la
revanche de la majorité ethnique. Il a souligné cependant qu’un pourcentage
non négligeable de Hutus, aux environs de 20 %, avait voté pour le candidat
du parti précédemment aux affaires. Il a ajouté qu’au Burundi les choses
n’étaient pas si simples puisqu’il y a des Tutsis au sein du parti FRODEBU, à
grande majorité hutue, et également des Hutus au sein de l’UPRONA, à
majorité tutsie, le président de l’UPRONA, qui l’était déjà à l’époque, étant
lui-même un Hutu.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite expliqué que, si le nouveau Chef
de l’Etat avait accédé au pouvoir, il était loin d’en détenir les clés,
l’administration, l’armée, l’économie restant dans les mains des Tutsis tandis
que, fait très important, l’intelligentsia hutue, décimée en 1972, était peu
nombreuse et inexpérimentée.
Il a ajouté que, intelligent et pragmatique, M.Ndadaye avait
immédiatement entrepris de mettre en oeuvre, quoique avec prudence, une
doctrine de partage du pouvoir, nommant un Premier Ministre tutsi,
Mme Kinigi, une économiste proche de l’opposition, et dosant avec habileté
son gouvernement où l’opposition s’était vu confier des portefeuilles
importants.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté que les propres partisans du
Président Ndadaye n’allaient pas lui faciliter la tâche. Influencés par
l’expérience rwandaise, beaucoup d’entre eux ayant été, après 1972, réfugiés
au Rwanda, y ayant fait leurs études et exercé un métier, comme le Président
Ndadaye lui-même et M. Sylvestre Ntibantunganya, Président du Burundi
après la mort de Cyprien Ntaryamira, ces Hutus étaient poussés par le désir
de profiter de la victoire électorale. En outre, chez certains, l’impatience ne
masquait pas le manque d’expérience et de compétence.

Il a souligné que la gestion de deux problèmes que le Président
Ndadaye jugeait prioritaires pour donner satisfaction à son électorat avait
progressivement dressé contre lui l’opposition et particulièrement les Tutsis.
Le premier était la question du retour des réfugiés du Rwanda, de
Tanzanie et du Kivu dont le nombre était estimé à environ 600000 au total
dans ces trois pays. Un tel retour impliquait notamment de disposer de terres
pour réinstaller les réfugiés. Cependant, les terres disponibles avaient été
autrefois promises aux militaires qui devaient en prendre possession à leur
retraite. Un problème de terres se posait donc, qui se doublait d’un problème
relationnel avec les militaires.
Or, la deuxième question était la réforme de l’armée, composée à
90 % environ de Tutsis, que le Président Ndadaye souhaitait voir s’ouvrir
aux Hutus.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que, malgré de fortes
concessions sur le premier point et le report du second projet de réforme, les
frustrations accumulées à la suite de l’échec électoral et le mécontentement
grandissant de la classe politique avaient alors encouragé les intentions
d’élimination du Président que nourrissaient certains milieux tutsis,
notamment la minorité rwandaise tutsie en exil au Burundi depuis les années
1959-1963. Il a indiqué que cette minorité, qui se caractérisait par ses
positions « ultra », s’était constituée à partir d’environ 200 000 Rwandais
réfugiés au Burundi, et comportait une élite qui avait fait sa place dans le
pays en prospérant dans les affaires, mais n’avait jamais bénéficié d’une
naturalisation.
Il a ajouté que des éléments de l’armée s’étaient chargés de
l’élimination du Président le 21octobre 1993, mais que l’on n’avait jamais
vraiment pu déterminer qui avait commandité l’assassinat. Il a précisé que tel
était le cas pour la plupart des assassinats politiques commis au Burundi
depuis l’indépendance.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que cet attentat avait été suivi
d’un début de génocide des Tutsis dans les provinces, et qu’on avait pu
estimer à 50 000 le nombre des victimes de ces massacres. A propos de ces
événements, il a précisé trois points.
Il a d’abord expliqué que les militaires avaient systématiquement
cherché, le 21 octobre, à Bujumbura, à décapiter le Gouvernement et la
haute administration de plusieurs de ses responsables, hutus pour l’essentiel
mais aussi tutsis. C’est en trouvant refuge à l’ambassade de France qui avait
déjà accueilli la veille la veuve du Président, que la plupart des ministres

hutus avaient pu être sauvés. Les ministres d’origine tutsie, à l’exception
d’un seul, devenu Ministre des Affaires étrangères par la suite, les
rejoignaient à l’ambassade à l’occasion des réunions de Gouvernement
présidées par le Premier Ministre. Celui-ci, ainsi que la veuve du Président,
demeurait à la résidence de France. M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’il
avait dû lui-même aller chercher en pleine nuit, dans les quartiers
périphériques quadrillés par l’armée, le Ministre des Relations extérieures,
Sylvestre Ntibantunganya, devenu plus tard Président de la République, ainsi
que d’autres responsables.
Il a ajouté que cet accueil à l’ambassade du gouvernement légal en
place avait permis d’assurer la continuité républicaine alors que, pour assurer
sa sécurité, l’ambassadeur ne disposait pendant la première semaine que de
trois gendarmes et de quelques éléments de l’Assistance technique militaire
française, laquelle était peu nombreuse puisqu’elle ne dépassait pas vingt
personnes. Le renfort décidé par Paris d’une vingtaine de militaires avait
permis ensuite d’installer le Gouvernement dans des locaux protégés en
périphérie de la capitale.
Il a souligné que cette situation, qui concourait à la stabilité de la
position de l’Etat burundais, avait conduit les membres du «Comité de salut
public », constitué de manière improvisée au lendemain de l’assassinat, ainsi
que le haut état-major de l’armée à réintégrer la légalité dans les 48heures
qui avaient suivi. Cependant, chacun avait eu peur, et était resté sur sa peur
par la suite : d’anciens responsables, lors de ces événements, étaient allés se
réfugier chez le Nonce apostolique et l’ancien Président Buyoya s’était,
lui-même, caché quelques jours à l’ambassade américaine.
Il a conclu sur ce point en relevant que l’armée n’avait pas eu
exactement les choses en main et avait craint des représailles hutues.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite exposé qu’il n’en était pas allé
de même en province. Les exécutions de Tutsis, commencées au moment de
l’assassinat du Président Ndadaye, avaient pris de l’ampleur. Les cadres
hutus de l’UPRONA, le parti du Président Buyoya, ont également été tués.
Des mots d’ordre de soulèvement ont été donnés. La radio officielle de
Kigali, ainsi que la Radio des Mille Collines, bien captées dans le nord du
pays, ont accentué ce mouvement. Deux ministres burundais réfugiés à Kigali
dans l’après-midi de l’assassinat du Président et encouragés par l’entourage
de M. Habyarimana, ont constitué un gouvernement en exil dont l’action a
perturbé pendant plusieurs semaines le rétablissement du pouvoir
gouvernemental à Bujumbura.

Il a précisé, en ce qui concerne les massacres, qu’il n’y avait pas eu,
à son sens, d’entreprise organisée et systématique d’extermination des Tutsis
par les cadres du FRODEBU. Si un plan insurrectionnel avait été mis au
point quelques mois plus tôt et devait être exécuté au cas où le résultat des
élections présidentielles de juin aurait été annulé, ce plan, qui avait été
appliqué en octobre, était de résistance à l’armée, éventuellement de prise
d’otages mais non de massacre des populations tutsies et des opposants. Il a
expliqué que la haine ethnique et les rancoeurs accumulées l’avaient
néanmoins emporté chez un certain nombre de meneurs et les avaient
conduits à verser le sang, d’où ces massacres.
Il a ajouté que la chasse aux Tutsis avait entraîné une double
réaction de l’armée. De nombreux Tutsis dispersés dans les campagnes ont
été rassemblés dans des camps protégés par des militaires. Mais, en même
temps, ces militaires se sont aussi livrés à des représailles sanglantes contre la
population hutue, accentuant le nombre des victimes sans que l’état-major à
Bujumbura soit en mesure de calmer ses troupes stationnées en province.
Il a conclu qu’ainsi une guerre civile était née et qu’elle n’avait pas
cessé depuis, multipliant tragédies et horreurs dans la population.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le deuxième volet de son
exposé, relatif aux tentatives de partage du pouvoir.
Il a expliqué qu’au lendemain de l’assassinat du premier président
hutu élu s’était ouverte, dans un climat d’insécurité marquée, une première
période de négociations sur la constitution d’un nouveau gouvernement et la
nomination d’un chef de l’Etat. Les Tutsis faisant pression par toutes sortes
de moyens pour corriger les résultats du scrutin de juin, mais l’appui des
autorités de Kigali, d’un autre côté, confortant les dirigeants hutus dans leur
volonté de maintenir leurs prérogatives, c’est la formule du «partage du
pouvoir » qui a finalement prévalu sous la houlette intelligente et attentive du
représentant spécial des Nations Unies, M. Ahmedou Ould Abdallah, soutenu
dans son action par un appui très conséquent et très affirmé des
ambassadeurs occidentaux et notamment du représentant de la France.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que certains des principes qui
avaient guidé les pourparlers d’Arusha entre le FPR et les autorités de Kigali
avaient servi de référence et qu’une solution d’entente avait finalement été
approuvée malgré l’opposition des radicaux des deux bords, aboutissant à
l’élection, en février 1994, d’un Président hutu, M.Cyprien Ntaryamira, avec
pour Premier Ministre un Tutsi venu de l’opposition, le gouvernement
comprenant 40 % de ministres issus de cette opposition.

Il a fait observer qu’une telle construction était cependant
éminemment fragile, les extrémistes hutus et tutsis restant très actifs et
Bujumbura connaissant ce que l’on appelait alors «l’épuration ethnique » : il
s’agissait de donner à chaque quartier une appartenance ethnique unique, au
besoin par la force ; M. Henri Crépin-Leblond a remarqué que, dans ce
domaine, les Tutsis s’étaient révélés particulièrement dynamiques.
Puis il a exposé qu’ensuite, la mort du Président Ntaryamira dans
l’avion du Président Habyarimana avait modifié très sensiblement les données
et radicalisé la situation.
En effet, d’un côté les Hutus perdaient l’assistance rwandaise dont
ils avaient besoin pour faire pièce aux partis d’opposition tutsis. Même si
leurs éléments « ultra » avaient rejoint, au Zaïre, les restes de l’armée
rwandaise et ainsi renforcé sensiblement la rébellion armée, encore
embryonnaire, née quelques mois plus tôt, à Bujumbura, les Hutus se
trouvaient sérieusement affaiblis et l’on avait pu craindre, en province, un
soulèvement populaire.
De leur côté, les Tutsis se montraient d’autant plus exigeants que la
victoire du FPR au Rwanda leur rendait un grand espoir de retour aux
affaires et pouvait même convaincre les plus extrémistes que les armes leur
permettraient de reconquérir le pouvoir. Ceux de la minorité rwandaise tutsie
de Bujumbura n’étaient pas les moins actifs car, si la minorité rwandaise
exilée au Burundi avait regagné Kigali dans les mois de juillet et août 1994,
elle avait su, puisqu’elle prospérait dans les affaires, garder ses positions
économiques ou les transmettre à ses descendants.
M. Henri Crépin-Leblond a souligné que, dans cette situation, il
avait fallu toute l’habileté et la diplomatie de M.Ahmedou Ould Abdallah
pour calmer les esprits et entamer de nouveaux pourparlers politiques. Il a
fait valoir que M. Ahmedou Ould Abdallah avait certainement gagné de
l’influence : dans la nuit du 6 au 7 avril, c’est lui qui, par son intervention,
avait sans doute prévenu de nouveaux massacres : il a su rencontrer les
autorités et l’armée et ainsi éviter des actions qui auraient pu se décider assez
rapidement après la mort du Président Ntaryamira. Il lui revient également
d’avoir abouti, dans un climat d’insécurité notoire où aux exécutions
sommaires succédaient des actions de vengeance, à la mise au point d’une
« Convention de gouvernement » finalement conclue entre la majorité issue
des élections de 1993 et les oppositions d’obédience tutsie. Ayant fait
remarquer que M. Ould Abdallah avait été aidé dans cette tâche par la
pression de la communauté internationale dans son ensemble, notamment de
la France et des Etats-Unis, par les efforts développés par la société civile
ainsi que par la contribution des modérés des deux bords, M. Henri

Crépin-Leblond a expliqué que la convention de Gouvernement consacrait
une nouvelle fois le partage du pouvoir : les événements étant favorables aux
Tutsis, ceux-ci ont gagné du terrain et 45 % des postes ministériels leur ont
été réservés. Le Président restait cependant un Hutu et il nommait un
Premier Ministre tutsi. Par ailleurs, point qui aurait pu devenir important,
« un dialogue national » était envisagé pour la définition d’institutions
adaptées au Burundi et, par conséquent, centrées sur la place et la protection
de la minorité tutsie.
Il a fait cependant observer qu’en fait, les protagonistes n’avaient pu
réellement s’entendre, les extrémistes hutus et les extrémistes tutsis, dont le
modèle était désormais le pouvoir FPR mis en place à Kigali, prenant
clairement le pas sur les tendances modérées, et que ces résultats restaient
donc particulièrement précaires. Il a précisé néanmoins que, si l’insécurité
dans la capitale et en province grandissait, une sorte de dissuasion réciproque
s’était établie, le risque d’un déferlement de 5millions de Hutus sur la
capitale étant contenu par la protection que la minorité tutsie pouvait
attendre de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le troisième point de son
exposé, l’armée burundaise. Il a exposé que, forte d’environ 20 000 hommes,
y compris les gendarmes, son rôle et sa responsabilité étaient très grands
dans tous les événements survenus au Burundi depuis l’indépendance.
Devenue progressivement mono-ethnique, d’un corporatisme ayant résisté à
toutes les réformes, elle a tenu le pouvoir sans discontinuer de 1966 à 1993,
s’appuyant sur un parti unique et un secteur parapublic important, presque
systématiquement dévolu aux officiers. Elle a mené plusieurs répressions
sanglantes, notamment celle de 1972 qui a fait entre 100000 et
200 000 victimes, et celle de 1988 qui en a causé entre 10 000 et 20 000.
Ajoutant que c’est un groupe de militaires qui a tué le Président Ndadaye et
ses compagnons, que c’est l’armée qui, depuis, a organisé maintes
expéditions punitives dans la population à l’occasion d’incursions de la
rébellion hutue et que c’est encore elle qui a encouragé, voire aidé
matériellement, des groupes extrémistes tutsis à mener leur action à
Bujumbura, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que si ces agissements
étaient particulièrement condamnables-il avait eu personnellement l’occasion
de le dire au chef d’état-major et au Ministre de la Défense du moment- les
réalités pouvaient conduire à porter un jugement plus équilibré. L’armée, loin
d’être unanime dans ses options politiques, apparaissait au contraire comme
le reflet de la société tutsie burundaise : elle comportait certes des « ultra »
mais aussi des modérés, en particulier dans le corps des officiers.

Il a ainsi souligné que le ralliement de l’ensemble de l’armée au
gouvernement légal réfugié à l’ambassade de France en octobre 1993 avait
évité une énorme tragédie, que c’est en grande partie grâce à la collaboration
immédiate de l’état-major qu’un nouveau désastre avait été empêché à la
mort du Chef de l’Etat, le 6 avril 1994, et que l’accueil des étrangers évacués
du Rwanda avait pu être organisé comme il convenait par les ambassades,
notamment l’ambassade de France. Il a aussi indiqué que c’est la pression de
l’état-major sur les oppositions qui avait permis, en octobre 1994, de
conclure « la Convention de gouvernement » et d’éloigner les perspectives
d’aggravation d’une situation au bord de l’éclatement.
Il a fait observer également que, ombrageuse et fortement
nationaliste, l’armée burundaise avait fait obstacle avec détermination à tout
projet d’intervention de troupes étrangères, et que lui-même avait toujours
eu la conviction, comme ses collègues, que la venue d’un contingent
international aurait exacerbé les passions, les Hutus se sentant encouragés à
reprendre le dessus, et les Tutsis se considérant, de leur côté, agressés. Il a
précisé que cette attitude de l’armée rejoignait certes son intérêt corporatiste
mais qu’elle n’était pas contraire à l’intérêt immédiat du pays.
Il a conclu sur ce point que d’une manière générale, l’armée
burundaise s’identifiait concrètement à l’Etat dont elle avait été l’ossature
pendant trente ans, que sans elle les structures étatiques ne pourraient se
maintenir et que son effacement ouvrirait la porte à d’interminables luttes
entre factions, les Tutsis comme les Hutus étant extrêmement divisés entre
eux. Il a estimé que l’armée, interlocuteur incontournable de toute évolution
négociée, était susceptible de jouer à nouveau un rôle positif à condition
qu’elle soit sollicitée de manière adéquate.
M. Henri Crépin-Leblond a achevé son propos en évoquant
quelques questions liées à sa mission.
Il a souligné que la politique suivie par la France au Rwanda, du
moins telle qu’elle avait été perçue au Burundi, avait servi en permanence,
aux yeux de ses différents interlocuteurs burundais, de toile de fond ou de
points de repère dans les relations que lui-même avait entretenues avec eux,
les responsables tutsis ayant eu tendance, d’une manière générale, à
soupçonner la France de collusion avec le parti hutu et les Hutus ayant
conservé de leur côté à l’égard de la France un préjugé favorable. Il a ajouté
que ces derniers avaient notamment vu dans l’opération Turquoise le
témoignage que la France savait ne pas abandonner les populations en
détresse.

Il a fait alors valoir que, dans ce contexte difficile, il s’était efforcé
constamment de contribuer à éclairer, à apaiser les esprits et de soutenir au
mieux les éléments modérés de l’une et l’autre ethnie.
S’agissant de la coopération militaire française, il a souligné qu’elle
était restée d’un niveau modeste -une vingtaine de coopérants en long séjour
et un renfort d’une vingtaine de militaires à la fin octobre 1993
- et a estimé
qu’elle avait rempli son rôle de rappel permanent aux cadres militaires
burundais des principes et des valeurs démocratiques. Il a fait observer que la
collaboration franco-burundaise en matière de formation s’était située, après
octobre 1993, dans un cadre essentiellement militaire et au bénéfice de
recrues appelées à intégrer des unités de l’armée déjà constituées, ce qui
indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une aide aux milices, comme on avait pu le
dire.
Il a ajouté que la préparation d’une conférence des pays des grands
lacs avait été largement discutée avec le Président de la République du
Burundi et son Ministre des Relations extérieures, et que des initiatives
avaient d’ailleurs été prises en ce sens par le Burundi en 1994, d’une part
pour résoudre le problème des réfugiés, alors abcès de fixation d’une
rébellion hutue armée, et d’autre part pour exercer une pression
internationale sur l’Ouganda et le Rwanda, soupçonnés par le gouvernement
burundais -c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères et le Président, qui
étaient du parti FRODEBU- d’aider les Tutsis « ultra ». Il a précisé que
l’idée de l’envoi d’une force internationale au Burundi n’était pas absente de
leurs préoccupations et que, de toute façon, une initiative française ou un
appui de Paris en faveur d’un sommet régional leur paraissait opportune
même si les représentants au Gouvernement de l’opposition tutsie se
montraient fort réservés sur le sujet.
Pour conclure sa présentation, M. Henri Crépin-Leblond a souhaité
formuler trois réflexions d’ordre général.
Il a d’abord estimé que l’instauration d’institutions démocratiques
au Burundi s’était faite, à son avis, de manière beaucoup trop hâtive.
L’antagonisme ethnique existant aurait dû, dans ce pays resté rural à 90%,
conduire à mettre d’abord en place une gestion commune des affaires
provinciales et locales par les populations concernées afin qu’elles prennent
progressivement l’habitude de travailler ensemble.
Par ailleurs, les événements ont montré que l’application du principe
« un homme, une voix » présentait un très grand risque d’élimination de la
minorité. Il fallait donc adopter d’autres institutions, d’autres usages, et
ménager une période de transition.

Il a enfin considéré que la communauté internationale, si elle voulait
influencer le destin d’un pays comme le Burundi, se devait de ne pas
intervenir en ordre dispersé. La multiplication des «facilitateurs » de tous
ordres envoyés au Burundi dans le même moment et qui ne tenaient pas le
même langage a concouru à alimenter les surenchères entre les différents
protagonistes burundais, qui ont d’ailleurs su très habilement en jouer.
Le Président Paul Quilès s’est étonné qu’avec une vingtaine
d’hommes, M. Henri Crépin-Leblond ait réussi à protéger les ministres hutus
et tutsis installés à la résidence de France et à dissuader les militaires d’aller
plus loin alors qu’ils entreprenaient un coup d’Etat et venaient d’assassiner le
Président en exercice. Il a observé à ce propos que, lorsque des militaires
font un coup d’Etat, c’est pour prendre le pouvoir.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’attitude de l’Armée
signifiait en fait qu’il n’y avait pas eu, à proprement parler, de coup d’Etat.
Il a ajouté que, sous la conjonction d’un certain nombre de
mécontentements, de frustrations ayant mené à l’idée d’une disparition ou
d’une annulation des pouvoirs du Président, un groupe de militaires, avec
une certaine connivence de l’armée, mais sans qu’il y ait véritablement eu
aide et appui de sa part, avait pris l’initiative, d’abord d’attaquer le Président,
la garde de ce dernier s’étant du reste fort mal défendue, ensuite de saisir à
l’aide de listes les principaux responsables du parti au pouvoir. Cependant,
eu égard à sa diversité d’inspiration politique, l’armée n’était pas d’accord
dans son ensemble avec ces agissements. Le chef d’état-major et ses
principaux officiers ont été, à un moment donné, menacés de perdre leur vie
s’ils ne faisaient pas preuve de neutralité dans l’attentat qui allait se perpétrer
contre le Président, l’armée a d’ailleurs gardé un certain sentiment de honte
de cet assassinat.
Il en a conclu que le petit groupe qui a assassiné le Président et
quelques-uns de ses compagnons n’avait pas été nettement appuyé, ce qui a
fait que l’armée, constatant que ces actes ne rencontraient pas d’approbation
est revenue sur ses positions et a proclamé, dans les 48heures, son
loyalisme. Il a ajouté que ce loyalisme était d’autant plus simple à formuler
qu’il y avait, à l’ambassade de France, le Premier Ministre du Gouvernement
légal qui avait été reconnu par l’armée elle-même au lendemain des élections
grâce notamment aux efforts de persuasion déployés par le Président
Buyoya, et le Ministre de la Défense. Au bout du compte, ce revirement a
entraîné le ralliement, sinon de toute l’armée, du moins du corps des officiers
dans sa majorité.

Le Président Paul Quilès s’est de nouveau étonné du peu
d’information obtenu sur cet attentat, ceux qui étaient accusés d’avoir été les
auteurs de l’assassinat du Président Ndadaye ayant, à leur tour, été assassinés
en décembre 1995, et la comparution d’un certain nombre de responsables
-ancien Ministre de la Défense, chef d’Etat-major général des armées, chef
d’Etat-major de la gendarmerie- n’ayant rien donné.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’à son avis, on ne saurait
jamais exactement la vérité sur cet assassinat. Il a estimé que, pour sa part, il
croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains
responsables, et que le maintien à l’ambassade du Gouvernement en corps
constitué avait incité les militaires à se rallier aux autorités légales.
M. Pierre Brana, soulignant qu’il n’y avait pas eu d’affrontements
au sein de l’armée, s’est demandé si l’on ne pouvait pas émettre l’hypothèse
de la formation d’un groupe d’activistes ayant agi avec la complicité de la
masse des militaires. Ce ne serait qu’en constatant que les choses ne
tournaient pas comme prévu que l’armée se serait dégagée et aurait proclamé
son loyalisme. Il a cité, à l’appui de cette hypothèse, la condamnation
unanime du coup d’Etat par toute la communauté internationale et l’annonce,
dès le 22 octobre, pa r les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique, et
l’Union européenne- de la suspension de leur aide au Burundi. Il s’est
demandé si, au cas où les putschistes n’auraient pas été ainsi isolés, l’armée
n’aurait pas basculé de leur côté. Il a noté, sur ce point l’absence totale
d’affrontements entre les troupes putschistes et les troupes loyalistes, et le
fait que celles-ci ne se soient déclarées telles qu’après l’arrestation des
mutins, c’est-à-dire le 23 octobre.
Il a également souhaité savoir si le FPR rwandais, qui avait
condamné l’assassinat du Président Ndadaye, pouvait, d’une manière ou
d’une autre, comme le sous-entendaient certaines rumeurs, être lié à cette
tentative de coup d’Etat.
M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que le Président Ndadaye, élu
en juin 1993 avec 65 % des voix, ait été assassiné seulement quatre mois plus
tard, et ce, après que des élections législatives eurent conforté sa légitimité. Il
s’est demandé comment il avait pu, à moins d’être d’une maladresse insigne
et totale, ce qui selon M. Henri Crépin-Leblond n’était pas le cas, laisser à ce
point les mécontentements s’accroître.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait souligné que,
répondant aux espoirs de son électorat, le Président Ndadaye avait défini
deux questions prioritaires, le retour des réfugiés et l’ouverture de l’armée,
ce qui avait profondément inquiété la classe politique tutsie et notamment

l’armée elle-même. Il a ajouté que, s’il avait a fait des pas en arrière sur ces
deux points, ces reculs étaient arrivés trop tard, les frustrations et les
mécontentements ayant déjà gagné trop de terrain.
En réponse à une nouvelle question de M. Bernard Cazeneuve,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’en revanche, la popularité politique
du Président dans le pays était intacte, et que c’est pour cette raison qu’un
soulèvement avait eu lieu.
M. Bernard Cazeneuve a alors rappelé la description qu’avait
faite, dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens des quelques heures qui
ont précédé l’assassinat du Président Ndadaye, et notamment de plusieurs
entretiens qu'il avait eus avec ses ministres, où ceux-ci attiraient son attention
sur la montée des crispations et des mécontentements dans l’armée et au sein
de la minorité tutsie et sur les risques qu’il courait tandis que lui
-même les
écoutait avec beaucoup de distance et d’ironie. Il s’est demandé si cette
distance et cette ironie résultaient d’un trait de tempérament ou d’une
absence de lucidité du Président sur les dangers encourus.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que deux éléments devaient
être pris en considération.
Le premier était en effet le tempérament du Président Ndadaye.
Celui-ci ayant beaucoup lutté, beaucoup réfléchi, ayant gagné les élections,
avait tendance à estimer qu’il avait derrière lui cette «baraka » du premier
président hutu élu, et qu’il pouvait donc surmonter les obstacles, les
difficultés et éventuellement échapper aux menaces de mort.
Il a ajouté qu’il fallait aussi bien se rendre compte que le Burundi
comme le Rwanda est le pays de la rumeur. Chaque jour y est une menace,
chaque jour y est porteur d’un avertissement ou de l’annonce d’une
catastrophe. Ainsi, on a prédit maintes fois un déferlement des Hutus sur la
capitale Bujumbura. Dans la masse de ces renseignements innombrables
parmi lesquels il est impossible de faire la part des choses, il arrive un
moment où l’on se dit qu’encore une fois les loups ont hurlé sans savoir. Il a
conclu qu’on avait mis le Président en garde mais que celui-ci croyait en son
étoile et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas vu venir la menace de
son assassinat.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que c’est après avoir beaucoup
discuté avec l’épouse du Président Ndadaye, celle-ci étant restée près de
deux mois à la résidence, et souvent évoqué avec elle ce qui s’était passé,
qu’il en était venu à penser que c’est cette interprétation qu’il convenait
d’avoir.

Quant à une éventuelle action du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu qu’il ne disposait pas d’éléments de réponse. Il a toutefois rappelé
qu’il avait souligné à deux ou trois reprises au cours de son exposé
l’influence déterminante, et cachée, du fait que ses responsables n’occupent
pas de postes d’autorité, de la minorité rwandaise tutsie, très proche du FPR.
Il a ajouté qu’il était bien connu sur place que cette minorité tutsie avait
envoyé et de l’argent et des jeunes dans les troupes du FPR dès 1990, et qu’il
y avait un courant à la fois financier et humain, surtout après 1992, vers
l’Ouganda. Il a précisé qu’en fait, il n’avait pas d’éléments sur l’influence du
FPR mais qu’il pressentait que celle de cette minorité rwandaise était très
forte.
M. Pierre Brana lui a alors demandé s’il pouvait confirmer ou
infirmer la rumeur selon laquelle les Hutus réfugiés au sud du Rwanda,
notamment après cet attentat, pour fuir les massacres de l’armée, auraient été
ensuite formés par les milices rwandaises pour participer au génocide de
1994.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que si la présence de réfugiés
hutus burundais au sud du Rwanda, notamment depuis 1988, et la grande
activité du PALIPEHUTU, parti extrémiste, dans cette région, rendaient
vraisemblable que se soient produits des faits de ce type, il ne disposait
d’aucun élément sur l’aide apportée par les réfugiés burundais aux milices
rwandaises.
M. Pierre Brana, s’interrogeant alors sur la thèse, à peu près
abandonnée aujourd’hui selon laquelle l’attentat du 6avril aurait été perpétré
par des Burundais, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’en avait
jamais entendu parler, tandis que les Hutus lui disaient que l’attentat était
certainement le fait du FPR et les Tutsis le contraire.
Il a ajouté qu’il connaissait relativement bien Cyprien Ntaryamira,
assez francophile, qui avait séjourné à l’ambassade pendant une semaine. Il a
précisé que, d’une certaine manière, c’était un modéré, mais qu’il n’était pas
exclu qu’il ait mené un jeu tout à fait ambigu qui consistait, d’une part à
envoyer des émissaires particuliers pour réclamer une force internationale, et
d’autre part à prendre lui-même sur place une position contraire devant les
membres du Gouvernement. Dans la mesure où il y avait là quelque chose
qui ne pouvait durer, M. Henri Crépin-Leblond a relaté qu’il était très inquiet
pour le Président d’autant que celui-ci avait vu quelque temps auparavant le
Président Mobutu, à Gbadolite, ce qui, sans doute, l’avait conforté dans son
attitude de double jeu. Cette attitude lui avait paru tellement dangereuse qu’il

souhaitait, d’une part, obtenir de lui des explications, et, d’autre part, au vu
de celles-ci, lui prodiguer quelques conseils.
M. Pierre Brana a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond
quelle était, lors de son départ en janvier 1995, la répartition des deux ethnies
dans les effectifs de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’armée n’avait guère
changé sur ce point et était toujours composée à 90-95 % de Tutsis, même
s’il y avait eu un certain nombre de recrutements d’origine hutue. Il a ajouté
que l’attaché militaire et lui-même faisaient très attention à ce que toutes les
activités de coopération se déroulent dans un cadre militaire et n’aient aucun
caractère paramilitaire qui aurait rapidement pu devenir paramilicien.
M. Pierre Brana, remarquant que son prédécesseur avait dit à la
mission d’information que lorsqu’il se trouvait en poste, un tiers des
promotions d’officiers était formé de Hutus, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu qu’en effet l’on admettait des Hutus aux concours militaires, mais
que leur formation et leur accueil étaient tels qu’au bout d’un certain temps
ils démissionnaient. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne devait pas en
rester beaucoup au moment de son installation. Il a ajouté que, lorsque le
Président Ndadaye avait voulu ouvrir l’armée, dans ses initiatives d’août et
septembre 1993, on l’avait alors prévenu qu’il aurait beau ouvrir les
concours et imposer un certain quota ethnique, rien n’assurait qu’au bout du
compte il n’y aurait pas à nouveau uniformisation.
M. Pierre Brana lui demandant alors quelle vision il avait du Major
Buyoya, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait une grande estime
pour lui, qu’il le croyait sincère. Il a souligné que le Major Buyoya s’était
fixé un certain nombre de buts sur le plan interne mais qu’il était sans doute
conduit, du fait de l’ethnie à laquelle il appartenait, du fait de son éducation
et de son appartenance à l’armée, à composer dans un sens qui ne
correspondait peut-être pas à ses principes. Il a estimé que c’était un homme
d’Etat et un interlocuteur de valeur, mais aussi réaliste, et qu’il se devait de
maintenir une certaine ambiguïté dans la mesure où il se trouvait confronté à
un pays qui était lui-même véritablement ambigu.
Il a ajouté que le Président Buyoya avait eu le mérite d’avoir résisté,
au lendemain des élections présidentielles, à toutes les pressions et d’avoir
déclaré que le résultat était la conséquence d’un choix délibéré et qu’il fallait
le respecter. Il avait lui-même toujours considéré que cet homme, qui avait
amené la démocratie et qui, par la suite, alors qu’il n’était plus Président,
avait milité dans un certain nombre de fondations, faisait preuve d’un certain

attachement à une forme démocratique du pouvoir, étant entendu qu’il lui
fallait tenir compte des réalités.
M. Bernard Cazeneuve suggérant que le Président Buyoya était
peut-être favorable à une sorte de démocratie entrecoupée de coups d’Etat,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que, dès juillet 1994, il était déjà un
recours pour toute une partie de la classe politique, qui souhaitait qu’il
prenne la direction du pays.
M. Bernard Cazeneuve lui ayant demandé s’il y avait des liens
personnels entre le Major Buyoya et les dirigeant du FPR, notamment Paul
Kagame, et ce qu’il pensait des relations entre le Gouvernement du Burundi
et l’actuel Gouvernement du Rwanda, M. Henri Crépin-Leblond a répondu
qu’il n’avait pas d’éléments de réponse sur ces deux points. Il a ajouté qu’il
avait beaucoup regretté qu’il n’y ait pas eu pendant longtemps de
représentant de la DGSE à Bujumbura, l’ambassade ne se procurant que
difficilement des indications et des informations sur ces questions. Il a précisé
que ce n’est qu’à la fin de sa mission qu’il avait pu bénéficier de
renseignements nouveaux et utiles.
Il a en revanche expliqué qu’il avait toujours été frappé par le fait
que l’activisme des membres de la minorité rwandaise tutsie au Burundi n’ait
pas reçu, de la part du Président Buyoya, une approbation telle qu’il leur
permette de bénéficier de la nationalité burundaise. Il a estimé que cette
attitude du Président Buyoya témoignait de son souci de garder une certaine
distance vis-à-vis de cette minorité.
M. Bernard Cazeneuve a alors présenté une analyse des
documents de doctrine émanant du FPR. Il s’est déclaré très frappé de
constater que ce dernier gommait complètement de ces documents la
dimension ethnique de sa démarche et de son discours, pour se cantonner à
des thèmes comme la démocratisation du régime, l’instauration du
multipartisme, la critique du clanisme et de la corruption du régime du
Président Habyarimana. Il s’est alors demandé si la vision de ce que devait
être la société rwandaise qu’avait la minorité tutsie rwandaise vivant au
Burundi était bien celle-là ou si ce n’était pas plutôt une vision ethnique
beaucoup plus classique et étroite.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il était assez habituel de
trouver ce type de décalage entre l’attachement proclamé à un certain
nombre de grands principes et la pratique concrète.
Il a précisé qu’au Burundi à l’époque, s’il y avait douze partis
d’opposition, la grande majorité d’entre eux était dirigée par de tout petits

états-majors qui, quelle qu’ait été leur capacité à parler bien et longtemps de
la démocratie, de la représentation du peuple, de la nécessité du dialogue
constant, cherchaient essentiellement à obtenir des fonctions de ministres et à
partager entre quelques clients des postes importants dans l’administration.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant le contraste entre cette
description réaliste et le volume de la production théorique de certains
universitaires sur les intentions et la doctrine du FPR, M. Henri
Crépin-Leblond a répondu qu’il n’y avait pas de raison que cette doctrine
n’existe pas et que ce ne serait pas la première fois que doctrine et réalité
seraient en décalage.
M. Bernard Cazeneuve a relevé qu’on pouvait à travers la lecture
des écrits du FPR, retrouver les lieux de formation des rédacteurs,
l’organisation des textes et l’utilisation d’un certain nombre de concepts
montrant bien qu’on n’avait pas affaire à la pensée marxiste originale mais au
marxisme issu de l’alchimie des régimes d’Europe de l’Est.
M. Henri Crépin-Leblond est alors revenu sur les relations entre
les dirigeants politiques burundais, ceux d’Ouganda et le FPR. Il a expliqué
que le grand rival de M. Buyoya était le Colonel Bagaza, Président du
Burundi de 1976 à 1987. Il a précisé que M. Bagaza avait toujours entretenu
des liens très étroits avec l’Ouganda et y avait conservé des intérêts
financiers. Il a indiqué que le parti assez radicalement tutsi qu’il dirigeait
maintenant au Burundi, où il est revenu après un exil en Libye grâce à
l’autorisation du Président Ndadaye, le PARENA, semblait avoir reçu des
subsides d’Ouganda .
Il a ajouté qu’il n’était pas exclu que, dans la mesure où il a le
soutien de l’armée, la grande crainte du Président Buyoya soit, tout autant
qu’une action des extrémistes du FRODEBU, un coup d’Etat que pourrait
fomenter M. Bagaza, qui a toutes raisons d’entretenir des relations étroites,
et d’affaires et de finances, avec l’Ouganda.
M. Jacques Myard a rappelé le fil des événements: M. Buyoya,
Tutsi, est battu aux élections par un Hutu, Melchior Ndadaye ; celui-ci est
assassiné et remplacé par un autre Hutu, Cyprien Ntaryamira; après sa mort
dans l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, Cyprien Ntaryamira
est remplacé de nouveau par un Hutu, Sylvestre Ntibatunganya ; celui-ci est
alors renversé par l’armée tutsie et le Président Buyoya revient au pouvoir. Il
s’est demandé ce qu’il fallait en déduire.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il fallait aussi avoir à
l’esprit que le résultat des élections législatives avait été respecté de façon

continue et que l’Assemblée nationale, qui est à très grande majorité hutue et
FRODEBU, était restée nominalement au pouvoir depuis les élections de juin
1993.
Il a insisté sur la continuité du processus de partage du pouvoir. Il a
pour cela repris lui aussi le fil des événements: le Président Ndadaye est élu
directement au suffrage universel; il prend un Premier Ministre tutsi.
Assassiné, il est remplacé quelques mois plus tard par un Président hutu;
celui-ci prend également un Premier Ministre tutsi. Ce Président, Cyprien
Ntaryamira, meurt dans l’avion du Président Habyarimana. Des négociations
s’ouvrent à nouveau sur le partage des pouvoirs. Elles durent cinq ou six
mois pour aboutir, en septembre à la « Convention de gouvernement » qui
prévoit l’élection du Président de la République par l’Assemblée nationale.
Le Président élu est Hutu. Il nomme successivement deux ou trois Premiers
Ministres tutsis, allant du plus modéré au plus radical selon les circonstances
et au fur et à mesure de l’accroissement de la pression tutsie. Il est renversé
par un putsch militaire, en juillet 1996, et remplacé par le Président Buyoya,
à la demande de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté qu’il ne pensait pas que le
Président Buyoya ait comploté pour prendre le pouvoir. Il a rappelé qu’en
1987, le Président Bagaza avait été renversé à l’initiative d’un groupe de
sous-officiers dont la solde avait été réduite et que ce n’est qu’ensuite que
ceux-ci s’étaient adressés à Buyoya parce qu’il était officier.
A la demande de M. Jacques Myard, il a ensuite précisé que, à sa
connaissance, le Président Sylvestre Ntibantunganya, qui avait poursuivi ses
études et débuté sa vie professionnelle au Rwanda, circulait librement
aujourd’hui à Bujumbura.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond si,
selon lui, au Burundi, les Tutsis et les Hutus percevaient le clivage qui les
opposait comme une réalité ethnique ou culturelle, quelle était la définition
qu’ils privilégiaient eux-mêmes et si celle-ci comportait les mêmes critères
qu’au Rwanda.
Après avoir souligné la difficulté de répondre à une telle question,
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il donnerait, autant que possible,
son sentiment sur ce problème complexe.
Il a d’abord remarqué qu’il y avait des querelles d’école et des
incertitudes très fortes sur le passé ancien du Burundi et du Rwanda. Si
l’image de cultivateurs ayant subi l’invasion de pasteurs et fait les frais de
querelles pour l’acquisition de pacages était crédible, on n’en trouvait aucune

preuve. M. Henri Crépin-Leblond s’est également déclaré frappé par le fait
que, s’il y avait bien des Hutus et des Tutsis -les Tutsis plutôt éleveurs et les
Hutus plutôt agriculteurs sans que les choses soient aussi clairement
tranchées- les uns et les autres parlaient la même langue. Il s’est interrogé sur
l’explication qu’on pouvait donner à cette unicité de langage.
Il a ensuite exposé qu’avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi
constituaient déjà des pays distincts. Leurs sociétés respectives étaient sans
doute féodales. Elles étaient dominées par une aristocratie, tutsie certes, mais
dont n’étaient pas absents un certain nombre de chefs hutus, notamment
militaires, qui aidaient le roi, au Rwanda comme au Burundi.
Soulignant que Tutsis et Hutus ont la même langue, à peu près les
mêmes moeurs, qu’ils ont adopté par la suite, du fait de la colonisation, la
même religion -le pourcentage de chrétiens étant de plus de 80 %- et adhéré,
récemment certes mais incontestablement, aux mêmes valeurs, M.Henri
Crépin-Leblond a estimé que le sentiment qui les séparait tenait en fait à la
perception que l’on se fait soi-même d’une différence. Or, cette différence
avait été, non pas inventée, mais amplifiée par un certain nombre d’hommes
politiques, d’idéologues ou de chercheurs qui ont voulu précisément marquer
les disparités entre une féodalité d’exploiteurs et un peuple asservi.
Il a précisé que dans ces conditions, depuis l’entre-deux-guerres, ce
sentiment ethnique s’était cristallisé et avait produit progressivement, au fur
et à mesure des circonstances, des événements et de la succession de
dirigeants politiques, une séparation entre les deux ethnies, difficile à définir
mais importante. Un Hutu se sent en effet Hutu et brimé par le Tutsi alors
que le Tutsi, du moins au Burundi, a le pouvoir, veut le conserver et garde le
sentiment qu’il lui revient d’assumer les responsabilités de l’avenir du pays.
Il a ajouté que, comme la richesse n’est pas grande dans ces pays,
dès lors qu’un groupe s’est organisé en classe politique pour la gérer, et ce
peut être le cas des militaires, la référence ethnique devient plus forte encore,
tandis que s’affirme le désir de la majorité hutue, qui se sent puissante par le
nombre, qui connaît les valeurs de la démocratie et souhaite que la situation
change ; et c’est comme une sorte de révolution que conçoivent, dans ces
conditions, les plus activistes d’entre eux.

Audition de MM. Robert DE RESSEGUIER Médecin en chef des services,
Adjoint santé du COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994)
et François PONS, Médecin en chef, Chef de l’antenne chirurgicale
parachutistes Turquoise (22 juin-22 août 1994)
(séance du 9 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Médecin en chef des
services de classe normale Robert de Resseguier, adjoint santé du
COMFORCES Turquoise entre le 20 juin et le 22 août 1994, et le Médecin
en chef François Pons, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes
Turquoise entre le 22 juin et le 22 août 1994.
Il a souligné que l’action du service de santé était au coeur de la
mission humanitaire que la France a entrepris quasiment seule pour porter
secours aux populations victimes de la tragédie qu’a connue le Rwanda.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a précisé qu’il était en
retraite depuis le 1er juillet dernier et qu’il avait participé à l’opération
Turquoise du 20 juin au 22 août 1994, après avoir été pré-alerté le 17 juin. Il
a relaté qu’il avait rejoint Lyon, où se trouvait la mise en alerte de l’Elément
médical d’intervention rapide (EMIR), le 20juin, puis Maisons-Laffitte, où
se trouvait le Général Lafourcade, le 21 juin, avant de décoller le 25 avec
escale à Libreville et d’arriver à Goma, le 26 juin, en fin d’après
-midi. Il a
rappelé qu’il était à l’époque Médecin en chef de la onzième division
parachutiste stationnée à Toulouse et qu’il avait servi dans cette opération,
en tant que conseiller santé du commandant de la force, et chef santé des
différents éléments du service participant à l’opération Turquoise.
Il a décrit l’organisation du soutien santé comme assez classique
avec une chefferie basée au poste de commandement interarmées de théâtre
(le PCIAT). Il a précisé qu’il était assisté, en tant que chef santé, par trois
adjoints : un vétérinaire pour tout ce qui était de l’hygiène alimentaire, un
épidémiologiste pour l’hygiène en général et pour l’épidémiologie, en
particulier l’épidémiologie des populations civiles, et un psychiatre pour
l’hygiène mentale. Ce dernier les a rejoint le 27juillet.
Un groupement médico-chirurgical (GMC) stationné sur l’aéroport
de Goma était chargé au départ uniquement du soutien de la Force. Il était
composé d’une antenne chirurgicale sous les ordres du médecin en chef
Pons. Cette antenne a été opérationnelle dès le 25 juin.

Un poste de secours faisait fonction d’infirmerie de garnison pour
les différents éléments militaire basés à Goma. Ce poste de secours a été
armé à partir des éléments suivants: un poste d’embarquement par voie
aérienne (ce qu’on appelle un PEVA), une petite cellule santé Armée de l’air
chargée de la récupération des pilotes éjectés, une cellule Rapace SAR, et
une cellule santé pour le soutien du détachement hélicoptères qui était
présent sur place.
Un cabinet dentaire, un groupe de véhicules sanitaires, et une cellule
de ravitaillement avec un pharmacien étaient également présents.
L’Elément médical militaire d’intervention rapide (EMIR), qui a été
déployé à Cyangugu au Rwanda, a été opérationnel seulement à partir du
5 juillet en raison du temps nécessaire pour créer la zone humanitaire sûre.
La formation a été prévue dès le départ au profit des populations
civiles avec une cellule chirurgicale, une cellule médicale, une cellule
pédiatrique, un laboratoire et une cellule hospitalisation à 50lits. Devaient
être également pris en compte les postes de secours des unités élémentaires:
cinq postes de secours au niveau du groupement nord et deux postes de
secours au niveau du groupement sud. Le commandement des opérations
spéciales avait son propre soutien. Un poste de secours était également
installé sur la base aérienne de Kisangani.
A compter du 24 juillet, la Bioforce est venue s’ajouter au dispositif.
Elle était composée d’un laboratoire extrêmement performant puisqu’il a
servi de référence aux différents organismes internationaux présents à Goma,
et de six équipes d’investigation. La Bioforce avait besoin du soutien
logistique de Turquoise mais a travaillé uniquement au profit des populations
civiles réfugiées en liaison avec les différents organismes internationaux
présents.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé également les
éléments de renfort. A Bangui, se trouvaient un poste d’embarquement par
voie aérienne et une section hospitalisation à 50lits. L’antenne chirurgicale
stationnée à N’Djamena était en alerte. La Mauritanie a envoyé une équipe
médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition de l’EMIR en raison de la
qualification des personnels envoyés et du fait qu’ils n’avaient pas de
matériels techniques. Elle était composée d’un chirurgien agrégé du
Val-de-Grâce, d’un gastro-entérologue, d’un radiologue, d’un médecin
généraliste et d’infirmiers. Le Sénégal a également envoyé une équipe
médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition du groupement nordet
comme soutien du contingent sénégalais.

L’effectif santé a représenté 6 % de l’effectif total des militaires
participant à Turquoise.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a mis en avant le fait que
tous les problèmes rencontrés ont été dus à l’exode massif des populations
rwandaises. L’EMIR avait une capacité initiale d’hospitalisation de 50lits
mais il a été nécessaire de monter jusqu’à 130lits. L’EMIR a fonctionné à
99 % au profit des populations déplacées et pour 1 % au profit des militaires
présents dans la zone.
L’antenne chirurgicale devant soutenir la force était équipée pour
2 000 hommes. Sa dotation était prévue pour 48 heures et elle comptait
12 lits, ce qui pouvait être considéré comme largement suffisant, d’autant
qu’il n’était pas prévu d’affrontements. Mais au plus fort de l’exode, il y a eu
jusqu’à 130 hospitalisés au groupement médico-chirurgical de Goma.
Il a fallu faire face à des problèmes quantitatifs
d’approvisionnement, les réserves ayant été rapidement épuisées. Les délais
d’acheminement étaient très longs puisque l’approvisionnement arrivait de
façon partielle jusqu’au 22 juillet, mais après cette date, tout a semblé se
débloquer. Entre le 22 juillet et le 12 août, 35 tonnes de matériels santé ont
été livrés au profit du service lui-même, auxquelles il convient d’ajouter les
approvisionnements que l’Armée de l’air a convoyés au profit des différentes
ONG.
Il a fallu aussi faire face à une insuffisance de personnel pour
s’occuper des hospitalisés. En Afrique, ce sont traditionnellement les familles
qui font ce qu’on appelle le « nursing » des malades. Or les familles étaient
complètement disloquées et les capacités d’accueil largement dépassées. Il a
donc fallu faire appel à toutes les bonnes volontés : militaires présents sur
place et bénévoles locaux qui sont venus prêter main-forte.
Il a également fallu libérer les lits occupés par manque d’évacuation
secondaire des hospitalisés. Il n’était pas possible de faire sortir les
hospitalisés des formations puisqu’il n’y avait pratiquement pas de possibilité
d’accueil. Il a donc fallu faire appel aux orphelinats pour faire prendre en
charge les enfants, et aux différents organismes caritatifs internationaux pour
les adultes.
L’épidémie de choléra qui a été confirmée le 22juillet a justifié la
venue de la Bioforce. Cette épidémie a fait des milliers de morts et les forces
françaises, devant la carence des réactions locales, ont été obligées
d’effectuer elles-mêmes le ramassage et l’enfouissement des corps, et ce,
petit à petit, dans tout le secteur de Goma.

Les risques de troubles psychologiques plus ou moins graves
encourus par les personnels militaires, qui étaient confrontés à cette mission
pour laquelle ils n’étaient pas préparés, ont justifié la venue du psychiatre.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a dressé le bilan des
activités médicales de l’opération Turquoise, c’est-à-dire jusqu’au 22 août,
en tenant compte des activités du groupement médico-chirurgical resté
présent à Goma jusqu’au 30 septembre : 17 000 consultations,
1 100 interventions
chirurgicales,
11000 journées
d’hospitalisation,
90 000 soins ambulatoires, 24 000 vaccinations, et 24 naissances. 98 % des
interventions chirurgicales ont concerné la population civile de même que les
24 000 vaccinations et les 24 naissances.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a conclu en rappelant que
l’action des forces françaises a d’abord été beaucoup décriée par les ONG
qui ont toutefois fini par reconnaître unanimement leur professionnalisme et
leur savoir-faire pour finalement déplorer leur départ. Ce fut une mission
enrichissante, mais dure psychologiquement. Le service de santé a eu un rôle
important dans cette opération, et il a prouvé, encore une fois, son efficacité.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier s’est déclaré généralement très fier
de ce qu’a fait l’armée pendant l’opération Turquoise.
Le Médecin en chef François Pons a rappelé qu’il était chirurgien
des hôpitaux des armées, professeur agrégé au Val-de-Grâce, et actuellement
chirurgien dans le service de chirurgie viscérale et thoracique du nouvel
hôpital Percy à Clamart.
Il a indiqué qu’il assurait en 1994, outre ses fonctions au
Val-de-Grâce, celles de chirurgien chef de la 14ème antenne chirurgicale
parachutiste. C’est avec cette antenne qu’il a servi deux mois dans le cadre
de l’opération Turquoise, du 24 juin au 22 août.
Le Médecin en chef François Pons a commenté ensuite quelques
diapositives qu’il avait préparées.
Il a présenté la première diapositive dont l’objet était d’expliquer ce
que sont les antennes chirurgicales du service de santé des armées. Il s’agit
de petites formations chirurgicales élémentaires qui ont pour mission de faire
fonctionner un bloc opératoire efficace au plus près du combattant. Cette
mission nécessite un matériel très performant qui permet de faire face à tous
types d’urgence mais également une équipe très réduite et un matériel très
compact de manière à faciliter leur mobilisation.

Le Médecin en chef François Pons a détaillé la constitution d’une
antenne : trois médecins, deux chirurgiens, un réanimateur, neuf personnels
para-médicaux ou auxiliaires sanitaires. L’ensemble travaille sous deux
tentes : une pour le bloc opératoire et l’autre pour l’hospitalisation de douze
blessés. Le matériel permet une autonomie de 48 heures. L’ensemble est
conditionné de manière à pouvoir être acheminé très rapidement, soit par
voie routière, soit par voie aérienne. Les antennes chirurgicales peuvent
également être larguées et, une fois à terre, il faut une heure pour que le bloc
opératoire soit en état de fonctionnement.
Dans le cadre de l’opération Turquoise, l’antenne chirurgicale était
à Goma alors que l’EMIR était à Cyangugu. Le rôle initial de cette antenne
était uniquement d’assurer le soutien des forces françaises mais, comme
toujours dans les missions auxquelles le service santé des armées participe, il
est toujours possible, dans le cadre de l’aide médicale gratuite, d’apporter
des soins aux populations. En l’occurrence, les événements ont fait que cette
action est devenue l’élément le plus important de l’intervention, au moins
quantitativement, mais la mission première est toujours restée le soutien des
forces.
Le Médecin en chef François Pons a expliqué que la diapositive
suivante montrait l’installation de l’antenne avec les deux tentes et la suivante
le bloc opératoire. Il a souligné que l’on pouvait disposer, même sous une
tente, de matériels de réanimation très performants et effectuer une chirurgie
d’urgence de qualité.
Les diapositives suivantes montraient le coin de la tente consacré au
« déchocage », avec possibilité de production d’oxygène, et le couloir situé
entre le bloc opératoire et l’hospitalisation où étaient déposés les
post-opérés, ce qui permettait de les avoir à proximité immédiate du
chirurgien réanimateur et donc de faciliter leur surveillance.
Le Médecin en chef François Pons a souligné qu’il y avait eu trois
temps forts pour l’antenne chirurgicale au cours de la mission: l’accueil de
réfugiés tutsis qui avaient été rapatriés depuis la zone humanitaire sûre par
les troupes françaises ; puis, à partir du 14 juillet, l’exode des réfugiés hutus
à Goma, qui a été accompagné par un bombardement ayant entraîné un afflux
de blessés ; et enfin, l’épidémie de choléra.
Les blessés tutsis sont arrivés de manière très massive puisqu’une
centaine d’entre eux a été déposée en deux heures par une noria
d’hélicoptères. Il s’agissait de Tutsis ayant été retrouvés dans les collines par
les troupes françaises et errant pour certains depuis plusieurs semaines avec
leurs blessures. Ils ont reçu les premiers soins des médecins des unités et ont

été adressés ensuite à l’antenne médicale. 30% d’entre eux étaient des
enfants et la majorité des plaies étaient avaient été causées par des coups de
machette.
D’un point de vue médical, les lésions les plus graves ayant
malheureusement déjà entraîné la mort, le risque était moins celui de blessure
vitale que d’infection majeure.
L'antenne de 12 lits a dû assurer l’organisation et l’accueil d’une
centaine de patients arrivant très brutalement. Le triage s’est fait de nuit sous
les projecteurs ainsi que sous les flashes de beaucoup de journalistes. Le
problème essentiel a été d’organiser l’accueil et l’identification de ces blessés,
d’autant que la plupart ne parlaient pas français et qu’un certain nombre de
patients en bas âge ne se connaissaient pas entre eux. Il a été fait recours à ce
système classique en chirurgie de guerre qui consiste à marquer les
renseignements, soit sur le poignet, soit sur le front du blessé en indiquant
soit le nom, soit la gravité de la pathologie.
La diapositive suivante montrait des réfugiés présentant une plaie de
l’épaule par balle traitée par fixateur externe. Le Médecin en chef François
Pons a souligné au passage l’état de maigreur, de cachexie des réfugiés en
raison de la dénutrition mais peut-être aussi du sida et de la tuberculose,
fréquents dans ces populations.
Le bloc opératoire a dû être dédoublé pour pouvoir traiter tous ces
patients. Un des chirurgiens opérait avec un scialytique, l’autre avec une
lampe frontale. Les lésions observées donnaient, de manière certainement
très limitée, une idée de l’horreur des massacres auxquels les blessés avaient
échappé.
La diapositive suivante montrait l’instrument qui a, selon le Médecin
en chef François Pons, fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus
sophistiquées : la machette du paysan rwandais.
Les diapositives suivantes présentaient des exemples de lésions: une
tentative de décapitation qui n’avait pas abouti, une main tranchée. Le
Médecin en chef François Pons a fait observer qu’il y avait beaucoup de
mains tranchées car cette blessure était infligée dans un but de torture. Il a
souligné également que nombre d’enfants étaient concernés; ils
représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures
du crâne provoquées par les machettes. Les fractures étaient dans un état
d’infection très avancé mais ne présentaient pas de lésion cérébrale puisque
ceux qui en avaient eu étaient déjà morts.

Les enfants présentés sur la diapositive se trouvaient dans la tente
d’hospitalisation de l’antenne, dont une dizaine avec des pansements sur la
tête. Ils racontaient tous la même histoire : ils avaient été laissés pour mort
après avoir perdu connaissance et avaient réussi par la suite à s’échapper.
Une autre diapositive a montré un enfant souffrant d’une plaie par
balle du périnée et la suivante le même enfant au bout de deux mois. Sa
guérison complète a pu être obtenue au prix de quatre interventions
chirurgicales.
Le Médecin en chef François Pons a insisté sur la nécessité où il
s’était trouvé de réorganiser l’antenne pour la transformer d’une structure de
12 lits en une structure d’un peu plus de 130 lits qui devait prendre
également en charge, du fait de l’absence de famille et de structure sociale, le
logement, la nourriture, etc. Une aide précieuse a été apportée à cet effet par
le bataillon de soutien logistique du Commissariat de l’Armée de Terre et,
ultérieurement, par des organisations caritatives ou non gouvernementales.
Il a fallu installer les blessés sous des tentes, assurer leur couchage
sur des brancards ou des lits Picot, et les nourrir. Chaque blessé a reçu
chaque jour la même chose que les militaires, c’est-à-dire une ration de
combat, qui, tout en n’étant pas conforme à ses traditions culinaires,
présentait l’avantage d’être constituée d’aliments hyper-caloriques,
hyper-énergétiques, et donc susceptibles de favoriser la cicatrisation.
Lors de l’exode des réfugiés hutus, le 14 juillet, le spectacle était
assez impressionnant : pendant quatre jours un million de réfugiés, devançant
le FPR, a défilé pratiquement sans bruit devant l’aéroport et devant
l’antenne. Ils avaient tous leurs bagages sur la tête. Ils étaient déjà
vraisemblablement épuisés par 300 ou 400 kilomètres de marche. Ils se sont
installés autour de Goma et de ses environs dans des camps improvisés.
Ils précédaient de très peu les forces FPR puisque, le 17 juillet, un
bombardement au mortier a duré une dizaine d’heures. Il a eu lieu à
proximité de l’antenne et de l’aéroport et, en raison de la densité de
population, le Médecin en chef François Pons a estimé qu’il avait fait
plusieurs centaines de morts. Ce bombardement a entraîné un afflux de
blessés graves. Il a fallu s’organiser pour les recevoir en masse et les trier.
Une soixantaine de blessés a été accueillie, parmi lesquels un tiers
d’enfants. Les lésions les plus courantes étaient causées par des éclats de
mortier. En raison de l’impossibilité d’opérer plusieurs blessés en même
temps, il a fallu déterminer un ordre de passage. Le Médecin en chef François
Pons a souligné la difficulté de l’exercice, surtout quand les lésions sont

graves, toute erreur peut en effet entraîner le décès d’un des blessés pendant
que l’on procède à une opération sur un autre patient. Le plus grave de ces
blessés était un officier français qui avait été atteint au coeur par une balle,
mais qui a pu être opéré avec succès.
D’autres diapositives ont présenté une plaie thoraco-abdominale par
obus de mortier et un fracas de membre, également par obus de mortier qui
ne relevait que de l’amputation.
La mortalité parmi les blessés était de 20%, ce qui est élevé, et
montre bien toute la difficulté du triage, encore plus délicat à réaliser chez les
enfants
Les diapositives suivantes ont présenté une petite fille qui avait subi
un arrachement paroi lombaire par éclat de mortier et une autre victime d’un
arrachement du bras et de plusieurs lésions: Le Médecin en chef François
Pons a relevé qu’il s’agissait de patients opérés sans succès et qu’il aurait
peut-être fallu ne pas opérer pour en opérer d’autres à leur place.
L’épidémie de choléra, qui a dû faire 20000 à 50 000 morts en dix
jours, a posé le problème, heureusement rare mais très difficile, de
l’association du choléra et des blessures de guerre.
Le premier vibrion cholérique a été isolé chez un des patients de
l’antenne chirurgicale et certains des opérés ont alors présenté des diarrhées
cataclysmiques qui ont été le signe des premiers cas de choléra. Il a fallu à
nouveau transformer l’antenne en aménageant certaines tentes en unités de
soins aux cholériques ou en établissant des mesures d’isolement qui ne
pouvaient avoir qu’un caractère symbolique.
Une diapositive a illustré le traitement du choléra dont le Médecin
en chef François Pons a souligné la simplicité: il suffit de remplir les patients
par deux voies veineuses, plus vite qu’ils ne se vident par leur diarrhée et de
les poser sur des brancards dont le fond est découpé pour recueillir les selles.
Tous les réfugiés n’ont malheureusement pas pu bénéficier de ces soins. Ont
été traités les blessés atteints du choléra mais également un certain nombre
de patients non chirurgicaux qui venaient à l’antenne et qui étaient soignés de
la même manière.
Le Médecin en chef François Pons a montré une diapositive d’une
jeune fille, probablement hutue, de 15 ans, qui avait été blessée par un éclat
de mortier. Elle n’a pas été soignée immédiatement. Elle a été retrouvée trois
ou quatre jours après avoir été blessée au milieu de soldats rwandais, dans un
état très avancé de délabrement physique, avec un fracas de cuisse par éclat

de mortier déjà arrivé à un stade de gangrène très évoluée. Il a fallu
désarticuler la hanche et, peu de temps après, le choléra s’est déclaré.
Les difficultés de l’équipe soignante étaient extrêmes pour maintenir
à peu près propre le moignon d’amputation d’un blessé atteint de surcroît de
choléra. Il fallait faire et refaire les pansements plusieurs fois par jour.
Si la jeune fille présentée sur la diapositive a échappé à la gangrène
et au choléra, elle est restée dans un état de prostration psychologique.
L’équipe soignante a réussi à la verticaliser mais, lorsque les troupes
françaises sont parties, elle était toujours dans cet état de prostration, que
l’on retrouvait chez un certain nombre d’enfants.
La diapositive suivante présentait le camp de réfugiés de Kibumba
où le choléra a fait des ravages compte tenu des conditions extrêmement
précaires dans lesquelles vivaient les personnes qui s’y étaient installées. Il y
a eu à ce moment-là une centaine de cadavres.
Le Médecin en chef François Pons a ensuite présenté l’hôpital
militaire des forces armées rwandaises en déroute qui s’étaient installées sur
le centre sportif de Goma où 1 000 à 1 500 blessés de guerre plus ou moins
anciens étaient déjà décimés par le tétanos et la gangrène auxquels s’est
rajouté le choléra. L’équipe française allait prendre régulièrement deux ou
trois de ces soldats pour les traiter et elle était pratiquement la seule à
accepter de le faire. Pendant que ces blessés étaient recueillis, les camions de
l’armée française relevaient une centaine de cadavres de personnes décédées
du choléra dans la journée. La diapositive montrait, derrière le brancard, un
amoncellement de cadavres illustrant la gravité de cette épidémie.
Le Médecin en chef François Pons a indiqué qu’il avait coutume de
travailler assez fréquemment avec les ONG qui sont arrivées à ce moment
étant donné que c’était celles qu’il avait l’habitude de retrouver sur tous les
théâtres d’intervention. S’il peut y avoir parfois des divergences dans les
décisions, la préparation, au niveau des équipes soignantes, s’effectue
généralement dans de bonnes conditions de coopération, d’autant qu’il existe
une complémentarité : l’antenne militaire propose le traitement des patients
relevant du geste chirurgical et, inversement, elle confie aux ONG un certain
nombre de post-opérés.
La fin de la mission a été, selon le Médecin en chef François Pons,
plus conforme à ce qu’il connaissait. Elle a consisté à accorder une aide aux
populations, essentiellement par la chirurgie d’urgence, tout en continuant,
bien sûr, à assurer le soutien des troupes françaises.

Le problème majeur était de savoir que faire des opérés qui
commençaient à se recréer une petite vie sociale à l’antenne. Il fallait les
placer. Or, il n’existait aucune structure d’accueil. Certains ont pu repartir au
Rwanda grâce à l’aide des affaires civiles, d’autres ont dû être placés dans les
camps de réfugiés. L’antenne chirurgicale s’occupait d’eux en collaboration
avec les ONG ou le Haut commissariat aux réfugiés.
Un autre problème grave était celui des enfants blessés. Certains ont
été réclamés par leurs parents, d’autres ont été adoptés par des femmes de
l’antenne mais la majorité d’entre eux a été placée dans un des nombreux
orphelinats qui pullulaient autour de Goma. Ils y vivaient encore il y a peu de
temps.
Pour conclure, le Médecin en chef François Pons a précisé que plus
de 500 personnes avaient été hospitalisées et que 315 interventions
chirurgicales avaient été réalisées: 7 soldats français dont 2 gravement
blessés par balle, 21 soldats zaïrois, 32 soldats rwandais en avaient bénéficié,
mais l’essentiel de l’activité-80 %- a concerné les réfugiés rwandais parmi
lesquels aucune différence n’a été faite entre Hutus et Tutsis. Le chiffre le
plus impressionnant demeure celui des enfants opérés, qui représente un tiers
du total des interventions, ce qui n’est pas classique en chirurgie de guerre.
Le Médecin en chef François Pons a souligné que l’action
chirurgicale qu’il a menée était, comme toujours, ponctuelle. Elle a apporté
certainement quelques soulagements à l’échelon individuel mais, dans l’océan
de désespoir des victimes, elle a sans doute représenté très peu de chose.
Le Président Paul Quilès s’est déclaré personnellement ému par la
présentation à laquelle il avait assisté et par les indications qui avaient été
données.
Il a demandé des précisions sur les relations entretenues sur place
par le Service de santé des armées avec les ONG humanitaires comme MSF.
Il a demandé aux officiers leur sentiment sur la critique selon laquelle il
revenait aux ONG humanitaires de faire ce travail de soins et d’assistance
aux populations en difficultés sanitaires, alors que c’était aux militaires
d’intervenir pour neutraliser les criminels et les responsables de crimes contre
l’humanité.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a souligné que les
ONG étaient relativement peu présentes au départ. Elles ont eu des états
d’âme, par exemple à l’égard des militaires rwandais des FAR. La Croix
Rouge ne souhaitait pas s’en occuper, au motif qu’ils n’étaient pas

prisonniers, comme le Haut Commissariat aux réfugiés parce que c’étaient
des militaires.
Les relations avec les ONG se sont ensuite considérablement
améliorées quand elles ont vu en particulier l’efficacité de la Bioforce qui a
essayé d’organiser et de contrôler tout ce qui était de l’ordre du soutien.
C’est bien la France, et non d’autres pays, qui a fourni les vaccins des
24 000 vaccinations.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé par ailleurs que
les ONG ne peuvent manifestement intervenir que lorsque la zone est
pacifiée.
Mais certaines organisations refusent d’intervenir en présence des
militaires. Dans la zone humanitaire sûre, il est arrivé plusieurs fois que des
organismes souhaitent faire transiter des convois en sécurité. Il leur a été
proposé de se joindre aux convois militaires mais cette offre était le plus
souvent rejetée. Il leur a été précisé que les militaires ne pouvaient pas
assurer leur sécurité s’ils n’étaient pas présents. La zone humanitaire sûre
était aussi sûre que possible, mais il y avait quand même encore des milices et
des convois d’organismes humanitaires ont été pillés.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que les ONG ont
finalement apprécié le travail effectué par l’antenne chirurgicale et elles en
ont tout naturellement pris la suite.
Le Président Paul Quilès a voulu savoir aussi si des reproches
avaient été adressés sur place au Service de santé.
Le Médecin en chef François Pons a répondu qu’une seule ONG
était déjà présente avant leur arrivée, à savoir MSF Zaïre qui s’occupait de la
lutte contre la peste. Les membres des ONG étaient manifestement assez
réticents pour travailler avec les militaires sans d’ailleurs faire preuve
d’hostilité à leur égard. Quand toutes les autres ONG sont arrivées par la
suite, les relations ont toujours été bonnes entre les équipes soignantes. Les
ONG n’ont alors pas adressé de reproches au Service de santé. Peut-être
leurs décideurs éprouvaient-ils une certaine réticence vis-à-vis de l’armée,
mais le Médecin en chef François Pons a déclaré ne pas en avoir ressenti
parmi les médecins avec lesquels il a été amené à travailler.
Le Médecin en chef François Pons a estimé qu’il était du devoir des
troupes françaises de faire de l’action humanitaire. C’est une tradition
ancienne puisque, depuis très longtemps en Afrique, sous forme d’aide
médicale gratuite ou, même avant, avec le service de santé des troupes

coloniales, l’armée s’est toujours occupé des populations, même si elle le
faisait avec moins de publicité que certaines ONG.
M. Pierre Brana a noté que le médecin psychiatre était arrivé sur
place le 27 juillet, ce qu’il a jugé un peu tardif. Il a demandé s’il n’aurait pas
été bon d’avoir une équipe psychiatrique dès le départ auprès des troupes
françaises. Il a, par ailleurs, souhaité savoir si les traumatismes psychiques
des enfants rwandais avaient été soignés.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a répondu qu’il aurait
sans doute été souhaitable que le psychiatre participe à l’opération dès le
départ, comme cela se pratique aux Etats-Unis. Mais quand une opération est
montée, l’effectif est malheureusement toujours restreint au minimum, en
particulier au niveau du soutien. C’est pour cette raison que le psychiatre n’a
pas fait partie de l’équipe médicale mise en place au départ, contrairement à
l’épidémiologiste. Il a été fait appel au psychiatre pour les personnels qui
encadraient les opérations d’enfouissement des cadavres. Ce n’étaient pas les
militaires français qui effectuaient le ramassage mais c’étaient eux qui
conduisaient les camions et qui dirigeaient les équipes, c’était le Génie de
l’air qui creusait les fosses avec les engins dont il était le seul à disposer. Le
psychiatre est arrivé quand on s’est aperçu que les personnels qui
accomplissaient ces tâches commençaient à connaître des difficultés d’ordre
psychique.
Le Médecin en chef François Pons a précisé que le psychiatre
s’était également occupé des enfants rwandais même si le traitement
psychiatrique d’une personne qui n’est pas de même culture et qui ne parle
pas la même langue reste difficile. Toutefois, quelques résultats assez
satisfaisants ont été obtenus.
Le Président Paul Quilès a demandé aux deux officiers leur
opinion sur la critique selon laquelle la création de la zone humanitaire sûre
aurait entraîné une augmentation du risque épidémique du fait de la
concentration des populations.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a rappelé que les
populations s’étaient, de toute façon, déjà en partie regroupées dans cette
zone.
Il a souligné qu’il n’y avait pratiquement pas eu de cas de choléra
dans la zone humanitaire sûre. Le choléra est apparu dans la région de Goma
en raison de l’épuisement des réfugiés et de leur exode massif. Dans la zone
humanitaire sûre, au contraire, les réfugiés ont pu commencer à reconstituer
leurs forces. Il y a donc eu moins de phénomènes épidémiologiques mais il

n’en demeure pas moins que les risques épidémiologiques sont de toute
façon aggravés par la concentration des populations.
Le Président Paul Quilès a demandé si l’équilibre entre le
déploiement des moyens humanitaires et militaires était satisfaisant.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que cet équilibre
était satisfaisant dans sa conception mais que dans la réalisation, l’antenne
médicale a été débordée par la masse de réfugiés, comme tous les organismes
présents.
Le Médecin en chef François Pons a souligné que l’opération
Turquoise a été la première mission où une telle importance a été donnée au
volet médical et humanitaire. L’équilibre entre moyens militaires et
humanitaires a été bon mais l’importance de l’épidémie était telle que toute
structure ne pouvait être que dépassée.
Le Président Paul Quilès a demandé s’ils s’attendaienttrouver une
situation de cette nature.
Le Médecin en chef François Pons a répondu que la mission
ressemblait un peu à celle que les militaires français avaient l’habitude de
mener au Tchad, en tout cas pour l’antenne chirurgicale, dans la mesure où
elle consistait à soutenir les troupes et à traiter les réfugiés. Il a toutefois
précisé qu’il n’avait pas prévu que les problèmes auxquels il allait devoir faire
face prendraient une telle dimension.
Le Président Paul Quilès a félicité les deux officiers pour le travail
qu’ils ont accompli dans des conditions particulièrement difficiles.
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M I S S I O N D ’ I N F O R M AT I O N S U R L E R W AN D A
S O M M AI R E D E S C O M P T E S R E N D U S D ’ AU D I T I O N S
D U 9 J U I N 1 9 9 8 AU 2 5 J U I N 1 9 9 8
Pages
Mardi 9 juin 1998
— M. Pierre JOXE, Ministre de la Défense (janvier 1991-mars 1993), Premier Président de
la Cour des comptes ..............................................................................................................

5

— M. Marcel DEBARGE, Ministre délégué à la Coopération et au Développement
(avril 1992-mars 1993), Sénateur de Seine-Saint-Denis.........................................................

5

Mercredi 10 juin 1998
— M. James GASANA, Ministre rwandais de la Défense (avril 1992-juillet 1993).......................

33

Mardi 16 juin 1998
— M. Michel ROY, Directeur de l’action internationale au Secours catholique.....................

55

— M. Régis DU VIGNAUX, Chef de service adjoint au « service urgences » du Secours
catholique .............................................................................................................................
— Mme Alison DES FORGES, consultante pour Human Rights Watch, professeur
d’histoire d’Afrique ..............................................................................................................
— M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Ministre de la Défense (mai 1988-janvier 1991), Ministre
de l’Intérieur ......................................................................................................................................
— M. Jacques PELLETIER, Ministre de la Coopération et du Développement
(mai 1988-juin 1991), Sénateur de l’Aisne ............................................................................

55
69
85
85

Mercredi 17 juin 1998
— Général Jean-Claude LAFOURCADE, COMFORCES-Turquoise (22 juin-21 août 1994)

103

— Colonel Patrice SARTRE, Chef du groupement Nord-Turquoise (22 juin-21 août 1994)... 103
— Lieutenant-Colonel Jean-Rémy DUVAL, Chef du groupe 2 COS-Turquoise 119
(22 juin-30 juillet 1994) ........................................................................................................
Mardi 23 juin 1998
— M. Jean-Pierre LAFON, Directeur des Nations Unies et des Relations internationales au 121
ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)........................................................
— M. Jean-Bernard MÉRIMÉE, Représentant permanent de la France à l’ONU 137
(mars 1991-août 1995) ..........................................................................................................
Mercredi 24 juin 1998
— M. Jean-Marc ROCHEREAU de la SABLIÈRE, Directeur des Affaires africaines et 151
malgaches au ministère des Affaires étrangères (août 1992-juillet 1996) ...............................
Jeudi 25 juin 1998
— Général Jean HEINRICH, Directeur du Renseignement militaire (1992-1995) ................. 171

Audition de MM. Pierre JOXE, Ministre de la Défense (janvier
1991-mars 1993), Premier Président de la Cour des comptes, et Marcel
DEBARGE, Ministre délégué à la Coopération et au Développement
(avril 1992-mars 1993), Sénateur de Seine-Saint-Denis
(séance du 9 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Pierre Joxe, Ministre de la
Défense de janvier 1991 à mars 1993 et M. Marcel Debarge, Ministre de la
Coopération d’avril 1992 à mars 1993.
Il a rappelé que dans l’affaire rwandaise, de 1991 à 1993, la France
avait participé aux négociations qui avaient pour but de faire prévaloir une
solution politique pacifique, alors que sur le terrain la situation était fragile et
tendue, au point qu’il avait fallu, en juin 1992, envoyer une compagnie en
renfort pour protéger les ressortissants français. Il a ajouté que cette période
avait été marquée par l’alternance des négociations, des cessez-le-feu et des
combats, et que deux grandes offensives lancées par le FPR, en juin 1992 et
en février 1993, avaient été difficilement contenues par les forces
gouvernementales.
M. Pierre Joxe a souhaité, en guise de propos liminaire, évoquer
plusieurs points relatifs aux opérations extérieures. Il a estimé en effet que
l’initiative prise par la Commission de la Défense pour savoir comment les
forces françaises avaient pu se trouver mêlées à des circonstances qui ont
tourné à une tragédie aussi épouvantable, devait faire réfléchir au statut de
ces opérations extérieures pour qu’à l’avenir ce ne soit pas a posteriori,
voire longtemps après, mais au fur et à mesure de leur déroulement que le
Parlement et, à travers le Parlement, l’opinion soient exactement informés
des conditions dans lesquelles, comme cela est arrivé souvent et arrivera
certainement dans les années qui viennent, les forces françaises sont
engagées, seules ou avec d’autres, dans des opérations extérieures qui ne
sont pas la guerre, et dont le statut juridique est parfois incertain, qu’il y ait
ou non mandat d’une organisation internationale.
Il a expliqué que, ayant été Ministre de la défense pendant deux
années, il avait eu à connaître et à participer à l’organisation de différents
types d’opérations extérieures : la guerre du Golfe, où la France s’insérait,
avec des unités assez importantes, dans un dispositif international à
prédominance américaine, la Somalie, où les unités françaises, assez peu
nombreuses, étaient insérées dans un dispositif également à dominante
américaine, sur la base d’une résolution internationale moins précise, le

Cambodge, où la France a été mêlée à quinze ou vingt autres pays avec des
effectifs assez limités, la Yougoslavie, où elle a été l’un des premiers pays à
envoyer des troupes pour des missions de maintien de la paix. Il a ajouté
qu’il ne fallait pas oublier les anciennes colonies françaises d’Afrique, où la
France avait mis en place depuis des lustres un dispositif particulier, puisqu’y
existaient en général des accords de coopération, y compris de coopération
militaire, avec parfois des clauses secrètes, et où, par conséquent, le cadre
général juridique des interventions extérieures était à la fois incertain pour les
responsables politiques sur place ou en France, peu connu par les
parlementaires et ambigu pour tout le monde.
Il a estimé que cette situation d’imprécision devait cesser, dans la
mesure où la France se trouvait de plus en plus mêlée à des opérations
extérieures avec des forces armées de moins en moins nombreuses, et s’est
déclaré certain que les travaux de la mission allaient contribuer à faire
apparaître la nécessité d’une meilleure précision juridique en la matière.
Il a précisé que dans le cas particulier du Rwanda et, de façon
générale, celui les pays de l’Afrique au sud du Sahara, une organisation
particulière, en cours de restructuration, celle du ministère de la Coopération
avait eu, sous différents noms, un rôle aussi géographiquement spécialisé que
techniquement multiple : coopération agricole, mais aussi coopération
technique dans la police, coopération pour l’éducation, coopération pour la
construction de ponts, coopération militaire et de gendarmerie. Sur ce point,
il a rappelé que, dans le cas du Rwanda, la coopération militaire, qui était au
départ limitée à une coopération avec la gendarmerie, avait été étendue lors
d’une négociation très rapide, menée à chaud, à l’ensemble des forces armées
et que, là aussi, le statut juridique de l’aide militaire à ce pays était peu clair.
Evoquant le sentiment d’horreur qui prévalait lorsqu’on pensait au
Rwanda aujourd’hui, il s’est demandé pourquoi, à l’époque, on avait fait si
peu attention aux opérations qu’on menait dans ce pays. Il a rappelé que
lorsqu’il était Ministre de la Défense, il était venu à plusieurs reprises devant
la Commission de la Défense et que si des questions lui avaient été posées
sur les suites de la guerre du Golfe, sur le début ou le développement de
l’affaire de Bosnie-Herzégovine, sur la Somalie, rien ne lui avait été demandé
à propos du Rwanda.
Il a expliqué cette absence de questions par le fait qu’à l’époque, la
tradition d’intervention, plus ou moins massive, de la France dans ses
anciennes colonies, ou dans des pays qui étaient d’anciens territoires
coloniaux de pays proches, pour stabiliser leur situation, était passée dans les
habitudes. Il a précisé que si l’on pouvait discuter et critiquer ce type
d’opérations et regretter peut-être qu’à un moment, le rôle de la France ait

été de conserver des situations acquises, dont on pouvait, le cas échéant,
penser qu’elles ne méritaient pas de le rester, le but de ces interventions était
bien un but de stabilisation.
M. Pierre Joxe a ensuite exposé que le tournant avait été le discours
prononcé par François Mitterrand à La Baule à l’occasion d’un sommet
franco-africain. Expliquant que ce discours était le résultat de discussions
antérieures intenses, publiques ou non, il a indiqué que celles-ci avaient
abouti à ce que le Président Mitterrand proclame, et que son gouvernement
mette en oeuvre, un certain nombre d’orientations clairement renouvelées,
aux termes desquelles la France allait désormais encourager et soutenir
l’évolution démocratique, et donc plus particulièrement les régimes et les
gouvernements qui se réclamaient de ces principes et les mettaient en oeuvre.
Précisant que cette orientation lui convenait très bien, il a ajouté
qu’il avait pu constater, durant cette période, que de telles politiques
d’instauration de la démocratie interne et du multipartisme se développaient
effectivement dans plusieurs pays d’Afrique, dont le Togo, le Sénégal, le
Bénin, mais que parmi eux ne figurait certainement pas le Rwanda.
Il a conclu sur ce point que l’intervention de la France au Rwanda à
cette époque se situait donc à l’intérieur d’un processus historique ; il a
ajouté qu’au fond, elle était marquée d’une certaine ambiguïté dans la mesure
où si les forces françaises étaient là pour protéger les ressortissants français,
elles n’avaient sûrement pas cette seule perspective puisque partout, la
présence d’une force militaire organisée, même modeste, même composée
seulement de quelques dizaines ou centaines d’hommes, a un impact militaire
et un impact politique, et qu’en conséquence, la seule présence de ces forces
exerçait une pesée politique. Il a précisé que sa conviction était que cette
pesée politique s’effectuait, là comme ailleurs, à l’égard d’un chef d’Etat et
en faveur d’une évolution démocratique, et que si, dans ce cas précis, celui-ci
n’en avait peut-être ni l’intention ni les moyens, ce mouvement se
développait, là aussi, dans un contexte général éclairé et guidé par la nouvelle
orientation de la politique française. Il a précisé que, si l’on ajoutait les
variations d’effectifs pour faire face, en 1992, puis au début de 1993, à des
pressions qui venaient du Nord avec l’implication plus ou moins établie
d’éléments basés en Ouganda, même si ceux-ci sont toujours restés assez
faibles, on pouvait parler d’un appui à ce chef d’Etat.
Rappelant alors qu’il avait vu sur place dans de nombreux pays, pas
au Rwanda où il n’est jamais allé, mais en Somalie, au Cambodge, en
Yougoslavie et dans différents endroits, des militaires français engagés dans
des opérations qui ne sont pas des opérations de guerre mais quelque chose
d’intermédiaire qui tient à la fois des opérations de police, de protection,

d’interposition ainsi que d’assistance ou d’évacuation, M. Pierre Joxe a alors
entrepris une analyse concernant les militaires français engagés dans ces
opérations.
Il a expliqué que, lorsque la France envoyait des éléments militaires
dans ce genre d’opérations, qu’ils soient une centaine, comme c’est souvent
le cas, ou plusieurs milliers, comme en Yougoslavie, ce n’était pas pour faire
la guerre, conquérir ou reconquérir un territoire, mais qu’il s’agissait d’une
sorte de mission de police internationale, c’est-à-dire de séparer les
combattants, d’empêcher une progression ou de protéger et d’assister les
populations civiles, soit en les protégeant éventuellement les unes des autres,
ou de la panique, soit encore en leur fournissant des moyens de transport,
des abris, des vivres, des médecins, des médicaments.
Récusant le terme de droit d’ingérence, et rappelant qu’il en avait
combattu le principe, publiquement ou en privé, et que ce concept n’avait
aucun fondement juridique ni philosophique, il a considéré que le type de
missions qu’il venait d’évoquer était mal défini juridiquement mais était en
train de progresser dans le droit public international, en se rattachant à l’idée
d’assistance, de sauvetage. Il a fait observer que les militaires qui participent
à ce type de mission ont le sentiment qu’ils le font par devoir et sur ordre ;
par devoir, puisqu’ils ont choisi le métier des armes ou, pour encore un
temps, qu’ils sont appelés du service national, et sur ordre puisqu’ils ont reçu
une mission du pouvoir politique. Il a également fait remarquer qu’à la
différence des forces armées qui participaient à des guerres coloniales comme
conquérants, comme au Niger il y a plus d’un siècle, ou en luttant contre des
révoltes coloniales, les forces armées françaises aujourd’hui, et depuis des
années, participaient à des missions qui n’avaient plus de militaire que
l’infrastructure, et, en même temps, dont les personnels se trouvaient souvent
dans des situations tellement épouvantables que certains d’entre eux en
restent blessés, non pas physiquement, mais psychiquement par les horreurs
auxquelles ils ont assisté, et les massacres dont ils ont été témoins et
auxquels ils ont été empêchés, par les données de fait, d’intervenir.
Estimant que, dans la mesure où ce type d’interventions risquait de
se multiplier en raison des progrès du droit international et de l’amélioration
du cadre juridique dans lequel elles s’inscrivent, la France sera de plus en
plus confrontée à ce genre de situations du fait que le volume de ses forces,
la qualité de ses personnels, l’ensemble de son organisation militaire en font
l’un des rares pays du monde qui ait la capacité d’intervenir et qui puisse
envoyer très rapidement plusieurs centaines d’hommes capables de faire face
à des situations de crise, il a indiqué qu’il faudrait en conséquence prendre de

plus en plus garde au fait qu’il y a là une vie nouvelle pour les forces armées
françaises.
Rappelant en effet que, depuis des générations, la tradition militaire
française était une tradition de défense du territoire national, il a estimé que
devait se créer une tradition d’action internationale, d’opérations extérieures,
d’opérations humanitaires, d’opérations de police internationale et qu’il
faudrait pour ces opérations un statut juridique beaucoup plus précis. Il a fait
remarquer qu’à ce jour, le droit de la guerre n’était pas pertinent pour les
régir, aucune des grandes lois républicaines, sur l’état de crise, l’état de
siège, qui répartissent et organisent les rapports entre les différentes branches
du pouvoir politique, y compris le Parlement, et les différents échelons des
autorités militaires, ne s’appliquant à ces situations.
Il a ajouté que, dans cette perspective, ce qui était sous-jacent au
travail de la mission d’information, c’était le statut juridique des missions de
coopération militaire.
Il a estimé que, dès lors qu’un Etat doit avoir une armée, une
gendarmerie, la difficulté n’était pas que soient affectés des coopérants
militaires pour l’aider à constituer une armée ou une gendarmerie, à en
former les cadres, mais celle de savoir, en cas de troubles intérieurs, quel
devait être le statut de ces coopérants et la définition de ce qu’ils devaient
continuer à faire ou ne plus faire. Il a précisé que la question se posait de la
même façon lorsque ce pays menait une action armée en réponse à une
agression. Fallait-il considérer qu’il y avait agression s’il s’agissait de
rebelles, menant une action interne ; et comment établir la nature de
l’agression ; comment savoir si elle vient non pas de rebelles mais d’éléments
armés étrangers agissant depuis l’autre côté de la frontière ? Il a enfin estimé
que, même en cas d’agression extérieure, il fallait que l’accord de
coopération permette de déterminer les actes qui restent permis aux
coopérants.
Il s’est alors demandé, en cas d’affrontements, où commençait pour
les forces françaises la participation au combat. Il a fait observer que si le
combat se menait d’abord sur le terrain, le combat d’artillerie se menait à
distance et qu’en tout état de cause le combat se préparait dans les étatsmajors. A cet égard, il s’est demandé s’il fallait considérer que c’était
seulement le fait du fantassin, qui est au contact, du grenadier voltigeur du
combat d’infanterie, qui participe au combat, ou aussi de son officier, et de
l’artilleur, qui est beaucoup plus loin, voire de celui qui l’aide à régler le tir. Il
s’est également interrogé sur ce qu’il fallait dire sur ce point de l’officier qui
travaille dans un état-major à établir les plans de défense ou d’action des

forces, et encore de celui qui est ailleurs, éventuellement en France, qui est
un concepteur ou donne son avis.
Il a expliqué que c’est un cadre juridique répondant à ces questions
qui devait permettre de donner des lignes d’action aux coopérants militaires,
mais a fait observer que la France n’en disposait pas. Il a ajouté que cela
valait aussi pour les règles d’ouverture du feu. Il a cité l’exemple de la
Yougoslavie, où les soldats français qui se trouvaient dans les Krajina entre
les deux camps ne disposaient pas de règles d’ouverture du feu claires, et mis
en évidence que c’était leur talent personnel, leur conviction, leur sens moral,
et des principes moraux simples qui les avait amenés à poser comme règle
qu’on ne tire qu’en cas de légitime défense, et que, même dans ce cas, on
n’utilise que la force minimum pour faire face à la situation.
Il a estimé que c’est cette problématique qui était en jeu et que les
travaux de la mission aboutiraient à un progrès du droit : l’emploi par la
France de ses forces armées pour préserver ou faire progresser le droit, y
compris le droit politique dans certains pays, supposant tôt ou tard
l’inscription de cet emploi dans un cadre juridique précis qui faisait
aujourd’hui défaut.
M. Marcel Debarge a exposé qu’ayant exercé les fonctions de
Ministre délégué à la Coopération et au Développement d’avril 1992 à mars
1993, il avait eu à connaître des événements graves qui se déroulaient dans la
région des Grands Lacs et particulièrement au Rwanda au cours de cette
période. Il a précisé qu’après avoir rappelé le contexte général de la présence
de la France au Rwanda au moment où il avait pris ses fonctions, il
évoquerait plus précisément les circonstances et les conditions dans
lesquelles se sont déroulées des deux missions qu’il avait effectuées dans la
région en mai 1992 tout d’abord, puis fin février-début mars 1993.
Il a alors indiqué qu’après le discours de La Baule prononcé en juin
1990 par le Président François Mitterrand, le Président Habyarimana, dès le
mois de juillet, avait engagé dans le même mouvement une réflexion sur la
démocratisation du régime et des négociations avec l’Ouganda sur la
question des réfugiés. Il a fait observer que l’invasion par les troupes du
FPR, à partir de l’Ouganda, le 1er octobre, ayant bousculé ce mouvement, il
était difficilement concevable, au moment où des pressions étaient exercées
sur le régime de M. Habyarimana pour qu’il s’ouvre vers le multipartisme, de
permettre qu’une agression militaire extérieure remette en cause le processus
de démocratisation. Il a ajouté qu’en tout état de cause, les autres partenaires
africains de la France ne l’auraient pas compris, et ce d’autant moins que
l’armée rwandaise à cette époque ne disposait que de 5 000 hommes.

Il a précisé que, face à cette situation, les objectifs de la politique
française au Rwanda avaient alors été clairement fixés par le Président de la
République dans une lettre adressée au Président Habyarimana le 30 janvier
1991, où il précisait que le conflit ne pouvait trouver de solution durable que
par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit de
dialogue et d’ouverture.
Il a ajouté qu’en conséquence, d’octobre 1990 jusqu’à l’arrivée de
la mission d’intervention des Nations Unies au Rwanda, la MINUAR, en
décembre 1993, la présence française, dans ses deux composantes,
diplomatique et militaire, loin de constituer un soutien unilatéral au
Gouvernement rwandais, avait eu pour objet d’exercer des pressions sur
chacune des parties : dissuader le FPR de rechercher une solution militaire
appuyée de l’extérieur, pousser le Président Habyarimana à accepter un
partage négocié du pouvoir avec l’opposition intérieure et le FPR. Il a estimé
que l’action déterminée de la France avait ainsi permis d’organiser la
tentative de processus de réconciliation nationale avec, dans un premier
temps, des résultats significatifs. Il a énuméré ceux-ci : accord de cessez-lefeu de mars 1991, nouvelle constitution de juin 1991, rencontres à Paris entre
émissaires du FPR et du gouvernement rwandais d’octobre 1991 et de
janvier 1992, mise en place du gouvernement de coalition dirigé par le
Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, chef de l’opposition, en avril 1992,
accords de paix d’Arusha qui organisaient définitivement le partage du
pouvoir en août 1993, création de la MINUAR par la résolution 872 du
Conseil de Sécurité du 5 octobre 1993, et enfin retrait des militaires français
en décembre 1993 après le déploiement de celle-ci.
Il a précisé qu’il avait rappelé ces éléments pour bien montrer qu’il
n’y avait jamais eu de dessein caché derrière l’intervention française. Il a
ajouté que, bien au contraire, cette politique avait toujours fait l’objet
d’explications claires et qu’on pouvait se référer à la presse de l’époque, qui
avait connaissance tant de l’existence du détachement Noroît que de celle du
détachement d’assistance militaire et d’instruction, le DAMI.
Il a cependant fait observer que les résultats obtenus étaient fragiles
dans la mesure où, comme le génocide de 1994 l’a prouvé, les extrémismes
de tous bords n’avaient pas désarmé tandis que la communauté
internationale, pour sa part, manifestait peu d’intérêt pour la région, même
après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président démocratiquement élu
du Burundi, en octobre 1993. Il a ajouté que le Président de la République
avait conscience de cette fragilité puisque, afin que les dernières objections
émises à New York à la constitution de la MINUAR soient levées, il écrivait
au Président Clinton le 27 septembre 1993 : « Si la communauté

internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les EtatsUnis et la France ont, avec les pays de la région, fermement appuyés,
risquent d’être compromis ».
Pour illustrer ces difficultés, M. Marcel Debarge a souhaité évoquer
plus précisément les deux missions qu’il avait effectuées dans la région.
Il a d’abord relaté celle qu’il avait effectuée en mai 1992. Il a
indiqué qu’il avait été reçu à Kigali par le Président Habyarimana ainsi que
par le Premier Ministre, désigné depuis le 16 avril, et le Ministre des Affaires
étrangères, ces deux derniers appartenant au mouvement démocratique
républicain (MDR), parti de l’opposition intérieure. Le contexte était délicat
car les mouvements politiques d’opposition, désormais inclus dans le
gouvernement de transition, qui avaient espéré que la formation de celui-ci
provoquerait une accalmie dans les combats, constataient le contraire dans le
Nord, dans la zone frontalière, où le FPR accentuait sa pression ; de plus, la
visite que venait d’effectuer M. Hermann Cohen, sous-Secrétaire d’Etat
américain à Kampala, avivait une inquiétude générale et renforçait la
conviction du Président Habyarimana que le Président ougandais Museveni
était le seul capable d’exercer une influence réelle sur le FPR.
M. Marcel Debarge a alors précisé que le message transmis auprès
du Président Habyarimana avait été ferme et celui délivré à l’égard de
l’opposition interne rassurant, et qu’il avait pris conscience que les deux
parties tenaient le même discours sur l’action de la France, toutes deux
considérant que son implication, y compris militaire avec la présence du
détachement Noroît, stabilisait la situation et permettait la poursuite du
dialogue.
Il a ajouté que la visite d’un ministre de la République renforçait
aussi l’activité déployée par nos diplomates qui poussaient à l’ouverture des
négociations directes entre le gouvernement et le FPR, prévues le 24 mai à
Kampala, mais que, sur ce point, il retirait en revanche des discussions qu’il
avait eues une impression de méfiance de ses interlocuteurs, expliquée par la
peur que les uns éprouvaient à l’égard des autres et surtout par l’inquiétude
sur les intentions réelles du FPR.
En matière de coopération civile, il a précisé qu’au cours de cette
mission, c’est l’accompagnement du processus de démocratisation qui avait
été retenu comme la priorité : avaient été évoqués l’appui à l’organisation
des élections et au fonctionnement du futur parlement, l’assistance au
système judiciaire, la question de l’ajustement structurel et les négociations
avec les institutions de Bretton Woods.

Il a ajouté que le gouvernement rwandais lui avait fait part de son
intention d’établir une nouvelle carte d’identité nationale ne faisant plus
apparaître de mention ethnique et de solliciter éventuellement pour cela la
coopération française et qu’il avait répondu que c’était effectivement une
mesure positive et que son département portait sur ce projet un préjugé
favorable. Il a indiqué qu’à sa connaissance, ce projet n’avait pas été suivi
d’effet.
S’agissant de la coopération militaire, il a exposé que son
déplacement intervenait juste après une mission du Général Jean Varret, chef
de la Mission militaire de Coopération qui en avait examiné les détails, et
qu’il se souvenait d’avoir marqué son accord à l’étude d’un plan de
démobilisation, à l’exemple de celui que la France avait engagé au Tchad et à
la poursuite des actions de coopération en matière de lutte contre le
terrorisme.
Il a indiqué qu’afin de respecter un équilibre régional, sa mission
s’était poursuivie en Ouganda où il avait rencontré le Président Museveni.
Interrogé sur le point de savoir s’il pouvait faire pression sur le FPR afin
d’accompagner les efforts de paix, le Président Museveni, tout en répondant
qu’il prodiguerait des conseils, avait également, et assez longuement, évoqué
sa préoccupation à l’égard du Soudan. M. Marcel Debarge a expliqué qu’il
en avait retiré l’impression qu’au-delà des amabilités protocolaires se
dégageait une volonté de ne pas paraître directement impliqué dans le
processus de négociation.
Abordant ensuite la deuxième mission qu’il avait effectuée au
Rwanda, M. Marcel Debarge a d’abord exposé que, bien que le 10 janvier
1993, les négociations d’Arusha aient abouti à un premier accord de partage
du pouvoir entre le Gouvernement rwandais et le FPR, celui-ci avait lancé
une offensive générale le 8 février à partir de l’Ouganda. Il a indiqué
qu’après que la France eut condamné cette rupture unilatérale du
cessez-le-feu, le Directeur des affaires africaines et malgaches et M. Bruno
Delaye, Conseiller du Président de la République, s’étaient rendu sur place et
avaient constaté que le FPR était en mesure de prendre Kigali par les armes,
et en même temps que le clivage entre le Président Habyarimana et ses
partisans s’accentuait, celui-ci voulant négocier avec le FPR. Deux
compagnies supplémentaires furent alors envoyées à Kigali, portant l’effectif
du détachement Noroît à 800 hommes tandis qu’à l’issue d’un conseil
restreint la décision fut prise que le Ministre de la Coopération se rende à
Kigali et à Kampala. M. Marcel Debarge a alors indiqué que, une fois sur
place, le 27 février, il s’était rendu compte que les troupes du FPR étaient à
une vingtaine de kilomètres de Kigali et qu’elles avaient poussé devant elles

près d’un million de réfugiés qui ne les avaient certes pas accueillies en
libérateurs ; le spectacle des collines dévastées, plantées de milliers de tentes
fournies par le HCR dans l’indifférence de la communauté internationale,
était désolant et accablant.
Il a dit avoir réitéré au Président Habyarimana le message indiquant
que la présence militaire française s’inscrivait dans le cadre des accords de
1975 et de 1992, c’est-à-dire qu’elle consistait à apporter une aide indirecte
et à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif étant
formellement exclu. Il a ajouté que le Premier Ministre et les ministres
d’opposition, tout en comprenant la position de la France, souhaitaient pour
leur part le maintien des troupes françaises afin d’éviter la chute de Kigali
qui, insistaient-ils, se traduirait par un massacre préalable des cadres de
l’opposition et des Tutsis par les extrémistes hutus, et qu’ils lui avaient
précisé, à cet égard, que la présence de militaires français aux postes de
contrôle à l’entrée de Kigali sécurisait les populations. Il a conclu que tout
cela montrait bien que, contrairement à ce qui a été prétendu ici et là, les
autorités françaises étaient bien conscientes de la situation et que l’activité
diplomatique et militaire déployée visait bien à éviter les massacres.
Il a indiqué qu’il se souvenait également avoir prôné l’unité
nationale et fait valoir que la constitution d’une troisième force serait
illusoire face à la détermination et à l’organisation du FPR ; le Président
Habyarimana pour sa part était poussé dans ses retranchements et ne
semblait plus à même de contrôler les extrémistes du MRND, pourtant son
propre parti, ou de la CDR.
Il a précisé que le message transmis à Kampala, auprès du Président
Museveni, était non moins explicite : à cause des conséquences prévisibles
pour les populations, il n’était pas question de victoire des uns sur les autres ;
en conséquence, le FPR devait renoncer à l’option militaire sans quoi la
responsabilité de l’Ouganda serait lourdement engagée. Il a ajouté que le
Président Museveni avait répondu que la France avait l’obligation désormais
de pousser M. Habyarimana à mettre en oeuvre les accords d’Arusha et qu’il
s’engageait, pour sa part, à convaincre le FPR de revenir aux positions
militaires antérieures à l’attaque du 8 février.
Il a exposé que, de retour à Paris, il avait rendu compte de
l’impossibilité pour la France de poursuivre sa politique d’appui militaire
indirect dans un contexte où la tension sur le terrain impliquait désormais une
véritable force d’interposition pour soutenir le processus d’Arusha. Il a
ajouté que le Président de la République, partageant cette analyse, avait
donné des instructions, après consultation du Gouvernement, pour que les
Nations Unies soient plus impliquées et que, suite à cette décision, la France

avait obtenu le 12 mars par la résolution 812 du Conseil de sécurité l’étude
du déploiement d’une force de maintien de la paix. Il a rappelé que, pour sa
part, le FPR, s’appuyant sur les conclusions du rapport de la Fédération
internationale des Droits de l’homme, le 8 mars 1993, s’était opposé mais
sans succès à la saisine de l’ONU. Il a indiqué que dès la fin mars, la France
avait retiré les deux compagnies supplémentaires du détachement Noroît et
entrepris de renforcer en même temps les mesures humanitaires.
Concluant que l’intervention française, avec la présence dissuasive
de Noroît, avait pu permettre provisoirement de stabiliser la situation sur le
terrain et la reprise des négociations d’Arusha jusqu’aux accords du 4 août et
au déploiement de la MINUAR fin décembre, M. Marcel Debarge a fait
observer que les événements qui s’étaient produits ensuite avaient montré
que la France avait eu à cette époque raison d’insister même si elle était
restée longtemps la seule à prendre véritablement la question en
considération.
Il a ajouté que par son témoignage, il avait voulu montrer que les
efforts français déployés au cours de cette période grave de l’histoire des
Grands Lacs ont été animés de la volonté réelle, pugnace et persévérante
d’obtenir une réconciliation durable entre les parties et qu’il n’y a pas eu de
politique cachée mais, au contraire, la mise en oeuvre de principes clairs
consistant à favoriser la démocratisation d’un régime, seule solution pour
éviter les massacres puis le génocide, face à une attaque extérieure menée
avec détermination. Il a affirmé qu’il ne voyait pas quelle autre solution
aurait été possible. Estimant que, dès 1990, laisser un Etat partenaire
succomber dans l’indifférence générale eût été contraire au droit international
et faisant valoir qu’au même moment les énergies des grandes puissances se
mobilisaient lors de la guerre du Golfe au profit du Koweït envahi, il s’est
demandé s’il n’y avait pas deux poids, deux mesures. Il a ajouté qu’on ne
pouvait pas isoler les événements du Rwanda de ceux qui se sont produits au
Burundi, en Ouganda ou au Kivu et que, si personne ne se souciait
réellement des événements qui se déroulaient actuellement dans la région,
ceux-ci démontraient malheureusement que les rancoeurs et les haines ne s’y
étaient pas apaisées.
Il a affirmé qu’il fallait également s’interroger aujourd’hui sur les
tenants et les aboutissants de l’autre partie au conflit, le FPR, afin de faire la
lumière sur les appuis dont il a bénéficié, y compris dans l’opinion publique
française, et jugé qu’une véritable approche critique était désormais
nécessaire pour éclairer entièrement ce génocide que la mise en oeuvre sans
arrière-pensées du processus d’Arusha aurait vraisemblablement évité. Il
s’est félicité, en tant que parlementaire, de la constitution de la mission

d’information, celle-ci lui paraissant la formule d’investigation critique et
objective la mieux appropriée.
Après avoir approuvé le point de vue de M. Pierre Joxe sur le
contrôle des opérations extérieures par le Parlement et indiqué que la
Commission de la Défense avait entamé un travail de réflexion approfondi
sur ce sujet, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la justification des
modifications que les deux offensives du FPR, en juin 1992 et février 1993,
avaient entraînées dans l’organisation de la présence militaire de la France au
Rwanda, le commandement des opérations étant devenu dans ces deux
occasions une structure autonome dépendant du Chef d’Etat-major des
Armées et ne relevant plus, de ce fait, de l’autorité de l’attaché de défense. Il
s’est aussi interrogé sur la définition des attributions de ce que l’on appelle le
COMOPS -commandant des opérations- selon que celui-ci est placé ou non
sous l’autorité de l’attaché de défense, chef de la Mission d’assistance
militaire.
Il a ensuite demandé à M. Pierre Joxe si, concernant le Rwanda, il
se souvenait d’informations qui auraient été transmises par la DRM, créée à
la suite de la guerre du Golfe.
M. Pierre Joxe a répondu que le commandement des opérations
était toujours placé sous le contrôle du Chef d’Etat-major des Armées et que,
de ce fait, dans les pays du champ du ministère de la Coopération, si les
attachés de défense étaient à ce titre des collaborateurs de l’ambassadeur et
relevaient ainsi, à travers lui, du ministère de la Coopération pour leurs
fonctions de chefs de Mission d’assistance militaire locale, ils relevaient du
Chef d’Etat-major des Armées dès lors qu’ils avaient un rôle opérationnel.
Précisant qu’il y avait là une situation évidemment particulière et
qu’on n’imaginait pas que l’attaché militaire français dans un pays européen
relève du Chef d’Etat-major des Armées, il a indiqué que, dans les pays avec
lesquels des accords de coopération militaire prévoyaient une présence
d’éléments militaires, qu’il s’agisse de faire de la formation, de l’instruction,
de l’entraînement ou de l’intervention, on avait véritablement affaire à un
système de droit particulier puisque l’attaché militaire était aux ordres de
l’ambassadeur, mais était aussi aux ordres de la Mission militaire de
Coopération et était également, en cas d’opérations, aux ordres du Chef
d’Etat-major des Armées. Il a ajouté que tel était le cas du Rwanda.
En ce qui concerne le renseignement, il a répondu que la direction
du renseignement militaire avait bien été créée à son initiative après qu’on
eut constaté, pendant la guerre du Golfe, les graves lacunes de la France dans
ce domaine, qui la rendaient presque aveugle par rapport à ses alliés

américains. Toutefois la constitution de la DRM n’avait commencé à porter
des fruits qu’après quelque temps dans la mesure où elle avait résulté de la
fusion de différents services déjà existants dans les différents états-majors et
du développement du secteur spatial, et n’avait donc pas pu jouer de rôle
significatif au Rwanda où c’était par ailleurs traditionnellement plutôt la
DGSE qui était implantée.
Il a ajouté que si, comme l’avait dit M. Marcel Debarge, beaucoup
d’informations sur les risques, sur les tensions, les rancoeurs, les haines ou
les oppositions, y compris dans des documents écrits, avaient couru, il
n’avait malheureusement pas circulé suffisamment d’informations précises
pour que l’on mesure tout ce qui pouvait se passer, et qui s’est développé
ultérieurement.
Estimant que si la mission d’information s’attachait à éclaircir
l’enchaînement des faits qui avaient conduit au génocide, cela ne devait pas
l’empêcher, à l’occasion, de jeter un coup de projecteur sur ce qui pourrait
permettre de rendre impossible, à l’avenir, un drame de cette nature. En
considération des propos de M. Pierre Joxe sur le statut juridique des
interventions des forces armées sur les théâtres extérieurs, M. René
Galy-Dejean a demandé à celui-ci quelle avait été la qualification juridique
du fait générateur de l’envoi des forces françaises, au Rwanda en juin 1992,
lorsqu’a eu lieu l’offensive du FPR dans le nord et quelles instructions
précises on leur avait alors données.
Il a aussi rappelé qu’une des personnes auditionnées avait estimé
que la France portait une très lourde responsabilité dans le drame rwandais,
dans la mesure où, selon elle, les responsables politiques français, bien
qu’informés du fait qu’il allait y avoir, sinon un génocide, du moins de très
grands massacres, n’avaient pas pris à temps la décision d’envoyer sur place
des forces suffisamment importantes pour empêcher, physiquement, le
déroulement du génocide. Il a ajouté cependant que, dès le lendemain de
cette audition, le Général Mercier, actuellement Chef d’Etat-major de
l’Armée de terre, interrogé, avait répondu que, pour maîtriser physiquement
tous ceux qui étaient armés à ce moment-là et empêcher le génocide, il eût
fallu 30 000 à 40 000 hommes au minimuM. M. René Galy-Dejean a donc
demandé à M. Pierre Joxe s’il pensait que l’envoi par la France d’une pareille
force eût été possible, eu égard au fait qu’on avait eu du mal à mobiliser
15 000 militaires français pour les envoyer dans le Golfe.
Enfin, il s’est interrogé sur le contexte dans lequel la France aurait
pu inscrire l’envoi d’une force aussi importante, dont il a estimé qu’elle aurait
eu toutes les caractéristiques d’une force d’occupation, et sur la justification
qu’on aurait pu donner à cette intervention en droit international.

M. Pierre Joxe a répondu qu’en effet, pour disposer d’une force
d’interposition dissuasive, pour dissuader sans combattre, il fallait des
effectifs très nombreux, et que la question était bien connue des services de
la police : pour encadrer une petite manifestation, quelques policiers
suffisaient ; pour faire face à une pression forte, il en fallait beaucoup plus ;
et quand il y avait risque d’émeutes et d’agressions, il fallait que les policiers
soient en surnombre. Il a ajouté que le Général Philippe Mercier pensait sans
doute à ce type d’action en évoquant un effectif de 30 000 hommes, et non à
l’utilisation par l’armée française de ses moyens véritablement militaires pour
stopper l’offensive du nord vers Kigali, dans la mesure où pour une telle
action un bataillon et quelques avions, c’est-à-dire une « petite guerre »,
auraient, à son avis, probablement suffi.
En matière d’interposition, il a attiré également l’attention sur
l’intérêt que la force soit multinationale et dotée d’un mandat juridique par
une organisation internationale.
Il a expliqué qu’en effet, lorsqu’un seul pays intervenait, il pouvait
toujours être suspecté d’avoir des intérêts particuliers, coloniaux,
stratégiques ou autres ; lorsque les pays intervenants étaient deux, on risquait
encore de dire qu’ils s’entendaient. Il a ajouté qu’en revanche, lorsque dix,
quinze ou vingt pays envoient des contingents, comme en
Bosnie-Herzégovine aujourd’hui, ou comme au Cambodge, et qu’il y a un
mandat international, chacun des pays qui envoie des forces -et ses soldats
eux-mêmes- sont en quelque sorte protégés par le fait qu’ils ne peuvent être
considérés ni comme des agresseurs, ni comme des néo-colonialistes, ni
comme des revanchards, mais seulement comme des « policiers » du droit
international, sachant qu’en matière d’interposition, il n’est pas mené
d’opérations de contre-offensive, de contre-attaques, qui sont en tout état de
cause très rares dans les opérations extérieures.
Abordant la qualification juridique de l’intervention de la France au
Rwanda, il a précisé que celle-ci consistait en un soutien indirect aux forces
armées du Rwanda par la formation, l’entraînement, la fourniture d’armes et
de munitions. Il a précisé que l’extension du champ initial de l’accord de
coopération à l’ensemble des forces militaires et non plus seulement à la
gendarmerie datait précisément de cette époque.
S’agissant des instructions données aux forces, il a déclaré qu’elles
étaient parfaitement claires : pas de participation aux combats. Il a ajouté que
sa conviction rejoignait celle de l’Amiral Lanxade, à savoir qu’il n’y avait pas
eu de militaires français qui aient participé aux combats.

Il a rappelé cependant que, sans participer aux combats, on peut
avoir l’air d’être impliqué dans un conflit ; d’où la nécessité d’une définition
de l’intervention en droit international et son souhait, à l’époque, d’un
élargissement de la mission sur la base d’une décision des Nations Unies,
élargissement qui s’est finalement produit.
Réaffirmant clairement que les forces françaises avaient également
pour mission la protection des ressortissants et la préparation de leur
évacuation éventuelle, il a cependant remarqué que l’exécution de ce type de
mission n’allait pas sans au moins une difficulté : il a noté que si un pays
voulait pouvoir évacuer ses ressortissants, il fallait bien évidemment qu’il
veille à protéger l’aérodrome, faute de quoi, tout le reste de la mission, à
commencer par l’évacuation des forces elles-mêmes, devenait impossible. Il a
ajouté que cela était toujours fait dans ce type d’opération.
Or, a-t-il continué, protéger un aérodrome pour pouvoir s’en servir
signifiait qu’il fallait bien évidemment ne laisser personne s’en emparer. Il a
insisté alors sur le fait qu’une telle mission -dont les forces françaises avaient
l’expérience, puisqu’elles ont eu la garde de l’aérodrome de Sarajevo
pendant de très longs mois- était très difficile puisqu’elle ne pouvait se faire
sans l’expression d’une détermination absolue et qu’elle donnait lieu à des
provocations. Dans le mesure où la moindre intrusion risquait de provoquer
des ouvertures du feu, la protection d’un aéroport pouvait donc être
interprétée, plus que comme une garde statique, comme un acte de
souveraineté.
Il a conclu qu’on était là dans une situation juridique qui, de la
mesure purement défensive de protection des ressortissants, « tournait » très
vite à l’emprise sur un morceau de territoire national étranger,
éventuellement dans des conditions conflictuelles, comme on avait pu le voir
à Sarajevo en particulier.
M. Pierre Brana a demandé si le Gouvernement français
considérait l’offensive du FPR sur Kigali comme celle de réfugiés rwandais
contre le pouvoir hutu au Rwanda, donc comme une affaire intérieure à ce
pays, ou au contraire comme une offensive ougandaise contre le Rwanda.
Ensuite, il a rappelé que le 2 février 1991, le Président de la
République avait écrit au Président Habyarimana pour l’inciter à négocier
avec le FPR, à respecter les droits de l’Homme, à participer à une conférence
sur les réfugiés, tout en accentuant le processus d’ouverture politique
intérieure, indiquant que « C’est à ce prix seulement que l’aide militaire
française sera poursuivie ». Il a souhaité savoir si, en février 1993, dans la
mesure où l’on avait envoyé trois cents hommes en renfort, on estimait que

les conditions fixées par le Président de la République en février 1991 étaient
remplies, ou si des éléments nouveaux étaient intervenus, justifiant que l’on
vienne au secours du Président Habyarimana.
Enfin, citant un propos de M. Marcel Debarge aux termes duquel
celui-ci aurait demandé, le 28 février, aux partis d’opposition à Kigali de
« faire front commun avec le Président Habyarimana contre le FPR », il lui
a demandé si cette citation lui semblait exacte, et si dans ce cas, ce n’était pas
aller un peu loin dans les affaires internes du Rwanda.
Sur le premier point, M. Pierre Joxe a répondu que tout ce que
l’on savait, c’était que l’offensive du FPR créait un risque de déstabilisation
générale, alors même que la préservation de la paix était bien évidemment
une condition sans laquelle le progrès de la démocratie n’était pas possible.
Il a indiqué, en réponse à la deuxième question, qu’entre février
1991 et février 1993, on commençait à s’approcher du moment, qu’il
appelait de ses voeux, où un mandat international, donné par une résolution
du Conseil de sécurité des Nations Unies, fournirait un cadre nouveau à une
action de préservation de la paix au Rwanda ; il a précisé en effet que si,
entre février 1991 et février 1993, il y avait eu aggravation de la situation sur
le plan de l’ordre public international, il y avait eu aussi une évolution vers
l’inscription des interventions armées dans un ordre juridique international. Il
a ajouté que c’est ce à quoi on avait finalement abouti, mais trop tard.
Evoquant l’une des ses auditions par la Commission de la Défense,
il a observé aussi que si, dans son intervention, M. Marcel Debarge avait dit
que l’opinion internationale était peu attentive, l’opinion nationale ne l’était
pas plus et que la mobilisation était intervenue trop tard. Il a fait remarquer
que le même problème s’était posé dans d’autres régions d’Afrique : quand
les structures internationales parvenaient enfin à formuler des objectifs, un
mandat, une mission, à obtenir les moyens tant militaires que financiers,
souvent, il était trop tard.
Enfin, sur le point de savoir si la France, alors qu’elle était seule
engagée, avait eu tort ou raison d’essayer de préserver la sécurité des
personnes, et non pas seulement celle de ses nationaux, il a estimé, à l’instar
de M. Marcel Debarge, qu’elle avait eu malgré tout raison.
M. Marcel Debarge a répondu que, même si l’on pouvait regretter
l’attitude du Président Habyarimana vis-à-vis du FPR, le fait est que le
Président du Rwanda, c’était M. Habyarimana.

Il a ajouté qu’il avait peut-être pu conseiller la cohésion au
gouvernement rwandais, qui avait été élargi à des partis d’opposition, pour
négocier avec le FPR, mais qu’en tout état de cause, ses déclarations
devaient être vérifiées.
Il a insisté sur le fait qu’en tout état de cause, les accords d’Arusha
étaient de bons accords, même s’ils n’ont malheureusement pas été
concrétisés, et que le but final était tout de même d’arriver progressivement à
faire vivre ensemble les composantes du peuple rwandais. Il a ajouté que
l’ambassadeur de Tanzanie en Ouganda, qui était le coordinateur des
négociations entre les différentes parties, disait lui-même que c’était un bon
accord. Il a fait observer que le problème, c’est que l’accord n’a pas été
appliqué.
Sur cette non-application et relevant qu’on avait dit que les
gouvernants français n’avaient pas suffisamment prévu ce qui pourrait
survenir, il a expliqué que c’est en conséquence des discussions qu’ils avaient
eues avec les dirigeants rwandais et ougandais qu’ils avaient pensé, peut-être
naïvement, qu’il y avait une possibilité de solution et que, s’ils n’étaient pas
arrivés à cette conclusion, ils n’auraient pas consacré autant d’efforts pour la
conclusion de ces accords.
Il a en revanche affirmé que le terme de « rancoeurs », employé
pour définir les relations entre les deux ethnies, lui semblait faible. Il a ajouté
que, même si cela n’expliquait pas tout et n’était pas la seule raison du
génocide, il avait eu clairement l’impression d’une haine excessivement
profonde et grave entre les deux communautés.
Tout en exprimant son espoir qu’il n’y aurait plus de génocide en
Afrique, il a aussi avoué sa perplexité sur cette question. Admettant que les
conditions des génocides tiennent quelquefois à la personnalité de ceux qui
animent tel ou tel mouvement, il a jugé qu’ils avaient également des origines
dans les situations politiques et s’est inquiété des conséquences d’une
certaine vision de l’Afrique qui a amené à proroger certaines limites ou
certaines frontières, à entraver une véritable coopération régionale et qui a
abouti à ce que certains Etats africains soient déséquilibrés.
Evoquant les événements du Togo et rappelant qu’il les avait vécus
sur place, il a assuré la mission d’information que les séparations entre les
ethnies pouvaient être bien plus importantes que celles entre les Etats et a
estimé qu’il conviendrait de réfléchir à cette situation.
Il a insisté sur le fait que dans le futur, il faudrait en venir d’une
coopération d’assistanat à une coopération plus soucieuse de solidarité,

d’efficacité, d’union, de régionalisation, et plus préoccupée des problèmes
réels, comme par exemple l’instruction ou le développement des universités.
Il a estimé qu’une approche trop ancienne et trop rigide pouvait
engendrer un malaise chez certains peuples et qu’il n’y avait pas qu’au
Rwanda qu’on avait pu en arriver ainsi à de grands massacres ou à un
génocide. Il a souhaité que les travaux de la mission permettent aussi d’en
venir à la préfiguration de solutions dans ce domaine.
Précisant que cela n’expliquait pas tout, qu’il ne condamnait
personne, qu’il n’accusait personne, qu’il ne soupçonnait personne, il a
exposé qu’il faisait seulement état de ses impressions telles qu’elles lui
venaient à l’esprit. Il a ajouté que, s’agissant du Rwanda, le Président de la
République française disait, en substance, qu’il ne voulait pas que l’armée
française en arrive, même d’une manière indirecte, à participer à une sorte de
guerre civile, et que cette analyse et ce refus avaient été partagés non
seulement par son gouvernement d’alors mais aussi par d’autres par la suite.
Il a conclu qu’en passant du poste de Secrétaire d’Etat au Logement
à celui de Ministre délégué à la Coopération, il avait rencontré de grandes
difficultés, tant les problèmes sont complexes et supposent du temps avant
qu’on ne commence à les appréhender, alors qu’en fait le temps manquait
toujours pour arriver à en prendre toute la mesure de manière fine et
pertinente.
M. Jean-Bernard Raimond, approuvant M. Pierre Joxe d’avoir
mis l’accent sur certains problèmes juridiques, a fait remarquer que les
interventions dans le Golfe, en Somalie et en Bosnie-Herzégovine avaient
toutes trois fait l’objet de mandats du Conseil de Sécurité et s’étaient donc
bien inscrites dans un cadre juridique défini. Il a souligné en revanche que,
pour chacune de ces opérations, la chaîne de commandement avait été
différente.
Il a indiqué que lors de la guerre du Golfe, celle-ci était en réalité
américaine, le Secrétaire général des Nations Unies, M. Perez de Cuellar,
ayant d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’intervenait absolument pas dans les
opérations, mais seulement au niveau politique du Conseil de Sécurité.
Il a observé qu’en Somalie, on avait abouti à un désordre complet,
puisqu’à un moment donné les Américains étaient intervenus parallèlement
aux Nations Unies.
Enfin, s’agissant de la Bosnie-Herzégovine, il a remarqué que,
jusqu’en 1995, la chaîne de commandement, c’étaient les Nations Unies, qui

avaient donc une responsabilité décisive, et que l’opération était allée à
l’échec, alors qu’à partir de 1995, les Américains étaient intervenus, à la suite
d’accords qui transféraient définitivement la chaîne de commandement à
l’OTAN, et donc dessaisissaient les Nations Unies, et qu’ils avaient plutôt
connu la réussite.
Précisant que, pour sa part, il pensait que ce changement résultait
moins de l’intervention des Américains que de la modification de la chaîne de
commandement, il a ajouté que cette analyse valait également pour
l’opération Turquoise au Rwanda et que la faiblesse due au fait que la France
y ait été la seule puissance était compensée à son avis par le fait que la chaîne
de commandement était française et que, si l’on pouvait critiquer l’opération
Turquoise, on devait néanmoins reconnaître qu’elle avait été conduite
efficacement.
Concluant que le problème de la chaîne de commandement, qu’il
soit juridique ou non, était capital dans toutes ces interventions qui, plus
qu’au maintien de la paix, correspondent à l’imposition de la paix relevant du
chapitre VII de la Charte, il a demandé à M. Pierre Joxe s’il partageait cette
analyse.
M. Pierre Joxe a d’abord précisé que la chaîne de commandement
de l’OTAN était devenue en fait américaine. Il a ajouté que cela avait été vrai
dans le Golfe, non seulement pour des raisons politiques et pour des raisons
liées au mandat de l’ONU, mais aussi parce que sans le renseignement, on ne
peut pas commander. Or, il a jugé que les Etats-Unis avaient une telle
supériorité en capacités de renseignement sur tous les autres Etats réunis
qu’ils étaient pratiquement les seuls à pouvoir exercer ce genre de
commandement avec quelque chance de succès.
Il a ajouté que dans le cas de la Somalie, s’il y avait bien eu
commandement des Nations Unies et des Etats-Unis, à un moment, la France
s’était organisée de façon autonome. Il a précisé que, quoique hostile à
l’organisation de l’opération, il s’y était néanmoins plié, mais en demandant
la permission de la mener à sa façon et que, hormis les deux ou trois jours où
la France avait eu quelques éléments à Mogadiscio, où il y avait des troubles,
et où les soldats français avaient sauvé une jeune fille qui allait être lynchée,
les forces françaises avaient tenu la région d’Oddour, où elles avaient fait
sans bruit du travail de gendarmerie, la gendarmerie française se rendant très
utile sans pour autant combattre, notamment en garantissant l’acheminement
des semences et donc la récolte suivante.
Il a conclu qu’en l’occurrence, la France n’avait été sous
commandement international ou américain que de façon théorique puisqu’en

réalité, elle était autonome dans sa zone, loin du tapage médiatique du
débarquement américain, et que cette décision d’organisation et de
localisation l’avait aussi préservée des conditions de départ épouvantables
des Américains ou de certains de leurs alliés ou obligés.
S’agissant de l’opération Turquoise, il a estimé que le drame était
son caractère tardif et que s’il y avait eu une opération avec un mandat des
Nations Unies, préparée de plus longue date, plus large, avec les moyens
adaptés, on aurait peut-être pu éviter ce qui s’est passé. Il a précisé qu’il
disposait cependant de moins d’éléments d’appréciation, n’étant plus alors au
gouvernement.
M. Pierre Joxe a alors ajouté que la difficulté de ce genre
d’interventions internationales, c’est qu’elles n’étaient pas d’essence
purement militaire et classique.
Expliquant qu’une action militaire classique consistait par exemple à
reconquérir une position et dans ce but à étudier comment l’opération
pourrait être réussie, si on en avait les moyens, si on était sûr d’infliger des
pertes lourdes à l’adversaire et de le faire reculer, à moins qu’il ne meure sur
place, et, une fois ces données établies, lancer l’opération, il a observé que
dans les opérations de maintien de la paix, cette remarque valant pour la
Bosnie comme pour le Rwanda, on ne faisait pas la guerre mais de la police.
Il a alors exposé que les techniques de police, de police nationale
comme de police internationale, loin d’être des techniques de guerre,
consistaient à montrer sa force, pour ne pas s’en servir, à se servir de sa
force de façon modérée pour ne pas s’en servir davantage, et à éviter
l’escalade afin de n’avoir pas à recourir aux armes. Il a expliqué que c’était la
raison pour laquelle le Général Mercier parlait de 30 000 hommes, et qu’en
parlant ainsi il parlait en commissaire de police internationale, alors que le
militaire qu’il est, pour rétablir une situation militaire, n’aurait guère besoin
que d’un bataillon et d’un appui aérien.
Il a fait valoir qu’en ce sens, les forces armées françaises se
retrouvaient petit à petit reconverties dans un système à dimension
internationale, et que cela avait pu être observé pendant l’opération
Turquoise, puisque certains des militaires français avaient été conduits à
participer à des opérations qui n’avaient plus rien à voir ni avec la guerre ni
même avec la police, puisqu’elles consistaient à subir l’enfer de devoir
ensevelir des milliers de gens.
Il a trouvé légitime, dès lors, que ces soldats puissent se demander
ce que faisait là un soldat. Rappelant que des militaires français étaient

encore blessés, psychiquement, en raison de ce qu’ils ont été amenés à vivre
à cette époque, il a estimé qu’il fallait aussi penser à eux.
M. François Lamy a demandé à M. Pierre Joxe si, au Rwanda, les
missions de la DGSE se cantonnaient au seul renseignement ou si les services
de renseignement français étaient amenés eux aussi à « contribuer
indirectement » à des actions permettant la stabilisation du pays ?
Remarquant ensuite que la mission du détachement Noroît, même si
elle n’était pas politiquement très bien définie, était du point de vue militaire
tout à fait claire -sécurisation de l’aéroport, contrôle de points stratégiques
dans ou autour de Kigali-, il s’est demandé en revanche si les militaires de la
Mission d’assistance militaire, eux, étaient bien préparés aux situations
auxquelles ils pouvaient se trouver confrontés, telles que faire de l’instruction
dans un pays en guerre à dix kilomètres du front ou moins, ou gérer des
relations diplomatiques ou politiques au sein d’états-majors fortement
politisés. Il s’est donc posé la question de savoir si, notamment au vu de ce
qui s’était passé au Rwanda, il ne serait pas plus clair que la Mission militaire
de Coopération soit rattachée une bonne fois pour toutes au ministère de la
Défense, et qu’elle soit gérée, aussi bien administrativement, techniquement
que politiquement, en fonction de missions définies à un niveau
interministériel et à celui du Conseil de Défense.
Répondant à la deuxième question, M. Pierre Joxe a exposé qu’en
Afrique, dans les anciennes colonies, la France avait longtemps poursuivi ses
traditions coloniales et même colonialistes. Dans le passé colonial, le
gouverneur faisait couramment appel aux forces militaires présentes, qui
étaient chargées de faire régner l’ordre, parfois en recourant à des supplétifs.
Il a indiqué qu’il y avait ainsi une tradition très ancienne chez les puissances
coloniales, et particulièrement en France, qui faisait que dans les régions
dominées, vis-à-vis des sujets français -et non des citoyens français-, les
fonctions civiles et militaires interféraient et se confondaient.
Il a ajouté que cette longue tradition avait en quelque sorte été
« rénovée » par les accords de coopération au lendemain des indépendances,
les nouveaux Etats apparus dans les années 60 ayant tous signé des accords
militaires et ayant donné à l’ambassadeur le pouvoir qu’avait antérieurement
le gouverneur, y compris dans certains cas pour exfiltrer le Président s’il
avait des ennuis.
Il a précisé que personnellement, il n’était jamais parvenu à obtenir
l’ensemble des clauses secrètes de ces accords, ajoutant qu’elles étaient
tellement secrètes qu’il ne savait même pas si quelqu’un les connaissait

toutes, mais qu’il savait qu’elles existaient parce qu’on lui en avait parlé sur
le terrain.
Expliquant que cette tradition coloniale était maintenant balayée par
l’histoire mais que l’évolution était toute récente et que la réforme actuelle
de la coopération l’avait menée à son terme, il a observé que la France s’était
très bien accommodée auparavant de la conservation de sa tradition
d’impérialisme sub-régional, considérant que si elle n’était pas chez elle en
Afrique, elle y était plus chez elle que d’autres et qu’elle y avait des
responsabilités.
Il a fait remarquer que l’un des éléments qui montrait l’ampleur de
la confusion tenait à ce que dans les pays d’Afrique dans lesquels la
démocratie se développait, on s’apercevait que de toutes autres missions que
celles dont on avait l’habitude étaient demandées en matière de coopération
militaire ou de gendarmerie, des missions dans l’esprit d’une police et d’une
gendarmerie démocratiques, et donc des missions que les gendarmes ou les
policiers français savent très bien remplir, et préférent d’ailleurs remplir.
Il a affirmé qu’en revanche, la définition du moment où l’on passe
de l’instruction au combat était tout à fait claire. Il a exposé que, dans le cas
du Rwanda, il y avait eu un moment où les militaires français ont eu pour
mission de contribuer à assurer de l’assistance indirecte, non plus à la
gendarmerie rwandaise, mais aux forces de l’armée rwandaise ; il a estimé
qu’à partir de là, il y avait eu alors un appui militaire, même si cela ne
signifiait pas pour autant la participation directe aux combats. Sur ce point, il
a rappelé le nuancier, allant du soutien psychologique à l’aide au tir, qu’il
avait présenté dans son intervention liminaire.
Il a ajouté que, dans d’autres cas, ce n’est que sur place, en
interrogeant lui-même des officiers et des sous-officiers, qu’il avait appris
certaines des dispositions secrètes des accords de coopération militaire et les
détails techniques de l’exfiltration envisagée de tel Président dans tel pays,
incluant des précisions architecturales comme la description des souterrains
menant d’un endroit à l’autre. Il a fait observer cependant que c’était là
désormais sinon de l’Histoire, du moins du passé.
Pour ce qui concerne la DGSE, il a affirmé que là où elle était, elle
faisait du renseignement, ce qui paraissait logique, et qu’elle n’y était pas
pour faire autre chose. S’agissant des militaires français intervenant au
Rwanda, il a ajouté que, dans l’armée française, on donnait de longue date
des instructions écrites, claires et lisibles et que ces militaires étaient donc au
Rwanda dans un cadre précis, qu’ils avaient des ordres, des instructions
écrites très précises, selon la règle, que le Général Schmitt, alors Chef d’Etat-

major des Armées, y avait veillé, et que tout laissait penser qu’elles avaient
été respectées.
Rappelant que M. Pierre Joxe avait beaucoup insisté sur le fait
qu’on pouvait passer d’une tâche d’assistance militaire, prévue par un accord
de coopération, à des interventions plus ou moins directes, et notant qu’en
situation de crise, la Mission d’assistance militaire passait en général
directement sous le commandement d’un commandant d’opération
spécialement dépêché à cet effet, M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir
si l’architecture de coopération militaire française en Afrique ne pourrait pas
être simplifiée et la dichotomie, voire la duplication entre la Mission militaire
de Coopération et le ministère de la Défense, qui, parfois, en Afrique, posait
quelques problèmes, supprimée, et s’est demandé ce qui interdisait à la
France, aujourd’hui, de demander à ses troupes prépositionnées de conduire
ces tâches de coopération.
Il a ajouté que cette question se posait d’autant plus que
700 millions de francs étaient destinés à la coopération militaire en Afrique
chaque année, et qu’au titre de la coopération militaire, qui relève de la
compétence de la Mission militaire de Coopération, la France avait plus de
coopérants en Mauritanie que dans toute l’Europe centrale et orientale, alors
même que la hiérarchie militaire estimait que le développement de la
coopération militaire en Europe centrale et orientale pouvait être un excellent
moyen de renforcer la présence de la France à côté ou au sein de l’OTAN. Il
s’est donc demandé si le transfert vers des troupes prépositionnées de
missions de coopération ne présenterait pas le double intérêt de dégager des
moyens qui pourraient être affectés sur d’autres zones qui deviennent
stratégiques, tout en clarifiant considérablement le dispositif administratif
français et en résolvant les difficultés en matière de transparence de la chaîne
de commandement.
M. Pierre Joxe a répondu que l’organisation actuelle compliquait
les choses non pas un peu mais énormément. Il a ajouté que cela était à
rattacher à l’ambiguïté du statut de l’Afrique, son ancien statut colonial
l’éloignant du Quai d’Orsay pour la rapprocher des réseaux anciens, et ce
même dans le domaine militaire où il y avait une tradition de présence de
troupes prépositionnées.
Il a affirmé que cette situation s’expliquait par l’ancien rôle de la
France en Afrique, dont le bilan relevait maintenant de l’histoire. S’agissant
de la présidence de François Mitterrand, il a estimé que son sentiment
personnel était que la situation en Afrique francophone avait évolué plutôt
moins mal qu’ailleurs pendant cette période.

Quant aux forces prépositionnées, il a expliqué que, dans cette
tradition, elles étaient là pour rétablir l’ordre. C’est pourquoi, si on pouvait
certes imaginer qu’elles fassent de la coopération, ce n’était pas leur seul
rôle. M. Pierre Joxe les a comparées à des sortes de compagnies
républicaines de sécurité, c’est-à-dire à des forces mobiles prêtes à se
déplacer en tout lieu.
Il a estimé qu’en revanche, la réorganisation de la coopération allait
la faire sortir de cette période et remarqué que les forces prépositionnées
avaient déjà diminué ou quittaient certains pays.
Il a considéré que cette évolution posait désormais un autre
problème, celui du statut des militaires français à l’étranger.
Il a ajouté que si la question du Rwanda se posait aujourd’hui, si
elle n’avait pas été posée plus tôt, dans d’autres époques, pour d’autres pays
-même si cela n’avait pas pris l’ampleur du drame du Rwanda-, si, suite à
d’autres affaires du passé africain, on ne s’était pas autant interrogé
qu’aujourd’hui à propos des responsabilités politiques internationales, c’est
parce qu’alors ce n’était pas la fin d’une époque.
Il a précisé qu’une nouvelle époque se dessinait où les coopérations
régionales en Afrique pouvaient commencer à jouer un rôle ; il a cité
l’exemple des détachements d’armées nationales africaines dans certaines
interventions et a considéré que cela constituait un progrès important par
rapport à la situation où c’étaient toujours des Français ou des Belges qu’on
voyait intervenir. Il a aussi estimé qu’au Rwanda, c’est d’abord parce qu’ils
avaient l’impossible mission de rétablir l’ordre dans une région où ils
apparaissaient comme l’image même du colonialisme ancien que des paras
commandos belges avaient été littéralement lynchés.
Il a conclu qu’à son avis, c’en était fini de cette époque-là et que la
France pourrait désormais participer à des opérations sous mandat
international, avec un statut juridique clair.
S’adressant à Marcel Debarge, M. Bernard Cazeneuve lui a
demandé quelles étaient les raisons qui avaient présidé à l’avenant dont
l’accord d’assistance militaire de 1975 avait fait l’objet en 1992.
Concernant la politique d’aide au développement, il s’est étonné
qu’alors qu’un ancien attaché de coopération au Rwanda, M. Cuingnet, avait
dit à la mission d’information qu’en 1992 les institutions financières
internationales avaient décidé de suspendre leur aide au Rwanda du fait qu’il
avait par trop augmenté ses dépenses militaires, il apparaisse qu’en 1992,

onze cessions gratuites d’armes étaient intervenues au profit de ce pays,
représentant un montant de 15 millions de francs.
Enfin, il a demandé quelle avait été la politique de développement
de la France en faveur du Rwanda en 1992-93, et en particulier dans quels
domaines elle avait été amenée à intervenir pour aider le Rwanda à se
démocratiser.
M. Marcel Debarge, après avoir noté que la première question
intéressait le ministère des Affaires étrangères, a fait valoir qu’il ne pouvait,
de mémoire, répondre à la seconde qui exigerait des recherches précises.
Il a ajouté qu’en matière de coopération, il croyait se souvenir que,
quand le Chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise avait été changé, un
poste d’assistanat judiciaire auprès de celle-ci avait été créé dans le cadre
d’une conception démocratique de son fonctionnement ; il a précisé que la
coopération civile normale avait été maintenue.
M. Pierre Brana, souscrivant à l’analyse historique de M. Joxe, lui
a demandé quelle évolution on pouvait envisager, dans ce nouveau contexte,
concernant les mercenaires.
M. Pierre Joxe a d’abord répondu qu’il n’y avait bien évidemment
aucun parallèle à faire entre les mercenaires et les unités militaires de pays
comme la France, qui sont mises au service de missions de maintien de la
paix dans le cadre d’un mandat des Nations Unies.
Il a ensuite ajouté qu’il était patent que le mercenariat se
développait, mais seulement dans de petits pays, lors de petites crises et
qu’on pouvait être certain que plus le droit international développera l’idée
que le maintien ou le rétablissement de la paix à travers le monde est une
mission d’intérêt général, plus les Nations Unies se verront reconnaître des
moyens juridiques et des moyens de coordination militaire, plus que de
commandement, et moins on connaîtra le risque d’opérations de mercenaires.
Il a ajouté qu’un cadre international se développait où la France
pouvait jouer un rôle, puisqu’elle était un des pays qui a le plus de personnels
expérimentés en matière d’opérations extérieures, et que, dans ce domaine,
les parlementaires pouvaient intervenir, tout d’abord en travaillant à soutenir
la création de ce droit, ensuite en débattant publiquement des conditions dans
lesquelles on engageait les forces françaises.
Il a insisté sur le fait que la question majeure était d’établir dans quel
but et avec quels moyens on engageait des forces et que les militaires français

allaient de plus en plus se poser la question de savoir à quoi ils étaient
désormais destinés : si la patrie n’est plus en danger, il ne s’agit plus de
défense nationale ; s’il n’y a plus de pays protégés en Afrique, il ne s’agit
plus d’opérations extérieures et de prépositionnement, et si l’Europe n’est
plus menacée par les Russes, on ne risque plus d’avoir la guerre à l’Est.
Il a estimé que, dans ces conditions, la question de savoir ce
qu’allait être la mission des forces armées françaises se posait : si elle
consistait à mener des opérations extérieures, il fallait se poser la question du
statut des officiers et militaires de l’armée française.
M. Pierre Joxe a ajouté que, dans certains cas, la mission restait
claire : tel est le cas pour un officier du transport aérien militaire s’il s’agit de
transporter des vivres pour ensuite les parachuter, pour un officier du service
de santé des armées s’il s’agit de sauver des enfants kurdes ou de vacciner
des enfants cambodgiens, pour un officier de la Marine nationale s’il s’agit de
commander la manoeuvre d’un chaland de débarquement.
En revanche, il a estimé que la mission de l’armée de terre supposait
réflexion et que si sa mission devenait celle d’une quasi-gendarmerie
internationale, cela méritait d’être analysé, et il fallait alors définir dans
quelles conditions les hommes seraient engagés.
Il a rappelé que s’il existait tout un corpus juridique, toute une série
de lois classiques sur la guerre, sur les crises, sur l’état de siège, c’est parce
que le problème de l’emploi des forces, dans un pays démocratique, était un
problème juridico-politique majeur, en premier lieu parce que les armes de la
République ne doivent pas être retournées contre la République, et ensuite
parce qu’elles doivent être employées dans des conditions telles que tous les
citoyens puissent s’y reconnaître.
Il a précisé que, s’il n’était pas inimaginable en soi qu’un officier
puisse éventuellement être mis en cause devant des tribunaux pour son action
ou son inaction à une époque où il avait par exemple un béret bleu des
Nations Unies sur la tête, cela relevait d’un domaine de droit, de politique ou
de justice qui n’avait plus rien à voir avec le règlement général d’emploi des
forces armées dans la République française.
Or, il a ajouté que c’est dans ce type de situations qu’on pouvait se
trouver, en ex-Yougoslavie ou, demain, à Chypre ou au Kosovo. Expliquant
qu’il était évident que l’ampleur qu’avait prise l’affaire du Rwanda dans la
presse montrait que l’état actuel du droit et des institutions souffrait de
manques, il a insisté sur le fait qu’il fallait absolument y réfléchir et

progresser sur le statut juridique des forces et la question de savoir qui peut
ordonner quoi à qui.
Il a ajouté que pendant la guerre du Golfe, l’un des aspects qui
l’avait stupéfié, c’est que le Général Schwartzkopf ait entrepris de lui refuser
certaines informations et que cela signifiait que, bien qu’on ait dit que les
Français avaient en charge un commandement opérationnel, la vérité était
qu’ils étaient entièrement sous le commandement opérationnel des
Américains qui, contrôlant par ailleurs l’espace aérien, avaient même tenté
d’empêcher la France, par exemple, de faire sortir ses avions de
reconnaissance pour prendre des photographies.
Il a précisé qu’en fait, dans l’affaire du Golfe, la chaîne de
commandement ne montait pas à Paris mais s’arrêtait quelque part en Arabie
Saoudite.
Il a ajouté que, dans des conditions d’interventions de ce type, pour
que la signification du commandement des armes par le pouvoir politique ait
un sens, il fallait que les mandats, les délégations de pouvoir, la place des
officiers français dans les états-majors, la place de la France dans le recueil,
l’exploitation et les échanges de renseignements soient soigneusement
établis.
Le Président Paul Quilès a relevé que la réflexion de M. Pierre
Joxe rejoignait l’étude lancée, au sein de la Commission de la Défense, quant
à la nécessité de redéfinir la légitimité des opérations extérieures et les
conditions dans lesquelles ces opérations peuvent être menées, et que
s’agissant de la DGSE, mot rarement prononcé, un travail était également en
cours au sein de la Commission pour étudier les modalités d’une association
du Parlement au suivi de ses activités.
Retour au sommaire des auditions du

Audition de M. James GASANA
Ministre rwandais de la Défense (avril 1992-juillet 1993)
(séance du 10 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. James Gasana, Ministre de
la Défense du Rwanda du deuxième gouvernement pluripartite du 16 avril
1992 et du troisième gouvernement pluripartite du 18 juillet 1993 où il n’a
pu exercer ses fonctions puisqu’il s’est exilé en Suisse dès le 19 juillet après
avoir été menacé de mort. Membre de la tendance modérée du MNRD,
M. James Gasana a participé aux négociations des accords d’Arusha en
tentant de faire prévaloir une solution politique pacifique.
M. James Gasana s’est déclaré convaincu que les résultats des
travaux de la mission permettront de jeter la lumière, non seulement sur les
causes du silence et de l’indifférence de la communauté internationale qui ont
été responsables de la tragédie rwandaise de 1994, mais aussi sur son
ampleur et sur les acteurs rwandais et internationaux responsables de celle-ci.
Il a rappelé que ce drame avait eu lieu alors que la région hébergeait des
troupes étrangères bien équipées à qui rien ne manquait pour neutraliser les
criminels qui l’ont perpétré ; la MINUAR comptait 2 500 Casques bleus, les
Etats-Unis avaient un contingent de 300 marines basé à Bujumbura, l’Italie
disposait d’un contingent de même ampleur en Ouganda, la France et la
Belgique avaient quant à elles dépêché des unités pour évacuer les
ressortissants étrangers.
C’est entre avril et juin 1994 que près de 600 000 personnes
d’ethnie tutsie furent massacrées atrocement dans un génocide qui ne sera
jamais assez condamné, perpétré par des organisations politiques de
jeunesses extrémistes hutues. L’atrocité et le caractère systématique de
l’extermination des Tutsis ont été décrits par M. René Degni-Segui,
Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’Homme : « Les
atrocités se révèlent davantage dans la manière de donner la mort aux
Tutsis. Ceux-ci sont le plus souvent exécutés à l’arme blanche, frappés à
coups de machettes, de haches, de gourdins, de barres de fer jusqu’à ce que
mort s’en suive. »
Cependant, l’ampleur des tueries qui ont eu lieu depuis avril 1994
est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale.
Le nouveau régime et ses alliés se sont efforcés d’étouffer la vérité sur la

gravité de la tragédie rwandaise. C’est ainsi, par exemple, que le rapport
Gersony, accepté par le Haut Commissaire pour les réfugiés qui l’avait
commandé, a été mis sous embargo par le Secrétaire Général des Nations
Unies pour des raisons politiques. En travaillant sur un échantillon de trois
communes, sur les cent quarante-trois que comptait le pays, M. Gersony
avait établi qu’entre juin et septembre 1994, le Front patriotique rwandais
avait déjà tué 30 000 personnes d’ethnie hutue.
Par un exercice d’extrapolation sur d’autres communes de la même
région, on peut imaginer le niveau des dégâts causés par le régime du Front
patriotique à l’ensemble du pays.
Sur la base des données qui lui ont été communiquées par ses
informateurs au Rwanda et dans les anciens camps de réfugiés au Zaïre et en
Tanzanie, M. James Gasana a estimé qu’en une année le Rwanda avait perdu
environ 40 % de sa population de 1994, le chiffre généralement avancé de
800 000 à un million de victimes étant bien en deçà de la réalité.
En septembre 1994, déjà, le ministère de l’Intérieur rwandais du
nouveau régime donnait un chiffre, plus proche de la réalité d’alors,
d’environ 2 100 000 victimes. En mai 1997, le recoupement de tous les
témoignages reçus permettait d’estimer le nombre des victimes du conflit à
l’intérieur du pays et de l’ex-Zaïre à près de 3 150 000, chiffre qu’il a publié
au mois de mars de l’an passé. La répartition régionale des victimes à
l’intérieur du pays montre que la moitié de la population des seules
préfectures de Byumba et Kibungo a été décimée.
Il a souhaité faire part à la mission des questions importantes qui se
posaient encore à lui pour comprendre comment le Rwanda avait sombré
dans ces abîmes, dès le lendemain du 6 avril 1994. Il s’est ainsi demandé ce
qu’étaient venues faire dans la région les unités militaires américaines et
italiennes avant le 6 avril, date à laquelle on avait déclenché le génocide en
perpétrant l’attentat contre le Président Habyarimana et son homologue
burundais, Cyprien Ntaryamira, pourquoi la MINUAR avait été retirée au
moment où, plus que jamais, la population avait besoin de sa protection et
enfin pourquoi le Front patriotique rwandais avait sommé les forces
étrangères présentes dans le pays de ne pas intervenir sous peine d’être
traitées comme ennemies.
M. James Gasana a tout d’abord précisé les attributions du Ministre
de la Défense du Gouvernement de transition démocratique du Rwanda, mis
en place le 16 avril 1992. Ce Gouvernement devait mettre en oeuvre un
programme de transition précis, convenu entre les cinq partis qui le
composaient : le MRND, le MDR, le PSD, le PL et le PDC. Il était très

précisément prévu que les décisions du Gouvernement devaient être prises
par le Conseil des ministres et selon les règles du consensus. Les décisions
relatives à la défense et à la sécurité ne faisaient pas exception. Les questions
afférentes à la sécurité extérieure du pays étaient débattues en pleine
transparence. En matière de sécurité, les attributions du Ministre de la
Défense se limitaient à la sécurité contre les menaces extérieures. Il suivait la
politique gouvernementale dans ce domaine. Il a indiqué que l’idée selon
laquelle les compétences du Ministre de la Défense étaient plus vastes venait
de la multiplication des rôles joués par la gendarmerie.
La législation prévoyait la possibilité pour le ministre de l’intérieur,
le ministre de la justice, les préfets de préfecture et les officiers du ministère
public de recourir à la gendarmerie nationale. Toutefois la sécurité intérieure
et la tranquillité publique relevaient des attributions du Ministre de
l’Intérieur.
M. James Gasana a ensuite défini quels étaient selon lui les enjeux
de la guerre d’octobre 1990. Le 1er octobre 1990, l’armée ougandaise et les
rebelles du Front patriotique rwandais ont perpétré une agression armée
contre le Rwanda dans le but de renverser ses institutions légales et de
donner le pouvoir à l’armée des réfugiés rwandais tutsis. Il s’agissait d’une
agression d’Etat par une section de l’armée d’un Etat voisin, le Président
Museveni d’Ouganda disait lui-même des agresseurs du Rwanda qu’ils
étaient ses « boys qui ont déserté et qui devront être punis ». Sur le plan
juridique, il s’agissait d’un conflit véritablement international correspondant à
la définition de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du
14 décembre 1974 : « emploi de la force armée par un Etat contre la
souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un Etat ou
de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies. »
L’agression ougandaise mobilisait une large section de l’armée, qui
comptait dans ses rangs des réfugiés rwandais tutsis, contre un pays voisin
avec lequel l’Ouganda n’avait pas de litiges. Il ne s’agissait donc nullement
d’une guerre civile, même si les agresseurs voulaient provoquer des
affrontements ethniques pour mieux s’emparer du pouvoir.
Les règles du droit international permettaient donc au Rwanda de
demander l’assistance militaire de pays amis, que ce soit par la présence de
troupes, ou la vente d’armes. Pendant la première semaine de la guerre, la
France et la Belgique ont envoyé des troupes pour mener une opération
humanitaire de protection et d’assistance à leurs ressortissants et aux autres
étrangers qui quittaient le pays dans la panique. Des accusations outrancières
émanant de certains milieux ont été portées contre cette opération, mais il

n’y pas eu autant de voix qui se sont élevées pour condamner une agression
contre un pays qui vivait en paix avec ses voisins.
Il a alors rappelé l’évolution sociopolitique du Rwanda. L’Etat
s’efforçait d’améliorer les conditions économiques et sociales du pays. La
plus grande partie de ses ressources était consacrée à l’amélioration de
l’infrastructure sociale et éducative par la construction d’écoles, de centres
de santé et d’hôpitaux. L’investissement militaire par habitant était l’un des
plus bas d’Afrique. Toutes les composantes ethniques vivaient dans une
harmonie que l’on n’avait pas connue durant plus de deux siècles. Les
démons ethniques s’étaient profondément endormis depuis les années 1970.
La liberté d’expression et une diversification rapide de la presse indépendante
enregistraient de réels progrès.
Avant même le discours du Président Mitterrand à La Baule, une
énorme pression interne s’exerçait en faveur de changements démocratiques
au Rwanda. Ces changements devenus irrépressibles devaient permettre,
d’une part, de mettre en place un véritable Etat de droit, et d’autre part de
résoudre de façon digne le problème des réfugiés que les gouvernements qui
s’étaient succédé après l’indépendance, n’étaient pas parvenus à régler. Il a
donc déploré que l’Ouganda et le Front patriotique rwandais aient envahi le
Rwanda dans une conjoncture favorable aux forces de changement
démocratique.
Il a déclaré que ce qui s’est passé au Rwanda n’a pas été l’effet
d’une haine séculaire entre Hutus et Tutsis mais plutôt celui d’une guerre
insensée imposée par l’Ouganda et le Front patriotique rwandais, sans
laquelle le génocide des Tutsis n’aurait pas été possible. Un certaine presse
internationale a souvent déformé la réalité en cherchant à valider les thèses
reposant sur les prétendus héritages de l’administration coloniale belge ou de
l’Eglise catholique.
La guerre d’octobre avait manifestement pour objectif la prise du
pouvoir au Rwanda par la fraction rwandaise tutsie de l’armée ougandaise. Il
conviendrait donc de s’interroger sur l’origine des moyens que l’Ouganda et
le Front patriotique rwandais ont utilisés pour mener le Rwanda au pire
désastre de son histoire.
Les récents événements et le changement intervenu au Congo
confirment que la tragédie rwandaise a été le résultat des choix arrêtés par les
puissances anglo-saxonnes et l’Ouganda d’accorder un appui injustifiable à la
rébellion du Front patriotique rwandais qui voulait instaurer un pouvoir
ethnofasciste. Cet appui a été le facteur le plus puissant de la bipolarisation

ethnique. Une très forte ingérence externe s’est développée et a fait sombrer
le pays dans un marasme sociopolitique sans précédent dans son histoire.
L’ingérence des Etats-Unis et de l’Ouganda a été décrite par
M. Crawford : « Depuis la prise du pouvoir de la NRA » donc l’armée
nationale ougandaise « en Ouganda en 1986, le Front patriotique rwandais
a commencé à opérer ouvertement. La présence de Rwandais dans cette
armée suscitait le ressentiment des Ougandais qui les considéraient comme
des étrangers indûment privilégiés. En plus, des critiques concernant la
taille de l’armée étaient formulées, dans le pays et en Occident, surtout
après l’accroissement de l’insécurité dû aux mouvements de dissidents au
nord. C’est lors du processus de démobilisation, financé par l’Occident, que
les bataillons du Front patriotique rwandais furent créés.
« Les militaires rwandais avec leurs collègues ougandais étaient
formés par les Britanniques sur la base militaire ougandaise de Jinja. Les
Américains ont lancé la formation des leaders du Front patriotique qui
occupaient également les postes de haute responsabilité dans l’armée
ougandaise. Paul Kagamé fut formé à l’école militaire de l’armée
américaine à Leavenworth au Kansas.
« Depuis 1989, les Etats-Unis ont soutenu les attaques perpétrées
conjointement par le Front patriotique rwandais et l’Ouganda contre le
Rwanda. Des télégrammes reçus par le département d’Etat font référence
aux observations formulées par des experts militaires sur l’appui de
l’Ouganda au Front patriotique rwandais. Le dossier relatif au département
d’Etat, ne comportait pas moins de 61 rapports, en 1991. Entre 1989 et
1992, les Etats-Unis ont accordé à l’Ouganda un montant de 183 millions
de dollars d’aide financière, soit le double de l’aide accordée au Rwanda.
Parallèlement au renforcement des relations américano-ougandaises et
anglo-ougandaise, on assistait à une escalade des hostilités entre
l’Ouganda et le Rwanda. Entre 1990 et 1993, l’Ouganda a fermé ses
frontières au passage des marchandises destinées au Rwanda en provenance
du Kenya.
« En août 1990, le Front patriotique rwandais préparait déjà
l’invasion en pleine connaissance de cause et avec le feu vert des services
secrets britanniques. »
Cette aide financière apportée par les Etats-Unis ne pouvait servir
qu’à financer l’effort de guerre de l’Ouganda en appui au Front patriotique
rwandais. Une analyse faite au Washington Post par M. Harrad Marwitz qui
montre que l’aide financière américaine à l’Ouganda sur la période en
question est égale à toute l’aide qui lui avait été accordée au cours des

vingt-sept années précédentes l’a confirmé. On y apprend, par ailleurs, qu’en
1989 lorsqu’il était clair que l’Ouganda et le Front patriotique rwandais
menaient des attaques contre le Rwanda, un mémorandum interne à l’USAID
déconseillait l’augmentation de l’aide militaire et de l’assistance économique
à un pays qui finançait le renversement d’un pouvoir légal par des réfugiés.
Les crédits alloués à l’Ouganda par le Fonds monétaire international
et la Banque mondiale dans le cadre du programme d’ajustement structurel
ont aussi constitué une voie de financement de la guerre. Les fonds des
institutions de Bretton Woods lui ont fourni la possibilité d’importer du
matériel de guerre au profit du FPR. L’octroi de ces fonds était subordonné à
la réduction des dépenses militaires. Le Président Museveni s’en est donc
fort habilement servi pour démobiliser ses sureffectifs qui étaient une source
de problèmes politiques intérieurs. Il a détourné ces crédits pour financer
indirectement l’effort de guerre du FPR.
Tout laisse à penser que, vis-à-vis des Français, certaines grandes
puissances alliées au FPR trouvaient par ce biais une voie non
compromettante pour l’aider efficacement à prendre le pouvoir. La politique
d’ajustement structurel s’est révélée favorable à l’Ouganda et défavorable au
Rwanda ; l’Ouganda devait réduire la taille de son armée alors que le
Rwanda ne pouvait pas augmenter à son gré la taille de la sienne. Le Front
patriotique rwandais se renforçait donc à peu de frais : le trop plein des
éléments rwandais de la NRA passait au Front patriotique. Bien que le
Rwanda ait lui aussi perçu des crédits internationaux, le montant de ceux-ci
étaient de loin inférieurs à ceux perçus par l’Ouganda, ce que ne pouvaient
pas ignorer les amis du FPR et de l’Ouganda.
Une analyse objective des facteurs qui ont conduit au génocide des
Tutsis et au massacre massif des Hutus de 1994 ne peut pas passer sous
silence le rôle particulièrement néfaste de l’aide financière indirecte des
puissances anglo-saxonnes et des institutions de Bretton Woods apportée par
l’intermédiaire de l’Ouganda à la rébellion du Front patriotique rwandais. Les
administrations de ces pays et ces organisations n’ont pas mesuré les
conséquences du fait d’imposer par les armes la domination d’une minorité
armée là où existaient des demandes d’ouverture démocratique. Sans leur
appui, le Front patriotique rwandais n’aurait pas pu financer la déstabilisation
d’un pouvoir légal, reconnu comme tel par la communauté internationale,
quelle que soit l’appréciation portée sur la manière de gouverner le pays.
L’analyse américaine a placé la crise rwandaise dans le contexte
géopolitique de l’Afrique orientale et centrale caractérisé notamment par la
menace de développement de l’intégrisme islamiste dont la tête de pont était
le Sud-Soudan. Pour les Américains, il fallait soutenir l’Ouganda qui

constituait la prochaine cible de cet intégrisme. Plus la crise durait, plus elle
devenait complexe. A la dimension internationale de cette guerre est venue
s’ajouter l’opposition interne au régime du Président Habyarimana qui
cristallisait l’antagonisme régional entre le nord et le sud.
M. James Gasana a ensuite considéré que deux domaines devaient
être distingués dans la nature des opérations militaires menées par la France
au Rwanda : la coopération militaire et l’opération Noroît.
La coopération militaire française comprenait un volet gendarmerie,
institué en 1975. La gendarmerie rwandaise a bénéficié de l’assistance
française pour la formation de ses cadres. Elle était destinée aux jeunes
officiers à l’issue de leur formation militaire. Ceux-ci apprenaient les
techniques de maintien et de rétablissement de l’ordre, la police judiciaire, la
recherche du renseignement judiciaire, la police technique, et le droit pénal.
La France envoyait également des instructeurs à l’école de gendarmerie
nationale de Ruhengeri pour la formation des sous-officiers aux fonctions
d’officiers et d’agents de police judiciaire. La formation couvrait les
domaines de la police judiciaire, le droit pénal, le maintien et le
rétablissement de l’ordre public, la recherche du renseignement, la police
routière etc.
En mai 1992, le Gouvernement rwandais a demandé à la
coopération française de l’aider à rendre la gendarmerie encore plus
performante en matière de maintien de l’ordre public, de lutte contre le
terrorisme et de protection du processus de démocratisation, suite à
l’intensification des attentats en février. Des experts français ont aidé à
former aux techniques d’enquête les agents du centre de recherche criminelle
et de documentation. Au cours de la même année, avec la multiplication des
manifestations et des émeutes organisées par les partis politiques et des
affrontements entre les organisations politiques de jeunesse, il a été demandé
à la coopération française une aide pour former un bataillon mobile spécialisé
dans le maintien et le rétablissement de l’ordre public.
La coopération française a permis à la gendarmerie d’améliorer ses
performances pendant la période de grande tension politique et de guerre de
1991 à 1993. La gendarmerie s’est bien comportée au cours des
manifestations et des émeutes grâce aux techniques apprises dans les
programmes de formation, il ne lui a été fait aucun reproche pour ses actions.
Elle a respecté les règles du droit dans les opérations de maintien de l’ordre
public ainsi que les procédures formelles dans l’exécution des mandats
délivrés par le ministère public.

Il a tenu à souligner que l’apport de la France à la gendarmerie avait
beaucoup aidé le Rwanda dans le processus de démocratisation. Le Rwanda
a ainsi pu disposer d’un corps professionnel de qualité qui a constitué un
pilier important dans la gestion de la transition démocratique. Lors des
émeutes de 1992 et 1993, il n’y a pas eu de répressions arbitraires ou
violentes grâce à l’action de la France qui a également fourni les moyens
appropriés pour gérer ces situations évitant ainsi des réactions maladroites
dans des conditions de grande tension.
La France a été au premier rang de la coopération militaire avec le
Rwanda. Toutefois, celles de la Belgique et de l’Allemagne n’étaient pas
négligeables. Les Etats-Unis, dans une faible mesure, entretenaient aussi une
coopération militaire.
La Belgique est restée aux côtés des Forces armées rwandaises
pendant la guerre. En réalité les unités d’élite étaient formées par la Belgique
au centre commando de Bigowe, jusqu’à la crise d’avril 1994. Les officiers
suivaient des formations avancées en Belgique. L’hôpital militaire de
Kanombe, un des meilleurs qu’ait compté le Rwanda, bénéficiait d’un appui
technique et financier belge. Dans la défense du pays contre le Front
patriotique, l’aide belge à cet hôpital a sans doute été aussi déterminante que
l’aide française à l’artillerie. C’est en reconnaissance du rôle joué par la
Belgique dans la défense du Rwanda que le Président Habyarimana a voulu
qu’elle fournisse un contingent important de casques bleus au sein de la
MINUAR.
Le Gouvernement a veillé à ce que la coopération avec la France ne
soit pas un sujet de discorde entre les partis qui le composaient. L’opposition
n’était pas unanimement favorable à une victoire militaire des forces armées
rwandaises. Cela nécessitait de recenser des domaines de coopération
militaire qui ne soient pas sujets à controverse. L’accent a été mis sur le
perfectionnement des unités spécialisées de l’armée rwandaise, notamment
des bataillons d’artillerie et de parachutistes pour renforcer les capacités de
défense. La France s’est efforcée d’éviter que ses actions de coopération ne
perturbent le processus de paix et elle a poussé le Président Habyarimana à
négocier avec le Front patriotique.
Un officier français a été placé auprès de l’état-major de l’armée
rwandaise en qualité de conseiller du Chef d’Etat-major. Il n’y a jamais eu de
conseillers militaires, ni auprès du Ministre de la Défense, ni auprès du
Président de la République, ni auprès du Premier Ministre.
Un détachement de coopérants militaires pour l’assistance à
l’instruction, qui n’était pas une unité combattante, comprenait des

instructeurs ayant pour mission de dispenser une formation destinée aux
personnels des unités d’artillerie de campagne, aux pilotes de l’escadrille
d’aviation -5 pilotes ont ainsi été formés, dont quatre brevetés- et à certains
membres du bataillon de reconnaissance. Bien que les instructeurs aient la
possibilité de suivre leurs élèves pour évaluer la formation et même leur
prodiguer des conseils, il n’y a jamais eu d’ordre d’opération pour
l’articulation des Forces armées rwandaises avec le DAMI.
Depuis l’entrée de l’opposition au Gouvernement, certains analystes
de l’administration française sentaient qu’il ne serait pas facile de maintenir la
relation antérieure et qu’une solution militaire du conflit n’avait pas de
chance d’aboutir. Le conflit armé ayant divisé la classe politique rwandaise,
la France s’enfonçait de plus en plus dans un guêpier. Elle déploya de vains
efforts auprès de la Grande-Bretagne pour obtenir son concours auprès de
Museveni qui estimait, comme les Etats-Unis, que le rôle de cordon de
protection contre la poussée islamiste au Soudan de l’Ouganda était plus
stratégique que la paix au Rwanda. La France a donc appuyé la voie
négociée tout en sauvegardant une force gouvernementale politique et
militaire. Néanmoins, elle sentait que le Gouvernement rwandais ne verrait
pas le bien-fondé des négociations si le Front patriotique n’occupait pas une
partie de territoire. Ce raisonnement avait déjà permis au Front patriotique,
en mai 1992, de prendre une partie de la commune de Muvumba, les
commandes d’armements passées à la France n’ayant pas été honorées à
temps. En juin 1992, alors que les forces rwandaises venaient d’acquérir des
obusiers français de 105 mm, la France leur en a refusé l’utilisation alors que
les FAR étaient en mesure de reprendre le contrôle des hauteurs des
communes de Kiyombe et Kivuye. La perte de ces hauteurs dont le FPR
conservera le contrôle sera un des facteurs déterminants de la suite de la
guerre. L’autorisation d’agir ne sera donnée que lorsque, après avoir décidé
d’acheter des obusiers de 125 mm à l’Egypte, les instructeurs égyptiens
arriveront à Kigali.
M. James Gasana a précisé que vers le milieu de l’année 1992, la
NRA avait accru son ingérence dans la guerre et que le nombre des déplacés
avait atteint 350 000. Un des objectifs de la coopération avec la France sera
alors de contribuer à protéger les déplacés contre les bombardements du FPR
et d’éviter que l’extension de la zone des combats n’augmente leur nombre.
A la demande des autorités rwandaises, la France avait mis à la disposition de
l’armée rwandaise des instructeurs pour améliorer la qualité de quelques
bataillons. L’intervention française s’est limitée à cela et il n’a jamais été
question de demander une intervention des troupes françaises dans la guerre,
car d’une part les forces armées rwandaises étaient politiquement plurielles
même si elles étaient supposées être non partisanes et une présence française

au front aurait pu être dénoncée par l’opposition et aggraver la polarisation
du Gouvernement, et d’autre part, une intervention étrangère directe n’était
plus envisageable après l’ouverture des négociations de paix à Arusha.
Depuis 1992, les conditions de l’appui que la France apportait au
Rwanda s’étaient fortement modifiées, rien ne pouvait être fait sans un
consensus entre le Président et le Gouvernement de transition démocratique.
Il a déclaré qu’en ce qui concerne les matériels, la France n’avait
jamais pris en charge financièrement les achats d’armes par le Rwanda, que
ce soit en France ou auprès d’autres pays. Si dans les opérations d’achat
effectuées en Egypte, le Crédit Lyonnais avait été impliqué dans les
transactions, ce fut un choix du fournisseur égyptien qui voulait couvrir ses
risques par une banque agréée par les deux parties et la Banque nationale du
Rwanda. Cette couverture du risque aurait pu être le fait de toute autre
banque dans laquelle la Banque nationale du Rwanda avait un compte. Ces
garanties étaient exigées par tous les fournisseurs. Toutes les opérations
financières relatives à l’acquisition d’armes étrangères transitaient par les
organismes bancaires, depuis les cautions préalables aux livraisons jusqu’au
règlement des soldes après livraisons. Il a précisé qu’à l’exception de la
fourniture de certaines armes lourdes d’artillerie et d’aviation, de la vente de
certaines munitions et de certains équipements spécialisés, comme le matériel
de transmission, commandés auprès d’entreprises privées, la France n’avait
pas figuré parmi les plus gros fournisseurs. Pour les armes légères, les prix
français étaient supérieurs à ceux de la concurrence. De surcroît, les FAR
n’utilisaient pas d’armes légères françaises. En outre, depuis avril 1992, le
Gouvernement respectait la législation rwandaise en vigueur sur les marchés
publics qui exigeait d’avoir au moins trois offres par lot de commandes.
Abordant l’opération Noroît, il a précisé qu’en octobre 1990, la
France, comme la Belgique, avait envoyé au Rwanda deux compagnies de
militaires pour assurer la protection des ressortissants français et étrangers et
les intérêts de la France. Les Français occupaient l’aéroport pour mieux
contrôler l’espace aérien rwandais, les Belges assurant le contrôle du
transport routier entre l’aéroport et la ville de Kigali. Frustré par l’espace
occupé par les Français dans les relations militaires avec le Rwanda et
attaqué par son opposition, le Gouvernement belge a très vite retiré ses
troupes, imposé au Rwanda un embargo sur les armes et même suspendu la
livraison du matériel déjà commandé et payé.
En octobre 1990, les troupes françaises basées dans la capitale, ont
effectué des missions à l’intérieur du pays pour regrouper à Kigali les
étrangers qui quittaient le pays ou la zone des combats. A chaque reprise des
hostilités, les troupes françaises effectuaient les mêmes opérations

d’évacuation d’étrangers des zones situées au voisinage du front et de
protection des infrastructures aéroportuaires.
Il a indiqué que, lors de chacune de ces opérations, la France avait
toujours tenu informé le commandement du Front patriotique rwandais de la
conduite des évacuations et de leur durée. Il était clair que ces opérations
étaient couvertes par des déploiements de reconnaissance pour éviter le pire
mais que, si ces reconnaissances s’en étaient parfois rapprochées, elles
n’avaient jamais atteint la ligne de front.
Il a estimé que la présence des troupes belges et françaises au
Rwanda, en 1990, dans le cadre d’une mission humanitaire, avait permis au
pays de ne pas sombrer dans les affrontements interethniques. Abandonner le
Rwanda à lui-même et à l’action combinée de l’armée ougandaise et du Front
patriotique, n’aurait fait que contribuer à attiser la panique au sein de la
population.
Il a estimé que les militaires français n’avaient jamais dépassé le
cadre de leur mission de coopération avec un pays souverain. Le
Gouvernement ne leur avait jamais demandé de participer aux combats ce qui
ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de situations où les risques
d’affrontements avec le Front patriotique rwandais étaient grands, ni de
circonstances dans lesquelles certaines gesticulations pouvaient donner une
impression de belligérance à un observateur non avisé comme ce fut, par
exemple, le cas lors des opérations d’évacuation des expatriés à Byumba et à
Ruhengeri quand des militaires français, à la suite d’attaques des rebelles, ont
failli se trouver encerclés. Pour éviter ce risque, les troupes de
reconnaissance pouvaient s’approcher du front en cas de besoin et d’autres
couvraient les convois. Il n’y a jamais eu, ni provocations, ni affrontements.
Le risque d’affrontement était si élevé, en février 1993, que les
militaires français ont failli entrer dans les combats pour protéger Kigali. Le
Front patriotique rwandais venait de violer le cessez-le-feu, tuant
40 000 personnes dans les préfectures de Byumba et de Ruhengeri, jetant
ainsi sur la voie du déplacement intérieur près d’un million d’autres
Rwandais. Le FPR menaçait d’assaillir Kigali et était parvenu à quelques
kilomètres seulement de la capitale.
En conclusion, M. James Gasana a évoqué le rôle de la France dans
les négociations de paix et dans le processus politique. Le rôle joué par la
France au Rwanda après 1990 n’a pas toujours été à la hauteur de la
complexité de la situation. Le soutien à la démocratisation n’a pas répondu
aux attentes suscitées par le discours du Président Mitterrand à La Baule. Il
n’y a pas eu de signes d’accompagnement du processus de changement

politique tels que le renforcement de la société civile et l’appui aux partis
politiques dans l’apprentissage de la démocratie. Après le départ de
l’ambassadeur Martre, il n’y pas eu d’efforts visant à amener le Président
Habyarimana à composer avec les partis d’opposition au sein du
gouvernement multipartite ce qui a été interprété comme une caution
politique de la France au Président Habyarimana et au parti MRND.
Alors que d’autres pays comme les Etats-Unis, la Belgique, la
Tanzanie, formulaient des propositions pour faire progresser les négociations
d’Arusha, la France semblait mener une politique de réaction et non
d’initiative. C’est ainsi que d’aucuns ont eu, à tort, l’impression qu’elle
mettait en avant les solutions militaires.
Enfin, il a souligné que la coopération militaire franco-rwandaise a
été efficace, particulièrement pour la gendarmerie. Il a estimé que le rôle
politique de la France n’avait pas été à la hauteur des attentes des acteurs
politiques internes d’où les critiques parfois outrancières et dénuées de
fondement dirigées contre sa présence militaire.
Evoquant des déclarations antérieures de M. James Gasana sur les
accords d’Arusha, le Président Paul Quilès a souligné que l’analyse qu’il en
faisait imputait leur échec au fait qu’ils consacraient la bipolarisation de
l’armée et, par là même, accentuaient celle du pays. Il a souhaité savoir si une
démilitarisation totale et définitive du pays sous l’égide de l’ONU aurait pu
conduire à une paix durable.
M. James Gasana a estimé que la bipolarisation de l’armée prévue
par les accords d’Arusha était l’un des facteurs d’échec de la mise en oeuvre
de cet accord. La focalisation sur le rôle des forces armées, n’a pas permis
d’approfondir les réflexions sur la réconciliation nationale ; les questions
touchant à la réconciliation sociale n’ont pratiquement jamais été abordées,
or celle-ci était impérative pour permettre la mise en oeuvre de l’accord.
La bipolarisation n’était que l’effet de la peur mutuelle entretenue
par les deux communautés. Le rôle des armées a toujours été -au Rwanda
comme au Burundi d’ailleurs- de protéger le groupe au pouvoir. La seule
possibilité de rompre ce cercle vicieux de peur mutuelle et de recherches de
solutions dans l’armée, aurait été de démilitariser le pays pour reconstruire la
confiance mutuelle. Certes ce processus aurait pris beaucoup de temps mais
il s’agissait de la seule solution pour les deux pays dans la mesure où l’armée
y était considérée comme un instrument d’exercice du pouvoir.
M. Pierre Brana a demandé quels étaient les principaux pays
fournisseurs d’armes au Rwanda, quelle place occupait la France parmi eux

et si la France avait refusé de livrer des armes. Il s’est interrogé sur le regard
porté par le Président Habyarimana sur le processus de démocratisation au
Burundi depuis 1988 ; s’agissait-il d’un exemple et d’un encouragement pour
le processus de démocratisation au Rwanda ou, au contraire, cette situation
suscitait-elle un sentiment de refus ? Enfin il s’est inquiété d’une éventuelle
utilisation par le Président rwandais de la solidarité francophone par rapport
au monde anglo-saxon symbolisé par l’Ouganda et le FPR.
M. James Gasana a précisé que les principales sources
d’approvisionnement en armes étaient l’Afrique du Sud, l’Egypte, la Chine et
ultérieurement la Pologne, voire dans certains cas la Grèce, Israël et, bien
sûr, pour des équipements spécialisés, la France. La France occupait certes
une place assez importante parmi les fournisseurs, mais pour ce qui est de la
valeur de l’armement, elle ne figurait ni en première, ni en seconde position,
car la plupart des dépenses d’armement concernaient les armes légères qui
n’étaient pas d’origine française. Les FAR disposaient de kalachnikovs, de
R4 sud-africaines, d’armes belges. En revanche, la France a été le plus grand
fournisseur pour l’équipement plus lourd d’artillerie, les FAR étant équipées
dans ce domaine de matériels français. Par ailleurs, la France a fourni
gratuitement des armes au Rwanda dans des situations particulières. Ce fut le
cas lors d’attaques surprises du FPR, pour parer au plus pressé, en attendant
que le Gouvernement rwandais mobilise ses procédures pour effectuer les
commandes. En situation normale, la France n’a pas procuré d’armes
gratuitement. Dans certains cas, elle a même freiné les commandes, y
compris pour les armes dont elle était le seul fournisseur. Ainsi, au mois de
mai 1992, alors que le FPR avançait et menaçait d’attaquer, le Rwanda a
passé des commandes de bombes rendues indispensables par le contexte
tactique que la France n’a pas honorées. Elle a laissé à dessein le FPR
avancer et n’a fourni le matériel commandé que lorsque que le FPR occupait
déjà une partie du territoire. En juin 1992, alors que le Front patriotique
menaçait la préfecture de Byumba dans le nord du pays, la France n’a pas
non plus livré les matériels commandés, permettant ainsi l’occupation de près
de 5 % du territoire rwandais, ce qui a conduit à négocier avec les
représentants français le passage de la ligne de stabilisation du front. La
France utilisait les livraisons d’armement pour contraindre les parties
concernées par le conflit à négocier.
Il a fait observer que le Président Habyarimana, comme tous les
autres acteurs politiques au Rwanda, avait été encouragé par l’expérience de
démocratisation conduite au Burundi. Il a confirmé, pour l’avoir lui-même
entendu, y compris en présence de certaines délégations françaises, que le
Président Habyarimana citait le processus burundais comme un exemple à
suivre dans les négociations d’Arusha. Il jugeait que ces négociations

devaient permettre de remettre la souveraineté au peuple en élaborant des
modalités d’organisation d’élections afin que les représentants du peuple
soient des élus et non des personnes convenues dans une formule arbitraire
comme cela a d’ailleurs été le cas. Il a affirmé que le Burundi constituait aux
yeux du Président Habyarimana, un bon exemple d’exercice de la démocratie
et qu’il s’agissait de la meilleure solution pour le pays. Il en allait de même
pour l’opposition à qui cette expérience burundaise avait prouvé que des
élections justes permettaient de participer à l’exercice du pouvoir.
Sur le fait de savoir si le Président Habyarimana avait joué de la
solidarité francophone, il a répondu que, dans la révolution que traversait le
Rwanda et le contexte historique du moment, cela apparaissait parfaitement.
De grandes solidarités s’étaient en effet alors tissées dans la communauté
francophone. En revanche, il a estimé que le Président Habyarimana n’avait
pas compris les intentions, ni les moyens du monde anglo-saxon, en dépit des
efforts que certains groupes avaient consentis pour l’amener à s’allier à son
homologue ougandais. Il a cité les contacts établis notamment par le groupe
Prayer Breakfast pour l’inciter à entrer dans cette alliance anti-islamiste
contre le Soudan à laquelle on avait pensé l’intégrer. S’il avait perçu
l’importance qu’attachaient les Américains à cette action, la suite des
événements aurait été différente. En effet, c’est lorsque les Américains ont
jugé que le Président Habyarimana tardait à concrétiser cette alliance avec
Museveni qu’ils ont dû arrêter leur choix et décider de renforcer la position
du Président ougandais. Ayant lui-même appartenu au groupe international
Prayer Breakfast et ayant suivi la négociation, il a considéré que les
informations qu’il venait de livrer à la mission n’étaient pas contestables.
Deux rencontres ont été organisées entre les Présidents Museveni et
Habyarimana : une première à Arusha, à la fin du mois de janvier 1992 et
une seconde, en décembre de la même année.
Revenant sur les cessions gratuites d’armes par la France,
M. François Lamy s’est enquis des canaux suivis, des interlocuteurs
contactés et des délais d’acheminement.
M. James Gasana a indiqué que ces livraisons concernaient surtout
des armes destinées aux unités d’appui car les FAR s’efforçaient de détenir
des stocks d’urgence pour l’armement léger. Les armes d’appui étaient
utilisées avec l’autorisation de la France, lorsque les circonstances
l’exigeaient. Ce contrôle s’effectuait à travers la gestion des stocks. Il
convenait alors de convaincre les représentants de l’autorité française,
attaché militaire et ambassadeur, que le Rwanda subissait une agression et
que son armée ne pouvait réagir en raison de l’insuffisance de ses stocks. Il
n’a pas pu préciser la provenance des livraisons mais a précisé qu’elles

n’intervenaient pas toujours aussi rapidement que le contexte l’aurait exigé.
Toutefois leur volume permettait à chaque fois de rétablir le niveau des
stocks, ce qui maintenait en permanence un équilibre militaire entre les
parties aux négociations.
Après avoir rappelé que les procédures de livraisons d’armes de la
France au Rwanda faisaient normalement l’objet de dispositifs légaux très
précis, M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si les livraisons françaises
correspondaient à des commandes antérieures en attente qui étaient
débloquées en raison des situations de crise ou si les armes étaient livrées en
dehors des commandes effectuées selon des procédures normales.
M. James Gasana a précisé que ces livraisons ne correspondaient
pas à des commandes car le Gouvernement rwandais était alors engagé dans
le processus de négociations d’Arusha et qu’il se trouvait de fait dans
l’impossibilité de passer des commandes d’armement. Les demandes visaient
à reconstituer les stocks de munitions pour permettre une fixation du front et
le maintien d’un équilibre des forces.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité compléter sa question en
demandant si les armes, destinées à maintenir un stock en cas d’agression,
étaient cédées à titre gratuit.
M. James Gasana a indiqué que les apports d’urgence aux unités
d’appui n’étaient pas payés mais que les commandes concernant les
équipements radio ou les munitions pour les mitrailleuses l’étaient
puisqu’elles étaient passées aux fabricants, les procédures étant alors
différentes.
M. Bernard Cazeneuve a précisé que dans ce dernier cas, les
commandes de l’Etat rwandais faisaient l’objet d’autorisations dans le cadre
de la procédure d’examen par la CIEEMG. Il a également indiqué que,
notamment en 1992, alors que M. James Gasana était Ministre de la Défense,
onze cessions gratuites étaient intervenues, à hauteur de 15 millions de
francs, ce qui avait vraisemblablement permis de reconstituer les stocks sous
contrôle conjoint.
M. James Gasana a répondu par l’affirmative en précisant que ces
fournitures étaient consécutives à l’ouverture d’hostilités par le FPR, souvent
d’ailleurs en violation de l’accord de cessez-le-feu.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir confirmation du fait que
l’utilisation des armes fournies était soumise à un contrôle.

M. James Gasana a confirmé que leur utilisation était
rigoureusement contrôlée et même souvent à outrance. Il arrivait que les
autorités rwandaises ne comprennent pas pourquoi ce contrôle était imposé
alors que les rebelles avançaient. Pour illustrer ces propos, il a rappelé que le
5 juin 1992, les FAR disposaient déjà d’une batterie de mortier 105 mm dont
les utilisateurs n’étaient pas encore formés. A la même date, lors de
négociations à Paris, le Gouvernement rwandais avait demandé à la France
une aide à la formation des hommes et s’était vu opposer un refus. Alors que
le FPR attaquait et que les combats se poursuivaient, la France avait
maintenu sa position, conduisant le Rwanda à passer commande d’une
batterie de mortier à l’Egypte. Ce n’est que lorsque la batterie égyptienne et
ses instructeurs sont arrivés que la France a accepté de former l’unité
rwandaise, y compris pour l’utilisation du matériel égyptien.
Revenant à la première question posée par le Président Paul Quilès,
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence du raisonnement de
M. James Gasana qui face à la thèse de l’invasion étrangère appuyée, depuis
l’Ouganda, par les Américains parvenait à la conclusion un peu singulière
pour un Ministre de la Défense qu’il fallait démilitariser le pays, ce qui
l’exposait à des risques considérables.
M. James Gasana a tout d’abord expliqué sa position en
s’appuyant sur le fait que le Rwanda était un petit pays confronté à de
difficiles problèmes internes et qu’il ne pouvait pas maintenir une armée pour
se protéger de ses quatre voisins. Si l’on excepte la situation actuelle où le
Zaïre a été attaqué par d’autres puissances, à travers le Rwanda, il a souligné
qu’il ne lui apparaissait pas possible, sans mobiliser d’alliances
exceptionnelles, que le Rwanda puisse sortir vainqueur d’un conflit avec ses
voisins et a ajouté que, pour gérer une menace interne ou parer aux
conséquences d’une menace externe, le Rwanda n’avait pas besoin d’une
armée supérieure à quelques milliers d’hommes.
Il a par ailleurs indiqué que, jusqu’à l’agression d’un pays voisin en
1990, pendant les trente années qui ont suivi l’indépendance, le Rwanda
n’avait jamais connu de problèmes extérieurs. Les difficultés auxquelles il
s’était trouvé confronté jusque là étaient d’ordre interne et c’est pour y faire
face que l’armée avait été formée. Il a estimé que pour régler les problèmes
internes qui sont plutôt d’ordre social et politique, l’armée ne se justifiait pas
mais qu’il suffisait de forces de police ou de gendarmerie.
Soulignant que M. James Gasana était Ministre de la Défense lors
de la négociation des accords de coopération, M. Michel Voisin a souhaité

connaître qui avait pris l’initiative du réexamen des accords et sur quoi
portaient les modifications.
M. James Gasana a indiqué qu’il pensait que les accords antérieurs
étant arrivés à échéance, il fallait absolument prévoir un avenant, d’autant
plus que le contexte intérieur du pays avait beaucoup évolué. La situation
imposait d’adapter la gendarmerie à un contexte de pluripartisme, alors
qu’elle avait été bien formée grâce à l’appui français sous un système de parti
unique dans lequel le pays ne connaissait pas d’émeutes, ni de manifestations
politiques. Face à ce genre de situations, les moyens d’intervention, soit
n’existaient pas, soit étaient inopérants faute de personnels formés pour les
gérer. La gendarmerie devait donc travailler autrement, ce qui explique que
l’accent a été mis sur une meilleure formation à la manipulation des outils
juridiques, comme sur la collaboration avec une société pluripartite. Le
terrorisme et les attentats à la bombe constituaient des éléments totalement
nouveaux pour le pays. Or ce terrorisme s’est intensifié en 1992 et le
Gouvernement n’était pas préparé à faire face à ce genre de situations et il a
fallu solliciter l’aide de la France. Enfin, le Rwanda comptait déjà en mai et
juin 1992, environ 350 000 habitants déplacés qu’il fallait protéger en
renforçant les moyens de défense contre un envahisseur qui ne cessait
d’avancer, d’où la nécessité de professionnaliser l’armée dans un contexte où
il convenait de faire en sorte qu’elle ne soit pas présentée comme l’armée
d’une seule faction politique. Le Gouvernement devait donc disposer d’une
force armée bien formée et disciplinée et non plus augmenter à nouveau ses
effectifs comme cela avait été fait en 1990 quand l’armée était passée de
5 000 hommes à plus de 25 000, au risque d’être confrontée à un manque
d’encadrement des troupes. Il a donc été décidé de mettre un frein au
recrutement, à l’augmentation des effectifs pour privilégier la formation, la
professionnalisation de l’armée et également son adaptation au paysage
politique. C’est dans se sens qu’ont été modifiés les accords tout en tenant
compte des impératifs des négociations de l’accord de paix.
M. René Galy-Dejean a souhaité savoir si, pendant la durée des
responsabilités ministérielles de M. James Gasana, les milices existaient déjà,
s’il avait été conduit à quitter le Rwanda sous la pression de menaces et s’il
se sentait encore menacé.
M. James Gasana a précisé qu’il avait préparé à l’intention de la
mission d’information un document intitulé « La violence politique au
Rwanda, 1991-1993 » qui constitue un témoignage sur le rôle des
organisations des jeunesses des partis politiques. Il a estimé qu’il s’agissait
du document qui offre l’analyse la plus approfondie de la situation des
jeunesses politiques des partis et indiqué qu’il avait été élaboré en réponse

aux accusations portées contre la France s’agissant de son éventuelle
implication dans la formation des milices. Il a souligné qu’il ressortait, à la
lecture de ce document, que la France n’était nulle part mentionnée dans le
développement de ces organisations de jeunesse car elle n’avait jamais rien
eu à voir avec elles. Il a déclaré que eux qui prétendaient le contraire étaient,
soit mal informés, soit de mauvaise foi.
Il a estimé que parler de « milices » avant la fin de l’année 1993
constituait un abus de langage. Le terme de « milices » a été utilisé
prématurément parce que les partis rivaux qui s’affrontaient à travers les
organisations politiques de la jeunesse désignaient sous ce nom, pour se
discréditer les uns les autres, l’organisation politique de la jeunesse adverse.
Ces organisations ne répondaient nullement à la définition d’une milice qui
suppose d’avoir un minimum de formation, d’équipement et d’organisation
militaires ce qui n’était, selon lui, pas le cas des organisations politiques de
jeunesse avant la fin de 1993. Des organisations politiques de grands partis
-le MRND, le MDR, le PSD et également, au début, le parti libéral s’affrontaient. Elles étaient utilisées pour des activités d’animation politique
dans les meetings populaires mais aussi dans les manifestations et, par
conséquent, lors des affrontements politiques entre partis, lors des émeutes.
Il arrivait que certains de leurs membres formés au maniement des armes
commettent des actes de banditisme armés mais à titre individuel et pas au
nom d’une organisation politique. La gendarmerie a joué un rôle important
pour empêcher les débordements de ces organisations de jeunesse puisqu’elle
était parvenue à les contrôler dans les émeutes et les manifestations, surtout à
partir du moment où un bataillon d’intervention spécialisé a été formé dans le
cadre de la coopération avec la France pour ce genre de situations.
S’agissant de son départ du Rwanda, il a précisé que sa présence
était considérée comme un problème pour l’une des milices les plus
importantes, les Interahamwe, qui s’était vu, au début de l’année 1993,
obligée comme les autres à se conformer aux règles de bonne conduite. A
cette époque, plus d’une centaine de ses membres étaient en détention,
attendant que la justice se prononce sur leur cas. Alors que des pressions
s’exerçaient pour obtenir leur libération, il avait catégoriquement refusé que
la gendarmerie consente à les relâcher avant que la justice ne statue sur leur
sort . Il a estimé que cette milice était à l’origine des menaces dont il a été
l’objet.
Il a ensuite considéré que le terme de milice pouvait être employé à
partir de la fin de l’année 1993, car, avec l’assassinat du Président burundais,
en octobre 1993, il s’est produit un retournement dans le paysage politique.
Jusque là les organisations de jeunesse émanant des deux grands partis hutus

en présence -MRND et MDR- s’affrontaient sur des lignes politiques et non
ethniques. Elles ont alors conclu des alliances sur d’autres bases que des
bases politiques, pensant qu’il y avait une menace régionale des groupes
armés de l’ethnie tutsie. Il en est résulté une bipolarisation « ethnique » qui a
fait disparaître les moyens d’autocontrôle interne et ces groupes ont pu
s’armer devenant ainsi des milices à proprement parler.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité connaître le sentiment de
M. James Gasana sur l’éventuelle responsabilité d’une fraction des FAR,
proche de la CDR dans l’attentat contre l’avion présidentiel. Il s’est demandé
si cet attentat pouvait résulter des conflits très durs opposant les extrémistes
hutus dans les toutes dernières semaines précédant l’attentat. Il a également
souhaité obtenir quelques éléments d’information sur les relations entre
MM. Sagatwa et Bagosora.
M. James Gasana a rappelé que l’attentat s’était produit après son
départ du Rwanda, mais que, compte tenu de son importance, il avait
effectué de nombreuses recherches sur le sujet. Il a déclaré que ses analyses
et ses connaissances antérieures de la vie politique rwandaises le conduisaient
à considérer que la thèse de la responsabilité des factions des FAR pro CDR,
de la garde présidentielle, ou des extrémistes hutus, n’était pas crédible. Tout
d’abord, les membres des FAR n’étaient pas formés à l’utilisation de missiles
sol-air du type de celui qui a détruit l’avion et ensuite le Gouvernement
rwandais n’avait jamais envisagé d’acquérir des armements antiaériens
puisque le FPR ne possédait pas d’aviation.
M. Bernard Cazeneuve a fait remarquer que ce type de missile
était en dotation dans l’armée ougandaise et que, compte tenu du fait que
l’Ouganda fournissait des armes au FPR, celles-ci auraient pu être récupérées
par les FAR à l’occasion d’une débâcle sur le théâtre d’opération militaire.
M. James Gasana a convenu de la possibilité de cette récupération
mais a souligné qu’il eût fallu, pour utiliser de telles armes, avoir recours à
des personnels formés et qualifiés. Or il s’est déclaré en mesure d’affirmer
qu’aussi longtemps qu’il avait exercé ses fonctions, aucun militaire des FAR
n’avait été formé à la manipulation des missiles antiaériens. Le pays étant
petit un tel entraînement n’aurait pu être pratiqué sans que cela se sache. Par
ailleurs, les FAR ont collecté les restes des missiles utilisés contre l’aviation
rwandaise mais n’ont pas trouvé de missiles non utilisés. En octobre, lorsque
la guerre a éclaté, le Front patriotique a abattu pendant la première semaine
un avion de reconnaissance rwandais et, durant le même mois, un hélicoptère
avec des missiles SAM 7 dont les restes ont été collectés et ont d’ailleurs été
montrés à la presse.

M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il se plaçait dans l’hypothèse
où une partie des FAR, ralliée à l’extrémisme hutu aurait commis l’attentat.
L’attitude du Colonel Bagosora au lendemain de cet attentat conduisait à se
poser la question de savoir si la récupération des missiles et la formation de
miliciens pour les utiliser auraient pu se faire sans que le Ministre de la
Défense en exercice en soit tenu informé. Il a souhaité savoir si, en sa qualité
de Ministre de la Défense, M. James Gasana pouvait avoir la certitude qu’un
certain nombre de membres de l’armée ralliés à l’extrémisme n’auraient pas
pu agir à son insu.
M. James Gasana a assuré qu’aussi longtemps qu’il avait été en
fonction, tout ce qui était contrôlable dans les unités et dans les services était
contrôlé. C’est d’ailleurs ce contrôle qui avait été à l’origine de ses difficultés
puisqu’il était si étroit que même le Colonel Bagosora y était soumis. Il a
affirmé connaître parfaitement les compétences et les moyens dont les FAR
disposaient, dans la mesure où il visitait les unités et que l’armée disposait de
services de renseignements internes permettant de suivre étroitement tout ce
qui s’y passait, y compris des mouvements plus imperceptibles que ce genre
de manipulations d’armes.
Par ailleurs, il lui est apparu peu vraisemblable d’envisager que des
conflits ayant pour source des désaccords stratégiques puissent conduire des
gens à s’éliminer sans avoir construit de perspective pour une action
ultérieure. Il ne peut être question de vouloir assassiner un président sans en
prévoir le remplacement. Si ce remplacement avait été prévu, les
commanditaires de l’attentat, auraient dit le soir même : « Le président a été
assassiné ; on met un tel ou un tel en place ». Or, la succession des
événements a permis de constater que personne n’était prêt à saisir le
pouvoir ; ce qui écarte l’hypothèse selon laquelle une faction aurait agi de
façon criminelle pour s’emparer du pouvoir. En outre, d’autres éléments, que
ce soit avant ou après le 6 avril, montrent que ce sont plutôt d’autres
formations politicomilitaires qui sont à l’origine de l’attentat. Deux jours
avant sa tenue, la conférence au sommet de Dar Es-Salam n’était pas connue
du Colonel Bagosora. Il faudrait creuser un peu pour savoir qui l’a
convoquée. Une délégation américaine a entrepris un périple dans la région
pour inviter les chefs d’Etat à s’y rendre. Ses membres devraient savoir qui a
ou non gardé le secret avec les chefs d’Etat contactés jusqu’à la tenue de la
réunion.
Il a estimé que le groupe hutu extrémiste du Colonel Bagosora ne
devait pas avoir eu le temps matériel de s’organiser, d’autant plus qu’il ne
connaissait ni l’ordre du jour du sommet de Dar Es-Salam, ni le moment du
retour du Président Habyarimana. Tout le monde sait par contre que les

troupes du FPR avaient fait mouvement le lendemain de l’attentat, ce qui
écarte, selon lui, l’hypothèse tendant à accuser les milices ou des groupes
militaires pro CDR.
A M. Jacques Myard qui souhaitait savoir si les allégations selon
lesquelles des listes de personnes à supprimer avaient été préalablement
établies semblaient plausibles, M. James Gasana a indiqué que le fait que les
massacres aient été systématiques et rapides n’avait pas surpris les
populations car, depuis la fin de l’année 1993, la situation de tension était
bien connue, y compris de la communauté internationale. Il s’est rappelé
qu’un document publié par quelques hauts officiers de l’armée rwandaise
avait circulé et avait été envoyé à la MINUAR. Il y était précisé que la
situation était très explosive et que des opérations d’élimination se
préparaient. Il semblerait donc que les représentations diplomatiques, même
si elles ont feint d’être surprises ne l’aient pas été réellement.
Il a souligné qu’à partir de 1991, certaines listes circulaient. Elles
comprenaient une vingtaine de personnes, dont des militaires. Il s’agissait
surtout de listes établies par un parti contre le parti rival dans le cadre de
luttes politiques entre les factions sans qu’elles aient eu de caractère ethnique
systématique. Il lui a d’ailleurs été dit qu’en 1994, le Front patriotique, à
l’instar des autres groupes, disposait ses propres listes de localisation des
personnes. Il semblerait donc que ces listes aient d’abord été établies dans le
cadre de la lutte entre les factions politiques et qu’elles aient visé initialement
de hautes personnalités politiques, indépendamment des ethnies.
M. François Lamy a demandé à M. James Gasana ce qui pouvait
lui donner à penser que la France menait une politique de réaction face aux
accords d’Arusha et donnait l’impression de favoriser le Président
Habyarimana et si celui-ci souhaitait véritablement la réussite des accords
d’Arusha.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’armée française avait
conduit des opérations à caractère secret en pénétrant sur le territoire
ougandais depuis le Rwanda et s’il était possible que de telles opérations
aient eu lieu sans que les autorités militaires rwandaises en aient été
informées.
M. James Gasana a précisé qu’il n’avait pas voulu dire que la
France avait appuyé des groupes extrémistes dans le processus d’Arusha,
mais qu’ayant participé aux négociations, il avait pu noter une certaine
inactivité, une certaine absence d’initiative chez le représentant français au
cours des négociations. En comparaison de l’activité déployée par les autres
observateurs sa présence ne se traduisait pas par des apports particuliers dans

les discussions. Il n’y avait aucun rapport entre le niveau de la présence
française au Rwanda -qu’elle soit militaire ou autre- et le niveau de la
présence française à Arusha. Il y avait là un décalage qu’il a jugé inquiétant.
Ayant connu deux ambassadeurs au Rwanda -l’Ambassadeur
Georges Martre et son successeur- il a estimé que, même si des initiatives
spectaculaires n’étaient pas forcément prises, M. Georges Martre était au
moins à l’écoute des différents acteurs politiques rwandais. Quel que soit le
parti auquel ils appartenaient, les personnalités politiques rwandaises
l’abordaient car il discutait, écoutait et réagissait, souvent à la plus grande
satisfaction de tous. Après son départ, ses interlocuteurs n’ont pas retrouvé
la même qualité d’écoute auprès de son successeur.
M. François Lamy a souhaité que soit mieux précisé le rôle de la
France, son ambassadeur n’écoutait-il plus personne ou écoutait-il plutôt une
voix officielle ?
M. James Gasana a indiqué que les autres acteurs politiques avec
qui il s’était entretenu avaient eu l’impression que la France avait choisi
d’écouter davantage la tendance MRND que les autres, impression donnée
par la différence de comportement entre l’attitude de l’ambassadeur Martre
et celle de son successeur.
Il a considéré que le Président Habyarimana voulait la réussite des
accords, puisqu’il ne l’a pas vu freiner leur mise en oeuvre, au contraire. Il a
pu noter son inquiétude devant le fait que sa demande de remettre la
souveraineté au peuple n’ait pas été prise en compte. Le Président déplorait
le partage du gâteau, le partage du pouvoir politique rwandais qui confiait tel
nombre de postes à tel parti et tel nombre de postes à tel autre. Si l’on
considère la suite des événements, il ne peut pas lui être fait grief d’avoir mis
l’accent sur la remise de la souveraineté au peuple et d’avoir privilégié
l’organisation de processus électoraux plutôt que les compromis avec les
partis politiques.
S’agissant d’éventuelles opérations secrètes françaises en Ouganda,
il a estimé que les informations qui en faisaient état émanaient de personnes
de mauvaise foi. L’opinion a probablement confondu ces prétendues
intrusions avec les opérations conduites par une mission française en
Ouganda et convenues entre l’Ouganda, le Rwanda et la France, pour vérifier
si la base des attaques du FPR se situait en Ouganda. Cette mission baptisée
MOF -Mission d’observateurs français- s’est rendue en Ouganda mais il
s’agissait d’une mission connue, qui a remis un rapport non seulement à la
France mais aussi au Rwanda et à l’Ouganda, conformément aux décisions

convenues à Paris entre le Front patriotique, l’Ouganda et le Gouvernement
rwandais.

Audition de MM. Michel ROY, Directeur de l’action internationale au
Secours catholique, et Régis DU VIGNAUX, Chef de service adjoint au
« service urgences » du Secours catholique
(séance du 16 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Michel Roy, directeur de
l’action internationale au Secours catholique, et M. Régis du Vignaux, chef
de service adjoint au service urgences de cette même association.
Il a rappelé que le Secours catholique est un membre de
l’organisation Caritas qui a été très présente sur le terrain pendant la crise
rwandaise, en particulier dès le début des massacres en 1994.
M. Michel Roy a précisé en introduction que M. Régis du Vignaux
et lui-même n’étaient pas des spécialistes du Rwanda, ni de la politique
française en Afrique, mais qu’ils intervenaient en tant que responsables du
Secours catholique. Il a précisé qu’ils n’avaient pas été témoins directs de ce
qui s’était passé, mais qu’ils avaient recueilli de nombreux témoignages de
leurs partenaires locaux.
M. Michel Roy a indiqué que le Secours catholique intervenait à la
demande de la conférence épiscopale, approchée pour cette audition, mais
que les propos tenus n’engageraient pas l’Eglise de France ni, à plus forte
raison, l’Eglise du Rwanda. Il a relevé toutefois que tous leurs propos
seraient imprégnés d’une approche ecclésiale qui est celle du Secours
catholique dans toutes ses actions.
M. Michel Roy a signalé qu’il avait lui-même vécu trois ans au
Burundi, en milieu rural, dans l’Est du pays à la fin des années 70 et que
cette expérience personnelle lui avait permis d’entrer en relation avec des
réfugiés rwandais puisque l’un de leurs principaux camps se trouvait dans
cette zone. Il a mentionné qu’il avait eu l’occasion, en tant qu’enseignant de
travailler avec des enseignants réfugiés rwandais.
Il a fait valoir que les relations entre le Secours catholique et les
autorités françaises avaient été limitées aux contacts avec la cellule d’urgence
et qu’elles avaient toujours été empreintes de confiance.
M. Régis du Vignaux a précisé que le Secours catholique était
membre du réseau Caritas Internationalis qui regroupe 146 membres dans le

monde, ce qui lui permet d’être représenté dans à peu près tous les pays où il
existe une Eglise catholique.
Les partenaires locaux du Secours catholique sont constitués par les
membres de ce réseau, c’est-à-dire pour la zone des Grands Lacs, par les
Caritas du Rwanda, du Burundi, de Tanzanie et des trois diocèses du Kivu
concernés par la crise du Rwanda, à savoir ceux de Goma, Bukavu et Uvira.
L’engagement du Secours catholique, c’est-à-dire de Caritas
France, au Rwanda est bien antérieur à 1994 et a consisté à conduire des
actions de développement avec Caritas Rwanda.
A partir du déclenchement du conflit rwandais en 1990, l’action de
Caritas France a bien évidemment tenu compte des actions de guerre et de
leurs conséquences ; une aide a été accordée aux déplacés du Nord qui
refluaient vers Kigali et dans les environs. Il en a été de même pour les
réfugiés burundais de 1993, amassés dans la région de Butare, dans le sud.
Caritas France a par ailleurs encouragé des activités de développement
classiques : soutien de femmes séropositives, prise en charge des orphelins
du sida à Kigali et Nyundo, amélioration de l’élevage. Ces actions
s’inscrivaient dans le cadre habituel de ses actions de développement.
A partir du déclenchement des massacres de 1994, l’action de
Caritas France s’est davantage orientée vers les actions d’urgence. D’avril à
septembre, le génocide et la guerre civile ont jeté sur les routes du Rwanda
un habitant sur trois. La situation alimentaire de ces populations a revêtu un
caractère d’extrême gravité et Caritas France a contribué, au sein du réseau,
à soulager la situation des déplacés dans le sud du pays, le centre-sud et le
sud-ouest, en organisant un approvisionnement à partir de Bujumbura au
Burundi.
A la fin de 1994, après la normalisation de la situation, Caritas
France a contribué à réorganiser le réseau intérieur Caritas au Rwanda dont
une proportion du personnel que l’on peut estimer entre un tiers et la moitié
avait disparu, qu’ils aient été tués ou qu’ils se soient enfuis à l’étranger.
Après cette réorganisation, dans les années 1995 et 1996, Caritas
France a été amenée à appuyer deux types d’actions. L’une, interne au
Rwanda, était la réhabilitation et la remise à niveau de nos partenaires autant
qu’il était possible de le faire à cette époque. L’autre, externe au Rwanda,
était l’aide aux réfugiés, un million et demi, qui étaient regroupés
essentiellement au Kivu et en Tanzanie.

Les Caritas européennes s’étaient partagé la tâche et Caritas France
travaillait essentiellement avec les Caritas du Kivu du centre et du nord,
c’est-à-dire Bukavu et Goma, tandis que Caritas Allemagne, par exemple,
était plutôt à Uvira.
L’offensive d’octobre à décembre 1996 qui a conduit à vider les
camps de réfugiés du Kivu puis de Tanzanie et à provoquer le retour
d’environ un million de réfugiés vers le Rwanda a été accompagnée d’un
soutien immédiat, mais l’idée et la politique de Caritas a toujours été, d’aider
les réfugiés, une fois rentrés « sur leurs collines », comme l’on dit dans le
pays, à se réinsérer dans la vie sociale.
Un immense travail de reconstruction a été commencé, qui se
poursuit aujourd’hui car il est loin d’être fini. Il concerne le rétablissement
dans une vie décente de familles qui ont été profondément choquées :
rescapés des massacres, souvent des femmes et des enfants seuls qui ont
perdu l’essentiel de leurs familles, réfugiés qui sont rentrés et ont perdu tous
leurs biens. Le problème principal consiste à leur redonner un logement, et
avoir les moyens d’y vivre. C’est le but de l’essentiel des programmes de
réhabilitation que Caritas France développe actuellement.
Entre décembre 1996 et mars 1997, le réseau Caritas a essayé
cependant de suivre dans leur périple les réfugiés qui avaient choisi de fuir
vers l’ouest et qui se sont perdus dans les forêts du Kivu avec les
conséquences que l’on sait. Les résultats de ces efforts ont été peu probants.
Fin 1997, après que le problème des réfugiés eut été résolu pour
l’essentiel, Caritas France s’est recentrée sur le Rwanda et sa réhabilitation.
Chacune des Caritas européennes a accepté d’accompagner plus
particulièrement un diocèse du Rwanda. Sur demande de Caritas Rwanda,
Caritas France s’est retrouvée en partenariat avec deux diocèses du
sud-ouest du pays, à savoir Cyangugu et Gikongoro. Il s’agissait de les
accompagner dans le travail de réhabilitation, de reconstruction et de remise
en service de tout le système social qui existait avant les événements.
Il a fallu réhabiliter les structures, à savoir le système de santé et une
partie du système scolaire, tout au moins la part qui dépendait de l’Eglise et
qui était importante dans ce pays. Cela s’est fait progressivement de 1995 à
1997. A l’heure actuelle, le système de santé dépendant de l’Eglise est
pratiquement réhabilité. La difficulté est de lui donner une pérennité. Le défi
majeur actuel est de pouvoir le faire vivre dans les années qui viennent en lui
permettant de retrouver une part de l’autonomie qu’il avait avant la guerre.

Caritas France a envoyé dans le sud-ouest ainsi que dans le nord du
Rwanda du côté de Nyundu quelques personnels en renfort des partenaires
locaux, sans jamais se substituer à eux, pour remettre en service des systèmes
de santé. Elle a également contribué à aider en personnels les équipes
internationales établies à l’extérieur du Rwanda dans des camps de réfugiés
du Kivu. L’effort financier nécessaire pour soutenir tout cela a représenté
pour le Secours catholique, au cours de ces quatre années de 1994 à 1998,
un engagement de l’ordre de 65 millions de francs français, ce qui, pour le
budget de ce type d’association, est considérable. Les deux tiers de ces
65 millions de francs provenaient des fonds propres, c’est-à-dire de la quête
dans le public. Durant les quatre dernières années, les pays des Grands Lacs
africains, et tout particulièrement le Rwanda, ont été les pays les plus aidés
dans le monde par le Secours catholique.
Le Secours catholique continue d’être engagé auprès de partenaires
locaux au Rwanda. Il n’a pas d’autre choix que de continuer à les aider, il ne
peut se retirer et il continue à travailler au Rwanda, au Burundi, en
République démocratique du Congo et en Tanzanie.
L’objectif du Secours catholique au Rwanda est bien sûr la
réhabilitation socio-économique mais également ce que l’on n’ose pas encore
appeler la réconciliation, mais tout au moins la cohabitation et le
rapprochement des ethnies.
Une autre priorité pour le Secours catholique est le Burundi où la
situation est peut-être encore plus critique qu’au Rwanda et plus difficile à
traiter parce que l’on est en situation de guerre civile ouverte et qu’il y a,
parallèlement à cette situation, une situation d’urgence à traiter, qui n’existe
plus au Rwanda et qui est liée à des déplacements de population nombreuse.
Le Secours catholique continue à s’occuper de l’appui aux réfugiés
dans les pays voisins, principalement les réfugiés burundais en Tanzanie qui
sont aujourd’hui les plus nombreux.
M. Régis du Vignaux s’est interrogé sur la pérennité des résultats
obtenus grâce à leurs efforts. Il a estimé qu’elle dépendra essentiellement
d’une part de la transformation intérieure, personnelle, des esprits et qu’à ce
titre l’Eglise du Rwanda avait une part de responsabilité essentielle, d’autre
part, de l’émergence d’une solution politique à long terme. M. Régis du
Vignaux a souligné que l’action humanitaire n’aboutit par elle-même à
aucune solution car celle-ci ne peut être que politique.
Il s’est ensuite efforcé de faire la balance entre les aspects positifs et
négatifs de l’attitude des Eglises. Il a estimé que la responsabilité des Eglises

anciennes était évidente car elles n’ont pas cherché à susciter un consensus
interethnique durant toute la période allant de 1960 à 1990. Certains
personnels des églises ont été responsables d’excès, dans leur parole à
l’évidence, dans leurs actes parfois.
Il a toutefois indiqué qu’il avait reçu de nombreux témoignages
selon lesquels certains membres de l’Eglise du Rwanda ont contribué à
protéger des victimes en 1994.
Un autre signe encourageant est l’engagement de nombreuses
personnes dans une « pastorale », comme l’on dit en termes d’Eglise,
c’est-à-dire dans une démarche fondée sur la reconnaissance des
responsabilités individuelles et devant déboucher sur un rapprochement avec
autrui. Des résultats existent, même s’ils demeurent discrets.
M. Michel Roy a souligné l’importance de l’influence de la crise du
Burundi en octobre 1993 sur le comportement des forces armées rwandaises
et de ceux qui les dirigeaient.
En juin 1993, M. Ndadaye est élu président du Burundi. En octobre,
a lieu un coup d’Etat militaire au cours duquel le Président est assassiné.
Suite à ces événements, de nombreux Tutsis sont massacrés par les Hutus. Il
semblerait que l’hypothèse de l’assassinat du président ait été envisagée par
les dirigeants hutus, ainsi que le type de réactions à organiser immédiatement
si cela se produisait, c’est-à-dire le massacre des Tutsis. L’armée burundaise,
tutsie à 100 %, a ensuite déclenché une répression féroce jusqu’en décembre
1993.
M. Michel Roy a estimé que la façon dont les accords d’Arusha ont
commencé à être mis en oeuvre a également contribué à créer une zizanie
institutionnelle entre les partis qui ont dû partager le pouvoir, ce qui a permis
aux plus extrémistes de préparer la suite.
Il a lu à la mission des extraits d’un rapport d’un de ses collègues
qui était présent au Rwanda en avril 1993 : « Si les racines du mal
demeurent bien le conflit Tutsi-Hutu, il ne faudrait pas s’arrêter là parce
que cela arrange pas mal de gens. Il y a, en effet, un conflit
président-premier ministre et des luttes intestines au sein du gouvernement
composé à partir des cinq partis politiques, la plupart en opposition avec le
président et, pour certains, en cheville avec le FPR.
« Il y a un fossé nord-sud qui se creuse au sein même des Hutus.
D’ailleurs, de nombreux Hutus menacés ou déçus rejoignent les rangs du
FPR, qui est désormais doté d’une armée particulièrement disparate.

« Enfin, il y a le clivage riche-pauvre qui s’est fortement renforcé
ces dernières années. La misère paysanne chasse les jeunes dans la
capitale. Des hordes de milliers d’enfants envahissent chaque matin Kigali
gonflant le petit peuple des enfants de la rue encore inconnu il y a cinq ans.
Ils resteront.
« Que nous réserve le lendemain ? L’horizon est menaçant.
« Le vrai coupable apparaît bien être ces hommes au pouvoir,
indifférents aux intérêts de la nation et aux détresses des populations. Ces
gens n’ont plus guère de légitimité. L’explosion pourrait-elle, dans ce
contexte, être évitée sans une intervention extérieure neutre au nom de la
justice et de la protection humanitaire ? L’ONU semble l’unique recours. »
M. Michel Roy a esquissé une première approche de la manière dont
les relations entre Tutsis et Hutus se reflétaient dans les mentalités. Il a
opposé le complexe de supériorité des Tutsis, minoritaires partout dans la
région, au complexe d’infériorité des Hutus, alors que ces derniers sont
majoritaires. Il a souligné combien il était difficile de pénétrer leur mode de
pensée parce que le Kirundi et le Kinyarwanda sont des langues dans
lesquelles on s’exprime beaucoup par allusion, jamais directement. Les
choses ne sont jamais dites clairement, en face.
Il a considéré que ce complexe d’infériorité ressenti par les Hutus,
largement manipulé par les extrémistes, est une des explications de leur
volonté d’exterminer le peuple tutsi.
M. Michel Roy a distingué quatre types de comportements chez les
responsables chrétiens rwandais au cours des massacres de 1994.
Premièrement, une minorité s’est opposée à ces massacres,
assumant le risque de mort. Cette minorité a le plus souvent été elle-même
massacrée et il existe des témoignages de ces actes de bravoure.
Deuxièmement, la majorité des responsables de l’Eglise du Rwanda
était opposée aux massacres mais sans vouloir s’engager réellement, de peur
des représailles.
Troisièmement, certains religieux et religieuses, voire certains
évêques, se sont rendus complices des génocidaires par leur attitude ou leur
parole.
Quatrièmement, certains, une dizaine peut-être, ont participé
activement aux massacres.

M. Michel Roy a estimé que, de 1990 à 1993, des interventions
françaises utiles ont servi à protéger des vies et qu’il en fut de même pour
l’intervention Turquoise, même si elle a été trop tardive.
Il a comparé l’impuissance de l’ONU avant et pendant les
événements à de la non-assistance à population en danger. Il a rappelé qu’en
1993, M. Gonzague de Roquefeuil écrivait : « Il y aurait bien une solution
de sagesse, la présence d’une force d’interposition de l’ONU d’au moins
1500 soldats sur la frontière ougando-rwandaise. Elle assurerait le
déminage - c’est une zone minée - et le retour des masses de paysans chez
eux, garantissant la sécurité. Le gouvernement français est favorable à cette
solution car elle est neutre; surtout, elle n’est composée ni de Français, ni
d’Anglais, ni de Belges.
« Malheureusement, les Etats-Unis et certains pays s’y opposent,
lui préférant une force africaine, ainsi que les Anglais du fait de leur passé
colonial. Les forces du groupe observateur militaire neutre de l’OUA,
hélas, n’ont pas la même confiance des populations que celles de l’ONU. »
Il a jugé que la non-intervention à Goma et Bukavu, en novembre
1996, s’assimilait à un manque de courage justifié par un manque de moyens.
Le Secours catholique avait demandé cette intervention mais il lui a été
répondu qu’elle était impossible et que l’action de la France était paralysée.
M. Michel Roy a souligné qu’au Rwanda, comme ailleurs, les
interventions militaires qui n’ont un objectif qu’humanitaire ne permettent
pas de résoudre les crises dont la nature est politique et dont les solutions le
sont aussi.
Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur
l’appréciation portée par le Secours catholique sur la nature des objectifs de
l’opération Turquoise. Il a souhaité également connaître le point de vue de
MM. Michel Roy et Régis Du Vignaux sur la décision de créer une zone
humanitaire sûre dans la mesure où cette initiative a été critiqué au motif
qu’elle représentait un facteur de risque supplémentaire en concentrant
encore davantage les populations.
Il a souhaité savoir pourquoi l’Eglise catholique, dont l’influence
était si forte, n’a pas su jouer un rôle plus décisif d’apaisement et de
médiation.
M. Régis du Vignaux a déclaré qu’il ne pouvait juger l’opération
Turquoise sur ses objectifs, qu’il ignorait, mais sur ses résultats. D’un côté,
elle a permis à certains Tutsis, même si leur nombre est limité, d’échapper

aux massacres. Cette attitude de protection à l’égard des Tutsis a entraîné
une modification très révélatrice de l’attitude des populations hutues à
l’égard des Français car elles avaient cru au départ à un soutien militaire de la
France face au FPR. La déception a succédé à l’enthousiasme.
Mais cette intervention n’a pas permis de dégager de solution
politique. Elle a tout au plus permis de fixer temporairement des populations
importantes dans le sud-ouest qui se sont ensuite déversées dans la région du
Kivu, lors du retrait des troupes françaises, avec les conséquences que l’on
connaît.
Le résultat est donc mitigé : Turquoise était appropriée si son but
était de sauver quelques vies humaines ; elle a échoué si elle voulait, mais
cela n’avait pas été affiché, promouvoir une solution politique.
M. Michel Roy a regretté que l’Eglise n’ait pas adopté une position
plus ferme avant les événements de 1994. Le 11 mars 1994, une lettre des
évêques de la conférence épiscopale du Rwanda a dénoncé fermement les
fauteurs de troubles. Elle visait tout autant les soldats du FPR, les miliciens
que les forces armées rwandaises. Elle condamnait les tueries et les pillages
perpétrés sous l’uniforme militaire ainsi que l’escalade vers la guerre civile et
demandait aux autorités politiques de prendre leurs responsabilités.
Force est de reconnaître qu’il n’y a pas eu d’engagement suffisant
de l’Eglise rwandaise pour essayer d’interrompre ou simplement d’empêcher
les massacres. Avant le 6 avril, l’Eglise s’est contentée de déclarations, et
uniquement de déclarations, et on sait bien que l’archevêque de Kigali était
membre du parti unique du Président Habyarimana.
M. Régis du Vignaux a estimé qu’il fallait considérer l’Eglise
catholique rwandaise comme une part du peuple rwandais. Clercs, prêtres et
religieux subissaient le poids culturel de leur ethnie.
Ils ont réagi proportionnellement de manière plus favorable que le
peuple chrétien lui-même, mais il a existé parmi eux les quatre types de
comportement évoqués tout à l’heure.
Aujourd’hui encore, les quelque cent cinquante prêtres qui ont
survécu, soit 50 % du nombre initial, sont divisés entre Hutus et Tutsis,
comme l’est le peuple rwandais. Ils ne trouvent pas de paroles fortes à dire.
Leur souci aujourd’hui est de dépasser le clivage ethnique, mais ils
constatent eux-mêmes, et ils le disent, que cela leur est encore très difficile.
Ils pensent y arriver et ils y travaillent. Le plus souvent, le comportement

d’un prêtre ne permet pas de distinguer s’il appartient à l’une ou l’autre
ethnie, et c’est rassurant.
M. Pierre Brana a jugé que l’appartenance culturelle à une ethnie
ne pouvait justifier la transgression du commandement « Tu ne tueras
point ». Le fait que ce génocide se soit déroulé dans un pays réputé
profondément christianisé est un échec épouvantable pour l’Eglise du
Rwanda.
Il a demandé si la notion de classe sociale, qui recoupait en partie
celle d’ethnie, a joué également un rôle. Il a questionné M. Michel Roy sur
son expérience au Burundi pour savoir s’il avait le sentiment que la solidarité
entre ethnie, tutsie ou hutue, l’emportait toujours sur la solidarité nationale,
burundaise ou rwandaise.
M. Régis du Vignaux a contesté que le peuple rwandais fût
profondément chrétien comme l’a prouvé son comportement qui doit être
interprété comme une démonstration par l’absurde. Il a insisté sur le fait que
seule une petite minorité hutue du clergé s’était comportée de manière
abominable, quelques unités, même pas des dizaines. Il faut voir dans ce
comportement moins l’expression d’une contradiction interne que la
permanence de la nature humaine chez les religieux.
Il a fait observer qu’il est difficile de parler d’un véritable
recoupement entre ethnie et classe sociale. Certes, l’ethnie tutsie était
traditionnellement l’ethnie des élites, celle qui était la mieux éduquée, mais
on ne peut pour autant l’assimiler à une classe sociale. Il existe de nombreux
Tutsis qui vivent sur les collines à côté de leurs voisins hutus, dans le même
état de pauvreté. Ils ne s’en distinguent en rien, même pas par la langue, si ce
n’est par l’ethnie. Une assimilation entre ethnie et classe sociale est donc à la
fois réductrice et simplificatrice.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence de critères de
différenciation ethnique qui ne seraient ni raciaux, ni linguistiques, ni
religieux, mais qui seraient néanmoins admis par tous.
M. Michel Roy a répondu qu’est tutsie une personne dont le père
est tutsi. La différenciation est liée à la filiation. Parfois, elle se voit parce que
le type physique est différent, mais pas toujours. On a conscience d’une
différence, on sait que l’on est différent.
M. Michel Roy a relaté l’histoire d’une Tutsie ayant recueilli des
enfants de diverses ethnies, dont celle des Twa, qui est considérée comme
très « en dessous » des deux autres. Lorsqu’elle a donné à manger à un

enfant Twa, celui-ci est parti dans un coin avec sa nourriture et elle l’a
interrogé sur ce comportement. L’enfant a répondu : « Je pars parce que je
ne suis pas comme les autres. Je ne suis pas comme les enfants hutus et
tutsis, je ne peux manger avec eux. » Il ne se considérait pas vraiment
humain au même titre que les autres et il n’avait que quatre ans. Cela
provenait sans doute de ce qu’il avait vu depuis qu’il était tout petit. Une
différenciation similaire existe, à un moindre degré, entre les deux autres
ethnies.
Il existait des familles mixtes au Rwanda, beaucoup plus qu’au
Burundi où la population était moins mélangée. Pendant les massacres, seuls
étaient tués les membres tutsis de la famille.
C’est la lutte pour le pouvoir qui a guidé et mené au génocide. Ceux
qui détenaient le pouvoir voulaient le conserver, les autres voulaient le
reprendre. Au sein même de l’ethnie hutue, ceux qui venaient du nord, dont
était originaire le Président Habyarimana, étaient avantagés. Le régime faisait
donc des distinctions selon beaucoup de critères : ethniques, régionaux,
familiaux.
Un effort a véritablement été fait au Burundi pour favoriser une
intégration nationale après l’indépendance. Néanmoins, la question de
l’appartenance ethnique revenait régulièrement en certaines occasions. Par
exemple, en 1979 ou 1980, un Hutu a été nommé évêque de Ruyigi, ce qui a
provoqué un vif mécontentement chez les prêtres tutsis du diocèse. Ce
mécontentement dure encore.
Prétendre reconstituer une nation burundaise ou rwandaise, après ce
qui s’est passé, est une utopie à moins de raisonner à très long terme. Il faut
auparavant entreprendre un énorme travail de réhabilitation avant d’espérer y
parvenir et il faudra certainement plus d’une génération.
M. René Galy-Dejean a rappelé que MM. Michel Roy et Régis du
Vignaux avaient semblé reprocher à l’opération Turquoise d’avoir été
seulement humanitaire, sans ligne politique précise. Il leur a demandé quelle
politique aurait été la bonne à l’époque.
M. Jacques Myard a rappelé que l’option humanitaire était le plus
petit dénominateur commun d’intervention entre les puissances qui ont du
mal à s’accorder sur des options politiques. Attendre un consensus politique
signifierait laisser se perpétuer les massacres sans intervenir.
M. Régis du Vignaux a précisé qu’il n’avait pas reproché à
l’opération Turquoise de ne pas avoir d’option politique mais qu’il avait

simplement dit que, s’il en existait, il avait été incapable de la discerner. Une
opération à but exclusivement humanitaire aurait dû être mise sur pied, non
pas en juillet 1994, mais le 7 ou 8 avril 1994. Elle aurait réellement permis
l’arrêt des massacres.
Il a déclaré qu’il est incapable de définir ce qu’aurait pu être la
recherche d’une solution politique pacifique à l’époque mais elle aurait dû
privilégier la construction d’un consensus politique. C’est ce que les accords
d’Arusha ont essayé de faire, mais sans succès.
M. Michel Roy a rappelé par ailleurs que l’ONU était présente lors
des massacres et qu’elle n’a rien fait. C’est difficile pour un pays comme la
France de prétendre être le gendarme de quelque partie du monde que ce
soit, mais c’est la tâche de la communauté internationale d’intervenir
militairement pour défendre la paix et susciter des négociations pour que soit
dégagée une solution politique.
Après avoir rappelé que le Kosovo était exactement dans cette
situation, il a demandé si la communauté internationale avait l’intention
d’attendre que des réfugiés débarquent par milliers en Albanie avant de
réagir.
Il a estimé que si les forces d’intervention rapide, ou la force
africaine d’interposition dont on a parlé pour le Congo-Brazzaville, sont sans
doute faciles à mettre en place, la décision politique de les faire intervenir au
bon moment reste un point d’interrogation et que c’est sur ce sujet qu’il faut
travailler.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que l’on adresse des critiques à
la France pour l’opération Turquoise, qu’elle a conduit quasiment seule
parce que personne ne voulait s’engager, mais que nul ne reproche aux
Etats-Unis, qui jouent pourtant un rôle déterminant dans l’engagement des
opérations de l’ONU, de ne pas avoir, à l’époque, pris leurs responsabilités et
de ne pas avoir poussé à la création d’une force internationale,
éventuellement d’interposition, dans les semaines qui ont suivi l’attentat
contre l’avion du Président. Il a demandé à MM. Michel Roy et Régis du
Vignaux comment ils analysaient cette différenciation des critiques.
M. Jean-Claude Sandrier a souligné l’importance de la période
qui va de la signature des accords d’Arusha à avril 1994 et la contradiction
qu’il y avait à espérer une solution politique dans une telle situation de crise.
Il a remarqué que les forces françaises partaient, alors même que les attentats
contre des personnalités importantes se multipliaient. Il s’est demandé
comment il aurait été possible d’arrêter l’engrenage.

M. Régis du Vignaux a estimé qu’il avait dans ce genre d’affaires
une vision « à ras du sol » et qu’il ne savait pas déceler les mobiles politiques
des grandes puissances, préférant s’attacher à alléger sur le terrain le malheur
des uns et des autres.
Les forces françaises ont été accueillies à bras ouverts par les
populations de la zone Turquoise parce que celles-ci pensaient qu’elles
allaient les protéger et apporter une solution militaire, et donc politique, à
leurs problèmes. Puis, ces populations ont «déchanté » quand elles se sont
aperçues de leur erreur. Le but de Turquoise était peut-être uniquement
humanitaire, nul ne le sait, pas plus qu’il n’est possible de discerner le rôle
des Etats-Unis. Ce n’est pas le contact sur le terrain avec des gens dans le
malheur qui permet de dire ce que l’on aurait pu faire entre les accords
d’Arusha et avril 1994. Il est possible en revanche de témoigner qu’une part
importante de la population souhaitait un accord qui aboutisse à une
solution. La radicalisation n’est pas venue de la masse mais d’une élite qui a
agi ainsi pour protéger son pouvoir.
A l’évidence, dans l’un comme dans l’autre camp, il y avait des gens
qui ne croyaient pas aux accords d’Arusha et qui peut-être même ne
voulaient pas que cela aboutisse. La radicalisation de la position des uns et
des autres a été particulièrement visible au début de l’année 1994. Les appels
au massacre se multipliaient de la part des extrémistes des partis. On aurait
pu alors exercer plus de pressions pour que les accords d’Arusha soient
mieux appliqués. On allait dans le bon sens, mais on n’est peut-être pas allé
assez loin.
M. Jean-Bernard Raimond a rappelé la nécessité d’obtenir une
couverture juridique de la part du Conseil de sécurité avant toute
intervention et a précisé que c’est à lui de définir les objectifs politiques. Il a
par ailleurs insisté sur la supériorité d’un commandement national par rapport
à un commandement de l’ONU pour toute intervention extérieure. Cela a été
démontré en Bosnie par les américains à partir de 1995 ; c’est la raison pour
laquelle également l’opération Turquoise a pu obtenir des résultats positifs
alors même qu’elle était contestée parce que la France y était allée seule.
M. Jacques Myard a demandé si la seule solution pour rétablir la
paix entre les deux ethnies, les deux communautés, ne consisterait pas à les
répartir chacune dans un Etat.
M. Michel Roy a répondu qu’il n’était pas possible de séparer les
ethnies. Elles ont la même langue, la même culture, la même terre. Il y a une
telle imbrication entre les deux qu’on ne peut les séparer. Il existe, par
tradition, une complémentarité socio-économique entre elles. Elles sont

forcées de vivre ensemble. On ne peut les déplacer chacune dans un pays.
C’est impossible. Pour construire une nation, la seule solution viable, même
si c’est idéaliste et utopique, c’est d’avoir du temps et la volonté de créer une
véritable égalité entre les différentes ethnies.
L’assassinat de M. Ndadaye au Burundi a été provoqué par la
crainte des militaires de se voir confisquer le pouvoir qu’ils détenaient en tant
qu’armée mono-ethnique. A l’époque où M. Michel Roy était présent, il y
avait très clairement une préférence ethnique en faveur des tutsis pour
l’inscription dans les lycées et c’était tous ces privilèges qui étaient menacés.
La construction d’une Nation passe par un travail dans le sens de l’égalité. Il
y faut du temps, mais c’est la seule solution. La séparation des ethnies n’en
est pas une.
M. Régis du Vignaux a déclaré partager totalement ce sentiment et
a fourni un nouvel argument. Tant les Tutsis, même de haute classe sociale,
que les Hutus, sont très attachés à leur terre d’origine avec laquelle ils
entretiennent des liens très forts. Séparer ces gens et leur dire qu’ils vont
vivre les uns d’un côté, les autres de l’autre, serait tellement contre nature
que cela ne pourrait qu’engendrer des idées de retour chez beaucoup d’entre
eux.
M. René Galy-Dejean a comparé le sort des Tutsis et des Hutus,
condamnés à vivre ensemble sans pouvoir cohabiter pacifiquement, à une
sorte de malédiction divine au sens grec du terme. Il a déclaré que l’analyse
de MM. Michel Roy et Régis du Vignaux le rendait très pessimiste pour
l’avenir.
M. Michel Roy a déclaré qu’il ne croyait pas à l’inéluctable et qu’il
existait dans ces pays des facteurs positifs et des gens qui sont conscients que
la seule solution est celle du rapprochement. Les conflits récents sont dus
tout autant à la volonté de prendre le pouvoir que d’affirmer la supériorité
d’une ethnie sur l’autre. Il ne faut pas oublier que les luttes passées entre
Hutus du nord et Hutus du sud étaient aussi violentes que celles présentes
entre Hutus et Tutsis.
Il a estimé qu’il ne fallait pas avoir de vision pessimiste. Les
événements depuis trente ou quarante ans ont aggravé la situation en allant
presque tous dans le mauvais sens, jusqu’à cette immense catastrophe de
1994. Il faut renverser le sens de la marche. Il n’est pas inéluctable que les
ethnies se massacrent entre elles tous les dix ans. Il y a d’autres solutions et
les responsables de l’Eglise du Rwanda et du Burundi y travaillent, même si
elles doivent d’abord faire disparaître leurs propres contradictions internes

pour ensuite éliminer celles qui sont dans l’esprit des autres. En attendant, il
faut installer un système politique qui permette une cohabitation.

Audition de Mme Alison DES FORGES
Consultante pour Human Rights Watch, professeur d’histoire
d’Afrique
(séance du 16 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Alison Des Forges,
professeur spécialiste de l’Afrique, qu’il a remercié d’avoir accepté de venir
de New York pour s’exprimer devant la mission d’information. Il a rappelé
que Mme Alison Des Forges, également consultante pour l’association
Human Rights Watch, avait plus particulièrement fait porter sa réflexion sur
le génocide rwandais, ses origines, son déroulement et l’attitude à son égard
par la communauté internationale et qu’elle avait de même étudié les
déplacements de populations provoqués par des affrontements au sein de la
société rwandaise.
Mme Alison Des Forges a remercié le Président Paul Quilès de
l’avoir invitée à venir exposer ses idées et s’est félicitée, en tant que
citoyenne américaine, de la constitution de la mission d’information. Elle a
estimé que les députés français avaient montré le chemin et a indiqué qu’aux
Etats-Unis l’association Human Rights Watch essayait d’obtenir l’ouverture
d’une enquête sur le comportement du gouvernement américain pendant le
génocide. Elle a jugé que le fait que la décision d’entreprendre des enquêtes
parlementaires ait été prise en France et en Belgique donnait plus de force
aux associations américaines pour faire pression sur leurs représentants. Elle
s’est également réjouie de la possibilité qui est offerte à la mission
d’information de clarifier certaines données relatives au comportement du
gouvernement américain ; elle doit avoir accès à plus d’informations sur ce
sujet que n’importe quel citoyen ou organisation non-gouvernementale et elle
doit les publier. Elle a fait observer que des reproches graves avaient été
formulés à l’encontre des Etats-Unis par l’association Human Rights Watch
ainsi que par la FIDH, qui ont toutes deux publié des commentaires très
critiques et sévères sur le comportement du gouvernement américain. Elle a
insisté sur la nécessité de disposer de données fiables et détaillées en ce
domaine et a cité l’exemple des obstacles mis par les Etats-Unis aux actions
militaires de l’ONU, en indiquant qu’il fallait étayer ce type d’argument par
des preuves, sans quoi il est difficile de parvenir à la vérité et à l’objectivité.
Elle a indiqué que les données qu’elle allait présenter étaient le
résultat d’une recherche conduite depuis trois ans sur le terrain par une

équipe de chercheurs de la FIDH et de l’association Human Rights Watch et
qu’il s’agissait d’un projet commun d’entretiens avec des personnes ayant été
la cible d’assassinats mais qui avaient survécu, qui avaient tué ou qui avaient
dirigé les tueries, qui avaient sauvé des vies ou qui avaient assisté aux
massacres en essayant de ne pas voir. Elle a également mentionné comme
sources de ses recherches des documents administratifs officiels trouvés dans
les préfectures et les communes, qui avaient été traduits et analysés ainsi que
des entretiens avec des diplomates et des représentants de l’ONU.
Mme Alison Des Forges a estimé que le génocide n’était pas
inévitable et qu’il aurait pu être arrêté à son début. Ce ne fut ni un orage ni
une tempête ni le résultat de forces historiques impersonnelles, mais le fruit
d’une décision politique prise par des hommes politiques qui voulaient garder
le pouvoir. Au départ, la stratégie -sauf peut-être dans la tête des plus
extrémistes- n’était pas celle d’un génocide, mais plutôt une stratégie visant à
attiser les haines ethniques et à en jouer à un moment où le Président
Habyarimana commençait à se sentir en difficulté.
Mme Alison Des Forges a fait observer qu’il fallait nettement
distinguer les différents cercles politiques qui s’étaient constitués autour du
pouvoir, à commencer par celui du Président Habyarimana, appelé l’Akazu,
du peuple hutu en tant que tel. Certes, ces hommes politiques étaient des
Hutus, mais l’on ne pouvait pas dire que le fait d’être Hutu équivalait à
représenter 80 % de la population. Il s’agissait en effet d’un régime à la base
assez restreinte, qui, après vingt ans au pouvoir, était devenu de plus en plus
concerné par ses intérêts propres et qui sentait monter l’opposition
intérieure, en même temps qu’intervenait une attaque extérieure.
Le régime a donc profité de la guerre pour essayer d’arrêter
l’effondrement de sa base politique intérieure et de mobiliser la masse
populaire contre l’ennemi tutsi. Pour rendre plus fort et plus réel ce
sentiment d’une menace venant de l’intérieur même du pays, les dirigeants
rwandais ont décidé de s’attaquer aux Tutsis de l’intérieur, les accusant
d’être des « Ibyitso », des complices des attaquants de l’extérieur. Ils
espéraient de cette façon s’attirer le soutien de l’ensemble de la population
hutue.
Mme Alison Des Forges a estimé que cette stratégie d’incitation à la
haine poussée à un tel degré avait été de toute évidence une entreprise
difficile. En effet, d’une part, il existait de nombreux liens entre Hutus et
Tutsis ; d’autre part, il y avait des divisions importantes au sein des Hutus.
Ce « travail d’ethnicisation » passait donc par l’exclusion des Tutsis et la
réduction des causes de division entre Hutus. La grande crainte de

l’entourage du Président Habyarimana était que certains opposants hutus
puissent s’allier aux Tutsis et tout a été fait pour éviter cette alliance.
L’année 1993 s’est révélée particulièrement propice. La guerre était
devenue une menace des plus sérieuses après l’attaque menée par le FPR en
février et la peur de beaucoup de Rwandais rendit plus facile l’action du
régime. En outre, les accords d’Arusha, intervenus cette même année,
effrayèrent de nombreux Hutus, même parmi ceux qui n’étaient pas proches
du gouvernement. On commençait à s’interroger sur les intentions du FPR,
surtout après le succès militaire du mois de février. Enfin, au cours de cette
même année, l’assassinat du Président Ndadaye du Burundi, finit de
persuader un certain nombre de Hutus que les Tutsis n’étaient pas des gens
fiables avec lesquels il était possible de conclure des arrangements politiques.
De surcroît, le fait que la communauté internationale n’ait pas réagi
aux massacres qui ont suivi l’assassinat du Président burundais, alors que ces
tueries avaient concerné entre 20 000 et 30 000 personnes, a conforté les
extrémistes dans l’idée de perpétrer des massacres équivalents au Rwanda,
sans plus de conséquences qu’au Burundi.
En même temps que progressait cette attitude qui conduisait les
Hutu rwandais à adhérer à la nouvelle idéologie du « Hutu Power » et que
l’on assistait à une forte ethnicisation de la vie politique regroupant les Hutus
d’un côté et les Tutsis d’un autre, il y eut d’importantes évolutions dans
l’encadrement de la population. Les dirigeants hutus se sont mis à faire
évoluer le système des milices, distribuer des armes, planifier un système de
forces d’autodéfense civiles, les milices n’étant pas tout à fait adaptées à
cette tâche. Les milices étaient, dans un premier temps, des instruments de
violence politique dans les luttes entre les partis. Or, pour créer une unité
hutue contre les Tutsis, il fallait une organisation dépassant les partis, sous
peine d’être traversée par des divisions importantes. Au lieu de se fier aux
seules milices, les pouvoirs publics rwandais ont alors développé un système
susceptible de fonctionner dans un cadre administratif, et non dans un cadre
politique, fondé sur un réseau de responsables, par secteur, et non par parti
politique. Il s’agissait là d’une évolution très importante, qui permettait
d’atteindre la population dans tout le pays.
Mme Alison Des Forges a rappelé que le parti du Président
Habyarimana était en train de perdre le pouvoir, comme l’avaient illustré les
quasi-élections de l’année 1993, le MDR ayant obtenu davantage de
bourgmestres élus que le MRND. Il est donc compréhensible que le MRND,
parti au pouvoir, ait voulu trouver un moyen de ramener à lui les électeurs du
MDR et du PSD, en les attirant dans d’autres structures que celles des partis
politiques. Cette organisation n’était pas encore prête le 6 avril. Dans le

centre du pays, région du MDR, bien que de nombreuses personnes aient
accepté l’idéologie du Hutu Power, les organisateurs et les planificateurs
n’étaient cependant pas certains que les gens seraient prêts à mettre leurs
idées en oeuvre. Dans d’autres régions, dans le sud, vers Butare, par
exemple, et même vers Kibungo à l’est, beaucoup n’avaient accepté ni
l’idéologie du Hutu Power ni l’implantation de la nouvelle organisation.
Dans ce contexte, Mme Alison Des Forges a estimé qu’il était fort
possible que les extrémistes aient perpétré l’attentat contre l’avion
présidentiel. C’était leur dernière chance d’accéder au pouvoir, après
l’accord donné par le Président Habyarimana de mettre en place le nouveau
gouvernement, ce qui leur faisait perdre le contrôle stratégique du ministère
de l’intérieur sans lequel il n’était plus possible d’utiliser les cadres
administratifs pour mobiliser la population. De même, cet accord signifiait
pour certains cadres militaires la perte immédiate de leur place et leur mise à
la retraite. Mme Alison Des Forges a toutefois précisé qu’elle ne disposait
d’aucune source confidentielle sur cette question, mais qu’elle voulait
simplement soumettre aux membres de la mission l’idée que les extrémistes
étaient contraints d’agir même s’ils n’étaient pas tout à fait prêts. Elle a
cependant ajouté qu’il était tout aussi possible que ce soit le FPR qui ait
commis l’attentat et a souligné tout l’intérêt qu’aurait la publication de
données militaires indiquant que le FPR avait déjà donné des ordres de
marche le matin du 6 avril.
Mme Alison Des Forges a indiqué qu’après l’attentat, les massacres
avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le
gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir. Ce groupe, qui
pouvait compter sur la garde présidentielle, soit 1 200 soldats, quelques
centaines de soldats réguliers et peut-être 2 000 miliciens environ, ne
disposait pas encore de l’appui du reste du système militaire, ni du système
administratif, ni de certains partis politiques importants comme le MDR. Au
cours des premiers jours -les 7, 8 et 9 avril-, ce groupe a procédé à un
recrutement intensif, en commençant par les militaires. Mais certains d’entre
eux, hostiles à ce mouvement, ont refusé le Colonel Théoneste Bagosora
comme Chef d’Etat qui a alors décidé de créer un gouvernement fantoche.
Mme Alison Des Forges a déclaré que, parmi les militaires opposés aux
tueries, deux ou trois lui avaient dit qu’ils avaient fait appel à la France, à la
Belgique et aux Etats-Unis, mais que, sans réponse ni encouragement, ils
n’avaient pas osé s’organiser pour s’opposer à la force que constituaient les
auteurs du génocide.
Composée de gens convaincus et organisés, la force responsable du
génocide a pu donner l’impression d’être beaucoup plus nombreuse qu’elle

ne l’était en réalité. Elle disposait de collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi,
au sud-ouest à Cyangugu, au sud-centre, à Gikongoro, et à l’est, à Kibungo.
En plusieurs endroits, elle avait agi tout de suite, quelques heures après
l’attentat. Mais dans le reste du pays, tout était toujours calme. Après avoir
reçu l’accord, peut-être passif, des structures militaires, elle a eu l’accord de
la structure administrative.
Mme Alison Des Forges a mis en évidence l’indifférence
internationale en soulignant d’une part, que les soldats de l’ONU s’étaient
retirés dans leurs casernes sur ordre de l’organisation, d’autre part, que les
forces d’évacuation, venues rechercher leurs ressortissants, étaient reparties
immédiatement. Elle a estimé que les extrémistes hutus avaient ainsi pu
bénéficier d’un soutien militaire à l’intérieur et d’un accord passif à
l’extérieur, et qu’ils avaient disposé de la structure administrative du pays et
de l’aide de partisans des différents partis et que la fin de la semaine -les
15 et 16 avril- avait été marquée par l’emploi de la force contre les opposants
aux massacres. Une fois remplacés le chef d’état-major et deux préfets, les
miliciens s’attaquèrent aux îlots de résistance et des annonces à la radio
ciblèrent ceux qui étaient en train de résister. Cette stratégie avait abouti au
contrôle de la quasi-totalité du système administratif, militaire et politique et
avait donné à leurs auteurs la possibilité d’entrer en contact avec n’importe
qui dans le pays, sans pour autant leur donner la certitude d’obtenir la
participation de tous. Mme Alison Des Forges a à ce propos distingué entre
la possibilité qu’a une administration de toucher les gens et de leur donner
des ordres et la décision de la population d’accepter ces ordres. Pour chacun,
ce fut une décision individuelle que de prendre sa machette. Chaque jour,
chaque matin, certains ont dû décider jusqu’à quel point ils allaient collaborer
et il y a eu des différences d’attitude très marquées, certaines personnes ayant
été plus ou moins protégées par la communauté.
Les détenteurs du pouvoir ont, bien sûr, commencé par cibler les
personnes les plus faciles à attaquer, celles qui avaient des liens évidents avec
le FPR ou celles qui étaient supposées en avoir, comme, par exemple, les
jeunes gens partis suivre une formation politique. Puis, la population a été
amenée à prendre des décisions de plus en plus dures, au point d’accepter de
tuer les personnes âgées, les enfants en bas âge, les femmes, qui,
habituellement, étaient toujours protégés lors de tels conflits. C’est par une
campagne intensive de propagande de la radio RTLM que les détenteurs du
pouvoir purent mobiliser la population.
Mme Alison Des Forges a estimé que ses recherches avaient en
outre montré comment ces derniers avaient pu donner un caractère probant à
leurs mensonges en procédant à de véritables mises en scène avec force

détails pour convaincre la population et lui inculquer la peur des Tutsis en
répandant des propos tels que : « pourquoi a-t-on trouvé des armes derrière
la cathédrale de Kibongo ? Pourquoi a-t-on trouvé dans la maison d’un tel
des plans de partage des terrains et des champs de tous les Hutus dans la
commune de Ngoma à Butare ? Pourquoi a-t-on trouvé des listes de Hutus à
tuer ? Pourquoi les Tutsis, qui se disent des réfugiés, font-ils des attaques
pour tuer nos militaires ? »
Mme Alison Des Forges a fortement insisté sur la peur que suscite
une telle attitude lorsqu’elle est affichée par des autorités que l’on croit
légitimes et a souligné que le caractère convaincant de cette propagande
venait essentiellement de la légitimité attribuée aux autorités qui la
répandaient.
Elle a rappelé que s’ils craignaient le FPR, les citoyens ordinaires,
les responsables de l’administration territoriale et ceux qui ont voulu
empêcher les tueries ont eu aussi peur des autorités elles-mêmes, des
militaires, des policiers, des gendarmes ayant été, dès le début, employés
contre ceux qui résistaient. Les militaires ont circulé sur les pistes pour dire
aux gens qu’il fallait tuer, qu’il fallait qu’ils s’organisent, sans quoi ils
reviendraient les voir. De plus, les récompenses accordées pouvaient avoir
une grande influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à
manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la population
ordinaire. la possibilité de piller. Dans une société d’une pauvreté extrême, le
fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte représente quelque chose de
très important. Et surtout, on donnait aux cultivateurs, dans une société où il
n’y a jamais assez de terre, la possibilité de disposer des champs des Tutsis
tués, ce qui constituait une forte récompense. A l’élite, on offrait des
voitures, des boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision.
Certains ont accepté tout de suite de participer. Il était facile de
recruter ceux qui étaient pauvres ou qui nourrissaient une haine très forte
contre les Tutsis. Pour d’autres, c’était plus compliqué, d’où le phénomène
notable de ces personnes qui, à la fois, sauvent des Tutsis et en tuent
d’autres. Quand on s’interroge sur le fait de savoir s’il est encore possible de
créer une Nation après de tels événements, il faut se rappeler que même
certains meneurs du génocide avaient des liens si forts avec des Tutsis qu’ils
en ont sauvé quelques uns, ce qu’ils essaient d’ailleurs aujourd’hui de faire
valoir pour se disculper.
Mme Alison Des Forges a indiqué qu’à la fin du mois d’avril, il y a
eu un effort de prétendue pacification, le Gouvernement ayant déclaré que
tout était fini et que ceux qui se cachaient pouvaient sortir. De la part de
certains membres du gouvernement, il s’agissait probablement d’un piège

pour faire sortir les Tutsis et les tuer, mais il est aussi vrai que les autorités
commençaient à perdre le contrôle de la situation et que les assassins
agissaient à leur gré, notamment en tuant d’autres Hutus. D’autres avaient,
en outre, permis à des Tutsis d’échapper aux massacres, soit pour de
l’argent, soit, lorsqu’il s’agissait de femmes, parce qu’elles avaient accepté
d’accorder des services sexuels.
A la mi-mai, alors que la situation devenait plus difficile pour le
Gouvernement, les extrémistes ont relancé une politique de massacres
généralisés et fait rechercher tous les Tutsis qui pouvaient être encore en vie.
C’est à ce moment qu’ils ont tué les femmes -les femmes tutsies de Hutus
surtout-, qui jusque là avaient été sauvées, et les enfants, et qu’ils ont
entrepris un ratissage intensif pour trouver leurs victimes.
Mme Alison Des Forges a souligné l’importance du rôle des
militaires dans ces événements. On se représente communément le génocide
comme un acte commis par des civils, avec leur machette. Si cette
représentation correspond en partie à la réalité, il convient cependant de ne
pas oublier qu’avec chaque civil il y avait un soldat. Lors de chaque massacre
important, des militaires commençaient avec des grenades, des mitrailleuses
et même avec l’artillerie. Mme Alison Des Forges a récusé le propos de
l’Amiral Jacques Lanxade, selon lequel il n’était pas possible de rejeter la
faute sur la France ou d’autres pays, sous prétexte qu’il s’agissait d’un
génocide commis avec des machettes ou des gourdins. Si ces machettes et
ces gourdins ont eu un effet si terrible, c’est parce que les attaques ont été
préalablement lancées avec des armes à feu. Cependant, à la suite des
défaites militaires et des premières condamnations internationales, le
Gouvernement a perdu beaucoup de son autorité. En outre, les gens qui
avaient eu le droit de tuer commencèrent à s’entre-tuer. Enfin, une grande
partie de la population avait fui et on commençait à refuser de faire des
patrouilles pour garder les barrières. Seul restait un noyau dur, qui essaya de
tout achever.
La victoire du FPR mit fin au génocide. Mme Alison Des Forges a
fait observer à ce propos que, pour ce qui concerne l’attitude du FPR, ses
recherches, pourtant minimes, indiquaient que ses troupes avaient commis
d’importants crimes contre l’humanité. S’il ne s’agissait pas d’un génocide,
certaines de ces opérations militaires avaient violé le droit international.
Evoquant l’attitude de la communauté internationale avant le
génocide, Mme Alison Des Forges a rappelé qu’elle avait encouragé le
Président Habyarimana et d’autres leaders politiques à progresser vers la
démocratie, mais qu’en même temps des pratiques totalement
antidémocratiques comme l’usage des cartes d’identité ethniques avaient été

tolérées, ce qui revenait à accepter que soit pratiquée une nette
discrimination contre les Tutsis. Après octobre 1990, la communauté
internationale avait, en outre, toléré la violence politique et ethnique, les
nombreux massacres de Tutsis n’ayant pas provoqué de réaction adaptée.
Mme Alison Des Forges a cité, dans ce contexte, la remarque d’un
fonctionnaire français, faite le 31 mars 1993, quelques semaines après la
publication du rapport de la commission internationale d’enquête sur les
violations des droits de l’homme au Rwanda : « en dehors des zones de
combat militaire, les exactions étaient à un niveau très acceptable ». Or,
Mme Alison Des Forges a rappelé que, d’après le Ministre James Gasana
entendu par la mission le 10 juin 1998, il y avait eu des agents français au
centre de documentation, endroit bien connu de tous les activistes des droits
de l’homme pour être le lieu de torture de la gendarmerie et de la police
rwandaise.
C’est en 1992-1993 que la communauté internationale s’est rendu
compte qu’il fallait tout de même trouver une solution diplomatique ou
politique à la guerre. Le succès militaire assez dramatique du FPR au mois de
février 1993 avait beaucoup aidé à faire progresser cette idée. Mme Alison
Des Forges a évoqué un entretien qu’elle avait eu avec M. Bruno Delaye au
mois de décembre 1993 au cours duquel ce dernier avait fait valoir que l’on
était très satisfait en France d’être quitte du Rwanda parce qu’on avait la
quasi-certitude que cela allait mal tourner. Il semblerait que cette conviction
ait été partagée en France et Mme Alison Des Forges a indiqué qu’au mois
de janvier 1993, une analyse avait été faite par des fonctionnaires du
ministère de la Défense montrant qu’en cas d’un nouveau conflit au Rwanda,
des pertes sérieuses en vies humaines étaient à craindre. De même, une étude
de la CIA du mois de janvier 1994 indiquait également la possibilité de
violences au Rwanda et, avec une exactitude assez étonnante, estimait que,
dans le pire des cas, celles-ci pourraient conduire à des pertes de l’ordre d’un
demi-million de vies humaines. Au mois de février 1994, une correspondance
entre certains diplomates belges et les représentants de la Belgique à l’ONU
faisait état d’une menace de génocide et concluait à la nécessité de renforcer
et d’élargir le mandat de la MINUAR.
Mme Alison Des Forges a souhaité s’arrêter sur la création de la
MINUAR ainsi que sur les ressources et les forces mises à sa disposition.
Elle a estimé étonnant que Français et Américains aient déployé tant d’efforts
pour obliger les deux parties à conclure les accords d’Arusha, mais que,
lorsqu’il s’était agi de constituer la MINUAR, les Américains aient milité
pour une limitation de ses effectifs en proposant 500 hommes alors que les
experts militaires en demandaient 8 000. Avec l’effectif de 2 500 hommes,

obtenu à titre de compromis, il a fallu réduire le mandat de la force et limiter
la portée des engagements qui figuraient dans les accords d’Arusha. Au total,
ces forces n’étaient pas suffisantes pour accomplir la mission qui leur était
assignée.
Une fois la MINUAR mise sur pied, il y eut de nombreux
avertissements. Le fameux télégramme du 11 janvier n’en était qu’un parmi
une longue série entre les mois de novembre 1993 et avril 1994. Ces
avertissements n’eurent cependant aucun retentissement, non qu’ils ne furent
pas entendus, mais les Etats-Unis et le Royaume-Uni déclarèrent qu’il n’était
pas question de renforcer le mandat ni les effectifs. Il fut plutôt procédé à de
petits changements : le second groupe de soldats fut envoyé plus vite et
certains militaires furent déplacés de la zone démilitarisée vers la capitale. Le
Général Romeo Dallaire avait pourtant averti, dès le mois de février, que si
l’on continuait avec de tels effectifs, la MINUAR serait tout à fait inefficace
et qu’il ne pourrait rien faire. Mme Alison Des Forges a affirmé qu’il aurait
été possible d’arrêter le génocide dès son commencement. Elle a insisté sur le
fait que les responsables du génocide étaient en nombre limité mais
contrôlaient une structure très centralisée et a indiqué que l’estimation
fournie par Général Philippe Mercier selon laquelle une troupe de
40 000 soldats aurait été nécessaire pour les neutraliser rejoignait celle faite
par un général américain en mai 1998.
Mme Alison Des Forges a toutefois estimé qu’un tel effectif n’était
pas nécessaire, sauf à envisager une action militaire partout dans le pays, au
même moment, ce qui n’était pas nécessaire. Au début, il y avait dans la
capitale à peu près 7 000 hommes de l’armée gouvernementale et
1 000 hommes du FPR, qui, avec cet effectif, avait réussi à tenir ses
adversaires à distance. Le FPR pensait qu’avec 900 hommes, il pourrait
arrêter les tueries. Il a donc, le dimanche 10 avril, suggéré à la MINUAR et à
certains militaires gouvernementaux de créer une force composée de
300 hommes appartenant à ses rangs, 300 de l’armée gouvernementale et
300 de la MINUAR pour faire cesser les massacres. Le Colonel Marchal, qui
était sur place, a également dit qu’à son avis, il aurait été possible à ce
moment-là d’arrêter les massacres en réunissant les forces d’évacuation et les
forces de la MINUAR, ce qu’a confirmé le Général Christian Quesnot devant
la mission. Mme Alison Des Forges a jugé qu’il serait nécessaire de connaître
les détails de cet épisode pour savoir qui avait fait cette suggestion de
réunion des forces, qui l’avait refusé et quand. Elle a rappelé que le Général
Romeo Dallaire n’était pas enthousiaste à l’idée d’une force conjointe avec
les forces d’évacuation, estimant que, logistiquement, elle serait difficile à
mettre en oeuvre, mais qu’il avait également dit que si on lui avait envoyé
1 800 hommes supplémentaires, il aurait pu agir avec les forces de la

MINUAR. Mme Alison Des Forges a fait observer que toutes ces solutions
avaient été refusées par les uns ou par les autres, sur place et aussi au siège
des Nations Unies à New York.
Sur place, 2 000 personnes furent ainsi laissées sans protection à la
suite du retrait d’une centaine de soldats belges. Deux jours plus tard, à New
York, il fut discuté pendant trois jours de la possibilité de retirer
complètement toutes les troupes de la MINUAR, discussions dont la
Belgique porte la responsabilité à l’extérieur du Conseil de sécurité, les
Etats-Unis portant pour leur part cette responsabilité à l’intérieur du Conseil
puisqu’ils ont soutenu cette idée du retrait.
Mme Alison Des Forges a rappelé que c’était le Nigeria qui, avec
les pays non alignés, avait fait le contrepoids. Elle a estimé que, même sans
examiner l’éventualité d’une intervention militaire, la communauté
internationale aurait pu mener d’autres actions qui n’auraient rien coûté, mais
qui auraient pu influencer de façon importante la suite des événements. Elle
s’est demandée pourquoi la France, les Etats-Unis, la Belgique et toute la
communauté internationale n’avaient pas conjointement condamné ce qui se
passait au Rwanda, pourquoi l’engagement de ne plus donner d’argent à un
gouvernement établi sur la base d’un génocide n’avait pas été pris. Au
Rwanda, l’assistance internationale avait un tel poids qu’elle était d’une
influence capitale, même au niveau des communes. Les bourgmestres euxmêmes avaient la possibilité de négocier avec les missions de coopération des
pays développés. Une position internationale claire déclarant qu’un
gouvernement responsable d’actes de génocide était condamné à l’échec,
n’aurait-elle pas facilité des actes de résistance et de courage de la part de
personnes qui se seraient rendu compte qu’il s’agissait d’une aventure sans
issue.
Mme Alison Des Forges a estimé que la participation générale de la
communauté internationale à cette mascarade de légitimité avait beaucoup
aidé les autorités à commettre le génocide. Sans envoyer de soldats, la
communauté internationale aurait pu également mener par exemple des
actions pour interrompre la radio RTLM, sachant que de très nombreux
Rwandais l’écoutaient.
S’agissant du rôle de la France, Mme Alison Des Forges a insisté
sur l’importance que revêtait le fait d’avoir reçu à Paris, avec tous les
honneurs, l’un des pires représentants d’un gouvernement responsable de
génocide. Elle a également indiqué que la livraison d’armes avait représenté
un encouragement. Elle a attiré l’attention des membres de la mission sur une
lettre dans laquelle un militaire rwandais, Rwabalinda, faisant le rapport
d’une mission à Paris, du 9 au 13 mai, indique à ses supérieurs que le Général

Jean-Pierre Huchon lui avait annoncé que des téléphones pour des
communications secrètes avaient déjà été envoyés d’Ostende, que les
Français étaient prêts à apporter leur aide mais qu’il fallait faire des efforts
pour améliorer l’image du Rwanda dans le monde, la France ne pouvant
aider un pays nettement condamné par les autres. Mme Alison Des Forges a
estimé que le message, tel qu’il était rédigé, ne faisait pas état de la nécessité
d’arrêter les tueries, mais de cacher les tueries. Elle a indiqué en outre que,
deux jours plus tard, juste après la mission de M. Rwabalinda, des annonces
avaient été faites sur la radio RTLM, dont des citations ont été publiées dans
le livre du professeur Jean-Pierre Chrétien, et dont la teneur était la suivante :
« nos amis, les Français vont nous aider mais ils nous ont conseillé de ne
pas montrer un comportement si désagréable ». Aussi la radio RTLM avaitelle dit qu’il ne fallait pas de cadavres sur les routes, qu’il valait mieux les
cacher dans les bananeraies.
Mme Alison Des Forges a également déclaré qu’elle avait trouvé
dans les procès-verbaux des réunions de la commune de Bwakira à l’ouest du
Rwanda des indications selon lesquelles le bourgmestre avait reçu un
message de ses autorités de tutelle affirmant que les Etats-Unis
n’accepteraient de reconnaître le Gouvernement intérimaire que si les tueries
cessaient. Elle a conclu son propos en estimant que si les voix si timides des
pays occidentaux avaient pu avoir un tel résultat, leurs protestations auraient
pu avoir un tout autre effet s’ils avaient crié à haute voix.
Le Président Paul Quilès a demandé à Mme Alison Des Forges si
elle estimait que l’application effective des accords d’Arusha aurait permis
d’empêcher les massacres, même si elle pensait que le génocide avait été
largement planifié. Evoquant les mises en scène destinées à créer la peur et la
haine à l’égard des Tutsis, le Président Paul Quilès a voulu savoir à quel
moment et qui en avait décidé.
Il a ensuite fait référence aux analyses de Mme Alison Des Forges
relatives aux effectifs militaires qui auraient permis d’arrêter le génocide et
s’est demandé pourquoi, si l’on admet qu’approximativement, un millier
d’hommes aurait suffi pour y mettre fin à Kigali et, par voie de conséquence,
l’empêcher dans le pays, le millier de militaires du FPR présent dans la
capitale, durant cette période, ne l’avait pas fait.
Mme Alison Des Forges a estimé que, si les accords d’Arusha
avaient été vraiment mis en oeuvre avec une force militaire suffisante pour
les garantir, cela aurait certainement empêché les massacres. Elle a jugé que
le fait d’avoir contraint les parties à accepter ces accords, sans avoir accordé,
par la suite, les forces nécessaires pour les garantir, avait créé un contexte
favorable au génocide.

Concernant les mises en scènes orchestrées par le gouvernement
pour attiser la haine contre les Tutsis, elle a considéré que ces manifestations
fournissaient la preuve du caractère centralisé de ce génocide. Elle a rappelé
que, lors l’offensive du FPR au mois d’octobre 1990, le Président
Habyarimana avait également monté une mise en scène, faisant croire à une
attaque à Kigali même pour attirer l’assistance militaire étrangère. Dès le
commencement des massacres, il y a eu des mises en scène identiques avec
les mêmes mensonges répétés, les mêmes prétextes invoqués d’un coin à
l’autre du Rwanda.
Mme Alison Des Forges a indiqué à ce sujet que, dans les bureaux
communaux de Butare, l’association Human Rights Watch avait trouvé un
texte extrêmement intéressant, probablement rédigé par une personne ayant
fait un cursus universitaire à Paris dans un séminaire où elle avait étudié les
méthodes d’intoxication des foules. Il s’agissait d’un travail tout à fait
académique concernant l’oeuvre de M. Mucchielli, qui avait enseigné à Paris
et écrit près de 70 ouvrages sur ces méthodes. Ce petit résumé soulignait
clairement la nécessité d’organiser des mises en scène pour faire croire aux
gens de bonne volonté qu’ils étaient attaqués et les pousser à commettre des
actes très graves.
Répondant à la question du Président Paul Quilès relative aux
effectifs militaires qui auraient été nécessaires pour arrêter les massacres et à
la raison pour laquelle le FPR n’avait pas utilisé ses hommes dans ce but à
Kigali, elle a indiqué que, si ceux-ci avaient sauvé beaucoup de monde, il
était clair que leur objectif principal était de gagner la guerre. C’est pourquoi,
plus tard, lorsque le FPR s’est opposé à la MINUAR II, en affirmant qu’elle
était inutile puisque presque tous les Tutsis étaient morts le 30 avril, il
s’agissait en fait pour lui d’empêcher l’intervention d’une force qui aurait pu
jouer un rôle de force d’intervention s’opposant à son avancée militaire.
Le Président Paul Quilès s’est déclaré peu convaincu par cette
affirmation car même si le FPR avait avant tout la volonté de gagner la
guerre, il lui est apparu étonnant que l’on puisse considérer qu’il ait choisi de
ne pas intervenir pour défendre les Tutsis, au motif que cela ne faisait pas
partie de sa stratégie.
Mme Alison Des Forges a précisé que le FPR menait deux actions,
l’une de protection des personnes et l’autre de lutte militaire contre les FAR,
la seconde primant à ses yeux.
M. Pierre Brana, se déclarant très intéressé par la distinction entre
les milices créées dans le contexte des luttes violentes auxquelles se livraient
les partis politiques et la mise en place planifiée dans chaque commune, de

groupes destinés à mener un autre type d’action violente, échappant au jeu
politique, est revenu sur le terme de groupes d’autodéfense civile et a
demandé à Mme Alison Des Forges si elle avait trouvé ou eu écho de
documents officiels envoyés par le pouvoir central aux bourgmestres et
notamment s’il existait des directives laissant prévoir à quoi ces groupes
seraient effectivement utilisés. Il a également souhaité connaître la date à
laquelle aurait commencé l’organisation de ces groupes et si elle coïncidait
bien avec le début de la planification de la préparation du génocide.
Mme Alison Des Forges a déclaré que cette idée d’autodéfense
civile était apparue très tôt et qu’il convenait d’en distinguer les différentes
formes. Il y eut un premier effort dans le nord pour organiser la population
contre les attaques du FPR parce que l’on n’avait pas assez de soldats, ou
parce que ceux-ci n’étaient pas assez efficaces. Elle a précisé que c’est en
1991 que ce terme fut employé pour la première fois. L’idée était de choisir
une dizaine de jeunes, qui devaient être formés pour faire des patrouilles ou
de petites razzias avec un ou deux militaires. L’autre forme d’autodéfense
civile, apparue en janvier-février 1993, fut de plus grande ampleur et marqua
le début d’une véritable planification des massacres de Tutsis à grande
échelle.
Mme Alison Des Forges s’est déclarée réservée à l’égard de l’idée
d’une planification du génocide en tant que tel dès ce moment du fait qu’il
était très difficile d’établir exactement quand est apparu le projet de
génocide. Elle a toutefois indiqué qu’il existait un document important
faisant état des premiers éléments de sa planification : il s’agit de l’agenda
d’une personne très haut placée, évoquant, d’une part, l’utilisation des
structures administratives pour recruter des participants et, d’autre part,
l’emploi d’anciens soldats à la retraite qui résidaient dans les communes pour
former et commander les civils. Mme Alison Des Forges a également indiqué
qu’en janvier-février 1993, un groupe d’officiers avait été créé sous le nom
« d’Amasasu », ce qui signifie « des balles », et que ce groupe de militaires
demandait la création d’une force d’autodéfense civile. Elle a conclu de tous
ces éléments que l’idée d’autodéfense civile avait véritablement commencé à
être mise en oeuvre en janvier et février 1993. Elle a indiqué ensuite qu’au
mois d’octobre 1993, s’était tenue une réunion entre certains militaires
importants et des politiciens pour discuter du système d’autodéfense civile,
qu’ils présentaient alors comme un système de « national guard », avec le but
officiel de soutenir l’effort de l’armée au sein du peuple, alors qu’en réalité,
l’idée était plus de tuer des Tutsis que d’aider les militaires dans leur guerre
contre le FPR.

Quand le génocide s’est déclenché, le système d’autodéfense civile
n’était pas encore complètement formalisé, mais déjà, comme l’attestent
certains documents, des listes de soldats retraités étaient dressées pour savoir
où existaient des ressources. Au plus fort des massacres, dans les deux ou
trois premières semaines, le système administratif fut employé pour mobiliser
la population, commandée, dans la plupart des cas, par d’anciens soldats. Le
système en tant que tel ne fut formalisé que plus tard, au mois de mai,
lorsqu’ont été élaborées des directives très détaillées, qui ont été retrouvées.
Ainsi, dès le début du mois d’avril, les idées et les moyens étaient là, mais ne
furent concrétisés que plus tard. Quand quelques militaires ont commencé à
s’opposer aux massacres, ce système fut même présenté comme offrant la
possibilité de prendre le relais en cas de résistance de l’armée.
M. Jacques Desallangre s’est interrogé sur l’apparente discrétion
des troupes FPR qui auraient pu venir en aide de manière très efficace à la
communauté tutsie gravement menacée. Il a relevé dans les propos de
Mme Alison Des Forges une apparente contradiction entre l’inquiétude
causée par les accords d’Arusha chez un grand nombre de Hutus et l’absence
d’adhésion massive et franche de la communauté hutue à la disparition de la
communauté tutsie.
Mme Alison Des Forges a précisé qu’elle avait voulu dire que les
accords avaient inquiété un plus grand nombre de personnes que le petit
noyau d’extrémistes. Tout le monde était content de ces accords, qui avaient
été fêtés partout, mais certains restaient cependant réticents car ils avaient
peur que le FPR ait été trop avantagé. Mme Alison Des Forges a ensuite
ajouté que le FPR avait chassé les auteurs d’actes de génocide et interrompu
les massacres en cours, surtout à l’extérieur de Kigali, la lutte militaire
primant à Kigali.
M. Jacques Myard a demandé à Mme Alison Des Forges
d’apporter des preuves et de préciser ses propos quant à la présence de
militaires français au centre de documentation, qui était également un centre
de torture. Il a également interrogé Mme Alison Des Forges sur la logique du
système qu’elle avait décrit et s’est demandé si, en affirmant qu’une
intervention extérieure déclenchée le 6 avril aurait arrêté les massacres, tout
se passant à Kigali, on ne fournissait pas la preuve a contrario que ce qui a
été présenté comme une machine infernale préparée à l’avance, bien huilée,
avec des listes de gens à éliminer, comme un génocide pensé par avance, était
en réalité un enchaînement graduel, dont on ne pouvait pas prévoir qu’il
dégénérerait en un génocide total.

S’agissant de la question relative à la présence de soldats français au
centre de documentation, Mme Alison Des Forges a indiqué qu’elle avait
simplement cité des données qui avaient été présentées devant la mission par
le Ministre James Gasana.
Le Président Paul Quilès a alors indiqué qu’il n’avait pas le
souvenir de déclarations en ce sens de M. James Gasana et que des
vérifications s’imposaient.
Mme Alison Des Forges, ayant déclaré avoir lu ces informations
sur Internet, sur le site de Médecin sans frontières, a reconnu qu’elle en avait
été étonnée.
Quant à la planification du génocide, Mme Alison Des Forges a
rappelé que dès le cinquième jour, le nombre de personnes tuées était évalué
à 20 000 par la Croix Rouge Internationale, chiffre à rapporter à ce moment
au petit effectif des assassins qui ont agi rapidement et avec beaucoup
d’efficacité. Le fait que ces massacres aient été effectués à une telle vitesse,
que la plupart des personnes tuées aient été des Tutsis, que ces tueries aient
été le fait d’autorités gouvernementales, qu’elles n’aient pas été spontanées,
qu’elles aient été commises en plusieurs endroits, tout cela aurait dû alerter la
communauté internationale sur la nature des événements et le caractère de
génocide des crimes perpétrés. Mme Alison Des Forges a ajouté que si l’on
prenait en considération la propagande qui avait été faite pendant des mois et
les attaques qui avaient déjà eu lieu précédemment contre les Tutsis, et que si
on lisait, par exemple, les documents belges, on pouvait penser que, si les
Belges étaient au courant, les Français l’étaient également.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à Mme Alison Des Forges, s’il
lui était possible de transmettre certains documents qu’elle avait mentionnés,
notamment la liste des militaires et fonctionnaires rwandais qui avaient résisté
aux consignes données par le clan Bagosora au lendemain de l’attentat pour
déclencher le processus dont l’engrenage avait conduit au génocide, ainsi que
la lettre de l’officier rwandais Rwabalinda qui avait rencontré le Général
Jean-Pierre Huchon.
Mme Alison Des Forges a répondu que si la transmission de la
lettre de M. Rwabalinda ne posait aucun problème, il lui faudrait en revanche
veiller à garantir l’anonymat de certains officiers qui avaient résisté et qu’elle
avait contactés, afin de protéger leurs vies.

Annexe au compte rendu de l’audition de
Mme Alison DES FORGES
Buffalo, New York, le 1er juillet 1998
Monsieur le Président,
Je vous écris concernant l’aide apportée des experts français aux
agents du Centre de Recherche Criminelle et de Documentation au Rwanda
dont j’ai fait allusion au cours de mon témoignage devant la mission
d’information le 16 juin.
Sur question de Monsieur Myard, j’ai répondu que j’ai pris
connaissance de cette aide seulement par le témoignage de Monsieur Gasana,
que j’ai lu quelques heures auparavant. Personne parmi les membres de la
mission n’ayant pu se rappeler d’une telle mention par Monsieur Gasana, j’ai
cru me tromper. Mais en lisant le document déposé devant vous par
Monsieur Gasana « Déclaration faite le 10 juin par James K. Gasana,
ex-Ministre rwandais de la Défense, devant la mission d’information » je
trouve le passage en question à la page 9.
« Des experts français ont aidé à former les agents du Centre de
Recherche Criminelle et de Documentation dans les techniques d’enquêtes ».
Parce que je venais de prendre connaissance de cette information, je
n’ai pas pu faire d’autre commentaire au moment de mon témoignage. J’ai
fait depuis une petite enquête qui m’a convaincu qu’il y a eu un changement
important dans le fonctionnement de ce Centre. Bien connu comme lieu de
torture pendant une certaine période, le Centre n’avait plus cette réputation
sinistre après l’installation du gouvernement de coalition en 1992. D’après
des témoins bien informés, l’amélioration dans le fonctionnement du Centre,
y compris la fin de l’emploi de la torture, coïncidait avec la présence des
experts français sur place. Donc, il y a eu de la torture au Centre et il y a eu
des experts français au Centre, mais pas au même temps et, en plus, c’est
possible que c’est la présence française qui a contribué à faire cesser l’emploi
de la torture.
Veuillez apporter cette clarification à l’attention de Monsieur Myard
et aux autres membres de la mission et les assurer que ma mention du rôle
des experts français est provenue du souci de la vérité, pas d’un quelque
complot contre la réputation de la France.

En vous remerciant encore une fois de l’invitation de déposer
devant la mission d’information, Monsieur le Président, je vous prie de croire
à l’assurance de ma considération distinguée.

Audition de MM. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Ministre de la
Défense (mai 1988-janvier 1991), Ministre de l’Intérieur,
et Jacques PELLETIER, Ministre de la Coopération et du
Développement (mai 1988-juin 1991), Sénateur de l’Aisne
(séance du16 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Chevènement,
Ministre de la Défense de mai 1988 à janvier 1991, et M. Jacques Pelletier,
Ministre de la Coopération de mai 1988 à juin 1991.
Il a rappelé qu’à cette époque, le Rwanda connaissait une crise
économique extrêmement sérieuse : le cours du café venait de s’effondrer ;
sécheresse et famines se succédaient dans certaines régions. Sur le plan
politique, l’assassinat en avril 1988 de Stanislas Mayuya, successeur potentiel
du Président Habyarimana, avait déclenché des tensions politiques fortes et
considérablement affaibli le régime. Dans le prolongement du sommet de
La Baule la mise en oeuvre des réformes démocratiques constituait un défi
supplémentaire. Le régime d’Habyarimana se trouvait dans une situation
difficile lorsque, en octobre 1990, l’attaque du FPR a marqué le début de la
crise qui a culminé avec le génocide.
M. Jean-Pierre Chevènement a déclaré craindre de décevoir
quelque peu la mission. En effet, de l’intervention française au Rwanda dans
la période où il occupait encore les fonctions de Ministre de la Défense, il
n’avait gardé qu’un seul souvenir, celui de son déclenchement : une matinée,
dans le Golfe, à bord de la frégate Dupleix, avec le Président de la
République et l’Amiral Lanxade, son chef d’Etat-major particulier à l’Elysée,
assez tôt, en compagnie du commandant de bord. A ce moment-là, a été
apporté au Président de la République un message chiffré qui, une fois
décodé, faisait apparaître que le Président Habyarimana demandait
l’intervention militaire de la France pour l’aider à faire face à l’attaque du
FPR. Le Président s’est alors tourné vers l’Amiral Lanxade et lui a demandé
de répondre favorablement à cette demande. L’Amiral s’est éloigné et a
envoyé, au commandement opérationnel des armées des directives qui ont
conduit à l’envoi d’une compagnie, dont la mission était d’assurer avant tout
la protection de nos ressortissants.
La scène a été extrêmement brève. Ses protagonistes avaient alors
d’autres soucis en tête car 1990 était une année de profonds bouleversements
géopolitiques. C’était au lendemain de l’unité allemande, peu de temps avant

la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe des 20 et 22
novembre et M. Jean-Pierre Chevènement était fort occupé par la question
du désarmement et de l’équilibre de forces. De lourds nuages apparaissaient
dans le ciel avec la perspective d’une guerre dans le Golfe dont peu de gens
pensaient qu’elle était encore évitable.
M. Jean-Pierre Chevènement a ainsi rappelé que les forces
françaises avaient débarqué en Arabie Saoudite le 15 septembre, après
l’occupation de l’ambassade de France au Koweït par les troupes irakiennes
et que le Président de la République avait prononcé au sujet de la crise du
Golfe un discours à l’ONU le 24 septembre. Le mois d’octobre fut un mois
de relative accalmie avec la libération d’un certain nombre d’otages. On
pouvait espérer que les choses évolueraient dans la bonne direction. A titre
personnel, M. Jean-Pierre Chevènement s’efforçait de faire entendre cette
voix auprès du Président de la République. Mais le discours du Président de
la République à l’ONU avait laissé apercevoir que d’autres options étaient
possibles.
A la fin du mois de novembre, le Conseil de sécurité a autorisé, non
pas l’emploi de la force mais, à la demande de M. Chevarnadze, le recours
aux « moyens nécessaires » à la libération du Koweït, ce qui signifiait assez
clairement la guerre.
M. Jean-Pierre Chevènement a indiqué qu’il avait alors envoyé la
lettre dans laquelle il demandait au Président de la République d’être relevé
de ses fonctions.
Remontant plus loin dans le passé, M. Jean-Pierre Chevènement a
évoqué des échanges assez vifs au sein du Gouvernement sur la politique
qu’il convenait de conduire en Afrique. Ces échanges avaient eu lieu en mai
et avaient porté leurs fruits dans le discours de La Baule du Président
Mitterrand, dans lequel ce dernier avait exposé des orientations sur lesquelles
M. Jean-Pierre Chevènement se trouvait en plein accord.
Le Ministre a souligné que, lors de la scène à laquelle il avait assisté
sur la frégate Dupleix, il n’avait pas été consulté.
M. Jacques Pelletier a exposé que son témoignage ne porterait que
sur la période où il avait exercé, avec un grand intérêt et une authentique
passion, la charge de Ministre de la Coopération et du Développement, à
savoir de mai 1988 à mai 1991.
Avant de parler de la région des Grands Lacs, il a rappelé quelques
éléments importants pour la compréhension du contexte de cette époque. Le

Gouvernement de Michel Rocard entendait suivre une politique dynamique
en faveur des pays pauvres. Conformément aux voeux du Président de la
République, la France voulait maintenir des liens étroits et une solidarité forte
avec les pays d’Afrique. En matière d’aide au développement, la France
consentait de gros efforts. Au cours des trois années où il avait exercé les
fonctions de Ministre de la Coopération, les crédits budgétaires avaient
beaucoup augmenté, pour se rapprocher du fameux seuil des 0,7 % du PIB.
Le Gouvernement français était le principal, pour ne pas dire le seul, avocat
de l’Afrique au sein des instances internationales. Que cela soit pour la
réduction des dettes ou la renégociation des accords de Lomé, la France a dû
montrer l’exemple et peser de tout son poids pour éviter que l’Afrique soit
abandonnée à elle-même.
De même, le ministère de la Coopération avait des discussions quasi
quotidiennes avec les experts du FMI et de la Banque mondiale, pour que les
nécessaires plans d’ajustement structurel n’imposent pas des contraintes
incohérentes ou insupportables aux Etats africains. La situation économique
était très défavorable : les prix des matières premières, en particulier celui du
thé et du café, étaient à leur cours le plus bas, le franc CFA était cher, les
investissements privés peu nombreux.
Pour terminer de brosser à grands traits l’environnement de
l’époque, M. Jacques Pelletier a évoqué une rupture majeure : la chute du
mur de Berlin à la fin de l’année 1989. Cet heureux événement a entraîné une
mobilisation de toutes les chancelleries pour maîtriser les conséquences de
l’effondrement rapide de l’Europe de l’Est. Dans ce contexte, l’Afrique
n’apparaissait plus prioritaire aux yeux de beaucoup et certains Africains
estimaient que l’Europe allait les abandonner.
M. Jacques Pelletier répétait souvent à cette époque « le vent qui
souffle de l’Est ne peut pas s’arrêter aux portes de l’Afrique ». Le sommet
de La Baule allait clairement fixer l’objectif d’une marche des pays
d’Afrique, chacun à son rythme et à sa manière, vers la démocratie et l’Etat
de droit. En 1988, à son arrivée au ministère, seuls deux pays sur un peu plus
de trente du champ de la coopération pouvaient être qualifiés de
démocratiques : le Sénégal et l’Ile Maurice. Au début des années 1990,
l’Afrique francophone ne connaissait pas une situation très brillante, ni
économiquement ni politiquement. Le désintérêt pour ce continent est sans
doute en partie responsable des drames qu’a connus l’Afrique centrale.
S’agissant plus précisément du Rwanda, M. Jacques Pelletier a fait
valoir qu’il avait découvert ce pays dans les années 1984-1988 en tant que
Président du Groupe d’amitié France-Afrique centrale du Sénat. Il s’est

demandé si l’on aurait pu prévoir et, donc, empêcher le génocide qui s’y est
déroulé.
M. Jacques Pelletier a exposé qu’à son arrivée rue Monsieur, le
Rwanda n’était pas une priorité pour le ministère et que sa « réputation »
était assez bonne. Ce pays était présenté comme la « Suisse de l’Afrique ».
Son « Président-paysan » au pouvoir depuis quinze ans était issu de l’ethnie
hutue, largement majoritaire (85 %), et soutenu par l’Eglise catholique qui
avait une énorme influence. Le Président semblait faire quelques efforts
d’ouverture envers la minorité tutsie, à qui il laissait prendre des
responsabilités dans le domaine économique, mais pas dans le domaine
politique. Par ailleurs, en comparaison avec le Burundi, où l’ethnie tutsie, au
pouvoir bien que très minoritaire, avait provoqué des massacres en août
1988, le Rwanda apparaissait comme un pays plus apaisé.
Cela ne voulait pas dire que la situation était bonne, loin de là. Dès
son premier voyage, il avait été impressionné par le travail des populations
locales qui cultivaient le moindre mètre carré, y compris dans les villes. Le
Rwanda était un jardin. Mais, en même temps, il avait été effrayé par la
densité de la population (plus de 300 habitants/km²) et par la pression que
cette densité entraînait sur le foncier. En dehors même des problèmes
ethniques, cette situation était très lourde de risques et M. Pelletier s’est
rappelé qu’il employait souvent l’expression : « il y a là un baril de
poudre ».
Dès son arrivée au ministère, il a fait accélérer les projets de
développement rural. Il a également essayé de favoriser une politique de
contrôle des naissances afin d’éviter que les difficultés continuent de
s’aggraver. Lors de ses entretiens avec le Président Habyarimana, en France
ou au Rwanda, M. Jacques Pelletier a toujours beaucoup insisté sur la
nécessité d’ouvrir le Gouvernement rwandais à l’opposition et à la minorité,
bref de démocratiser son régime. Dans leurs conversations privées, le
Président ne se montrait pas hostile à cette évolution. Il expliquait cependant
qu’il ne pouvait pas aller trop vite, sinon il ne serait pas suivi ; la suite des
événements a prouvé qu’il n’avait pas tort. Grâce à la coopération
décentralisée, qui marchait bien, la France espérait aussi montrer par
l’exemple ses vertus de ses principes politiques.
La question des réfugiés était également une préoccupation.
Pendant l’été 1988, après les massacres au Burundi, beaucoup de réfugiés
hutus étaient arrivés au sud du Rwanda. Très rapidement, M. Jacques
Pelletier a déployé des moyens importants pour qu’ils rentrent dans leur
pays, car il estimait que le Rwanda était incapable de supporter un afflux de
population supplémentaire.

En revanche, il y avait un autre problème de réfugiés auquel
M. Jacques Pelletier a reconnu qu’il n’avait sans doute pas assez porté
attention, même s’il n’entrait pas dans son champ de compétences
-l’Ouganda n’étant pas dans le « champ »-, c’était celui des réfugiés tutsis,
nombreux en Ouganda, qui semblaient relativement intégrés dans leur
nouveau pays, mais qui allaient être à l’origine des difficultés les plus graves.
Le 1er octobre 1990, quelques milliers de réfugiés rwandais
d’Ouganda ont envahi le Rwanda, provoquant des massacres et une fuite de
la population. Le Gouvernement français a très rapidement réagi en
envoyant, à la demande du Gouvernement de Kigali, des munitions et une
compagnie de parachutistes. Ce fut l’opération Noroît.
M. Jacques Pelletier a estimé que la logique de cette opération était
parfaitement claire.
Tout d’abord, il était nécessaire de protéger et d’évacuer nos
compatriotes qui pouvaient être menacés. Ensuite, il ne semblait pas possible
de laisser renverser un Gouvernement par une minorité menant une action
armée et violente en provenance et avec le soutien d’un pays étranger.
Il faut en effet se rappeler que les rebelles du FPR étaient très peu
nombreux. Tous les rapports indiquaient, et l’exode de la population
prouvait, qu’ils n’étaient absolument pas accueillis en libérateurs. Le
caractère « étranger » de cette invasion provenait également du fait que ses
chefs Fred Rwigyema et Paul Kagame étaient respectivement chef d’étatmajor adjoint et chef de la sûreté dans l’armée ougandaise. II semblait normal
d’assurer la sécurité d’un pays avec lequel des accords de coopération nous
liaient. Si la France n’avait pas réagi, elle aurait perdu la confiance de la
plupart des pays d’Afrique. C’est ce qui avait été décidé également lors des
différentes interventions au Tchad. Le principe de l’intangibilité des
frontières proclamé régulièrement par l’OUA semblait aussi menacé, la
victoire du FPR pouvant conduire à des réactions en chaîne dans toute la
région.
Assurer la sécurité du Rwanda n’était pas le seul but du
Gouvernement. Il voulait également faire évoluer le régime afin d’éviter la
répétition de tels événements. C’est avec ce double objectif que M. Jacques
Pelletier a conduit, à la demande du Président Mitterrand, au début du mois
de novembre 1990, une mission de bons offices au Rwanda et dans les pays
limitrophes où il a pu s’entretenir avec tous les responsables, notamment tous
les présidents.

De ce voyage, il est ressorti que les protagonistes étaient d’accord
sur trois points : la nécessité d’un cessez-le-feu et de la mise en place
d’observateurs ; la tenue d’une conférence régionale pour traiter l’ensemble
des problèmes et notamment celui des réfugiés ; l’ouverture politique à
l’intérieur du Rwanda.
La négociation entre les parties au conflit fut difficile à mener en
particulier pour deux raisons. La position exacte des pays limitrophes du
Rwanda n’était pas toujours très claire et certains chefs d’Etat, comme les
Présidents Mobutu et Museveni, par exemple, faisaient preuve d’une grande
susceptibilité dans leurs relations mutuelles. Par ailleurs, il était difficile de
mobiliser rapidement le système des Nations Unies ou nos amis occidentaux
pour envoyer des observateurs ou pour accorder des contributions
financières destinées à aider le pays à panser ses plaies le plus vite possible.
Ces deux difficultés se sont accentuées lors des crises ultérieures.
M. Jacques Pelletier a souligné que le Gouvernement français avait
eu deux objectifs dès le début du conflit : un objectif très visible, à savoir,
aider un pays à assurer sa sécurité contre une agression extérieure, et un
objectif dont on a moins parlé mais qui était tout aussi important, faire
évoluer le régime en place. M. Pelletier a déclaré avoir personnellement
exercé des pressions très vigoureuses auprès du Président Habyarimana. Le
Président Mitterrand l’a rencontré également et lui a écrit pour l’inciter
fortement à ouvrir son gouvernement.
Cet engagement de la France a eu des résultats tangibles qui allaient
dans le bon sens. M. Jacques Pelletier a précisé que, quelques jours après son
voyage dans la région, en octobre 1990, des milliers de Tutsis qui avaient été
arrêtés au début de l’invasion ont été libérés. A la fin de l’année 1990, un
avant-projet de charte nationale a été publié et un poste de Premier Ministre
créé. Un cessez-le-feu a été signé en mars 1991 et une Constitution
promulguée au mois de juin 1991.
A son départ du ministère en mai 1991, M. Jacques Pelletier
n’estimait pas que le problème était résolu, mais il pensait, très honnêtement,
que le plus grave avait été évité et qu’il fallait continuer à accompagner le
Rwanda dans son évolution. La voie était ouverte vers l’accord d’Arusha,
signé en août 1993. Malheureusement, les extrémistes des deux bords ne se
sont pas réellement engagés dans cette logique de paix et c’est ce qui
conduira au drame de 1994.
Le Président Paul Quilès a observé, à propos de l’attaque qui s’est
déroulée à Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre, que certains témoins ou
analystes l’ont présentée comme une simulation mise en scène par les

autorités rwandaises pour faire pression sur la France et la décider à
renforcer sa présence et son intervention.
Il a demandé à M. Jean-Pierre Chevènement et à M. Jacques
Pelletier s’ils se souvenaient d’informations de cette nature. En effet, si les
différents documents, témoignages et opinions concernant cet incident sont
contradictoires, il semblerait néanmoins qu’une forte présomption conduise à
penser que les autorités rwandaises avaient pu grossir le danger pour pousser
les Français à renforcer leur présence.
Le Président Paul Quilès a également demandé si les ministres
avaient disposé d’informations particulières concernant le FPR et s’ils avaient
des contacts avec ce mouvement avant, pendant ou après l’opération Noroît.
M. Jean-Pierre Chevènement a déclaré qu’il n’avait disposé
d’aucun élément d’appréciation lui permettant de savoir si l’attaque des
forces anti-gouvernementales étaient feinte ou réelle. La décision de la
France a été instantanée. Il n’avait pas d’informations particulières sur le
Rwanda.
Il a rappelé qu’il avait eu à connaître de troubles en Afrique,
notamment au Tchad, aux Comores et au Gabon, mais qu’à l’époque, ce qui
dominait avant tout, c’était l’effondrement de l’Union soviétique et du
monde bipolaire. Ce qui se passait au Rwanda faisait l’objet d’une
communication directe entre l’état-major particulier du Président de la
République et l’état-major des armées, le centre opérationnel interarmées et
les forces présentes sur le terrain.
M. Jean-Pierre Chevènement a expliqué qu’il ne savait pas
davantage si la Mission militaire de coopération et le ministère de la
Coopération étaient associés à la gestion de la crise rwandaise. Il n’a pas le
souvenir d’un seul conseil restreint où cette question ait été inscrite à l’ordre
du jour, ni qu’elle ait été jamais évoquée dans les quelques mois qui ont
suivi. C’était une affaire où le ministère de la Défense, en tout cas, n’a jamais
été amené à intervenir. La seule procédure par laquelle il était informé était
celle des comptes rendus que le ministre de la Défense a l’habitude de
trouver sur son bureau.
A propos de l’engagement de l’opération Noroît, M. Bernard
Cazeneuve a rapporté que des témoins politiques et militaires, ainsi qu’un
certain nombre de documents transmis à la mission indiquaient qu’au
moment des événements d’octobre 1990, une cellule de crise avait réuni
l’ensemble des administrations concernées des ministères des Affaires
étrangères, de la Défense et de la Coopération. Cette cellule a pris la décision

de mettre en oeuvre un dispositif destiné avant tout à évacuer les
ressortissants français en cas de dégradation de la situation, l’évacuation
militaire étant placée sous la responsabilité du Chef d’état-major des Armées
et non de l’état-major particulier du Président de la République.
Il a demandé si le Président de la République, lors de la réception de
la dépêche sur la frégate Dupleix, avait donné immédiatement les instructions
à cet effet ou si un dialogue s’était engagé entre l’amiral Lanxade, M. JeanPierre Chevènement et le président de la République sur l’opportunité de
l’intervention.
Il a souhaité savoir si, une fois rentré à Paris, M. Jean-Pierre
Chevènement avait été amené à donner des instructions au Chef d’état-major
des Armées concernant les objectifs assignés à l’opération Noroît et
lesquelles.
M. Jean-Pierre Chevènement a précisé qu’il n’y avait eu aucun
dialogue. Le Président de la République a donné une directive ; elle a été
exécutée immédiatement. Si une réunion s’est tenue, ce fut hors de sa
présence et il n’en a pas eu connaissance.
M. Jacques Pelletier a estimé que l’attaque du mois d’octobre
1990 était bien réelle mais que le gouvernement et le président rwandais en
avaient probablement exagéré l’ampleur. La seconde attaque, début janvier, a
été plus forte.
Quant aux relations avec le FPR, il a rencontré en Tanzanie des
représentants de ce mouvement au cours de sa mission de novembre 1990,
pour vérifier s’ils étaient d’accord avec les trois points de convergence qu’il
a mentionnés dans son exposé introductif.
Quant aux modalités d’association des différents ministres à la
décision d’intervention, M. Jacques Pelletier a confirmé le témoignage de
M. Jean-Pierre Chevènement : la décision a été prise par le Président de la
République hors de France de la façon qui a été décrite suite à une demande
transmise par la cellule africaine de l’Elysée.
Une cellule de crise a été mise en place, par la suite, pour veiller
notamment à la bonne évacuation des ressortissants français et des
ressortissants étrangers qui le souhaitaient. Elle fonctionnait normalement,
avec l’ensemble des partenaires habituels. Mais au départ, les ministres n’ont
pas été associés, ni le celui de la Défense ni le celui de la Coopération.

Le Président Paul Quilès a rappelé que, selon la Constitution, le
Président de la République est le chef des armées. Lorsqu’il s’agit
d’opérations, il a donc un rôle particulier à jouer. Ce n’est pas en tant que
Président de la République qu’il agissait, mais en tant que chef des armées.
Savoir si la Constitution est pertinente ou pas sur ce point est un autre débat,
mais c’est ainsi qu’elle fonctionne.
M. François Lamy a relevé les termes employés par
MM. Chevènement et Pelletier à propos du FPR : « réfugiés », puis,
« invasion étrangère » et enfin « forces antigouvernementales ».
Il a demandé si une réflexion a été menée à partir de 1990, lorsque
le problème s’est posé réellement, pour analyser la nature de ce mouvement
et des problèmes, surtout politiques, que soulevait son action.
Par ailleurs, si la Constitution confère au Président de la République
des pouvoirs nettement définis en tant que chef des armées, les termes sont
moins clairs en matière de politique étrangère, même si l’on a été amené à
parler à ce sujet de « domaine réservé ». M. François Lamy a donc demandé
des précisions sur la gestion d’une crise comme celle du Rwanda entre 1988
et 1991 : comment les différents acteurs -le ministre de la coopération, le
premier Ministre, le ministre des Affaires étrangères, le Président de la
République, l’équipe africaine de la Présidence de la Républiquedéfinissaient leur rôle les uns par rapport aux autres. Il a souhaité savoir qui
donnait les orientations et qui gérait au quotidien.
M. Jean-Pierre Chevènement a expliqué que le ministère de la
Défense n’intervenait que dans le domaine strictement militaire. Il a eu, par
exemple, à connaître des conséquences de l’assassinat du Président Abdallah
aux Comores. C’est l’armée française qui, à l’époque, a permis une transition
pacifique, sans qu’une goutte de sang n’ait été versée. Ce succès a été dû à la
remarquable qualité et à l’efficacité des troupes et des officiers français qui
ont su, en quelque sorte, prendre en main la garde prétorienne constituée par
Bob Denard.
Inversement à la même époque, au moment où Idriss Déby
envahissait le Tchad par l’Est, les troupes françaises ont reçu la consigne de
ne pas s’interposer. La crise s’est terminée par la démission d’Hissène Habré.
Au Gabon, lorsque des émeutes et des troubles ont éclaté à
Port-Gentil et à Libreville même, les forces françaises ont été dépêchées avec
mission d’assurer la protection des ressortissants français. Elles se sont très
bien acquitté de cette mission, puisqu’il aurait pu y avoir mort d’hommes
dans des conditions particulièrement atroces ; certains de nos compatriotes

aspergés d’essence sont passés très près de la mort. La présence de l’armée
française a été un moyen de contenir une crise qui aurait pu dégénérer en
affrontements graves.
Le problème des conditions dans lesquelles la France était amenée à
soutenir un certain nombre de régimes, alors qu’aucun mécanisme
d’évolution démocratique du pouvoir n’était perceptible, a été évoqué. Cette
situation a entraîné un débat assez vif au sein du Gouvernement qui s’est
traduit quelques semaines plus tard, fin juin, par le discours de La Baule,
lequel a marqué une réorientation de la politique africaine française.
M. Jacques Pelletier a estimé qu’il n’était pas commode de définir
les « réfugiés », que l’on a appelés ensuite « éléments extérieurs ». Ils
s’agissait de personnes réfugiées depuis longtemps, une trentaine d’années.
On pensait qu’elles étaient complètement intégrées en Ouganda. Le Président
Museveni à qui l’on demandait de réduire l’aide qu’il apportait à ces
« réfugiés » ou ces « éléments extérieurs », était embarrassé car les Tutsis
rwandais avaient contribué largement à son arrivée au pouvoir. Il avait une
dette de reconnaissance vis-à-vis de ces hommes qu’il n’a pas empêchés de
s’armer et de s’équiper avec, probablement, des appuis extérieurs.
Ils étaient réfugiés, mais on pensait qu’ils étaient mieux intégrés en
Ouganda qu’ils ne l’étaient en réalité. Ils avaient toujours comme but de
revenir chez eux, ce qui finalement paraît assez logique.
Quant à la gestion de la politique africaine, M. Jacques Pelletier a
déclaré qu’il ne s’était jamais trop posé de questions à ce sujet car la
coordination jouait à plein. Aujourd’hui le ministère de la Coopération est
passé sous l’égide du ministère des Affaires étrangères mais, à l’époque, il
était relativement indépendant. Il fallait que l’entente soit parfaite entre le
ministre de la Coopération et celui des Affaires étrangères mais surtout entre
celui de la Coopération et celui des Finances qui gérait plus des deux tiers de
l’aide publique au développement. La véritable difficulté résidait dans la
coordination des actions des ministères des Finances et de la Coopération,
mais s’y attaquer était une partie très difficile, que tous les ministres de la
Coopération et des Affaires étrangères ont perdue.
Lors de son arrivée au ministère de la coopération en 1988,
M. Pelletier a demandé et obtenu qu’une concertation soit organisée
régulièrement entre les différents partenaires. Tous les quinze jours, une
réunion se tenait à cet effet à l’Elysée sous l’égide de l’ambassadeur Arnaud,
qui s’occupait de la cellule africaine. Elle réunissait le directeur ou le
directeur-adjoint du cabinet du ministre des Affaires étrangères, le directeur
de cabinet du ministre de la Coopération, un représentant de la Caisse

française de développement, un représentant du Trésor et souvent un
responsable du cabinet de Matignon. De sorte que tous les quinze jours
l’ensemble des problèmes qui touchaient à l’Afrique était examiné. Chacun
faisait part de ses informations des quinze jours précédents et les décisions
étaient prises dans le cadre de cette réunion. De sorte que pendant les trois
ans où il a exercé les fonctions de ministre de la coopération, M. Jacques
Pelletier n’a pas constaté de dysfonctionnement.
Au moment des faits que rappelait M. Jean-Pierre Chevènement,
concernant le Tchad, le Gabon, les Comores, le ministère de la Coopération
était un peu en retrait et celui de la Défense exerçait une influence
prépondérante. Toutefois, même dans ces périodes de tensions militaires, une
cellule de crise se réunissait fréquemment pour essayer de bien cerner
l’ensemble des problèmes et de définir une position commune.
M. Pierre Brana a noté que le déclenchement de l’opération Noroît
a été décidée par le Président de la République, chef des armées. Il a cité à ce
propos une déclaration du Premier ministre de l’époque, M. Michel Rocard,
qui, le 6 octobre 1990, déclarait sur TF1 : "Nous avons envoyé des troupes
pour protéger les ressortissants français, rien de plus. C’est une mission de
haute sécurité et un devoir républicain mais, en quelques jours, les
ressortissants qui le désiraient ont pu être évacués." A ce moment la mission
initiale était terminée ; or, les soldats sont restés. Il a demandé s’il y avait eu
débat sur ce maintien des troupes et ce qui avait motivé à ce moment-là le
changement de perspectives de l’intervention militaire.
Il a estimé que la différenciation sémantique entre « rebelles
étrangers » et « réfugiés » voulant revenir par la force dans leur pays n’était
pas neutre. Dans un cas, on est en présence d’une invasion étrangère, ce qui
peut justifier une assistance ; dans l’autre, c’est une guerre civile et un conflit
« rwando-rwandais ».
M. Pierre Brana a relevé que, contrairement à ce qui s’était passé au
Burundi après les événements d’août 1988, la guerre d’octobre 1990 au
Rwanda n’avait pas abouti à un débat sur la réconciliation nationale. Le
Ministre Jacques Pelletier a beaucoup insisté sur ses démarches auprès des
différents protagonistes lors de sa mission de novembre 1990. M. Brana lui a
demandé à ce propos s’il avait eu la possibilité de dire un peu brutalement au
Président Habyarimana qu’il lui fallait faire un effort en vue de la
réconciliation nationale sans quoi la France serait amenée à retirer ses
troupes ou s’il avait jugé préférable de chercher à gagner du temps.
M. Jacques Pelletier a indiqué que l’on avait envoyé au Rwanda
d’abord 150 hommes, puis 300, enfin 600 en 1992-1993.

Le Président Habyarimana appelait le Président Mitterrand toutes
les semaines en lui demandant de ne surtout pas retirer les forces françaises.
Ces troupes n’ont pas participé à des assauts contre les rebelles qui entraient
au Rwanda, mais il est certain que leur présence, à côté des forces belges ou
autres, a été dissuasive. On l’a vu un peu partout, notamment au Gabon. Il
est vraisemblable que le Président Habyarimana tenait beaucoup à cet effet
de dissuasion et souhaitait pour cette raison garder au moins quelques
soldats français sur son territoire. A cette époque, les assistants militaires
techniques étaient très peu nombreux : dix-sept environ.
Dans l’hypothèse d’une invasion étrangère, la position de la France
était justifiée. Il faut rappeler que les deux principaux chefs des rebelles de
l’époque étaient chefs d’état-major adjoint et chef de la sûreté de l’armée
ougandaise. On pouvait difficilement dire qu’il s’agissait de Rwandais qui
revenaient chez eux étant donné les fonctions très importantes qu’ils
occupaient dans l’armée d’un pays voisin.
M. Jean-Pierre Chevènement a ajouté que l’on ne pouvait pas
parler de changement d’orientations puisque le Président de la République
n’avait pas donné d’orientations mais simplement l’instruction de répondre
positivement à la demande du Président Habyarimana.
Quant au problème de savoir s’il s’agissait d’une guerre étrangère
ou d’une guerre civile, cela ne changeait rien du point de vue de la sécurité
des ressortissants français.
M. Jacques Pelletier a expliqué que le Rwanda était le pays
d’Afrique où il s’était rendu le plus souvent : sept ou huit fois avant d’être au
gouvernement et après. Il a connu beaucoup de Tutsis, de Hutus, de
dirigeants et de Français qui y ont travaillé. Il pouvait dire que, dans ses
contacts personnels, aussi bien en France qu’à Kigali, il avait été très ferme
vis-à-vis du Président Habyarimana, évidemment pas dans une conférence de
presse, mais en privé. Le président Habyarimana était un faible et un timide,
qui était très vite repris en main par son cercle familial et son entourage
immédiat hostiles à toute renonciation à des postes de pouvoir.
M. Bernard Cazeneuve a cité des extraits des télégrammes relatifs
à la visite à Kigali de M. Jacques Pelletier au mois de novembre 1990, et
notamment le passage suivant : "Nous avons évité le pire, à savoir la guerre
tribale, en aidant le Président Habyarimana à reprendre son pays en main...
Ainsi s’explique également qu’il nous demande d’intégrer directement notre
assistance militaire dans les états-majors."

Ce même télégramme rendait compte d’un entretien avec le
président Habyarimana au cours duquel effectivement M. Jacques Pelletier
avait exercé des pressions très fortes pour que le Rwanda démocratise son
régime. Evoquant la coopération militaire, l’ambassadeur notait:
" M. Habyarimana a demandé que celle-ci soit renforcée tant sur le plan
matériel que sur celui de l’assistance technique. Il voudrait qu’un conseiller
de haut niveau soit placé auprès de son armée pour en diriger la
réorganisation, notamment en ce qui concerne l’escadrille, les blindés et les
parachutistes. M. Pelletier donne un agrément de principe sur ce point."
M. Bernard Cazeneuve a demandé quelles étaient les raisons qui
avaient présidé à cet accord, quel était le rôle qui avait été assigné à l’officier
français participant aux réunions de l’état-major rwandais et s’il avait été
opportun d’accéder à cette demande.
M. Jacques Pelletier a indiqué qu’à chaque fois qu’il rencontrait le
Président Habyarimana, celui-ci demandait des munitions et des équipements
supplémentaires. Il y avait en 1990 et 1991, dix-sept coopérants techniques
militaires. Certains de ces coopérants pouvaient être dans des états-majors,
d’autres sur le terrain, mais c’était peu par rapport aux 5 000 militaires de
l’armée rwandaise dont le nombre est passé par la suite à 20 000, puis à
30 000 ou 40 000.
M. Jacques Pelletier a souligné que les autorités françaises n’avaient
pas fait, au Président du Rwanda, le promesse formelle de lui accorder une
coopération militaire aussi renforcée qu’il le souhaitait.
M. Bernard Cazeneuve a précisé que les témoignages recueillis
par la mission et le télégramme qu’il venait de lire, confirmaient qu’un
officier français avait participé aux réunions de l’état-major rwandais jusqu’à
la fin de l’année 1993.
A propos de la politique d’aide au développement, il a évoqué le
rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Martres qui soulignait
l’augmentation très sensible des décaissements de la France au Rwanda entre
1989 et 1991. Ceux-ci sont passés d’un montant d’environ 120 millions de
francs en 1989 à près de 192 millions de francs en 1991.
Il a demandé quelles étaient les raisons de l’accroissement de cette
aide et s’il se justifiait par la nécessité d’accompagner la politique
d’ajustement structurel afin de faciliter les réformes démocratiques
demandées au Président Habyarimana.

Dans son rapport de fin de mission, l’Ambassadeur Martres notait
également que deux concours exceptionnels de nature budgétaire ont été
octroyés au Rwanda en 1990 et 1991 : un premier de 70 millions de francs en
1990 pour l’achat de l’avion présidentiel et un second, également de
70 millions de francs, en 1991 pour participer au programme d’ajustement
structurel.
M. Cazeneuve a souhaité savoir qui avait pris la décision d’affecter
cette aide de 70 millions de francs à l’achat de l’avion présidentiel, s’il était
judicieux de consacrer une telle somme à cet achat alors que le Rwanda
devait précisément conduire une politique d’ajustement structurel.
Il a rappelé qu’il avait été dit à plusieurs reprises devant la mission
d’information qu’en novembre 1990, M. Jacques Pelletier, en présence de
Jean-Christophe Mitterrand, avait fait pression sur le Président Habyarimana
pour que soient supprimées les cartes d’identité qui mentionnaient
l’appartenance ethnique des Rwandais. Il a été dit également, mais sans que
les choses ne soient vraiment précisées, que le ministère de la Coopération
s’était engagé à assurer le suivi de cette affaire pour aider à l’établissement
des nouvelles cartes.
M. Cazeneuve a demandé si cette question avait été effectivement
évoquée devant le Président Habyarimana, quelle avait été sa réaction et quel
suivi de l’application d’une éventuelle décision en ce domaine avait été
assuré par l’administration de la Coopération.
M. Jacques Pelletier a apporté des précisions à propos de l’aide
accordée au Rwanda. Il y avait dans ce pays à peu près 115 coopérants qui
faisaient partie du personnel de la Coopération. Les projets concernaient
essentiellement le domaine de la formation qui absorbait 40 % de l’aide, puis
le domaine rural qui en représentait 25 % et celui de la santé pour 10 %, le
reste était consacré aux routes, aux communications.
Tous les ans, en raison des difficultés économiques dues à la baisse
des prix des matières premières dans les différents pays, une mission étudiait,
de manière approfondie, le budget de chacun d’eux. Cette mission était
composée de représentants du Trésor, de la Caisse française de coopération
et du ministère de la Coopération. A leur retour de mission, ces trois
personnes formulaient leurs conclusions sur la procédure d’ajustement
structurel et précisaient le montant de l’aide qu’il fallait attribuer à tel ou tel
pays. Pour le Rwanda, ce montant a représenté à peu près 70 millions de
francs.

La décision concernant l’avion a été prise par l’Elysée. Le Président
Habyarimana disposait d’une vieille Caravelle qui avait dû être donnée du
temps du général de Gaulle et qui avait fait largement son temps.
L’enclavement du pays nécessitait pour les déplacements de son président
l’octroi d’un avion. La décision a été prise par l’Elysée et un « bleu » de
Matignon a accordé à cet effet un budget de 60 millions de francs, imputable
sur l’aide budgétaire, pour l’achat d’un Falcon 50 d’occasion et des pièces
détachées correspondantes. La décision prévoyait également la mise à
disposition d’un pilote, d’un copilote et d’un mécanicien -qui ont été tués
dans l’attentat de 1994.
L’affaire a été confiée au ministère de la Coopération, car les autres
ministères ne souhaitaient pas s’en charger. Celui-ci a donc acheté, après pas
mal d’appels d’offres, un Falcon 50, qui a été payé 57 millions de francs, les
3 millions de francs restants étant consacrés aux pièces détachées.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si le contrat qui liait les
membres de l’équipage au ministère de la Coopération, via la Satif, avait été
signé dès 1990.
M. Jacques Pelletier a déclaré, qu’à son avis, tous les contrats
avaient été signés en 1990. La décision de donner un nouvel avion au
Président Habyarimana a été prise au début de 1990, alors qu’il fallait le
livrer avant le sommet de la Baule, ce qui ne laissait que trois mois pour
procéder à son achat, à sa révision et à son envoi. Tous les contrats ont donc
dû être signés à cette époque.
A propos des cartes d’identité, M. Pelletier a confirmé avoir dit au
Président Habyarimana en novembre 1990 que le fait qu’elles portent une
mention ethnique lui paraissait ahurissant. Le président Habyarimana trouvait
cette indication normale car il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait
été établie du temps des Belges et l’on avait continué. Le président
Habyarimana lui avait toutefois dit qu’il pensait que cette mention pouvait
être supprimée. A la connaissance de M. Jacques Pelletier, il n’y a pas eu de
demandes d’aide du gouvernement rwandais pour la fabrication de cartes
d’identité sans mention ethnique. On ne peut donc dire que le ministère de la
Coopération ait renâclé. M. Jacques Pelletier a précisé qu’il n’avait pas revu
le Président Habyarimana après la réunion où il a eu l’occasion d’évoquer
l’indication de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité et qu’on ne
lui a plus parlé de cette question.
M. François Lamy a évoqué le témoignage de M. Jean-Christophe
Mitterrand selon lequel la principale fonction de la cellule africaine à l’Elysée
était une fonction d’information et de conseil. Or, on a pu lire aussi bien dans

la presse que dans différentes publications qu’elle pouvait avoir un rôle plus
important.
M. François Lamy a également souhaité savoir comment se passait
la gestion d’un dossier comme celui du Rwanda au quotidien, qui était amené
à prendre des décisions, que ce soit pour des détails ou pour des affaires plus
importantes, et si l’on pouvait estimer qu’apparaissaient dans l’appareil
d’État certains dysfonctionnements.
Il a également rapporté que la presse estimait que le Président
Mitterrand portait une attention très particulière au problème rwandais. Il a
demandé à M Jacques Pelletier, qui a indiqué que le Président Habyarimana
appelait chaque semaine le Président Mitterrand, ce qui pouvait expliquer
cette attention du président Mitterrand et quelles relations directes il
entretenait avec le président du Rwanda.
M. Jacques Pelletier a confirmé que l’équipe africaine de l’Elysée
était surtout chargée d’informer le Président et de prendre des contacts à sa
demande. En général, ces contacts étaient toujours répercutés au niveau du
ministère de la Coopération. Il n’y a eu aucun dysfonctionnement pendant les
trois ans où il occupait ses fonctions. Il s’est toujours efforcé de coordonner
les actions du ministère avec celles des autres acteurs sur le plan national,
mais aussi sur le plan international. Avant de partir en novembre pour sa
mission d’information, par exemple, M. Jacques Pelletier a rencontré le
ministre belge des Affaires étrangères pour s’assurer qu’ils étaient bien sur la
même ligne. A chaque voyage dans un pays africain, il rencontrait toujours
les chargés de mission des différents pays de l’Union européenne.
En période de crise, la cellule de crise se réunissait parfois tous les
jours et même plusieurs fois par jour, surtout quand il s’agissait de
l’évacuation de Français. Ce fut le cas, comme le rapportait M. Jean-Pierre
Chevènement, à propos du Gabon, du Tchad et du Rwanda à deux reprises.
Pour le reste, la mission Noroît échappait au ministre de la Coopération ; elle
relevait du domaine militaire, c’est à dire du Président de la République et du
ministère de la Défense. Pour ce qui est de la coordination de l’aide,
budgétaire notamment, accordée au Rwanda comme aux autres pays, il y
avait bien sûr des procédures régulières, qui ont bien fonctionné.
Quant à l’attention particulière accordée au Rwanda par
M. François Mitterrand, M. Jacques Pelletier a estimé que les deux
présidents s’entendaient bien. Lui-même s’entendait également bien avec le
Président Habyarimana, alors qu’il n’en allait pas de même avec le Président
Mobutu.

Le président Habyarimana lui a toujours paru être un homme de
bonne volonté. Par comparaison avec le Burundi où il y avait eu, en 1988
notamment, des massacres de dizaines de milliers de personnes, le Rwanda
apparaissait plus calme et l’on avait l’impression que le Président rwandais
s’efforçait sincèrement de marier plus harmonieusement les deux ethnies.
Selon M. Jacques Pelletier, le drame du Burundi et du Rwanda
tenait à ce qu’il n’y avait que deux ethnies. Dans la plupart des autres pays
d’Afrique, il y en a au moins trois ou quatre. La situation est plus facile à
gérer parce qu’il y en a toujours une qui peut s’interposer en cas de conflit
entre les autres.
M. Pierre Brana a rappelé que M. Jean-Christophe Mitterrand a
rédigé le 19 octobre 1990 une note au Président de la République qui
comportait deux parties. La première visait à demander une concertation
générale dans la région, ce à quoi M. François Mitterrand a répondu
positivement. Dans la seconde partie, il était demandé si une présence
militaire française devait être maintenue aussi longtemps qu’une solution
n’aurait pas été trouvée. La réponse de François Mitterrand dans la marge fut
« non ».
M. Brana a alors demandé si le Président Habyarimana avait été mis
en demeure de trouver rapidement une solution, faute de quoi la présence
militaire française ne serait pas maintenue.
M. Brana a demandé également si M. Jacques Pelletier avait eu
l’occasion d’évoquer à nouveau, après son entretien de novembre 1990, la
question des cartes d’identités avec le Président Habyarimana et si notre
ambassadeur lui a rappelé la position de la France sur cette question.
M. Jacques Pelletier a déclaré qu’il pensait qu’aucune demande
d’aide pour la fabrication de nouvelles cartes d’identité n’avait été faite, mais
que cette circonstance n’était pas, en soi, étonnante. La modification des
cartes d’identité ne représentait pas une dépense considérable et le Rwanda
pouvait la prendre en charge sur son budget ou s’adresser à un autre pays
parce que, heureusement, la France n’était pas la seule à avoir une
coopération avec le Rwanda. Il est vrai que le ministère aurait probablement
dû relancer l’affaire, mais cela n’a pas été fait. M. Pelletier n’a pas su si
l’ambassadeur avait renouvelé la demande de suppression de la mention
ethnique sur les cartes d’identité. On peut supposer que le Président
Habyarimana était de bonne foi mais que son entourage et son équipe
rapprochée de Hutus très durs se sont opposés à ce changement.

Il est certain que le Président de la République voulait qu’une
concertation s’engage dans la région. En ce qui concerne sa présence
militaire, la France a exercé un peu de chantage sur le Président Habyarimana
en lui disant qu’elle voulait bien assurer la sécurité du Rwanda mais qu’une
ouverture démocratique de son régime était nécessaire. M. Habyarimana a
accepté cette demande. Des efforts ont été faits : il a libéré des Tutsis, il a
nommé un premier Ministre et promulgué une Constitution. On ne peut pas
dire qu’aucune mesure n’ait été prise, mais les changements n’ont pas été
conduits assez rapidement. De plus, il est probable qu’une entreprise de
sabotage freinait toutes les décisions d’ouverture qui étaient prises et dont
certaines auraient pu aller plus loin.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Jacques Pelletier s’il avait
participé à l’entretien entre le Président Mitterrand et le Président
Habyarimana à Paris le 18 octobre et quels en avaient été le contenu et
l’ambiance.
M. Jacques Pelletier a répondu qu’il avait assisté à cette rencontre,
comme c’était l’usage. L’ambiance était bonne mais le président Mitterrand a
été très ferme vis-à-vis du Président Habyarimana à cette occasion, comme
dans les lettres qu’il lui a envoyées par la suite. Il le sommait pratiquement de
constituer un gouvernement aussi bien avec l’opposition intérieure hutue
qu’avec les Tutsis de l’intérieur et les rebelles de l’extérieur qui ne
demandaient pas mieux.
Dans l’ultime gouvernement, sur vingt ministres, seuls cinq
appartenaient à l’ancien parti unique du Président Habyarimana. Les efforts
déployés pour la démocratisation du Rwanda avaient malgré tout payé, peutêtre trop tard. Il est certain que le Président Habyarimana, à la fin de
l’exercice, était très « dévalué ». Il avait beaucoup moins d’autorité, ce qui a
peut-être contribué aux événements de 1994.
M. François Lamy a demandé des précisions concrètes sur la
création en mars 1991 d’un détachement d’assistance militaire et
d’instruction (DAMI) qui dépendait administrativement du ministère de la
Coopération.
M. Jacques Pelletier a répondu que la création de ce détachement
a été décidée dans le bureau de l’Ambassadeur Arnaud et qu’ensuite, la
consigne a été donnée au ministre de la Défense de le mettre en place
puisque ces personnels sont pris sur ses effectifs militaires.
M. François
Lamy
a
demandé
s’ils
administrativement par le ministère de la Coopération.

étaient

gérés

M. Jacques Pelletier a précisé qu’ils étaient payés par le ministère
de la Coopération. Il a expliqué qu’en février 1991, l’envoi d’un DAMI de
trente hommes a été décidé pour renforcer les dix-sept assistants techniques.
Ces militaires étaient en principe envoyés au Rwanda pour une période très
courte, de quatre ou cinq mois, alors que les personnels d’assistance
technique l’étaient pour plusieurs années.
M. François Lamy a observé que cette situation posait un
problème : les instructions initiales sont données par le chef d’état-major des
armées et l’on passe ensuite à une gestion administrative par le ministère de
la Coopération. Il a demandé quel était le rôle des militaires de la rue
Monsieur et leurs relations avec les militaires en coopération.
M. Jacques Pelletier a indiqué que le colonel Galinié était chargé, à
l’époque, de diriger à Kigali l’ensemble des personnels militaires, aussi bien
assistants techniques que membres du DAMI. Le général qui commandait la
mission militaire de la coopération à Paris et le colonel qui commandait sur
place correspondaient entre eux et étaient également en liaison avec l’étatmajor des armées, bien évidemment.

Audition du Général Jean-Claude LAFOURCADE,
COMFORCES-Turquoise (22 juin-21 août 1994), et du Colonel Patrice
SARTRE, Chef du groupement Nord-Turquoise (22 juin-21 août 1994)
(séance du 17 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord présenté la
situation au Rwanda au début de l’opération Turquoise. Il a exposé que les
forces du FPR, qui s’étaient engagées au Rwanda depuis l’Ouganda à la suite
des événements dramatiques d’avril 1994, avaient envahi en deux mois de
combat toute la partie est du pays. Il a ajouté que le 18 juin 1994, au moment
où la France décidait d’entreprendre une opération humanitaire, les forces
armées rwandaises tenaient encore une partie de la capitale, Kigali, et l’axe
reliant celle-ci à la ville de Kayanza, au Burundi, par Butare. Il a précisé que,
dans l’ouest du pays, les bandes formées de civils ou de militaires hutus
incontrôlés continuaient à massacrer dans l’excitation leurs concitoyens,
tutsis et hutus autres qu’extrémistes. Des milliers de personnes hutues et
tutsies avaient été massacrées. Beaucoup d’entre elles fuyaient les tueries
comme elles pouvaient. Certains de ces survivants avaient trouvé un asile
précaire dans des camps placés sous la protection symbolique d’organisations
caritatives ou de congrégations religieuses, d’autres se terraient dans les
villes et les campagnes en attendant la fin des combats. Tous souffraient de
maladies, de malnutrition et, parfois, de blessures nécessitant soins et
médicaments alors que toutes les organisations humanitaires avaient quitté la
zone à cause de l’insécurité qui y régnait.
Après avoir indiqué qu’à Kigali les 400 Casques bleus de la
MINUAR n’avaient pas la possibilité d’intervenir et ne pouvaient pas être
renforcés avant deux ou trois mois, et qu’un cessez-le-feu instauré le 15 juin
après-midi avait été rompu le matin du 16 par le bombardement du centre
ville par le FPR depuis les collines environnantes, il a rappelé que devant
l’étendue de ces massacres, les lenteurs de la mise en place de la force
d’interposition renforcée de l’ONU et l’impact de ce déchaînement de
violence sur l’opinion publique, la France avait proposé d’intervenir au
Rwanda et saisi les Nations Unies le 19 juin. Le 22 juin, par la
résolution 929, le Conseil de Sécurité donnait mandat à la France d’intervenir
au Rwanda. Les termes de ce mandat étaient « de contribuer, de manière
impartiale, à la sécurité et à la protection » des populations menacées au
Rwanda. L’opération était placée sous commandement national français et
régie par les dispositions du chapitre VII de la charte des Nations Unies,
autorisant l’emploi de tous les moyens nécessaires, autrement dit de la force.

La durée de l’opération était limitée à deux mois, c’est-à-dire au laps de
temps estimé nécessaire par l’ONU pour mettre sur pied sa force
d’interposition de 5 500 hommes, la MINUAR II, qui allait être placée sous
les ordres du Général Romeo Dallaire.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a fait deux observations sur ce
mandat.
Il a d’abord estimé que la rédaction de cette résolution, dont la
diplomatie française avait eu l’initiative, répondait pour la première fois aux
voeux des militaires en matière d’interventions extérieures, d’une part parce
que la référence aux dispositions du chapitre VII de la charte de l’ONU
autorisant l’usage de la force leur permettait non seulement de remplir leur
mission en neutralisant ceux qui voulaient s’y opposer, mais surtout d’assurer
leur sécurité et d’autre part parce que la limitation de la durée de l’opération
à deux mois évitait tout risque d’enlisement.
Ensuite, il a fait observer que si le mandat donnait au commandant
de la force une grande liberté d’action, puisqu’il ordonnait d’assurer la
sécurité et la protection des populations menacées au Rwanda, sans autres
précisions, il comportait aussi une gageure dans la mesure où, sachant le
soutien que la France avait apporté au gouvernement de ce pays les années
précédentes, il disposait que cette mission devait être menée de manière
impartiale.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté le dispositif de
l’opération Turquoise. Il a indiqué qu’en tant que commandant de
l’opération, il disposait d’un poste de commandement interarmées de théâtre
(PCIAT), directement relié au centre opérationnel interarmées (COIA) de
Paris, c’est-à-dire au Chef d’Etat-major des Armées, l’Amiral Jacques
Lanxade. Ce PCIAT devait être implanté à proximité immédiate du théâtre
rwandais pour des raisons opérationnelles et, en même temps, bénéficier des
facilités d’accès indispensables à son fonctionnement, notamment d’une
plate-forme aérienne. Après accord des autorités zaïroises, le site de Goma
au Zaïre avait donc été choisi pour son implantation.
Il a ajouté que le dispositif multinational Turquoise, placé sous
commandement français, avait regroupé 3 060 hommes dont 508 étrangers,
exclusivement des Africains du Sénégal, de la Guinée Bissau, du Tchad, de la
Mauritanie, d’Egypte, du Niger et du Congo. Il a estimé que c’était
l’honneur de ces pays de s’être joints à la France à ce moment-là.
Il a expliqué que le déploiement de la force s’était effectué
exclusivement par voie aérienne et souligné que la mise en place en une

dizaine de jours de plus de 3 000 hommes, de 700 véhicules et de
8 000 tonnes de matériels avait démontré un savoir-faire militaire que peu de
pays possédaient. La majorité des moyens de combat avait été envoyée
depuis des unités prépositionnées en Afrique -en Centrafrique, au Gabon, à
Djibouti- ainsi qu’à La Réunion ; cette solution avait permis de gagner du
temps et de disposer de troupes professionnelles immédiatement entraînées et
surtout acclimatées.
Il a ensuite précisé l’articulation du dispositif déployé au Rwanda.
Le dispositif avait d’abord compris trois groupements, le
groupement des opérations spéciales, commandé par le Colonel Jacques
Rosier, dans la région de Gikongoro, c’est-à-dire à l’est, le groupement nord,
commandé par le Colonel Patrice Sartre, dans la région de Kibuye et le
groupement sud, commandé par le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, dans
la région de Cyangugu.
Fin juillet, un cessez-le-feu étant intervenu et la situation s’étant
stabilisée, le groupement des opérations spéciales a été rapatrié et remplacé
par le bataillon africain. Plus précisément, le groupement du Colonel Jacques
Rosier a été remplacé par des unités provenant du groupement nord du
Colonel Patrice Sartre et placées sous le commandement d’un colonel, le
Colonel Patrice Sartre intégrant à son dispositif le bataillon africain et le
Lieutenant-Colonel Jacques Hogard conservant le groupement sud.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décrit le déroulement de
l’opération. Il a souligné que la période du 22 juin au 22 août avait été
marquée par l’évolution rapide de la situation politico-militaire qui avait
imposé au commandement de l’opération de procéder à des adaptations
permanentes des postures, du dispositif et des modes d’action. Il a fait
observer que la définition du concept de zone humanitaire sûre en était une
illustration, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ayant mis
au point ce concept face aux événements, lorsque l’opération s’est trouvée
confrontée au FPR.
Dans cette période, il a distingué une première phase, du 22 au
28 juin correspondant à la mise en place, par voie aérienne, au Zaïre du
premier échelon de la force, en même temps qu’étaient conduites au Rwanda
des opérations limitées, de façon à marquer au plus vite la détermination et le
sens humanitaire de l’intervention, et arrêter immédiatement les massacres. Il
a précisé que c’est ainsi que le groupement des opérations spéciales avait
assuré, dès le 23 juin, la protection du camp de réfugiés de Nyarushishi,
regroupant 10 000 Tutsis, à une dizaine de kilomètres de la frontière zaïroise,
près de Cyangugu. Il a ajouté que cette phase avait été particulièrement

délicate, compte tenu du faible volume des moyens alors engagés au Rwanda
et de la nécessité d’organiser, au même moment, l’acheminement du gros de
la force au Zaïre. Il a fait observer que les forces engagées allaient vraiment
dans l’inconnu, puisqu’on ne disposait d’aucun renseignement précis sur la
situation à l’intérieur du Rwanda et, notamment, sur l’évolution des combats
entre les forces armées rwandaises et le FPR, et ce, alors même qu’il fallait
éviter que l’opération aille au contact du FPR. Il a précisé qu’une autre
difficulté résidait dans la forte suspicion internationale dont l’opération
Turquoise faisait alors l’objet ainsi que dans la grande hostilité que le FPR
exprimait à son égard, tandis qu’au contraire le Gouvernement intérimaire
rwandais et les forces armées rwandaises étaient convaincues que la France
venait à leur secours ; il a expliqué que, de ce fait, il avait fallu adopter des
modes d’action s’affranchissant de toute collusion avec ce Gouvernement
intérimaire.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a distingué une deuxième
phase, du 28 juin au 7 juillet, caractérisée par l’extension de l’action de la
force Turquoise à l’intérieur du Rwanda. Il a précisé que cette extension ne
faisait pas initialement partie de l’ordre d’opération, qui se limitait à
l’installation de la force et à l’envoi d’observateurs à Cyangugu et à Kibuye,
mais que, sous l’effet d’une énorme pression internationale, politique,
médiatique, humanitaire, religieuse, du monde entier, la mission turquoise
avait été engagée plus à l’est, à l’intérieur de la zone gouvernementale, afin
d’extraire les personnes menacées, d’arrêter les massacres en cours et de
protéger les populations. Il a précisé que, dans ce cadre, les unités avaient été
engagées, au nord en direction de Kibuye et au sud, à partir de Bukavu, dans
le secteur de la forêt de Nyungwe jusqu’à Gikongoro puis, jusqu’à Butare,
d’où le 3 juillet, à la demande des instances internationales, 1000 personnes
dont 700 enfants avaient été évacuées vers le Burundi et Bukavu. Il a fait
observer que la rencontre avec le FPR était alors inéluctable et qu’il y avait
d’ailleurs eu un accrochage entre les forces de ce dernier et le groupement
des opérations spéciales au cours de l’opération de Butare.
Il a souligné que pendant cette phase, la protection presque
exclusive des Tutsis, les opérations de désarmement des milices Interahamwe
ainsi que le refus de soutenir les FAR avaient entraîné une grande désillusion
dans le camp du gouvernement intérimaire et parmi la population hutue. Dès
lors la force Turquoise avait dû faire en sorte d’éviter une réaction armée
hostile de leur part.
Il a estimé qu’après l’accrochage avec le FPR à Butare,
l’impartialité de l’intervention et le refus de lui attribuer un rôle
d’interposition avaient été remarquablement concrétisées par la création de la

zone humanitaire sûre. Cette zone s’inscrivant parfaitement dans le cadre
juridique de la résolution 929, permettait d’assurer la protection d’environ
trois millions de personnes, dont plus d’un million de réfugiés qui fuyaient
l’avance du FPR. Il a ajouté qu’elle s’étendait sur 4 500 kilomètres carrés et
épousait les limites géographiques des districts de Cyangugu, Gikongoro et
Kibuye. Son statut juridique impliquait l’interdiction de présence, de
circulation ou de pénétration d’éléments armés et imposait de désarmer
l’ensemble des populations.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté la troisième
phase de l’opération qui avait duré jusqu’à la fin du mois juillet et avait été
caractérisée par le déploiement des différentes composantes de la force dans
le secteur de la zone de sécurité qui lui avait été assigné, par la prise de
contrôle de la zone et par l’évacuation d’encore 1 300 personnes en danger
immédiat. Il a ajouté que cette troisième phase avait été marquée par une
succession d’actions d’interdiction armée face aux tentatives de pénétration
du FPR dans la zone et par la poursuite des opérations de désarmement des
milices et des forces armées rwandaises qui s’y trouvaient.
Il a estimé que la détermination à consolider la zone de sécurité et la
fermeté face au FPR, marquée un temps par l’engagement à titre dissuasif de
la composante aérienne, avaient contribué à rassurer les populations et à
faciliter finalement le désarmement des FAR et des milices et que la force
avait ainsi créé rapidement les conditions de sécurité permettant le travail des
organisations humanitaires, comme c’était sa mission.
Il a ajouté que, pendant cette période, le FPR avait continué sa
progression au nord de la zone humanitaire en direction de Goma et Gisenyi,
bousculant les FAR en déroute et poussant devant lui des populations
terrorisées. Rappelant que les FAR avaient alors proposé au FPR un
cessez-le-feu, avec le soutien de la communauté internationale en la personne
du représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU à Kigali, il a souligné
qu’il avait appuyé lui aussi cette initiative par un message au Général
Kagame où il lui indiquait les risques humanitaires importants d’une arrivée
massive de réfugiés au Zaïre, mais que le chef du FPR n’en avait pas tenu
compte et avait poursuivi sa progression jusqu’à la frontière, ce qui avait
provoqué l’exode d’un million de réfugiés dans la région de Goma et la
catastrophe humanitaire qui s’en était suivie.
Il a précisé que la population zaïroise en avait ressenti un vif
ressentiment envers la France, qu’elle rendait responsable de cet afflux de
réfugiés. Son ressentiment avait cependant été vite dissipé grâce à la
participation exemplaire du personnel militaire de Turquoise à l’action

humanitaire entreprise face à ce drame et à l’épidémie de choléra qui l’avait
suivi.
Il a fait remarquer qu’au cours de cette troisième phase, il avait été
difficile de mobiliser les organisations humanitaires internationales et
certaines grandes ONG, par ailleurs aisément moralisatrices, pour qu’elles
interviennent dans la zone de sécurité.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors exposé qu’une
quatrième phase, jusqu’au 22 août, avait consisté à stabiliser la zone de
sécurité, à participer à l’action humanitaire et à préparer la relève par la
MINUAR II, comme le mandat le précisait. Des structures administratives
provisoires ont alors été mises en place pour remédier à la défection de la
plupart des anciens responsables impliqués dans les massacres, qui s’étaient
en fait enfuis, pour l’essentiel, dès avant l’arrivée de la force Turquoise, et la
sécurisation de la zone a été poursuivie, favorisant l’arrivée des organisations
humanitaires. Il a précisé que la force avait participé activement au
développement de l’action humanitaire avec ses moyens militaires.
Au cours de cette dernière phase, la population avait exprimé une
reconnaissance évidente à l’égard de la force et lui avait témoigné une
confiance croissante. Il a noté cependant qu’en revanche, la méfiance des
Hutus à l’encontre de la MINUAR, et même du Général Romeo Dallaire, et
leur peur que le FPR ne procède, en entrant dans la zone après le départ de
Turquoise, à des exécutions et à des massacres, laissaient envisager un exode
massif vers le Zaïre et le Burundi. Faisant valoir qu’un exode vers Bukavu au
Zaïre aurait abouti à la reproduction du drame de Goma, il a précisé que de
nouveaux modes d’action avaient dû être mis en oeuvre à l’échelon des
commandants de groupements pour l’éviter. Il avait donc fallu convaincre les
Hutus que la communauté internationale empêcherait le FPR de procéder à
des représailles à leur encontre. Ils sont finalement restés dans la zone et
l’exode n’a pas eu lieu.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a ajouté que la planification du
désengagement avait été rendue particulièrement difficile du fait des
incertitudes qui régnaient sur les délais de déploiement de la MINUAR II et
que c’est seulement grâce au maintien sur zone du bataillon francophone
africain, intégré alors à la MINUAR II malgré les réticences du FPR, que ce
problème avait pu être réglé. Finalement, le 22 août, le dernier soldat français
quittait le Rwanda, conformément au mandat donné par la résolution 929 de
l’ONU.
Présentant alors le bilan de l’opération, le Général Jean-Claude
Lafourcade a estimé que même si elle avait fait l’objet d’une forte suspicion

internationale lors de son engagement, elle s’était terminée avec succès. Il
s’est félicité que l’action de la force Turquoise ait permis d’atteindre, dans un
environnement particulièrement difficile, les objectifs fixés par le mandat de
l’ONU. Il a ajouté qu’elle avait été placée sous le regard permanent de plus
de 200 journalistes internationaux, omniprésents pendant toute la durée de
l’opération. Il a rappelé qu’elle avait mis fin aux massacres perpétrés au
Rwanda, et souligné qu’elle avait sauvé, par ses interventions directes,
20 000 à 30 000 personnes, qu’elle avait protégé la population réfugiée dans
la zone humanitaire sûre, enfin et surtout qu’elle avait empêché l’exode de
plus de deux millions de personnes qui autrement auraient fui au Zaïre devant
l’avance du FPR, et ce dans les conditions dramatiques que l’on peut
imaginer eu égard à ce qui s’est passé à Goma.
Il a ajouté que la présence de la force Turquoise avait permis le
développement de l’action humanitaire internationale, gouvernementale et
non gouvernementale, aucun organisme humanitaire n’ayant pu s’implanter
dans la zone avant l’arrivée du contingent français en raison de l’insécurité
qui y régnait, et précisé que la force s’était elle-même impliquée directement
dans l’action humanitaire.
Le Général Jean-Claude Lafourcade s’est ensuite inscrit en faux
contre l’idée selon laquelle la zone humanitaire sûre aurait servi de refuge
aux FAR et aux Interahamwe et leur aurait permis de rejoindre en armes et
en sécurité le territoire zaïrois. Il a précisé qu’au contraire ceux qui
traversaient la zone de sécurité étaient désarmés par les Français et que c’est
pour cette raison que les FAR, qui l’avaient bien compris, avaient fait passer
le gros de leurs troupes et leur armement lourd par le nord du pays, en
contournant la zone humanitaire sûre et en évitant de traverser le dispositif
Turquoise -et ce d’ailleurs en pure perte puisque tout leur armement avait été
saisi par les Zaïrois à la frontière du Zaïre. Il a ajouté qu’il en avait été de
même pour les miliciens qui, découvrant qu’ils étaient en terrain hostile dans
la zone de sécurité, l’avaient quittée rapidement, la grande majorité d’entre
eux ayant pu être désarmée préalablement.
Il a également fait remarquer que l’opération Turquoise avait été
soumise au contrôle de la représentation nationale, deux missions
parlementaires de l’Assemblée nationale et du Sénat étant venues sur place
vérifier l’action des forces et lui-même ayant été entendu après son retour par
la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors récapitulé les éléments
essentiels du succès de l’opération. Il a d’abord rappelé que la résolution 929
du conseil de sécurité avait autorisé l’usage de la force pour atteindre les
objectifs qui lui étaient assignés. Il a associé à cet élément la large initiative

donnée au commandement de théâtre dans l’usage de la force et rendu
hommage aux fonctionnaires et militaires des ministères de la Défense et des
Affaires étrangères qui avaient conçu ce dispositif.
Il a ajouté que la présence d’une forte composante aérienne avait
également été un facteur de succès déterminant en raison de la sécurité
qu’elle avait apportée aux unités et de la menace dissuasive qu’elle avait
représentée. Il a précisé que, pour le commandant de l’opération, le fait de
pouvoir disposer d’une telle force dissuasive et de pouvoir ainsi bloquer net
toute initiative intempestive en la mettant simplement en mouvement avait
représenté un confort extraordinaire.
Il a estimé que la prise en compte, dès la planification, du facteur
humanitaire, avait donné d’emblée à l’opération une forte crédibilité. Il a
indiqué que cette prise en compte s’était traduite par la mise en place d’une
cellule chargée des affaires civiles humanitaires au sein du PC à Goma. La
présence d’officiers expérimentés et de représentants des ministères des
Affaires étrangères, de l’action humanitaire et de la coopération dans cette
cellule, ainsi que la localisation de son lieu de travail à l’extérieur du PC
militaire, lui avaient permis de jouer un rôle déterminant dans la coordination
des actions de tous les acteurs humanitaires et de nouer un dialogue confiant
avec les organisations humanitaires et les ONG. Se réjouissant que cette
organisation ait ainsi montré son efficacité, il a néanmoins regretté que les
résultats n’aient pas été à la hauteur des ambitions affichées.
Il a jugé cependant que c’était surtout la qualité des personnels
engagés dans l’opération Turquoise qui constituait la raison majeure du
succès.
Insistant sur le fait que la condition indispensable pour répondre aux
objectifs politiques et humanitaires de l’intervention et pour permettre, dans
de bonnes conditions, son suivi par les médias était de maîtriser et de
contrôler en permanence, et à tous les niveaux, jusqu’au soldat de base,
l’emploi de la force, il a souligné qu’une armée, des soldats et des chefs de
qualité en étaient seuls capables.
Il a précisé que les conditions d’engagement avaient été
particulièrement complexes, qu’elles avaient demandé, à tous les niveaux, de
la compétence, du sang-froid, une grande intelligence de la mission et des
situations, une capacité d’adaptation permanente, ainsi que de la rigueur dans
l’exécution, mais aussi de l’aisance dans l’expression, eu égard à la présence
permanente de la presse et des médias.

Il a tenu à rendre hommage devant la mission d’information à
l’exemplarité du comportement de tous les acteurs de cette opération, du
soldat aux commandants de groupement. Il a ajouté que, pour cette raison, la
campagne de presse qui insinuait que l’armée française aurait pu avoir un
comportement douteux, voire condamnable au Rwanda, affectait
profondément tous ceux qui avaient participé à l’opération, et ce d’autant
plus qu’ils devaient se défendre de ces insinuations, non seulement sur le plan
professionnel, mais aussi sur le plan personnel ou familial, certains militaires
s’entendant demander par leur famille la plus proche quelles horreurs ils
avaient pu commettre au Rwanda.
Il a conclu qu’en tant que commandant de l’opération Turquoise, il
se portait garant devant la mission d’information du comportement
remarquable de ses hommes, soulignant qu’ils étaient la fierté de leur chef et
qu’ils avaient fait honneur à la France.
Le Président Paul Quilès a remarqué que si l’opération Turquoise
obéissait à un principe de stricte neutralité des forces vis-à-vis des deux
camps en présence, elle intervenait bien dans un pays en guerre. Il a alors
demandé comment s’étaient passées concrètement les relations sur le terrain
avec les FAR et avec le FPR.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu que la
situation vis-à-vis des deux camps était différente puisque, s’agissant du
FPR, la difficulté était de le convaincre que les soldats français venaient bien
dans le cadre d’un mandat de l’ONU pour arrêter les massacres et qu’il n’y
avait donc dans cette opération aucune ambition cachée de reconquête du
Rwanda, tandis que, s’agissant des FAR, elle était de leur faire comprendre
que Turquoise n’avait pas pour but de les aider. Il a ajouté que c’est cette
dernière action qui avait été la plus ardue et que convaincre les FAR de se
laisser désarmer avait été une tâche très difficile pour les commandants de
groupement.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a précisé que, parallèlement
aux émissaires envoyés par Paris, il avait eu des contacts avec le FPR pour
lui expliquer le mandat de l’opération. Il a expliqué qu’une cellule de liaison
avait été mise en place à Kigali au sein de la MINUAR, avec l’accord du
Général Romeo Dallaire, pour établir et garder le contact avec le FPR et
éviter les méprises, par exemple sur les limites de la zone humanitaire sûre. Il
a ajouté qu’en fait de contacts, cette cellule avait dû se borner à transmettre
quelques messages écrits de sa part au Général Paul Kagame. Il a toutefois
fait observer que le Général Kagame avait assez rapidement compris que
l’opération avait vraiment pour seul but d’arrêter les massacres et que, de ce
fait, ce système de liaison avait évité de prolonger la suspicion.

Il a précisé que le même système avait été de nouveau utilisé lorsque
le FPR avait voulu entrer dans la zone Turquoise ; il avait alors lui-même fait
passer au FPR un message qui rappelait la détermination de la force à faire
respecter le mandat qui lui avait été donné et prévenait que la zone était
interdite à tout élément armé. Dans le même temps, la force répondait aux
quelques petits accrochages déclenchés par le FPR. Le Général Jean-Claude
Lafourcade organisait un survol dissuasif de la ligne de contact par des
avions de combat.
Il a ajouté qu’ensuite il y avait eu d’autres échanges entre les forces
françaises et le FPR pour préparer l’arrivée de la MINUAR II et organiser
l’administration du territoire mais que c’est le groupement du Colonel Patrice
Sartre qui avait alors été en première ligne.
Le Colonel Patrice Sartre a exposé qu’il avait eu des contacts avec
chacune des deux branches du FPR, la branche armée et la branche politique.
Il a indiqué que, lorsque la limite de la zone humanitaire sûre s’était
stabilisée, après les accrochages évoqués, son groupement avait établi des
contacts de liaison quotidiens avec la branche armée du FPR, qui s’appelait
l’APR.
Il a précisé que ces relations avaient été très vite cordiales, même si
elles n’avaient pas duré assez longtemps pour devenir confiantes, et qu’elles
avaient permis de préparer la visite de la zone humanitaire sûre par les
autorités politiques du FPR, dans la perspective de leur installation
administrative lors du départ de la force. Il a ajouté qu’au moins le Ministre
de l’Intérieur et celui de la Reconstruction du Gouvernement provisoire du
FPR étaient venus visiter la zone, sous la triple protection de Turquoise,
d’une garde appartenant à leurs propres forces qui les accompagnait et de
quelques Casques bleus.
Il a fait observer qu’en revanche, autant les relations avec la branche
armée étaient extrêmement cordiales, autant celles avec la branche politique
étaient relativement réservées et distantes. Il a ajouté que les politiques
étaient extrêmement tendus et avaient très peur que leur arrivée et l’annonce
qu’ils allaient administrer la zone sèment la panique dans les populations
hutues, et estimé pour sa part qu’ils n’arrivaient en effet pas très bien à les
rassurer.
Le Président Paul Quilès a alors demandé pour quelles raisons on
avait finalement décidé de créer une zone humanitaire sûre, sur quelles bases
elle avait été délimitée et jusqu’où les forces Turquoise avaient pénétré en
territoire rwandais.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a expliqué que la force,
malgré sa prudence, avait fini par arriver au contact du FPR -notamment lors
de l’accrochage d’un groupement des opérations spéciales avec le FPR au
moment de l’évacuation des orphelins de Butare-, et qu’à ce moment là,
Paris avait eu recours à ce concept juridique que l’on connaissait déjà,
puisqu’il avait déjà été mis en oeuvre en Yougoslavie.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a exposé qu’on lui avait alors
demandé de faire des propositions de délimitation d’une zone humanitaire
sûre. Il a précisé qu’une première proposition, qui correspondait
pratiquement à la limite de la progression de la force et qui barrait le Rwanda
en deux du nord au sud, avait été refusée par Paris et qu’il avait alors décidé
de délimiter plutôt une zone centrée sur l’espace où la population était la plus
nombreuse, dans le sud-ouest. Il a ajouté que, sur ces bases, la force avait
précisé les limites de la zone de sécurité, en liaison avec le Général Romeo
Dallaire et le Colonel Kagame et qu’elles avaient finalement fait l’objet
d’échanges de documents faxés, après quoi elles avaient été reconnues par le
FPR. Il a indiqué que si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre
le FPR et Turquoise, ils étaient dus à des manques de précision dans la
délimitation de la zone et que cela restait anecdotique.
A une question du Président Paul Quilès sur la façon dont
Turquoise avait pu assurer l’administration de la zone ainsi que la sécurité et
la protection des personnes, le Général Jean-Claude Lafourcade a
répondu que c’était les commandants de groupement qui avaient été
directement confrontés au problème et qu’il leur laissait la parole.
Le Colonel Patrice Sartre a indiqué que, dans les grandes lignes, il
avait eu à procéder de la même façon que le Lieutenant-Colonel Jacques
Hogard, sachant que la zone dont il avait la responsabilité avait connu moins
de défections parmi les fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du
Zaïre par le lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues
en fonctionnement beaucoup plus facilement.
Il a précisé que la particularité la plus notable de sa zone avait été la
personnalité du préfet de Kibuye, Clément Kayishema, qui après lui être
d’abord apparu comme un personnage antipathique s’était avéré très
rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et
s’était enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son
administration, qui était restée. Il a ajouté que cet individu était actuellement
jugé par le tribunal d’Arusha.
A une question du Président Paul Quilès lui demandant si
l’opération ayant reçu l’approbation du Conseil de sécurité, il rendait compte

à l’ONU, le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que non, et que,
s’il avait tenu informé M. Khan, le représentant spécial du Secrétaire général
de l’ONU à Kigali lorsqu’il venait le voir, la France avait un mandat,
l’opération était sous commandement national et que c’est donc à
l’état-major des armées qu’il rendait compte.
Citant le rapport de fin de mission du Général Jean-Claude
Lafourcade, M. Bernard Cazeneuve a évoqué plusieurs points.
Il a d’abord noté que si le Général Jean-Claude Lafourcade écrivait
que « certaines des ONG qui avaient été critiques vis-à-vis de notre action,
reconnaissent volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de l’aide
apportée par les forces armées », il poursuivait ainsi : « cette notoriété reste
fragile, vraisemblablement temporaire, et ne doit pas faire oublier le faible
succès des efforts déployés pour engager des ONG dans le cadre espacetemps de la manoeuvre Turquoise. La cellule affaires civiles de Turquoise a
manqué dans ce domaine d’informations sur l’état et la nature des
tractations menées à l’échelon central. Dans un souci d’efficacité, quelques
synthèses épisodiques fournies par la cellule spécialisée du COIA auraient
été bienvenues. » M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur cette
contradiction.
Il a également remarqué que le rapport faisait état de la difficulté
d’établir, en quantité et en qualité, les liaisons nécessaires avec les
groupements des forces, la cellule COIA et les correspondants civils à
contacter pour les évacuations.
Enfin, relevant que sur les conditions offertes par le milieu, le
Général écrivait qu’« une monographie complète aurait dû être mise à la
disposition du commandant de la force dès le début de la planification, car
les indications fournies de manière informelle par les prétendus
connaisseurs de la zone se sont avérées inexactes -état des pistes, durée des
trajets- ou incomplètes -climatologie, réseau hydrographique,
approvisionnement en eau potable, etc.- », il s’est demandé pourquoi, alors
que les forces françaises avaient été si longtemps présentes au Rwanda entre
1990 et 1993 au titre de l’opération Noroît, l’opération Turquoise avait dû
être engagée dans des conditions de renseignement et de communication
aussi approximatives.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu qu’avant
l’opération Turquoise, dans les années 1990 à 1994, la région qui
préoccupait les coopérants militaires français était évidemment la zone nord,
où avaient lieu les tentatives de pénétration du FPR tandis que le sud-ouest
du Rwanda n’était un enjeu ni tactique, ni opérationnel, ni stratégique.

Sur la prise en compte des questions humanitaires, il a expliqué que
c’est avec l’opération Turquoise que les armées avaient commencé à mettre
en place des cellules de coordination avec les organisations humanitaires
internationales et les ONG, tant à Paris, au COIA, qu’au siège du
commandement de l’opération et qu’il n’était donc pas étonnant qu’à
l’époque le commandement de l’opération n’ait pas eu d’informations venant
de la cellule humanitaire du COIA sur la coordination des actions
humanitaires.
Il a ajouté que cette cellule du COIA était beaucoup plus structurée
aujourd’hui et qu’elle travaillait notamment avec les Affaires étrangères, ce
qui la mettait en contact avec les réseaux adéquats.
A propos des difficultés de liaison, il a précisé qu’il n’avait pas
voulu dire que les liaisons étaient lentes à établir, surtout lorsqu’il s’agissait
d’évacuations sanitaires, ni non plus insuffisantes, mais qu’en raison de
l’étendue de la zone, il avait fallu mettre en place un système de transmission
nouveau, qui comportait notamment des liaisons par satellite. Un tel système
de liaison par satellite présentait cependant deux inconvénients, d’abord qu’il
peut être saturé rapidement, notamment lors de la transmission de fax, et
que, s’il n’est pas protégé, il peut être écouté.
M. Bernard Cazeneuve a alors demandé au Général Jean-Claude
Lafourcade si, pour la préparation de l’opération Turquoise, les attachés de
défense, les chefs de Mission d’assistance militaire, qui avaient été en poste
au Rwanda entre 1993 et le départ de la représentation diplomatique
française en 1994 avaient été contactés et si des réunions préalables de travail
avaient été tenues avec eux.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que, non
seulement lors de la préparation de l’opération, le COIA avait eu recours aux
anciens du Rwanda, mais qu’on avait inclus dans la force des officiers qui
connaissaient le Rwanda et qui y avaient travaillé, et que cela s’était avéré
très utile.
M. Bernard Cazeneuve a pris acte de cette réponse. Il a toutefois
rappelé que la France avait été très impliquée au Rwanda au titre de sa
coopération militaire pour la formation des forces armées rwandaises en
application de l’accord de 1975, et ce, d’une façon bien spécifique puisque,
de la lecture des télégrammes diplomatiques et des différents témoignages
qui ont été portés à la connaissance de la mission d’information, il ressortait
que, pendant toute l’opération Noroît, le FPR avait été désigné aux militaires
français comme un ennemi face auquel il fallait sinon résister, en tout cas,
maintenir un équilibre pour faciliter la négociation des accords d’Arusha. Il

s’est alors demandé si, compte tenu du fait que des militaires impliqués dans
l’opération Noroît étaient présents aussi dans l’opération Turquoise, la
conception générale qui avait inspiré l’opération Noroît n’avait pas été de
nature à altérer, à certains moments précis, l’obligation de neutralité à l’égard
des forces belligérantes, qui constituait l’un des points forts des règles qui
avaient été assignées à l’opération Turquoise.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu qu’en effet, le
Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un
premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le
FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération Turquoise sur des bases
d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il
fallait éventuellement discuter avec le FPR.
Précisant que ce changement n’avait pas été facile mais qu’il n’avait
eu aucun impact sur les opérations, il a insisté sur le caractère exceptionnel
de la discipline intellectuelle que cela supposait chez les officiers et les
militaires français, alors même que certains, après deux ou trois ans de séjour
aux côtés des FAR, devaient sûrement avoir des opinions personnelles sur la
situation du Rwanda. Il a de nouveau affirmé que si certains, à l’échelon
individuel, avaient eu des états d’âme, cela n’était absolument pas apparu
dans l’exécution de la mission.
Il a précisé par ailleurs que les personnels qui connaissaient le
Rwanda avaient été constitués en une sorte de groupement, de petit conseil
des connaisseurs et que cela avait été extrêmement utile dans la mesure où il
fallait réellement connaître le terrain et les mentalités pour ne pas commettre
d’impair dans une mission aussi délicate.
Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insister
sur les circonstances et le contexte de l’époque : c’était les premiers jours ; la
situation était extrêmement tendue ; très peu de moyens étaient encore
déployés au Rwanda ; les véhicules du groupement spécial étaient arrivés la
veille, le 27 ou le 28 ; on ne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ;
surtout, l’analyse de renseignement dont disposait le commandement à
l’époque était que le FPR, qui tenait une poche allant de la frontière près de
Gitarama jusqu’au col d’Endaba, voulait foncer sur Kibuye. Si cette analyse
était bonne, le groupement était au beau milieu de la zone. Il a précisé la
situation : dans ce contexte, un groupe entend des explosions. Il ne peut
distinguer s’il s’agit de grenades ou d’autres armes et on lui dit que c’est le
FPR. Les directives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR, la
consigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peu que le dispositif
se complète. Mais le renseignement lui-même était délicat à obtenir puisqu’il
était exclu, politiquement, d’aller au contact du FPR.

Le Président Paul Quilès, remarquant que l’un des rapports de fin
de mission comportait des remarques dubitatives sur l’articulation entre
l’action humanitaire privée et l’action humanitaire menée dans le cadre de
l’opération Turquoise, s’est interrogé sur les progrès qui pourraient être
réalisés dans ce domaine.
Le Colonel Patrice Sartre a répondu qu’à l’époque il pouvait être
difficile pour des militaires de bien apprécier ce qui pouvait être demandé aux
ONG, compte tenu de leurs contraintes de financement des personnels et de
bénévolat. Il a ajouté cependant qu’après bien des tâtonnements, auxquels
avait fait allusion le Général Jean-Claude Lafourcade, et parce que la
connaissance réciproque des ONG et des militaires s’était beaucoup
améliorée, les militaires disposaient désormais, dans la partie militaire du
mécanisme de gestion des crises, d’une meilleure compréhension, et donc
d’une meilleure aptitude, à distinguer ce qu’ils auraient toujours à faire
eux-mêmes dans l’urgence, notamment lorsque les conditions de sécurité
étaient mauvaises, ce qu’ils pouvaient faire en cas de carence momentanée et
locale des ONG, et ce qui ne relèvera jamais de leur compétence, ainsi que
d’une meilleure maîtrise des mécanismes qui permettent de coopérer avec les
ONG.

Audition du Lieutenant-Colonel Jean-Rémy DUVAL
Chef du groupe 2 COS-Turquoise (22 juin-30 juillet 1994)
(séance du 17 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Lieutenant-Colonel Jean-Rémy Duval a tout d’abord indiqué
qu’il était en retraite de l’Armée de l’air depuis deux ans, et que son
intervention serait brève car il souscrivait totalement aux propos précédents.
En 1994, il a précisé qu’il commandait l’escadron d’intervention des
commandos de l’air, basé à Nîmes, et qu’à ce titre il avait commandé le
détachement du commando parachutiste de l’air n°10 dans le cadre de
l’opération Turquoise, aux ordres du Général Jacques Rosier.
La mission était de mettre fin aux massacres partout où cela était
possible, de mener des actions de reconnaissance et de prendre contact avec
les autorités locales, civiles et militaires. Elle avait été définie clairement et de
manière répétée. Il disposait pour cela d’un détachement de cinquante
hommes commandos de l’air, officiers, sous-officiers et caporaux-chefs
engagés, d’un armement propre au détachement et d’une dizaine de
véhicules-radioarmés.
Les règles de comportement qui avaient été dictées consistaient à
adopter une attitude de stricte neutralité à l’égard des différentes factions en
conflit, à manifester la détermination de protéger les populations et donc à
affirmer le but humanitaire de l’opération Turquoise, ce qui a été fait tout au
long de cette période.
Il a déclaré que le détachement des commandos de l’air avait été mis
en place à Bukavu, via Goma le 23 juin et que le 24 juin, il avait été héliporté
à Kibuye, les véhicules n’arrivant que le 27. Immédiatement, le détachement
avait pris position dans les bâtiments d’une communauté religieuse,
gravement menacée par la population locale, afin d’assurer sa protection.
Du 24 au 27 juin, outre la protection de la trentaine de religieuses
de cette communauté, des contact avaient été pris avec les autorités locales
et le commando avait entrepris la reconnaissance des secteurs limitrophes de
Kibuye. Le 28 juin au matin, il a indiqué avoir procédé à une opération
d’évacuation par hélicoptère des religieuses vers Goma et a précisé que le
29 juin le Ministre de la Défense, M. François Léotard avait visité les

installations du détachement. Du 28 juin au 2 juillet, un travail de
reconnaissance, dans une zone délimitée par les axes Kibuye-Kivumu-est de
Gishyita, avait été réalisé en vue d’obtenir des renseignements sur les
positions du FPR et de rechercher les camps de réfugiés tutsis.
Le 3 juillet, la relève avait été effectuée dans le secteur de Kibuye
par un détachement du régiment d’infanterie de marine et son détachement
avait fait mouvement vers Gikongoro où il s’était mis en place le 4 juillet. Du
4 au 27 juillet, il avait effectué les contrôles de la zone est de Gikongoro
(Gikongoro-Kinyamakara, jusqu’à la limite de la zone humanitaire de
sécurité) et fait procéder au rassemblement de protection de la population
tutsie cachée dans les collines et au contrôle de l’axe routier
Gikongoro-Butare. Il a précisé que ses hommes avaient participé au
désarmement de miliciens et de pillards hutus et que la mission du
détachement du commando de l’air s’était achevée le 28 juillet.

Audition de M. Jean-Pierre LAFON
Directeur des Nations Unies et des Relations internationales
au ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)
(séance du 23 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Lafon,
Directeur du service des Nations Unies et des relations internationales au
ministère des Affaires étrangères, au moment où s’étaient déroulés au
Rwanda les événements faisaient directement l’objet des investigations de la
mission. Il a rappelé que jusqu’à présent, la mission s’était attachée
davantage à étudier le rôle de la France au Rwanda, mais qu’il lui appartenait
également d’analyser le rôle qu’ont joué, et malheureusement parfois refusé
de jouer, les Nations Unies et d’essayer d’éclaircir l’attitude des grandes
puissances face à ce conflit.
M. Jean-Pierre Lafon a d’abord précisé qu’il avait été Directeur
du service des Nations Unies de mai 1989 à avril 1994, avant d’être nommé
Ambassadeur à Beyrouth. Il a indiqué qu’au ministère des affaires étrangères,
la direction des Nations Unies donne les instructions à l’ensemble des
ambassadeurs représentant la France auprès des différents organismes des
Nations Unies et qu’elle travaille donc étroitement avec eux, notamment avec
le représentant de la France auprès des Nations Unies qui pourra donner des
indications complémentaires. La direction travaille en coordination avec les
autres directions du ministère des Affaires étrangères, au premier rang
desquelles la direction Afrique qui était, à l’époque, sous la responsabilité de
M. Paul Dijoud, puis de M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, les
instructions les plus importantes étant bien évidemment soumises au cabinet
du ministre, à l’Elysée et à Matignon.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que les Nations Unies n’ont été
sérieusement saisies du conflit au Rwanda qu’à partir du début de l’année
1993. Il a alors distingué la période précédant la signature des accords
d’Arusha signés le 4 août 1993, puis la période d’entrée en application de ces
derniers jusqu’à l’assassinat le 6 avril 1994 du Président rwandais, enfin la
dernière période, à compter du 7 avril 1994, qui a abouti au génocide. Il a
déclaré que la France avait entrepris la première, à New York, début mars
1993, les démarches nécessaires pour impliquer l’organisation des Nations
Unies dans la recherche d’un règlement du conflit qui était causé depuis un
certain nombre d’années par l’affrontement du Front patriotique rwandais et

des forces gouvernementales rwandaises. Les partenaires de la France ont été
saisis en négociations informelles en mars 1993 et des instructions de la
direction des Nations Unies ont été envoyées à notre ambassadeur à l’ONU à
cet effet. Cette initiative est à l’origine de la résolution 812 du Conseil de
Sécurité, dans laquelle pour la première fois, il se montrait gravement
préoccupé par le conflit, par les conséquences qu’il pourrait avoir pour la
paix et la sécurité, et alarmé par ses conséquences humanitaires.
M. Jean-Pierre Lafon a souligné que, pour la première fois, le
Conseil de Sécurité exprimait son opinion sur la question du Rwanda. Il
invitait le Secrétaire général, avec un luxe de précautions qui allait beaucoup
plus loin que ce qui était souhaité, à étudier en consultation avec
l’Organisation de l’unité africaine la contribution que les Nations Unies
pourraient apporter « en appui aux efforts de l’Organisation de l’unité
africaine ». Les Nations Unies n’étaient pas mises sur le devant de la scène,
mais, pour la première fois , était étudiée la possibilité d’établir une force
internationale sous les auspices conjoints de l’OUA et des Nations Unies,
chargée de l’assistance humanitaire, de la protection des populations civiles
et du soutien à la force de l’OUA. Il était aussi proposé que le Secrétaire
général étudie la création d’une force permettant le déploiement
d’observateurs le long de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Il a
réaffirmé l’importance de cette résolution 812 qui traduit la première
implication des Nations Unies dans le conflit du Rwanda à l’initiative de la
France, sur des instructions de la direction des Nations Unies.
Ensuite, dans le droit fil de la résolution 812 fut adoptée, en juin, la
résolution 836 par laquelle le Conseil de Sécurité décidait la création d’une
mission d’observation des Nations Unies à la frontière de l’Ouganda et du
Rwanda, connue sous le sigle francophone de MONUOR. Cette force
marquant la première implication sur le terrain des Nations Unies était
déployée uniquement du coté ougandais pour vérifier s’il n’y avait pas
d’assistance militaire de l’Ouganda au FPR, mais elle avait été formée par
consensus.
M. Jean-Pierre Lafon a ensuite abordé l’évolution de la situation
après la signature des accords d’Arusha qui, très précisément prévoyaient la
mise en place d’un gouvernement de transition jusqu’à la date prévue pour
les élections, une assemblée nationale de transition et surtout l’envoi d’une
force internationale neutre pour faire respecter le cessez-le-feu, assurer la
sécurité du territoire et la démilitarisation.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, début septembre 1993, de
nouvelles instructions avaient été envoyées à l’ambassadeur représentant
permanent de la France auprès des Nations Unies pour qu’il prenne les

contacts nécessaires afin que, dans le cadre d’Arusha, puisse être mise en
place une force des Nations Unies car jusque là, malgré la résolution 812, il
n’y avait eu que la force d’observation à la frontière. Ces contacts aboutirent
à la résolution 872 du 5 octobre 1993 qui créait la mission des Nations Unies
au Rwanda, la MINUAR, dans le cadre des accords d’Arusha. La MINUAR
avait pour mandat d’assurer la sécurité de Kigali par la création d’une zone
libre d’armes, de superviser l’accord de cessez-le-feu par la création d’une
zone démilitarisée, d’assurer la sécurité du pays jusqu’à la date des élections
-c’est-à-dire pendant tout le processus de transition prévu par les accords-, et
de contrôler le processus de rapatriement des réfugiés.
Les Nations Unies étaient donc le bras exécutif des accords
d’Arusha par l’intermédiaire de la MINUAR. Le Secrétaire général avait
proposé un plan en plusieurs phases, dont la première était l’établissement
d’une zone de sécurité à Kigali, un retrait des forces étrangères, l’arrivée de
1 500 militaires jusqu’à la mise en place d’un gouvernement de transition. La
MINUAR devait, dans une deuxième phase, entreprendre l’intégration des
forces armées une fois le gouvernement de transition mis en place.
Conformément à ce plan, la MINUAR s’est mise en place et son
commandant, le Général Romeo Dallaire, d’origine canadienne, est arrivé à
Kigali le 22 octobre 1993. Les premiers bataillons, un contingent belge de
420 hommes et un contingent du Bangladesh de 560 hommes, furent
déployés dans la capitale fin décembre. Si les difficultés relatives à
l’application et à la mise en oeuvre des accords d’Arusha et surtout à la mise
en place du gouvernement de transition étaient nombreuses, le processus de
déploiement de la MINUAR se poursuivait et 2 500 militaires au total étaient
présents fin mars 1994, avec des troupes provenant essentiellement de trois
contingents : la Belgique avec près de 400 hommes, le Bangladesh avec près
de 1 000 hommes et le Ghana avec près de 1 000 hommes.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que le 30 mars 1994, à la veille de la
crise résultant de la mort des Présidents rwandais et burundais, le Secrétaire
général de l’ONU rédigeait un rapport qui faisait état des blocages sur la
mise en place des institutions de transition, puisque ni l’assemblée nationale
ni le gouvernement de transition, n’avaient été créés à cette date, mais qui
tirait néanmoins des conclusions positives, soulignant que les parties
respectaient le cessez-le-feu et avaient témoigné leur attachement au
processus de paix défini par les accords d’Arusha. Selon M. Jean-Pierre
Lafon, le Secrétaire général des Nations Unies proposait la prolongation de
la MINUAR car il nourrissait toujours l’espoir que l’on pourrait appliquer les
accords d’Arusha et donc parvenir à un règlement politique de la question
rwandaise.

M. Jean-Pierre Lafon a estimé que, bien évidemment, l’attentat -bien
qu’il n’ait pas encore été prouvé- en tout cas, la mort tragique du Président
allait tout remettre en cause et provoquer une implosion de la situation sur le
terrain, entraînant l’assassinat des dix Casques bleus belges, la décision du
Gouvernement belge de retirer ses soldats, ainsi que la demande du Conseil
de Sécurité de faire la lumière sur ce tragique incident. Cette demande
n’aboutira d’ailleurs pas et le Secrétaire général reconnaîtra, dans son
rapport du 20 avril 1994, que les circonstances ne permettaient pas de faire
l’enquête approfondie qui seule pourrait faire la lumière sur les circonstances
de la mort des deux Chefs d’Etat. Le Secrétaire général dira ensuite qu’avec
le temps les témoins se dispersent et les éléments de preuve s’évanouissent.
M. Jean-Pierre Lafon a admis qu’il y avait eu manifestement une période de
flottement dans le cadre des Nations Unies à la suite de la mort tragique du
Président rwandais et que la MINUAR n’était pas préparée à affronter de tels
événements. Ses effectifs ont été réduits et les Nations Unies ont décidé, au
cours du mois de mai, de créer une nouvelle opération renforcée de maintien
de la paix, la MINUAR II, en décidant de porter à 5 500 hommes la force
des Nations Unies au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon est alors revenu à la position de la France en
précisant qu’il avait informé, dès mars 1993, l’ambassadeur auprès des
Nations Unies de la très grande préoccupation du Ministre des Affaires
étrangères et du Gouvernement français quant à la situation au Rwanda. Ce
sentiment était dû au fait que sur le plan militaire -cela figure dans une
correspondance adressée à l’ambassadeur aux Nations Unies- l’offensive
lancée par le FPR sur la ligne du front avait conduit la rébellion à
25 kilomètres de la capitale et que, sur le plan politique, depuis la reprise des
combats, aucun des efforts entrepris en faveur du cessez-le-feu et d’un retrait
des troupes n’avait abouti. A Kigali, le Président et le Premier Ministre
rwandais ne parvenaient pas à s’entendre sur les accords, sur l’attitude à
tenir, ce qui contribuait à affaiblir la cohésion et la combativité de l’armée
rwandaise. Dans ses instructions à l’ambassadeur auprès des Nations Unies,
début mars 1993, la direction des Nations Unies écrivait que toute l’histoire
du Rwanda montrait qu’une prise de la capitale par la force pouvait donner
lieu à des massacres effroyables, pour reprendre le terme malheureusement
prémonitoire employé à l’époque, que les éléments hutus les plus radicaux au
sein de l’armée étaient prêts, le cas échéant, à poursuivre la lutte, et que les
exactions commises dans le nord du pays, ainsi que les exécutions sommaires
perpétrées par le FPR depuis la reprise des combats préfiguraient une
généralisation de la violence.
D’après l’instruction donnée à la représentation française à New
York, la situation au Rwanda était considérée dès mars 1993 comme une

menace pour la paix et la sécurité de la région. Malgré les dénégations, il
apparaissait clairement que l’Ouganda apportait au moins un appui logistique
à l’offensive lancée par la rébellion, les troupes du FPR ayant, dans le passé,
fait la guerre aux cotés du Président Museveni. L’ambassadeur de la France
devait informer les membres du Conseil de Sécurité que, si le FPR
poursuivait ses tentatives de règlement militaire, les combats s’étendraient
dans la région et dans les pays voisins. De plus, les offensives, à l’époque,
avaient conduit à l’intérieur même du Rwanda à la fuite d’un million de civils,
qui étaient devenus des personnes dites « déplacées ».
Il n’y avait donc pas, aux yeux de la direction des Nations Unies du
ministère des Affaires étrangères, d’autre solution pour la crise rwandaise
qu’un règlement politique. En même temps, des instructions avaient été
envoyées à l’ambassadeur à Washington pour qu’il saisisse au plus vite le
département d’Etat en vue d’obtenir le soutien américain au processus de
saisine du Conseil de Sécurité. Il était également demandé à l’ambassadeur
de souligner auprès du département d’Etat que les forces françaises ne
souhaitaient pas être impliquées dans la crise et que la France désirait que les
Etats-Unis puissent prendre le relais afin de garantir la poursuite d’un
règlement politique et non pas militaire qui n’aboutirait qu’à des massacres.
Cela étant, M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, dès cette époque,
des réticences que pourra confirmer l’ambassadeur auprès des Nations Unies
avaient été ressenties tant du côté du Secrétaire général adjoint parce qu’il y
avait des conflits interafricains dont il avait minimisé la gravité, que de la part
de nos partenaires occidentaux à propos d’une implication des Nations
Unies. La France avait été étonnée de cette attitude du Secrétaire général
adjoint, dans la mesure où elle ne correspondait pas à la prise de position de
M. Boutros Boutros-Ghali qui était très conscient des dangers de la situation
rwandaise. L’ambassadeur français aux Nations Unies avait rapporté que le
représentant de la Grande-Bretagne s’était interrogé sur l’opportunité qu’il y
avait pour l’Organisation des Nations Unies à agir au Rwanda et estimait que
la seule organisation concernée était l’OUA. Les représentants du Japon, de
l’Espagne et des Etats-Unis s’étaient aligné en partie sur l’ambassadeur de
Grande-Bretagne. Pourtant, quelques jours plus tard, M. Boutros BoutrosGhali devait souligner, comme il l’a toujours fait, que l’OUA n’avait aucune
efficacité et aucune crédibilité sur le terrain.
En août 1993, la France a de nouveau fait part de son étonnement
au Secrétaire général quelques mois après l’adoption de la résolution créant
la MONUOR, car personne n’avait été envoyé sur le terrain, et la France
soupçonnait l’Ouganda de manoeuvres de retardement. La direction des
Nations Unies au ministère a ensuite pleinement soutenu les accords

d’Arusha et donné des instructions pour que l’ONU intervienne dans leur
mise en oeuvre, estimant que le Conseil de Sécurité devait agir de manière
tangible à cette fin et qu’il était souhaitable que le bataillon français se retire
pour ne pas être pris dans les conflits internes au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon a alors souligné que, dans sa volonté
d’impliquer l’ONU, la France s’était heurtée, du côté de ses partenaires
occidentaux, non pas à des oppositions, mais à des objections techniques et
financières soulevées par les Etats-Unis, accessoirement par la Russie, sur le
coût de l’opération pour les Nations Unies. Les Etats-Unis proposaient
même qu’un fonds de contributions volontaires soutienne la MINUAR, alors
qu’il s’agissait d’une opération de maintien de la paix relevant, comme toute
opération de ce type, de contributions obligatoires.
Enfin M. Jean-Pierre Lafon a souhaité tirer les enseignements sur
l’action de la France durant toute l’année qui a précédé la crise du mois
d’avril 1994. Il a d’abord souligné que la politique de la France avait été
constante vis-à-vis des Nations Unies, que la France souhaitait dès le départ
un engagement de l’organisation mondiale, à l’inverse de ses partenaires
occidentaux, afin d’aboutir à un règlement politique du conflit au Rwanda.
C’est pourquoi la France a été le fer de lance parmi les membres permanents
du Conseil de Sécurité et a pris l’initiative de soumettre des projets, des
avant-projets de résolution, des textes, avant même qu’ils ne viennent devant
le Conseil de Sécurité.
Il a estimé que certains résultats avaient été obtenus dans la mesure
où progressivement avaient été mises en place, d’une part la MONUOR,
d’autre part la Mission d’Assistance au Rwanda, mais qu’ils n’avaient pas été
obtenus dans les conditions où la France le souhaitait. D’abord, l’intervention
de la MINUAR n’avait jamais été placée, comme cela avait été envisagé dès
mars 1993, sous le régime du chapitre VII de la Charte qui n’exclut pas la
possibilité d’emploi de la force, et lorsque la crise du 6 avril a éclaté, les
Nations Unies n’avaient pas les moyens juridiques d’employer la force. Par
ailleurs, la mise en place de la MONUOR a été souvent retardée par des
manoeuvres de tergiversation et les Nations Unies n’avaient pas les moyens
logistiques nécessaires, notamment pour le transport. Il est frappant de voir
que les contingents du Tiers-Monde, africains notamment, qui constituaient
l’essentiel de la MINUAR, étaient sous-équipés et n’avaient pas de matériel,
comme le soulignait le Secrétaire général dans son rapport du 30 mai : « les
éléments ghanéens ne pourront être déployés que lorsque le matériel
indispensable, en particulier les véhicules blindés de transport de troupes,
auront été mis à leur disposition ».

M. Jean-Pierre Lafon a estimé qu’il était difficile de déterminer si les
objections formulées par nos partenaires occidentaux relevaient d’un manque
de volonté politique, d’une désillusion sur l’action de l’ONU après les échecs
de l’opération de Somalie et les difficultés rencontrées dans la conduite des
opérations de l’Angola ou du Mozambique, ou d’une crainte des
engagements financiers qui pourraient résulter d’une intervention au
Rwanda, les pays anglo-saxons étant notamment très soucieux de réduire les
dépenses des Nations Unies. Il a rappelé à cet égard que les contributions des
membres permanents du Conseil de Sécurité en ce qui concerne le maintien
de la paix sont supérieures aux contributions pour les frais de fonctionnement
des Nations Unies. Pour ne donner que l’exemple des Américains, le rapport
est de 25 % pour les frais de fonctionnement et plus de 30 % pour les
opérations de maintien de la paix. Les pays occidentaux ne se sont pas
véritablement sentis impliqués dans la logistique de l’opération des Nations
Unies, à part les Belges, auxquels il faut rendre hommage, car ils ont payé le
prix du sang.
En conclusion, M. Jean-Pierre Lafon a estimé que les Nations Unies
ne sont que ce qu’en font la communauté internationale et les membres
permanents du Conseil de Sécurité. On ne peut pas, pour avoir vécu
l’Organisation des Nations Unies de l’intérieur, accuser cette organisation en
tant que telle. C’est la volonté de la communauté internationale qui s’exprime
à l’intérieur des Nations Unies : elles ne sont qu’une caisse de résonance, un
instrument, le reflet de ce qu’est la communauté internationale.
Il a cité le Secrétaire général des Nations Unies indiquant dans son
rapport au Conseil de Sécurité du 30 mai que « la réaction tardive de la
communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda
démontre de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre
d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires
étroitement liées à un conflit armé. Après avoir rapidement ramené la
présence sur le terrain de la MINUAR à son niveau minimum, puisque le
mandat initial de celle-ci ne lui permettait pas d’intervenir lorsque les
massacres ont commencé, la communauté internationale, près de deux mois
plus tard, semble paralysée, même s’agissant du mandat révisé établi par le
Conseil de Sécurité. Nous devons reconnaître à cet égard que nous n’avons
pas su agir pour que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous
avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous
avons démontré que notre détermination, notre capacité d’engager une
action était au mieux insuffisante, au pire désastreuse, faute d’une volonté
politique collective. »

Après avoir considéré que l’intervention de M. Jean-Pierre Lafon
s’achevait par une réflexion plus large que celle que conduisait la mission, le
Président Paul Quilès a souhaité prolonger les propos qu’il avait tenus sur
l’attitude de l’OUA, puisqu’en 1990, le président en exercice en était le
Président ougandais Museveni et qu’une solution pacifique au conflit aurait
pu être trouvée dans ce cadre. Il a demandé ce que la France, à l’époque,
pensait d’une telle solution et comment s’expliquait l’impuissance de l’OUA
à intervenir positivement dans le règlement de la crise entre 1990 et 1993, en
particulier pour ce qui concerne la surveillance de la frontière entre
l’Ouganda et le Rwanda. Il a également souhaité savoir pourquoi il avait été
décidé si tardivement, vers février-mars 1993, de faire appel à l’ONU.
S’agissant de l’Ouganda, il s’est interrogé sur le soutien apporté par
les Etats-Unis à ce pays. Evoquant le souhait des Etats-Unis de trouver des
alliés pour empêcher la poussée islamique dans le sud du Soudan et indiquant
que, de ce point de vue, l’Ouganda aurait été préféré au Rwanda, jugé trop
proche des Français, il a demandé si cette analyse avait pu conduire les
Américains à jouer un rôle spécifique vis-à-vis de l’Ouganda.
M. Jean-Pierre Lafon a répondu qu’en tant que Directeur du
service des Nations Unies il ne pouvait répondre à certaines questions, car ce
service ne connaît pas tous les aspects de la politique africaine, et il a estimé
que MM. Paul Dijoud et Jean-Marc Rochereau de la Sablière seraient mieux
à même de donner un éclairage. Cela étant, vu des Nations Unies, comme le
répétait souvent le Secrétaire général, l’OUA n’a jamais donné la preuve,
dans les conflits africains, de son efficacité et de sa crédibilité, et c’est pour
cette raison que, tant pour la Somalie que pour le Mozambique, pour
l’Angola et le Rwanda, il a été fait appel à l’Organisation des Nations Unies.
Néanmoins, un groupe d’observateurs avait été détaché par l’OUA, le
GOMM -Groupe d’observateurs militaires multinational- mais il s’est révélé
tout à fait insuffisant pour prévenir en quoi que ce soit le conflit qui se
dessinait depuis près de deux ans.
M. Jean-Pierre Lafon a expliqué pourquoi il n’avait pas été fait
appel à l’ONU plus tôt par l’histoire récente l’organisation. Il a souligné que
l’ONU avait acquis un prestige très grand après avoir trouvé une solution au
problème de la Namibie, où dans les premières quarante-huit heures de la
période d’observation, les troupes sud-africaines avaient empêché celles de la
SWAPO d’intervenir permettant ainsi à l’organisation de mettre en place son
dispositif. Il a indiqué que les Nations Unies n’étaient pas équipées pour
intervenir d’une manière rapide, opérationnelle et efficace face à une crise
soudaine. Il a rappelé que l’intervention des Nations Unies en Irak avait été
programmée des mois à l’avance, puisque la résolution du Conseil de

Sécurité prévoyait que, si à telle date, l’Irak n’avait pas évacué le Koweït,
elles interviendraient. Les Nations Unies, avec derrière elles, les Etats-Unis
massivement engagés, ont pu intervenir et préparer leur intervention trois ou
quatre mois à l’avance. Dans l’opération de Somalie, qui fut déclenchée par
le Président George Bush, les Nations Unies sont intervenues au maximum
de leur prestige. Ce fut une opération tout à fait particulière à laquelle le
Secrétaire général se réfère lorsqu’il parle de l’opération Turquoise. Les
troupes américaines sont intervenues aux côtés des Nations Unies, avec leur
assentiment, mais en restant sous commandement national. Or, cette
opération somalienne a été un désastre, notamment sur le plan médiatique,
car les Américains ont vu leurs soldats morts sur tous les écrans de
télévision. Il s’est alors produit dans l’opinion américaine un retournement
vis-à-vis des interventions des Nations Unies, notamment en Afrique et il y
aurait beaucoup à dire sur les responsabilités de l’échec de l’opération de
Somalie, qui a eu une influence considérable sur la manière dont ont été
perçues les interventions des Nations Unies en Afrique, dans des conflits à
caractère ethnique.
M. Jean-Pierre Lafon a estimé que programmer une nouvelle
opération des Nations Unies en Afrique dans un conflit ethnique et en faveur
de régions, notamment le Rwanda, dont il faut bien dire que les
Anglo-Saxons ne les connaissaient pas, s’avérait difficile. Il a rappelé que la
France est perçue par les anglophones africains comme voulant asseoir un
protectorat et qu’il y a une certaine méfiance vis-à-vis de ses initiatives en
Afrique, même par l’intermédiaire des Nations Unies. A priori, la France
n’était peut-être pas la mieux placée pour programmer une opération des
Nations Unies en Afrique aux yeux de l’opinion africaine anglophone. Malgré
toutes ces réticences, c’est la France qui a pris les premières initiatives
d’impliquer les Nations Unies au Rwanda.
M. Jean-Pierre Lafon a préféré ne pas évoquer la politique des
Etats-Unis à l’égard de l’Ouganda parce qu’il ne la connaissait pas
véritablement. Il a seulement indiqué que l’attitude officielle des Etats-Unis,
notamment à la suite de la démarche faite à Washington sur instructions en
mars 1993, était d’être coopératif. Mais sur le terrain, les Américains
l’étaient beaucoup moins lorsqu’il s’agissait de mettre en oeuvre des
résolutions. Les interlocuteurs de la direction des Nations Unies au
département d’Etat étaient tout à fait réticents vis-à-vis de l’implication des
Nations Unies dans des opérations de maintien de la paix et vis-à-vis de toute
nouvelle dépense des Nations Unies en ce domaine, sauf peut-être si les
Etats-Unis y avaient un intérêt direct.

Le Président Paul Quilès a rappelé qu’il ne s’agissait pas d’une
position circonstancielle des Etats-Unis, puisqu’il y avait une directive
présidentielle du 4 mai 1994 limitant les conditions dans lesquelles les EtatsUnis pouvaient intervenir dans le cadre des opérations de maintien de la paix.
Elle a été explicitement appliquée la première fois lors des évènements du
Rwanda, ce qui explique non pas pourquoi les Etats-Unis ont été aussi
distants dans la période précédente, mais pourquoi le montage de l’opération
Turquoise a connu un tel retard.
Evoquant les difficultés, y compris d’ordre financier, qui opposaient
l’ONU et des pays comme les Etats-Unis et la Russie, M. Pierre Brana a
souhaité des précisions complémentaires. Il a également demandé des
informations sur les débats, la position des représentants, les votes au Conseil
de Sécurité, après l’attentat du 6 avril et la décision de retrait des Belges de
la MINUAR.
Enfin, à propos de l’opération Turquoise, souvent présentée comme
faite par la France parce qu’elle avait mauvaise conscience de ce qui s’était
passé au préalable, il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Pierre
Lafon sur ces reproches ainsi que sur les divergences qui seraient apparues
entre le Président de la République, M. François Mitterrand, le Premier
Ministre et son Ministre des Affaires étrangères, concernant la conception,
l’organisation, le champ d’action de l’opération.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il avait cessé ses fonctions
début mai, puisqu’il avait été nommé ambassadeur au Liban mais qu’en
revanche, au mois d’avril, il était encore à la Direction des Nations Unies et
des Organisations Internationales quand avait éclaté la crise du Rwanda. Il a
souligné que la lourdeur du système des Nations Unies devant une crise
soudaine et inattendue imposait, pour que l’organisation puisse réagir d’une
manière efficace et opérationnelle, une volonté politique commune des
membres permanents du Conseil de Sécurité. Il a également fait observer que
non seulement il y avait eu la mort des Présidents du Rwanda et du Burundi
puis les massacres, mais aussi la mort des dix soldats belges des Nations
Unies et la décision immédiate de la Belgique de retirer son contingent de la
mission. Or, il s’agissait d’un contingent d’élite, le plus opérationnel, qui
disposait des moyens logistiques de la mission. La France est restée solidaire
de la Belgique et n’a jamais critiqué l’attitude belge, même si, sur le moment,
celle-ci déstabilisait la mission des Nations Unies au Rwanda. Si dix soldats
français avaient été tués au Rwanda, il a indiqué qu’il n’imaginait pas quelle
aurait été la réaction du Gouvernement français. Le choc émotionnel était
très grave et les relations de solidarité avec les Belges, les seuls des

occidentaux impliqués sur le terrain, faisaient que ce n’était pas le moment de
les critiquer.
M. Jacques Myard, souhaitant réagir à ces propos, a considéré cet
épisode proprement étonnant, et a regretté que le commandement des forces
de l’ONU ait laissé désarmer ses soldats et que ceux-ci se soient livrés « la
gorge déployée aux bourreaux », alors que s’ils avaient immédiatement fait
usage de leurs armes en montrant qu’ils allaient « défendre leur peau », peutêtre les évènements auraient-ils pris une autre tournure.
M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’en mars 1993, la France avait
demandé à sa représentation permanente aux Nations Unies de voir si une
intervention pouvait être placée sous le chapitre VII mais aucune résolution
ne serait passée si l’on avait parlé d’emploi de la force et jusqu’au 6 avril,
aucune résolution ne permettait ce recours à la force, même en cas de
légitime défense. Seule une résolution postérieure avait prévu pour la
MINUAR la possibilité d’employer la force en cas de légitime défense.
Il a confirmé l’analyse de M. Jacques Myard selon laquelle les
moyens d’employer la force pour se défendre n’ont même pas été donnés aux
troupes des Nations Unies. Cette opération a toujours été conçue avant le
6 avril comme une aide et surtout une contribution au règlement du conflit et
à l’application des accords d’Arusha : jamais elle ne l’a été comme une
opération devant faire face à une situation de crise.
M. Pierre Brana, après avoir indiqué qu’il comprenait la réaction
de la Belgique après que ses ressortissants eurent été tués dans des
circonstances atroces, s’est demandé si des directives auraient pu être
données à nos représentants à l’ONU pour que le retrait des forces belges
puisse être immédiatement compensé par l’envoi d’autres forces, étant donné
la déstabilisation catastrophique sur le terrain qu’avait entraîné ce retrait
belge de la MINUAR, et si un débat s’était engagé pour qu’on passe du
chapitre VI au chapitre VII et que le désengagement belge soit compensé.
M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur le comportement de
l’ONU au moment où cette organisation a eu précisément pour fonction de
veiller à l’application de l’accord international d’Arusha et sur sa
quasi-impossibilité, sinon son inaptitude totale, à s’interroger sur les auteurs
de cet attentat. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon comment il expliquait
cette attitude, cet aveu d’impuissance sur le déclenchement d’une enquête.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’après la rupture du
cessez-le-feu et le retrait belge, aucune instruction n’avait été donnée pour
qu’il y ait de nouvelles troupes. Une déclaration du Président du Conseil de

Sécurité le 7 avril avait demandé au Secrétaire général de faire toute la
lumière sur les circonstances du « tragique incident » -termes utilisés par le
Président du Conseil qui ne se prononçait pas sur la question de savoir s’il y
avait eu assassinat ou non. Le Secrétaire général avait indiqué dans son
rapport du 20 avril qu’effectivement, les circonstances n’avaient pas permis
de faire la lumière sur cet évènement. Dans un rapport ultérieur, trois
semaines plus tard, il avait confirmé la situation en disant : « les
circonstances éveillent les soupçons, mais nous ne sommes plus en mesure
de faire la lumière sur la manière dont s’est passé cet incident ».
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir ce que signifiaient
exactement les propos : « les circonstances ne permettent pas de faire une
enquête » et s’est demandé s’ils voulaient dire que l’on ne le souhaitait pas
ou que l’on ne pouvait pas. Si l’on ne le souhaite pas, pourquoi ? Si l’on ne
peut pas, qui vous en empêche ? Il a considéré que les circonstances
n’empêchent jamais personne, mais sont le fait d’individus, de groupes, de
gouvernements, de militaires. Elles sont un résultat.
Il a demandé pourquoi la France n’avait pas fait d’enquête, alors
que deux chefs d’Etat avaient été tués dans un attentat et que la direction de
l’ONU avait elle-même prévu que les événements à Kigali déclencheraient un
terrible bain de sang.
M. Jean-Pierre Lafon a reconnu qu’il en était réduit à des
conjectures. Il a souligné que la première préoccupation du commandement
sur place, le Général Romeo Dallaire, n’avait certainement pas été de mener
une enquête, mais de faire face à la situation, de sauver ses soldats et de faire
respecter le cessez-le-feu. Il a ajouté qu’il était tout aussi possible que faire la
lumière aurait pu ne rien résoudre et créer de nouveaux affrontements, et a
douté des résultats d’une enquête menée au moment du déclenchement de
massacres commis notamment par la garde présidentielle et les milices. Il a
estimé qu’une enquête prenait du temps et a rappelé qu’à l’occasion de ses
fonctions d’ambassadeur au Liban, il avait constaté qu’une enquête du
Secrétaire général des Nations Unies sur le massacre de Canna avait pris
deux mois. La mission d’enquête n’aurait pas été entreprise, compte tenu de
la lourdeur des procédures des Nations Unies et de l’approbation du rapport,
avant une ou deux semaines.
Il a précisé que le mot enquête n’avait pas été prononcé en termes
officiels et qu’il avait été demandé au Secrétaire général, sur décision du
président du Conseil de Sécurité, de faire la lumière sur les circonstances de
l’incident.

M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date des
deux interventions du Secrétaire général concernant l’attentat.
M. Jean-Pierre Lafon a cité le rapport écrit et public du 20 avril
1994 : « la cause de cet accident ne peut être déterminée sans une enquête
approfondie que les circonstances ont jusqu’à présent rendue impossible ”.
Il a proposé de le communiquer ainsi que le second rapport du 31 mai dans
lequel le Secrétaire général parlait d’un « incident qui éveille les plus grands
soupçons ».
M. Bernard Cazeneuve a demandé à qui ces deux rapports de
M. Boutros Boutros-Ghali avaient été envoyés.
M. Jean-Pierre Lafon a précisé que les rapports étaient envoyés à
tous les membres du Conseil de Sécurité, qu’ils étaient publics et que
n’importe qui pouvait les consulter.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces rapports avaient suscité
des réactions de la part des membres du Conseil de Sécurité.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’avait pas trouvé de
correspondance en ce sens, mais que les rapports qu’il avait mentionnés
contenaient beaucoup de propositions sur le renforcement de la MINUAR et
qu’ils avaient été à l’origine de la création de la nouvelle composante de la
mission des Nations Unies au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve a cité une lettre de M. Alain Juppé, alors
Premier Ministre, en réponse à une question posée par écrit : « s’agissant de
l’absence d’enquête par la France après l’attentat contre l’avion du
Président Habyarimana, dans lequel tous les membres français de
l’équipage ont trouvé la mort, j’ai indiqué lors de l’audition du 21 avril que
la France avait saisi dès le 7 avril le Conseil de Sécurité de l’ONU afin que
soit diligentée une enquête internationale. La France n’avait aucune
légitimité à mener de son propre chef, en tant que pays étranger, quelque
enquête que ce soit dans un pays souverain et indépendant; cette demande a
été réitérée à plusieurs reprises au cours des mois suivants auprès du
Secrétaire général de l’ONU, la France souhaitant que tout élément
pouvant servir l’enquête lui soit communiqué. » Il a souligné que cela
signifiait concrètement que la France n’avait pas cessé, par des démarches
diplomatiques officielles, de demander à l’ONU et à son Secrétaire général
d’aller plus loin dans les investigations. C’est la raison pour laquelle il a
demandé quelles avaient été les réactions au sein de l’organisation après la
publication des deux rapports du secrétaire général et les démarches
officielles de la France.

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il y avait eu trois rapports. Le
premier, public, est une déclaration du Président du Conseil de Sécurité, par
laquelle le Conseil « regrette cet incident et invite le Secrétaire général à
recueillir toute information utile à ce sujet par tous les moyens à sa
disposition et de faire rapport dans les plus brefs délais au Conseil ». C’est
un document du 8 avril, après une séance du Conseil de Sécurité du 7 avril.
La réponse du Secrétaire général se trouve dans les deux rapports déjà
mentionnés.
M. Bernard Cazeneuve a estimé qu’il serait intéressant que l’ONU
explique ce qui s’était passé entre le 7 et le 20 avril.
M. Yves Dauge a replacé la situation sur un plan général. Il a
rappelé que d’un côté, la France avait saisi les Nations Unies parce qu’elle se
rendait compte de l’extrême gravité de la situation et des risques de
massacres dans cette logique de guerre, mais que, par ailleurs, l’intervention
des Nations Unies était considérée comme une mission quasi impossible. Il a
approuvé les propos de M. Jean-Pierre Lafon estimant que les Nations Unies
ne sont que la somme des volontés d’un certain nombre de pays qui ne
veulent pas intervenir ou qui interviennent « du bout des doigts ». Il a
toutefois regretté que, dans le cas d’une crise grave, le retrait des forces
françaises puis la mise en place d’un dispositif international aient représenté
la pire des solutions car le dispositif opérationnel mis en place par l’ONU
s’est révélé totalement inadéquat pour répondre à une situation de crise aiguë
et à une logique de guerre. L’ONU s’est mise dans une situation qui était
d’ores et déjà une situation d’échec, alors que la France avait correctement
évalué la situation, car elle était présente depuis des années au Rwanda et
avait maintes fois posé la question du risque de massacres en cas de prise de
Kigali.
Il s’est donc interrogé, quels que soient les faits et les bonnes
volontés des uns et des autres, sur cette contradiction fondamentale et s’est
demandé s’il aurait pu y avoir d’autres moyens d’intervention. Il s’est
demandé si la France n’aurait pas dû rester et négocier avec les Nations
Unies un mandat direct d’intervention, puisque des forces efficaces étaient
présentes.
Se disant soucieux de ne pas refaire l’histoire, M. Jean-Pierre
Lafon a indiqué que les Nations Unies n’avaient jamais voulu se placer sous
le cadre d’une intervention disposant des moyens du chapitre VII de la
Charte, c’est-à-dire l’utilisation de la force et qu’un sondage effectué à
l’époque par la mission des Nations Unies, en mars 1993, avait montré que
c’était inenvisageable si on voulait impliquer les Nations Unies au Rwanda.

Jusqu’à l’éclatement de la crise, il était totalement exclu d’envisager de
donner à l’ONU des moyens lui permettant d’utiliser la force. Aucun des
partenaires de la France n’y était prêt et les Africains non plus. Les Nations
Unies ont accepté, non pas de trouver une solution au conflit du Rwanda,
mais d’aider à l’application des accords d’Arusha. Il n’y avait pas d’autre
solution à l’époque que d’accepter d’impliquer les Nations Unies dans
l’application de ces accords, au titre du chapitre VI, sans emploi de la force.
L’autre solution aurait été la solution militaire mais il n’y avait pas de
possibilité d’intervention unilatérale de la France au Rwanda. Il y aurait eu
une réaction très négative de la communauté internationale, sans aide des
partenaires anglo-saxons et des Africains anglophones. La France au Rwanda
aurait été impliquée dans un conflit interne et soupçonnée de néocolonialisme
si elle avait entrepris une intervention directe qui n’aurait pas eu la
bénédiction des Nations Unies.
L’espérance était que les accords d’Arusha puissent être mis en
oeuvre avec une force des Nations Unies dont il aurait fallu qu’elle soit
mieux équipée et envoyée plus rapidement sur le terrain. C’était le vœu du
Secrétaire général. Les Nations Unies ont prouvé en Afrique qu’il y avait des
possibilités d’aboutir à un règlement politique sur la base d’accords tels que
ceux d’Arusha qui bénéficiaient d’un consensus de la part des Africains.
L’expérience de Somalie a certes été un échec, mais ce n’est pas de la faute
des Nations Unies.
M. Michel Voisin a signalé qu’il avait constaté à l’occasion d’une
mission effectuée en Somalie une différence très sensible des comportements
sur le terrain entre les troupes présentes. Les troupes américaines ne
connaissaient pas la géographie politique et ethnique de la Somalie et avaient
une autre approche de la situation en comparaison des troupes françaises et
marocaines dans le secteur de Baidoa. Les Américains ne restaient pas
cloîtrés dans leurs casemates, ils sortaient et au premier coup de feu, ils
répondaient, ce qui a entraîné la mort de plusieurs soldats. Mais la
non-connaissance du pays et l’opération médiatique qui avait été lancée lors
du débarquement des Marines a certainement grandement contribué à l’échec
des Américains.
M. Jean-Pierre Lafon a approuvé ces propos et a cité un exemple
de la manière dont procédaient les troupes françaises : dans le secteur de
Baidoa, les Français n’ont pas confisqué toutes les armes, ils ont laissé les
leurs aux nomades qui avaient l’habitude de les porter parce que c’était leur
mode de vie millénaire. En revanche, les bandes spécialisées dans la
déstabilisation de la Somalie ont été désarmées.

Il a souligné que les Nations Unies n’avaient pas réussi en Angola,
mais qu’elles avaient réussi au Mozambique où elles avaient permis de
résoudre le conflit que connaissait le pays. Il a indiqué qu’une opération des
Nations Unies en Afrique restait très difficile parce qu’il y a une interférence
de conflits ethniques et de conflits nationalistes. Il a estimé qu’on ne s’était
pas donné tous les moyens de réussir au Rwanda. La communauté
internationale, les Nations Unies, les membres permanents du Conseil de
Sécurité ne se sont jamais mis dans la situation d’une crise où les parties ne
coopéreraient pas, avec rupture du cessez-le-feu, affrontements violents et
massacres. Ils souhaitaient aider les parties qui acceptaient de coopérer.
C’est pour cela que le 6 avril, les Nations Unies ont été complètement
désarçonnées et ont mis beaucoup de temps à réagir. Permettre aux troupes
d’utiliser la force au titre de la légitime défense ne figure que dans une
résolution adoptée trois semaines après. Il y avait un refus des membres
permanents du Conseil de Sécurité de se placer dans une situation où les
Nations Unies interviendraient avec emploi de la force.
M. Jean-Pierre Lafon a alors précisé que, pendant toute l’année
1993, les troupes de l’ONU étaient intervenues dans le cadre du chapitre VI
pour aider à la mise en oeuvre et à l’application des accords d’Arusha, avec
un mélange de pressions, de démarches collectives, d’attention de la
communauté internationale et de présence sur le terrain.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la
démarche de la France entre 1992 et 1994. Il a rappelé que M. Paul Dijoud,
Directeur Afrique à l’époque, avait indiqué aux Etats-Unis qu’il ne souhaitait
pas leur intervention du Rwanda, considérant qu’il s’agissait d’un terrain
privilégié d’intervention de la France. Dans le même temps, la France semble
avoir tout fait au moment où la crise atteignait son paroxysme, pour que les
Etats-Unis interviennent et persuadent l’ONU d’envoyer des troupes se
substituant aux siennes. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon s’il ne trouvait
pas que, sur la durée, il y avait quelque paradoxe à réclamer la gestion des
événements sans que les Etats-Unis interviennent et, au moment où les
choses se gâtent, à faire appel à eux pour qu’ils exercent leur influence à la
fois sur l’Ouganda et sur l’ONU.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’était pas responsable au
niveau administratif de la politique africaine de la France mais de la politique
d’intervention des Nations Unies sous le contrôle du ministre et de son
cabinet.
Il a ajouté que la saisine du Conseil de Sécurité des Nations Unies
sur un sujet aussi sensible que le Rwanda supposait une décision politique du
ministre. Il a précisé qu’il n’avait pas eu instruction de saisir l’ambassadeur

auprès des Nations Unies avant mars 1993 du dossier du Rwanda, avec la
volonté de faire aboutir un projet de résolution. Il a assuré que les directions
d’Afrique et des Nations Unies travaillaient ensemble sans discordance et que
tout désaccord était arbitré par le cabinet du ministre.
M. Jacques Myard s’est déclaré frappé de l’attitude des Belges
dans cette affaire et s’est interrogé sur les échanges directs bilatéraux
franco-belges.
M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il ignorait ce qui s’était passé
l’époque à New York, mais qu’il y avait certainement eu des échanges
téléphoniques entre les gouvernements français et belges et a précisé que la
décision de retrait avait été prise unilatéralement par Bruxelles.

Audition de M. Jean-Bernard MÉRIMÉE
Représentant permanent de la France à l’ONU (mars 1991-août 1995)
(séance du 23 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Bernard Mérimée,
ambassadeur représentant permanent de la France à l’ONU de mars 1991 à
août 1995. Il a rappelé que M. Mérimée avait eu à connaître plus
particulièrement de l’action diplomatique que la France avait menée auprès
des Nations Unies, d’abord, pour appuyer le processus d’Arusha dès févriermars 1993, puis, pour intervenir militairement à partir de la tragédie d’avril
1994. Il a souligné que son audition revêtait une importance particulière pour
comprendre pour quelles raisons le Conseil de Sécurité avait été si lent à
intervenir dans le cadre du chapitre VII de la Charte afin de mettre fin aux
massacres et pourquoi la France, qui a finalement été la seule à agir, avait été
l’objet de telles critiques.
M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il avait en effet
représenté la France au Conseil de Sécurité durant cette période et que son
rôle avait consisté à faire accepter, sur le plan international, les orientations
et la politique du Gouvernement français. Cela s’était traduit par un certain
nombre de résolutions dont la plus significative, la résolution 929, a permis
l’opération Turquoise.
Il a souhaité décrire ce qu’étaient les réactions de base des membres
du Conseil de Sécurité devant la politique française dans la région des
Grands Lacs. Il a tout d’abord rappelé qu’Anglais et Américains, et ce qu’il a
appelé leur clientèle, considéraient que la politique de la France consistait à
conserver une influence prépondérante au Rwanda, en s’appuyant sur un
régime à dominante hutue et, en particulier, sur le président Habyarimana. En
fait, pour la grande majorité du Conseil, la France menait une politique qui
était, comme le disait M. Jean-Pierre Lafon, présentée de façon caricaturale
comme néocolonialiste, au profit du Président Habyarimana, Hutu et
francophone, qui luttait contre le Front patriotique, Tutsi et anglophone. Ce
dernier était censé mener une lutte de libération contre cette entreprise néocolonialiste et être favorable à la démocratie. Il a estimé que, dans
l’atmosphère du Conseil de Sécurité, la cause tutsie était politiquement
correcte, la cause Habyarimana ne l’était pas.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la politique du Gouvernement
français était assez simple dès le départ, c’est-à-dire dès le moment où la
question a commencé à se poser. Elle consistait à réduire la présence militaire
au Rwanda, à se dégager du pays et à remplacer cette présence par une force
militaire d’observation ou d’interposition des Nations Unies et, en même
temps, grâce aux différents accords d’Arusha, à stabiliser la situation en
organisant un partage démocratique du pouvoir entre Hutus et Tutsis,
accepté par les pays de la région, qui aurait pour conséquence d’apporter un
peu plus de stabilité au régime politique du Rwanda. Cette orientation ne
coïncidait nullement avec celle du Front patriotique, appuyé par l’Ouganda et
la Tanzanie, sous l’oeil bienveillant de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis,
et qui envisageait de mener une guerre de reconquête sans que rien ne s’y
oppose. Dans cet esprit, toute présence internationale était un obstacle, la
survivance du régime d’Habyarimana en était un autre, et les accords
d’Arusha également.
Face à ce tableau général simple, les principaux acteurs du Conseil
de Sécurité étaient parfaitement conscients des enjeux : pour la France, il
s’agissait de se dégager du Rwanda en mettant au point un système qui
permettait au régime Habyarimana d’évoluer selon des procédures
démocratiques, avec présence des Nations Unies, selon les accords
d’Arusha ; la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et les pays non-alignés dans
leur majorité souhaitaient supprimer tout obstacle ou presque à la marche du
Front patriotique dans la reconquête du Rwanda. C’est dans ce cadre que
s’explique la constitution de la MONUOR, mission d’observation des
Nations Unies sur la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, ainsi que la
mise sur pied de la MINUAR. M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que, vu du
Conseil de Sécurité, il a été assez difficile de trouver des volontaires pour ces
deux missions. Il a rappelé les problèmes rencontrés par la mission
d’observation qui avait besoin de moyens matériels, notamment
d’hélicoptères alors que les Etats-Unis faisaient toutes sortes de difficultés,
arguant, bien entendu, de raisons financières pour ne pas satisfaire à la
fourniture de ces hélicoptères en nombre suffisant. La MONUOR n’a jamais
été une force d’observation efficace.
Puis M. Jean-Bernard Mérimée a souhaité replacer l’opération
Turquoise dans son cadre. Il a rappelé que le 6 avril 1994, l’avion qui
transportait le Président Habyarimana et le Président burundais avait été
abattu et que la mort du Président Habyarimana avait donné le signal des
massacres. Tout en partageant l’idée exprimée par M. Jean-Pierre Lafon
selon laquelle il n’était possible que de faire des conjectures sur les
responsabilités, il a souligné que dans son esprit, il n’y avait pas de doute que
le Front patriotique était à l’origine de cet attentat car cette hypothèse lui

paraîssait cohérente et logique. Tant qu’Habyarimana était au pouvoir, le
Front patriotique n’était pas certain de reconquérir le Rwanda parce que,
d’une part, il y avait la caution démocratique des accords d’Arusha que l’on
ne pouvait complètement ignorer et, d’autre part, dans l’esprit du Front
patriotique, Habyarimana serait soutenu par les Français qui ne
l’abandonneraient pas. La possibilité d’interventions françaises constituait
donc un obstacle à la reconquête du Rwanda par le Front patriotique.
M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que la MINUAR n’était pas
intervenue pour arrêter les massacres et souligné qu’il ne se prononcerait pas
sur l’attitude du Général Romeo Dallaire qui la commandait alors, car il a
reconnu ne pas disposer de tous les éléments pour apprécier son inaction qui,
d’ailleurs, était fondée juridiquement. Il a estimé que la France ne pouvait pas
intervenir sauf, comme elle l’a fait dans le cadre de l’opération Amaryllis,
pour évacuer ses ressortissants et les ressortissants européens parce que,
dans l’atmosphère du Conseil de Sécurité, toute intervention, tout essai
français d’envoyer des troupes pour arrêter les massacres aurait
immédiatement été considéré et dénoncé comme une opération de
reconquête contre le Front patriotique. Les massacres auraient alors été
considérés par beaucoup au Conseil de Sécurité comme un simple prétexte
invoqué par le Gouvernement français.
Il a estimé qu’en décidant de modifier le mandat de la MINUAR et
d’en réduire la taille, le Conseil de Sécurité avait atteint des sommets de
lâcheté et de cynisme : lâcheté, parce que les pays avaient peur d’envoyer des
troupes au Rwanda, des soldats belges ayant été massacrés et les Américains
restant affectés par le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence
internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de
Sécurité comme un obstacle à la progression du Front patriotique. Le
Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand chose,
soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes,
qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui auraient surtout été un
obstacle pour le Front patriotique.
M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que trois pays essentiellement,
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, avaient la capacité
d’envoyer des troupes, de mener une opération militaire et de reprendre la
situation en main d’une façon réellement efficace. Or, si les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne ne prenaient pas l’initiative d’intervenir, la France ne
pouvait le faire toute seule. Le Gouvernement français l’aurait fait si la
possibilité lui avait été donnée de se joindre à une action internationale, mais
il ne pouvait en prendre l’initiative. Au bout de quelque temps, alors que la
communauté internationale se rendait compte de la gravité de la situation et

que cette inaction du Conseil de Sécurité commençait à peser de plus en plus
sur l’opinion publique, le Gouvernement français a décidé d’intervenir devant
l’ampleur des massacres et de l’exode, et devant l’impuissance de la
MINUAR II.
M. Jean-Bernard Mérimée a alors abordé son rôle qui consistait à
faire en sorte que le Conseil de Sécurité donne au Gouvernement français
l’autorisation de procéder à cette opération. Il s’agissait, concrètement, de
faire voter une résolution autorisant le Gouvernement français et le
Gouvernement sénégalais, le seul qui avait accepté de joindre ses troupes aux
troupes françaises à agir. Il a jugé que cette résolution avait été la plus
difficile à faire accepter par le Conseil de Sécurité parce que pratiquement
tous ses membres y étaient opposés, à des degrés divers : les Anglais ou les
Américains pour des raisons connues (non seulement financières, mais liées à
la directive du Président Clinton et au syndrome somalien) mais aussi parce
qu’ils avaient le sentiment que la victoire du Front patriotique n’était pas une
mauvaise chose ; les non alignés endoctrinés par le représentant du Front
patriotique aux Nations Unies, M. Dusaidi ; et, parmi ceux que l’on appelle
les non non-alignés, qui ne sont ni membres permanents ni non alignés, il y a
eu toutes sortes d’opinions. La Nouvelle-Zélande était absolument contre.
Elle voyait là une attitude néocolonialiste de la part de la France et affirmait
défendre les prérogatives des Nations Unies s’interrogeant, en cas
d’opération militaire, sur le bien-fondé de mettre les troupes sous
commandement français et non sous commandement des Nations Unies. La
France répondait que les Nations Unies étaient incapables de mener une
opération militaire qui exige des décisions rapides. Les Belges étaient, en fait,
un peu honteux et n’appréciaient pas que la France prenne une telle initiative.
Seuls étaient favorables, au début, les Espagnols, par solidarité européenne,
Oman, pour une raison inconnue, et Djibouti, par amitié pour la France.
Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la plupart de ses collègues du
Conseil de Sécurité pensaient qu’il s’agissait pour Paris de constituer sur le
territoire rwandais une espèce de réduit, interdit au Front patriotique, à partir
duquel partirait la reconquête hutue. En fait, la France disposait d’un délai
assez réduit pour agir, dans la mesure où la résolution devait être votée très
rapidement puisque l’opération devait commencer un jeudi et que la
résolution a été présentée au Conseil de Sécurité un lundi. Elle a donc été
votée en quarante-huit heures. Il y avait eu bien sûr deux ou trois jours de
travail préparatoire, mais, généralement, une résolution au Conseil de
Sécurité demande bien deux semaines de préparation si elle est un peu
délicate. Cette résolution a été votée par dix voix et cinq abstentions : le
résultat du vote a donc été très serré puisque la majorité du Conseil de
Sécurité est de neuf voix.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors considéré qu’en menant
l’opération Turquoise, la France avait sauvé l’honneur parce qu’elle avait agi,
dans des circonstances très difficiles, non seulement compte tenu du climat
qui régnait au sein du Conseil de Sécurité, mais de la difficulté de prendre la
décision politique, sans parler des risques militaires qui étaient grands
puisqu’il s’agissait, avec une poignée d’hommes, de faire face à une
possibilité d’affrontement avec le Front patriotique, composé de
20 000 hommes bien armés, bien entraînés, qui venaient de faire la guerre. La
France a permis de sauver on ne sait combien de dizaines, voire de centaines
de milliers de vie, parce que les réfugiés étaient plus d’un million à cette
époque, et mouraient « comme des mouches ».
La France s’en est tenue scrupuleusement aux conditions qu’elle
avait définies et, dans l’esprit même de ceux qui étaient hostiles à l’opération,
en a retiré un prestige particulier parce que chacun savait que peu de pays
auraient eu les moyens, et surtout le courage, de faire ce qui a alors été fait.
Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la période antérieure
au génocide, après la signature du cessez-le-feu de Dar Es-Salam et s’est
demandé si la France n’avait pas accordé trop d’importance à la mission
d’observateurs neutres, en délaissant la question de la force internationale de
maintien de la paix. Il a rappelé que la France avait déployé des efforts pour
que son contingent passe, après Dar Es-Salam, sous mandat de l’ONU, dans
la MINUAR, et s’est demandé si elle avait eu des chances réelles d’atteindre
cet objectif.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que, selon lui, le
Gouvernement français avait estimé, à partir d’un certain moment, que le
Rwanda n’était pas une cause dans laquelle il fallait s’engager à fond et qu’il
convenait de prendre ses distances, sans toutefois abandonner le Président
Habyarimana mais en essayant de favoriser une solution pacifique et
démocratique.
Le Président Paul Quilès s’est demandé si la France n’aurait pas
dû alors se dégager plus rapidement. Un long délai s’est écoulé entre la
conclusion des accords d’Arusha et la mise en place effective de la
MINUAR, ce qui a suscité des interrogations sur le maintien des troupes
françaises.
M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que ce long délai avait été
dû aux difficultés pratiques de constituer les contingents, les pays non alignés
acceptant de mettre des bataillons à la disposition des Nations Unies, mais à
condition qu’ils soient équipés complètement, des « chaussures aux armes
lourdes ». Si la France avait envoyé un contingent important, tout le monde

aurait dit qu’elle se réintroduisait au Rwanda sous le parapluie des Nations
Unies.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée comment
il expliquait que le mot « génocide » ne soit apparu dans une résolution de
l’ONU que le 8 juin, et plus particulièrement, que le rapport de M. Boutros
Boutros- Ghali du 20 avril, qui avait conduit au vote de la résolution 912
organisant le repli de la MINUAR, ne fasse pas allusion aux massacres de
civils tutsis par les milices. Il a souhaité également savoir pour quelles raisons
l’ONU avait accepté de déroger à une règle qui semblait toujours appliquée
jusqu’alors, selon laquelle une puissance impliquée dans une zone ne
participait pas aux opérations de maintien de la paix dans cette zone, ce qui
fut le cas de la Belgique dans la MINUAR I ou de la France dans l’opération
Turquoise. Cette question a-t-elle été soulevée ? A-t-elle fait l’objet de
discussions au sein du Conseil de Sécurité ?
Enfin, il a demandé si l’attitude des Etats-Unis s’expliquait par le
traumatisme somalien ou, au contraire, par un désir plus ou moins caché
d’aider le FPR, et si les Etats-Unis avaient constitué un réel obstacle à une
réponse efficace de l’ONU.
M. René Galy-Dejean, revenant sur les réactions du Conseil de
Sécurité et des Etats-Unis à l’attitude de la France, a souhaité savoir
comment M. Jean-Bernard Mérimée analysait la venue devant le Conseil de
Sécurité du Premier ministre Edouard Balladur, alors qu’il est rare qu’un
chef de gouvernement vienne plaider un dossier devant l’ONU, les
ambassadeurs étant là pour cela.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le mot « génocide » était
apparu si tard, parce que de nombreux pays et notamment les Etats-Unis,
sont signataires de conventions sur le génocide qui font obligation
d’intervenir dès lors que des massacres atteignent une ampleur qui justifient
cette qualification. Les Etats-Unis ne souhaitaient pas, et aucun pays ne le
souhaitait, que l’on qualifie dès le début les massacres de génocide en raison
des obligations qu’entraînait une telle qualification.
Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la règle selon laquelle une
puissance impliquée dans une zone ne doit pas participer à une opération de
maintien de la paix n’est pas une règle écrite. Il ne s’agit que d’une coutume,
mais il y avait alors urgence. Les Belges s’étaient présentés pour faire partie
de la MINUAR et les Français étaient les seuls qui pouvaient assumer la
responsablité de l’opération Turquoise. C’est la raison pour laquelle les rares
pays volontaires avaient été acceptés.

M. Boutros Boutros-Ghali a plusieurs fois, devant le Conseil,
remercié la France, parce qu’elle était la seule à intervenir, alors que tout le
monde se défaussait. Il appuyait donc la France mais avait confié à M. JeanBernard Mérimée qu’elle aurait tout le monde contre elle parce qu’elle
mettait en évidence, soit la lâcheté, soit l’impossibilité d’agir, des uns et des
autres. M. Boutros Boutros-Ghali avait une vue particulièrement lucide des
Nations Unies, et spécialement du Conseil de Sécurité.
M. Jean-Bernard Mérimée a alors expliqué que la ligne politique de
tout Etat est le fruit d’un faisceau de motivations et que le l’échec de
l’opération en Somalie a eu un impact très fort sur le public américain, donc
sur le Président. Le Président Clinton a rédigé une directive fixant les
conditions dans lesquelles une opération de maintien de la paix pouvait être
approuvée par les Etats-Unis. L’opération de maintien de la paix qui aurait
été nécessaire au Rwanda ne satisfaisait pas à ces conditions et les Etats-Unis
n’y étaient donc pas favorables. Il a exprimé le sentiment qu’il fallait
également prendre en compte l’état d’esprit décrit précédemment sur le
bien-fondé de la victoire du Front patriotique et les interrogations sur le rôle
de la France.
En ce qui concerne la venue de M. Edouard Balladur, il a indiqué
qu’il avait voulu rassurer le Conseil de Sécurité, souligner dans quel esprit la
France avait engagé l’opération Turquoise et réaffirmer que, conformément à
ce qu’elle avait dit, elle se retirerait au bout de deux mois. A ce moment-là,
un certain nombre de membres du Conseil de Sécurité, voyant que la France
n’outrepassait pas son mandat, lui demandait de rester.
M. Pierre Brana a demandé qui avait effectué cette demande.
M. Jean-Bernard Mérimée a réaffirmé que la France a alors été
sollicitée pour poursuivre l’opération et que si elle avait présenté à ce
moment-là un projet de résolution demandant une prolongation d’un ou deux
mois, il aurait été adopté. Il a souligné que quelle que soit la capacité de
conviction d’un ambassadeur, celle d’un Premier Ministre est naturellement
beaucoup plus forte, la présence de M. Edouard Balladur lui-même devant le
Conseil de Sécurité ayant revêtu une signification particulière.
M. Jacques Myard a souhaité connaître, au moment du vote de la
résolution concernant l’opération Turquoise, l’attitude précise des Etats-Unis
et de la Grande-Bretagne. Il a par ailleurs demandé si le soutien des
Etats-Unis au FPR s’inscrivait dans une stratégie ou était le résultat d’un
engrenage.

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne avaient voté en faveur de la résolution, alors qu’ils n’y
étaient pas bien disposés au début mais que plusieurs raisons expliquaient
leur changement d’attitude. D’une part, des démarches avaient été faites
auprès de Washington sous la forme de contacts, de conversations, où les
relations personnelles jouent un grand rôle. Ces démarches font partie du
travail d’un ambassadeur aux Nations Unies qui cherche à faire adopter une
résolution. Les gouvernements britannique comme américain se sont
convaincus qu’il y avait une chance que la France soit sincère, qu’elle veuille
réellement arrêter les massacres, et qu’elle ait finalement abandonné l’idée
-puisque le président Habyarimana était mort- de s’opposer au Front
patriotique. D’autre part, existait ce sentiment diffus de honte de nombreux
membres du Conseil de Sécurité d’avoir laissé faire.
M. Jean-Bernard Mérimée a estimé difficile d’affirmer que l’appui
des Etats-Unis au Front patriotique relevait d’un engrenage ou d’une
stratégie. Il a indiqué, qu’à son avis, il n’y avait pas eu un plan structuré des
Etats-Unis pour chasser les Français du Rwanda, du Burundi puis du Zaïre
mais que les occasions avaient été saisies et bien saisies, le sentiment
s’installant qu’il valait mieux remplacer la clientèle de la France par une
clientèle des Etats-Unis. Il a décelé une mauvaise intention vis-à-vis de la
France mais non un plan en raison des aléas et des impondérables de telles
situations.
Le Président Paul Quilès s’est demandé comment l’ONU avait pu
laisser s’écouler presque trois mois après le 6 avril 1994 alors que, dès les
premiers jours, elle a eu connaissance de massacres, qu’au mois de mai
certains ont reconnu qu’il s’agissait bien d’un génocide et que l’opération
humanitaire n’a été décidée qu’à la fin du mois de juin.
M. Jean-Bernard Mérimée a rappelé que l’ONU est le lieu
géométrique des conflits d’intérêts et qu’il est donc rare que la communauté
internationale, les cinq membres permanents ou le Conseil de Sécurité dans
son ensemble aillent tous dans la même direction. Il a condamné à titre
personnel ce retard mais a fait la distinction entre les membres des Nations
Unies qui étaient « au-dessous de tout » et l’institution qui est la somme
algébrique des volontés des pays qui la constituent, notamment des membres
du conseil de sécurité.
Il a expliqué l’attentisme du Conseil de sécurité par le fait que peu
de pays voulaient participer à une opération. Parmi ce nombre réduit, la
France aurait éventuellement été disposée à intervenir, mais le Conseil de
sécurité était réticent à l’y autoriser. Il n’entrait manifestement pas dans la
politique du gouvernement français d’agir de sa propre initiative sans

l’autorisation et en dehors du cadre des Nations Unies, comme l’avaient fait
les Etats-Unis à Panama ou à Grenade.
M. Pierre Brana s’est étonné de l’inaction de la communauté
internationale, alors qu’après l’attentat du 6 avril contre l’avion des deux
présidents, quand la Belgique décida de retirer son contingent, tout le monde
devait savoir que les massacres continuaient et même s’amplifiaient. Il a
demandé s’il n’y avait pas eu de débat à l’ONU pour qu’une force de
remplacement soit mise en place très rapidement.
Le Président Paul Quilès a ajouté que le 17 mai, il avait été décidé
de porter les effectifs de la MINUAR à 5 500 hommes mais qu’auparavant le
Conseil de Sécurité avait décidé, dans un premier temps, de les réduire très
fortement.
M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que, lorsqu’il a été décidé
de réduire les effectifs de la MINUAR, M. Boutros Boutros-Ghali avait
présenté trois options au Conseil : l’option maximale visait à renforcer la
MINUAR en lui affectant de nouvelles troupes et en lui donnant
éventuellement un nouveau mandat, relevant du chapitre VII ; l’option
minimale consistait à évacuer l’ensemble de la force ; l’option intermédiaire
permettait de conserver un détachement. La majorité du Conseil ne souhaitait
pas l’option maximale et si la France avait proposé une résolution avec
l’option maximale, elle n’aurait pas eu la majorité.
M. Pierre Brana s’est demandé pourquoi le feu vert avait été
donné pour l’opération Turquoise quelque temps après.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le temps a joué, que la
communauté internationale avait éprouvé le sentiment de honte qu’il venait
d’évoquer et que Kigali était aux mains du Front patriotique qui avait gagné
militairement.
Le Président Paul Quilès, a demandé si l’on pouvait parler de
cynisme pour décrire l’attitude de la plupart des membres du Conseil de
Sécurité qui considéraient qu’il était politiquement correct de laisser gagner
le FPR et qui ont autorisé Turquoise dès lors que sa victoire, fin juin, n’était
pas loin.
M. René Galy-Dejean s’est demandé si, en fait, on voulait bien
empêcher le génocide, mais à condition de ne pas gêner le FPR.
M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il lui était apparu assez
clairement qu’à mesure que le temps passait et que le Front patriotique

l’emportait, puisque Kigali était tombée, il devenait de plus en plus difficile
de reconquérir le pays même si l’on soupçonnait la France de vouloir
constituer un réduit à partir duquel les forces hutues se seraient reconstituées
pour repartir à l’offensive.
M. Pierre Brana a demandé s’il y avait eu une proposition concrète
d’intervention de la France, sur le modèle de Turquoise, immédiatement
après le 6 avril.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’avait pas le souvenir
d’une telle proposition de la France et a rappelé qu’il avait expliqué les
raisons pour lesquelles à cette époque-là elle eût été vouée à l’échec complet.
M. Jacques Myard a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée à quel
moment il avait eu le sentiment que l’opinion publique américaine
commençait à s’interroger et que les médias américains acceptaient l’idée
d’une intervention.
M. Jean-Bernard Mérimée a exprimé le sentiment que le
retentissement médiatique des massacres au Rwanda avait été moindre aux
Etats-Unis, sur CNN, que par exemple la famine en Somalie. Il s’était bien
opéré une évolution des mentalités, qui avait fait que les Etats-Unis ne
s’étaient pas opposés à l’opération Turquoise. Mais, dans ce cas précis,
l’évolution de l’opinion publique américaine n’a pas été déterminante.
Il a rappelé que pour les néo-zélandais, toujours pleins de bons
sentiments et qui aiment avoir une posture morale, il eût été correct que la
France mît à la disposition des Nations Unies ses troupes et que l’opération
Turquoise se fît donc sous commandement des Nations Unies alors que
c’était la vouer à l’échec. Il a souligné que pour les Etats du Pacifique, la
France, qui a un passé colonial, est facilement accusée d’avoir des regrets et
des tentations néocolonialistes.
M. Bernard Cazeneuve a indiqué que la mission avait
suffisamment entendu de responsables politiques, diplomatiques et militaires
pour avoir confirmation que la politique de la France pendant la période de
1990 à 1994 avait visé à susciter le dialogue entre les différentes parties au
conflit et que, tout en l’aidant, la France avait fait pression sur le Président
Habyarimana et son Gouvernement pour l’inciter à démocratiser le régime
rwandais et créer les conditions d’un dialogue avec l’opposition, y compris
l’opposition armée, le FPR, ce qui a permis d’aboutir aux accords d’Arusha.
Il s’est interrogé sur le fait que, alors que la France avait déployé tant
d’efforts qui ne se sont pas déployés dans un contexte de silence

diplomatique complet, elle continuait à être suspectée de vouloir faire le jeu
d’un camp contre un autre après que le FPR eut gagné.
M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé que, vu des Nations Unies,
il ne s’expliquait pas ces accusations contre la France.
M. Bernard Cazeneuve a formulé deux hypothèses. La première
est que la France a entretenu un discours officiel que les faits sont venus
contredire. La seconde est qu’elle a tenu un discours officiel qui a été
conforme aux faits mais qu’elle a subi une gigantesque opération de
désinformation de la part de puissances qui avaient sur la région des visées
non conformes aux siennes. Il a alors demandé à M. Jean-Bernard Mérimée
laquelle de ces deux hypothèses il privilégiait.
M. Jean-Bernard Mérimée a répondu qu’aux Nations Unies, il lui
était apparu rapidement que la France avait une politique cohérente et que les
faits, c’est-à-dire les actions qu’elle menait, étaient en accord avec cette
politique, dans tout le déroulement des évènements : les accords d’Arusha, la
MONUOR, la MINUAR. Le Gouvernement français, comme le confirment
les instructions données, souhaitait que cette politique aboutisse. Il a nié
pouvoir apprécier d’autres interprétations possibles de l’endroit où il était.
La politique affichée du Gouvernement français correspondait à ses actes.
Les décisions et les mesures concrètes correspondaient à une opération de
dégagement du Rwanda, qui paraissait saine en elle-même, dans la mesure où
elle ne laissait pas le pays aux mains de forces déstabilisatrices mais
s’efforçait de remplacer la présence française par celle des Nations Unies.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la France avait eu un rôle
moteur dans l’accomplissement de la logique d’Arusha, dans la négociation
des accords eux-mêmes et dans l’acceptation de l’idée qu’il fallait
absolument que le dialogue se noue, y compris avec l’opposition armée, que
le pouvoir soit partagé, que se crée un Gouvernement à base élargie. Or, il a
constaté que, quelques mois après que la situation eut dérapé, sans qu’à
aucun moment notre volonté ne se soit manifestée, les parties anglo-saxonnes
développaient un procès contre la France que les événements les plus récents
et la contribution de la France au processus de paix auraient dû invalider.
M. Jean-Bernard Mérimée a estimé que dans les pays
anglo-saxons il y avait eu une opération de désinformation. Pour le Front
patriotique, la France avait aidé le Président Habyarimana, s’était à plusieurs
reprises opposée à sa victoire, était donc complice du Président
Habyarimana, et partant, complice du génocide.

M. Bernard Cazeneuve a admis ce point de vue du FPR mais s’est
demandé s’il fallait considérer qu’il était aussi systématiquement celui des
Américains et des Britanniques.
Le Président Paul Quilès a ajouté que le FPR avait apparemment
tenu un double langage puisque, à l’issue des accords d’Arusha, il avait
envoyé, en août 1993, une lettre de remerciement à la France pour se féliciter
du rôle qu’elle avait joué.
M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il s’agissait d’un double
langage, le Front patriotique n’ayant jamais eu qu’une ambition, celle de
reprendre le pouvoir et rejeter la responsabilité du génocide sur la France afin
d’avoir sur elle un moyen de pression qui aurait fait couler une manne
ininterrompue de crédits français. Il a indiqué que M. Dusaidi, le représentant
du Front patriotique aux Nations Unies, avait exactement présenté ainsi la
position du Front puisque, lors de leur première rencontre, il avait demandé
que la France reconnaisse sa responsabilité dans les massacres.
A une demande complémentaire de M. Jacques Myard sur la date
de cette rencontre, M. Jean-Bernard Mérimée a précisé qu’elle avait eu
lieu un mois après le début des massacres. Il a fait part de sa conviction
profonde que le Gouvernement Rwandais actuel haïssait la France, qu’il était
difficile d’avoir des relations normales avec l’équipe actuelle.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir quelle thèse était
véhiculée le plus largement parmi les diplomates de l’ONU après l’attentat
contre l’avion présidentiel.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que la première réaction
avait été d’accuser les Tutsis, le Front patriotique, puis très rapidement une
deuxième réaction a visé les extrémistes hutus qui craignaient que le
Président Habyarimana ne veuille partager le pouvoir et qui donc
souhaitaient l’éliminer.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le manque de
renseignements sur le sujet, qui laisse libre champ aux hypothèses les plus
fantaisistes, provient du fait que les éléments d’information disponibles sont
détenus par certains services américains.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’en avait aucune idée
mais que c’était possible. Si les services anglais ou américains avaient détenu
la preuve que c’étaient effectivement des extrémistes hutus qui étaient
responsables, ils l’auraient dit, ce qui montre soit qu’ils n’ont pas de preuve,
soit qu’ils ont trouvé des preuves accusant le Front patriotique.

M. Bernard Cazeneuve a demandé si les services de renseignement
auraient aussi fait part de leurs informations si la responsabilité de l’attentat
incombait à des extrémistes hutus avec la complicité de mercenaires venant
d’Europe.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que cela n’aurait pas été un
obstacle dirimant.
Le Président Paul Quilès, évoquant le déclenchement du génocide,
a rappelé que la mission avait été informée d’arrivées successives à
l’ambassade de France de personnalités rwandaises qui cherchaient à y
trouver refuge, au moment de l’opération Amaryllis et que, contrairement à
ce qui a été dit à notre représentation permanente à l’ONU par le secrétariat
des Nations Unies, l’ambassade de France n’avait pas été protégée par des
gardes de la MINUAR. Il a souhaité que M. Jean-Bernard Mérimée confirme
cette information selon laquelle la MINUAR aurait refusé de protéger et
d’évacuer des ressortissants réfugiés à l’ambassade de France.
M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il ne pouvait apporter de
précisions sur ce point, qui n’a été l’objet ni de débats ni même de
conversations du Conseil de Sécurité.

Audition de M. Jean-Marc ROCHEREAU DE LA SABLIÈRE
Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère
des Affaires étrangères (août 1992-juillet 1996)
(séance du 24 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Marc Rochereau de
la Sablière, Directeur des Affaires africaines au ministère des Affaires
étrangères entre juin 1992 et mai 1996. Il a fait observer qu’il avait pris ses
fonctions à un moment décisif pour la période étudiée puisqu’en juin 1992, le
FPR et le gouvernement rwandais décidaient, à Paris, en présence
d’observateurs français et américains, de lancer le processus d’Arasha. Il a
souhaité que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière indique dans quelle
mesure il en avait favorisé le bon déroulement jusqu’aux accords d’Arusha
d’août 1993 tout en indiquant que la mission était disposée à entendre toute
autre observation pouvant l’intéresser.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a confirmé qu’il avait été
Directeur des Affaires africaines et malgaches du mois d’août 1992 à juillet
1996. Il a rappelé que plusieurs mois avant son arrivée, la situation politique
intérieure rwandaise avait connu une évolution majeure : la constitution d’un
nouveau gouvernement dominé par l’opposition traduisait une ouverture
politique ; le FPR occupait dans le nord une partie significative du territoire
et venait de mener une nouvelle offensive ; la France était présente à travers
l’opération Noroît et le DAMI ; les négociations d’Arusha commençaient.
Il a souligné que, pendant la période où il avait exercé ses fonctions,
la crise rwandaise avait traversé diverses phases, chacune d’elles ayant été
dominée, pour le ministère des Affaires étrangères, par une préoccupation
particulière dans le cadre d’une politique dont les grandes lignes n’avaient
pas varié. Il a souhaité évoquer les objectifs propres à chaque étape,
confirmés par les télégrammes, notes, rapports ou instructions du ministère, à
travers une présentation chronologique, en veillant à ne pas sortir, pour
chaque période considérée, du contexte historique afin de ne pas risquer
d’ajouter de nouveaux anachronismes à ceux –très nombreux– qui sont
malheureusement faits sur cette affaire.
Il a relevé que l’objectif de la France avait d’abord été de favoriser
une solution politique et en a expliqué les raisons. Une solution militaire
présentait des risques de déstabilisation pour le pays et la région, et la France

avait déjà la crainte qu’une victoire militaire du FPR ne se traduise, compte
tenu des particularismes de cette région, non par un génocide que personne
ne pouvait imaginer mais par des exactions massives comme il s’en était
produit au Rwanda et au Burundi dans un passé récent où des dizaines de
milliers de personnes avaient été victimes de massacres. La France avait
alerté, en 1993, ses principaux partenaires européens et occidentaux sur ces
risques et ces deux préoccupations figurent d’ailleurs en tête des instructions
données en 1993 à l’ambassadeur de la France à Kigali avant qu’il ne
rejoigne son poste.
Il a rappelé qu’aider les autorités rwandaises à contenir l’offensive
du FPR était cohérent avec la politique africaine de l’époque, le Rwanda
étant un pays « du champ », qui s’était rapproché de la France et la menace
étant sérieuse. Le conflit avait une dimension à la fois interne et externe,
comme en attestent les liens entre le FPR et la NRA ougandaise, et la prise
de pouvoir par une minorité, en usant de la force, était en totale
contradiction avec le courant fort de démocratisation qui traversait l’Afrique
et incitait partout, avec le soutien des pays occidentaux, à la tenue
d’élections.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors fait observer que
donner sa chance à un règlement négocié impliquait que le front tienne sur le
terrain. Il s’agissait d’un objectif essentiel et même d’une condition sine qua
non qui était remplie par une stratégie de soutien indirect à l’armée
rwandaise, à travers des actions de formation, de conseils, de livraisons
d’équipements, d’armements et de munitions. La présence à Kigali du
détachement Noroît pour sécuriser les ressortissants français et l’ensemble
des expatriés avait un effet stabilisateur et avait bien été souhaitée par le
Gouvernement rwandais d’ouverture constitué en 1992, comme le
confirment plusieurs conversations à ce sujet.
Il a indiqué que des pressions fortes avaient été exercées par la
France et par la communauté internationale pour que les négociations
d’Arusha aboutissent, même si les deux protocoles sur le partage du pouvoir
et sur la constitution d’une armée nationale posaient problème. La
négociation du premier protocole a créé une très vive tension entre le
Président et le Gouvernement, notamment le Ministre des Affaires
étrangères. Les reproches portaient en particulier sur la question de la
minorité de blocage que le Président aurait souhaité obtenir pour son parti, le
MRND, et sur la procédure « d’impeachment ». Les Hutus du sud
souhaitaient à la fois limiter les pouvoirs du Président et ne pas tomber dans
les mains du FPR. Celui-ci voulait avoir une forte participation dans la future
armée et, grâce à des alliances, contrôler l’exécutif. Le Président

Habyarimana était un homme difficile à cerner. Il ne lui était pas facile
d’imposer des compromis à ses partisans et tout au long de la négociation, il
a rencontré de sérieuses difficultés avec les extrémistes hutus, la CDR ayant
d’ailleurs officiellement rompu avec lui au début de 1993. Il défendait des
positions dures, mais se distinguait des extrémistes et, contrairement à ces
derniers, il paraissait disposé à trouver une solution négociée dès lors qu’elle
lui garantissait de rester au pouvoir pendant la transition et d’avoir une
perspective électorale.
Des lettres ont été adressées au Président Habyarimana par le
Président de la République française, des émissaires ont été envoyés,
l’ambassadeur agissait quotidiennement. La France a poussé à cet accord,
comme le montre la correspondance, en demandant au Président de faire des
compromis, en incitant, surtout à partir de février 1993, le gouvernement
d’opposition à travailler avec le Président et, enfin, en suggérant aux pays qui
avaient de l’influence sur le FPR, notamment l’Ouganda et les Etats-Unis,
d’inciter celui-ci à accepter une solution politique.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que, dans cette
période de tension où la guerre a attisé les antagonismes ethniques, des
démarches avaient été faites lorsque des exactions graves avaient eu lieu,
notamment lorsque des massacres perpétrés par des Hutus extrémistes et
dénoncés par la FIDH s’étaient produits dans le nord-ouest, en janvier 1993.
De son côté, le FPR commettait aussi des exactions, en particulier des
exécutions sommaires, généralement ciblées et ses offensives avaient créé
une situation humanitaire grave avec le déplacement d’une population qui a
compté jusqu’à 900 000 personnes.
Il a rappelé que le risque de ne pas parvenir à une solution politique
avait été très grand lorsque le FPR, qui cherchait d’une manière ou d’une
autre à aboutir à ses fins, avait rompu une nouvelle fois le cessez-le-feu, le
8 février 1993, menaçant la capitale dont la chute aurait scellé sa victoire
militaire et engendré des massacres. La France avait dû à l’époque faire
preuve de beaucoup de détermination, renforcer le détachement Noroît et
mener une campagne diplomatique active auprès de l’Ouganda et des autres
pays intéressés. Cette action dissuasive a ouvert la voie à l’accord de Dar EsSalam du 9 mars 1993, qui a été incontestablement un tournant : le cessez-lefeu a été rétabli ; le FPR, qui s’était avancé jusqu’à 25 kilomètres de Kigali,
est revenu sur les bases qui étaient les siennes avant l’offensive ; les renforts
envoyés dans le cadre de Noroît ont été rapatriés ; l’idée d’une force neutre
des Nations unies est apparue pour la première fois.
L’accord d’Arusha a été signé le 4 août 1993 et l’élection du
Président Ndadaye au Burundi a certainement été un élément important dans

la décision du Président Habyarimana de l’accepter. L’accord qui était un pas
considérable dans la voie de la réconciliation et représentait un grand espoir,
a été considéré à l’époque comme un succès diplomatique, notamment pour
la Tanzanie qui jouait un rôle clé dans la négociation.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que des
remerciements avaient été adressés à la France par tous, aussi bien par le
Président Habyarimana que par le FPR qui a adressé à cette fin une lettre au
Président de la République. Cet accord était crédible et le fait que la
négociation ait été difficile ne signifiait pas qu’il ne serait pas tenu car
d’autres situations extrêmement difficiles en Afrique, à l’époque, étaient en
voie de règlement ou faisaient l’objet de tentatives de règlement par la
négociation, notamment en Afrique du Sud, au Mozambique, au Congo,
entre la Mauritanie et le Sénégal, etc. L’idée d’institutions intérimaires et
d’un partage du pouvoir précédant des élections, était mise en oeuvre ailleurs
de même que la fusion des forces militaires en vue de la création d’une armée
nationale. Personne ne s’attendait à ce que la méfiance disparaisse
rapidement, mais la présence des troupes des Nations unies devait aider,
selon un schéma classique, à la mise en œuvre de l’accord. Le fait que la
communauté internationale se mobilise enfin apparaissait comme un atout
important. Cela n’avait pas été facile et il avait fallu beaucoup d’efforts, de
convictions et d’énergie, dont la correspondance rend compte, pour pousser
à cette mobilisation.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a fait observer que peu de
parties étaient initialement favorables à l’intervention des Nations Unies,
pour des raisons différentes, le FPR par crainte d’être neutralisé, l’OUA pour
affirmer ses compétences, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
principalement pour des raisons financières ainsi qu’une partie du secrétariat
de l’ONU. La création, sur l’initiative de la France, d’une mission
d’observation à la frontière du Rwanda et de l’Ouganda, discutée aux
Nations unies à partir du mois de mars 1993 et décidée en juin, a été une
étape importante dans la prise de conscience du problème et a conduit à
l’adoption plus tard de la résolution créant la MINUAR, le 5 octobre 1993.
L’envoi à New-York d’une mission conjointe FPR/Gouvernement, de même
que l’attitude finalement plus réaliste de l’OUA, qui a mesuré les limites de
son action lorsque l’accord a été en vue, ont certainement joué un rôle dans
l’acceptation de la MINUAR par le Conseil de sécurité.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a également indiqué qu’à
partir d’août 1993 la France avait été guidée par le souci d’accompagner la
communauté internationale dans son action en vue de l’application des
accords d’Arusha mais que, quelques mois après la signature de ces accords,

la situation s’est à nouveau tendue. Les extrémistes hutus étaient actifs,
créant l’odieuse Radio des Mille collines. Des assassinats dont celui de
M. Félicien Gatabazi, Ministre PSD, et, en rétorsion, celui d’un responsable
de la CDR ont eu lieu en février 1994, de même que des troubles sérieux à
Kigali qui ont fait 200 blessés et 30 morts. Les rumeurs étaient multiples. La
prolifération des armes était inquiétante mais le FPR était aussi soupçonné de
cacher des armes en « zone tampon ». On a assisté à une montée de
l’ethnisme, à une division du MDR et du PL et à un changement de Premier
Ministre. Par crainte du FPR, des éléments de certains partis d’opposition se
sont rapprochés du Président Habyarimana qui a favorisé ce mouvement. A
la recherche de personnes qui lui assureraient une minorité de blocage, il a
retardé la mise en place du gouvernement de transition. Mais ce retard est
également dû au FPR qui acceptait mal les évolutions politiques et refusait
des compromis qui ne lui garantissaient pas le contrôle de l’exécutif. Le FPR
renforçait son armée et laissait planer la menace de revenir à l’option
militaire. La question de la participation à l’Assemblée de la CDR, qui se
déclarait prête à accepter le code d’éthique, a créé une difficulté
supplémentaire, car le FPR la refusait en raison des positions extrémistes de
ce parti.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors souligné cinq
éléments marquants de cette période :
– l’assassinat, suivi du massacre de 50 à 100 000 personnes, du
Président Ndadaye du Burundi, en novembre 1993, cinq mois après son
élection, a eu un impact très négatif sur la situation politique du Rwanda en
augmentant la méfiance du Président Habyarimana ;
– la France a respecté ses engagements en rapatriant le détachement
Noroît. La date du départ de ce détachement a été arrêtée après consultation
avec le Général Romeo Dallaire, en tenant compte de la date d’arrivée des
premiers éléments significatifs du contingent belge pour éviter un vide
déstabilisateur à Kigali. Le nombre des coopérants a été ramené au niveau de
1990, les modalités de la coopération devant faire l’objet, le moment venu,
d’une discussion avec le gouvernement de transition ;
– la communauté internationale, à travers les Nations unies, sous
l’autorité du Secrétaire général et le contrôle du Conseil de sécurité, avait
désormais une responsabilité majeure, depuis l’adoption de la résolution 872.
Un représentant du Secrétaire général, M. Jacques-Roger Booh-Booh, avait
été nommé à Kigali et la MINUAR avait reçu un mandat aux termes duquel
elle devait, entre autres tâches, contribuer à la sécurité à Kigali ;

– la concertation des Nations unies et des pays représentés à Kigali
était constante. De nombreuses démarches collectives, auprès de toutes les
parties, ont d’ailleurs été faites à cette époque par les ambassadeurs des pays
occidentaux représentés à Kigali qui avaient pour préoccupation principale
l’application des accords et, notamment la mise en œuvre des institutions
dont tout paraissait dépendre. Le Conseil de sécurité a adopté des textes
dans le même sens. Des émissaires des pays occidentaux –Américains,
Belges, Français– se sont rendus à Kigali pour tenir le même langage;
– enfin, si la situation était préoccupante, il y a avait cependant des
points positifs. Le cessez-le-feu se prolongeait alors que, tout au long de la
négociation d’Arusha, il avait été rompu à plusieurs reprises. Par ailleurs,
600 000 personnes déplacées étaient revenues sur leurs terres. Les
négociations pour la mise en place des institutions se poursuivaient
activement et l’on pouvait espérer qu’elles aboutiraient. C’est d’ailleurs au
moment où un accord avait été trouvé et où les institutions allaient enfin être
mises en place que le Président Habyarimana a été assassiné.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a reconnu qu’il n’avait
jamais su quels étaient les auteurs de cet attentat qui avait déclenché une
effroyable tragédie. Selon lui, les deux hypothèses –extrémistes hutus ou
FPR– paraissent plausibles et, même si peu de gens savent la vérité, M. Paul
Kagame connaît certainement la réponse. Il a souligné qu’après l’attentat, la
préoccupation principale de la France avait été d’évacuer les ressortissants
occidentaux et estimé que l’opération d’évacuation, décidée le 7 avril et
exécutée dans l’urgence, avait été sans doute parmi les plus difficiles que
l’armée française avait réalisées en Afrique. Il s’est déclaré choqué
d’entendre dire qu’il y avait eu un « tri à l’ambassade » et que le personnel
local avait été sacrifié. Il a affirmé que l’ambassadeur aurait évacué le
personnel local, qui n’était plus à l’ambassade, si celui-ci avait pu être joint et
qu’il avait d’ailleurs reçu un télégramme en ce sens.
Il a indiqué que dans la période suivante, l’action de la France avait
été surtout inspirée par le souci de chercher à mobiliser la communauté
internationale, trop passive devant le génocide de la communauté tutsie.
L’ampleur de la tragédie était apparue assez tardivement et il avait fallu des
semaines pour se rendre compte que l’on était bien au-delà des massacres
graves qui s’étaient malheureusement déjà produits dans la région,
notamment après l’assassinat du Président Ndadaye.
Il lui a paru utile de souligner à propos de cette période plusieurs
éléments :

– la France a été, par la voix de son Ministre des Affaires
étrangères, le premier pays à qualifier les massacres de génocide et s’est
prononcée pour que ce terme soit repris par la commission des Droits de
l’homme des Nations unies réunie en mai ;
– la France, favorable à une enquête sur l’attentat du 6 avril, a été à
l’origine de la déclaration du Conseil de sécurité demandant au Secrétaire
général de recueillir toutes les informations utiles sur le sujet, par tous les
moyens à sa disposition ;
– la France a contribué à l’activité diplomatique pour favoriser un
cessez-le-feu sous l’égide des Nations unies et des pays de la région. L’idée
qu’elle exprimait et qui était partagée par les pays de la région et les Nations
unies était que le cessez-le-feu constituait une condition indispensable pour
arrêter les massacres, envoyer une aide humanitaire et reprendre la discussion
en vue de favoriser l’application des accords d’Arusha. Le Président
er
Museveni a été reçu à Paris le 30 juin ou le 1 juillet et la déclaration publiée
à l’issue de son entretien avec le Président de la République marque un
accord sur trois objectifs : obtenir un cessez-le-feu, traduire en justice les
responsables du génocide, selon des modalités à définir par la communauté
internationale et rechercher d’urgence un règlement politique.
– la France n’a pas été favorable à la suppression totale de la
MINUAR I ; elle a co-parrainé la résolution n° 918, créant le 17 mai la
MINUAR II, dont elle a favorisé l’adoption, et a demandé, lors des
consultations sur ce texte que la MINUAR II soit autorisée, dans le cadre du
chapitre VII, à utiliser la force pour protéger les populations. Le Conseil a
maintenu cette action dans le cadre du chapitre VI.
– la France a multiplié les démarches et les actions pour que la
MINUAR II se mette rapidement en place, proposant même que l’on
redéploie la force des Nations unies en Somalie et faisant part de sa
disponibilité à participer à l’opération et à financer à hauteur de 20 millions
de francs le déploiement d’un contingent sénégalais. Or, malgré les
déclarations et les massacres qui se poursuivaient, il n’y avait pas de volonté
politique de la communauté internationale de mettre en place cette force. Les
pays africains qui avaient accepté d’envoyer des contingents « se hâtaient
lentement »; les pays occidentaux ne répondaient pas à leurs demandes de
transport et d’équipement. M. Boutros Boutros-Ghali, constatant l’incapacité
des Nations unies à s’engager dans l’urgence, en avait d’ailleurs tiré les
conséquences en suggérant assez vite que les Etats membres interviennent
directement, avec l’accord du Conseil de sécurité. Vers la mi-juin, seule la

France a considéré qu’il fallait réagir à la tragédie, en décidant une opération
humanitaire sous l’égide des Nations unies, mais limitée dans le temps.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que nombreuses
étaient les personnes en France qui étaient horrifiées par ce qui se passait au
Rwanda et scandalisées par la passivité de la communauté internationale.
Sans doute, la France et la Belgique étaient-elles plus sensibilisées, mais
progressivement l’ampleur de la tragédie apparaissait, notamment à travers
ce que rapportaient les missionnaires et les ONG.
Il a expliqué que la plupart des pays, en dehors de la France,
n’avaient pas jugé possible d’intervenir en raison du traumatisme créé aux
Etats-Unis par l’affaire somalienne, de celui créé en Belgique par l’assassinat
des dix soldats belges de la MINUAR et, d’une manière générale, en raison
de la très grande réticence de la plupart des pays à envoyer des contingents
dans des opérations risquées, en pleine guerre civile. Il a rappelé que les pays
de la sous-région étaient divisés et qu’il avait ressenti, comme directeur des
Affaires étrangères et malgaches, sous l’autorité du Ministre des Affaires
étrangères, la décision de la France de s’engager, avec d’autres pays africains
proches, dans une opération humanitaire, comme une réaction morale devant
l’horreur du génocide qui se prolongeait et l’impuissance de la communauté
internationale. Le ministère des Affaires étrangères a été, bien sûr,
particulièrement attentif à ce que soient remplies les conditions mises par la
France à son engagement et énoncées par le Premier Ministre à l’Assemblée
nationale. Il a alors rappelé ces conditions en décrivant les caractéristiques de
cet engagement, qui a pris la forme de l’opération Turquoise :
– l’opération turquoise était placée sous l’égide des Nations unies.
Elle a reçu un appui du Secrétaire général et a été autorisée par le Conseil de
sécurité. La résolution 929 qui porte cette autorisation est directement liée à
celle créant la MINUAR II. Conformément à ce qui était demandé par la
résolution 929, des rapports réguliers ont été remis par la France au Conseil
de sécurité. Le Premier Ministre, fait exceptionnel, s’est rendu lui-même au
Conseil de sécurité. Le ministère des Affaires étrangères a veillé à ce que des
témoignages sur les crimes commis soient remis à la commission d’enquête
créée par les Nations unies. La France a fait savoir au rapporteur de la
Commission des Droits de l’Homme que, s’il souhaitait venir en zone
humanitaire sûre, elle faciliterait sa mission. Elle a également fait savoir au
Secrétaire général et au Président du Conseil de sécurité qu’elle se tenait
prête à apporter son concours à toute décision des Nations unies concernant
des membres du Gouvernement intérimaire qui se sont rendus peu de temps
en ZHS (zone humanitaire sûre) où ils étaient, de notre point de vue, tout à
fait indésirables ;

– Turquoise était une opération strictement humanitaire et la France
a été attentive à ce que la ZHS soit circonscrite au sud-ouest du Rwanda de
telle sorte qu’il n’y ait aucune interférence avec les opérations militaires.
Cette zone a été créée, car les combats s’étendant au sud, il a paru
indispensable d’isoler un espace où toute activité militaire serait interdite et
où les populations pourraient être secourues. Ce concept n’a pas été inventé
de toutes pièces. Il figurait déjà dans la résolution créant la MINUAR du
17 mai. La ZHS a eu des effets très positifs sur le plan humanitaire : des
milliers de Tutsis ont été sauvés de la mort et le Burundi a évité l’arrivée de
flots considérables de réfugiés qui auraient accru sa fragilité. Enfin, il a été
évité que ne se reproduise à Bukavu la même catastrophe qu’à Goma où, à
une certaine période, seize mille personnes mouraient quotidiennement du
choléra. Les personnes stabilisées dans la ZHS ont pu bénéficier de secours.
Ceux-ci ont tardé mais ont été mobilisés après le cri d’alarme du Ministre des
Affaires étrangères, le 8 juillet ;
– Turquoise était une opération limitée dans le temps et la France a
dû résister aux demandes de prolongement au-delà de la limite fixée par la
résolution du Conseil de sécurité, émanant notamment des Nations unies et
des Américains ;
– Le contact a été maintenu tout au long de l’opération avec le FPR
et le nouveau gouvernement constitué à Kigali, le 17 juillet ; une délégation
du FPR a été reçue à Paris par le Ministre des Affaires étrangères ; un
diplomate a été envoyé à Kigali ; le Secrétaire général du Quai d’Orsay et un
haut responsable de l’état-major, le Général Raymond Germanos, se sont
rendus au Rwanda lorsque le nouveau Gouvernement a été installé ; une
antenne diplomatique a alors été mise en place dans la capitale rwandaise ;
des communications téléphoniques directes ont également été échangées
avec le Ministre des Affaires étrangères rwandais, ancien ambassadeur à
Paris. Ces contacts, pas toujours faciles selon les interlocuteurs, ont permis
toutefois d’expliquer l’opération Turquoise, de limiter les difficultés sur le
terrain où un échange de tirs a cependant eu lieu, de lever les objections
concernant la zone humanitaire sûre, d’organiser le départ dans de bonnes
conditions des troupes françaises, c’est-à-dire sans que se produise une fuite
massive des réfugiés vers Bukavu ; enfin, d’obtenir que les contingents
africains participant à Turquoise restent dans la MINUAR II ;
– Des éloges ont été adressés à la France, après l’opération
Turquoise, notamment de la part du Secrétaire général des Nations unies et
de son représentant sur place, M. Khan.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que la principale
préoccupation dans le deuxième semestre de l’année 1994 était d’œuvrer

pour que la sous-région retrouve la stabilité car la situation comprenait alors
tous les éléments d’un nouveau drame. Le problème majeur était celui du
retour des deux millions de réfugiés, entravé par des actions d’intimidation
des Interahamwe et des anciennes autorités qui contrôlaient les camps,
surtout au Zaïre, ainsi que par l’attitude du nouveau Gouvernement
rwandais, qui donnait des signaux négatifs aux réfugiés. S’y ajoutait une
nouvelle dégradation de la situation au Burundi liée à l’évolution du Rwanda
ainsi que tous- les problèmes posés par l’absence d’autorité au Kivu,
territoire incontrôlé où les ex-FAR, restaient mobilisées. Enfin, on imaginait
mal que la communauté internationale pût maintenir longtemps l’aide
considérable qu’elle déversait sur les camps de réfugiés. Il fallait que cette
aide se redéploie pour accompagner des retours et favoriser le
développement du Rwanda sinistré. Tous ces problèmes étaient liés. Pour des
raisons d’efficacité, il paraissait souhaitable de les traiter ensemble dans le
cadre d’une conférence régionale sous l’égide des Nations unies. Ce projet
pris en compte par le Secrétaire général des Nations unies et le Conseil de
sécurité, et que la France soutenait, n’a pas vu le jour, le Rwanda et
l’Ouganda n’y étant pas favorables.
Les relations de la France avec le nouveau gouvernement de Kigali
étaient complexes. Son représentant, devenu ensuite ambassadeur, avait sur
place des rapports normaux, même plutôt bons, avec ses interlocuteurs et
plusieurs contacts ministériels ont eu lieu. Le Premier Ministre
Twagiramungu souhaitait se rendre à Paris et renforcer les relations avec la
France qui lui a fait part de son souhait de retenir une approche progressive.
Malheureusement, des attaques publiques et systématiques de certains
responsables contre la France rendaient ces efforts difficiles à concrétiser.
En conclusion, M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souhaité
exprimer quelques remarques personnelles. Il a souligné qu’aujourd’hui des
Rwandais continuaient de tuer des Rwandais et que l’attitude de la
communauté internationale, lors des événements du Kivu, « n’avait pas été à
la hauteur ». Il a espéré que les Rwandais, à l’exception des coupables du
génocide qui devraient être jugés et condamnés en respectant les principes
attachés à la justice, sauraient un jour trouver la voie de la réconciliation mais
celle-ci lui a paru cependant très peu probable, même à moyen terme. Il a fait
observer que les événements du Rwanda constituaient d’abord une tragédie
pour les victimes tutsies du génocide mais que c’était aussi une tragédie pour
toutes les victimes des massacres. C’est un drame pour le Rwanda qui restera
longtemps traumatisé, un drame aussi pour les pays de la région et pour
toute la communauté internationale. C’est enfin, comme l’a dit M. Kofi
Annan, un échec pour tout le monde. Ceux qui sont restés passifs et ont
manqué de volonté politique font l’objet de quelques critiques et reproches ;

ceux qui ont été actifs pour essayer de favoriser une solution négociée et qui
ont réagi à la tragédie en lançant, malgré le danger, une opération
humanitaire, sont l’objet d’attaques violentes et partiales. Il faut souhaiter
que la France, conformément à sa vocation, aura toujours à l’avenir la
volonté de jouer un rôle dans la prévention et la gestion des crises et de
participer à des opérations de maintien de la paix ainsi qu’à des opérations
humanitaires sous l’égide des Nations unies, même si elles sont difficiles.
Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur les
positions des observateurs américains et belges au cours des négociations
d’Arusha. Il a souhaité savoir si ces positions étaient différentes de celles des
observateurs français et se distinguaient d’elles par des nuances ou des
clivages. Il a demandé pour quelles raisons la Tanzanie avait été choisie
comme pays facilitateur des négociations de préférence au Zaïre et si ce
choix reflétait une attitude particulière à l’égard de la France. Enfin,
rappelant que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière avait insisté, à juste
titre, sur l’impact au Rwanda de l’assassinat du Président du Burundi,
M. Melchior Ndadaye, et, soulignant que cet assassinat n’avait pas été perçu
comme porteur d’autant de conséquences négatives par la communauté
internationale, il s’est demandé si ce manque de réactions avait pu être
considéré comme une sorte de signal “ favorisant ” le génocide rwandais et
comment la direction avait analysé, à cette époque, cet événement au regard
de la situation dans la région des Grands Lacs.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué qu’il y avait
plusieurs points d’accord, heureusement, dans les négociations à Arusha,
entre les Américains, les Belges et les Français, notamment sur la nécessité
d’une solution négociée à la crise du Rwanda. Il ne se rappelait pas
précisément dans le détail la manière dont la concertation se passait à Arusha
même et a précisé qu’il faudrait consulter sur ce point le rapport de
l’observateur français. Il y avait une concertation, elle existait déjà à Kigali et
sur place, la Tanzanie, facilitateur, jouait un rôle majeur, comme dans
beaucoup de négociations de ce type. La France a donc agi sur place, bien
sûr, mais surtout à Kigali, au moment où des compromis se dessinaient mais
posaient des problèmes d’acceptation au Président Habyarimana. Des actions
collectives étaient menées par les pays occidentaux représentés à Kigali, y
compris avec l’Eglise catholique.
La Tanzanie a été choisie car, dans cette région où les pays étaient
divisés, elle était le seul qui avait une position neutre lui permettant de jouer
le rôle de facilitateur. Le Zaïre n’aurait pas pu jouer ce rôle ni l’Ouganda : il
n’y aurait pas eu la confiance des deux parties. Lorsque les accords d’Arusha

ont été conclus, on a attribué avec raison ce succès diplomatique à la
Tanzanie.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que la situation
du Burundi et celle du Rwanda étaient différentes pour des raisons
historiques, même si la composition des populations était identique. Il y avait
néanmoins une interaction très importante entre les événements que
connaissaient les deux pays. Le Président Habyarimana, qui avait beaucoup
cédé dans les accords d’Arusha, gardait la perspective des élections. Quand
le Président hutu Ndadaye a été élu, en juin, au Burundi, dans une situation
ethnique à peu près similaire à celle du Rwanda, il a constaté que le Président
tutsi Pierre Buyoya, qui avait pourtant un prestige considérable et s’était luimême engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections,
avait été battu. L’élection du Président Ndadaye au Burundi a alors contribué
à lui faire accepter les accords d’Arusha. De la même manière, cinq mois plus
tard, en octobre, lorsque le Président Ndadaye a été assassiné, sa méfiance
s’est renforcée.
Cet événement a donc compliqué la mise en œuvre des accords
d’Arusha, ce qui a sans doute retardé la mise en place des institutions. Le
Président Habyarimana cherchait, d’une part à avoir une minorité de blocage
au gouvernement avec cinq places sur vingt ou vingt et une, et d’autre part, il
craignait la procédure “ d’impeachment ”. Il a manœuvré en jouant de la
division des partis, certains parmi les partis d’opposition ayant peur du FPR
et s’étant rapprochés de lui. Mais le FPR était également responsable de ces
retards car, avec l’évolution des partis d’opposition, il craignait visiblement
de ne plus pouvoir contrôler l’exécutif sur la base des accords qu’il avait
acceptés à Arusha. Il a alors refusé des compromis dans la mise en place des
institutions.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que les difficultés
s’étaient développées au premier trimestre 1994. Quand la France est partie,
en décembre, conformément aux engagements prévus dans les accords
d’Arusha, la situation paraissait bonne : certes, des tensions étaient apparues,
mais elles ne paraissaient pas très dramatiques. Des points positifs existaient,
d’ailleurs soulignés par le Secrétaire général des Nations unies : le cessez-lefeu n’avait pas été rompu ; une partie importante des déplacés était revenue ;
les contacts se poursuivaient pour la mise en place du Gouvernement de
transition et avaient pratiquement conduit à un accord. Ceux qui ne voulaient
pas de ces accords sont les responsables de l’assassinat.
La direction des Affaires africaines et malgaches a vu les
conséquences de l’assassinat du Président Ndadaye sur le Rwanda. Une
partie du Gouvernement du Burundi est venue se réfugier à l’ambassade de

France. Nous avions plusieurs préoccupations : d’abord, la continuité des
institutions malgré l’assassinat du Président ; ensuite, la protection des
membres du gouvernement et des bâtiments publics. Par la suite, dans le
cadre de sa coopération avec le Burundi, la France a assuré la formation des
unités qui protégeaient le Président, M. Ntibantuganya. Ultérieurement, il y a
eu une concertation étroite aux Nations unies ; plusieurs déclarations du
Conseil de sécurité ont été faites, mais la France a également incité les pays
de l’Union européenne à prendre une position commune, dans le cadre de ce
qui fut appelé la déclaration de Carcassonne. Un représentant spécial des
Nations unies, M. Ahmedou Ould-Abdallah, Mauritanien, a été nommé à
l’époque. C’est un homme de caractère qui a fait preuve de beaucoup de
courage.
A la suite de l’assassinat de M. Melchior Ndadaye, avait été conclue
au Burundi une convention de gouvernement entre les Hutus et les Tutsis
avec un partage du pouvoir extrêmement compliqué entre deux partis:
l’UPRONA, tutsi, et le FRODEBU, hutu. L’armée était tutsie et les élections
présidentielles avaient été remportées par un Hutu, qui avait été remplacé par
un autre Hutu. Lors des événements rwandais, l’UPRONA s’est radicalisée.
Voyant qu’au Rwanda, les Tutsis reprenaient complètement la main, des
mouvements extrémistes hutus sont devenus plus actifs au Burundi. L’une
des craintes de l’année 1995 était qu’il y ait des liens au Kivu entre les exFAR et les extrémistes burundais. Toutes ces questions étaient liées et la
France estimait qu’il fallait une conférence régionale pour les traiter. Une
telle conférence supposait que des engagements soient pris par les Rwandais,
les Zaïrois, les Ougandais, les Burundais et que ces engagements soient
surveillés par la communauté internationale.
Le Président Paul Quilès, rappelant que M. Buyoya, un Tutsi,
s’était engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections
présidentielles, s’est interrogé sur l’application dans des pays comme le
Rwanda ou le Burundi du principe de type occidental “ un homme, une
voix ”. Il a souhaité savoir si M. Buyoya avait vraiment l’impression de
pouvoir être élu.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu qu’il faudrait
le lui demander et a constaté qu’il avait perdu, obtenant cependant 37 % des
suffrages.
Le Président Paul Quilès a souligné que problème n’était pas de
savoir combien il avait obtenu de voix mais de savoir si des Tutsis et des
Hutus pensaient que le processus électoral pouvait être un moyen effectif
d’arriver à un gouvernement stable alors que beaucoup ont indiqué,
s’agissant du Rwanda, que c’était un rêve, une illusion.

M. Bernard Cazeneuve, rappelant que la démarche française
consistait à considérer que la dimension politique du conflit prévalait sur sa
dimension ethnique et à favoriser dans cet esprit la conclusion des accords
d’Arusha, a demandé si elle avait été partagée par des acteurs locaux, y
compris ceux du premier plan.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que toutes les
parties étaient favorables à l’accord d’Arusha et que, parmi les pays qui
suivaient cette affaire, il n’apparaissait pas d’autre solution. La France avait
le sentiment très clair qu’une solution militaire se traduirait par des massacres
comme il s’en était produit beaucoup dans la région, même si elle ne
prévoyait pas le génocide, que personne ne pouvait imaginer.
Le Président Paul Quilès a souligné que trois types de
considérations présidaient aux analyses formulées dans les télégrammes
diplomatiques échangés entre notre représentation de Kigali et Paris entre
1990 et 1994. Le premier angle d’analyse consiste à dire qu’il ne s’agit en
aucun cas d’une affaire intérieure rwandaise et que l’Ouganda utilise des
réfugiés tutsis rwandais pour attaquer un pays voisin en vue de créer dans la
sous-région une cohérence politique à base ethnique. Le deuxième élément
laisse penser que l’analyse française de la situation rwandaise est
essentiellement ethnique, tous les télégrammes diplomatiques, signés par
l’ambassadeur Georges Martres notamment, faisant prévaloir nettement la
dimension ethnique du conflit sur sa dimension politique. Une troisième série
de considérations tend à faire prévaloir la dimension politique et intérieure du
conflit sur sa dimension ethnique et étrangère et pousse la France à faciliter la
conclusion des accords d’Arusha.
Il a souhaité savoir lesquelles de ces trois thèses, une attaque
étrangère, un conflit ethnique et un conflit de nature politique qui appelle la
négociation avaient été privilégiées entre 1990 et 1994 selon les périodes.
Puis il a demandé si les acteurs politiques de la région avaient partagé des
analyses semblables.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que, selon lui,
le conflit avait deux dimensions, une dimension externe mais aussi une
dimension interne, les enfants des réfugiés chassés du Rwanda souhaitant y
revenir et le Général Habyarimana n’ayant pas traité leur problème.
M. Bernard Cazeneuve a souligné que le phénomène des réfugiés
rwandais relevait de la politique intérieure rwandaise et non de la politique
étrangère. Or, les télégrammes diplomatiques de l’époque considèrent qu’il
ne s’agit plus d’un problème de politique intérieure rwandaise, fût-il ancien,

mais d’une attaque étrangère, le Président ougandais utilisant les réfugiés
comme instruments de son agression.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné qu’il ne fallait
pas oublier les liens entre les principaux responsables FPR et le Président
Museveni, Fred Rwigyema et Paul Kagame ayant fait partie du petit groupe
qui, en 1981, a participé à la première opération militaire de Museveni, ni les
liens évidents entre la NRA et le FPR : il y avait entre 100 et 200 officiers
ayant appartenu à la NRA qui encadraient les troupes du FPR ; Paul Kagame
avait été responsable par intérim des questions de sécurité ; Fred Rwigyema
avait été Ministre de la Défense et commandant de l’année ougandaise. En
1986, 20 % de la NRA était composée de réfugiés rwandais ; en 1990, il y en
avait encore 10 %. C’est une évidence que, pour une large part, le matériel
utilisé par le FPR provenait de l’Ouganda. Yoweri Museveni a apporté son
soutien –qui était tout à fait évident–, y compris sur le plan militaire. Lorsque
la force d’observation a été décidée, le FPR ne la souhaitait pas. Il déclarait
alors, directement et indirectement, qu’une force d’observation à la frontière
le neutraliserait.
La dimension externe du conflit paraît donc évidente, les deux
dimensions, ethnique et politique, également. A la division Tutsis-Hutus,
s’ajoute une autre division, également importante : celle entre Hutus du nord
et du sud. A un certain moment, certaines considérations l’ont emporté sur
d’autres. En 1993, la France avait un double souci : celui de la stabilité et
celui de la prévention du risque de massacres. Elle a dénoncé ce risque aux
Nations Unies mais personne ne pouvait imaginer le génocide.
M. François Lamy, relevant qu’il est impossible de récrire
l’histoire, mais souhaitant au moins faire un constat, a mis en avant l’échec
de certaines politiques : de la France, des Nations Unies, comme de certains
pays étrangers. Il a souligné que le but de la mission était de comprendre les
raisons de l’échec.
Il s’est interrogé sur la position de la France à l’époque de la
négociation des accords d’Arusha. Alors que la France cherchait une solution
négociée garantie militairement par l’ONU, se déroulait le conflit en Bosnie
où on constatait tant l’enlisement de l’ONU que son incapacité à trouver les
formes d’un engagement militaire et politique apte à régler les problèmes. Or
la France continuait parallèlement, dans d’autres pays africains, à garantir
elle-même militairement certains accords par exemple au Tchad, sans se
préoccuper d’une garantie de l’ONU.
Il a alors demandé pour quelle raison on s’était mis à la recherche
d’une solution internationale au Rwanda alors que, pendant quatre ans, tout

avait été fait pour que ce soit uniquement la France qui favorise le règlement
politique du conflit. Il a également voulu savoir si le fait que la France se soit
engagée militairement, de manière indirecte, auprès d’une des parties ne
l’empêchait pas d’être un élément stabilisateur et de garantie des accords.
M. Bernard Cazeneuve a considéré que, pour que les accords
d’Arusha aboutissent à un succès, il fallait que les Etats-Unis exercent la
même pression sur l’Ouganda que celle qu’exerçait la France sur
Habyarimana, et que les efforts conjugués de ces deux pays auraient permis
aux deux présidents, parfois tentés par des extrémismes inverses et
symétriques, de calmer les excès. Il a regretté que la lecture des documents
diplomatiques de la période, en particulier les notes émanant de
l’ambassadeur de France à la direction Afrique, rappellent clairement aux
Américains qu’ils se trouvaient dans la zone d’influence française.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les
Nations unies avaient donné à la MINUAR I un mandat classique de force de
maintien de la paix et non pas de force d’interposition régie par le chapitre
VII. Il a rappelé qu’au moment où les accords d’Arusha étaient conclus, ils
paraissaient crédibles et solides mais avaient besoin d’être accompagnés.
La mise en œuvre de ces accords supposait la présence d’une force
significative et neutre. Le mandat de la MINUAR I prévoyait notamment
qu’elle contribuerait à la sécurité à Kigali et assurerait la surveillance du
cessez-le-feu. Seules les Nations unies pouvaient constituer cette force. A
l’époque, l’OUA avait bien créé un mécanisme de prévention et de gestion de
crise qui commençait à mener quelques opérations en Afrique, mais elle
n’avait pas la capacité d’assurer une tâche telle que celle de la surveillance de
la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Compte tenu des missions qui
étaient demandées par les accords d’Arusha, l’OUA a très bien compris
qu’elle ne pouvait les assumer et s’est retirée du jeu. De même, personne ne
pouvait envisager une force de la sous-région à laquelle participeraient à la
fois la NRA et les Forces armées zaïroises. Le mandat de la MINUAR aurait
pu être meilleur, notamment pour permettre la recherche des caches d’armes.
Mais il s’agit d’un mandat tout à fait classique à une époque où l’accord à
accompagner était considéré comme crédible et il n’y a donc pas eu d’erreur
commise au moment de la constitution de la MINUAR I.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a ajouté que le grand
scandale se situait plus tard, plusieurs semaines après le début des massacres.
C’est dans le courant du mois de mai, que l’ONU et ses Etats membres ont
su que cet événement était différent, dans sa nature même, de ce à quoi on
avait assisté dans la région. La Commission des Droits de l’Homme des

Nations unies et la France ont parlé de génocide mais il n’y a pas eu de
volonté politique de la communauté internationale pour agir.
le Président Paul Quilès s’est interrogé sur le changement de ligne
qui avait consisté à considérer que ce n’était pas le rôle de la France que de
faire de l’interposition.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé qu’après
l’offensive du FPR et la rupture du cessez-le-feu en mars 1993, la capitale,
Kigali, avait été menacée, le FPR se trouvant à 25 kilomètres. La France
menait une action diplomatique, intense et déterminée, auprès des
Ougandais, des Américains et de tous ceux qui pouvaient influencer le FPR.
L’opération Noroît a été renforcée avec un effet dissuasif. La décision
française de demander l’intervention des Nations unies dans la gestion et le
règlement de la crise rwandaise se situe à l’époque de contacts pris au mois
de février avec le Président Museveni. Ce dernier a donné son accord pour la
création d’une mission d’observation des Nations unies à la frontière et a dit
qu’il donnerait des instructions à l’Ambassadeur d’Ouganda pour que les
représentants ougandais et français à New-York agissent de concert. En fait,
le représentant ougandais auprès de l’ONU n’a pas facilité les choses car le
FPR ne souhaitait pas cette mission d’observation des Nations unies qui a été
créée par une résolution de juin.
Il a souligné que le choix des pays qui constituent une force de
maintien de la paix sous-chapitre VI doit être soumis à l’approbation des
parties et a indiqué que le FPR n’aurait pas accepté que la France y soit
associée. Il a estimé que le rétablissement de la coopération militaire, même
réduite à quelques dizaines de coopérants militaires, conformément aux
accords d’Arusha, aurait pu contribuer à la formation et la constitution de
l’armée nouvelle car il y avait un accord de principe à cet effet dont les
modalités devaient encore être discutées.
Il a rappelé que la concertation avec les Etats-Unis avait été
constante, tant à Paris qu’à Kigali où des démarches communes étaient
entreprises. Les directeurs concernés avaient des contacts bilatéraux à
intervalles réguliers avec leurs homologues américains, et des concertations
tripartites sur le Zaïre, le Rwanda et le Burundi avaient lieu entre Belges,
Américains et Français. Le Rwanda ne constituait pas un problème majeur
pour les Américains avant le génocide et il n’était traité qu’au niveau du
Secrétaire d’Etat adjoint. Les Américains avaient de bonnes relations avec le
Président Museveni car, dans la stratégie américaine, l’Ouganda tenait une
place importante en Afrique. Ils avaient reçu Paul Kagame aux Etats-Unis,
mais ils étaient favorables à un règlement négocié.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les
Américains étaient traumatisés par l’affaire de Somalie et que les réticences
qu’ils exprimaient aux Nations unies à l’égard des opérations de maintien de
la paix étaient, pour l’essentiel, dues à des considérations financières et aux
rapports entre le Président et le Congrès. Le Président Clinton avait fixé un
certain nombre de conditions pour répondre aux vœux du Congrès
concernant la création de nouvelles forces des Nations unies. Les
représentants américains à New-York étaient réticents et ils cherchaient à
jouer la carte de l’OUA plutôt que celle des Nations unies. Lorsqu’il devint
clair que l’OUA ne pouvait pas appliquer les accords d’Arusha, lorsque les
deux parties, FPR et Gouvernement rwandais, se sont rendues ensemble aux
Nations unies et, de la même façon, ont procédé à une démarche commune
auprès de la Banque mondiale, manifestant ainsi leur capacité à travailler
ensemble, il a été plus facile d’obtenir que le Conseil de Sécurité décide
d’intervenir.
M. Pierre Brana a souhaité savoir qui, pour la France, était en
relation avec le FPR. Il s’est également interrogé sur le vote de la France en
faveur de la diminution de l’effectif de la MINUAR après le départ du
contingent belge, et sur les débats qui avaient eu lieu à l’ONU à propos de la
recommandation de la France de passer du chapitre VI au chapitre VII.
Enfin, il a relevé l’influence considérable qu’avait eu l’assassinat
d’Emmanuel Gapyisi, le 18 mai 1993, et celui de Félicien Gatabazi, secrétaire
du PSD, le 21 février 1994, tous deux hommes politiques influents qui
essayaient de trouver une troisième voie de compromis entre le Général
Habyarimana, d’un côté, et le FPR de l’autre. Il a demandé si M. Jean-Marc
Rochereau de la Sablière avait des informations sur les auteurs possibles de
ces assassinats qui ont aussi une lourde responsabilité dans le triomphe des
extrémistes.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que les
rapports de la France avec le FPR avaient été constants même s’ils ont dans
certaines périodes été moins fréquents. Plusieurs moyens de contacts
existaient. Le FPR avait une représentation à Bruxelles. Certains
représentants téléphonaient ou venaient de temps en temps à Paris. Il y avait
des contacts à Kampala et à Dar Es-SalaM. Les deux protocoles difficiles à
accepter par le Président Habyarimana concernaient le partage du pouvoir et
l’armée. Le protocole sur le partage du pouvoir a été négocié à la fin du mois
de décembre 1992 et au début du mois de janvier 1993.
La France était contre la suppression ou le retrait total de la
MINUAR I, mais a accepté et voté la diminution de ses effectifs. Des
massacres importants eurent lieu à cette époque à Kigali notamment le

meurtre du Premier Ministre. Mais personne ne pouvait imaginer qu’il y
aurait un génocide. L’assassinat des dix soldats belges a conduit au retrait de
la Belgique de la MINUAR qui n’avait pas de capacité d’action puisque son
mandat n’était pas adapté à la situation. L’idée qui a prévalu a été celle de
diminuer l’effectif de la MINUAR à quelques centaines d’hommes, de
favoriser un cessez-le-feu, puis de revenir pour accompagner sa mise en
œuvre et aider à l’application des accords d’Arusha.
Trois pays africains, dont le Nigeria, préconisaient le renforcement
de la MINUAR. Mais la plupart des autres pays étaient favorables à la
diminution de ses effectifs car ils ignoraient qu’ils en étaient à l’acte I de la
tragédie. La première préoccupation était de parvenir à un cessez-le-feu en
espérant qu’il puisse arrêter les massacres. Mais la diminution des effectifs de
la MINUAR a été décidée dans l’optique d’un renforcement ultérieur en vue
de l’application des accords d’Arusha.
Au Conseil de Sécurité, la discussion ne se passe pas forcément
dans la salle des séances et certaines consultations précèdent l’adoption des
résolutions. La France souhaitait placer la MINUAR II sous le régime du
chapitre VII. La solution retenue montre à quel point il existait des réticences
de la part des pays à envoyer des contingents pour intervenir. Dans la
résolution du 17 mai, qui crée la MINUAR II, la disposition prise dans le
cadre du chapitre VII concerne uniquement l’embargo sur les armes. Une
autre partie reconnaît “ que la MINUAR peut être appelée à mener des
actions, en légitime défense, contre des personnes ou groupes qui menacent
les sites protégés et les populations ”. Autrement dit, le Conseil de Sécurité
a considéré que, dans le cadre du chapitre VI, les casques bleus pouvaient
agir en situation de légitime défense mais c’était insuffisant. Aussi, dans la
résolution qui a ensuite autorisé l’opération Turquoise, la France a demandé
qu’elle soit placée sous le régime du chapitre VII.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors considéré que
certains assassinats ont joué un grand rôle dans l’aggravation de la situation
mais a indiqué qu’il ignorait qui en étaient les auteurs.
M. Jacques Myard a demandé à quel moment la direction des
Affaires africaines et malgaches avait pris conscience qu’un génocide était en
cours.
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que plusieurs
semaines se sont passées avant que l’on comprenne qu’il s’agissait d’un
génocide. Son évidence s’est imposée dans le courant du mois de mai à la
suite notamment d’informations provenant des missionnaires ou d’ONG.
M. Alain Juppé a parlé de génocide vers le 15 mai, la France a donc été la

première à le dire, et des instructions ont été données à notre délégation à la
Commission des droits de l’homme qui allait se réunir pour que ce terme soit
utilisé. Mme Michaux-Chevry l’a certainement utilisé dans l’intervention
qu’elle a faite devant cette commission et, entre mi-mai et mi-juin, la
communauté internationale connaissait la nature des crimes commis.

Audition du Général Jean HEINRICH
Directeur du Renseignement militaire (1992-1995)
(séance du 25 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Jean Heinrich,
Directeur du Renseignement militaire entre 1992 et 1995. Il a souhaité que le
Général Jean Heinrich précise dans quelle mesure ce service qu’il avait dirigé
et dont la création avait coïncidé avec l’exacerbation de la crise rwandaise,
avait pu procéder à la centralisation et à l’exploitation du renseignement
recueilli par les forces militaires françaises présentes dans le pays. Le
Président Paul Quilès a relevé que l’équilibre des forces militaires en
présence, les forces armées rwandaises et le Front patriotique rwandais, avait
naturellement revêtu une grande importance pour la gestion de la crise et
qu’il était essentiel pour les autorités politiques de disposer en temps réel des
informations les plus précises à ce sujet.
Le Général Jean Heinrich a précisé qu’il n’avait pas été, en tant
que Directeur du Renseignement militaire, un acteur direct des événements
au Rwanda à la différence de la Bosnie-Herzégovine, du Tchad ou du Liban,
mais seulement un observateur et l’organisateur des renseignements, non sur
le terrain, mais à Paris.
Le Général Jean Heinrich a fait observer que, globalement, pendant
la période durant laquelle la Direction du Renseignement militaire (DRM)
s’était occupée de l’affaire rwandaise, soit de juin 1992, date de sa création,
à décembre 1993, date du désengagement de Noroît, un très bon niveau
d’information avait été obtenu, mais qu’à partir de décembre 1993, ce niveau
avait été un peu inférieur. Il a indiqué que, dès la création de la DRM, des
moyens d’investigations humains et techniques avaient été mis en place, ce
qui avait permis de disposer de centres situés à proximité géographique du
Rwanda et d’avoir un bon niveau d’interception. Le Général Jean Heinrich a
ajouté que la DRM disposait également d’une équipe, et notamment d’un
expert de la zone de très grande qualité, et que, lorsque la France avait, de
manière ponctuelle, procédé à des échanges de renseignements relatifs à cette
zone avec ses partenaires occidentaux ou étrangers, les services de
renseignement français s’étaient rapidement rendus compte qu’ils étaient
parmi les mieux, voire les mieux informés de la situation au Rwanda, leurs
renseignements étant nettement supérieurs à ceux que pouvaient avoir les
Américains ou les Allemands.

Le Général Jean Heinrich a expliqué que l’information des autorités
françaises était faite quotidiennement et que tous les matins, à 8 heures 30, se
tenait sous la direction du chef d’état-major des armées une réunion au cours
de laquelle il commentait la situation dans les zones de crise, dont le Rwanda.
Il a ajouté que, tous les matins, la DRM adressait au Ministre de la Défense
une note d’environ une page et demi sur les principales zones de crise, sous
forme synthétique et que, de ce fait, ce dernier recevait quotidiennement une
dizaine ou une quinzaine de lignes sur les points importants de la situation au
Rwanda.
Le Général Jean Heinrich a également indiqué qu’en outre, grâce à
sa très grande qualité d’analyse, la DRM faisait des notes de synthèse, à
intervalles irréguliers dès lors qu’elle estimait que les autorités devaient être
informées sur un point particulier, en présentant toujours une réflexion
prospective sur l’évolution de la situation à court et moyen terme. Quant à
savoir si la DRM avait prévu les événements d’avril-mai 1994, le Général
Jean Heinrich a déclaré qu’elle ne les avait très certainement pas envisagés
dans toute leur ampleur, l’irrationnel ne pouvant être totalement prévu, mais
que les prémices de novembre 1993 étaient annonciateurs au moins
d’exactions, le FPR ayant déjà à cette époque commis des actions de ce type
dans la région de Ruhengeri et de Gisenyi.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles étaient les
informations dont la DRM disposait concernant les effectifs du FPR, leur
formation, leurs armements et si elle disposait d’éléments sur le soutien direct
de l’Ouganda au FPR et sur le soutien indirect des Etats-Unis, à ce
mouvement, par l’intermédiaire de l’Ouganda.
Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait jamais
eu d’information sur une aide militaire que les Etats-Unis auraient apportée à
l’Ouganda pour des actions au Rwanda, mais qu’en revanche, elle avait
toujours considéré que l’Ouganda soutenait totalement le FPR, sans qu’il soit
toutefois aisé de distinguer le soutien des anciens Rwandais entrés dans
l’armée ougandaise quelques années auparavant et le soutien direct de
l’armée ougandaise. Il a indiqué que, pour cette raison, la DRM avait
toujours insisté, dans ses notes, sur la nécessité de prendre en compte, en
matière d’armements, ceux dont disposait le FPR, qu’elle avait recensés,
mais également ceux dont disposait l’Ouganda, qui pouvaient présenter une
menace notamment pour l’Armée de l’air française, dans la mesure où ils
comprenaient des SAM 7 et SAM 16.
Le Général Jean Heinrich a indiqué à ce propos que la DRM
disposait d’indications très précises, voire de la preuve que des SAM 16
avaient été achetés par le FPR et qu’ils se trouvaient dans ses stocks. Il a

précisé que la DRM avait eu des preuves concrètes en ce domaine à une
seule reprise, un véhicule ougandais ayant été intercepté dans la zone du FPR
au nord.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si la DRM avait pu
recueillir des informations sur les auteurs des attentats et sur les phénomènes
de déstabilisation qui s’étaient déclenchés en 1992 et 1993, faisant observer
que ces éléments avaient manifestement contribué à créer un climat
expliquant, pour partie, le déroulement ultérieur des événements.
Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait pas eu
de renseignements précis sur les auteurs de ces attentats. Quant aux
exactions dont les preuves avaient été trouvées au nord du pays lorsque des
charniers avaient été découverts en 1992, le Général Jean Heinrich a estimé
qu’elles avaient été certainement le fait du FPR, tout en ajoutant qu’il ne
disposait pas d’autres éléments que l’existence de ces charniers.
M. Pierre Brana a interrogé le Général Jean Heinrich sur les
mouvements d’armes au Rwanda, en lui demandant s’il avait des
informations sur leur distribution aux milices extrémistes par les autorités
rwandaises.
Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait pas eu
d’informations à ce sujet, essentiellement parce qu’elle n’avait pas cherché
dans cette direction. Il a indiqué qu’à cette époque en effet, pour la DRM, le
renseignement à acquérir portait sur le FPR, sur l’Ouganda et sur l’aide que
ce pays accordait au FPR, et non sur les milices ou l’armement de l’armée
rwandaise, faisant observer que la présence française auprès de l’armée
rwandaise justifiait cette priorité de recherche.
M. Pierre Brana a ensuite demandé au Général Jean Heinrich s’il
disposait d’informations fiables sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion
transportant le Président Habyarimana.
Le Président Paul Quilès a souhaité avoir sur ce sujet des
précisions sur des photocopies de photographies transmises à la mission
d’information par la Mission militaire de Coopération. Le Président Paul
Quilès a indiqué que la mention de ces photos figurait dans le cahier
d’enregistrement de la DRM du 22 au 25 mai 1994. Il a précisé que ces
photographies montraient des engins, supposés constituer des « preuves ».
Faisant remarquer que des photocopies de photographies dont l’origine est
inconnue ne pouvaient constituer une preuve, il s’est demandé comment être
assuré que ces photos avaient été prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994.

Le Général Jean Heinrich a répondu que ces photographies ne lui
évoquaient aucun souvenir précis.
Le Président Paul Quilès, soulignant que photographies
montraient des numéros dont il est possible de vérifier qu’ils correspondent à
une série d’engins dont disposait l’armée ougandaise, a regretté leur arrivée,
à la DRM, sans mention de leur auteur et de leur date.
Alors que le Général Jean Heinrich confirmait ne pas disposer
d’éléments sur ce sujet, le Président Paul Quilès a fait observer que ces
documents étaient pourtant bien arrivés à la DRM, comme en atteste le
cahier d’enregistrement portant la mention « photos d’identification prises
au Rwanda les 6 et 7 avril et transmises par la Mission militaire ». Il a
supposé que la Mission militaire de Coopération devait être en mesure de
fournir des précisions sur ces questions restées jusqu’alors sans réponse, ce
qu’a confirmé le Général Jean Heinrich.
M. Pierre Brana a fait observer que le Général Jean-Pierre
Huchon, Chef de la Mission militaire de Coopération à l’époque, avait dit
aux membres de la mission qu’il n’avait eu aucune information relative à
l’attentat.
Revenant à la question de M. Pierre Brana sur l’attentat du 6 avril
1994, le Général Jean Heinrich a répondu qu’il avait le souvenir que
beaucoup de moyens avaient été déployés pour essayer d’en connaître
l’origine, bien qu’à ce moment-là, la France disposât de très peu de moyens
humains de renseignement sur place, ayant replié beaucoup d’hommes. Il a
indiqué que la DRM n’avait aucune certitude, sinon qu’il y avait de fortes
chances que le missile ayant abattu l’avion présidentiel soit un SAM 16.
Quant aux numéros du missile, le Général Jean Heinrich a estimé qu’ils ne
disaient rien en eux-mêmes et que c’est seulement au vu de la liste des
SAM 16 dont disposait l’Ouganda -dans des conditions qui restent à
éclaircir-, qu’il est apparu clairement que le numéro qui figurait sur la
photographie précédemment évoquée était à l’évidence un numéro de la
même série.
M. François Lamy a fait observer qu’il serait intéressant
d’interroger le Général Jean-Pierre Huchon sur ces photographies, transmises
par la Mission militaire de Coopération à la DRM le 24 mai, étant donné
qu’il avait, le 19 ou le 23 mai, reçu l’un des membres de l’état-major
rwandais.
M. Jacques Desallangre s’est demandé pourquoi, alors que le
Général Jean Heinrich avait souligné la qualité du renseignement militaire, la

DRM ne disposait d’aucune information sur les assassinats perpétrés au
Rwanda.
Le Général Jean Heinrich a rappelé que, comme il l’avait
souligné, la bonne période de renseignement sur le Rwanda s’était achevée
en décembre 1993. Il a fait observer que, dans la période difficile de
l’attentat, les forces de renseignement rencontraient de grandes difficultés à
se déplacer sur le terrain et à faire leurs investigations sur place.
Alors que M. Jacques Desallangre précisait que sa question portait
non sur l’attentat du 6 avril 1994, mais sur les assassinats qui avaient eu lieu
auparavant, le Général Jean Heinrich a répété que la DRM suivait alors
correctement la situation, et qu’elle avait signalé ces différents attentats et
exactions ; sans avoir prévu l’ampleur des massacres qui allaient avoir lieu,
les responsables du renseignement militaire avaient toutefois bien perçu la
montée des violences, et ce, nettement avant cette période.
M. François Lamy a demandé au Général Jean Heinrich si le
personnel dont disposait le renseignement militaire français au Rwanda était
allé chercher du renseignement au-delà de la frontière rwandaise.
Le Général Jean Heinrich a répondu que telle n’était pas la
mission de la DRM mais que la Direction générale de la sécurité extérieure
(DGSE) devait avoir des personnels de l’autre côté de la frontière rwandaise,
en Ouganda.
M. François Lamy a ensuite interrogé le Général Jean Heinrich sur
les informations dont il disposait concernant le commencement de l’offensive
du FPR entre le 6 et le 8 avril 1994, afin de savoir si ses troupes s’étaient
mises en mouvement avant ou après l’attentat.
Le Général Jean Heinrich a déclaré ne pas détenir d’information
sur ce sujet.
Evoquant les affirmations publiées par la presse sur la livraison
d’armes à l’aéroport de Goma à destination des forces armées rwandaises
pendant que troupes françaises étaient sur place, M. François Lamy a
demandé au Général Jean Heinrich s’il disposait d’informations sur de telles
livraisons après avril 1994 et tout particulièrement au moment de l’opération
Turquoise.
Le Général Jean Heinrich a indiqué que si elles avaient eu lieu,
ces livraisons n’entraient pas dans le domaine d’investigation de la DRM. S’il
s’agissait de livraisons d’armes au Rwanda et que les forces françaises se

trouvaient à côté, la DRM considérait qu’elle n’avait pas à faire du
renseignement sur ce sujet.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si la DRM disposait
d’informations sur l’attentat qui avait coûté la vie au Président burundais
Ndadaye et comment le Général Jean Heinrich expliquait le fait que cet
attentat, dont les conséquences ont été graves non seulement pour le Burundi
mais aussi pour le Rwanda, n’ait pas suscité de réactions de la part de la
communauté internationale.
Le Général Jean Heinrich a observé que, même si les
renseignements sur le Burundi n’étaient pas aussi précis que ceux relatifs au
Rwanda, globalement, il disposait d’un bon niveau d’information sur ce pays
et a jugé que la communauté internationale était pleinement en mesure de
voir la situation.
Evoquant les propos du Général Jean Heinrich, selon lesquels les
Américains et les Allemands semblaient moins bien informés que les Français,
M. Pierre Brana s’est demandé si cette situation ne tenait pas simplement
au fait que les Américains notamment n’étaient pas très intéressés par le
Rwanda, sans quoi ils auraient pu obtenir des renseignements de bonne
qualité.
Tout en approuvant cette analyse, le Général Jean Heinrich a
toutefois estimé qu’il convenait de la nuancer : le système de renseignement
des Américains était totalement axé, à l’époque, sur le renseignement dit
technique, de très haute technologie, qui ne s’est pas avéré très efficace dans
le conflit du Rwanda. Il a d’ailleurs noté que les Américains, s’étant rendus
compte ultérieurement, en Bosnie des limites du renseignement technique,
avaient ensuite essayé de modifier leur système d’investigation.
A M. Pierre Brana qui l’interrogeait sur le renseignement belge, le
Général Jean Heinrich a répondu que les Belges avaient toujours été très
réticents pour échanger quoi que ce soit avec la France ou lui communiquer
des informations sur le Rwanda et que, dans cette affaire, il n’y avait pas eu
de relations avec la Belgique, en dépit des efforts français. Il a indiqué que la
DRM avait considéré que les Belges avaient eux aussi trop de difficultés à
recueillir des renseignements.
M. Michel Voisin, évoquant l’hypothèse selon laquelle le FPR
aurait été encadré par des militaires étrangers autres qu’ougandais, a souhaité
avoir des éléments d’information sur ce point.

Le Général Jean Heinrich a indiqué qu’il en avait entendu parler,
mais qu’il n’en avait jamais eu la preuve, que ce soit par des moyens de
renseignement humains ou techniques. Il a précisé que la DRM, comme la
DGSE, avait toutefois tenté de faire la lumière sur ce point. Il a estimé
possible qu’il y ait eu des conseillers de nationalité non ougandaise auprès du
FPR, mais il a souligné qu’il existait une grande différence entre les fonctions
de conseil en Ouganda et de commandement sur place.
Il a également indiqué que les membres de la DRM avaient été
surpris par l’intelligence des actions conduites par le FPR en comparaison de
l’aspect sommaire et sans imagination de celles menées par l’armée
rwandaise.
M. Pierre Brana a alors demandé au Général Jean Heinrich s’il
avait le sentiment que le FPR était bien équipé, y compris en matière de
renseignement.
Le Général Jean Heinrich a estimé que sans être bien équipé, le
FPR arrivait toutefois à avoir un bon niveau d’information en procédant par
infiltration. Le Rwanda étant un petit pays, le FPR infiltrait par la brousse des
informateurs, qui contournaient à pied les positions de l’armée rwandaise et
obtenaient des renseignements de qualité auprès de la population. C’était une
manière d’acquérir l’information un peu sommaire mais efficace.
M. Pierre Brana a ensuite souhaité savoir si la DRM disposait d’un
service pour décrypter les émissions radios en kinyarwanda et si, dans
l’affirmative, les rapports transmis par ce service avaient été communiqués à
l’ambassade.
Le Général Jean Heinrich a confirmé qu’il disposait de personnels
sur place pour décoder ces émissions radio en kinyarwanda. Il a indiqué que
la DRM communiquait ces informations à l’ambassade si elle estimait
qu’elles présentaient un intérêt immédiat pour elle. Le reste des informations
faisait partie des synthèses communiquées chaque jour au chef d’état-major
et de la synthèse quotidienne pour le ministre.
M. François Lamy a alors voulu savoir si la DRM avait pour
habitude d’archiver ses informations et si tous les documents qu’elle recevait
ou établissait étaient conservés.
Le Général Jean Heinrich a jugé que, vue la masse
d’informations, les archives avaient dû être gardées un certain temps. S’il
s’est dit certain que les notes de synthèse périodiques ou suscitées par un

événement notable avaient été archivées, il n’était cependant pas sûr que tel
ait été le cas de l’information quotidienne conservée un certain temps.
M. François Lamy a demandé au Général Jean Heinrich si
l’Adjudant-Chef Didot, responsable des transmissions pour la Mission
militaire de Coopération, travaillait pour la DRM.
Le Général Jean Heinrich a fait observer que par principe et par
déontologie, il ne donnerait jamais le nom d’un collaborateur de la DRM. Il a
néanmoins indiqué qu’en l’occurrence, l’Adjudant-Chef Didot ne travaillait
pas pour la DRM.
M. Jacques Myard a souhaité connaître l’appréciation que la DRM
portait à l’époque sur la capacité militaire du FPR et de ses chefs, notamment
sur celle du Général Paul Kagame.
Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM observait
effectivement de très près la tactique du FPR et sa capacité militaire
proprement dite. Il a indiqué que, globalement, celle-ci lui paraissait réduite
parce que son armement était relativement sommaire et son entraînement
relativement peu élaboré. Il a toutefois reconnu que la tactique de
débordement du FPR, consistant à ne pas affronter de face l’adversaire, mais
à procéder par pénétrations, par infiltrations en dehors des axes pour bloquer
ensuite les principaux points de circulation et les villes, était intéressante et
constituait une méthode élaborée et intelligente. Il a ajouté que le FPR avait
un entraînement, une formation, un armement et une discipline très nettement
supérieurs à ceux de l’armée rwandaise. Considérant l’état de l’armée
rwandaise, complètement désorganisée, mal commandée, où les chefs étaient
souvent absents, sans idées tactiques, il était assez clair que, sans aide
extérieure, le FPR semblait, surtout avec l’aide indirecte ougandaise, de taille
à l’enfoncer rapidement.
Par ailleurs, le Général Jean Heinrich a estimé que la DRM disposait
d’une perception relativement bonne des chefs qui semblaient être capables
de commander leurs éléments et d’avoir une certaine conduite sur le terrain,
ce que les Rwandais et l’armée rwandaise n’étaient pas capables de faire.
Quant à Paul Kagame, le Général Jean Heinrich a jugé que la DGSE avait
sans doute une meilleure approche de sa personnalité que la DRM.
Le Président Paul Quilès a demandé au Général Jean Heinrich
quelle était la nature des rapports entre la DRM et la DGSE.
Le Général Jean Heinrich a répondu que, si la collaboration entre
la DRM et la DGSE était bonne, la coordination faisait malheureusement

défaut. Il a précisé que la DRM avait donné à la DGSE tous les
renseignements dont elle disposait et estimé que celle-ci en avait fait de
même. Il a insisté sur le fait qu’à aucun moment, la DRM n’avait caché quoi
que ce soit à la DGSE, mais qu’elle avait, au contraire, fait appel à elle
lorsqu’elle avait des difficultés.
Evoquant les propos du Général Jean Heinrich relatifs à la
supériorité du FPR sur les FAR en matière d’entraînement, d’équipement et
de discipline, M. Pierre Brana a souhaité connaître l’explication qu’avait
alors donnée la DRM sur une différence aussi importante entre deux armées
composées sensiblement des mêmes hommes.
Le Général Jean Heinrich a estimé que la supériorité relative du
FPR, qui n’était pas une armée de haut niveau mais mieux organisée que son
adversaire, tenait avant tout à sa composition. Le FPR comptait dans ses
rangs des soldats expérimentés, qui avaient fait leurs classes et leurs preuves
au sein de l’armée ougandaise, qui s’y étaient déjà battus, qui y avaient été
entraînés et formés, alors que les forces rwandaises n’avaient pas cette
expérience.
M. Pierre Brana a demandé au Général Jean Heinrich si la DRM,
bien que limitant son action à l’intérieur des frontières du Rwanda, disposait
tout de même de certaines informations sur l’ensemble de la région des
Grands Lacs, notamment sur le Burundi.
Le Général Jean Heinrich a indiqué que, sans avoir placé de
personnels hors des frontières rwandaises, la DRM avait étendu sa zone
d’investigation au-delà du Rwanda, au Burundi et en Ouganda. Il a toutefois
indiqué que ces informations étaient sans doute de moins bonne qualité et
portaient moins sur l’Ouganda que sur le Burundi.
M. Pierre Brana a voulu savoir à ce propos quelle appréciation la
DRM portait sur l’armée burundaise, tutsie.
Le Général Jean Heinrich a estimé que l’armée burundaise
paraissait un peu meilleure que les FAR, mais de moindre qualité que celle du
FPR.
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M I S S I O N D ’ I N F O R M AT I O N S U R L E R W AN D A
S O M M AI R E D E S C O M P T E S R E N D U S D ’ AU D I T I O N S
D U 6 M AI 1 9 9 8 AU 3 J U I N 1 9 9 8
Pages
Mercredi 6 mai 1998
— Général Jean VARRET, Chef de la Mission militaire de coopération (octobre 1990avril 1993) .................................................................................................................. 217
— Colonel René GALINIÉ (Gendarmerie), Attaché de défense et Chef de la Mission
d’assistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant l’opération
Noroît (octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990)......................................... 225
— Amiral Jacques LANXADE, Chef d’état-major particulier du Président de la
République (avril 1989-avril 1991), Chef d’état-major des armées
(avril 1991-septembre 1995) ...................................................................................... 229
Mardi 12 mai 1998
— M. Faustin TWAGIRAMUNGU, Premier Ministre désigné par les accords
d’Arusha, Premier Ministre du Rwanda (juillet 1994-août 1995)................................ 243
Mercredi 13 mai 1998
— M. Robert GALLEY, Ministre de la Coopération (1976-1978 et 1980-1981),
Député de l’Aube ....................................................................................................... 273
— M. Jean-Michel MARLAUD, Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril 1994) ..... 287
Mardi 19 mai 1998
— M. Bruno DELAYE, Conseiller à la présidence de la République (juillet 1992janvier 1995).............................................................................................................. 315
— Général Christian QUESNOT, Chef d’état-major particulier du Président de la
République (avril 1991-septembre 1995) .................................................................... 337
Mercredi 20 mai 1998
— M. Michel LÉVÊQUE, Directeur des Affaires africaines et malgaches au
ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991)........................................ 351
— M. Paul DIJOUD, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des
Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)................................................................. 365
Mardi 2 juin 1998
— M. Jean-Hervé BRADOL, médecin responsable de programme à Médecins Sans
Frontières................................................................................................................... 389
— M. Bernard DEBRÉ, Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)........ 409
Mercredi 3 juin 1998
— Général Philippe MERCIER, Chef du Cabinet militaire du Ministre de la Défense
(24 mai 1994-31 août 1995) ....................................................................................... 429

Audition du Général Jean VARRET
Chef de la Mission militaire de coopération
(octobre 1990-avril 1993)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Général Jean Varret a d’abord précisé qu’il avait été volontaire
pour prendre la tête de la Mission militaire de coopération en 1990. Il a
ajouté qu’issu des troupes métropolitaines, il avait constitué une exception,
ce poste étant traditionnellement confié à un général des troupes de marine.
Il a précisé que, lors de sa nomination, il connaissait l’Afrique puisqu’après
avoir été capitaine de troupes parachutistes au Gabon, il avait été, en tant
que colonel, chef des éléments français en Afrique centrale au moment
difficile des relations conflictuelles avec la Libye, et chargé du « démontage »
de l’opération Manta au Tchad, puis des opérations d’aide à l’armée
tchadienne et qu’à ce poste il avait été amené lors d’un déplacement du
Président de la République à s’entretenir avec lui de la politique militaire
française en Afrique. Il a indiqué qu’il avait ensuite exercé les fonctions de
chef du cabinet militaire du Chef d’Etat-major des Armées, le Général
Saulnier puis le Général Maurice Schmitt, puis celles de chef de la Mission
militaire de coopération où il avait servi sous quatre ministres, M. Jacques
Pelletier, Mme Edwige Avice, M. Marcel Debarge et, pendant quelques
mois, M. Michel Roussin. Il a ajouté que le chef de la Mission militaire de
coopération était aussi, jusqu’à l’arrivée de M. Michel Roussin, le conseiller
militaire du Ministre de la Coopération et, à ce titre, membre du Cabinet.
Décrivant alors la Mission militaire de coopération, il a exposé que
ses crédits, inscrits au chapitre 41-42 du budget du ministère de la
Coopération, s’élevaient à l’époque à 900 millions de francs répartis en trois
actions, l’aide directe, correspondant à l’achat par la France d’équipements
et d’armements pour être donnés aux armées avec lesquelles nous avions des
accords de coopération, la prise en charge et la formation de stagiaires
africains en France et enfin la solde des personnels expatriés, soit environ
800 assistants militaires techniques (AMT) envoyés pour des périodes de
deux ans avec leur famille, auxquels s’ajoutaient les personnels des
détachements d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), envoyés pour
une mission de quatre mois sans leur famille. Il a ajouté que les personnels
permanents de la coopération militaire étaient détachés du ministère de la
Défense, payés par le ministère de la Coopération et placés sous le contrôle
exclusif de celui-ci. Il a précisé que le Chef de la mission d’aide militaire

locale constituait toutefois un cas particulier puisqu’il dépendait, en tant que
tel, de la Mission militaire de coopération et, en tant qu’attaché de défense,
du Ministre de la Défense. Il a indiqué que cette situation n’était pas sans
poser des difficultés aux officiers titulaires de ce poste.
S’agissant du Chef de la Mission militaire de coopération, il a
exposé qu’en cas de crise, celui-ci devait concilier les directives de son
Ministre et des services du ministère des Affaires étrangères, celles du
ministère de la Défense, et enfin celles de la cellule Afrique de l’Elysée. Il a
exposé que la multiplicité d’interlocuteurs représentait une difficulté.
Le Général Jean Varret a indiqué qu’il avait pris ses fonctions en
octobre 1990 au moment du déclenchement de la première offensive du FPR.
Il a précisé qu’étant allé au Rwanda visiter les troupes qui y étaient affectées,
il avait rencontré le chef de Mission d’assistance militaire et attaché de
défense, le Lieutenant-Colonel René Galinié, l’un des quatre gendarmes à
détenir un tel poste dans les pays dits « du champ ». Ce dernier lui était
apparu avoir une bonne connaissance du pays, notamment grâce à
l’application des méthodes traditionnelles de la Gendarmerie en matière
d’entretien de réseaux, susceptibles de le renseigner, notamment pami les
religieux. Il a ajouté que cet officier avait tout de suite attiré son attention sur
la très grande différence entre la situation du Rwanda et celle des pays
d’Afrique occidentale. Il a précisé qu’il avait été frappé par les différences
des méthodes de raisonnement des chefs militaires rwandais par rapport à
celles des officiers d’Afrique occidentale formés dans les écoles militaires
françaises.
Le Général Jean Varret a ensuite expliqué que, pendant la période
où il a exercé ses fonctions, le nombre de personnels AMT et membres du
DAMI au Rwanda était passé de 30 à 100 en 1992 et l’armée rwandaise,
exclusivement composée de Hutus, de 15 000 hommes à 40 000 hommes,
dont 8 000 gendarmes. Il a ajouté qu’une demande du Président
Habyarimana qui lui était apparue hors de propos, avait été faite en 1990
pour obtenir un appui-feu Jaguar. Il lui avait répondu que ce n’était pas là le
but de l’action de la France, cette demande avait néanmoins été transmise à
Paris.
Décrivant alors les procédures suivies en France, le Général Jean
Varret a expliqué qu’à l’instar des 26 pays du champ de la coopération, des
réunions de crise, réunissant les représentants des Affaires étrangères, de la
Coopération, de la Défense et de la Présidence de la République, étaient
organisées en tant que de besoin et que l’ensemble des problèmes y était
exposé librement par chacun, de sorte que l’on aboutissait à une décision
collégiale qui était ensuite formalisée pour être appliquée. Il a ajouté que

lui-même était amené à se battre sur les questions de financement. En effet,
les charges entraînées par l’action militaire au Rwanda étaient invariablement
mises à la charge du ministère de la Coopération. Il lui semblait que cette
pratique pénalisait d’autres pays dont les chefs d’Etat regrettaient amèrement
des dotations jugées insuffisantes.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir pourquoi un gendarme
avait été envoyé au Rwanda au poste d’attaché militaire de défense et si le
Général Jean Varret ne pensait pas que l’accent mis sur la Gendarmerie, arme
qu’on associe à la notion de maintien de l’ordre plus qu’à celle d’assistance
militaire, pouvait avoir créé une difficulté pour répondre aux critiques
relatives aux violations des droits de l’Homme au Rwanda. Soulignant
ensuite que dans les organigrammes successifs, le DAMI était, selon les cas,
rattaché à l’attaché de défense ou, pendant un assez bref délai, au chef de
l’opération Noroît, lorsque les deux fonctions d’attaché de défense et de
commandant de l’opération Noroît étaient confiées à des responsables
distincts, il a demandé si les missions du DAMI différaient de l’aide militaire
technique et s'il n’y avait pas eu un mélange des genres.
Le Général Jean Varret a apporté les précisions suivantes :
— M. Charles Hernu avait décidé que quatre postes d’attaché
militaire de défense seraient confiés à des gendarmes ; en revanche, il n’était
pas en situation de préciser les motifs du choix de ces postes (Rwanda,
Burundi, Mali et Haïti) ;
— le Lieutenant-Colonel René Galinié avait été capitaine des
troupes de marine avant d’être gendarme ; il n’y avait donc pas la volonté de
marquer, par la création de ces postes, une rupture par rapport à la pratique
ancienne ni de mettre l’accent exclusivement sur le développement de la
gendarmerie ;
— au Rwanda, la Gendarmerie était une force comme une autre. La
coopération française a essayé de lui donner des caractéristiques de force de
maintien de l’ordre. Cette entreprise a échoué, contrairement à d’autres pays
où la France a beaucoup travaillé au développement de la Gendarmerie de
façon à ce que la diffusion de l’éthique de cette arme favorise le
développement d’un maintien de l’ordre respectueux des Droits de l’Homme.
De 1990 à 1993 le nombre des coopérants militaires gendarmes a triplé ;
— la différence entre DAMI et AMT est d’abord d’ordre
budgétaire ; en effet, les séjours d’assistants militaires techniques coûtent très
cher ; aussi, lorsqu’on veut accroître les effectifs de coopérants militaires, on
a recours aux DAMI, moins coûteux. Au Rwanda les AMT, essentiellement

chargés de l’entretien des matériels, étaient basés à Kigali et travaillaient dans
les écoles militaires ou géraient des ateliers de réparation, d’hélicoptères par
exemple. En revanche, les DAMI ont assuré la formation de bataillons
complets de façon décentralisée en dehors de la capitale. En pratique, les
personnels DAMI vivaient dans des camps d’instruction militaire avec leurs
élèves ; ils étaient rattachés à la mission d’assistance militaire, elle-même
relevant de la Mission militaire de coopération. Tel n’était pas le cas des
compagnies Noroît indépendantes du Chef de la Mission militaire de
coopération.
Relevant qu’en février-mars 1993 le DAMI était passé sous les
ordres du Colonel Delors, chef de l’opération Noroît, le Président Paul
Quilès a demandé quelles avaient été les conséquences de cette modification
de la chaîne de commandement sur les relations du DAMI avec la Mission
militaire de coopération.
Le Général Jean Varret a répondu que ses autorités l’avaient
informé qu’il n’avait plus d’ordres à donner au DAMI.
Le Président Paul Quilès a souligné que cette période, qui fait
suite à l’offensive du FPR de février 1993, fut somme toute assez brève et
qu’on est revenu rapidement à une situation plus classique dès lors que le
Colonel Cussac a eu autorité sur le DAMI et les AMT. Le Président Paul
Quilès a demandé au Général s’il était encore présent à ce moment.
Le Général Jean Varret a expliqué qu’après qu’il eut donné des
instructions au DAMI, on lui avait indiqué que ses instructions n’étaient pas
les bonnes et que le commandement des DAMI lui avait été retiré.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir qui se cachait sous ce
« on ».
Le Général Jean Varret a répondu que ce « on » signifiait son
Ministre, par le truchement de personnes dont il ne se souvient plus.
M. Bernard Cazeneuve a demandé quelles instructions,
considérées comme mauvaises, avait été données par le Général Varret,
quelles furent les nouvelles instructions qui les ont remplacées, et qui les
avait transmises.
Le Général Jean Varret a fait état de bruits qui circulaient, mais
qu’il n’a pu vérifier, selon lesquels le rôle du DAMI PANDA dépassait sa
mission d’instruction. Il a déclaré avoir rappelé au DAMI, lors d’une réunion

à Kigali, sa détermination à sanctionner tout manquement à la stricte
définition de la mission.
M. Michel Voisin a demandé si les armes réclamées en 1990 par le
Colonel Serubuga avaient été livrées.
Le Général Jean Varret a répondu par la négative, en tout cas en
ce qui concerne les livraisons effectuées par la France, par l’intermédiaire de
la Mission militaire de coopération.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que l’accord d’assistance
militaire de 1975 avait été amendé en 1992 afin de remplacer la référence à la
« gendarmerie rwandaise » par celle de « forces armées rwandaises ». Il a
demandé au Général s’il connaissait les raisons de cette modification et qui
l’avait sollicitée.
M. Bernard Cazeneuve s’est ensuite inquiété de savoir si l’envoi
d’un DAMI à Kigali avait été effectué dans le cadre de l’accord d’assistance
militaire de 1975 ou dans celui de l’opération Noroît, et s’il y avait eu dans
celle-ci une dimension de coopération militaire, qui aurait ainsi justifié le
rattachement du DAMI au commandement des opérations (COMOPS) en
février 1993.
Il a enfin demandé, en citant le rapport de fin de mission de
l’ambassadeur Georges Martres, quels étaient le contenu et les modalités des
missions de coopération et de formation à destination de la garde
présidentielle, des jeunes officiers et des jeunes recrues, entraînées dans les
centres d’entraînement de Mukamira et de Gabiro.
Le Général Jean Varret a souligné que l’ambassadeur souhaitait
une redéfinition de la coopération militaire, notamment à l’égard de la
gendarmerie rwandaise, qui se comportait en véritable armée, et la
transformation de la garde présidentielle en garde républicaine, mais il a jugé
que l’objectif souhaité par l’ambassadeur, d’en faire une gendarmerie à la
française, n’avait pas été atteint.
Il a rappelé qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie
rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation
d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des
enquêtes intérieures. Il a précisé qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car
il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les
Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait « la cinquième colonne ».
Cette action de formation a donc échoué.

M. Bernard Cazeneuve s’est demandé s’il fallait comprendre que
le souhait du Gouvernement rwandais de former des officiers de police
judiciaire était en fait motivé par le désir de ficher les Tutsis.
Le Général Jean Varret a confirmé que c’était effectivement son
sentiment et qu’il avait tout fait pour freiner cette coopération avec la
gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle.
M. Bernard Cazeneuve a demandé ce que la France avait fait
concrètement dans ce domaine.
Le Général Jean Varret a précisé qu’on avait envoyé deux OPJ
pour donner des cours qui n’avaient servi à rien mais qu’on avait refusé de
fournir certains équipements réclamés d’écoute et de radio. Il a souligné que,
contrairement à l’ambassadeur, il n’avait pas cru à la possibilité de
transformer la gendarmerie rwandaise en une gendarmerie à la française,
échaudé qu’il avait été par l’attitude du Colonel Rwagafilita.
M. Bernard Cazeneuve a à nouveau demandé si l’on avait donné
suite à la demande de coopération au bénéfice de la gendarmerie.
Le Général Jean Varret a précisé que celle-ci s’était limitée aux
cours dispensés par les deux OPJ.
Il est revenu ensuite sur la mission d’instruction du DAMI, qui se
déroulait en dehors de la ville dans deux camps. Les instructeurs vivaient
dans ces camps avec les jeunes officiers et les jeunes recrues. Ils
contribuaient à la formation opérationnelle de bataillons complets, soit au
niveau le plus élémentaire, soit en leur donnant un complément d’instruction
s’ils avaient déjà une formation de base. Cette instruction était très efficace et
les AMT n’auraient pu l’assurer. La liste des personnels formés n’était pas
fournie.
M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il existait des instructions
écrites pour les missions du DAMI.
Le Général Jean Varret a répondu par l’affirmative, en précisant
que ces instructions étaient signées du Chef d’état-major des armées.
M. Jacques Myard s’est étonné des propos du Général Jean Varret
qui tendent à opposer gendarmes à militaires. Il a insisté sur le fait que,
même en France, la gendarmerie est une armée à part entière et qu’elle avait
mené des combats. Dans de nombreux pays d’Afrique, les gendarmes
forment une armée opérationnelle stricto sensu, comme des forces

d’infanterie. Le Rwanda n’est donc pas une exception. Ce serait plutôt la
France qui en constituerait une en donnant à la gendarmerie, donc à des
militaires, des missions de maintien de l’ordre et de police judiciaire.
M. Jacques Myard, après avoir fait remarquer
que l’arrivée d’un nouveau Gouvernement entraîne
d’organigramme dans la fonction publique, a souhaité
départ du Général Jean Varret, les missions confiées
changé.

qu’il était fréquent
des modifications
savoir si, après le
au DAMI avaient

Le Général Jean Varret a rappelé que le DAMI avait reçu des
directives de l’état-major des armées et qu’il n’avait donc aucune raison de
les modifier. Il est revenu sur les circonstances de son départ, en rappelant
qu’il existait des points de vue différents sur la manière de gérer la
coopération militaire au Rwanda, qui s’exprimaient dans les réunions de crise
avant que les décisions finales ne soient prises.
M. Pierre Brana a demandé la date exacte du déplacement du
Général Jean Varret à Kigali pour mettre les choses au point avec le DAMI
et quelle était l’origine des bruits qui lui revenaient sur les comportements du
DAMI.
Le Général Jean Varret a précisé que son déplacement avait eu
lieu en mai 1992 et que les rumeurs existaient en France. Il a fait remarquer
qu’il se trouvera toujours des personnes pour se vanter d’actions qu’ils
auraient aimé réaliser mais qu’ils n’ont en réalité pas faites.
M. Jacques Myard a demandé si les instructions données par le
Gouvernement précisaient bien clairement que nous n’intervenions que dans
un cadre d’instruction et de formation sans engagement direct de nos forces.
Le Général Jean Varret a répondu que les directives n’étaient pas
sujettes à interprétation, qu’elles étaient parfaitement claires, ne
comportaient aucune consigne d’engagement direct et se limitaient à
l’instruction et à la formation.
M. Michel Voisin a indiqué que, selon certains, les Rwandais ont
stoppé l’offensive du FPR, en 1990, avec l’aide des troupes françaises,
belges et zaïroises et a souhaité une confirmation de ces propos.
Le Général Jean Varret a confirmé que des instructeurs-pilotes se
trouvaient à bord d’hélicoptères Gazelle envoyés sur place aux côtés des
Rwandais mais qu’ils n’avaient pas été engagés. Ils n’étaient présents que

pour faire de l’instruction de pilotage et de tir. Il a affirmé que les troupes
françaises n’avaient pas arrêté l’offensive du FPR en octobre 1990.
Le Président Paul Quilès a demandé si les instructeurs se
trouvaient aux commandes de l’hélicoptère pour tirer.
Le Général Jean Varret a précisé que, si les missions d’instruction
se sont prolongées sur le terrain en octobre 1990, nos assistants techniques
n’ont néanmoins pas effectué d’opérations de tir puisque les militaires
rwandais étaient aux commandes.

Audition du Colonel René GALINIÉ
Attaché de défense et Chef de la Mission d’assistance militaire au
Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant l’opération Noroît
(octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli le Colonel René Galinié.
Le Colonel René Galinié a rappelé qu’il avait été en poste du mois
d’août 1988 au mois de juillet 1991 à la fois en tant que chef de la mission
d’assistance militaire (MAM), attaché de défense et commandant de
l’opération Noroît.
C’est au titre de chef de la MAM qu’il a ordonné à ses hommes
(22 personnes), lors de l’offensive du FPR, le 1er octobre 1990, de sortir des
camps d’instruction où ils se trouvaient en tant que conseillers militaires, de
rejoindre immédiatement les collines centrales aux alentours de Kigali et de
revêtir la tenue civile, conformément aux dispositions contenues dans nos
accords de coopération. Il s’est félicité de cette décision qui a permis, lors de
l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de protéger plus
facilement les ressortissants français qui avaient été regroupés. Il a précisé
que les militaires rwandais avaient remis aux forces françaises les documents
de la 9ème brigade ougandaise, saisis le 30 octobre 1990.
Il a reconnu qu’au cours de cette période les militaires rwandais
avaient sollicité beaucoup plus que de coutume les conseils de nos armées et
que, personnellement, il s’entretenait deux à trois fois par semaine avec le
Général Habyarimana.
Il a indiqué qu’une fois le calme revenu au nord-est du pays, fin
octobre 1990, les Rwandais se sont installés à la frontière et les militaires
français ne sont pas retournés auprès des unités rwandaises, dans les camps
qu’ils occupaient avant l’offensive et où ils travaillaient et étaient logés.
Ainsi, les militaires qui conseillaient le bataillon parachutiste et les gendarmes
de Ruhengeri vivaient-ils pratiquement dans les mêmes camps que leurs
camarades rwandais.
La deuxième opération d’évacuation de nos ressortissants s’est
effectuée les 23 et 24 janvier 1991, lors d’une nouvelle invasion du FPR à

Ruhengeri. Il se trouvait qu’à cette date, deux de nos militaires étaient
retournés sur place pour mettre de l’ordre dans le dispositif français
d’instruction. Environ 300 personnes ont été évacuées lors de cette
opération. Il a précisé que Paris avait alors suggéré la création d’un DAMI et
qu’il avait répondu favorablement à cette proposition en limitant à quatre
mois la durée de participation au DAMI afin que l’aide à l’instruction des
unités de l’armée rwandaise ne revête pas une forme définitive.
Il a indiqué qu’il avait ensuite personnellement demandé la création
d’un DAMI-Gendarmerie. Trois hommes ont ainsi été affectés auprès de la
Garde présidentielle pour la faire évoluer vers une Garde républicaine, de
même qu’une petite unité de police judiciaire a eu pour mission, dans la
perspective d’une démocratisation du régime, de mettre en place des
procédures judiciaires, notamment destinées a être appliquées dans les
prisons.
Au cours des entretiens fréquents qu’il a eus, avec l’accord de
l’ambassadeur Georges Martres, avec le Président Habyarimana en sa qualité
de chef de l’armée rwandaise, le Colonel Galinié a précisé que ces rencontres
avaient essentiellement pour objet l’étude des demandes du Président, qui
souhaitait un renforcement en munitions et moyens matériels, l’analyse de la
menace constituée par le FPR et la restructuration de l’armée rwandaise qui
lors de l’offensive de 1990 était constituée de 6 000 hommes dont
4 000 opérationnels. Il a rappelé que le Président Habyarimana était secondé
par deux chefs d’Etat-major, l’un pour la gendarmerie, l’autre pour l’armée
de terre, le Colonel Serubuga.
Il a souligné que, de façon constante, la France avait incité le
Président Habyarimana à la modération car notre crainte était de voir
basculer son régime dans la radicalisation, compte tenu de la menace des
massacres de Tutsis qui planait en permanence, comme l’indiquent les
messages envoyés à l’époque.
Il a précisé qu’il avait déjà fait état en janvier 1990, dans son
rapport d’attaché de défense, de ce risque d’élimination physique et de
massacres, qu’il mesurait d’autant mieux que, dès son arrivée dans le pays, le
23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait été
personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres
perpétrés au Burundi. Cet épisode lui avait permis de bien comprendre une
réalité quotidienne marquée par la violence.
Evoquant l’aide apportée par la MAM, il a déclaré que sa présence
avait en particulier permis de réactiver l’école française grâce, notamment, au

soutien des épouses de nos militaires qui avaient assuré des tâches
d’enseignement, lorsqu’elles disposaient d’un diplôme suffisant.
S’agissant de l’opération Noroît, il a indiqué qu’il en avait été
responsable, sauf en novembre 1990, lorsque le Colonel Jean-Claude
Thomann en a assuré le commandement et mené une opération indispensable
de recensement et de localisation de chaque expatrié. Cette action a été très
appréciée par nombre d’ambassades qui ne connaissaient pas le nombre de
leurs ressortissants. Il a confirmé la mise en place d’un dispositif d’assistance
et de sécurité dans Kigali au profit des expatriés de l’école française et de
l’ambassade. Il était exclu d’intervenir dans un autre but que celui d’assurer
la sécurité des expatriés.
Au début du mois d’octobre 1990, le dispositif d’évacuation était en
place uniquement à Kigali et dans ses environs immédiats. Pour l’évacuation
de Ruhengeri et Gisenyi, les 23 et 24 janvier 1991, une compagnie Noroît
s’est déplacée à Ruhengeri.
M. Jacques Myard a souhaité connaître la teneur précise des
instructions reçues par le Colonel René Galinié pour l’opération Noroît.
M. François Lamy a voulu savoir avec quelles autorités publiques
françaises -ministère de la Coopération, ministère de la Défense, Elysée- le
Colonel René Galinié était en contact direct.
M. Pierre Brana, évoquant le coup de main du FPR sur Ruhengeri,
a interrogé le Colonel René Galinié sur la répercussion de cette offensive
dans l’opinion publique rwandaise. En outre, après avoir reçu confirmation
du Colonel René Galinié que deux soldats français se trouvaient à Ruhengeri
lors de l’attaque du FPR, il a souhaité savoir quel compte rendu ils avaient
fait de cette opération sur le plan militaire.
Le Colonel René Galinié a apporté les éléments de réponse
suivants.
S’agissant de la nature des ordres qui lui avaient été donnés, il a
indiqué avoir reçu de l’état-major des armées un message fixant le nombre et
la date d’arrivée de parachutistes français, dans le cadre d’une opération
baptisée Noroît, dont les objectifs étaient de protéger l’ambassade de France
et les ressortissants français, ainsi que d’organiser leur évacuation.
Quant à l’autorité publique de tutelle, il s’agit, dès l’ouverture des
opérations, du chef opérationnel, le destinataire des messages étant
également la mission d’assistance militaire, du fait de la triple nature des

fonctions exercées par le Colonel René Galinié, à la fois Chef de la mission
d’assistance militaire, Attaché de défense et Commandant de l’opération
Noroît.
Enfin, concernant le coup de main sur Ruhengeri, le Colonel René
Galinié a indiqué que, grâce à l’un de ses hommes retourné temporairement
sur place, le calme étant revenu dans cette région, il avait été informé de la
présence, dans Ruhengeri, de militaires vêtus d’uniformes de l’armée
ougandaise et parlant anglais. A Kigali, les Rwandais lui ont confirmé qu’il
s’agissait d’une attaque massive venue d’Ouganda par les montagnes. En
réponse aux interrogations du Colonel René Galinié sur leurs intentions, les
Rwandais ont indiqué qu’ils souhaitaient reprendre les parties nord et ouest
de Ruhengeri, alors occupées par les Ougandais. Cependant, face à l’absence
d’une réelle initiative rwandaise, le Colonel René Galinié a donné son accord
pour l’envoi d’un DAMI, qu’il souhaitait personnellement.
Le Colonel René Galinié a alors expliqué aux membres de la mission
qu’en dépit d’une vieille tradition politique, le Rwanda n’avait pas de
tradition militaire : l’armée rwandaise a été créée dans les années 1960, la
défense ayant été assurée, lors de la période coloniale, par les forces
congolaises placées sous l’autorité de la Belgique. D’où une conception du
maintien de l’ordre, dans lequel les procédés d’élimination sont admis. Lors
de l’accession à l’indépendance, le partage du pouvoir auquel il est procédé
confie aux populations du nord-ouest, les Baliga, réputées farouches, le
pouvoir militaire, les Hutus du sud recevant le pouvoir politique et les Tutsis
le pouvoir religieux et économique. C’est pourquoi, lorsque les gens du
nord-ouest, les « militaires » dans l’esprit des Rwandais, subissent un revers,
la répercussion de cet événement est dramatique dans l’ensemble de la
population. D’où l’immense inquiétude du Président Habyarimana, qui
conduisit à un renforcement quantitatif de l’armée et, grâce à l’envoi d’un
DAMI, à son renforcement qualitatif.
Evoquant l’attaque du FPR, M. Michel Voisin a interrogé le
Colonel René Galinié sur les rumeurs selon lesquelles, outre des Ougandais,
des Libyens auraient été présents au sein des troupes du FPR.
Ne disposant pas d’éléments susceptibles d’étayer cette hypothèse,
le Colonel René Galinié a cependant indiqué à la mission d’information qu’un
attaché de défense libyen avait été en place au Rwanda jusqu’en 1986 ou
1987, pour revenir en octobre 1991 à l’ambassade de Libye, sous un autre
nom avec le titre de conseiller.

Audition de l’Amiral Jacques LANXADE
Chef d’état-major particulier du Président de la République
(avril 1989-avril 1991), Chef d’état-major des armées
(avril 1991-septembre 1995)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
L’Amiral Jacques Lanxade a tout d’abord rappelé que, nommé
Chef d’Etat-major des armées en avril 1991, il avait été chargé des trois
opérations conduites par les forces françaises au Rwanda, Noroît, Amaryllis
et Turquoise, et qu’auparavant, en tant que Chef de l’état-major particulier
du Président de la République, il était présent à l’Elysée lorsque fut prise la
décision de déployer le détachement Noroît. Il a souligné que ces trois
opérations, conduites sous son contrôle opérationnel, avaient été exécutées
en application stricte des directives des autorités politiques, avant d’en
rappeler l’objet et le déroulement.
Lorsque le Président de la République, M. François Mitterrand,
décida début octobre 1990 de déployer deux compagnies d’infanterie à
Kigali, une tentative de déstabilisation du Rwanda qui, de surcroît, menaçait
la sécurité de nos ressortissants, était menée à partir de l’Ouganda par un
mouvement d’opposition, le FPR. Le Président de la République a estimé
qu’il convenait de donner un signal clair de la volonté française de maintenir
la stabilité du Rwanda car il craignait une déstabilisation générale de
l’ensemble de la région, qui risquait de toucher ensuite le Burundi. Il
considérait que l’agression du FPR était une action déterminée contre une
zone francophone à laquelle il convenait de s’opposer, sans pour autant
s’engager directement dans le conflit ou dans les combats. L’exiguïté du pays
commandait une réaction rapide qui s’est traduite par le déploiement de deux
compagnies et la constitution du détachement Noroît. En complément, il était
décidé d’aider le gouvernement rwandais à améliorer la capacité de son
armée, à s’opposer à l’action du FPR, cette tâche revenant pour une grande
part au ministère de la Coopération.
L’Amiral Jacques Lanxade a indiqué que le Président avait insisté
pour que le régime rwandais s’engage dans un processus de démocratisation
et pour que notre présence militaire ait comme contrepartie cette évolution
politique dans le sens de l’ouverture afin de permettre la réconciliation
nationale. Cette politique d’ensemble sera maintenue dans les mois suivants.
La situation militaire s’aggravant sur le terrain, une intense activité

diplomatique, soutenue par la France, s’est développée à partir du printemps
1992. Centrée sur les négociations d’Arusha, elle a abouti à un cessez-le-feu,
sous l’égide des Nations Unies, puis au déploiement de la MINUAR à
l’automne 1993. Dès lors, a pu s’effectuer le retrait du détachement Noroît
signifiant l’achèvement de cette opération.
Durant les trois années de l’opération Noroît, les forces françaises
étaient déployées pour manifester l’opposition de la France à la
déstabilisation du Rwanda. Elles ont été maintenues à Kigali sans jamais
intervenir dans les combats, jusqu’à la conclusion des accords d’Arusha qui
laissaient espérer une solution pacifique à la crise et transféraient la gestion
des opérations aux Nations Unies.
L’attentat du 6 avril 1994 fut le signal de la reprise des combats
entre le FPR et les Forces armées rwandaises à Kigali et autour de la
capitale. La décision fut immédiatement prise par les autorités françaises de
lancer une opération d’évacuation de nos ressortissants. Il faut rappeler à cet
égard que deux gendarmes français et l’épouse de l’un d’entre eux avaient
été assassinés par le FPR le 8 avril. L’opération Amaryllis, menée du 9 au
14 avril 1994, débuta par la prise de contrôle de l’aéroport de Kigali avec
l’aide des éléments du détachement d’assistance militaire qui étaient encore
présents au Rwanda. Conduite avec des moyens limités, environ
500 hommes, elle se déroula dans des conditions très difficiles, au milieu des
combats. Elle permit cependant l’évacuation sans pertes de près de
1 200 personnes dont 450 Français. Une opération belge, qui avait débuté
36 heures après, se poursuivit jusqu’au 16 avril, ainsi qu’une opération
italienne plus limitée.
L’Amiral Jacques Lanxade a ensuite souligné que le Président de la
République et le Gouvernement avaient décidé de lancer l’opération
Turquoise devant le développement des massacres, en mai et juin 1994, après
avoir pris conscience qu’un véritable génocide se déroulait dans la zone
encore contrôlée par les restes de l’armée rwandaise. Cette opération
strictement humanitaire, mettant en oeuvre environ 3 000 hommes, fut
organisée à partir du Zaïre entre le 23 juin et le 21 août 1994, après qu’une
résolution du Conseil de Sécurité eut autorisé la France à intervenir au titre
du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Comme Amaryllis,
Turquoise fut conduite dans des conditions très difficiles face aux critiques
quasi générales de la presse française et internationale et sans le soutien des
pays qui disposaient de moyens utiles, ce qui a limité la participation à
quelques pays africains francophones, qui ont constitué un remarquable
bataillon interafricain.

Il a précisé qu’en raison du développement de la situation militaire,
il avait demandé le 7 juillet aux autorités politiques l’autorisation d’établir
une zone de sécurité dite « zone humanitaire sûre », dans le but de permettre
à nos forces de poursuivre les actions de protection des populations et
d’empêcher un nouvel exode de réfugiés vers le Zaïre. Il s’agissait d’interdire
l’accès à cette zone aux combattants afin d’en préserver le calme.
L’opération Turquoise a effectivement permis d’arrêter les massacres et de
sauver des dizaines de milliers de vies humaines. Elle permit en outre de
stopper le flux des réfugiés, dont la situation était dramatique, dans la région
de Goma. Son efficacité modifia l’attitude internationale et notamment celle
des Etats-Unis qui décidèrent d’intervenir à des fins humanitaires à partir de
Goma. Le 21 août 1994, comme le prévoyait la résolution n° 929 du Conseil
de sécurité, le dernier soldat français quittait la région et la France confiait à
nouveau la sécurité de la zone aux Nations Unies.
L’Amiral Jacques Lanxade a souligné que, durant ces quatre années,
les forces françaises avaient agi en se conformant strictement aux décisions
des autorités politiques et qu’agissant en collaboration étroite avec les
autorités diplomatiques, elles avaient démontré leur disponibilité, leur
compétence et leur courage, et respecté la dignité de la personne humaine en
apportant, chaque fois que possible, du réconfort et des vivres aux
populations, ainsi que des soins, avec l’aide du service de santé des armées.
Les hommes qui sont intervenus au Rwanda sont les mêmes que ceux
engagés au Cambodge, en Somalie ou encore en ex-Yougoslavie pour le
maintien de la paix et, qui ont subi des pertes sérieuses. Tous ont été horrifiés
par le génocide dont ils gardent un souvenir terrible, associé aux milliers de
cadavres jonchant les rues de Goma, qu’il leur a fallu enterrer. Mais, en
remplissant leur mission, ils ont eu conscience de tout tenter, dans le cadre de
la politique extérieure française, pour éviter que l’irréparable ne se produise,
puis de contribuer à atténuer, autant qu’il leur était possible, les
conséquences de la tragédie.
L’Amiral Jacques Lanxade a déclaré que les forces françaises
avaient été dignes de la confiance des autorités politiques et qu’elles
méritaient la considération des Français. Il a ajouté qu’à titre personnel, il
avait été, en tant que chef d’Etat-major des Armées, le conseiller militaire des
Gouvernements successifs et qu’il avait participé à des prises de décision
difficiles dont il se sent solidaire.
Enfin, il a affirmé que la France n’était pas responsable de la
déstabilisation du Rwanda mais qu’elle avait cherché au contraire à prévenir
le drame. La communauté internationale qui prit la responsabilité de la
situation à partir des accords d’Arusha fut ensuite dans l’incapacité, faute

sans doute de l’engagement de ceux qui auraient pu y contribuer, d’empêcher
la tragédie. La France ayant été la seule à intervenir pour tenter d’arrêter le
génocide, il a conclu en faisant valoir que, s’il y avait eu un échec, ce n’était
pas le sien et que les soupçons que certains cherchaient à faire peser sur la
France étaient d’une extrême injustice.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait tenu
l’Amiral Jacques Lanxade dans la détermination du volet militaire de la
politique française au Rwanda au cours des différentes fonctions qu’il avait
exercées. Il s’est ensuite interrogé sur la part respective de l’ambassadeur et
de l’attaché de défense dans la mise en oeuvre de cette politique, l’attaché de
défense relevant de l’ambassadeur mais ayant pu également assumer d’autres
fonctions. Il a également demandé à l’Amiral Jacques Lanxade quelle analyse
il faisait de l’attaque du FPR à Kigali en octobre 1990 et ce qu’il pensait des
propos selon lesquels il s’agissait d’une attaque simulée destinée à rassembler
les Rwandais autour du Président Habyarimana. Enfin, il a souhaité que
l’Amiral Jacques Lanxade puisse apporter des précisions sur la participation
de militaires français au contrôle des papiers d’identité au nord de Kigali et
sur la présence de militaires français en uniforme rwandais auprès de
l’état-major des FAR. Il lui a enfin demandé si des militaires français avaient
participé aux combats auprès des FAR, notamment en février 1993.
L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que les fonctions de chef
d’état-major particulier du Président de la République et de chef d’état-major
des armées étaient très différentes. Le Président de la République étant Chef
des Armées, le rôle du chef d’état-major particulier du Président de la
République est un rôle d’information du Président sur la situation militaire,
notamment dans les zones de crise, de préparation des dossiers à son
attention et d’apport d’éléments d’appréciation ; s’y ajoute, lorsque le
Président de la République ne le fait pas lui-même, la transmission de ses
instructions au Chef d’état-major des armées ou auprès des différents
Ministres. Il s’agit donc d’un poste de conseiller du Président de la
République. L’Amiral Jacques Lanxade a ajouté que cette fonction avait une
déontologie : le chef d’état-major particulier du Président de la République
ne doit pas se mêler directement de la conduite des opérations. Il a précisé
qu’il s’était toujours interdit de le faire et que, lorsqu’il était chef
d’état-major des armées, il n’avait pas eu l’impression que son successeur
avait agi autrement. Il a en revanche indiqué que les fonctions de chef
d’état-major des armées étaient de nature très différente. Le Chef
d’Etat-major des Armées est d’abord le responsable des opérations
extérieures. A cet effet, il reçoit ses directives des autorités politiques et
d’abord du Président de la République, Chef des Armées aux termes de la
Constitution. Pour conduire les opérations, il dispose du Centre Opérationnel

Interarmées (COIA) à partir duquel il suit la situation dans le monde. Il
transmet ses instructions auprès des commandants d’opération, qu’il a
désignés. L’Amiral Jacques Lanxade a donc jugé qu’il y avait une chaîne
opérationnelle très claire qui partait principalement du Président de la
République et passait par le chef d’état-major des armées pour aboutir aux
commandants d’opérations sur le terrain. Il a ajouté qu’il n’y avait aucun
doute à avoir sur les auteurs des instructions que reçoivent les chefs
d’opération sur le terrain : c’est le chef d’état-major des armées qui en est
l’auteur, il est celui par qui l’on doit passer si l’on veut que des ordres leur
soient donnés sur le terrain et il ne saurait accepter que d’autres que lui leur
donnent des directives. L’Amiral Jacques Lanxade a ajouté que lui-même ne
s’était jamais trouvé en difficulté de ce point de vue, les commandants
d’opérations sachant très bien que c’est du chef d’état-major des armées
qu’ils relevaient et que les ordres qu’ils recevaient ne pouvaient venir que du
COIA.
M. François Lamy a alors demandé à l’Amiral Jacques Lanxade
s’il avait eu, ès qualités, des contacts directs avec les autorités politiques et
militaires rwandaises.
L’Amiral Jacques Lanxade a répondu qu’en tant que chef
d’état-major des armées il n’en avait normalement pas mais que, lorsqu’il
s’était rendu au Rwanda, à la fin 1991 et en 1993, il avait non seulement
inspecté le dispositif français mais aussi rencontré le Président Habyarimana,
et que, lors de sa deuxième visite, les partis d’opposition ayant demandé à le
rencontrer, il avait reçu de Paris, par l’intermédiaire de l’ambassadeur,
instruction de les recevoir, ce qu’il avait fait.
Par ailleurs, quand il était chef d’état-major particulier du Président
de la République il n’avait pas non plus à avoir de relation avec les autorités
politiques rwandaises. Il n’avait donc reçu que fort rarement un appel
téléphonique du Président Habyarimana, tel jour où celui-ci n’avait pu
contacter personne d’autre à l’Elysée.
Rappelant que beaucoup avait été dit sur le rôle des diverses
structures qui concourent à l’Elysée à l’élaboration et à la mise en oeuvre de
la politique africaine, et notamment sur le rôle de l’état-major particulier du
Président de la République, et évoquant une liaison directe qui aurait pu être
établie entre cet état-major et les forces françaises au Rwanda à l’aide d’un
dispositif de transmissions situé au 14 rue de l’Elysée, M. Bernard
Cazeneuve a demandé ce qu’il en était et si l’existence de ce dispositif aurait
pu concourir à désorganiser la chaîne de commandement des forces
françaises sur place.

L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que, bien que les moyens
techniques aient existé, l’Elysée disposant même d’un terminal du réseau
Syracuse, à aucun moment le chef d’état-major particulier du Président de la
République ne s’était adressé directement aux forces sur place, cela était
contraire à la déontologie de la fonction. Il a ajouté que lui-même ne l’aurait
pas accepté.
A la question relative à l’organisation des opérations, à la fois à
Paris et sur zone, l’Amiral Jacques Lanxade a répondu qu’à partir de la
guerre du Golfe, avaient été réorganisées non seulement la chaîne de
commandement des opérations militaires, qui avait été transformée en une
chaîne interarmées aux fonctions bien précises sous la conduite du chef
d’état-major des armées, mais aussi, parallèlement, la prise de décision
politico-militaire, avec l’instauration des conseils ministériels restreints. Il a
ajouté que ces conseils restreints réunissaient, en général chaque semaine
après le conseil des Ministres, le Président de la République, le Premier
Ministre, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre de la Défense, le
Ministre de la Coopération lorsqu’il s’agissait de l’Afrique, et le chef
d’état-major des armées, ainsi que quelques conseillers du Président de la
République dont le chef d’état-major particulier. C’est au cours de ce conseil
restreint qu’étaient arrêtées les décisions. Pour le Président de la République,
la coordination, semaine après semaine, se faisait là, y compris pendant la
période de cohabitation.
L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que ces conseils restreints, au
sein desquels s’engageaient des débats tout à fait libres, aboutissaient
toujours, pour le chef d’état-major des armées, à la formulation
d’instructions par le Président de la République, Chef des Armées, et ce, en
présence du Gouvernement, ce qui le mettait dans une situation
particulièrement confortable. Il a ajouté que les principaux alliés de la France
lui enviaient cette organisation, dans la mesure où elle permet d’assurer une
complète cohérence de la politique extérieure française dans les situations de
crise.
Quant à l’organisation sur le terrain, l’Amiral Jacques Lanxade a
indiqué que, dans la mesure où c’est l’ambassadeur qui est le représentant de
la France, c’est sous son couvert que s’y mènent les actions de coopération,
tant civiles que militaires. En revanche, dès que se manifeste une tension
susceptible de conduire au déclenchement d’opérations militaires, ce qui est
arrivé deux fois pendant l’opération Noroît, il y a séparation de la chaîne
diplomatique et de la chaîne militaire, tandis que la coordination se renforce à
Paris, à la fois par la multiplication des conseils restreints et par la mise en
place d’une cellule de crise au ministère des Affaires étrangères, présidée

normalement par le Ministre, mais le plus souvent par son Directeur de
cabinet.
Il a ajouté que cette organisation avait prévalu notamment lors de
l’offensive de 1993 et de l’opération Amaryllis.
Evoquant alors la situation de l’attaché de défense, qui reçoit ses
instructions du ministère de la Défense, mais est aussi très souvent en même
temps chef de la Mission d’assistance militaire, fonction pour laquelle il
reçoit ses ordres du Ministre de la Coopération, l’Amiral Jacques Lanxade a
attiré l’attention sur le fait qu’à Paris, la coopération entre l’état-major des
armées et le ministère de la Coopération se faisait de façon quasi
quotidienne, et que si, malgré cela, l’attaché de défense se trouve en
difficulté, il peut toujours se retourner vers le chef d’état-major des armées
pour lui demander des instructions.
L’Amiral Jacques Lanxade a conclu que si, sur le terrain, la situation
pouvait être ardue, la chaîne de commandement, elle, était claire.
L’Amiral Jacques Lanxade a alors indiqué que, si l’on pouvait avoir
un doute sur la nature et l’origine des incidents de la nuit du 4 au 5 octobre
1990, la décision de lancer l’opération Noroît, c’est-à-dire de déployer une
compagnie à Kigali avait été prise avant ceux-ci, et sur la foi des
informations dont la France disposait au début du mois d’octobre par
l’intermédiaire de ses représentants, indépendamment des pressions exercées
par le Président Habyarimana en vue d’une intervention française.
Il a précisé que la réalité d’une action d’envergure menée depuis
l’Ouganda par le FPR ne faisait pas de doute et que l’exiguïté du territoire
rwandais obligeait à prendre des précautions. Il a ajouté que les événements
de la nuit du 4 au 5 n’avaient amené qu’à la décision de renforcer le dispositif
d’une compagnie supplémentaire, la première compagnie arrivée ayant
essuyé des coups de feu.
M. Jacques Myard a demandé quels avaient été l’état d’esprit et
l’information du Président de la République et du Gouvernement français lors
du lancement de l’opération Noroît, puis des opérations Amaryllis et
Turquoise.
L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que le Président de la
République avait, en octobre 1990, une connaissance assez exacte de la
situation politique au Rwanda, et était conscient que le Président
Habyarimana était lui-même pris entre l’action du FPR, qui menaçait non
seulement l’intégrité du territoire mais la stabilité même du pays, et les

extrémistes hutus. C’est pourquoi le Président considérait qu’outre la
nécessaire protection de nos ressortissants, il fallait stabiliser le pays,
c’est-à-dire conforter la situation au Rwanda pour éviter ce qui s’est
finalement passé, et que, pour cela, il fallait déployer des forces, d’où
l’opération Noroît.
L’Amiral Jacques Lanxade a jugé que cette appréciation de la
situation au Rwanda était très juste. Il a ajouté que cette doctrine avait eu
cours jusqu’aux accords d’Arusha, après lesquels la France s’était retirée et
avait passé la main aux Nations Unies.
En revanche, il a expliqué que l’opération Amaryllis procédait d’une
autre logique. Les combats ayant repris après l’attentat -il y avait un bataillon
du FPR cantonné à Kigali- il est apparu très vite qu’il fallait évacuer les
ressortissants français, ce qui fut techniquement réussi.
Enfin, l’opération Turquoise est due au fait que, dans les semaines
qui suivent l’opération Amaryllis, on a pris conscience qu’un véritable
génocide était en train de se dérouler. La question d’une intervention pour
arrêter les massacres s’est posée alors au Président de la République et au
Gouvernement : elle n’était pas simple à résoudre car la France était accusée
d’avoir soutenu le Président Habyarimana et le FPR la considérait comme
très opposée à sa propre action. Cependant, aucun pays ne voulant
intervenir, la décision a finalement été prise de le faire.
Des discussions internes ont néanmoins eu lieu au sein des conseils
restreints pour savoir quelle forme donner à l’intervention. Personnellement,
il a estimé qu’en intervenant à Kigali même, la France risquait d’être
considérée comme se plaçant en situation d’interposition au profit des
responsables du génocide. Par ailleurs, d’un point de vue technique,
l’opération aurait risqué d’être très difficile et coûteuse sur le plan militaire,
la France n’ayant plus le contrôle de l’aéroport ; c’est pourquoi il était
opposé à une intervention à Kigali. Dès lors que la décision était de mener
une opération clairement humanitaire, la seule solution était de la développer
à partir du Zaïre. C’est donc ce qui a été fait.
M. Michel Voisin, après avoir rappelé que les effectifs des FAR
s’élevaient à 5 000 hommes en 1990, a demandé une estimation de ceux du
FPR.
L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que les effectifs des FAR
étaient, en 1990, probablement plus proches de 10 000 que de 5 000 mais
que ceux-ci étaient très mal entraînés. Les forces du FPR n’étaient que de
quelques milliers d’hommes mais il fallait tenir compte de celles présentes de

l’autre côté de la frontière. En conséquence, lorsque la tension est devenue
forte, et afin de faire face à un éventuel effondrement des FAR, le dispositif
Noroît a été augmenté jusqu’à atteindre un régiment.
M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur la signification des
propos de l’Amiral Jacques Lanxade, selon lesquels la présence française au
Rwanda avait pour but de manifester un signe clair face à une volonté de
déstabilisation. Il a également souhaité savoir ce que l’Amiral voulait dire en
déclarant que, s’il y avait eu un échec, ce n’était pas l’échec de la France.
L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’en 1990, la France était
consciente du risque que courait le Rwanda, sous la double pression du FPR,
prêt à conquérir le pouvoir par la force, et des extrémistes hutus, prêts à s’y
opposer. Le Président Habyarimana apparaissait comme le seul responsable à
pouvoir éviter la tragédie. L’opération Noroît, qui a aussi permis d’évacuer
850 personnes, avait pour rôle de stabiliser le pays et d’inciter le Président
Habyarimana à oeuvrer pour la réconciliation nationale. La France a préservé
la stabilité du Rwanda jusqu’aux accords d’Arusha et a passé ensuite la main
aux Nations Unies. C’est au moment où on pouvait espérer que la situation
allait s’améliorer que le Président a été assassiné.
L’Amiral Jacques Lanxade a regretté l’échec qui a suivi les accords
d’Arusha mais cet échec est d’abord celui de la communauté internationale,
pas celui de la France qui a fait tout ce qu’elle pouvait.
M. Jacques Myard a demandé si, compte tenu du savoir-faire des
Français, l’enchaînement des événements aurait pu être différent, à supposer
que l’opération Noroît ait continué au lieu d’être relayée par la MINUAR.
L’Amiral Jacques Lanxade s’est refusé à réécrire l’Histoire et a
précisé que la politique de la France était, à cette époque, de s’effacer devant
les Nations Unies. Il a souligné que le problème des moyens d’action et du
rôle de la communauté internationale était d’actualité après les échecs de la
Somalie et du Rwanda et que l’enjeu était d’éviter de revenir au choc des
intérêts des puissances, tel qu’on pouvait l’observer avant 1989.
M. Pierre Brana a demandé sur quel fondement juridique les forces
françaises étaient intervenues en octobre 1990 pour stabiliser la situation,
alors qu’il n’existait pas d’accord de défense liant la France au Rwanda. Il a
souhaité connaître les moyens militaires fournis par la France au Rwanda,
une fois l’opération Noroît démantelée, fin 1993. Enfin, il a rappelé que deux
thèses principales prédominaient pour expliquer l’attentat du 6 avril.

Le Président Paul Quilès est intervenu pour affirmer qu’il y avait
au moins quatre thèses en présence.
M. Pierre Brana a précisé qu’il ne voulait retenir que les deux
principales : celle qui met en cause les extrémistes hutus, défendue semble-til par la DGSE, et celle qui accuse le FPR, soutenue semble-t-il par les
renseignements militaires. Il a demandé s’il était exact qu’il y avait des
appréciations différentes selon nos services et quel était à ce sujet le
sentiment personnel de l’Amiral Lanxade.
L’Amiral Jacques Lanxade a expliqué que l’opération Noroît
s’était déployée sur décision du Président de la République française,
M. François Mitterrand, à la demande du Président du Rwanda,
M. Habyarimana. Cette opération peut donc s’inscrire dans le cadre de
l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui autorise la légitime défense. Il
a fait remarquer que ce n’était pas un cas isolé : la France est intervenue à
plusieurs reprises au Tchad, alors même qu’il n’existait pas d’accord de
défense avec ce pays.
En ce qui concerne l’aide militaire accordée au Rwanda après les
accords d’Arusha, l’Amiral Jacques Lanxade a renvoyé cette question au
Ministre de la Coopération. Il a toutefois rappelé que seuls quelques
coopérants de l’assistance militaire technique avaient été maintenus et que
leur aide s’est révélée particulièrement utile dans le cadre de l’opération
Amaryllis puisqu’elle a permis à nos avions de se poser sans risques majeurs
sur l’aéroport.
L’Amiral Jacques Lanxade s’est refusé à choisir entre les deux
thèses concernant l’attentat contre l’avion présidentiel et a émis des doutes
sur l’adhésion de tel ou tel service à telle ou telle hypothèse. Il a estimé
qu’aujourd’hui personne n’était en mesure de dire ce qui s’est passé
exactement.
M. François Lamy a demandé quelles instructions concernant
l’évacuation des non-Européens avaient été données à nos forces dans le
cadre de l’opération Amaryllis. Il a souligné à ce propos que de nombreux
membres de la famille de M. Habyarimana et dirigeants hutus avaient pu être
évacués.
Il a également souhaité savoir quelles avaient été les missions
confiées aux forces spéciales lors de l’opération Turquoise et s’il y avait eu
des affrontements armés entre militaires français et FPR.

L’Amiral Jacques Lanxade a expliqué comment s’organisaient les
opérations d’évacuation. Une fois la décision d’évacuer prise par l’autorité
politique, notamment sur la proposition de notre ambassadeur, une cellule de
crise est réunie au Quai d’Orsay, dont les missions principales sont de
proposer des directives d’évacuation au Président de la République et au
Gouvernement et d’assurer la coordination entre la chaîne diplomatique et la
chaîne militaire. C’est ce qui s’est passé pour l’opération Amaryllis. Les
ressortissants français ont été évacués, ainsi que des Européens, des
Américains, des Canadiens, des Russes et des Africains. En ce qui concerne
les Rwandais, l’ambassadeur avait recueilli un certain nombre de personnes
dont il estimait que la vie était menacée et il a demandé des instructions à
Paris. Ces personnes ont finalement été évacuées soit vers Bujumbura, soit
vers Bangui, par les autorités militaires, conformément aux directives.
L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que le commandement des
opérations spéciales est intervenu au début de l’opération Turquoise jusqu’à
l’installation, à Goma, de son poste de commandement par le Général
Lafourcade. Il s’agissait de conduire à distance, par des moyens de
transmission sophistiqués, des opérations spécifiques, réalisées par des unités
de faible effectif -300 en l’occurrence- habituées à agir dans des conditions
difficiles. Ces unités ont été déployées les premières au Rwanda et leur
commandement a été transmis au Général Lafourcade dans les quarante-huit
heures qui ont suivi, une fois que son quartier général a été installé à Goma.
La mission de ces unités était celle de Turquoise : arrêter les massacres et
protéger les personnes menacées.
L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’une fois reçue, un mercredi
en conseil restreint, l’instruction de préparer l’opération Turquoise, il a fallu
construire un plan d’opérations et affréter des moyens logistiques pour
transporter les 3 000 hommes prévus. Une demande d’aide adressée aux
Etats-Unis est restée sans réponse. Aussi a-t-il fallu se retourner vers des
sociétés d’affrètement russes et ukrainiennes. La confirmation de la décision
a été donnée le dimanche. L’intervention a commencé le mercredi suivant,
après le vote de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies et, dès
le jeudi, 300 hommes étaient sur place et commençaient à arrêter les
massacres. Sur le plan technique, l’opération Turquoise a donc été menée
avec une grande efficacité.
L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé la préoccupation exprimée par
le Premier Ministre, M. Edouard Balladur, soucieux de s’assurer que nos
forces avaient la capacité d’assurer l’intégrité de la zone humanitaire sûre. Il
a déclaré n’avoir aucune connaissance de pertes subies par le FPR et a
signalé que le seul incident vraiment sérieux avec ce dernier s’était produit

lorsqu’il avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la frontière, en face
de Goma. La France avait répliqué en faisant voler ses avions de combat,
basés à Kisangani, et en menaçant de détruire les batteries de mortiers du
FPR. Il a précisé que le FPR avait dès lors compris qu’il valait mieux en
rester là.
L’Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que des
représentants des autorités françaises avaient rencontré des représentants du
FPR à Kigali afin de leur expliquer clairement que l’opération Turquoise
répondait à des objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire
la zone humanitaire sûre aux combattants.
M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord souligné que la France était
présente au Rwanda à la fois au titre des accords de 1975 et en application
d’une décision du Président de la République, répondant à une demande des
autorités rwandaises consécutive à une invasion de leur pays. Il s’est ensuite
interrogé sur le cumul des fonctions qui veut que l’attaché de défense soit
aussi en même temps, dans certains cas, le commandant des opérations
militaires sur place et s’est demandé si cette confusion était souhaitable,
notamment en cas de crise. Il a demandé si, de 1990 à 1994, l’assistance
militaire technique et les détachements d’assistance militaire et d’instruction
avaient toujours relevé de la Mission militaire de coopération ou s’il y avait
eu des exceptions dont il a souhaité connaître les raisons.
Il a enfin abordé la question de l’évacuation, dans le cadre
d’Amaryllis, des ressortissants rwandais travaillant à la mission de
coopération ou auprès de nos représentants diplomatiques et a conclu en
demandant si, en dehors de nos forces classiques présentes au titre des
différentes opérations, des missions militaires spéciales avaient été effectuées
au Rwanda et quelle en était la nature.
L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que les structures de
coopération mises en place au Rwanda ne différaient en rien des dispositifs
que l’on retrouve dans les autres pays où nous sommes présents. Il a estimé
que la réunion sous un même commandement de la mission d’assistance
militaire et du détachement Noroît traduisait clairement l’unité de la politique
française représentée par l’ambassadeur mais qu’en situation de crise, proche
de la conduite des opérations de combat, comme en février 1993, il était
procédé à la séparation des chaînes de responsabilités, la gestion de la chaîne
militaire relevant dès lors clairement du chef d’Etat-major des armées et du
centre opérationnel des armées. Il s’est félicité de la souplesse de notre
système qui permet de passer ainsi d’une organisation à une autre.

S’agissant de l’assistance militaire technique (AMT) et du
détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), ceux-ci sont
placés sous l’autorité du ministère de la Coopération qui en assure le
financement et reçoivent leurs instructions du chef de la mission militaire de
coopération mais le chef d’Etat-major des armées suit avec beaucoup
d’attention l’activité de ces deux structures car elles contribuent à la mission
d’ensemble et constituent une source de renseignements sur la situation
militaire. Il a fait enfin remarquer que la présence d’un petit détachement sur
place est toujours utile si nous avons besoin d’intervenir, mais a souligné que
les DAMI ne participaient pas aux opérations proprement dites.
L’opération Amaryllis a obéi aux ordres de rapatriement donnés par
Paris et il conviendrait d’interroger l’ambassadeur sur les critères qui l’ont
conduit à rassembler un certain nombre de personnes menacées, que le
Gouvernement français avait choisi de protéger. Il a précisé qu’il
n’appartenait pas aux militaires de faire le tri entre les personnes à évacuer.
Aucune mission militaire spéciale, qui aurait été effectuée par des
militaires relevant du commandement des opérations spéciales (COS) ou de
l’état-major sur place n’a eu lieu au Rwanda.
A la question du Président Paul Quilès s’interrogeant sur
d’éventuels contrôles d’identité autour de Kigali pendant l’opération Noroît,
l’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’il s’agissait là d’une mission de
protection de nos ressortissants. Compte tenu de l’exiguïté du pays, des
postes avancés avaient été placés au Nord de Kigali pour s’assurer qu’il n’y
avait pas d’arrivée de forces du FPR, mais il n’y avait pas eu de contrôles
d’identité stricto sensu. Répondant à une question sur la tenue des
coopérants militaires (AMT et DAMI), il a précisé que ceux-ci opéraient
sous uniforme rwandais, ce qui contribuait à leur protection.
Il a également souligné que nos forces n’avaient pas participé aux
combats aux côtés des FAR, même si la petitesse du territoire faisait, qu’en
accomplissant leur mission d’assistance technique et de conseil, les
coopérants militaires français pouvaient se retrouver à proximité des zones
d’engagement.
M. Yves Dauge s’est demandé si, au fond, avec l’opération Noroît,
nous ne nous sommes pas trouvés pris dans un engrenage, dans une situation
que nous ne souhaitions pas et si notre présence, justifiée par la nécessité de
sécuriser la région, ne nous a pas conduits à nous engager trop nettement et
à donner le sentiment que la France apportait à l’un des camps son soutien
actif. Il a estimé qu’entre l’engagement militaire et la participation à des
actions d’instruction sur le terrain la marge était parfois bien étroite et s’est

demandé s’il n’y avait pas là une situation de confusion qui s’était sans doute
retournée contre nous.
M. François Loncle est intervenu à propos du rôle des Etats-Unis
qui auraient contribué à la formation du FPR en Ouganda.
L’Amiral Jacques Lanxade a considéré que la France n’avait pas
été prise dans un engrenage mais qu’elle avait voulu pousser les parties à
négocier en vue d’une solution politique. Toutefois le FPR ayant poursuivi
son action armée, il nous a fallu en tenir compte et nous adapter en modifiant
notre dispositif au fur et à mesure de l’évolution de la situation sur le terrain.
Ce qui apparaissait de plus en plus nettement, ce n’était pas le sentiment, qui
n’a d’ailleurs jamais été exprimé dans les instances de décision comme le
conseil restreint, que nous étions pris dans un engrenage mais plutôt la
nécessité d’une solution diplomatique, au fur et à mesure qu’avançaient les
négociations d’Arusha et que s’aggravaient les tensions sur le terrain.
Il a indiqué que l’implication des Etats-Unis n’avait pas constitué un
élément essentiel au plan diplomatique, dans la mesure où son action n’était
pas allée au-delà de la formation de certains cadres du FPR. En revanche, le
problème sérieux était celui de l’implication du voisin du Nord.
Répondant à M. François Lamy qui s’interrogeait sur le rôle du
Général Huchon à ses côtés, quand il occupait les fonctions de Chef de
l’état-major particulier du Président de la République, l’Amiral Jacques
Lanxade a répondu qu’il était son adjoint, plus particulièrement chargé du
dossier des affaires africaines, et qu’il agissait sur la base des instructions
qu’il recevait.
Le Président Paul Quilès a précisé que la mission d’information
recevrait le Général Huchon, comme tous les autres responsables militaires et
civils. Il a enfin évoqué les propos qu’aurait, selon la presse, tenus le Général
Dallaire selon lesquels, d’une part, la France serait intervenue pour qu’il
quitte le commandement de la MINUAR, et, d’autre part, il aurait donné
l’ordre de tirer sur les avions français si, après l’attentat contre l’avion du
Président Habyarimana, les parachutistes français avaient « sauté sur
Kigali ». Le Président Paul Quilès a souhaité connaître le sentiment de
l’Amiral Jacques Lanxade sur de telles affirmations.
L’Amiral Jacques Lanxade a déclaré n’avoir aucun souvenir
d’une intervention de la France pour écarter le Général Dallaire ; celui-ci
remplissait la fonction qui était la sienne à Kigali. C’est au moment de
l’opération Turquoise que les relations avec le Général Dallaire ont pu être
tendues, la France voulant qu’il fasse bien comprendre au FPR que l’objectif

de cette opération était humanitaire et qu’il n’était pas question pour les
autorités françaises d’agir au profit de l’un des deux camps.
L’Amiral Jacques Lanxade a récusé l’hypothèse selon laquelle le
Général Dallaire aurait voulu tirer sur les avions français, d’abord parce qu’il
n’a jamais été question d’en envoyer à Kigali pour y larguer des unités
parachutistes, ensuite parce qu’il n’aurait pas eu les moyens de les abattre. Il
a estimé impensable que le Général Dallaire, qu’il connaît personnellement,
ait pu tenir de tels propos. Il convient néanmoins de garder à l’esprit que le
Général Dallaire est un homme durement marqué par ce qu’il a vécu au
Rwanda.

Audition de M. Faustin TWAGIRAMUNGU
Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, Premier Ministre du
Rwanda (juillet 1994-août 1995)
(séance du 12 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Faustin Twagiramungu et le remerciant de sa venue
devant la mission d’information, le Président Paul Quilès a rappelé que, dès
mars 1991, il avait participé à la fondation du Mouvement démocratique
républicain (MDR) dans le cadre de l’ouverture politique acceptée par le
Président Habyarimana à la fin de l’année 1990, qu’en septembre 1992, il
avait accédé à la présidence de ce parti et y avait pris des positions favorables
à la négociation avec le FPR et que, le 23 juillet 1993, il avait été désigné par
le Conseil des Ministres comme candidat au poste de Premier Ministre dans
le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords
d’Arusha. Il a ajouté que M. Faustin Twagiramungu, après avoir vu sa vie
menacée pendant le génocide, avait été nommé Premier Ministre le 17 juillet
1994, après la victoire du FPR et qu’il avait démissionné de ses fonctions le
25 août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a en préalable expliqué que, loin de se
prétendre expert de l’histoire et de la politique de son pays, qualité qu’il
laissait aux chercheurs de différentes institutions, aux spécialistes du Rwanda
et à divers membres d’associations humanitaires et de défense des droits de
l’homme occidentales, venus, pour certains d’entre eux, exposer à la mission
comment ils suivaient, de loin, la situation de son pays, il relaterait, non pas
ce qu’il avait lu ou entendu, mais ce qu’il avait vu et vécu.
Il a tout d’abord rappelé qu’après la conférence de La Baule de juin
1990, le Président Habyarimana avait déclaré le 5 juillet 1990, que son parti,
le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND)
allait subir une révision de ses principes politiques, une sorte
d’aggiornamento, et que le pays allait connaître un processus de
démocratisation grâce à la réactivation du système multipartite en suspens
depuis 1965.
Soucieux de le prendre au mot, trente-trois Rwandais, dont
lui-même, avaient alors adressé au Président, le 1er septembre 1990, une
lettre confirmant qu’effectivement, le peuple rwandais manifestait un grand
intérêt pour le rétablissement d’un système multipartite au Rwanda. Les

Rwandais avaient ensuite entrepris d’élaborer les programmes et les statuts
de leurs différentes formations politiques, en attendant que la nouvelle
constitution soit promulguée et la loi sur les partis politiques publiée au
Journal officiel. En juillet 1991, les premiers partis politiques étaient agréés,
en août 1991 ils commençaient leurs meetings publics et en janvier 1992, ils
réclamaient leur participation à un gouvernement de transition qui devait
préparer des élections démocratiques.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, face à la répugnance du
Président de la République à répondre rapidement à cette interpellation, les
partis politiques d’opposition avaient décidé d’organiser une manifestation
dans la ville de Kigali, laquelle avait mobilisé près de 50 000 personnes. Le
Président, ayant pris la mesure de la très grande force de l’opposition
naissante, a alors accepté d’engager des négociations avec les responsables
de ces partis sur un programme gouvernemental minimum dans la
perspective d’un partage des pouvoirs. Ces négociations ont abouti à la
constitution d’un gouvernement dirigé par un membre du MDR, M. Dismas
Nsengiyaremye.
M. Faustin Twagiramungu a alors évoqué les conséquences de la
guerre sur le processus de démocratisation. Il a rappelé que, le 1er octobre
1990, l’Ouganda avait imposé au Rwanda une guerre qui allait durer pendant
quatre ans. Il a fait observer que cette guerre avait été bien préparée sur le
plan médiatique. Il a expliqué qu’elle était dirigée par un vice-Ministre de la
Défense du Gouvernement ougandais et chef d’état-major de l’armée
ougandaise, la National Resistance Army, le Général Major Fred Rwigyema,
et que, après sa mort sur le champ de bataille, deux jours après le début des
combats, celui-ci avait été remplacé par le Major Paul Kagame, alors Chef
des services de renseignement militaire de l’armée ougandaise, aujourd’hui
l’homme fort du Rwanda.
Il a ajouté que le FPR se présentait alors comme une organisation
démocratique représentant 2,5 millions de Rwandais exilés, ce qui n’était pas
vrai, et qu’il accusait le régime du Président Habyarimana d’être dictatorial et
d’avoir refusé à ces exilés le retour pacifique dans leur pays.
Il a insisté sur le fait que l’acceptation par le Président Habyarimana
du retour des réfugiés rwandais, dans une déclaration prononcée en Ouganda
en 1989, au cours de la visite officielle qu’il avait faite dans ce pays, l’accord
intervenu entre le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), l’Ouganda et
le Rwanda pour étudier les modalités pratiques de ce retour et enfin
l’ouverture du Rwanda à un système multipartite destiné à mettre fin à sa
propre dictature constituaient un changement positif et rapide de son attitude
sur la question des réfugiés et celle de sa politique intérieure, et mettaient le

FPR dans une situation inconfortable, en le privant d’arguments sur ces deux
points, alors qu’ils constituaient l’ossature de sa campagne politique.
Il a précisé que, depuis 1989, plusieurs réunions de la commission
tripartite sur la question des réfugiés s’étaient tenues au Rwanda et en
Ouganda, en vue d’examiner la faisabilité du retour des réfugiés rwandais ; il
a également fait remarquer que l’attaque avait eu lieu le 1er octobre, alors
qu’une dernière réunion de finalisation du dossier des réfugiés devait avoir
lieu à Kigali, dans le courant de ce même mois d’octobre et qu’en septembre
1990, les partis politiques avaient déjà commencé à se structurer.
M. Faustin Twagiramungu en a conclu qu’en définitive, les raisons
avancées par le FPR pour lancer son attaque contre le Rwanda, à savoir
l’instauration de la démocratie et le retour des réfugiés, en dissimulaient les
vraies causes. Selon lui, cette guerre soutenue par l’Ouganda en guise de
récompense des services rendus au Président Museveni par les
rwandophones pour lui permettre de l’emporter sur le régime Obote en
janvier 1986, s’était fixé comme objectif le démantèlement de l’Etat rwandais
et la conquête d’un pouvoir sans partage par tous les moyens. Il a ajouté que
la situation actuelle du pays était plus qu’éloquente à ce sujet.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite énuméré sept événements
importants qui avaient marqué cette guerre :
— les assassinats de paysans par le FPR dans la préfecture de
Byumba dans le nord du pays. Ils provoquèrent la panique et furent la cause
de l’exode d’un nombre croissant de déplacés qui s’élevait à près de
300 000 en juin 1992. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il avait visité
les camps de déplacés à l’époque et qu’il avait pu constater lui-même la
misère de ces gens contraints à l’exil dans leur propre pays ;
— la libération de la prison de Ruhengeri dans le nord-ouest du
Rwanda. Cette opération avait fortement affaibli la crédibilité du
gouvernement rwandais et fait prendre conscience au peuple rwandais de la
gravité de la guerre ;
— l’assassinat de paysans du Bugesera, au sud de Kigali, par les
agents du MRND ;
— le massacre des paysans bagogwe par les agents du MRND dans
les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi, ainsi que les massacres de Kibilira
dans cette même préfecture ;

— les massacres de paysans hutus par le FPR, dans la
sous-préfecture de Kirambo, préfecture de Ruhengeri, dans le nord du pays ;
— la reprise des hostilités à grande échelle par le FPR, en février
1993 ; sous prétexte d’arrêter les massacres, le FPR avait fait progresser ses
troupes jusqu’à vingt kilomètres de Kigali et s’était emparé d’une bonne
partie de la préfecture de Byumba ;
— la fuite des habitants des préfectures de Ruhengeri et de Byumba
devant le FPR et leur installation à six kilomètres de Kigali, ce qui
représentait environ un million de personnes sans abri, éparpillées dans une
région affectée par la guerre.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, malgré la guerre, le
processus de démocratisation avait continué dans le pays. Il a fait observer
que le gouvernement de transition avait dû cependant concentrer, à partir de
juin 1992, tous ses efforts sur les négociations de paix, plutôt que sur
l’organisation de la conférence nationale alors que celle-ci avait, de façon
remarquable, mobilisé un très grand nombre de personnes parmi la
population. Il a indiqué que la guerre avait également provoqué le clivage des
partis politiques entre une tendance dite modérée, qui soutenait le retour
pacifique des Rwandais tutsis dans le cadre de la signature d’un accord de
paix et une autre dite Hutu Power, proche du MRND, dont les membres ne
voyaient comme solution qu’une victoire militaire des FAR sur les forces du
FPR, quel qu’en soit le prix. Il a précisé que ceux qui voulaient la paix
négociée, comme lui-même, étaient globalement traités par les autres de
« complices » du FPR.
Abordant alors le rôle de la France dans le processus de
démocratisation au Rwanda, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que celuici avait été important. Il a précisé qu’il s’était manifesté de deux façons,
d’abord par le rappel de la nécessité du respect des exigences de l’Etat de
droit, des droits de l’homme et des principes démocratiques pour permettre
un développement harmonieux, selon la doctrine développée à La Baule par
le Président François Mitterrand, ce rappel valant pour tous les pays africains
bénéficiant de l’aide de l’Etat français, mais aussi par une action beaucoup
plus concrète : en effet, la France intervenait pour donner des conseils aux
partis politiques naissants, expliquer ce qu’était la démocratie et, en même
temps, exerçait des pressions sur le Président Habyarimana en vue de laisser
ces partis continuer leur activité malgré la guerre qui pesait lourdement sur le
pays.
Il a cité l’exemple d’une visite à Kigali de M. Paul Dijoud, alors
Directeur des Affaires africaines au Quai d’Orsay, au cours de laquelle celui-

ci, ayant réuni les responsables des partis d’opposition, leur avait dit d’aller
de l’avant mais tout en recherchant une meilleure collaboration avec le
Président de la République rwandaise.
Il a également expliqué que les responsables des partis politiques de
l’opposition, dont lui-même, alors président du MDR, étaient même parfois
venus à Paris pour rencontrer les autorités chargées du dossier du Rwanda,
et qu’à Kigali, ces mêmes responsables de partis rencontraient souvent
l’ambassadeur de France, M. Georges Martres puis M. Jean-Michel Marlaud,
pour discuter des questions relatives à la démocratisation du pays ainsi que
des questions liées à la guerre et aux négociations d’Arusha.
Il a estimé que ce sont ces rencontres, jointes à la pression de la
France sur le Président de la République du Rwanda et sur son parti, le
MRND, qui avaient permis d’amorcer les véritables négociations de paix
avec le FPR. Il a insisté sur le fait que les contacts préliminaires entre le
Gouvernement rwandais et le FPR, qui avaient permis de fixer le calendrier
des négociations et de définir les points essentiels à débattre lors des
rencontres suivantes, avaient eu lieu à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous les
auspices de la France.
S’agissant de la guerre, il a estimé qu’il était normal, eu égard à
l’isolement et à la pauvreté de son pays, que le Président Habyarimana ait eu
besoin d’une assistance et qu’il s’agissait alors, non pas d’organiser le
génocide mais bien de défendre un pays attaqué.
M. Faustin Twagiramungu a alors traité de la coopération
franco-rwandaise.
Il a rappelé que, peu après son indépendance, le Rwanda avait fait le
choix d’adhérer aux organisations régionales réunissant tous les pays
francophones d’Afrique, et qu’il avait ainsi été agréé en 1962 comme
membre de l’UAM, l’Union africaine et malgache, devenue plus tard
l’Organisation commune africaine et malgache, l’OCAM, ainsi que des
organisations spécialisées de cette institution, telle que l’UAMTP ou
l’UMCA qui avait son siège à Kigali et qui formait les ingénieurs en
statistique.
Il a ajouté que l’arrivée au pouvoir du Président Habyarimana en
1973 avait permis le renforcement de la coopération bilatérale entre le
Rwanda et la France, qui avait conduit notamment à la conclusion d’un
accord de coopération militaire en 1975, le Rwanda diversifiant ainsi, comme
c’était son droit, ses partenaires.

Il a estimé que les rapports entre le Président François Mitterrand et
le Président Habyarimana n’étaient pas privilégiés, mais qu’ils résultaient, à
son avis, d’une coopération qui s’était tissée au fil du temps. Il a précisé que
ces rapports n’étaient pas sans intérêt pour un petit pays comme le Rwanda,
lequel, bien qu’il n’ait pas été colonisé par la France, aspirait à entretenir,
comme il est naturel, de bonnes relations avec une grande puissance. Il a
ajouté que le Rwanda d’alors étant un pays francophone, la population
rwandaise était prédisposée, si l’on tient compte de la dimension culturelle, à
communiquer plus facilement avec le peuple français.
Il a précisé que la coopération franco-rwandaise avait permis, entre
autres, la création d’une gendarmerie nationale, ainsi que la formation des
officiers gendarmes, et que l’école de la gendarmerie nationale, l’EGNA,
située à Ruhengeri et très bien connue de la population, était le fruit de cette
coopération.
Il a ajouté que la coopération franco-rwandaise loin de se limiter
aux questions de sécurité, s’étendait à d’autres domaines, notamment
économique et surtout socioculturel et que la France, par l’intermédiaire de
la Caisse de coopération économique, avait assisté le Rwanda dans divers
projets de développement. Il a cité la construction d’une école primaire,
appelée Ecole française, d’un lycée, du centre culturel franco-rwandais de
Kigali, la formation d’agronomes au groupe scolaire de Butare, l’envoi de
professeurs à l’université nationale du Rwanda et dans divers collèges,
l’attribution de bourses aux étudiants rwandais pour leur permettre de venir
en France, la prise en charge de l’hôpital de Ruhengeri, la promotion du
tourisme, avec la construction des hôtels Méridien de Kigali et de Gisenyi, la
construction du centre d’accueil des chefs d’Etat de la conférence francoafricaine, le jumelage entre la préfecture de Butare et le département du
Loiret et l’élargissement de la coopération militaire, qui avait été limitée dans
un premier temps à la formation de la gendarmerie.
M. Faustin Twagiramungu a alors jugé que l’intervention de la
France, en même temps que celle de la Belgique et du Zaïre en octobre 1990,
s’inscrivait non seulement dans le cadre précis des accords de coopération
militaire, mais aussi dans celui des bonnes relations établies entre les deux
pays.
Il a rappelé que, si l’opposition avait dénoncé les crimes du
Président Habyarimana, en particulier l’assassinat mystérieux de son
prédécesseur et de certains de ses ministres, si elle l’avait mis en cause pour
sa façon contestable de gouverner et notamment pour le népotisme qui
prévalait dans son entourage, si elle avait dénoncé la constitution d’une
armée régionale en lieu et place d’une armée nationale, le manque d’un projet

de société répondant aux aspirations des citoyens à vivre ensemble et l’avait
régulièrement traité de dictateur, et même de dictateur fatigué, jamais le
Président Habyarimana n’avait été accusé d’être l’ennemi des Tutsis. On
disait même au contraire que le coup d’Etat qu’il avait fait les avait favorisés,
et qu’en tout état de cause, il leur avait ouvert le secteur privé où ils étaient
devenus prospères.
C’est pourquoi M. Faustin Twagiramungu a incité les analystes de la
crise rwandaise à éviter l’amalgame entre la question des Tutsis de l’intérieur
sous le régime du Président Habyarimana et celle des réfugiés tutsis établis
dans les pays limitrophes depuis trente ans. Il a précisé que les différences
entre eux étaient grandes notamment sur le plan culturel. Il a ajouté que la
guerre dite de libération n’avait jamais été souhaitée, ni par les Tutsis de
l’intérieur d’une manière générale, ni par les Hutus de l’opposition, ni même
par un certain nombre de réfugiés pour lesquels la question de leur retour
pacifique était en passe d’être réglée.
S’agissant du détachement Noroît et des conditions de son départ,
M. Faustin Twagiramungu a exposé qu’après l’attaque du FPR dans la
région de Ruhengeri et de Byumba, en février 1993, il avait été convenu
d’envoyer une délégation commune réunissant les partis politiques
d’opposition et le parti du Président Habyarimana, le MRND, à Bujumbura.
Cette délégation devait négocier avec le FPR le retrait de ses troupes de la
région de Byumba et des abords de Kigali. Le MRND ayant refusé à la
dernière minute de se joindre à la délégation, seuls les représentants des
partis politiques de l’opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent
la délégation du FPR. Celle-ci s’avéra déterminée à n’accepter le retrait de
ses forces que si les forces françaises acceptaient de faire de même en
quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les négociations de paix
puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la zone qu’ils
occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît devait
partir. Comme les partis politiques d’opposition privilégiaient la solution
négociée et que les accords de paix d’Arusha prévoyaient le déploiement
d’une force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR
des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur
était apparu comme acceptable. C’est pourquoi les partis d’opposition
recommandèrent au gouvernement d’examiner le retrait des troupes
françaises. M. Faustin Twagiramungu a alors précisé que ces troupes avaient
quitté le Rwanda lors de l’arrivée des forces de la mission des Nations Unies
au Rwanda au mois de novembre 1993.
Evoquant alors la signature de l’accord de paix d’Arusha et les
difficultés de sa mise en application, M. Faustin Twagiramungu a expliqué

que cette signature, négociée pendant quatorze mois sous l’égide de l’OUA,
de l’ONU et de grandes puissances dont la France, l’Allemagne, les
Etats-Unis et la Belgique, avait donné espoir au peuple rwandais qui croyait
ainsi se mettre à l’abri d’une débâcle. Il a ajouté que tous, y compris le
Président Habyarimana, étaient alors convaincus que la paix était possible au
Rwanda, mais que l’assassinat, le 21 octobre 1993, par des militaires
extrémistes de l’armée burundaise à dominance tutsie, du Président
burundais, Melchior Ndadaye, Hutu, et premier Président démocratiquement
élu dans son pays, avait terriblement ébranlé la confiance des Rwandais dans
les chances d’une coexistence pacifique fondée sur le partage du pouvoir
entre les composantes de la société rwandaise, telle que la prévoyait l’accord
de paix.
Il a ajouté que le retard de plus de deux mois dans la constitution et
l’envoi de la force internationale au Rwanda, la MINUAR, dont l’arrivée
était initialement prévue dans les trente-sept jours suivant la signature de
l’accord, avait été un autre facteur d’hésitation dans sa mise en application.
En effet, le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par
l’accord d’Arusha n’ayant pas pu être mis en place à la date prévue, à cause
du retard du déploiement des forces de la MINUAR, le parti CDR, Coalition
pour la défense de la République, profita de ce délai pour réclamer sa
participation aux institutions alors qu’il avait auparavant refusé de signer le
code d’éthique politique qui constituait une condition préalable à cette
participation.
Il a précisé que cette manoeuvre, qui modifiait les termes de
l’accord de paix, avait donné au FPR l’occasion de radicaliser ses positions.
Le FPR refusa d’envoyer ses députés à la cérémonie de prestation de serment
pour la mise en place du parlement de transition à base élargie, prévue par
l’accord de paix, et se mit ouvertement à préparer la guerre, au vu et au su
de tout le monde.
M. Faustin Twagiramungu a cité plusieurs signaux qui montraient
qu’on allait vers la guerre : les gens creusaient sans relâche des tranchées en
pleine capitale, le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone
de Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé
par les accords d’Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son
effectif en prévision des combats.
Il a ajouté que le Président Habyarimana avait tenté en vain de
s’entretenir en tête à tête avec le général Kagame pour essayer d’aplanir les
divergences quant à la mise en place des institutions, avant l’installation du
bataillon du FPR dans la capitale. Le Président Museveni avait en effet
accepté d’organiser à Entebbe au mois d’octobre 1993 une rencontre entre

les parties. En sa qualité de Premier Ministre désigné par les accords de paix,
M. Faustin Twagiramungu faisait partie de la délégation du Gouvernement
rwandais. Cependant, après les civilités d’usage, il ne put y avoir de tête-àtête entre les deux protagonistes, le Général Kagame ayant refusé de
s’entretenir avec le Président Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a indiqué que, déçu par ce manque
d’ouverture de la part d’un adversaire politique mais futur partenaire, le
Président Habyarimana s’était résolu lui-même à radicaliser ses positions
mais que cette radicalisation n’avait profité qu’au Général Kagame qui en
avait fait une exploitation politique, et surtout médiatique, pour diaboliser
davantage son adversaire.
Il a rappelé que l’accord d’Arusha n’avait laissé aucun pouvoir au
Président Habyarimana, sauf celui de cosigner avec un Premier Ministre de
l’opposition certaines lois et documents officiels et qu’après vingt ans de
pouvoir sans partage, il pouvait être difficile pour un dictateur de se rendre
compte que l’accord qu’il avait signé lui-même mettait presque fin à ses
fonctions.
Il a ajouté que les rumeurs de destitution future du Président
Habyarimana propagées à Kigali par le FPR avaient contribué encore
davantage à renforcer sa résistance à l’application de l’accord de paix et à lui
faire rechercher des appuis dans d’autres partis politiques en vue de
constituer une minorité de blocage au Parlement. Il a ajouté que, le 5 janvier
1994, c’est parce que le Président Habyarimana croyait avoir atteint son
objectif de disposer de cette minorité de blocage, qu’il avait accepté de
prêter serment conformément à l’accord de paix d’Arusha, sans se soucier en
revanche des procédures légales régissant la désignation des membres du
parlement de transition à base élargie.
Il a alors énuméré les principales raisons qui ont entravé la mise en
application de l’accord de paix d’Arusha : la formation et l’entraînement des
milices ; la politisation de l’armée ; la radio des Mille collines ; la division du
MRND en des factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier
Ministre de l’opposition et le Président de la République ; le départ des
militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la faiblesse de
la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et son manque de
neutralité ; la division des partis en deux factions, modérée et Hutu power ; la
monopolisation des négociations de l’accord de paix par certains ministres de
l’opposition et le FPR ; la marginalisation du Président de la République ; les
menaces non réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains
extrémistes du MRND ; la distribution d’armes par le FPR et le MRND aux
membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio

Muhabura ; l’incompétence du représentant spécial du Secrétaire général des
Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses
collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit
d’autorité entre le Général Romeo Dallaire, commandant la MINUAR et le
représentant spécial du Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le
FPR, et notamment le déploiement de ses agents à travers le pays dans le but
d’y créer la confusion et d’inciter les populations à la violence ; l’assassinat
du Président du parti CDR, Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant
celui du Ministre Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti social démocrate
PSD, et les massacres qui s’en sont suivis à Kigali. Il a précisé que les
extrémistes des deux bords espéraient que ces incidents graves allaient
favoriser la reprise des hostilités et mettre ainsi un terme à l’accord de paix.
Il a estimé qu’au regard de l’ensemble de ces événements
dramatiques, le rôle de la France n’était peut-être pas primordial.
Abordant alors la période du génocide, M. Faustin Twagiramungu a
exposé qu’un peu plus de deux mois après le début des tueries, c’est-à-dire
très tardivement, la France, seule contre tous, était parvenue, difficilement, à
faire adopter une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies pour
une intervention au Rwanda, afin d’empêcher le massacre des populations
innocentes dans le sud du pays, où il était encore possible d’intervenir,
intervention qui prit ensuite le nom d’opération Turquoise.
Il a jugé que la France avait fait son possible dans cette zone, qu’elle
avait soigné les blessés et les malades, allant même dans certains cas jusqu’à
enterrer les morts laissés sur les routes et dans les brousses par les
Interahamwe, et surtout qu’elle avait permis de sauver des vies humaines.
Il a précisé que le Président ougandais lui avait lui-même confirmé,
le 3 juillet 1994, lors d’une audience qu’il lui avait accordée dans sa
résidence privée, dans le sud-ouest de l’Ouganda, que la zone humanitaire
sûre avait été créée après qu’il eut été consulté par la France. Le souhait du
Président français, selon M. Museveni, était non seulement de créer une ligne
de démarcation entre cette zone et la zone occupée par le FPR mais aussi
d’arrêter les massacres et la guerre et d’inviter les belligérants à négocier un
cessez-le-feu. Le Président ougandais aurait, selon ses termes, communiqué
cette option au Général Kagame qui l’aurait refusée, préférant continuer la
guerre jusqu’à la victoire finale.
M. Faustin Twagiramungu a jugé évident que, si les forces
américaines, françaises et belges, stationnées au Rwanda et dans la région, en
attente de l’évacuation de leurs ressortissants respectifs au début du
génocide, avaient été autorisées à temps, par une résolution des Nations

Unies, à se transformer en force d’imposition de la paix, le génocide et les
massacres n’auraient certainement pas eu lieu.
Il a ajouté que les Nations Unies avaient commis une erreur très
grave en acceptant le retrait de la plupart des forces de la MINUAR pendant
le génocide au lieu de renforcer ses effectifs et en n’ayant pas, face à la
gravité de la situation, changé son mandat. Il a estimé que si la France,
accusée à cette époque d’avoir soutenu le Président Habyarimana, ne pouvait
pas intervenir seule malgré sa bonne volonté, en revanche, il était difficile de
comprendre les raisons pour lesquelles les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
ou d’autres pays, n’avaient pas pris conscience que le génocide en cours
devait être arrêté par tous les moyens, au lieu de s’en tenir au syndrome
somalien ou à la mort des dix Casques bleus belges.
Il a considéré que cette attitude était d’autant plus insupportable
que près d’un million de personnes ont trouvé la mort dans l’indifférence
totale de la communauté internationale.
En revanche, il a estimé que l’opération Turquoise, bien qu’elle soit
intervenue tardivement, et malgré les suspicions qui l’entouraient, avait été
appréciée et jugée très favorablement par les Rwandais et que ceux-ci en
avaient grandement besoin.
Il a cité un témoignage tiré des messages adressés par des déplacés,
au nombre desquels se trouvaient des fonctionnaires du gouvernement actuel
de Kigali : « Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye sont
reconnaissants envers les militaires français de l’opération Turquoise et de
la manière dont ils ont assuré la sécurité et l’encadrement, et leur
assistance. Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye remercient le
gouvernement français pour avoir mis sur pied une telle opération au
moment où la communauté internationale semblait être indifférente à la
tragédie qui se déroulait au Rwanda. Par cette opération et par d’autres
actions qui l’ont accompagnée -aide médicale, aide alimentaire et
matérielle- la France a démontré que son amitié envers l’Afrique en
général, et envers le Rwanda en particulier, allait au-delà de toutes
considérations. »
Concernant l’assassinat du Président Habyarimana, qui a servi de
détonateur au génocide, M. Faustin Twagiramungu a rappelé les deux
hypothèses avancées par l’opinion nationale et internationale selon laquelle
l’attentat est, soit l’oeuvre de militaires extrémistes des FAR farouchement
opposés à la mise en place du gouvernement de transition à base élargie, issu
des accords de paix d’Arusha, soit l’oeuvre du FPR, avec la complicité
possible du Président ougandais ou encore d’une main occidentale.

Il s’est étonné que, quatre ans après, rien ne permette d’infirmer ou
de confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses, et cela parce qu’aucune
enquête officielle n’a été menée ni par le Gouvernement rwandais, ni par la
communauté internationale, alors que le Président d’un pays étranger a
également péri dans cet attentat du 6 avril 1994. Remarquant que la France
aussi aurait dû s’efforcer de faire procéder à cette enquête, ne fût-ce que
pour éclaircir les circonstances de la mort de ses ressortissants qui
composaient l’équipage de l’avion présidentiel, il a cependant estimé que ses
relations avec le régime actuel ne s’y prêtaient pas.
Il a jugé nécessaire que des questions essentielles soient éclaircies
pour sortir de la confusion actuelle, et que l’on sache notamment pourquoi le
régime de Kigali s’oppose à toute enquête sur cet attentat alors que c’est
l’élément qui a déclenché le génocide et les massacres d’avril à juillet 1994. Il
a fait valoir que, s’il s’avérait qu’il est étranger à cette affaire, les soupçons
qui pèsent sur lui seraient dissipés.
Il a déclaré que lui-même, lorsqu' il était encore Premier Ministre,
avait soulevé en Conseil des Ministres la question d’une enquête nationale ou
internationale sur l’attentat mais que le Président et le Ministre de la Défense
lui avaient répondu que ce n’était pas une priorité pour le pays, et que pour
les autres Rwandais assassinés, aucune enquête n’avait été menée.
Il a également fait remarquer qu’au début de l’année 1995, lorsque
le Gouvernement du Burundi a officiellement demandé au Gouvernement
rwandais de mener une enquête pour élucider les circonstances de la mort du
Président Cyprien Ntaryamira, la vice-présidence et la présidence de la
République rwandaise ont réagi d’une façon pour le moins suspecte : le
Ministre de la Justice d’alors, M. Nkubito, à qui le dossier avait été confié, a
adressé une lettre au représentant spécial du Secrétaire général des Nations
unies, sollicitant son concours, mais le Directeur de cabinet du Président,
accompagné de hauts cadres de la vice-présidence, a été dépêché très
rapidement auprès du Ministre de la Justice avec l’ordre de rattraper
l’original de la lettre avant qu’elle ne parvienne aux bureaux du représentant
spécial et de le détruire ainsi que les copies éventuellement distribuées, ce qui
revenait à retirer ainsi la demande d’enquête. M. Faustin Twagiramungu a
précisé qu’il existait des témoins de ce qu’il avançait, et que ceux-ci étaient
même dans l’assistance.
S’agissant du rôle des armées étrangères dans la guerre du Rwanda,
il a ajouté qu’on avait l’impression, lorsqu’on débat de cette question, qu’une
seule partie n’avait pas le droit à l’assistance extérieure, c’est-à-dire,
curieusement, l’agressé, le gouvernement légitime du Rwanda et ce pays
lui-même, comme si l’autre partie au conflit avait mené la guerre pendant

quatre ans avec des pierres et des bâtons. S’étonnant de ce parti pris, il s’est
demandé pourquoi, alors qu’aujourd’hui l’on s’empresse pour désigner les
fournisseurs d’armes du gouvernement rwandais de l’époque 1990-1994 -la
France, l’Afrique du Sud et l’Egypte- personne ne veut, en revanche,
évoquer le rôle de l’armée ougandaise -la National Resistance Army (NRA)dans cette guerre, ou même s’interroger sur les fournisseurs d’armes du
Front patriotique rwandais, comme si celui-ci n’avait eu besoin ni de moyens,
ni d’assistance pour prendre le pouvoir à Kigali.
Il a mentionné l’arrestation, relatée en septembre 1992 par la presse
américaine, d’un Américain et d’un Ougandais, à l’aéroport d’Orlando en
Floride, au moment où ils s’apprêtaient à embarquer pour l’Ouganda, de
façon illicite, une cargaison d’armes dans laquelle se trouvaient des missiles
antichars et des lance-missiles, d’une valeur de 18 millions de dollars. Il a
précisé que le capitaine ougandais arrêté s’appelait Innocent Bisangua et
qu’il était l’adjoint du secrétaire particulier du Président Museveni et le beaufrère de Peter Banyingana, Major de la NRA et membre du FPR, tué lui aussi
au Rwanda, pendant la guerre, en octobre 1990.
Il s’est demandé pourquoi, si ces armes n’étaient pas destinées à un
tiers, l’Ouganda, qui n’était pas sous embargo, n’avait pas passé sa
commande par les voies autorisées et s’est étonné que ce type de questions
ne soit jamais posé alors que le Rwanda, au contraire, était sans cesse mis en
accusation.
Il s’est interrogé également sur la présence, à la veille du 6 avril
1994, d’un détachement de Marines américains à Bujumbura, avec, selon les
termes du Colonel belge Marchal devant la Commission parlementaire
d’enquête du Sénat belge, des hélicoptères de combat, et surtout sur les
raisons de l’empressement de ce détachement à proposer ses services à la
MINUAR, avant même l’assassinat des Présidents rwandais et burundais. Il
s’est demandé si cette présence n’aurait pas eu un lien direct avec la présence
à Kigali, l’après-midi du 6 avril 1994, de l’attaché militaire américain auprès
du Rwanda et du Burundi, résidant au Cameroun, qui a organisé l’évacuation
des ressortissants et du personnel de l’ambassade américaine au Rwanda, le
8 avril 1994.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite achevé son exposé faisant état
des crimes qu’il attribue au FPR.
Il a souligné que, le 6 novembre 1994, alors qu’il était lui-même
encore Chef du Gouvernement, son parti, le MDR, dont il était Président,
avait dénoncé les crimes du FPR et son incompétence dans un document de
trente-deux pages. Il a précisé que ce document, qui était public, dénonçait

franchement un second génocide, perpétré par le FPR, ainsi que les méthodes
qu’il utilisait pour exterminer ses opposants, tous qualifiés d’Interahamwe, ce
terme désignant, pour ses éléments extrémistes, les Hutus d’une façon
générale.
Ajoutant que personne ne naissait extrémiste, il a exposé que, de
1990 à 1994, la communauté internationale avait préféré ignorer les crimes
du FPR commis dans le nord du pays, alors que presque un million de
personnes avaient fui cette région pour échapper aux massacres
systématiques de 1991 et 1993.
Il a jugé que, d’avril à juillet 1994, il y avait eu une sorte de
compétition dans l’extermination des populations, entre les soldats du FPR et
les Interahamwe, dans les régions sous leur contrôle. Il a également insisté
sur le fait que, de juillet 1994 à mai 1998, les crimes n’ont jamais cessé et se
sont même étendus aux camps de réfugiés de l’ex-Zaïre, le FPR, qui
considérait les réfugiés globalement comme des criminels, les ayant
poursuivis et en ayant massacré sans doute plus de 200 000 tout au long de
leur exode. Il s’est scandalisé du silence qui a régné sur ces faits et de
l’interprétation selon laquelle tous ces réfugiés étaient des criminels et des
Interahamwe. Il a déclaré que le fait que les Rwandais hutus restaient
impuissants devant ces crimes ne les leur faisait pas oublier pour autant.
Il a rappelé qu’en octobre 1995, alors qu’il déclarait, chiffres à
l’appui, que plus de 250 000 personnes avaient été tuées par le FPR, il
n’avait rencontré que blâmes et incrédulité. Il a indiqué que le Président
Bizimungu et le vice-Président Kagame avaient minimisé sa déclaration en
essayant d’ironiser, répondant que c’était sans doute lui-même qui était
responsable de tous ces morts. Il s’est déclaré très déçu que la presse ait
préféré ignorer ce chiffre très élevé, dans la mesure où il n’y en avait aucune
image.
Il a insisté sur le fait que le FPR avait tué, avant 1994 et après, et
qu’il continuait de tuer des populations innocentes dans la région du
nord-ouest et dans celle de Gitarama, dans le centre du pays, sous prétexte
de combattre d’hypothétiques infiltrés. Il a ajouté qu’il s’agissait là d’une
guerre cachée, menée loin des journalistes, et qu’on venait maintenant d’en
chasser les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les
droits de l’homme, afin que le travail puisse continuer silencieusement.
En conclusion, M. Faustin Twagiramungu a demandé qu’une
enquête internationale soit menée sur tous ces crimes et sur la vraie nature de
la guerre qui sévit actuellement au Rwanda. Il a expliqué aussi qu’il fallait
qu’un recensement des victimes soit fait au Rwanda dans l’intérêt des droits

de l’homme et pour que le monde sache ce qui s’est passé. Il a estimé qu’on
devait savoir combien de Hutus et de Tutsis sont morts, pourquoi et
comment. Il a trouvé invraisemblable que, tandis que des dirigeants
d’organisations humanitaires, des « spécialistes du Rwanda », n’hésitent pas
à avancer des chiffres, et que ceux-ci varient, selon les ouvrages, de
500 000 à 800 000, 850 000, 1 000 000, voire, pour certaines personnalités
belges, 1 500 000 Tutsis tués, les Rwandais soient dans l’incapacité de
produire des évaluations du nombre des victimes et doivent se taire, comme
s’ils n’avaient aucune connaissance de leur propre pays. Il a jugé que,
moyens limités et pauvreté mis à part, les Rwandais devaient absolument
établir qui était mort et qui avait été tué par qui.
Il a considéré que l’avenir du Rwanda serait toujours compromis
tant que le FPR restera impuni pour ses crimes et qu’il fallait en finir avec
cette dichotomie entre les diables qui doivent être poursuivis et gardés dans
leur enfer et les anges qui doivent faire les lois.
Exposant alors que, par delà la mission d’information, il s’adressait
au monde entier, M. Faustin Twagiramungu a demandé solennellement que
soient effectués :
— le recensement de la population rwandaise, compte tenu de la
publication de chiffres controversés par différentes sources ;
— une enquête sur l’assassinat des Présidents rwandais et burundais
ainsi que des citoyens rwandais, burundais et français présents à bord de
l’avion présidentiel. Il a estimé incompréhensible qu’aucune enquête ne soit
faite non seulement sur la mort du Président Habyarimana et du Président
Ntaryamira, mais aussi sur celle des trois membres français de l’équipage,
dont le commandant de bord, qu’il connaissait personnellement ;
— une enquête sur les circonstances de l’assassinat, le 8 avril, à
Kigali de deux gendarmes français. Il a précisé qu’il y avait dans l’assistance
des témoins qui avaient vu les meurtriers passer.
Enfin, indiquant qu’en janvier 1994, M. Bernard Debré avait été
reçu en audience par le Président Habyarimana qui lui avait dit, selon un
témoin qui assistait à cette audience, sa crainte d’une mort future et qu’il
allait être assassiné, il a souhaité que cette affirmation puisse être vérifiée,
dans la mesure où elle signifiait que la mort du Président Habyarimana était
une mort programmée et que les circonstances pouvaient en être éclaircies.
En conclusion de son exposé, M. Faustin Twagiramungu a conclu
que, ni lui, ni ses amis politiques n’étaient allés en politique pour tuer mais

pour donner l’espoir aux jeunes et aux générations qui viendront, avec
l’ambition peut-être que leur pays puisse aussi un jour rejoindre le niveau
démocratique et économique des pays développés. Il a ajouté qu’en tout état
de cause, ils n’avaient jamais souhaité la mort des leurs, ni des paysans, qu’ils
soient Tutsis ou Hutus, ni des Présidents, du Rwanda ou du Burundi.
Après avoir remercié M. Faustin Twagiramungu pour son
témoignage et l’éclairage qu’il apportait à la mission, le Président Paul
Quilès lui a posé trois questions.
Rappelant qu’en 1993 les partis d’opposition, dont le MDR, avaient
signé un mémorandum dénonçant la situation critique dans laquelle se
trouvait le Rwanda, la paralysie et le dysfonctionnement des institutions, et
rejetant le manichéisme ethnique qui a fait le malheur du pays, il a demandé
ce qu’était devenu ce mémorandum, quelle diffusion il avait eu et si
M. Faustin Twagiramungu savait ce que le Président Habyarimana en pensait
et les suites qu’il lui avait données.
Evoquant ensuite une visite de M. Faustin Twagiramungu aux
Etats-Unis en juin 1994, il lui a demandé s’il avait trouvé dans ce pays un
soutien politique ou financier pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha.
Enfin, il lui a demandé quel bilan il faisait, avec le recul, de son
passage au gouvernement du Rwanda comme Premier Ministre entre juillet
1994 et août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que le mémorandum de
1993 avait d’abord servi de base aux Rwandais pour discuter de la situation
de leur pays. S’agissant de son application en revanche, le Président
Habyarimana avait expliqué qu’avant de le mettre en vigueur, il fallait déjà
mettre en oeuvre les accords d’Arusha qui venaient d’être signés. Ceux-ci ne
l’ayant pas été, les questions sont restées en suspens.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite précisé que, lorsqu’il était allé
en juin 1994 aux Etats-Unis, alors qu’il était désigné comme Premier
Ministre depuis le 4 août 1993, il était invité, non par le Gouvernement
américain mais par des ONG et certaines personnalités qui souhaitaient le
rencontrer. Aussi, bien qu’il ait profité de ce voyage pour nouer des contacts,
il n’avait reçu au cours de celui-ci aucun appui officiel, ni politique ni
financier.
Enfin, il a qualifié d’amer et de négatif le bilan de son expérience en
tant que Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait quitté Bruxelles pour Kigali
et accepté de participer au Gouvernement dans l’espoir de contribuer à

ramener la paix au Rwanda, d’assister de façon concrète tous ceux qui
souffraient, mais qu’il avait constaté, dès son arrivée, que cela ne serait pas
possible et avait alors décidé de se conduire en responsable jusqu’au moment
où il ne pourrait plus rester en fonction.
Il a expliqué qu’il s’était trouvé face à une situation très différente
de celle prévue par l’accord de paix d’Arusha. Il a énuméré les difficultés
qu’il avait eu à affronter. Les députés militaires au Parlement n’étaient pas
prévus par les accords d’Arusha. Or, en pratique, ce sont ces députés
militaires qui ont agi. Les fonctions de vice-Président n’étaient pas prévues
non plus dans l’accord de paix. Or il y avait un vice-Président, faisant
d’ailleurs pratiquement fonction à la fois de Président de la République et de
Premier Ministre. De plus, la situation était telle que le Président avait pu,
sans consulter le Premier Ministre, déclarer à la radio que tous les pouvoirs
de ce dernier lui étaient transférés.
Pendant les quatorze mois où il a été Premier Ministre, le
Gouvernement a tenu des réunions de Cabinet -de Conseil des Ministresdeux fois par semaine, le mardi et le vendredi ; cependant, le Premier
Ministre lui-même n’en a présidé qu’une seule et les décisions qui ont alors
été prises ont été immédiatement rapportées lorsque le vice-Président est
arrivé.
Par ailleurs, M. Faustin Twagiramungu a exposé que les membres
MDR du Gouvernement avaient insisté, pratiquement à chaque Conseil des
Ministres, pour que la sécurité des populations soit assurée et que cette
question était devenue une pomme de discorde. Il a ajouté que le Premier
Ministre n’était pas mis au courant des déplacements des militaires et ne
recevait aucun rapport sur ce sujet.
Il a rappelé qu’il s’était élevé, dans un document du 6 novembre
1994, contre les tueries et les massacres continuels, que l’on essayait de
cacher. Il a précisé que des journalistes français, les journalistes de
Libération surtout, avaient fait état de ces massacres.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu
s’il avait une idée des raisons pour lesquelles s’était développé ce qu’il a
appelé « la pensée unique sur le Rwanda » aux termes de laquelle le FPR a
le beau rôle et les autres le mauvais et s’il pouvait revenir sur les tenants et
aboutissants de la mort du Président Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il voyait deux raisons au
développement d’une pensée unidirectionnelle, une pensée unique sur le
Rwanda. D’une part, il n’y a pas de Rwandais outillé pour éclairer l’histoire,

d’autre part, le FPR, au contraire des Rwandais de l’intérieur, excelle dans le
domaine de la communication et des relations publiques.
Il a estimé que, pour que les choses changent, il faudrait à la fois
que les Rwandais puissent écrire leur histoire convenablement, et que le FPR
ne soit pas seul à maîtriser les médias. S’agissant du premier point, il a
expliqué qu’à la suite des écrits de l’abbé Alexis Kagame, toute l’histoire du
Rwanda continuait à être interprétée en fonction de la dichotomie
Hutu-Tutsi, comme si rien n’avait changé. Pour ce qui concerne la seconde
question, il a précisé que le FPR avait très bien su créer des réseaux de
communication, de services et d’influence grâce auxquels l’information sur le
Rwanda avait tendance à toujours suivre les mêmes lignes.
Il a ensuite rappelé qu’il existait deux thèses sur les responsables de
la mort du Président Habyarimana. La première est celle des extrémistes
hutus de l’armée. Une partie de l’entourage du Président Habyarimana
voulait sans doute qu’il ne signe pas les accords de paix d’Arusha. Or, bien
qu’il ait entendu des témoignages selon lesquels, avant son départ pour Dar
Es-Salam, le 6 avril, le Président avait indiqué qu’il était disposé à appliquer
désormais les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu a douté de
l’intérêt qu’aurait pu présenter, pour des Rwandais, l’assassinat du Président
Habyarimana. Il a considéré que la situation créée après sa mort l’a montré
puisqu’il n’y avait pas de dauphin, que de ce fait c’est la confusion qui a
régné et que, finalement, au lieu de gouverner, les nouveaux dirigeants ont
pris les machettes.
Il a estimé qu’avec le recul, seul le FPR avait intérêt à tuer le
Président Habyarimana.
Après avoir salué le caractère objectif de l’exposé des faits qu’avait
présentés M. Faustin Twagiramungu, M. René Galy-Dejean s’est déclaré
frappé du jugement très positif qu’il portait sur le rôle et l’action de la France
au Rwanda, alors même qu’il se décrivait comme un opposant au Président
Habyarimana et que, souvent, la mission entendait reprocher à la France
d’avoir trop apporté son soutien au régime de ce dernier.
C’est pourquoi il lui a d’abord demandé si le jugement positif qu’il
exprimait aujourd’hui à l’égard du rôle de la France résultait d’une analyse
formulée avec le recul du temps ou s’il pensait déjà de même lorsqu’il était,
au Rwanda, un opposant au Président Habyarimana.
Après avoir observé que la connotation raciale qu’on pouvait
donner au génocide au début des travaux de la mission avait progressivement
laissé la place à l’analyse d’une guerre civile entre, certes, des ethnies, mais

surtout des groupes qui se disputaient le pouvoir, il a souligné que
M. Faustin Twagiramungu proposait à la mission un nouvel éclairage des
événements. En précisant que l’offensive du FPR n’était souhaitée, ni par les
Hutus de l’opposition, ni par les Tutsis de l’intérieur, en ajoutant qu’elle
n’était même pas souhaitée par tous les Tutsis expatriés, dont une grande
partie se satisfaisait des accords d’Arusha et des déclarations faites sur le
retour des exilés, il faisait naître l’hypothèse que l’offensive du FPR aurait pu
être, ni plus ni moins, une offensive extérieure contre le Rwanda, diligentée,
organisée et aidée par des Etats étrangers qui pouvaient avoir intérêt à
affaiblir ce pays ou à le subordonner à telle ou telle mainmise. Il a alors
demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il confirmait cette analyse.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que les opposants rwandais
étaient eux-mêmes surpris de la dureté avec laquelle la France était mise en
cause au Rwanda. Il a souligné qu’en 1993 le Président Habyarimana pensait
que le détachement Noroît ferait partie de la force internationale chargée
d’assurer la paix pendant la période de mise en place des institutions à base
élargie, et que cette perspective avait compté dans sa décision d’accepter
cette force. Si M. Faustin Twagiramungu s’était alors opposé au maintien du
détachement Noroît, c’est parce que le FPR avait brusquement exprimé son
refus de ce maintien. Les Rwandais démocrates voulant que les accords de
paix puissent être conclus, la conséquence en était qu’il fallait que le
détachement Noroît parte.
S’agissant de la période de l’opération Turquoise, M. Faustin
Twagiramungu a expliqué que, rescapé lui-même des militaires hutus
assassins, il lui était impossible de dire qu’il aurait souhaité leur victoire.
Pour autant, il ne pouvait admettre qu’on dise qu’il souhaitait la victoire des
autres militaires, ceux du FPR, dans la mesure où ils massacraient également.
Il aurait souhaité que les deux tendances puissent s’entendre.
Malheureusement, l’une voulait continuer à tuer, l’autre voulait le pouvoir.
Il a exposé aussi que ce qu’on disait de l’action de la France, avant
et pendant le génocide, ne correspondait pas à ce que les Rwandais avaient
vécu. Il a ajouté que si, pour certains, le génocide n’était pas sans lien avec
des intérêts politiques, ces intérêts n’étaient pas d’un seul côté. Il a déclaré
qu’il ne croyait pas du tout et qu’il n’avait jamais cru, quand il était au
Rwanda, à la propagande selon laquelle M. François Mitterrand était l’ami du
Président Habyarimana. On voyait mal d’ailleurs sur quels éléments aurait été
fondée cette amitié personnelle.
Il a expliqué qu’il fallait faire la part des choses. Il a exposé que le
Rwanda avait bénéficié de l’assistance de la France, tant économique que
militaire, et fait valoir que cette assistance n’avait jamais été cachée puisque,

sur le plan militaire, un accord avait même été signé. Il a justifié l’assistance
fournie par la France en expliquant qu’il était hors de question qu’un pays
attaqué dénonce sa coopération militaire avec une grande puissance,
uniquement pour montrer au monde ses bonnes intentions.
Il a ajouté que le recul ne faisait que confirmer son analyse de
l’époque et que son seul but, en s’exprimant ainsi, était de dire la vérité.
Il s’est déclaré franchement stupéfait d’entendre dire que la France
avait, par exemple, fait tuer des gens. En tant qu’Africain rwandais, il a jugé
invraisemblable qu’un pays comme la France, avec toute son histoire, puisse
se laisser aller à assister un président et des militaires dans l’accomplissement
d’assassinats à la chaîne. Il a invité ceux qui disent avoir des preuves à les
produire.
Prenant un exemple précis, il a expliqué qu’en effet des militaires
français étaient présents sur le pont franchissant la rivière Nyabarongo pour
vérifier les identités. Il a cependant fait valoir que ce pont était un point
stratégique très important entre Kigali, les régions du Rwanda, le Zaïre et le
Burundi, et qu’on n’allait pas le détruire uniquement pour que les militaires
français qui assistaient l’armée rwandaise ne soient pas soupçonnés de
participer à des rafles à caractère raciste ou ethnique. Il a conclu qu’on
n’avait pas le droit d’interdire à un pays de recourir à des alliés qui
acceptaient de tenter de le sauver.
A propos du génocide, M. Faustin Twagiramungu a fermement
exclu la connotation raciale. Il a ironisé sur les Tutsis de deux mètres,
d’origine égyptienne, éthiopienne, voire sémite du Moyen-Orient, expliquant
qu’il n’en voyait pas au Rwanda, proposant, s’il en existait, qu’ils se
manifestent, et noté au contraire que bien des Bantous sont très grands,
mesurant jusqu’à deux mètres, et qu’avec ce type de clichés, auquel il
n’adhérait pas, on arriverait à faire passer le Président du Sénégal pour un
Tutsi. Il a estimé qu’en tout état de cause, la taille ou la forme du nez et des
épaules n’avaient jamais constitué une raison pour s’exterminer.
Il a ajouté qu’autant ce n’était pas les Rwandais qui avaient
demandé aux Belges de les enregistrer comme Hutus ou Tutsis, autant ils
avaient une analyse précise de ce qu’ils entendaient par Hutu et Tutsi et que
ce n’était pas les Occidentaux qui étaient venus le leur apprendre.
En revanche, il a approuvé l’analyse selon laquelle il s’agissait d’une
guerre civile. Rappelant qu’en aucun cas, les personnes appartenant aux
partis opposés à la politique du Président Habyarimana n’étaient toutes des
Tutsis, il s’est élevé contre l’oubli systématique des morts hutus sous le

prétexte qu’ils n’étaient pas tutsis. Il a expliqué que, lorsqu’il était revenu à
Kigali, on lui avait ordonné de ne plus jamais mentionner les trente-deux
personnes de sa famille proche, neveux, nièces et autres, tuées pendant le
génocide car c’étaient des Hutus. Il a insisté sur le fait qu’il n’était pas le seul
Hutu à avoir perdu des membres de sa famille, que les Interahamwe avaient
tué beaucoup de Hutus, et s’est scandalisé qu’on veuille faire croire au
monde le contraire.
Il a expliqué qu’en fait, les belligérants ne voulaient pas arrêter la
guerre, tout simplement parce que le pouvoir était à ce prix. Il a ajouté que si
l’on avait voulu vraiment arrêter la guerre, si l’on avait invité les Américains,
les Français, les Belges à calmer le jeu, les choses se seraient passées
autrement. A l’appui de ses dires, il a réclamé qu’on lui montre une seule
déclaration du FPR, écrite ou radiodiffusée, demandant au monde de l’aide
pour que l’on cesse de tuer les Tutsis. Assurant qu’on ne pouvait pas le faire
car il n’en existait pas, il a révélé qu’en revanche, il disposait d’un
témoignage écrit indiquant le contraire.
Il a expliqué que, le 11 avril, alors qu’il était caché dans les locaux
de la MINUAR, il avait réussi à faire parvenir une note au quartier général
du FPR installé dans le bâtiment du Conseil national du développement, à un
kilomètre de l’endroit où il était, demandant qu’on s’entende pour mettre fin
à ce qui était en train de se passer. Il a indiqué qu’il avait reçu, le 13, la
réponse suivante, noir sur blanc, manuscrite : « Non, nous avançons très
bien. Nous allons continuer. » Il a conclu que ce message, par lequel le FPR
révélait qu’il préférait continuer à se battre plutôt que de discuter de l’arrêt
du génocide, montrait bien que c’était d’une guerre civile qu’il s’agissait et
que la question ethnique n’était qu’un prétexte pour prendre le pouvoir.
Il a ajouté que le soutien de l’Ouganda au FPR était la contrepartie
du soutien qu’avait apporté le FPR à Yoweri Museveni pour prendre le
pouvoir en Ouganda et que, pour les Rwandais, voir le FPR prendre le
pouvoir pouvait être comparé à une situation où, en Europe, on aurait vu des
Européens, chassés enfants de leur pays avec leurs parents et exilés aux
Etats-Unis, puis devenus Ministres de la Défense ou chefs d’état-major de
l’armée américaine, revenir en cette qualité reconquérir leur pays les armes à
la main.
Il s’est étonné aussi qu’on recherche la provenance des armes qui
avaient permis au Rwanda de se défendre, sans se demander d’où venaient
celles qui servaient à l’attaquer. A propos des buts de guerre des vainqueurs,
il s’est étonné que, pour déloger des réfugiés d’un camp situé au Zaïre à
six kilomètres de Goma, on ait eu besoin de les pourchasser jusqu’à
l’Atlantique.

M. Pierre Brana a rappelé qu’en février 1993, à Bujumbura, des
discussions entre des représentants des partis d’opposition, dont le MDR, et
le FPR avaient abouti à la publication d’un communiqué appelant au
cessez-le-feu, au retrait des forces étrangères, c’est-à-dire françaises, à la
reprise des négociations d’Arusha, au retour des personnes déplacées et à
l’engagement d’actions judiciaires contre les auteurs des massacres. Peu
après, le 2 mars, le Président Habyarimana avait réuni à Kigali une
conférence nationale, où se trouvait également représenté le MDR, qui avait
été suivie d’un communiqué contredisant totalement celui de Bujumbura,
condamnant le FPR, remerciant les forces armées, trouvant bienvenue la
présence militaire française et condamnant l’Ouganda pour son soutien au
FPR. Il a ajouté qu’il croyait savoir que la direction du MDR avait pris
position pour ceux qui avaient participé à la réunion de Bujumbura avec le
FPR et condamné les représentants du MDR qui se trouvaient avec le
Président Habyarimana. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il
pouvait donner des explications à la mission sur ce point.
Il lui a également demandé quelle avait été la réaction des membres
du MDR à la nomination, le 9 avril 1993, de M. Jean Kambanda, également
membre du MDR comme Premier Ministre du Gouvernement dit
« intérimaire ».
Il lui a enfin demandé son sentiment sur l’opération Turquoise.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que la première question
mettait bien en évidence une contradiction. Il a expliqué que les dirigeants du
MDR étaient allés à Bujumbura, juste après l’offensive du FPR, étant donné
qu’à la suite de conversations avec les ambassadeurs des Etats-Unis, de
France, de Belgique, et le nonce apostolique, il apparaissait que le FPR
pouvait infléchir ses positions. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il
s’agissait de discuter avec le FPR et d’envisager une solution permettant de
poursuivre les négociations d’Arusha. Il a confirmé qu’à la suite de cette
discussion, un communiqué avait été publié à Bujumbura. Précisant que les
membres du MDR qui ont signé plus tard le communiqué du 2 mars, avaient
également signé le communiqué de Bujumbura, il a ajouté que cette
contradiction marquait tout simplement le début des divisions du MDR entre
ceux qui soutenaient le processus d’Arusha et qui estimaient qu’il fallait
absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda, tendance dont
lui-même faisait partie, et la tendance Hutu Power, qui souhaitait s’associer
aux militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir.
S’agissant de la nomination de M. Kambanda, M. Faustin
Twagiramungu a répondu qu’étant données les positions de ce dernier sur le
communiqué de Bujumbura, il s’était opposé à sa nomination, laquelle est en

fait restée lettre morte. Il a ajouté qu’il ne voulait pas que l’opposition au
MRND aille jusqu’au refus de reconnaître le Président, et que lui-même, au
contraire d’autres membres du bureau politique, l’appelait par son titre, qui
se traduit par « Excellence » en français, parce qu’il estimait que le Président
de la République représente l’ensemble des institutions. Il a expliqué aussi
qu’il ne pouvait pas tolérer non plus que les gens qui s’opposaient à la
négociation des accords de paix d’Arusha puissent se présenter comme
candidats à un poste de ministre et précisé que M. Kambanda n’était accepté
ni par le MRND, ni par le parti social-démocrate, le PSD, ni par le parti
libéral, et qu’il n’était soutenu que par une fraction du MDR.
S’agissant de l’opération Turquoise, il a d’abord rappelé que, lors
de son déclenchement, il était réfugié à Bruxelles, et que les seules
informations dont il disposait étaient celles publiées dans la presse. Dans la
mesure où il y lisait que la France envoyait une force pour contrecarrer
l’avance du FPR ou qu’elle voulait renforcer la position des militaires
partisans du Président Habyarimana pour qu’ils puissent continuer le
génocide, il était très embarrassé pour soutenir cette opération. Il a ajouté
qu’avec le recul, il apparaît que ce n’était pas pour soutenir M. Habyarimana
-qui était mort- ou pour que les militaires puissent continuer à massacrer que
l’opération a été menée. Supposant que ceux qui critiquent l’opération
Turquoise n’en ont certainement pas encore discuté avec les Rwandais, et ce
d’autant plus logiquement que les paysans rwandais ne parlent pas français, il
a souligné que, dans la préfecture de Cyangugu, située dans la zone
Turquoise, dont il est originaire, et où les Interahamwe ont détruit pendant
cette période tous les biens publics, y compris les hôpitaux et le bâtiment de
la préfecture, les réfugiés dans les camps, notamment des Tutsis, lui ont dit
que, si l’opération n’avait pas eu lieu, ils auraient tous été exterminés et
qu’ils se félicitaient qu’elle ait été menée. Il a ajouté que, malgré son
opposition initiale, il affirmait, maintenant qu’il était informé, qu’on ne
pouvait pas dire que la force Turquoise soit allée soutenir les assassins.
Evoquant la période allant de la fin de l’année 1993 au début de
l’année 1994, qui a vu la conclusion des accords d’Arusha, le retrait des
troupes françaises et la marche vers le génocide et rappelant que ce qui
caractérise un génocide ce n’est pas seulement l’ampleur des massacres, mais
aussi leur éventuelle préméditation, M. François Lamy a interrogé
M. Faustin Twagiramungu sur le climat qui régnait alors au Rwanda. Il lui a
demandé si l’on sentait une montée des fanatismes pouvant déboucher sur un
génocide et s’il avait eu connaissance, à cette époque, d’éléments plus précis
tels que des listes, un comité secret, bref des preuves d’une planification
réelle des massacres qui avaient débuté après l’attentat contre le Président
Habyarimana.

Rappelant que, dans la presse et dans certains livres, des accusations
avaient été portées, non pas contre la politique française dont M. Faustin
Twagiramungu avait souligné le caractère bénéfique, mais contre certains
Français présents au Rwanda, fonctionnaires ou militaires, il lui a demandé si,
en tant que responsable de l’opposition à cette époque, la politique de la
France lui était apparue comme unique ou s’il avait eu l’impression que
certains fonctionnaires français, civils ou militaires, pouvaient être engagés
du côté du Hutu Power.
Il s’est enfin interrogé sur la nature des rapports que M. Faustin
Twagiramungu entretenait avec les responsables politiques français. Il lui a
demandé plus précisément si, outre l’ambassadeur de France, il avait des
contacts avec l’équipe chargée de conseiller le Président François Mitterrand
sur la politique africaine ou avec d’autres interlocuteurs.
M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il lui était très difficile
d’entreprendre une analyse sur la planification ou la préparation du génocide,
qui demanderait de maîtriser trop d’éléments. S’agissant de la préméditation
des massacres, il a indiqué qu’il était visible que, d’un jour à l’autre, les
choses pouvaient mal tourner, que par exemple les assassinats qui se
multipliaient dans le pays n’étaient pas des signes encourageants et que c’est
pour cette raison que le MDR poussait à l’application des accords de paix
d’Arusha, pour calmer le jeu et mettre en place un gouvernement qui puisse
offrir des garanties aux uns et aux autres, y compris aux membres du MRND
puisque ce parti devait continuer à occuper des postes tels que les ministères
de l’intérieur et de la défense.
Il a précisé qu’en revanche, si l’on pouvait estimer que la violence
allait un jour se déchaîner, il était difficile de savoir comment. Il a ajouté que
les partisans de la CDR que l’on voyait chanter publiquement : « nous allons
exterminer », n’avaient jamais dit qu’ils allaient exterminer seulement les
Tutsis, mais qu’ils visaient aussi l’opposition qui, si elle comportait des
Tutsis, était d’abord constituée par des Hutus. Il a affirmé avec force que
l’extermination ne visait pas que les Tutsis à ce moment-là, et qu’il n’avait
jamais cru qu’il y avait une préparation d’extermination des Tutsis
uniquement. Il a rappelé que si, du 13 avril jusqu’en juillet, les Tutsis avaient
bien été exterminés, le 8, le 9, le 10 et le 11, c’était des personnes de
l’opposition, des Hutus, qui étaient systématiquement tués. S’agissant de
ceux-ci, il a rejeté le qualificatif de Hutus « modérés » comme s’il s’agissait
de Hutus sans convictions, plus susceptibles de compromission avec les
Tutsis que les autres, et expliqué qu’il s’agissait tout simplement de
démocrates.

Il a ajouté que le fait qu’on vérifie qui est Tutsi et qui ne l’est pas,
ou qui cache qui, ne constituait pas une preuve suffisante d’un génocide
ethnique. Précisant qu’il avait vu des listes sur lesquelles figuraient des
membres du FPR habitant les Etats-Unis, il s’est interrogé sur leur raison
d’être et leurs auteurs, les Hutus extrémistes, s’ils pouvaient avoir une force
suffisante pour manier la machette, n’ayant certainement pas la capacité
d’aller tuer des gens résidant aux Etats-Unis ou en Ouganda.
S’agissant de l’attitude des représentants de la France, il a déclaré
que, lorsqu’il participait à la vie en politique au Rwanda, il n’avait jamais
constaté à un seul moment que les fonctionnaires français, à l’ambassade ou
ailleurs, penchaient plus du côté du MRND que du MDR et que, lors de ses
multiples rencontres avec le Colonel Bernard Cussac, les problèmes évoqués
étaient ceux de la sécurité ou de la mise en place du gouvernement de
transition à base élargie. Il a ajouté que la seule chose que lui demandaient
les Français était de négocier. Il a souligné qu’il ne pouvait croire que des
responsables français importants aient pu dire qu’il fallait aider les Hutus
clandestinement, et rappelé que le cadre des relations franco-rwandaises était
bien précis, celui de la coopération avec un pays souverain. Il a d’ailleurs
jugé que, si ce pays était dirigé par le Président Habyarimana, bien des
décisions qu’il prenait auraient pu l’être également par des membres de
l’opposition s’ils avaient été à sa place.
S’interrogeant sur la période du 17 juillet 1994 au 25 août 1995
pendant laquelle M. Faustin Twagiramungu avait été Premier Ministre d’un
gouvernement d’union nationale, alors que le FPR venait de prendre le
pouvoir, M. Jean-Bernard Raimond lui a demandé quels éléments lui
avaient inspiré confiance pour prendre ce poste et sur quelles forces
politiques il avait alors pensé s’appuyer pour mettre en oeuvre ses idées.
Remarquant que, le 31 juillet, un détachement de l’armée américaine
était arrivé à Kigali, alors que les Etats-Unis avaient cessé le 15 de
reconnaître l’ancien gouvernement rwandais, il lui a demandé si, eu égard au
caractère assez catastrophique de la situation du pays au moment où son
gouvernement s’installait, il avait pu penser que, d’une manière ou d’une
autre, la présence des Américains aurait pu l’aider.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, bien qu’il ait su par la
lecture de la presse, et notamment des coupures de journaux qu’on lui faisait
parvenir d’Ouganda, que le FPR ne souhaitait pas son retour, il avait fini par
se décider à assumer les fonctions de Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait
agi sous la pression de certaines personnes de la communauté internationale
qui lui disaient qu’il fallait reconstruire son pays, et qui lui rappelaient qu’il
avait été désigné par les accords de paix d’Arusha, dont le FPR soutenait

qu’il allait les mettre en application. Mais il a indiqué qu’il avait aussi pris sa
décision parce qu’il avait été contacté dans ce but par celui qui allait devenir
le Ministre de l’Intérieur de son Gouvernement, M. Seth Sendashonga.
Il a ajouté que, malgré son scepticisme, il était allé voir le Président
Museveni, avec qui il avait eu une conversation dont il avait déjà parlé, le
Président Mwinyi de Tanzanie ainsi que le Premier Ministre et le Ministre des
Affaires étrangères de ce pays, leur demandant ce qu’ils pensaient de l’avenir
du Rwanda, pays détruit où avait eu lieu un génocide. Il a indiqué que tous
l’avaient rassuré, disant qu’il fallait que les Rwandais essayent de travailler
ensemble. Rentré à Kigali, il s’était rendu compte cependant que la victoire
militaire avait vidé l’accord de paix d’Arusha, dont il pensait se prévaloir, de
toute portée. Ses partenaires lui ont reproché publiquement de ne pas avoir
combattu, certains lui faisant même comprendre que, de ce fait, son avis
n’avait aucune importance, alors que, parmi ces combattants, certains ne
connaissaient pas le pays, même s’ils avaient la nationalité rwandaise.
M. Faustin Twagiramungu a alors expliqué que son projet était de
rechercher la paix et de partager le pouvoir, en y associant même des
personnalités du MRND, parce que tous les membres de ce parti ne sont pas
mauvais, pour essayer de reconstruire le pays, inviter les exilés à revenir et
donner l’espoir aux gens. Mais comme il n’avait pas d’autre force pour
l’aider que sa propre conscience et sa volonté, cela n’a pas été possible. Il a
confié qu’il y croyait très sincèrement, même si on lui a dit qu’il était un peu
naïf de croire que des gens qui avaient pris le pouvoir par les armes allaient le
partager avec lui.
S’agissant de la venue de dirigeants américains à Kigali, il a expliqué
qu’il avait rencontré le Secrétaire d’Etat à la Défense d’alors, mais qu’on lui
avait alors fait savoir que discuter avec le Secrétaire d’Etat à la Défense
américain ne relevait pas des compétences du Premier Ministre mais de celles
du vice-Président, Ministre de la défense, et que l’affaire avait tourné court.
Il a souligné que c’était la première fois qu’il voyait les Etats-Unis
marquer un intérêt particulier pour le Rwanda. Il a ajouté que l’opération
avait été extrêmement rapide, et avait sans doute pour objet de signifier un
appui, sans intervention, au Gouvernement rwandais qui en avait été tout à
fait satisfait.
M. Jean-Claude Lefort a alors demandé à M. Faustin
Twagiramungu son appréciation, d’une part sur les conditions du départ des
responsables et des personnels du régime précédent durant les opérations
Amaryllis et Turquoise, d’autre part, sur les déclarations faites par l’un de ses
prédécesseurs au poste de Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda,

devant le tribunal pénal international quant à ses responsabilités et à celle du
précédent régime dans le génocide.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, pendant l’opération
Amaryllis, il était caché dans les locaux de la MINUAR et qu’il ne suivait les
opérations que par le bruit des avions qu’il entendait et par des conversations
avec le Général Dallaire avec qui il se trouvait et qui le réconfortait ; aussi, ce
n’est pas avant le mois de juillet qu’il a vraiment pu savoir comment s’était
passée l’évacuation.
Il a indiqué qu’il ignorait s’il y avait eu un ordre du Quai d’Orsay ou
de l’Élysée concernant le choix des personnes à évacuer, mais qu’il savait
simplement que certaines personnes s’étaient réfugiées à l’ambassade de
Belgique et d’autres à l’ambassade de France. Quant à savoir si l’on avait
évacué des Hutus, des gens du MRND ou d’autres partis, ou encore des
Tutsis, il a avoué son ignorance, ajoutant toutefois qu’il savait que l’ordre
était d’évacuer les nationaux.
Il a souligné que lui-même n’était pas certain que les Américains
aient évacué tous ceux qui étaient dans leur ambassade et indiqué que les
Belges ne l’avaient pas fait du tout. Il a précisé qu’il ne pensait pas que les
refus d’évacuation aient touché les Tutsis uniquement, puisque lorsque son
épouse, l’épouse du Premier Ministre désigné, était allée frapper à la porte
d’une ambassade, qui n’était pas l’ambassade de France, avec ses enfants le
8 avril, à vingt-deux heures, on lui avait dit qu’on ne pouvait pas l’assister,
alors qu’il y avait d’autres personnes à l’intérieur. Lui-même, après qu’une
ambassade lui eut répondu au téléphone qu’elle ne pouvait pas l’assister,
avait été évacué par la MINUAR, grâce à l’intervention d’un ambassadeur
occidental.
Il a précisé que, pendant cette opération, la préoccupation des
Occidentaux, qu’ils soient français, belges, américains ou autres, était
l’évacuation de leurs nationaux. Par ailleurs, compte tenu du sentiment de
panique des gens qui voyaient les leurs tués, surtout à partir du 7 au matin, il
était devenu impossible d’évacuer de Kigali tous ceux qui voulaient l’être,
sauf à mettre en oeuvre des moyens extraordinaires. Il s’est alors demandé
comment on aurait pu décider du choix des personnes à évacuer.
A propos de l’accusation selon laquelle l’opération Turquoise aurait
permis l’évacuation de responsables du génocide, M. Faustin Twagiramungu
a souligné que, si certains cherchaient à quitter le Rwanda parce qu’ils
avaient commis des crimes, d’autres fuyaient tout simplement parce qu’ils
avaient peur du FPR, alors même qu’ils n’avaient pas commis de crimes. Il a
affirmé qu’il ne pourrait cesser un seul instant de défendre ces derniers, qui

ont été tués au Zaïre par la suite. Il s’est par ailleurs demandé par quel moyen
on aurait pu arrêter aux frontières des millions de personnes et les contrôler.
S’agissant de M. Kambanda, M. Faustin Twagiramungu a jugé que
le fait qu’il ait plaidé coupable était un acte de courage. Il a déclaré qu’il ne
croyait pas qu’il l’ait fait par jeu politique et pour échapper à ses
responsabilités. Il a considéré qu’il fallait assumer ses actes et que ce qui était
à déplorer au Rwanda, c’est le manque de responsabilité. Il a rappelé à ce
propos qu’après la mort du Président, les généraux n’avaient même pas osé
prendre le pouvoir qu’ils avaient laissé à un colonel retraité, directeur de
cabinet du Ministre de la Défense. Il a expliqué que c’est pour cela
qu’aujourd’hui, ce directeur de cabinet pouvait dire qu’il n’avait pas de
pouvoirs. Il a jugé qu’il était impossible d’accuser toute une population, qu’il
fallait que la responsabilité soit partagée entre les personnes qui prétendaient
diriger le pays pendant cette période, que si M. Kambanda avec son
gouvernement éphémère acceptait d’avoir incité les gens à s’exterminer, il
fallait qu’il assume cette conduite et accepte de désigner ceux qui ont
collaboré avec lui.
Rappelant que 150 000 personnes étaient aujourd’hui en prison au
Rwanda et estimant que les vingt-deux d’entre elles qui avaient été exécutées
le 24 avril n’étaient pas des planificateurs du génocide, il a demandé que les
responsables, qui ne sont pas seulement à Arusha mais qui se cachent un peu
partout, reconnaissent leurs actes. Il s’est élevé avec force contre l’idée de
considérer toutes les personnes qui ont participé au gouvernement du
Rwanda, depuis celui dirigé M. Dismas Nsengiyaremye jusqu’à celui dirigé
par Mme Agathe Uwilingiyimana, comme étant toutes impliquées dans le
génocide, rappelant que certains de ces gouvernements avaient été dirigés
par l’opposition et avaient néanmoins comporté des ministres du MRND.
Revenant sur l’évacuation des personnes menacées, tout en
admettant qu’il était impossible aux ambassades d’évacuer les Rwandais aux
dépens des nationaux, il a insisté sur le caractère très pénible des opérations
elles-mêmes. Il a évoqué un souvenir personnel : dans un village, non loin de
Kigali, alors que les gens criaient pour être évacués, les Occidentaux sont
venus, ont cherché et ont emmené une dame belge, laissant là les Rwandais
qui, quelques heures après, ont été découpés en petits morceaux ; la
MINUAR a procédé de même à Kicukiro, à trois kilomètres de Kigali. Il a
confié qu’il s’agissait là de moments très difficiles.
S’agissant de ses contacts avec les dirigeants français, M. Faustin
Twagiramungu a exposé qu’il était en relation avec l’ambassade qui, pour
autant qu’il le sache, avait rendu compte à Paris des conversations qu’il avait
pu y tenir et qu’il estimait être des entretiens à caractère politique visant des

objectifs pacifiques. Il a précisé qu’à Paris, il avait rencontré à certaines
occasions Mme Boisvineau à la Direction des Affaires africaines du ministère
des Affaires étrangères, et aussi, en pleine crise, vers le mois de juin 1993, le
Ministre de la Coopération, M. Michel Roussin, ainsi que M. Bruno Delaye.
Il a indiqué qu’aucun de ses interlocuteurs ne lui avait dit que la
France était prête à soutenir un régime ou des militaires exterminateurs mais
qu’au contraire l’attitude était toujours la même, celle de la recherche d’une
solution de compromis.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Faustin Twagiramungu de
préciser les relations, officielles ou non, qu’il avait pu avoir avec des
dirigeants politiques français, notamment des membres du gouvernement, s’il
avait essayé de reconstruire des relations bilatérales avec la France et s’il
avait eu l’occasion d’évoquer avec les responsables politiques de l’époque la
politique d’aide au développement de la France en faveur du Rwanda.
Rappelant qu’il avait insisté dans son exposé sur l’absurdité de la
structuration ethnique de la société rwandaise, il lui a demandé combien il y
avait de ministres Hutus et Tutsis pendant la période où il avait été Premier
Ministre.
Enfin, il lui a demandé à quel moment, après avril 1994, la mention
de l’ethnie sur les cartes d’identité avait été supprimée.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, lorsqu’il était Premier
Ministre, il avait fait une déclaration à New York disant que le gouvernement
rwandais devait cesser ses critiques à l’égard de la France, et que cette
déclaration avait été reprise par la presse.
Il a ajouté qu’il avait reçu l’ambassadeur, M. Courbin, en audience à
plusieurs reprises pour insister sur la nécessité de bonnes relations entre la
France et le Rwanda et qu’il lui avait même proposé que le vice-Président,
« l’homme fort », vienne à Paris. Il a précisé que le Président, M. Pasteur
Bizimungu, était venu à Paris.
Il a ajouté que, curieusement, ni le Président ni le vice-Président
n’élevaient d’objections aux propos qu’il tenait alors selon lesquels le
Rwanda devait entretenir de bonnes relations avec la France.
Il a précisé qu’aucune autorité française n’était venue au Rwanda
quand il était Premier Ministre, mais qu’il savait que, s’il avait demandé une
audience à Paris, il l’aurait obtenue.

S’agissant de la composition du Gouvernement, il a précisé que ce
n’était pas le nombre de ministres mais le pouvoir qui comptait. Il a ajouté
que si les Hutus étaient majoritaires dans le gouvernement rwandais actuel,
on pouvait se demander s’il était bien utile d’être Ministre quand on ne peut
pas décider. Il a exposé que, lorsqu’il était Premier Ministre, alors qu’il avait
mis un peu de retard pour signer un ordre de mission pour une dame qui, en
fait, ne travaillait pas pour le Gouvernement, un officier était entré dans son
bureau et l’avait menacé de lui administrer quelques coups pour cela ; il a
ajouté que, lorsqu’il s’en était plaint en plus haut lieu, cela n’avait suscité que
rires et plaisanteries.
S’agissant des Hutus membres du gouvernement, il a précisé qu’il
les connaissait bien, que six d’entre eux avaient voulu démissionner en même
temps que lui mais s’étaient, on ne sait pourquoi, ravisés à la dernière minute.
Il a ajouté qu’il y avait treize ministres hutus pour douze tutsis mais qu’il
préférerait que tous les ministres soient tutsis et que l’on donne à tous les
Rwandais la paix, la sécurité et la citoyenneté.
A propos des cartes d’identité, il a fait remarquer que ce ne sont pas
les Rwandais qui les ont voulues. Il a ajouté que, si elles avaient servi
pendant la crise pour identifier des Tutsis lors de contrôles et les exécuter,
des membres de sa famille n’auraient pas été tués comme Tutsis sans que leur
identité ait été vérifiée, alors qu’ils ne l’étaient pas. Il a insisté sur le fait que,
même si on ne pouvait pas nier qu’il y ait des Hutus et des Tutsis, cette
distinction n’était certainement pas le clivage essentiel et que gouverner le
Rwanda sur ces bases ne pouvait mener qu’à l’échec.
Il a enfin ajouté que la suppression, maintenant ancienne, de la
mention de l’ethnie sur les cartes d’identité du Burundi n’avait pas empêché
les massacres ethniques de s’y poursuivre.

Audition de M. Robert GALLEY
Ministre de la Coopération (1976-1978 et 1980-1981), Député de l’Aube
(séance du 13 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Robert Galley, Ministre de
la coopération de 1976 à 1981. Il a estimé qu’en dépit du caractère lointain
de cette période, M. Robert Galley pourrait certainement apporter à la
mission un éclairage utile sur les débuts de la coopération entre la France et
le Rwanda, en particulier dans le domaine militaire. Il a jugé qu’il pourrait
aussi aider la mission à mieux comprendre les raisons pour lesquelles le
Rwanda a été intégré dans le champ de la coopération française et, à cet
égard, assimilé aux pays qui ont, dans le passé, relevé de l’administration
coloniale française, question qui s’est posée à plusieurs reprises lors des
précédentes auditions.
M. Robert Galley a d’abord fait part aux membres de la mission de
sa surprise d’être convoqué devant eux, les souvenirs qu’il pouvait avoir du
Rwanda étant extrêmement lointains.
Il a indiqué qu’en tant que Ministre de la coopération de 1976 à
1981, il avait effectué diverses missions au Rwanda mais qu’il aurait
l’occasion de parler également du Burundi, les problèmes rencontrés par ces
deux pays lui paraissant indissolublement liés. Il a, par ailleurs, déclaré qu’il
avait établi avec le Président Habyarimana des relations très sincères et très
étroites, qui lui avaient permis de connaître certaines réalités de l’intérieur et
qu’il avait également noué diverses amitiés, en particulier avec une religieuse
qui dirigeait une école à Gitarama.
Il a toutefois observé que son dernier passage à Kigali datait du
sommet franco-africain que le Président Mitterrand y avait organisé en
octobre 1982 et que c’est alors en tant que Président du groupe d’amitié
France-Rwanda de l’Assemblée nationale qu’il avait accepté d’y être présent.
M. Robert Galley a d’abord évoqué la personnalité du Président
Habyarimana et les circonstances de son arrivée au pouvoir.
Après avoir rappelé que certains estimaient qu’il s’agissait d’un
putsch militaire, il a déclaré avoir eu, par divers témoignages, une relation
très précise de ce qui s’était passé. Kayibanda, Président du Rwanda depuis

1962, était devenu petit à petit l’otage d’un certain nombre d’extrémistes
hutus. Juvénal Habyarimana, Colonel de la garde présidentielle, se situait,
quant à lui, en dehors de la problématique ethnique, car il pensait qu’il n’y
avait pas d’avenir pour la Rwanda dans les luttes entre Hutus, Tutsis et
Twas. Il se montrait, de ce fait, très réservé à l’égard des missions que lui
donnait le Président Kayibanda. Poussé alors par les extrémistes, ce dernier
le convoqua en juillet 1973 au Palais. Le Colonel Habyarimana se trouvant
en présence de deux militaires qui braquaient un revolver sur sa tempe, les
écarta violemment, sauta par la fenêtre, appela la garde présidentielle et
encercla le Palais. Ce coup d’Etat se déroula sans aucune mort d’homme.
Reprenant une expression restée précise dans sa mémoire,
M. Robert Galley a rappelé qu’à la suite de cette affaire, un certain nombre
de Hutus avaient considéré que le moment était arrivé de « faire la chasse
aux Tutsis ». A ce moment-là, le Colonel Habyarimana envoya tous les
extrémistes hutus en prison et fit savoir qu’il ne tolérerait pas l’extrémisme,
ni d’un côté ni de l’autre. C’est ainsi que le Rwanda connut quinze ans de
paix quasiment sans nuages.
Contrairement à ce qu’en ont rapporté certains journaux, le régime
du Président Habyarimana, fondé sur une structure démocratique
communale, était extrêmement tolérant et permettait une très grande liberté
d’expression. Il s’agissait d’une démocratie à la base et non au sommet.
L’énorme problème résidait cependant dans la croissance de la population,
laquelle était, sans porter de jugement de valeur, très encouragée par la
présence -partout et dans tout- de l’Eglise. Cette dernière était farouchement
opposée à toute mesure de restriction des naissances, ce qui favorisait un
accroissement galopant de la population rwandaise.
M. Robert Galley a jugé nécessaire de compléter son analyse par le
rappel des événements survenus au Burundi. A l’inverse de ce qui s’était
passé au Rwanda en 1962, la minorité aristocratique tutsie d’origine royale,
avait, au Burundi, conservé le pouvoir. M. Robert Galley a d’ailleurs indiqué
qu’il avait très bien connu le Président Bagaza et qu’il fallait bien savoir -et
dire très clairement- que cette aristocratie tutsie dominait sans partage un
peuple de travailleurs. Illustrant son propos, il a alors évoqué une scène dont
il avait été témoin au Burundi. La coopération française ayant donné l’argent
nécessaire à la construction d’un grand collège dans le sud du pays, à Bururi,
M. Robert Galley avait été conduit à en organiser l’inauguration, laquelle
marquait, en fait, la remise de ce collège par la France aux autorités
religieuses, l’Eglise catholique étant chargée, au Burundi, de l’éducation. A
la suite des discours, une fête avait eu lieu, donnée par des officiels
exclusivement tutsis, les élèves, dans leur totalité, garçons et filles, étaient

des Tutsis très grands et longilignes dont on remarquait l’extraordinaire
beauté. Il en fit l’observation à l’évêque, lequel répondit : « Bien entendu, ils
sont tous tutsis ; pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement ? ». A la
réponse de M. Robert Galley qui lui faisait remarquer que le Burundi
comptait tout de même 80 % de Hutus, l ’évêque rétorqua -c’était en 1978- :
« Mais les Hutus n’ont rien à faire dans nos collèges ; ils sont là pour
travailler ! ». Comme le Ministre lui avait demandé où ils étaient, l’évêque
avait, d’un geste large, montré les sommets de toutes les collines situées à
trois ou quatre kilomètres de Bururi, où l’on apercevait de petits groupes
humains sans pouvoir les distinguer. Il s’agissait des Hutus, lesquels n’étaient
admis ni à la fête ni à l’école. C’était une aristocratie et des esclaves. Tel
avait également été le régime antérieur au Rwanda pendant des siècles.
Soulignant qu’il n’était pas un partisan d’une quelconque forme de racisme, il
a toutefois rappelé que la domination de l’aristocratie tutsie sur le Rwanda
avait laissé de très fortes empreintes.
Le colonisateur allemand, lorsqu’il était arrivé, et ce, dans la lignée
de ce qu’auraient pu faire les junkers prussiens, avait considéré qu’il était
extrêmement commode de conforter l’administration et la hiérarchie tutsie
sur les Hutus. Les Belges, à la prise de leur mandat, avaient également estimé
que cette situation était extrêmement confortable. Ainsi, jusqu’au début des
années soixante, l’aristocratie tutsie avait totalement dominé le pays, à
l’image de ce que pouvait être la féodalité en l’an 1000 en Europe.
Le référendum de 1962 témoigna cependant de l’écrasante
supériorité numérique des Hutus qui sentirent alors leur force. Les Tutsis
partirent en Ouganda, en Tanzanie et au Burundi, qui n’avaient pas subi la
même évolution. Se créa, par conséquent, un mouvement d’émigrés, à
l’image de celui que les Français avaient bien connu pendant la Révolution.
Ce mouvement fut le ferment de la création du FPR, mais aussi l’occasion
pour cette minorité de gens très intelligents et de grande capacité d’établir
une diaspora aux Etats-Unis, en Belgique et au Canada, laquelle a été par la
suite, dans une large mesure, à l’origine du versement des sommes
considérables qui ont financé l’équipement du FPR.
Tels étaient donc ces deux pays qui ont vécu côte à côte, le Burundi
conservant de fait le pouvoir aristocratique et le Rwanda luttant contre le
retour de cette situation.
M. Robert Galley a tenu à revenir sur un point qu’il a jugé
insuffisamment mis en évidence.
En 1988, puis en 1993, des émeutes considérables eurent lieu au
Burundi, auxquelles l’armée réagit avec une extraordinaire violence.

M. Robert Galley a indiqué qu’il avait pu, par les documents qu’il s’était
procurés, se rendre compte de l’extraordinaire ampleur des massacres de
Hutus qui s’étaient alors déroulés au Burundi, renvoyant ainsi en masse vers
le Rwanda des réfugiés qui avaient franchi la frontière pour se sentir protégés
et étaient de ce fait venus alimenter un détestable extrémisme hutu. Le
massacre de 1993 fit, au Burundi, 150 000 morts et entraîna la fuite à
l’étranger de 700 000 réfugiés hutus qui vinrent rejoindre les 240 000 Hutus
qui avaient quitté le pays lors des affrontements précédents.
M. Robert Galley a souligné que ce qui s’était passé au Rwanda en
1994 avait déjà été précédé d’événements, certes de nature tout à fait
différente, mais qui révélaient la dureté extrême de la répression menée par
l’armée tutsie du Burundi, laquelle avait écrasé la révolte des provinces du
nord et provoqué la fuite de nombreux Hutus en territoire rwandais. Il a jugé
que ces événements expliquaient, dans une certaine mesure, les raisons pour
lesquelles, lorsque le FPR rencontra ses premiers succès, non pas en 1990,
mais au cours des années suivantes, sur la frontière nord et dans l’est du
pays, une immense terreur s’était emparée de l’ensemble des Rwandais dont
les cousins et les amis avaient été chassés du Burundi. Il a estimé que dans la
presse, les journaux et ouvrages français, ces conséquences des événements
du Burundi sur l’état d’esprit des Rwandais et sur la montée de l’extrémisme
hutu avaient été largement sous-estimées. Les événements de 1994, dont
M. Robert Galley a souligné le caractère effrayant et suicidaire, étaient nés,
pour une large part, des massacres qui s’étaient produits au Burundi et qui
avaient renvoyé au Rwanda la masse de réfugiés qu’il venait de mentionner.
Remerciant M. Robert Galley de son exposé qui, s’il ramenait les
membres de la mission à une époque antérieure à celle qui faisait l’objet de
ses investigations, n’en plaçait pas moins les événements de 1994 dans un
contexte historique intéressant, le Président Paul Quilès a souhaité savoir
dans quel esprit l’accord d’assistance militaire de 1975 avait été élaboré. Il a
souhaité avoir des précisions supplémentaires, relatives notamment à l’aide à
la constitution d’une gendarmerie nationale.
M. Robert Galley a rappelé que les premiers gestes officiels
marquants à l’égard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui,
à la suite de l’indépendance, avait été sollicité par le Président Kayibanda. Au
nom de la défense de la francophonie et compte tenu de l’extrême intérêt
qu’il portait au Congo ex-belge et à tout ce qui était francophone, le Général
de Gaulle avait jeté les bases de la coopération avec le Rwanda. Cette
coopération se déroulait certes avec des coopérants, mais aussi avec des
volontaires. M. Robert Galley a indiqué à cet égard avoir retrouvé, dans
l’histoire des volontaires du progrès dont il était, jusqu’en décembre dernier,

le Président, le reflet de la progression des interventions des ONG qui étaient
venues apporter leurs contributions au développement du Rwanda.
Des accords de défense ont été passés avec le Rwanda en raison de
la présence en Ouganda d’une menace extrêmement sérieuse. Dans ce dernier
pays, en effet, après la sinistre période d’Amin Dada et celle, non moins
sinistre, du Président Obote qui avait trahi tout le monde, était apparu un
nouveau leader, Museveni. Ce dernier, s’appuyant sur la minorité tutsie, avait
constitué son armée et ses milices en faisant appel aux réfugiés tutsis. Les
Tutsis avaient pris le pouvoir en Ouganda, que ce soit dans la sécurité
militaire ou à la tête de l’armée. Ainsi, une sorte de coexistence, voire de
fusion, s’était créée entre l’armée de l’Ouganda, qui soutenait le Président
Museveni, et le FPR qui ne cessait de se développer. Au début des années
quatre-vingts, l’armée du FPR devait être constituée de quelques milliers
d’hommes, lesquels représentaient une menace par le fait qu’ils étaient
remarquablement armés. Certains de leurs officiers avaient même été formés
à West Point. Les Français sentaient que le régime rwandais pouvait être
menacé.
C’est dans ce contexte que le Président Habyarimana signa des
accords de défense avec la France, symétriques de ceux conclus avec le
Zaïre. M. Robert Galley a indiqué qu’existait dans son esprit, une espèce de
symétrie dans l’attitude qu’avait adoptée la France lors de l’attaque du Shaba
par des Katangais basés en Angola, lorsqu’elle avait mené l’opération de
Kolwezi -dont les Français avaient été relativement fiers- et à l’égard de la
menace que le FPR exerçait aux frontières nord du Rwanda. Même s’il
n’existait pas de menaces du côté du Burundi et aucune, bien entendu, du
côté du Zaïre, la création et la progression de cette force ougandaise
dominée par les exilés tutsis impliquaient que la France aidât ses amis. C’est
dans ce cadre que fut élaboré l’accord de défense qui conduisit l’armée
française à apporter son aide au Rwanda.
A ce sujet, il convient de distinguer deux phases. La première, qui
s’étend jusqu’en 1990, a été notamment marquée par les premières attaques
du FPR. Les raids dévastateurs et meurtriers de ce dernier dans le nord du
pays furent stoppés par les parachutistes français, certes peu nombreux -ils
n’étaient que 125-, mais représentant une force suffisante. A ce moment-là,
l’armée du FPR était constituée de 2 000 à 3 000 personnes et équipée
convenablement, à l’instar d’une armée moderne.
La réaction du Président Mitterrand, que M. Robert Galley avait
approuvée sans réserve, avait été de faire jouer les accords de défense et de
préserver, bien évidemment, l’intégrité du Rwanda face à ce qui apparaissait
comme une attaque extérieure. Il s’agissait aussi d’accroître les effectifs et

les moyens de l’armée rwandaise pour lui permettre de faire face à cette
attaque, au moment où le FPR, basé en Ouganda, recrutait, en Tanzanie, au
Burundi et même au Rwanda, des jeunes Tutsis de seize à dix-huit ans pour
les entraîner, son objectif étant de constituer ce qu’il appelait une armée de
libération.
La montée en puissance de l’armée rwandaise que le Président
Mitterrand et les gouvernements successifs ont accompagnée n’était, en
réalité, que la riposte à la menace du Front patriotique rwandais, qui devenait
de plus en plus pressante. Dans le même temps, le Président Habyarimana
faisait des efforts louables pour essayer de se rapprocher du Front patriotique
rwandais et d’éviter la guerre. L’histoire a cependant montré qu’à partir du
moment où Kagame, qui était le fils de Tutsis exilés, a pris le pouvoir, il a
mené de front, avec une habileté consommée, les combats et les
négociations. Au cours des négociations, il se donnait le rôle de vouloir
participer à un gouvernement d’union nationale et de réconciliation, alors
qu’en même temps il acquérait un armement très important et menait des
raids, relativement limités jusqu’à la grande invasion de 1993. Dans cette
affaire, le FPR s’est comporté comme un Machiavel utilisant à fond les relais
qu’il possédait aux Etats-Unis, au Canada et en Europe pour se présenter
comme voulant rétablir les droits de l’Homme et la démocratie au Rwanda.
En réalité, pour caricaturer, son ambition était de rétablir l’ordre antérieur,
c’est-à-dire la domination d’une minorité tutsie sur un peuple destiné à
demeurer un peuple de travailleurs.
M. Robert Galley a insisté sur le fait que la France s’était honorée,
sous la conduite de ses présidents successifs, en soutenant la politique du
Gouvernement rwandais et en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour,
d’une part, éviter la guerre et, d’autre part, donner au Rwanda les moyens de
faire face à cette agression extérieure.
M. Bernard Cazeneuve, revenant sur les propos tenus par
M. Robert Galley concernant l’accord qu’il avait qualifié « d’accord de
défense », a fait observer qu’à la connaissance des membres de la mission,
l’accord signé effectivement en 1975 entre la France et le Rwanda était, non
pas un accord de défense, mais d’assistance militaire, avec une dimension de
coopération. Le texte originel, pas plus que les avenants le modifiant, ne
prévoyaient que la France interviendrait aux côtés du Rwanda en cas
d’invasion étrangère ou d’attaque extérieure dirigée contre le Rwanda, mais
seulement que la France apporterait, comme c’est le cas dans d’autres pays
d’Afrique, son soutien à la formation des militaires rwandais, qu’ils soient
dans la gendarmerie ou au sein des forces armées rwandaises, en y favorisant

en particulier l’apprentissage de ce que sont les moeurs démocratiques dans
un pays respectant les droits de l’Homme.
M. Robert Galley, se rangeant très volontiers à l’avis du
Rapporteur et reconnaissant sa connaissance du sujet, a admis qu’il s’agissait
là d’une erreur de sa part, étant entendu que l’opération menée sur
Ruhengeri, lors de la première incursion armée en force du FPR, paraissait
tout de même, à ses yeux, relever plus d’un accord de défense ou, du moins,
d’un accord de soutien mutuel que de la simple coopération.
M. Bernard Cazeneuve a souligné l’importance de ce point pour la
compréhension des faits. La question que les membres de la mission
d’information se sont posée à plusieurs reprises et qu’ils ont posée à un
certain nombre de ceux qui sont venus devant eux au cours des dernières
semaines, était de savoir si certaines interventions de la France, qu’il s’agisse
de l’opération « Noroît » ou de l’envoi du détachement d’assistance militaire
et d’instruction, résultaient de la mise en oeuvre de l’accord d’assistance et
de coopération militaires ou d’une autre logique. Il a jugé que, par
conséquent, le témoignage apporté par M. Robert Galley était intéressant,
dans la mesure où il prouvait que cet accord de coopération avait été signé
dans un esprit très large.
M. Bernard Cazeneuve a ensuite interrogé M. Robert Galley sur ses
relations personnelles d’amitié avec le Président Habyarimana, qu’il avait
connu à partir de la fin des années soixante-dix. Il a voulu savoir s’il avait
senti, à mesure que le temps passait, qu’il était de plus en plus aux prises
avec l’Akazu, ce petit groupe dont on écrit qu’il était entre les mains de
certains membres de sa famille et gagné à la cause extrémiste hutue contre
laquelle, à l’origine, le Président Habyarimana s’était pourtant battu.
En réponse à la première question du rapporteur, M. Robert Galley
a déclaré que les militaires français en coopération encadraient l’armée
rwandaise et l’assistaient dans ses manoeuvres, jusqu’au jour où des vies
françaises se sont trouvées menacées par le FPR, des Français, notamment
des coopérants et des prêtres, étant installés dans le nord du pays. La
préservation de vies humaines fut une extension, presque « naturelle », de
l’accord de coopération. C’est ainsi qu’ont dû être présentés les événements
de 1990, les seuls que M. Robert Galley a dit avoir connus.
S’agissant de sa relation avec le Président Habyarimana, M. Robert
Galley a déclaré l’avoir vu pour la dernière fois en 1982 mais avoir entretenu
des amitiés, en particulier avec le Ministre des Affaires étrangères et un
certain nombre de personnalités du gouvernement. Il a reconnu avoir
constamment senti que le Rwanda vivait dans une tension interethnique

latente, ce qui nécessitait une extrême attention pour réprimer, d’où qu’elles
viennent, les manifestations de cette tension prête à se raviver au moindre
signe.
Le Président Habyarimana lui avait effectivement signifié, à diverses
reprises, que les adversaires du maintien de la paix, à l’intérieur du pays,
étaient les extrémistes hutus qu’on trouvait un peu partout, même dans
l’armée. M. Robert Galley a déclaré avoir conservé un souvenir très précis
du Président Habyarimana lui parlant de cette situation : il savait qu’il devait
être, lui-même, extrêmement vigilant pour éviter les dérapages, ce qui se
passait au Burundi étant constamment présent dans l’esprit du gouvernement
et des populations, à un point que la France mesure difficilement. Tout ce qui
se passait dans un pays se répercutait sur l’autre, et vice versa.
Evoquant les propos de M. Robert Galley relatifs à la « tension
interethnique latente » et le tableau rapide qu’il avait brossé de l’histoire du
Rwanda et, dans une moindre mesure, du Burundi depuis la décolonisation,
le Président Paul Quilès a demandé à M. Robert Galley à quel moment,
selon lui, s’était accrue cette tension ethnique.
Dans une réponse qu’il a qualifiée de brutale, M. Robert Galley a
estimé que la majorité hutue du Burundi n’ayant jamais eu l’occasion ni la
possibilité de s’exprimer, il était difficile de parler de tensions interethniques.
Il y avait les maîtres et les esclaves.
Au Rwanda, furent déjà enregistrés, dans les années 1956-1958, des
réflexes d’opposition entre Hutus et Tutsis, mais ce fut l’indépendance de
1962 qui provoqua l’explosion des tensions interethniques.
M. François Lamy a d’abord interrogé M. Robert Galley sur le
régime du Président Habyarimana. Il a souligné que la description donnée par
M. Robert Galley d’un régime très « tolérant » et d’une démocratie à la base,
ne correspondait pas tout à fait à l’image qui en avait été présentée aux
membres de la mission. Il a observé qu’à l’époque où M. Robert Galley était
en fonction, il s’agissait d’un régime de parti unique et a rappelé qu’un des
universitaires entendus avait parlé, non pas de démocratie communale, mais
plutôt d’un système de « quadrillage » de la population. Il a donc demandé à
M. Robert Galley de revenir sur ce point et de préciser quelle était
l’ambiance dans ce pays. Faisant état des propos tenus devant la mission par
le Premier ministre rwandais, en exercice de juillet 1994 à août 1995, selon
lesquels nombre de problèmes du Rwanda étaient précisément liés à la lutte
pour le pouvoir, il a souhaité connaître l’analyse de M. Robert Galley sur le
régime Habyarimana et les oppositions qu’il suscitait, l’expression de
« nazisme tropical » ayant été employée pour le qualifier.

Relevant que M. Robert Galley avait été Président de l’Association
des volontaires pour le progrès jusqu’à très récemment et rappelant que
certains coopérants appartenant à cette association étaient présents au
Rwanda dans les années qui avaient précédé le génocide, M. François Lamy
a souhaité savoir si ces volontaires avaient fait des rapports et, dans
l’affirmative, s’il était possible de les communiquer aux membres de la
mission.
En réponse à cette dernière question, M. Robert Galley a indiqué
que l’actuel délégué général des Volontaires du progrès était au Rwanda lors
de la prise de pouvoir par le Président Habyarimana et qu’il pourrait donner à
la mission un éclairage sur la situation que connaissait alors le pays.
A ce propos, il a toutefois souligné que l’Association des
volontaires du progrès avait un souci absolu de la sécurité de ses coopérants
et que son rôle n’était pas de les envoyer dans un endroit où ils pouvaient
courir un risque quelconque. Pour illustrer son propos, il a cité un exemple.
M. André Santini, député et Président du syndicat des eaux de
l’Ile-de-France, avait entrepris la remarquable tâche de donner, en dix ou
quinze années, de l’eau potable à toutes les populations du nord du Rwanda,
tâche à laquelle contribuaient les volontaires du progrès qui encadraient les
travaux. Lors des premières incursions du FPR dans le nord du pays, les
dirigeants de l’Association étant convaincus que ces événements ne
pouvaient qu’entraîner des massacres d’un côté et de l’autre, les volontaires
ont été rapatriés. Par conséquent, ni en 1993, au moment des grands
massacres du Burundi, ni en 1994, les volontaires n’ont pu avoir eu une
vision de terrain de ce qui s’était passé. De ce point de vue, leur rapport
risque de ne pas être d’un très grand secours.
M. Robert Galley a en revanche estimé que pourraient être trouvées,
parmi les religieux français qui ont quitté le Rwanda, des personnes qui ont
vécu les événements. Soeur Odette, la supérieure du collège de Gitarama, qui
a passé sa vie au Rwanda, lui avait fait, elle-même, un rapport témoignant de
son épouvante devant ce qu’elle avait vu. Elle lui avait fait part du sentiment
de panique des Hutus à l’idée que les Tutsis reviennent et avait fait état de
quasi-émeutes raciales à l’intérieur même d’un collège où, quelques mois
auparavant, tous semblaient vivre dans une parfaite compréhension mutuelle
alors qu’étaient même conclus des mariages mixtes. L’explosion de haine
raciale paraissait, à cette époque de calme apparent, parfaitement
inconcevable. C’est aussi la raison pour laquelle en réponse au Président Paul
Quilès, il avait parlé de « tensions latentes » entre les ethnies, en précisant
qu’il suffisait d’une étincelle pour les ranimer.

Quant à la question posée sur le régime du Président Habyarimana,
M. Robert Galley, tout en reconnaissant que les parallèles étaient toujours
mauvais, l’a néanmoins comparé à celui de Côte-d’Ivoire. Rappelant que ce
pays, pour lequel la France avait une grande estime, avait vécu, avec le
Président Houphouët-Boigny, sous un régime de parti unique, il a souligné
que la France s’en était bien accommodée et estimé que la Côte-d’Ivoire s’en
était bien trouvée. Il a en outre fait valoir que, dans le Gouvernement de
Juvénal Habyarimana, il y avait des Tutsis, qui appartenaient au parti du
Président, le MRND.
Au Rwanda, la démocratie ne se situait pas au niveau de la
représentation nationale, composée uniquement de candidats du parti
unique : c’était là une caricature de démocratie. En revanche, dans les
villages, la démocratie existait vraiment et les équipes municipales étaient
constituées, après débats, par élections et cooptations. A l’intérieur même
des provinces, les élections étaient représentatives des forces communales.
Bien qu’ils fussent très éphémères et précaires, les moyens de communication
par radio facilitaient la constitution d’autorités locales capables d’assurer le
fonctionnement du pays.
M. Robert Galley s’est déclaré frappé, en tant que Ministre de la
coopération, du nombre formidable de projets de développement et de
modernisation du pays. En comparaison avec les projets de pays voisins,
comme le Zaïre, caricature de ce qu’il fallait faire, voire de pays tels que le
Mali ou la Mauritanie, il était stupéfiant de voir le Rwanda, confronté à ses
problèmes de surpopulation, se lancer, en s’appuyant sur ses structures
communales et préfectorales, dans des projets brillants de cultures de thé ou
de café.
Pour nombre de Français, le Rwanda était un peu un modèle de ce
que l’on pouvait rêver pour l’Afrique comme phase de transition entre la
période coloniale et la démocratie.
M. Jacques Myard a estimé qu’en suivant la logique historique
développée par M. Robert Galley qui avait rappelé l’histoire actuelle et
ancienne, voire la protohistoire du Rwanda, on était en droit de penser
qu’aujourd’hui, la situation était de nouveau explosive. Avec le pouvoir
d’une minorité sur une majorité, le Rwanda poursuit le cycle de
l’affrontement maîtres-esclaves qui risque d’alimenter à nouveau la violence.
M. Jacques Myard a donc demandé à M. Robert Galley quel était son
sentiment sur la situation du Rwanda aujourd’hui, qui lui semblait la suite
logique, mais inversée, de tout ce qui s’est passé auparavant.

Par ailleurs, il a souhaité savoir comment M. Robert Galley
expliquait que le Gouvernement hutu, même avec l’aide de la France, si
importante ou minime soit-elle, selon que l’on se place d’un côté ou d’un
autre, n’ait pas su faire face aux attaques de blitzkrieg du FPR.
A la première question, M. Robert Galley a répondu par analogie.
Le nombre de Tutsis au Burundi doit être de l’ordre de 15 % à 20 %. Ils
détiennent l’administration, la police, la gendarmerie, l’armée, c’est-à-dire
tous les postes de pouvoir et ce, depuis des siècles -et ils ont su préserver
cette position au moment de l’indépendance.
Quand le FPR est arrivé dans le nord, il avait « regroupé », soidisant pour les protéger, les populations des villages et les avait triées. Il a
éliminé tous les dirigeants et a fait fusiller trois évêques, parce qu’ils
représentaient l’élite, hutue qui plus est. A l’heure actuelle, il n’existe pas
grand risque de drame au Rwanda puisque s’est installée la paix des
mitrailleuses.
Sachant que, durant les émeutes, l’armée du Burundi a tué, dans les
trois provinces du nord, 150 000 personnes en moins de cinq trimestres, le
danger, pour la population hutue, est très clair. De la même manière, les
Tutsis du Rwanda n’ont nullement cherché à aider les populations hutues ; ils
les ont jetées dans les forêts du Zaïre, sans se soucier de savoir si elles
allaient mourir, ce qui a d’ailleurs été le cas pour la plupart d’entre elles. Il
existe donc une logique de domination des Hutus par un peuple tutsi
intelligent et guerrier.
Concernant la question de savoir pourquoi l’armée hutue, aidée par
la France, n’avait pas su faire face aux attaques du FPR, M. Robert Galley a
rappelé qu’existaient au Rwanda trois peuples : les Twas, très apparentés aux
pygmées et originaires de la forêt, qui vivent dans le nord-est du pays, dans
la zone des volcans en particulier, les Hutus, populations bantoues qui
viennent de la forêt zaïroise et qui ont probablement commencé à coloniser
les terres du Rwanda aux XVème, XVIème et XVIIème siècles et les Tutsis,
d’origine étrangère. Ce sont les cousins des Dinkas du Soudan, des grands
gaillards, gardiens de boeufs, du Bahr-El-Ghazaï, ou des Masaïs dont on sait
au Kenya quels guerriers redoutables ils sont. Les Tutsis n’ont donc
rigoureusement rien à voir avec les peuples de la forêt. Ces populations,
malgré les mariages mixtes, sont complètement différentes. La réussite des
élites tutsies en Europe, notamment en France, en Belgique, au Canada et
aux Etats-Unis, est là pour montrer qu’il s’agit d’un peuple, intelligent et fier,
de très bons guerriers, qui n’a rien à voir avec ces hordes de pauvres
bantous, incapables de résister à la poussée d’une armée moderne, composée

d’une petite quantité d’hommes, mais très bien organisée et obéissant à une
discipline comparable à celle qui caractérise les armées européennes.
Même si l’armée rwandaise comportait des éléments convenables,
comme c’était également le cas de l’armée zaïroise, toutefois, globalement, la
qualité des soldats bantous était sans commune mesure avec celle des
combattants tutsis venant de l’extérieur.
Reconnaissant avoir quelque peu caricaturé et forcé le trait pour
bien faire comprendre sa pensée, M. Robert Galley a estimé que le sujet
exigerait des développements plus nuancés.
M. Michel Voisin, faisant allusion à l’anecdote évoquée par
M. Robert Galley concernant le lycée qu’il avait inauguré au Burundi, a
voulu savoir si ce qui avait été écrit concernant la séparation des Tutsis et
des Hutus dans les écoles rwandaises était vrai.
M. Robert Galley a répondu par la négative, pour avoir lui-même
visité plusieurs écoles religieuses, en particulier longuement celle de
Gitarama où il était retourné à deux reprises, compte tenu des liens d’amitié
qui le liaient à Soeur Odette. L’égalité était absolue. Les soeurs et les
professeurs préféraient probablement les Tutsis parce que, d’une manière
globale, ils étaient intelligents. Ainsi, lorsque les extrémistes hutus eurent
envahi un séminaire situé dans le Nord, du côté de Ruhengeri, ils avaient
aligné les personnes présentes contre le mur, en demandant à chacune leur
noM. En fonction du nom, les miliciens savaient qui était Hutu et qui était
Tutsi et ont fusillé les Tutsis.
Au sein même des séminaires qui étaient à la base du système
d’éducation et dans les collèges, il n’y avait aucune différence. Des Tutsis
fort intelligents qui étaient parfaitement intégrés faisaient partie du
Gouvernement de Juvénal Habyarimana. M. Robert Galley a souligné que
Juvénal Habyarimana faisait tout pour éviter le racisme. C’est la raison pour
laquelle il a été abattu.
Le Président Paul Quilès a relevé les propos de M. Robert Galley
évoquant de façon allusive et avec pudeur, le rôle et la responsabilité de
l’Eglise catholique par rapport au problème de la surpopulation. Il s’est
demandé si, à l’examen de l’histoire du Rwanda et de son évolution
démographique, il n’apparaissait pas irresponsable de favoriser la
surpopulation. Sauf à être totalement aveugle, on sait en effet qu’une
croissance démographique non maîtrisée débouche inéluctablement, soit sur
des épidémies, soit sur des guerres civiles ou extérieures, soit sur les trois à
la fois. On peut se demander par conséquent, comment il se faisait que des

responsables politiques, mais surtout religieux, favorisent la surpopulation.
Même s’il est toujours facile d’interpréter l’histoire a posteriori, comme
beaucoup le font, on peut se demander s’il n’y a pas là une forme
d’irresponsabilité grave.
M. Robert Galley a rappelé que les premiers missionnaires sont
arrivés au Rwanda lors de la colonisation allemande. Mgr Hirth y a amené
l’ordre des Pères blancs, fondé par un Français, le Cardinal Lavigerie.
Tout montre que l’Eglise catholique s’est appuyée, dans un premier
temps, sur l’aristocratie tutsie au nom d’un principe qui était le suivant : dès
lors qu’elle christianisait l’élite, inévitablement l’ensemble des populations
deviendraient chrétiennes. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Par la suite,
dans les années 1920-1925, l’Eglise a fait machine arrière, mais son poids
était considérable. L’Eglise catholique a souhaité faire du Rwanda un Etat
chrétien. Le dimanche matin au Rwanda, il était fascinant de voir toutes les
petites colonnes de populations qui descendaient, de manière très régulière,
des collines pour venir écouter la messe sur l’immense place du village. Il est
dommage que l’Eglise catholique, dont le poids était si grand, n’ait pas réussi
à contrôler les extrémismes, en particulier l’extrémisme hutu. Elle a, dans les
faits, été entraînée dans la tourmente.
M. Bernard Cazeneuve est revenu à son tour sur les paroles de
l’évêque burundais, citées par M. Robert Galley, selon lesquelles les Tutsis
étaient seuls dignes de recevoir un enseignement, alors que les Hutus étaient
en train de travailler sur les collines.
Il a jugé que cet épisode entrait en contradiction avec ce que l’on
peut lire dans un certain nombre de textes émanant de religieux qui ont joué
un rôle très important au Rwanda, comme Mgr Perraudin, qui, en 1959, jette
les bases d’une sorte de révolution post-coloniale hutue, en affirmant qu’un
rééquilibrage du pouvoir au profit des Hutus est indispensable. Il a estimé
que les propos rapportés par M. Robert Galley paraissaient également en
contradiction avec le lien très étroit qui unissait un certain nombre de
responsables de l’Eglise catholique et le Gouvernement de Juvénal
Habyarimana, et qui s’est d’ailleurs traduit par des complicités éditoriales. A
plusieurs reprises, en effet, le Président Habyarimana a signé les éditoriaux de
la revue Dialogue, ce qui a conduit plusieurs ecclésiastiques à fonder la
revue Kinyamateka pour marquer leur distance à l’égard du régime.
M. Robert Galley a indiqué, tout en reconnaissant le caractère
quelque peu tranché de ses propos, motivé par son souci pédagogique, que
les églises du Rwanda et du Burundi n’avaient rien à voir l’une avec l’autre.
L’Eglise catholique rwandaise était à peu près conforme à ce que les

Européens, pouvaient souhaiter, étant entendu malgré tout que son rôle était
considérable puisqu’elle assurait l’enseignement. Mais l’enseignement ne
véhiculait aucune discrimination raciale.
En revanche, l’Eglise catholique du Burundi voulait maintenir les
structures aristocratiques au profit des Tutsis.
Ce n’est donc pas en termes de contradictions, mais de comparaison
qu’il faut analyser la réalité des deux pays voisins : l’un avait préservé le
régime de l’aristocratie dominante et de la minorité oppressive, alors que,
dans l’autre, certaines personnes essayaient de vivre en bonne intelligence.
C’est la raison pour laquelle, selon Kagame, il fallait les éliminer.

Audition de M. Jean-Michel MARLAUD
Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril 1994)
(séance du 13 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Michel Marlaud,
Ambassadeur de France au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, rappelant qu’il
avait exercé cette fonction pendant la période dramatique au cours de
laquelle les tensions se sont exacerbées pour aboutir aux massacres et au
génocide d’avril et de mai 1994. Il a souligné le caractère capital de son
témoignage.
Après voir indiqué qu’il avait présenté ses lettres de créances au
Président Habyarimana le 7 mai 1991, M. Jean-Michel Marlaud a précisé
que le cadre de sa mission au Rwanda avait été fixé, conformément à l’usage,
dans un relevé d’instructions établi, après concertation interministérielle, au
cours d’une réunion présidée par le Secrétaire général du Quai d’Orsay. Il en
a cité les extraits suivants :
« La France a pour préoccupation principale la nécessité d’éviter
les massacres et de favoriser la stabilité de la région.
« L’ambassadeur cherchera à favoriser le règlement politique de la
crise et la mise en oeuvre des accords conclus dans le cadre des
négociations d’Arusha, en gardant à l’esprit l’importance qui s’attache à
un retour très rapide des personnes déplacées sur les terres dont elles ont
été chassées, ainsi qu’à la tenue, à échéances rapprochées, d’élections,
seule procédure permettant d’assurer la légitimité démocratique.
« Pendant la période de transition, l’ambassadeur encouragera les
autorités rwandaises, présidence et gouvernement, à se rapprocher et à se
concerter pour agir, dans toute la mesure du possible, de concert.
L’ambassadeur sera, en outre, attentif aux questions interethniques et à la
situation des droits de l’homme et rappellera, en tant que de besoin, les
préoccupations de la France sur ce point. Il réfléchira, enfin, à la position
que devra adopter notre pays, ainsi qu’à ses intérêts à moyen et long terme
à l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous garderons de
privilégier l’une ou l’autre des ethnies.

« L’objectif est de favoriser à terme la paix et la réconciliation
nationale et d’encourager la démocratisation en cours.
« L’ambassadeur devra rendre très précisément compte de tout
élément qui pourrait avoir une incidence sur la position de la France quant
à la présence des forces françaises au Rwanda. A cet égard, il fera part au
Département de ses propositions en liaison avec les autorités rwandaises et
en fonction de l’évolution de la situation au Rwanda. A cette fin, il gardera
à l’esprit le rôle stabilisateur et dissuasif de la présence militaire française
dans ce pays, ainsi que sa vocation première en ce qui concerne la sécurité
des ressortissants français.
« Partenaire privilégié du Rwanda, la France a toujours comme
objectif la préservation de la stabilité du Rwanda et de la région. L’action
de l’ambassadeur devra continuer à être orientée par cette préoccupation. »
Il a indiqué que c’est dans ce cadre qu’il avait développé son action,
centrée autour de deux préoccupations.
La première était d’obtenir, dans un premier temps, la signature des
accords d’Arusha le 4 août et, dans un second temps, leur mise en
application. Pour cela, il a multiplié les démarches auprès de l’ensemble des
parties et de leurs composantes : le Président Habyarimana, le Gouvernement
et, une fois désigné, le futur Premier Ministre Faustin Twagiramungu, ainsi
que le FPR. Ces démarches ont toujours été accomplies en étroite
coordination, soit avec les partenaires de l’Union européenne, soit avec les
autres pays observateurs du processus d’Arusha.
La seconde concernait la situation des droits de l’homme. Elle a
notamment conduit l’ambassadeur à entreprendre les actions suivantes :
— attirer l’attention des autorités rwandaises sur les violations des
droits de l’homme lorsque certaines étaient constatées. De nombreux
télégrammes à ce sujet ont été envoyés de Kigali. A titre d’exemples,
M. Jean-Michel Marlaud a mentionné le télégramme relatant sa première
visite au Ministre de la Défense rwandais, le 24 mai 1993, au cours de
laquelle il avait attiré l’attention sur les exactions commises par les Forces
armées rwandaises, ainsi que le compte rendu d’un entretien, quelques jours
après, entre l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, et le chef
d’Etat-major de l’armée rwandaise, qui portait sur la même question.
Lorsqu’une personnalité rwandaise venait en France, son attention était
notamment attirée sur les risques que comportaient les incitations à la haine
ethnique diffusées par la Radio des Mille Collines ;

— appuyer les ONG. Malgré une situation assez complexe due à un
paysage mouvant, l’ambassade a essayé de travailler avec les différentes
ONG, en particulier avec M. Nkubito, à l’époque Président du comité de
liaison des associations des droits de l’homme, et, par la suite, Ministre de la
Justice dans le Gouvernement constitué après avril 1994. Un séminaire à
l’initiative de l’université catholique de Lyon sur le respect des droits de
l’homme au Rwanda était d’ailleurs prévu ;
— coopérer à long terme pour la construction d’un Etat de droit. Il
s’agissait d’apporter un appui à la gendarmerie rwandaise et de développer la
coopération en matière de justice. A la suite de la décision du chef de la
Mission de la Coopération de mettre un terme à la mission de Mme Bouvier
qui travaillait avec le ministère rwandais de la Justice, M. Jean-Michel
Marlaud a précisé qu’à plusieurs reprises, il avait attiré l’attention du
ministère de la Coopération sur la nécessité de poursuivre la coopération
dans le domaine judiciaire.
Les relations entre l’ambassade et Paris s’effectuaient toujours sous
la forme de télégrammes diplomatiques. C’est ainsi que parvenaient les
instructions du Quai d’Orsay et qu’en sens inverse lui étaient envoyés les
comptes rendus. De la même manière, les demandes d’instruction étaientelles adressées aux autorités de tutelle concernées : ministère des Affaires
étrangères, de la Défense, de la Coopération, ou Etat-major des Armées.
Au sein de l’ambassade, afin d’éviter que les diplomates et l’attaché
de défense émettent des opinions divergentes, les messages partant de Kigali
en direction de Paris reflétaient, après discussion avec l’attaché de Défense,
le Colonel Bernard Cussac, une position commune. Ce mode de
fonctionnement a été maintenu jusqu’au bout.
Selon M. Jean-Michel Marlaud, sa mission au Rwanda peut être
découpée en plusieurs périodes distinctes :
— les mois de mai à août 1993, date de la signature des accords
d’Arusha, ont été essentiellement consacrés à l’achèvement de leur
négociation. Un certain nombre de sujets avaient déjà fait l’objet d’accords
entre les différentes parties, mais le problème essentiel des pourcentages
respectifs devant revenir au Front patriotique rwandais et aux Forces armées
rwandaises dans la future armée nationale et dans la gendarmerie restait en
suspens. C’est finalement en juillet 1993, alors que le Premier Ministre
rwandais, M. Dismas Nsengiyaremye, venait d’être écarté au profit de
Mme Agathe Uwilingiyimana, que les derniers points à résoudre ont été
discutés et qu’une solution attribuant notamment au FPR 40 % des effectifs
dans l’armée et la gendarmerie a pu être trouvée. Dès le 9 août, la France

annonçait un premier retrait de ses coopérants militaires, dont le nombre
avoisinait une centaine. Cinquante ont été retirés dès le mois de septembre et
vingt-cinq entre les mois de septembre et de décembre. Des contacts ont été
pris, tant avec les partis d’opposition qu’avec le Front patriotique rwandais,
concernant l’avenir de notre coopération militaire, que tous souhaitaient
apparemment poursuivre, ce qui apparaît dans différents télégrammes ;
— entre les mois d’août et de décembre 1993, la France a veillé à la
mise en oeuvre des accords d’Arusha en appliquant, d’une part, leurs
dispositions pour ce qui la concernait et en poursuivant, d’autre part, ses
efforts aux Nations Unies pour que soit créée la force internationale neutre
qu’ils prévoyaient. Cette force, appelée MINUAR (mission des Nations
Unies pour l’assistance au Rwanda), a été créée le 5 octobre 1993. Elle
comprenait 2 500 hommes opérant sous le régime du chapitre VI de la
Charte, ce qui, selon le Président Habyarimana constituait un élément de
faiblesse. Celui-ci aurait souhaité que les Français fassent partie de la
MINUAR ; en revanche, il était assez méfiant à l’égard des Belges. L’arrivée
des Casques bleus a permis le retrait du détachement Noroît dès le
13 décembre 1993.
Globalement, la politique menée par la France et les pressions
qu’elle a exercées sur l’ensemble des participants au cours de cette période,
ont abouti à un succès : la conclusion d’un accord politique prévoyant le
partage du pouvoir pendant une phase de transition de vingt-deux mois qui
devait déboucher sur des élections libres et démocratiques. Ce point avait fait
l’objet de nombreux débats, le FPR souhaitant une transition beaucoup plus
longue.
C’est pourtant entre août et décembre 1993 que va survenir l’un des
événements qui vont faire échec à la mise en application des accords
d’Arusha, à savoir l’assassinat, au mois d’octobre 1993, du Président du
Burundi, M. Melchior Ndadaye.
L’élection du Président Ndadaye, à l’issue des premières élections
libres organisées au Burundi, avait été considérée comme un test par les
Rwandais. Nombre de personnes, dans l’entourage du Président
Habyarimana, étaient persuadées que l’armée burundaise n’accepterait jamais
la victoire de M. Melchior Ndadaye. Cette élection montrait que le processus
démocratique pouvait effectivement fonctionner. A contrario, l’assassinat du
Président Ndadaye valait évidemment contre-exemple, comme en témoigne
le contenu de quelques télégrammes de l’époque.
Le 21 octobre, quelques heures après la mort de M. Melchior
Ndadaye, en tout cas après le coup d’Etat, le Président Habyarimana

recevant les ambassadeurs occidentaux leur disait que la situation au Burundi
revêtait un caractère exemplaire et que la communauté internationale ne
pouvait pas se contenter de déclarations.
Dans l’analyse faite par l’ambassade, le 22 octobre, donc le
lendemain du coup d’Etat au Burundi, il était précisé : « Les événements du
Burundi portent un coup très dur au processus d’Arusha. Ils viendront
renforcer le camp de tous ceux qui se disent convaincus que, décidément,
une paix durable est impossible dans la sous-région. Le Burundi est, pour
lui -le Président Habyarimana- un cas d’école. Nous en avons salué le
processus de démocratisation exemplaire et l’avons présenté comme un
modèle. Comment allons-nous réagir devant la situation actuelle et éviter
que ce pays devienne un contre-exemple ? Ces événements exacerbent les
peurs, élément psychologique essentiel ici et qui peut conduire à tous les
excès, chacun voulant prendre les devants et éliminer, le premier,
l’adversaire ».
M. Jean-Michel Marlaud a déclaré que l’assassinat de M. Melchior
Ndadaye avait incontestablement constitué un élément négatif pour la mise
en oeuvre des accords d’Arusha, en jetant le doute sur les chances de succès
du processus démocratique et en exacerbant encore plus le facteur ethnique.
Pour nombre de Rwandais, il était évident que cet assassinat devait s’analyser
comme le refus de l’armée burundaise entièrement dominée par les Tutsis de
voir un Président hutu, même légitimement et démocratiquement élu, diriger
le pays.
Il a estimé que c’est sans doute à ce moment-là que le Président
Habyarimana avait en partie perdu confiance dans la communauté
internationale. Il faisait peut-être le calcul selon lequel, à l’issue de la période
de transition, le FPR perdrait les élections. Cette conviction pouvait être
étayée par le fait que, dans la zone tampon constituée après l’offensive du
FPR en février 1993, un accord organisant des élections avait pu être trouvé.
Tous les cadres du parti du Président Habyarimana, le MRND, avaient été
élus, bien que le FPR n’eût pas ménagé ses efforts pour gagner ces élections.
Après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président Habyarimana était
convaincu que même un processus démocratique ne saurait lui apporter
toutes les garanties.
Le changement de tactique des partis d’opposition a également
contribué à enrayer la mise en oeuvre du processus d’Arusha. Pendant la
période de négociation, ceux-ci avaient eu tendance à s’allier au Front
patriotique rwandais afin d’arracher le plus de concessions possibles au
Président Habyarimana. De fait, les accords d’Arusha résultaient d’un
équilibre à trois : le Président Habyarimana, les partis d’opposition, le Front

patriotique rwandais -deux de ces protagonistes devaient s’allier pour
parvenir à imposer quelque chose au troisième.
Après la signature des accords, les partis d’opposition, constatant
que le Président Habyarimana était à peu près privé de pouvoir, ont estimé
qu’il fallait, au contraire, éviter de faire le jeu du Front patriotique rwandais
et certains dirigeants de ces partis se sont alors rapprochés du Président
Habyarimana. Cette évolution a évidemment été confortée et accélérée par
les événements du Burundi qui montraient clairement qu’on ne pouvait pas
faire abstraction du fait ethnique.
Deux camps se sont donc constitués : Habyarimana et ses alliés d’un
côté, le Front patriotique rwandais et ses alliés de l’autre. Dès lors, la mise en
oeuvre des accords d’Arusha devenait extrêmement difficile car il n’existait
guère de possibilité de compromis dans cette nouvelle configuration. Toute
la discussion se centrait autour du point de savoir si le Président
Habyarimana obtiendrait le tiers de blocage au sein de l’Assemblée nationale
de transition. S’il ne l’obtenait pas, il pouvait être mis en accusation, soit
pour le motif de non-respect des droits de l’homme, soit pour celui
d’enrichissement illicite. Le Président Habyarimana courait d’autant plus le
risque d’être écarté du pouvoir avant même la fin de la période de transition
que la présidence de l’Assemblée nationale revenait à l’un des partis
d’opposition les plus déterminés : le parti libéral.
A compter de cette période, le phénomène de bipolarisation, qui au
mois de juillet avait déjà divisé le MDR, principal parti d’opposition, est
apparu dans les autres formations politiques. A cette époque, le Premier
Ministre MDR, M. Dismas Nsengiyaremye, avait été écarté au profit de
Mme Agathe Uwilingiyimana qui appartenait à la tendance opposée, conduite
par M. Faustin Twagiramungu. M. Justin Mugenzi, Président du parti libéral,
constitué essentiellement de personnalités relativement proches du Front
patriotique, et adversaire personnel du Président Habyarimana, s’en est
brusquement rapproché, provoquant une scission au sein de ce parti.
Le seul parti à avoir maintenu son unité et à se présenter comme
troisième force était le PSD, dirigé par M. Félicien Gatabazi. Toutefois, après
son assassinat, l’avenir du PSD posait aussi problème. Par ailleurs, onze
petits partis avaient droit, chacun, à un siège à l’Assemblée.
L’enjeu était alors devenu celui de l’allégeance des représentants de
ces différents partis, soit à Habyarimana, soit au FPR, ce qui a engendré de
nouveaux conflits.

L’autre problème était l’entrée ou non à l’Assemblée nationale de
transition de la CDR, parti extrémiste qui prônait la haine ethnique. Après
avoir refusé de signer le code de bonne conduite, la CDR s’était ravisée pour
bénéficier d’un siège à l’Assemblée nationale de transition.
Il était donc clair que la France devait continuer ses efforts pour que
le processus d’Arusha parvienne à son terme. D’ores et déjà, en application
des accords d’Arusha, la MINUAR était arrivée au Rwanda le 28 décembre
et 600 hommes d’un bataillon du FPR s’installaient à Kigali dans les
bâtiments du Parlement. Par ailleurs, le 5 janvier, le Président Habyarimana
prêtait serment, en qualité de Président de la période de transition : la
première institution de cette période se mettait donc en place.
En revanche, la formation du Gouvernement restait bloquée, faute
d’accord sur la répartition des portefeuilles ministériels et sur celle des sièges
au sein de l’Assemblée nationale.
Dans un télégramme diplomatique en date du 7 janvier, il était
indiqué : « les chances de succès de la période de transition restent
fragiles » et il était suggéré que la France poursuive son effort pour la mise
en oeuvre des accords d’Arusha dans trois domaines : la reprise économique
et financière, la restructuration de l’armée et le renforcement de l’Etat de
droit.
S’agissant du fax que le Général Romeo Dallaire aurait adressé aux
Nations Unies pour signaler les risques de génocide, M. Jean-Michel
Marlaud a signalé que le 12 janvier 1994 le chargé d’affaires de son
ambassade avait envoyé un télégramme à Paris, intitulé : « Menace de guerre
civile », dans lequel il rendait compte d’un entretien avec les ambassadeurs
des Etats-Unis et de Belgique ainsi qu’avec M. Jacques-Roger Booh-Booh,
représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies. Au cours de cet
entretien, M. Jacques-Roger Booh-Booh avait informé les trois ambassades
du risque de déclenchement à brefs délais d’une guerre civile par les
Interahamwe, la milice du parti MRND. M. Jacques-Roger Booh-Booh avait
reçu instruction des Nations Unies d’entreprendre une démarche auprès du
Président Habyarimana pour lui signaler que les activités des milices
menaçaient le processus de paix et que l’existence de caches d’armes, si elle
était confirmée, était contraire aux accords d’Arusha. Il avait demandé aux
trois ambassades concernées d’effectuer la même démarche.
En rendant compte de ces événements au Département, le chargé
d’affaires, M. Bunel, demandait des instructions et commentait : « Ces
informations sont graves et plausibles, même si l’on ne peut pas écarter le
risque d’une manipulation destinée à mettre en difficulté la MINUAR ou le

Président Habyarimana ». Le même jour, il recevait instruction du ministère
des Affaires étrangères de se joindre à la démarche des ambassadeurs des
Etats-Unis et de Belgique. Le 15 janvier, ceux-ci étaient reçus par le
Président Habyarimana, comme M. Jacques-Roger Booh-Booh l’avait été
lui-même le 14 janvier. Il n’y a donc pas d’ambiguïté sur le fait que cette
information ait été transmise et qu’une démarche ait été faite.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé que le Colonel Bernard Cussac
avait eu connaissance de ce télégramme qui avait été aussi envoyé au
ministère de la Défense et à l’Etat-major des Armées. Il a jugé que la
confusion du Colonel Cussac provenait vraisemblablement du fait que ce
télégramme avait été rédigé par le chargé d’affaires et qu’il n’en a plus été
question par la suite. Ces informations ne constituaient qu’un élément de plus
dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie
concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le
début d’un massacre.
La France poursuivait évidemment ses pressions sur les différentes
parties, notamment à la fin du mois de janvier, lors de deux visites
importantes, celles de Mme Michaux-Chevry, Secrétaire d’Etat à l’Action
humanitaire, et de M. Bernard Debré. Ce dernier avait saisi l’occasion d’une
mission parlementaire, dont l’objectif était de faire une analyse sur les
problèmes du sida en Afrique, pour rencontrer l’ensemble des partenaires et
tenter de les convaincre de régler leurs différends.
S’interrogeant sur le caractère prévisible des événements d’avril-juin
et sur les dangers que présentait la situation du Rwanda peu de temps avant
cette crise, M. Jean-Michel Marlaud a cité, à titre d’exemple, le texte de deux
télégrammes. Dans le premier, en date du 3 mars, il écrivait, à propos de la
MINUAR : « La crainte majeure est de se retrouver dans un processus à la
somalienne. Un tel scénario, qui n’est pas totalement imaginaire, remettrait
vite en cause la présence belge ». Dans le second, en date du 15 mars, le
Colonel Bernard Cussac, après un entretien avec le Colonel Marchal qui, au
sein de la MINUAR, était chargé de la sécurité du secteur de Kigali, écrivait
qu’« il n’y aurait pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprise des
combats et que celle-ci était soumise à de fortes pressions en raison des
risques de reprise des massacres ethniques ».
Toutefois, il a estimé qu’il serait excessif de dire que les services de
l’ambassade étaient conscients de la gravité des événements à venir et du
risque de génocide.
Evoquant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le
6 avril, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il en avait été informé vers

vingt heures trente par un appel téléphonique de M. Enoch Ruhigira,
Directeur de cabinet du Président Habyarimana. Celui-ci se trouvait à
l’aéroport pour accueillir le Président et avait vu deux explosions au moment
où l’avion s’apprêtait à se poser, mais il n’avait pu en dire davantage, l’avion
ayant disparu. M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait immédiatement
informé de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et qu’en
l’absence du Colonel Bernard Cussac, il avait, sur place, averti les militaires
français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux. Le réseau de
sécurité de la communauté française a été mis immédiatement en alerte.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que se trouvaient dans l’avion le
Président rwandais Juvénal Habyarimana, le Président burundais Cyprien
Ntaryamira, mais aussi le Général Nsabimana, Chef d’Etat-major de l’armée,
proche du Président Habyarimana, le Colonel Sagatwa, Président de la garde
présidentielle, beau-frère du Président Habyarimana, et enfin les trois
membres français de l’équipage.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que, très peu de temps après, il
avait reçu un autre appel téléphonique d’un membre de la famille du
Président Habyarimana, qui croyait à une attaque contre la résidence. Il s’est
rendu à l’ambassade d’où il a confirmé, par télégramme, à vingt-deux heures,
l’attentat contre le Président Habyarimana. Il a indiqué qu’en raison des
barrages qui avaient été érigés rapidement en différents endroits de Kigali, il
avait éprouvé quelques difficultés pour se rendre de la résidence à
l’ambassade, pourtant située à proximité.
Le lendemain matin, 7 avril, vers sept heures, il recevait un appel de
la fille du Président Habyarimana demandant expressément la protection de la
France. Il lui a alors rappelé l’existence de la MINUAR dont elle ne voulait
pas entendre parler en raison de la présence en son sein de militaires belges et
de sa crainte que la Belgique ait joué un rôle dans l’attentat. La rumeur selon
laquelle les Belges pouvaient être impliqués dans l’attentat commençait alors
à courir.
Au même moment, ou peut-être un peu plus tôt, M. Jean-Michel
Marlaud a dit avoir reçu deux appels téléphoniques du Premier Ministre
désigné par les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu. Celui-ci
signalait, dans un premier temps, que des hommes de la garde présidentielle
raflaient, enlevaient ou assassinaient des ministres désignés pour constituer le
futur Gouvernement ; puis quelques instants plus tard, annonçait que sa vie
était menacée et que, recherché par la garde présidentielle qui voulait
l’assassiner, il ne pouvait plus rester chez un Américain, demeurant à
proximité de son domicile, auprès de qui il avait temporairement trouvé
refuge.

Aussitôt, l’ambassadeur a alerté M. Jacques-Roger Booh-Booh,
représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, qui a demandé
à la MINUAR d’aller chercher M. Faustin Twagiramungu.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la situation s’était dégradée
assez vite au cours de cette journée du 7 avril et que, vers dix heures, Paris
était informé par télégramme d’une escalade dans la violence : la garde
présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités ; la MINUAR
apparaissait totalement impuissante, ne parvenant pas, en particulier, à
franchir les barrages érigés dans la ville par les Forces armées rwandaises ;
enfin, Mme Agathe Uwilingiyimana, le Premier Ministre, avait été assassinée.
M. Jean-Michel Marlaud a ensuite précisé que, vers seize heures, il
avait, avec le Colonel Jean-Jacques Maurin, effectué une démarche auprès du
Colonel Théoneste Bagosora, le directeur de cabinet du Ministre de la
Défense, ce dernier étant en déplacement au Cameroun. Il lui avait dit qu’il
fallait reprendre le contrôle de la situation et que les Forces armées
rwandaises devaient coopérer avec la MINUAR, mais cet avertissement
s’était avéré inutile et la situation avait continué de s’aggraver.
Vers dix-sept heures, trois cents hommes du bataillon du FPR sont
sortis de l’enceinte du Parlement et des combats à l’arme lourde ont
commencé entre le FPR et les FAR. Parallèlement, les premiers réfugiés sont
arrivés à l’ambassade et la situation a continué à se dégrader. Plusieurs
Français ont assisté à l’assassinat de Rwandais qui s’étaient réfugiés chez eux
et la maison de M. Philippe Poulain, Directeur de la Caisse française de
développement, a reçu un obus.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait consulté par téléphone
son collègue belge, sur instruction de Paris, et que tous deux avaient estimé
qu’il convenait de commencer les préparatifs d’une éventuelle évacuation des
ressortissants, mais qu’à ce stade, une telle décision était prématurée et
pouvait donner le sentiment que les protagonistes étaient abandonnés à leur
sort.
Il a précisé que la matinée du 8 avril avait été marquée par un
nouvel appel de la famille Habyarimana qui demandait à être évacuée, la
coupure de la liaison téléphonique avec l’hôtel Méridien où s’étaient réfugiés
un certain nombre de Français, l’aggravation des combats et l’arrivée à
l’ambassade de France de plusieurs ministres. Ces derniers ont alors tenu une
réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations : remplacer les
ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main
la garde présidentielle en vue d’arrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur
attachement aux accords d’Arusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer

M. Faustin Twagiramunugu
Mme Agathe Uwilingiyimana.

Premier

Ministre en remplacement

de

Un conseil militaire de crise avait, par ailleurs, été institué dans
l’intervalle. L’ambassade commentait alors : « Les dirigeants rwandais sont
inconscients de la situation sur le terrain et raisonnent comme s’ils avaient
beaucoup de temps ».
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait annoncé au
Département le même jour, vers dix-neuf heures, l’assassinat de l’Adjudantchef Didot et de son épouse en ces termes : « Cinq Rwandais qui viennent
d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M. et
Mme Didot. Lorsque les soldats du FPR sont entrés, ils les ont fait sortir -ils
sont Tutsis- et ont abattu les Didot ». Il a indiqué que cette version était
toutefois controversée. La conclusion du télégramme annonçant l’assassinat
des époux Didot était la suivante : « la sécurité de nos ressortissants est
menacée et justifie l’évacuation », l’assassinat de M. Mayer était encore
ignoré à ce moment-là.
Vers vingt heures, l’ambassade a été informée de la nomination d’un
Président de la République et d’un Gouvernement intérimaires. La
composition de ce gouvernement était apparemment conforme aux accords
d’Arusha puisqu’elle prévoyait une répartition des portefeuilles entre partis
politiques. Toutefois, on pouvait s’interroger sur sa représentativité réelle.
Chacun des partis étant divisé, les personnes désignées représentaient plutôt
un glissement en faveur de la tendance la plus extrémiste.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il avait, vers vingt-deux
heures, fait mention pour la première fois, en réponse à un télégramme du
ministère, de l’orphelinat Sainte-Agathe dans lequel se trouvaient un certain
nombre d’enfants en instance d’adoption par des familles françaises.
Certaines de ces familles avaient envoyé des fax à l’ambassade, l’informant
que l’orphelinat et ses occupants étaient menacés. Tous les enfants ont été
évacués sans qu’il ait jamais été question de faire un tri entre ceux qui étaient
en instance d’adoption et les autres. Il a précisé par ailleurs que cette
opération était sans aucun lien avec Mme Agathe Habyarimana, malgré
l’appellation qu’avait reçue l’orphelinat.
Vers vingt-trois heures, l’ambassade a été informée du décès par
balle, dans des circonstances inconnues, d’un autre français, le père Calonne,
installé dans le sud du pays.
Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris
d’une éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants,

le Gouvernement intérimaire et les Forces armées rwandaises, extrêmement
méfiants à l’égard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette
opération. Il a indiqué que des interventions de diplomates français auprès
des FAR et du Gouvernement intérimaire avaient été nécessaires pour que
l’autorisation soit accordée aux autorités belges.
Entre temps, le nombre des personnalités rwandaises réfugiées à
l’ambassade s’était encore accru au point que, le 9 avril au matin,
M. Jean-Michel Marlaud indiquait à Paris : « Bien que M. Jacques-Roger
Booh-Booh ait été informé par mes soins des arrivées successives de
personnalités rwandaises à l’ambassade, celle-ci n’est pas protégée par des
gardes de la MINUAR, contrairement à ce qu’indique le Secrétariat des
Nations Unies dans des propos tenus à notre représentation permanente ».
M. Jean-Michel Marlaud a insisté sur le fait qu’il lui paraissait
logique à ce moment-là que la MINUAR prenne en charge les personnalités
rwandaises qui pouvaient se sentir menacées, l’ambassade n’ayant pas
particulièrement vocation à protéger les uns ou les autres. Il a souligné que
c’est parce que la MINUAR ne leur avait pas accordé de protection que les
personnalités rwandaises avaient été abritées à l’ambassade.
Le Front patriotique rwandais s’était déclaré prêt à accepter
l’évacuation des ressortissants étrangers, à condition que la France ne sorte
pas de ce cadre strict, menaçant, à défaut, d’entrer directement en conflit
avec les forces françaises.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le 9 avril, vers vingt-trois
heures, à la suite d’une décision prise à Paris, étaient partis, par le premier
avion, quarante-trois Français, douze proches du Président Habyarimana,
dont neuf femmes, et une très grande majorité d’enfants figurant sur une liste
qui lui avait été transmise et sur laquelle se trouvaient leurs dates de
naissance.
Le 10 avril, M. Pascal Ndengejeho, ancien Ministre de l’opposition,
et M. Alphonse-Marie Nkubito, Président du Comité de liaison des
associations des droits de l’homme, tous deux réfugiés à l’ambassade, ont
demandé l’asile politique et ont été évacués ultérieurement.
Vers quatorze heures, en réponse aux demandes d’instruction sur la
conduite à tenir vis-à-vis des Rwandais réfugiés à l’ambassade, il est indiqué
que, « dans l’hypothèse d’une fermeture de l’ambassade et si les
circonstances le permettent, il paraîtrait souhaitable de les acheminer
séparément des ressortissants français vers l’aéroport pour un départ dans
la mesure du possible ».

Le Département s’est alors enquis de la nécessité de fermer
l’ambassade. Il lui a été indiqué : « A l’exception des Etats-Unis, personne
n’a annoncé une fermeture. Une annonce de notre part serait perçue comme
un abandon ». L’ambassade des Etats-Unis était déserte depuis déjà deux ou
trois jours.
Vers seize heures trente, les Français réfugiés à l’hôtel Méridien ont
été évacués, non pas par les forces françaises d’Amaryllis, mais par la
MINUAR à la demande de l’ambassade. L’hôtel étant situé dans une zone
occupée par le FPR, il paraissait préférable d’éviter tout risque de contact
avec les militaires français.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que le plan d’évacuation et le
plan de sécurité des ressortissants français reposaient sur l’« îlotage », la
communauté française étant répartie en secteurs et en îlots. A la tête de
chacun de ces secteurs et îlots, un responsable avait été désigné, ce qui
n’exclut pas qu’ait pu se produire, dans tel ou tel îlot, un incident avec le
chef d’îlot sans que la cause puisse en être imputée à une politique délibérée
du ministère, du Gouvernement ou de l’ambassade.
Une fois l’évacuation des ressortissants français terminée,
l’aggravation de la situation et le départ de la plupart des autres
ambassadeurs ont conduit à demander la fermeture de l’ambassade le
11 avril, à quinze heures.
M. Jean-Michel Marlaud a souhaité apporter des précisions sur trois
points ayant fait l’objet de controverses.
Il a déclaré qu’il était monstrueux de laisser entendre qu’un tri aurait
été opéré dans le personnel de l’ambassade ou qu’une évacuation aurait été
refusée sciemment. A vingt heures trente, heure à laquelle l’avion du
Président Habyarimana a été abattu, les employés rwandais de l’ambassade
étaient à leur domicile où, dans leur très grande majorité, ils n’avaient pas le
téléphone. Il était très difficile de trouver un téléphone pour appeler
l’ambassade. Par ailleurs, les quartiers ou les rues n’ayant pas de nom et les
maisons pas de numéro, il était tout aussi difficile de se rendre au domicile
des membres du personnel local. Seules deux personnes ont pu se faire
connaître : M. Pierre Nsanzimana, employé tutsi du consulat, qui a réussi à
téléphoner, a été évacué avec sa famille, il a témoigné par écrit des
conditions dans lesquelles son évacuation s’est déroulée ; un employé d’Air
France a également pu alerter sa compagnie à Paris, laquelle a contacté le
ministère des Affaires étrangères qui a informé l’ambassade. Son évacuation
a nécessité l’envoi à deux reprises des militaires, la première tentative s’étant
révélée vaine, étant donné qu’il avait dû se cacher avec sa famille.

Evoquant les personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade,
M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était inconcevable de les expulser de
l’ambassade, la MINUAR ne les ayant pas prises en charge malgré la
demande qui lui en avait été faite.
Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. Il est vrai que la grande
majorité d’entre eux, mais non la totalité, étaient des partisans du Président
Habyarimana. Parmi les opposants figurait M. Alphonse-Marie Nkubito qui a
été accueilli à la demande de l’ambassadeur de Belgique parce qu’il était
recherché activement par la garde présidentielle et que sa sécurité ne pouvait
être assurée. Il a été par la suite évacué par la France.
La liste des personnes réfugiées à l’ambassade a été envoyée au
ministère à intervalles réguliers. Elle ne coïncide pas avec celle des personnes
évacuées, un certain nombre de ministres du Gouvernement rwandais,
réfugiés pendant un moment à l’ambassade, ayant préféré rester, alors que
leurs familles quittaient le pays.
Parmi les personnes évacuées, figurait M. Ferdinand Nahimana, un
des fondateurs de la Radio des Mille Collines qui, toutefois, avait été désigné
pour devenir Ministre de l’Education supérieure, de la culture et de la
recherche dans le futur Gouvernement de transition. A ce titre, il avait été
accepté par le FPR. Si, rétrospectivement, il est possible de déterminer ses
responsabilités, à l’époque, c’était un homme politique « admis ».
En tout état de cause, le choix était simple : soit évacuer tous ceux
qui le souhaitaient, soit opérer un tri. La décision a été prise, que l’on peut
discuter, d’évacuer tous ceux qui étaient réfugiés à l’ambassade et qui
souhaitaient partir.
Après avoir cité des extraits des instructions concernant les archives
des postes diplomatiques et consulaires, prescrivant de « détruire tout
document dont les doubles se trouvent au Département », M. Jean-Michel
Marlaud a indiqué que les archives telles que les pièces d’état civil de l’année
avaient été rapatriées et le reste détruit. Il a souligné que ce choix, au-delà du
simple respect des instructions, répondait à une préoccupation de sécurité à
l’égard de nos interlocuteurs. L’ambassade recevait tout le monde, y compris
des personnes qui étaient, en apparence, les alliés des uns ou des autres, mais
qui, en privé, pouvaient émettre certaines critiques. La vie de ces personnes
aurait été en danger si tel ou tel des protagonistes avait trouvé des
documents relatant ou analysant leurs propos. Il s’agissait donc de les
protéger.

M. Jean-Michel Marlaud a ensuite indiqué qu’après les fermetures
de l’ambassade, il avait continué de suivre la situation au Rwanda jusqu’au
mois d’août 1994.
A ce titre, il a participé à une réunion à Arusha les 3 et 4 mai, au
cours de laquelle les pays observateurs des négociations qui avaient conduit à
l’accord de paix ont essayé d’obtenir, sans succès, un cessez-le-feu et l’arrêt
des massacres. Le Gouvernement lui a ensuite confié une mission dans les
capitales des différents pays voisins du Rwanda pour exercer une influence
de modération sur le FPR et sur les Forces armées rwandaises. Il s’est donc
rendu en Tanzanie pour y rencontrer le Premier Ministre ainsi qu’au Burundi,
au Zaïre et en Ouganda pour y rencontrer les trois Présidents de la
République. Il a alors donné lecture du passage du compte rendu rédigé à
son retour, le 13 mai 1994, où il écrivait : « Notre pays doit rester animé par
les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus de la
logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux
efforts des pays de la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en
faveur d’un règlement politique, mobilisation de la communauté
internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le
6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des
responsables de ces massacres ».
Dans la partie factuelle de son compte rendu, il précisait :
« Plusieurs de mes interlocuteurs ont mentionné les massacres en zone
gouvernementale, qualifiés par certains de génocide ».
Sa mission concluait notamment à la nécessité de recevoir
M. Faustin Twagiramungu pour maintenir le contact avec les interlocuteurs
les plus divers. M. Faustin Twagiramungu a d’ailleurs été reçu à Paris peu de
temps après.
Le 15 juin, un sommet de l’OUA à Tunis a tenté sans succès
d’obtenir un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres. L’opération Turquoise a
ensuite été autorisée par la résolution du Conseil de sécurité du 22 juin. Il est
alors retourné au Rwanda, à Mulindi, où il a été reçu par M. Alexis
Kanyarengwe, Président du Front patriotique rwandais, afin de lui expliquer
quels étaient les objectifs de cette opération.
A cet égard, il a précisé que, lorsque l’opération Turquoise a été
décidée, un débat s’était engagé pour déterminer sa configuration. D’un
point de vue logistique, le plus simple était d’intervenir à la fois par le sud et
par le nord du Rwanda. Il était en effet très facile de rejoindre le nord du
Rwanda à partir de l’aéroport de Goma. Mais, pour éviter de donner le
sentiment que l’opération Turquoise venait au secours du Gouvernement

intérimaire rwandais réfugié dans le nord à Gisenyi et malgré les difficultés
supplémentaires qui en résultaient, il a été décidé qu’elle se développerait
uniquement dans la zone sud à partir de la région de Bukavu.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait cessé de s’occuper du
dossier rwandais avec la fin de l’opération Turquoise, le 21 août 1994.
Le Président Paul Quilès a indiqué que certains des documents
évoqués avaient été portés à la connaissance de la mission mais qu’il
souhaitait obtenir communication de pièces supplémentaires pour conforter
les éléments nouveaux découlant de l’audition. Rappelant que la politique de
la France au Rwanda ou dans tout autre pays, en particulier africain, relevait
de plusieurs acteurs dont le ministère des Affaires étrangères, le ministère de
la Coopération et la présidence de la République, il a souhaité savoir quelles
étaient les relations de M. Jean-Michel Marlaud avec ces différents
intervenants, certains interlocuteurs ayant indiqué, au cours de précédentes
auditions, que les processus de décision étaient complexes. Par ailleurs, il a
souhaité obtenir des précisions sur l’existence d’une éventuelle commande à
une entreprise française de cartes d’identité ne mentionnant plus
l’appartenance ethnique et dont la livraison aurait dû intervenir au cours de la
semaine de l’attentat.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que les relations entre
l’ambassade de France au Rwanda et l’administration centrale n’étaient pas
spécifiques et qu’avant de partir à Kigali, il s’était entretenu avec les
différents acteurs intéressés par le Rwanda : l’Elysée, le Quai d’Orsay, les
ministères de la Défense et de la Coopération, la Direction des relations
économiques extérieures, et des entreprises. Les réunions d’instructions des
ambassadeurs se passent généralement en deux étapes. Une première réunion
est organisée par la direction géographique. Y sont invités les différents
ministères concernés. Une seconde a lieu avec le Secrétaire général du Quai
d’Orsay afin de fixer les instructions données à l’ambassadeur, qui tiennent
compte des avis et des orientations des différents ministères.
La correspondance entre l’ambassade et Paris se faisait par
télégrammes diplomatiques adressés, non seulement au Quai d’Orsay, mais
aussi au ministère de la Défense et à l’Etat-major des armées. L’Elysée en
avait copie, comme il en est de règle, selon l’importance des sujets traités. En
sens inverse, les instructions étaient reçues du Quai d’Orsay, lequel procédait
certainement à une concertation interministérielle, pour s’assurer qu’elles
résultaient bien d’un consensus au sein de l’administration. M. Jean-Michel
Marlaud a souligné qu’il n’avait jamais perçu de problème particulier dans les
relations qu’il entretenait avec le Quai d’Orsay.

Pour ce qui concerne les nouvelles cartes d’identité, il a indiqué
qu’il s’agissait d’une des dispositions des accords d’Arusha pour laquelle il
convenait de trouver un bailleur de fonds qui aurait pu être la France.
Toutefois, il a souligné que, s’il était difficile pour un étranger de discerner à
première vue l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les
habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui
était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis, et ce,
avec ou sans carte d’identité.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la question des cartes
d’identité avait notamment été évoquée à l’occasion de la visite de
MM. Jacques Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand en 1990. Il a souhaité
savoir si M. Jean-Michel Marlaud avait eu à connaître de ce sujet et si le
financement de cette opération avait été envisagé avec le ministère de la
Coopération.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la mise en oeuvre des
accords d’Arusha était subordonnée avant tout à la mise en place des
institutions. Or le Président Habyarimana n’a prêté serment que le 5 janvier
et, à la veille de son assassinat, M. Faustin Twagiramungu venait d’annoncer
la composition du Gouvernement alors que certains blocages politiques,
concernant en particulier la composition de l’Assemblée nationale, n’étaient
pas encore levés. Il paraissait alors prématuré d’entrer dans le détail de la
mise en oeuvre des accords, en abordant par exemple la question de la
fabrication de nouvelles cartes d’identité, d’autant plus que les acteurs
internationaux s’efforçaient de faire pression sur les parties, notamment en
liant la reprise de l’aide des institutions multilatérales et des bailleurs de
fonds à la mise en place des institutions de transition.
M. Pierre Brana a fait observer que, loin des villages d’origine, la
carte d’identité devait permettre de distinguer l’appartenance ethnique de son
titulaire, ce qui a, sans doute, favorisé un certain nombre de massacres.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il ne considérait pas que la
mention ethnique sur la carte d’identité soit sans importance. Il a confirmé
qu’au lendemain de l’assassinat du Président Habyarimana et au moment du
génocide, la mention ethnique figurait encore sur les cartes d’identité.
M. François Lamy a évoqué les témoignages contradictoires
concernant le rôle du Président Habyarimana et s’est demandé si ce dernier,
se sentant acculé et ne disposant pas de la minorité de blocage d’un tiers,
n’avait pas mené un double jeu favorisant et retardant tout à la fois le
processus d’Arusha.

Soulignant la rapidité avec laquelle des barrages avaient été
installés, il s’est interrogé sur la nature de l’attentat : avait-il servi de prétexte
au déclenchement des massacres ou pouvait-on y voir une simple
concordance avec les déclarations faites sur la Radio des Mille Collines,
annonçant des événements graves pour la période du début du mois d’avril ?
Il a souhaité savoir également si les rafles de la garde présidentielle étaient
méthodiques et organisées et si elles faisaient partie d’un plan d’ensemble et,
plus généralement, si le génocide avait été orchestré selon une logique bien
définie ou si les barrages avaient été érigés pour apaiser la peur d’une partie
de la population.
Il a enfin demandé des précisions sur le rôle et les fonctions des
vingt-cinq coopérants militaires français restés au Rwanda après le départ du
détachement Noroît, qui étaient, d’après M. Michel Roussin, affectés à l’étatmajor des FAR, et s’est interrogé sur les perspectives de développement de
nouvelles relations militaires entre le Rwanda et la France après la conclusion
des accords d’Arusha.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était très difficile
d’apprécier la stratégie politique du Président Habyarimana mais qu’il ne
l’avait jamais surpris en flagrant délit de double langage. Il tenait toujours
celui de la paix, de la réconciliation et du respect des accords d’Arusha, que
ce soit en privé ou en public. Toutefois, le processus d’Arusha commençait à
s’enrayer et des risques de conflagration en cas de non-aboutissement de ce
processus apparaissaient. Le Front patriotique jouait, d’une part, le jeu des
accords d’Arusha et faisait entendre, d’autre part, qu’il pourrait reprendre
l’offensive si les blocages se prolongeaient trop longtemps. Il était par
ailleurs évident que les FAR, de leur côté, se tenaient prêtes à une reprise du
conflit.
Le très court délai séparant l’attentat contre l’avion et l’édification
des premiers barrages paraît d’autant plus troublant que l’annonce de
l’attentat et du décès du Président n’a été faite par Radio Rwanda que le
lendemain matin. Toutefois Kigali étant une petite ville, la proximité de
l’aéroport et de la résidence du Président pourrait expliquer que, compte
tenu du grand nombre de témoins, la rumeur se soit très vite propagée.
Sur la question de la planification du génocide, il a rappelé que dès
le 7 avril au matin, les assassinats, essentiellement de personnalités politiques,
ont été manifestement ciblés. Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier
Ministre, a été activement recherchée pour être tuée ainsi qu’un certain
nombre de ministres qui ont été assassinés chez eux. M. Faustin
Twagiramungu était, quant à lui, menacé parce qu’il était le symbole des
accords d’Arusha. Parallèlement, d’autres meurtres ont été commis. Une

famille de Français a vu la garde présidentielle tuer les personnes qui s’étaient
réfugiées chez elle. Les meurtres frappaient à la fois les membres des partis
d’opposition et les Tutsis. Il s’agissait d’assassinats à la fois politiques et
ethniques.
Compte tenu des nombreuses préoccupations auxquelles
l’ambassade devait faire face, il ne lui a été possible d’apprécier ni la nature,
ni le volume des massacres qui se sont produits à Kigali dès le début des
événements. Les quelques jours ayant suivi l’attentat ont été occupés à
essayer de faire pression sur les uns et les autres pour tenter de mettre fin aux
massacres et aux affrontements entre le FPR et les FAR. Lorsque la solution
politique a échoué, il a fallu se préoccuper de l’évacuation des ressortissants
français et étrangers et, à ce sujet, il conviendrait de demander des
informations complémentaires à ceux qui ont parcouru la ville à la recherche
de ces ressortissants.
La coopération militaire avait pour mission de favoriser la
constitution d’une armée commune avec, d’un côté, les Forces armées
rwandaises et, de l’autre, le Front patriotique rwandais. Or, sur ce point, s’il
était possible de se faire une idée à peu près précise du nombre de militaires
et de l’échelle des grades des FAR, il n’en était pas de même du FPR qui
n’avait jamais rien publié sur sa structure militaire et son fonctionnement.
Chaque semaine, le nombre de combattants du FPR, initialement fixé à
13 000, augmentait progressivement. Ce phénomène était vraisemblablement
lié au fait qu’une incitation pécuniaire était versée aux démobilisés. Le
problème du financement de la démobilisation, qui n’était pas prévu dans les
accords d’Arusha, se posait avec acuité. De toute évidence, les parties
attendaient une prise en charge par la communauté internationale qui n’avait
pas été consultée lorsque les indemnités de départ avaient été fixées.
Parallèlement, il convenait de résoudre le problème des critères de
désignation des militaires qui devaient quitter les FAR, dans un pays très
pauvre où les possibilités d’emplois sont extrêmement rares.
L’enjeu était de taille et la période de transition très dangereuse. Il
fallait désarmer de nombreux militaires et placer les personnels de la future
armée dans des centres communs pour les entraîner et leur apprendre
qu’après des années passées à se combattre, ils allaient désormais travailler
ensemble et devoir surmonter leurs rivalités. Cette tâche était très difficile si
l’on se rappelle que, lorsque des patrouilles communes dans la zone tampon
avaient été envisagées par le FPR, les FAR avaient refusé, compte tenu des
risques aigus d’incidents.

A l’époque, sachant que les institutions n’avaient pas été mises en
place, le FPR avait clairement exprimé son souhait de poursuivre la
coopération militaire avec la France, bien que celle-ci n’ait pas fait connaître
sa position.
M. Pierre Brana a demandé si toutes les personnes réfugiées à
l’ambassade avaient été évacuées et si l’information faisant état de la fuite
des accompagnateurs des enfants d’un orphelinat à leur arrivée en France
était exacte ou s’il s’agissait d’une pure invention journalistique. Il s’est
interrogé sur l’impact des émissions haineuses et racistes de la Radio des
Mille Collines, y compris parmi le personnel de l’ambassade et a voulu savoir
si le terme de génocide avait été employé, les 11 et 12 mai, par un
représentant du Haut Commissaire aux réfugiés de l’ONU en mission à
Kigali à cette date.
M. Michel Voisin s’est interrogé sur l’étendue de la protection
accordée par les ambassades, y compris l’ambassade de France, aux
nationaux rwandais qui s’adressaient à elles.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que parmi toutes les personnes
réfugiées à l’ambassade, certaines avaient refusé d’être évacuées comme
M. Casimir Bizimungu, Ministre de la Santé, qui, avec d’autres membres du
Gouvernement, avait décidé de rester, leurs familles ayant pu quitter le pays.
S’agissant des enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, l’ambassade en
a entendu parler pour la première fois par des lettres de Français qui avaient
engagé une procédure d’adoption et qui, alertés du risque de massacres,
demandaient une intervention en faveur de tel ou tel enfant. Les mêmes
appels avaient été reçus au Quai d’Orsay et, au début de l’opération
d’évacuation, des contacts ont été pris avec le Chef d’état-major de la
Gendarmerie pour protéger cet orphelinat où les responsables de l’opération
Amaryllis se sont rendus et ont pris en charge l’ensemble des personnes qui
s’y trouvaient. M. Jean-Michel Marlaud a estimé, de mémoire,
qu’approximativement entre huit et dix enfants étaient en instance d’adoption
sur un total d’une centaine qui sont partis, a priori avec des
accompagnateurs. Il a déclaré que, contrairement à ce qui avait pu être écrit,
la France n’était pas intervenue dans cet orphelinat parce qu’il bénéficiait de
la protection de Mme Agathe Habyarimana et que s’y trouvaient des enfants
des membres des FAR mais parce que certains enfants étaient en instance
d’adoption. Il a souligné que d’autres orphelinats ont également été évacués,
notamment celui d’un prêtre français, le père Jo.
Dans un pays où les journaux n’existaient pas, la radio constituait le
moyen de communication par excellence et la radio des Mille Collines avait

un impact réel sur la population dont une bonne partie est analphabète. Il
n’est toutefois pas possible d’affirmer que ses émissions alimentaient les
conversations dans les foyers rwandais. En revanche, il en était largement
question dans les ambassades et à la MINUAR. Au cours de discussions avec
le Général Romeo Dallaire, la représentation française a suggéré que la
MINUAR ait un interprète ou un traducteur pour comprendre le contenu des
émissions de la RTLM, faites en kinyarwandais. Les émissions diffusées en
langue française étaient limitées mais ne reflétaient pas les positions réelles de
cette radio. Au cours de différentes démarches, la représentation française a
attiré l’attention du Président Habyarimana sur le caractère dangereux de la
propagande de la Radio des Mille Collines, mais ce dernier répondait
systématiquement qu’il ne s’agissait que de paroles. Il eût été souhaitable, à
l’époque, de pouvoir se rendre chez le Président pour mentionner le contenu
précis d’une émission particulière.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir auprès de quel membre
de la MINUAR la demande avait été formulée.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que sa demande n’avait pas été
formelle mais qu’il l’avait faite oralement à l’occasion de réunions tenues
périodiquement avec le Général Romeo Dallaire qui, vraisemblablement faute
de moyens, avait répondu que les discours diffusés par la Radio des Mille
Collines étaient suffisamment connus.
Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il serait demandé au
Général Romeo Dallaire de donner les raisons de cette réponse et de préciser
si, dans les nombreux télégrammes qu’il envoyait quasiment tous les jours à
l’ONU, ce message avait été transmis à New-York.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il ne tenait pas ces propos
pour critiquer l’action du Général Romeo Dallaire, d’autant plus que
l’ambassade n’avait pas non plus de traducteurs chargés d’écouter la Radio
des Mille Collines et de relever le contenu des émissions. Tout le monde
partait du présupposé selon lequel la Radio des Mille Collines faisait une
propagande qui attisait les haines ethniques, dans la mesure où cette radio
était hostile aux accords de paix d’Arusha.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la présence dans le
Gouvernement prévu par les accords d’Arusha de M. Ferdinand Nahimana
qui était à l’origine de cette radio et qui y exerçait des responsabilités.
M. Jean-Michel Marlaud a suggéré que cette question soit posée
tant à M. Faustin Twagiramungu qu’au FPR. Selon lui, la nomination de
M. Ferdinand Nahimana résultait implicitement de la clause selon laquelle

chaque parti désignerait parmi ses membres ceux qui participeraient au
Gouvernement. Le fait est que M. Faustin Twigaramungu l’avait inscrit sur la
liste du Gouvernement qu’il avait présenté deux ou trois jours avant
l’attentat, après avoir consulté le FPR. Si la France avait fait part de ses
réticences quant à la nomination de M. Ferdinand Nahimana, désigné par le
MRND, elle aurait risqué d’ajouter un nouveau conflit à ceux existant déjà.
M. Jean-Michel Marlaud n’a pas pu préciser si le terme de
« génocide » avait été employé par le Haut Commissariat aux réfugiés
quelques jours avant M. Alain Juppé.
S’agissant du refus de protection des Rwandais par d’autres
ambassades, il a indiqué qu’il n’était pas en mesure de répondre mais a
rappelé que l’ambassade des Etats-Unis avait fermé rapidement après le
début des événements. En revanche, il a réaffirmé que l’ambassade de France
n’a jamais refusé l’asile à ceux qui souhaitaient s’y réfugier, et notamment à
M. Alphonse-Marie Nkubito, à l’époque Président du Comité de liaison des
associations des droits de l’homme et, par la suite, Ministre de la Justice du
Gouvernement installé après la victoire du Front patriotique.
Evoquant les propos tenus lors d’auditions précédentes, le
Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur ce qui avait pu
motiver les commentaires virulents à l’égard de la France et de son
ambassade.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné que, dans un premier temps,
aussitôt après l’opération d’évacuation, ce genre de critiques n’était
nullement apparu et qu’il disposait, bien au contraire, de nombreuses lettres
l’estimant particulièrement réussie. Les critiques ne sont apparues que plus
tardivement sans qu’il soit possible de déterminer leur provenance et leurs
auteurs.
Il a reconnu que certains incidents avaient pu se produire sans que
l’on puisse en conclure pour autant qu’il y ait eu une volonté délibérée
d’abandonner qui que ce soit.
Par ailleurs, le fait de dire que les employés tutsis de l’ambassade
auraient été abandonnés sous-entend qu’il aurait été procédé à un tri, sur
présentation de la carte d’identité. Il est vrai que malheureusement, un seul
employé de l’ambassade a pu être évacué avec sa famille. Il s’agissait du
reste d’un Tutsi mais sans doute est-il difficile pour certains d’imaginer la
façon dont les choses se passent quand, à 20 heures 30, dans un quartier de
Kigali, s’écrase un avion. On ne pense pas effectivement à décrocher son
téléphone pour appeler l’ambassade.

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’établissement
préalable de fichiers informatisés recensant les ressortissants français avait,
comme l’ont laissé entendre les militaires de l’opération Amaryllis, facilité
leur évacuation. Evoquant les propos tenus par M. Michel Cuingnet, Chef de
la Mission de Coopération, selon lesquels il avait vu des employés tutsis de la
Mission de Coopération se faire massacrer, il a demandé pourquoi rien
n’avait été fait pour les protéger.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il existait au Rwanda,
comme partout, un plan de sécurité de la communauté française, mais que les
employés rwandais de l’ambassade, dont le lieu de résidence était inconnu, ne
figuraient pas sur ce plan, ce qui montrait qu’il n’est jamais très simple de
monter une opération d’évacuation de ce type. Le principe consistait à
répartir la population française en îlots dont chacun était placé sous la
responsabilité d’un chef d’îlot, qui n’était pas nécessairement un membre de
l’ambassade. Il lui était adjoint deux ou trois personnes selon l’importance de
l’îlot et il était équipé de moyens radio lui permettant de garder le contact
avec l’ambassade dans l’hypothèse où le téléphone ne fonctionnerait pas. Les
réunions organisées de façon hebdomadaire ou tous les quinze jours avec les
chefs d’îlot et leurs adjoints avaient pour objectif, d’une part, de transmettre
des consignes d’ordre général et, d’autre part et surtout, de mettre à jour les
listes des ressortissants, de vérifier leur présence au Rwanda et de déterminer
leur lieu d’habitation. Ce système a, semble-t-il, globalement bien fonctionné
puisqu’aucune critique n’a porté sur l’évacuation des ressortissants français,
voire des étrangers qui avaient pu se signaler.
S’agissant du massacre des employés de la résidence de M. Michel
Cuingnet, il conviendrait de lui poser la question. En tout état de cause,
l’ambassade ne disposait pas de moyens d’intervention dans les jours qui ont
suivi l’assassinat du Président Habyarimana, la seule force disponible sur
place était la MINUAR.
M. Pierre Brana a demandé si le fait que les personnels locaux des
ambassades ne figurent pas sur les plans de sécurité était une pratique
régulière.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné la complexité particulière de
la situation à Kigali, les ruelles ne portant pas de nom et les maisons pas de
numéro.
M. René Galy-Dejean a mis en évidence la contradiction entre les
allégations selon lesquelles les autorités françaises étaient ignorantes des
risques de massacres au Rwanda et les termes de la mission confiée à
l’ambassadeur qui visait notamment à éviter ces massacres.

Se référant aux propos tenus par le Ministre des Affaires étrangères,
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que c’était bien parce que la France
était consciente d’un risque de massacres qu’elle a essayé de tout faire pour
les empêcher, notamment en faisant pression sur les uns et sur les autres.
Plusieurs correspondances de l’ambassade évoquaient les risques de reprise
des massacres dans le cas où les accords d’Arusha échoueraient ou ne
pourraient pas être mis en oeuvre.
Après avoir regretté que l’audition de M. Jean-Michel Marlaud n’ait
pas été publique, M. Jacques Myard a souhaité connaître son sentiment sur
l’attitude ambiguë du FPR qui aurait délibérément pratiqué un double
langage, conscient qu’il était du risque d’être écarté du pouvoir si le
processus de démocratisation prévu par les accords d’Arusha se réalisait. Il
s’est demandé si la France, quant à elle, au nom des bons sentiments, de ses
idéaux et de ses principes, n’avait pas fait preuve d’une très grande naïveté
en fondant ses espoirs de paix sur l’application de ces accords,
potentiellement conflictuels, compte tenu des tensions mises sous le boisseau
pendant des décennies. Il s’est d’autre part interrogé sur les délais dans
lesquels les troupes françaises de l’opération Amaryllis étaient arrivées sur les
lieux, la tactique mise en oeuvre à Kigali et les lieux d’intervention des
éléments français dans ce paysage de collines, peu facile à reconnaître et
difficile d’accès. Il s’est demandé quelle avait été la place du racisme dans la
motivation des massacreurs et dans l’assassinat de nombre de personnalités
et si le ministère des Affaires étrangères publierait l’ensemble des
télégrammes échangés, à l’instar de ce qui a été fait lors de certaines crises,
puis il a interrogé M. Jean-Michel Marlaud sur les auteurs possibles de
l’attentat.
Il a enfin souligné qu’en droit international, les interventions
destinées à assurer la protection des personnes ne pouvaient être fondées, en
vertu d’une jurisprudence constante des institutions internationales, que sur
le principe de la nationalité et que l’évacuation en dehors du principe de
nationalité, qui relève de l’intervention humanitaire, pouvait être considérée
comme une immixtion dans les affaires intérieures.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé que, pour le Front patriotique
rwandais, s’engager dans la négociation d’Arusha, tout en laissant entendre
qu’en cas de blocage il pourrait reprendre l’offensive, ne relevait pas d’un
double jeu mais qu’il s’agissait d’une tactique de négociation consistant à
faire sentir sa force pour obtenir des concessions, ce qui ne paraît pas
profondément scandaleux. Il est toutefois difficile de savoir exactement quel
pouvait être l’objectif ultime du FPR et s’il voulait participer au pouvoir ou
l’exercer en totalité et quelle analyse il faisait des résultats des élections libres

et contrôlées organisées dans la zone tampon. M. Jean-Michel Marlaud a
précisé que l’un des points essentiels de la négociation des accords d’Arusha
avait porté sur la durée de la période de transition. Le Front patriotique
souhaitait obtenir la période de transition la plus longue possible car il
caressait probablement l’espoir que le Président Habyarimana serait éliminé
pendant cette période, au terme d’un procès fondé soit sur l’enrichissement
illicite et la corruption, soit sur les violations des droits de l’homme. Cette
procédure d’« impeachement », qui aurait abouti au renversement de Juvénal
Habyarimana, aurait permis au Président de l’Assemblée nationale de
transition, membre du parti libéral, d’assurer l’intérim.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que les accords d’Arusha avaient
été négociés en présence d’observateurs étrangers, notamment français, et
qu’une fois signés, la France se devait de les soutenir, même s’ils étaient fort
complexes et difficiles à appliquer. Il a souligné qu’il n’était pas possible de
recommander la reprise d’une négociation qui avait eu lieu et dont les
accords d’Arusha constituaient le résultat.
S’agissant du déroulement de l’opération Amaryllis, il a estimé que
les responsables militaires étaient beaucoup plus compétents pour en parler.
Bien qu’il ne lui appartienne pas d’en décider, il a souhaité que la
correspondance diplomatique concernant la crise rwandaise soit
communiquée à la mission d’information.
A propos de l’attentat, différentes hypothèses ont été émises sans
qu’on puisse se prononcer nettement en faveur de l’une d’entre elles. Il a
toutefois estimé que, si la période de transition s’était déroulée normalement
et avait débouché sur des élections libres, et sous contrôle international,
celles-ci auraient manifestement abouti à une marginalisation du FPR, ce qui
conduirait à penser que ce dernier pourrait être responsable de l’attentat.
Mais l’hypothèse selon laquelle les extrémistes hutus n’acceptant pas de voir
le Président Habyarimana conclure un accord négocié avec le FPR seraient à
l’origine de l’attentat n’est pas à exclure pour autant. Ceux-ci ont pu
effectivement considérer qu’il était dangereux de faire entrer le FPR dans les
institutions, ce qui les priverait de leurs postes, notamment au sein de
l’armée. Si on suit la piste suggérée par la question « à qui profite le
crime ? », l’hypothèse FPR paraît plus consistante, mais elle n’exclut pas que
certains aient fait un autre calcul.
M. François Lamy s’est interrogé sur les conditions dans lesquelles
s’était produit l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot, certaines rumeurs lui
attribuant des fonctions à la fois officielles et officieuses. Sa maison étant,
selon le Colonel Bernard Cussac, équipée d’antennes destinées à la

communication du poste diplomatique, il s’est étonné de la présence de ce
matériel à son domicile et non à l’ambassade.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’Adjudant-chef Didot
n’était pas responsable des communications de l’ambassade. Celle-ci
bénéficiait de son propre réseau avec un chiffreur qui se trouvait à
l’ambassade même. Il lui a néanmoins été rapporté qu’étant chargé des
transmissions, l’Adjudant-chef avait des antennes sur le toit de sa maison.
M. Yves Dauge a souhaité obtenir des précisions sur les raisons qui
ont pu conduire la MINUAR à refuser les évacuations demandées par
l’ambassade, alors qu’elle en aurait pratiqué par ailleurs. Il a demandé à
M. Jean-Michel Marlaud, dans la mesure où il pouvait porter un jugement
sur l’action de la MINUAR lors des premières journées de troubles, où
étaient les membres de cette force et ce qu’ils faisaient. Par ailleurs, il a
souhaité savoir comment s’était effectué le passage de relais entre les
militaires français du détachement Noroît et ceux de la MINUAR, soulignant
que les troupes françaises, même limitées en nombre, exerçaient de fait une
présence dont l’impact était fort et que leur départ avait pu créer une
situation préjudiciable de vacance du contrôle international. Il s’est enfin
interrogé sur d’éventuels conflits d’autorité entre le Général Romeo Dallaire
et le représentant du Secrétaire général des Nations Unies.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que la MINUAR s’était
chargée de la protection et de l’évacuation de M. Faustin Twagiramungu,
dans des conditions du reste difficiles, mais qu’il n’avait pas eu connaissance
d’autres évacuations auxquelles elle aurait procédé, ce qui n’exclut pas
qu’elle ait pu en réaliser. Par ailleurs, il est certain que le détachement
Noroît, avec ses 300 hommes, pouvait, par sa seule présence, rétablir l’ordre,
tandis que la MINUAR, avec 2 500 hommes, n’y est pas parvenue.
Toutefois, dans le contexte politique caractérisant la période de décembre
1993 jusqu’à l’attentat, puis au cours des massacres qui se sont déclenchés, il
n’est pas certain que même les 300 hommes de Noroît auraient suffi à rétablir
l’ordre, compte tenu du caractère extrême de la situation.
Il s’est refusé à critiquer la MINUAR parce que les conditions dans
lesquelles elle essayait de remplir sa mission -elle opérait sous le régime du
chapitre VI de la Charte des Nations Unies- ne lui permettaient d’utiliser les
armes qu’en cas de légitime défense, ce qui la condamnait à l’impuissance.
N’importe quel assassin pouvait contourner un soldat de la MINUAR pour
tuer quelqu’un derrière son dos sans qu’il ait la possibilité d’intervenir. Dans
ces conditions, le traumatisme du Général Romeo Dallaire est totalement
compréhensible, son mandat ne l’autorisant pas à entreprendre quoi que ce
soit. A cela s’est ajouté, après l’assassinat des Casques bleus belges, la

décision prise par le Conseil de sécurité, malgré l’opposition française, de
réduire considérablement les effectifs de la MINUAR au lieu de la renforcer
et d’étendre son mandat, ce qui n’est de la faute, ni du Général Romeo
Dallaire, ni des militaires de la MINUAR.
Le Président Paul Quilès a indiqué que ce débat pourra avoir lieu
ultérieurement, rappelant que le représentant de l’ONU au Burundi, qui a
souhaité être entendu, avait pris, quant à lui, des dispositions immédiates
pour éviter un certain nombre d’exactions après l’attentat qui a également
coûté la vie au président burundais.
M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur les règles assurant
l’envoi de télégrammes convergents aux ministères de la Défense et des
Affaires étrangères après discussion avec l’attaché de défense, le Colonel
Bernard Cussac. Il a relevé que les avertissements du Général Romeo
Dallaire étaient bien parvenus à Paris, contrairement à ce qui a pu être dit. Il
a souhaité savoir si la lenteur qui a présidé à la prise de conscience de la
gravité de la crise aurait pu être à l’origine des interprétations diverses
concernant le rôle de la France au Rwanda. Evoquant les propos de
M. Jean-Michel Marlaud concernant l’évacuation le 9 avril de vingt-deux
personnes dont un responsable de la Radio des Mille Collines, il s’est
interrogé sur la présence d’autres personnalités politiques parmi les
personnes évacuées. Enfin, il s’est enquis de savoir si les Etats-Unis avaient
fait preuve de réticences ou conduit des manoeuvres d’obstruction, face aux
efforts diplomatiques de la France au sein de l’ONU.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il entrait dans le
fonctionnement normal d’une ambassade que l’ambassadeur et l’attaché de
défense aient des relations de confiance et envoient à Paris des analyses
convergentes. S’il a cru bon de le préciser dans son exposé introductif, c’est
parce que nombre de spéculations ont été faites sur la divergence des
politiques suivies par les différentes autorités impliquées dans la gestion des
affaires rwandaises. Pour éviter ces divergences, il lui est apparu essentiel de
prendre la précaution de se mettre d’accord avec le Colonel Bernard Cussac.
En raison des moyens dont ce dernier disposait, il pouvait arriver que ses
informations ne correspondent pas avec celles de l’ambassadeur ou que leurs
analyses de la situation divergent. Dans ce cas, une discussion s’engageait
pour envoyer à Paris un document faisant état de plusieurs hypothèses ou
interprétations. Il était préférable de procéder ainsi plutôt que de prendre le
risque d’envoyer un télégramme diplomatique donnant au Quai d’Orsay des
informations divergeant de celles fournies au ministère de la Défense à
l’occasion d’autres contacts.

M. Jacques Myard a souligné qu’en tout état de cause c’est à
l’ambassadeur qu’il incombe de rendre compte au Gouvernement français de
la situation politique.
M. Jean-Michel Marlaud en a convenu mais a estimé qu’au-delà
des textes, il peut toujours arriver que tel ou tel attaché spécialisé décroche
son téléphone pour émettre une opinion différente auprès de son
administration d’origine.
Il a insisté sur le fait que c’était précisément parce qu’il semblait
important que le reflet donné à Paris de la situation du Rwanda soit le fruit
d’une réflexion commune, qu’un accord était intervenu, dès le début, sur les
règles de travail qu’il venait de décrire. Dans un monde idéal, celles-ci
devraient être spontanément appliquées et il ne devrait pas être nécessaire de
les expliciter, mais compte tenu de la situation, il semblait préférable de les
rappeler. Pendant les onze mois qu’il a passés au Rwanda, il ne lui a pas
semblé avoir eu, à aucun moment, de divergences sérieuses avec le Colonel
Bernard Cussac, qui connaissait bien le pays et qui était un homme de toute
confiance, très soucieux de la prise en compte des droits de l’homme.
S’agissant d’informations que le Général Romeo Dallaire aurait fait
parvenir à Paris par un autre canal, il a déclaré n’avoir reçu aucune indication
à ce sujet. M. Jacques-Roger Booh-Booh a convoqué les trois ambassadeurs
pour leur exprimer ses inquiétudes et celles du Général Romeo Dallaire.
L’analyse de cet entretien avait été transmise par le chargé d’affaires dans la
journée et avait suscité une réponse de Paris dans les deux heures. Il est
possible que M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Romeo Dallaire se
soient mal entendus, mais dans les contacts qu’ils avaient avec l’ambassade,
rien ne transparaissait et il ne semble pas que cela ait pu nuire à l’efficacité de
leurs relations avec la représentation française.
A l’impossibilité d’intervention armée qui résultait des contraintes
du chapitre VI, s’ajoutait, pour la MINUAR, le traumatisme de l’assassinat
des Casques bleus belges. A ce moment, soit le Conseil de sécurité prenait
une nouvelle résolution réduisant les effectifs de la MINUAR, soit on courait
le risque, en ne modifiant pas la résolution qui l’avait créée, de voir une
partie de ses troupes partir purement et simplement.
Les relations de la France avec les Etats-Unis et les autres acteurs
étrangers à Kigali, notamment l’ambassadeur de Belgique, étaient
excellentes. Il s’agissait en particulier de veiller à empêcher les
interprétations dont les Rwandais étaient friands, selon lesquelles
l’ambassade de France était pro-Habyarimana et celle de Belgique pro-FPR,
et à maintenir un front commun. Il ne semble pas qu’il y ait eu des démarches

dont l’un ou l’autre n’ait pas été informé. Les Etats-Unis n’ont pas davantage
donné le sentiment de divergences particulières, pas plus d’ailleurs que les
acteurs africains qu’il ne faut pas oublier, notamment les Tanzaniens qui ont
joué un rôle important dans toute la négociation des accords d’Arusha. Il
convient d’ajouter le rôle positif du Nonce apostolique, notamment en
matière de droits de l’homme.
En revanche, lorsque la question de la MINUAR a été évoquée au
Conseil de sécurité des Nations Unies, les différents Etats membres n’avaient
pas la même position, pour des raisons moins liées au Rwanda qu’à des
préoccupations plus générales. A cet égard, il serait intéressant de poser la
question à M. Mérimée qui était, à l’époque, le représentant permanent de la
France.

Audition de M. Bruno DELAYE
Conseiller à la présidence de la République (juillet 1992-janvier 1995)
(séance du 19 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bruno Delaye, ancien
conseiller à la Présidence de la République, de juillet 1992 à janvier 1995,
actuellement ambassadeur au Mexique. Il a rappelé que, dès sa prise de
fonctions, il avait eu à connaître de la difficile situation du Rwanda, marquée
par l’alternance de la montée des tensions et du progrès des négociations, et
par une série d’affrontements militaires, jusqu’à la conclusion des accords
d’Arusha en août 1993, qu’il avait dû ensuite faire face aux difficultés de
mise en œuvre de ces accords, dans un contexte de défiance et d’hostilité
croissante des belligérants mais aussi de désintérêt de la communauté
internationale. Par la suite, sont intervenus une série de massacres et le
génocide d’avril 1994, face auxquels l’ONU est apparue incapable d’agir.
Enfin, après l’opération Turquoise, il a fallu essayer de renouer les fils du
dialogue avec le FPR et porter secours, autant que possible, aux centaines de
milliers de personnes déplacées et réfugiées hors des frontières rwandaises.
M. Bruno Delaye a indiqué qu’il exposerait les grands principes de
la politique française vis-à-vis du Rwanda, telle qu’il l’avait vécue lorsqu’il
était conseiller à la Présidence de la République mais a souhaité auparavant la
situer dans le contexte général de la politique africaine de la France.
Il a tout d’abord précisé qu’il avait vécu cette période passionnante
et de remise en cause critique comme celle d’une transition entre un ordre
ancien et l’émergence d’une Afrique nouvelle, que, personnellement, il
appelait de ses vœux. La poussée démocratique, consécutive au discours de
La Baule -il y avait alors, en moyenne, une consultation électorale par mois
en Afrique francophone- était positive, mais s’accompagnait de tensions
extrêmement fortes pour les sociétés africaines. En France, la ligne de
partage séparait les nostalgiques d’une « Afrique de Papa », désormais
révolue, et ceux qui, faisant fi des pesanteurs du tribalisme des sociétés
africaines, estimaient que la démocratisation n’allait pas assez vite. Tout cela
compliquait singulièrement la perception de la politique française, critiquée
aux motifs contradictoires que la démocratisation n’allait pas assez vite
-comme si les calendriers électoraux de ces pays étaient fixés en Conseil des
ministres à Paris- ou, au contraire, que son imposition à marche forcée dans

une société encore fortement marquée par le tribalisme ou l’ethnisme était
prématurée.
Cependant, le Président de la République, comme les Premiers
Ministres Pierre Bérégovoy puis Edouard Balladur ont maintenu le cap, et le
bilan qui fut dressé par les Chefs d’Etat africains, réunis au sommet de
Biarritz en novembre 1994, est impressionnant : les 31 pays d’Afrique
subsaharienne, dont 22 francophones, représentés à la Baule, avaient tous
instauré le multipartisme ; 17 avaient adopté de nouvelles constitutions et
une cinquantaine de consultations générales avaient été organisées, qu’il
s’agisse de référendums constitutionnels ou d’élections législatives ou
présidentielles.
Que l’on se réfère au discours prononcé par M. Pierre Bérégovoy
au sommet de Libreville, à ceux du Président de la République au sommet de
Biarritz et à l’UNESCO, ou à ceux de M. Edouard Balladur à Dakar et à
Abidjan, les grands axes de la politique africaine de la France à cette époque
visaient à approfondir et consolider le processus de démocratisation, mettre
en oeuvre une aide au développement efficace et organiser la sécurité et la
paix en Afrique.
M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait vécu sur le terrain, comme
ambassadeur au Togo, de 1990 à 1992, les difficultés de la démocratisation
mais qu’à cette occasion, il avait perçu l’importance pour la France de ne pas
épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des
principes et une politique. Il a rappelé que le vent démocratique de cette
époque avait libéré en Afrique des énergies positives, rénovantes, dont ce
continent avait grand besoin, mais qu’en s’appliquant à des Etats-Nations
faibles, le mouvement de démocratisation avait fait apparaître des tensions
régionalistes ou ethniques extrêmement dangereuses, ce qui explique les
inflexions de la politique française au cours des années 1992-1994. Ce n’était
pas à la France de fixer le rythme et les règles de la démocratisation, mais elle
entendait lier son aide et sa coopération aux efforts de démocratisation
entrepris sur le terrain et, dans certains cas, elle devait aller jusqu’à
suspendre sa coopération, comme ce fut le cas au Togo et au Zaïre.
Il a rappelé que la démocratisation ne consistait pas seulement à
organiser des élections transparentes sous le contrôle d’observateurs ni à
permettre à une majorité de prendre le pouvoir et de gouverner contre une
minorité. Il fallait mettre en place ou aider à mettre en place toute une série
de mécanismes complémentaires, assurant notamment une meilleure
répartition des pouvoirs et des richesses au profit des autorités locales pour
en éviter la concentration au sommet de l’Etat -d’où l’importance des
réformes de municipalisation ou de régionalisation, que la coopération

française appuiera dans ces années-là- ou contribuant au renforcement de
l’Etat de droit, ce qui supposait en particulier l’indépendance de la justice, la
lutte contre la corruption, la liberté de la presse d’Etat et de la presse privée
ou encore la « désethnisation » des armées.
Il était aussi fondamental de concilier la règle de la majorité avec la
garantie des droits de la minorité car, dans de nombreux cas, la minorité
politique recoupait une réalité ethnique.
Le second chantier ouvert par la politique africaine de la France
consistait à mettre en oeuvre un système d’aide au développement qui soit
vraiment efficace et, sur ce plan, la France ne s’est jamais sentie aussi seule
que dans ces années-là. En 1992, elle donnait à l’Afrique 3,4 fois plus que la
Banque mondiale, 2,2 fois plus que les Etats-Unis. Les bailleurs de fonds
avaient déserté l’Afrique au nom d’un discours libéral excessif prônant le
recours aux seules forces du marché ou d’une critique, parfois justifiée, des
pratiques de détournement des aides, ces deux arguments servant d’alibis
commodes à l’abandon de ce continent, dans la bonne conscience universelle.
Mais si être l’avocat international de l’Afrique était, aux yeux du Président
de la République, une tâche prioritaire, il fallait aussi rénover profondément
notre système d’aide et de coopération. Cette rénovation a été engagée en
1993-1994 avec la réforme de la zone franc qui permit la reprise des
programmes d’aide du FMI et de la Banque mondiale. Elle est actuellement
poursuivie par le Gouvernement de M. Lionel Jospin avec la réforme du
ministère de la Coopération.
Le troisième objectif poursuivi par la France était l’organisation de
la paix et de la sécurité en Afrique. En 1994, il y avait 12 foyers de guerres
endémiques, et, de ce fait, pas moins de 32 000 casques bleus, observateurs
et forces de maintien de la paix sur le continent. Comment prévenir les
conflits, réduire les tensions, garantir à chacun le droit à la stabilité et à la
sécurité ? Dans le cas des pays « du champ », l’envoi, par la France, de
troupes sur place ou le maintien de bases militaires françaises a pu être utile
et fut décisif dans de nombreux cas, mais ne pouvait plus être une solution, à
mesure que l’Afrique changeait et en raison du caractère de plus en plus
interne ou ethnique des conflits et tensions sur le terrain. Aussi, a-t-il fallu
développer la diplomatie préventive, le plus souvent dans un cadre
confidentiel et déployer les plus grands efforts pour régler les problèmes
entre l’Angola, le Zaïre et le Congo, entre le Sénégal et la Mauritanie, la
question des Touaregs au Niger et au Mali, les différends entre le Nigeria et
le Cameroun, les difficultés des Afars et des Issas à Djibouti. Il devenait
indispensable de réorienter notre coopération militaire, en accordant un
soutien prioritaire aux forces de police et de gendarmerie, plutôt qu’aux

para-commandos et aux gardes prétoriennes, et d’encourager l’OUA et les
Etats africains à mettre sur pied une force interafricaine de paix afin que
l’Afrique participe elle-même à sa propre sécurité. L’idée fut lancée
officiellement au sommet d’Addis Abeba de 1992 et la France l’a reprise à
son compte à Biarritz en 1994.
M. Bruno Delaye a estimé que l’on ne pouvait ni comprendre ni
juger la politique que les autorités françaises avaient menée au Rwanda si on
la séparait de la politique générale de la France en Afrique, dont il venait de
rappeler les grandes lignes.
Evoquant brièvement le contexte régional des Grands Lacs, il a fait
observer, au vu de la géographie et des données démographiques de cette
région et de l’enchaînement des événements de 1994 à nos jours, que la
stabilité politique au Rwanda et au Burundi commandait celle de tout le
bassin du Congo. Le changement de pouvoir à Kigali a eu des conséquences
jusqu’à Kinshasa et même Brazzaville, ce qui peut aider à comprendre a
posteriori l’intérêt que présentaient, pour la politique française dans la
région, le « petit Rwanda » et le « petit Burundi », au début des années 1990,
quand la France pensait encore pouvoir aider à préparer pacifiquement
l’après Mobutu au Zaïre et consolider la démocratie au Congo.
M. Bruno Delaye a précisé que, lorsqu’il avait pris ses fonctions à
l’été 1992, la ligne fixée par le Président de la République concernant le
Rwanda était la suivante : premièrement, encourager et consolider la
démocratisation interne du régime rwandais ; deuxièmement, encourager et
appuyer la négociation avec le FPR ; troisièmement, dissuader les
protagonistes du recours à l’option militaire.
Cette politique avait déjà donné des résultats. Depuis avril 1992, le
Président Habyarimana devait composer avec un Gouvernement et un
Premier Ministre d’opposition et la vie démocratique au Rwanda, où
vibrionnaient dix-huit partis politiques, était un fait qui s’était imposé, malgré
les violences, les atteintes aux droits de l’homme et les pogroms.
Les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR étaient
sur les rails depuis les rencontres secrètes organisées à Paris en juin 1992 et
avaient déjà conduit à la conclusion d’accords partiels. Sur le plan militaire,
le FPR et l’armée rwandaise avaient signé un cessez-le-feu en juillet 1992,
accompagné, selon les termes d’Arusha I, par la mise en place d’un groupe
d’observateurs militaires neutres (GOMN) de 50 hommes, chargé d’en
surveiller l’application dans la zone frontalière ougando-rwandaise.

M. Bruno Delaye a précisé qu’aux trois objectifs qu’il venait de
mentionner, s’ajoutait le souhait, partagé par le Président de la République,
de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible dans la mesure où une
présence militaire longue sur un terrain étranger, fût-elle de 300 hommes
seulement, était considérée comme une source d’effets pervers. Il convenait
donc, corollairement, de passer le relais aux Nations Unies, sans mettre en
péril les fragiles acquis de stabilisation obtenus.
Si la définition de notre politique était claire, sa mise en œuvre se
heurtait cependant à d’immenses difficultés.
La première résidait dans le rôle central du Président Habyarimana.
Bien que Hutu, appartenant donc à l’ethnie majoritaire, celui-ci ne voulait
pas, au début, de la démocratie et de l’ouverture politique, les Hutus du nord
auxquels il appartenait ne désirant pas partager le pouvoir avec ceux du
centre et du sud, pas plus qu’ils ne désiraient véritablement le retour des
réfugiés tutsis d’Ouganda, ne serait-ce que pour des raisons agraires et de
concurrence économique. Au cours de cette période, il fallait continuer
d’exercer une pression constante sur le Président Habyarimana pour qu’il
démocratise son régime, impose le respect des droits de l’homme et négocie
avec le FPR. Dans le même temps, il fallait éviter qu’il ne tire prétexte de la
situation de guerre sur sa frontière Nord pour bloquer les processus en cours.
Il s’agissait d’un exercice extrêmement délicat consistant à mettre en
confiance le Président Habyarimana pour éviter qu’il ne s’enferme dans une
logique de refus absolu sous la pression des plus extrémistes de son camp,
sans pour autant que cette mise en confiance puisse être interprétée comme
un blanc-seing ou un soutien. L’homme était difficile, insaisissable, menant
sans doute plusieurs jeux à la fois, mais incontournable pour enrayer la
montée de l’extrémisme hutu. De fait, après sa disparition, la digue s’est
rompue aussitôt et tout appel à la raison ou toute pression sur le camp hutu
devint inutile. M. Bruno Delaye a indiqué que cette analyse avait été
confirmée lors d’un entretien, deux semaines après l’attentat, avec le
« Ministre des Affaires étrangères » du Gouvernement dit « intérimaire »,
M. Jérôme Bicamumpaka.
Il fallait aussi trouver le moyen de convaincre le FPR, imprégné de
la culture de la « National Resistance Army » (NRA) d’Ouganda, héritée des
idéologies maoïstes des années 1970, d’accepter sincèrement la logique de la
négociation, tout comme il fallait le convaincre d’accepter la mise en place
d’un processus démocratique électoral, alors qu’au Burundi les Tutsis
avaient été écartés du pouvoir par les urnes et le mettre en garde contre sa
tentation permanente de recourir à la force militaire en lui expliquant qu’elle
ne manquerait pas de provoquer des déplacements massifs de population et

l’ouverture de règlements de comptes ethniques. Aux dires mêmes du
Président Museveni, ceux qu’il appelait affectueusement les « young boys »
ne rêvaient que de rééditer la saga ougandaise de la NRA commencée à ses
côtés en 1986 par Fred Rwigyema, avec une « centaine de fusils escroqués à
Kadhafi ».
M. Bruno Delaye a souligné que la position des Chefs d’Etat des
pays voisins n’avait en rien contribué à la réalisation de cet objectif de
renoncement à la violence, hormis l’attitude positive du Président tanzanien.
Le Président du Zaïre aurait pu exercer une influence sur les extrémistes
hutus et celui de l’Ouganda sur le FPR. Soit ils n’ont pas pu, soit ils n’ont
pas voulu. La nouvelle Constitution rwandaise née d’Arusha ne pouvait être
un modèle pour le Président Mobutu. Quant au Président Museveni, on
pouvait parfois se demander, dans sa relation avec le FPR, lequel était
l’obligé de l’autre.
M. Bruno Delaye a estimé qu’il convenait également de tenir
compte de la situation au Burundi pour comprendre celle du Rwanda et la
montée de l’extrémisme hutu à partir de 1993. Le 21 octobre 1993, le
Président Ndadaye, élu démocratiquement quatre mois auparavant, est
assassiné par un putsch d’officiers tutsis. Incapables d’assumer politiquement
leur geste, ces officiers prennent la fuite, se réfugient en Ouganda et se
rapprochent du FPR. Ces événements se passent dans l’indifférence quasi
totale de l’opinion internationale.
M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait, ce jour-là, avec un certain
nombre de personnes à Paris, envisagé le pire pour la sous-région, et pensé
que le compte à rebours d’une nouvelle catastrophe africaine venait de
commencer.
Pour le Burundi, la catastrophe, certaine, s’était réalisée
immédiatement : le Gouvernement légal s’était réfugié à l’ambassade de
France, protégée par des gendarmes et des massacres s’étaient déclenchés à
l’instigation de l’armée tutsie et des extrémistes hutus du Palipehutu. La
population, en majorité hutue, en avait été la victime. Certains -mais bien
après- ont parlé d’un « génocide ciblé » qui aurait fait 100 000 morts en
quelques semaines d’après la Croix-Rouge et provoqué, d’après le HCR,
l’arrivée au Rwanda en novembre-décembre 1993 de 375 000 réfugiés sur un
total de 659 000. Leurs récits de massacres auront un effet terrible et tout à
fait déterminant sur la montée de l’extrémisme hutu rwandais. A Bujumbura,
les efforts de l’ambassadeur français et du médiateur des Nations Unies, le
Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, permettront d’éviter le chaos total et
l’embrasement général. Toutefois les flammèches sont déjà passées au
Rwanda.

M. Bruno Delaye a souligné que le silence international et
médiatique fut alors assourdissant. Les regards étaient tournés vers Sarajevo,
mais surtout CNN n’avait pas encore planté ses caméras dans la Région des
Grands Lacs.
M. Bruno Delaye a ensuite fait état de la dégradation de l’économie
rwandaise et de la déliquescence de l’Etat, qui s’étaient aggravées à partir de
1993. Le Rwanda appliquait un Plan d’ajustement structurel de type
déflationniste élaboré avec le FMI et 25 % de son PIB venait de l’aide
internationale. Mais, en raison de l’augmentation du déficit budgétaire
entraînée par la flambée des dépenses militaires, ce soutien avait cessé.
L’armée rwandaise avait augmenté en nombre, dans la même proportion que
celle du FPR, mais ni en qualité ni en discipline malgré les efforts de nos
coopérants militaires. Sur le plan politique, la démocratisation du régime
avait abouti à la paralysie de l’action gouvernementale, au développement
des jeux politiciens des partis, à la création d’un climat permanent d’agitation
et de propagande, et à la désorganisation de l’administration de l’Etat. Il en
résultait un développement des circuits parallèles de décision et de
commandement dans l’armée comme dans l’administration territoriale.
Le Président Habyarimana se trouvait affaibli, prenant des
engagements à la suite de démarches françaises, notamment en matière de
droits de l’homme, et ne les honorant pas, soit par duplicité, soit par
impuissance, ou les deux à la fois.
M. Bruno Delaye a souhaité insister sur les aspects jugés prioritaires
par la diplomatie française de l’été 1992 jusqu’à avril 1994. Les autorités
françaises se doutaient, savaient que le pire se fomentait dans les cercles
extrémistes car l’ambassade transmettait des informations sur des rumeurs de
préparatifs de règlements de compte sanglants. En revanche, elles n’ont pas
eu connaissance de « plan de génocide », et personne ne pouvait prévoir que
la crise s’achèverait par un drame d’une telle ampleur. M. Bruno Delaye a
souligné que c’est précisément parce qu’ils craignaient le pire que les
responsables français ont appuyé fortement la logique d’Arusha contre celle
de la guerre. A partir d’Arusha I, une véritable course contre la montre s’est
engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du
dialogue et le basculement dans le chaos.
Il a fallu avancer sur plusieurs fronts à la fois, en essayant autant
que possible de sauver l’Etat de droit et de faire respecter les droits de
l’homme. Durant cette période, de façon quasi hebdomadaire, l’ambassadeur
de France à Kigali a été amené à intervenir sur ce sujet, seul ou avec ses
collègues occidentaux, dans ses conversations avec le Président
Habyarimana, ses collaborateurs et le Premier Ministre.

Du 7 au 21 janvier 1993, une mission de la Fédération internationale
des Droits de l’Homme s’est rendue au Rwanda pour enquêter sur la
situation des droits de l’homme depuis 1990. Elle a pu établir qu’après
l’attaque déclenchée par le FPR en octobre 1990, des massacres avaient eu
lieu dans plusieurs régions (commune de Kibilira, Nord-Ouest du Rwanda et
Bugesera), et qu’en particulier 348 Tutsis auraient été tués à Kibilira. Ce
rapport mettait en cause les autorités locales et des éléments des FAR. Il
évoquait l’apparition d’« escadrons de la mort » ou d’un « réseau zéro » qui,
d’après le témoignage d’un ancien journaliste (Janvier Afrika), dépendait du
Président Habyarimana qui en aurait présidé lui-même les réunions.
Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, M. Bruno Delaye a indiqué
que ce rapport, rendu public le 9 mars, avait été pris très au sérieux par les
autorités françaises, et au plus haut niveau de l’Etat.
Le Président de la République, qui avait été informé quelque temps
auparavant de son contenu, avait demandé, le 10 mars en Conseil restreint à
l’Elysée, que soit entreprise, par la voie diplomatique la plus officielle, une
démarche de protestation et de demande d’explication auprès du
Gouvernement rwandais. Ce qui fut fait aussitôt par le Quai d’Orsay.
Avant la publication de ce rapport, sur la base des informations
reçues à l’Elysée comme sur place, un conseiller de l’ambassadeur s’était
rendu le 4 février, en compagnie d’autres diplomates occidentaux, dans la
région du Nord où des massacres avaient été signalés. Leurs conclusions en
imputaient la responsabilité à la CDR mais relevaient également « l’attitude
satisfaisante » de la gendarmerie. Le 5 février, l’ambassadeur de France avait
effectué une démarche avec ses collègues occidentaux auprès du Président et
du Premier ministre rwandais. Le Président avait annoncé alors l’arrestation
des coupables (150), leur traduction en justice et des sanctions contre les
autorités locales défaillantes et le 8 février, le Gouvernement rwandais faisait
part de « la suspension du préfet de Gisenyi, d’un sous-préfet et de six
bourgmestres ». Or, ce même jour, le FPR déclenchant son offensive
générale, la situation basculait dans une autre logique et imposait de
nouvelles urgences.
Il convenait également de dissuader le FPR de recourir à l’option
militaire. Ce souci français permanent ne procédait pas d’une « phobie du
FPR » ou d’un « complexe de Fachoda » mais d’un principe et d’une
constatation simples. Comme l’a rappelé M. Hubert Védrine, la France ne
pouvait approuver la prise du pouvoir dans les capitales africaines
francophones par des groupes armés venus et soutenus de l’extérieur, sous
peine d’encouragement général à l’anarchie, à l’exemple du Liberia, du Sierra
Leone, et peut-être aujourd’hui du Congo Kinshasa.

Le constat fait en 1990, 1992 et 1993, lors des offensives
successives du FPR, démontrait que ce mouvement était loin d’être accueilli
en « libérateur » par les populations et que ses avancées provoquaient la fuite
de centaines de milliers de personnes (on dénombrait un million de déplacés
en mars 1993 aux portes de Kigali).
Apprenant que, le 8 février 1993, le FPR avait violé le cessez-le-feu
et était parvenu à 40 km de Kigali, le Président François Mitterrand avait
estimé qu’il fallait réagir, tout en excluant l’intervention directe et la
cobelligérance -il sera toujours extrêmement ferme sur ce point-. Cette
réaction était nécessaire selon lui, non seulement pour contraindre le FPR à
renoncer à la lutte armée, mais aussi parce que l’on pouvait craindre que son
offensive ne déclenche de la part des FAR une logique de représailles
ethniques se substituant à une stratégie de défense militaire classique.
Le Président François Mitterrand a donc décidé de renforcer les
effectifs de Noroît avec l’envoi de 300 hommes supplémentaires. Il s’agissait
de rassurer la communauté expatriée, dont une partie sera évacuée de
Ruhengeri où elle avait été prise dans les combats -21 Français et
69 étrangers- et, par la même occasion, de manifester au FPR et au Président
Museveni le refus, par la France, de toute solution militaire. Une action
diplomatique énergique avait parallèlement été déployée pour obtenir un
cessez-le-feu et relancer le processus d’Arusha. M. Bruno Delaye a indiqué
qu’il avait été envoyé, avec le Directeur d’Afrique, en mission à Kigali et à
Kampala les 12 et 13 février et que M. Marcel Debarge, Ministre de la
Coopération, s’était rendu dans les mêmes capitales les 27 février et 1er mars.
Ces démarches avaient abouti le 9 mars à un accord de cessez-le-feu
prévoyant le repli du FPR sur les lignes du 7 février, la création d’une zone
tampon, sous observation internationale, entre les FAR et le FPR, le retrait
concomitant des deux compagnies Noroît envoyées en renfort, la relance des
négociations d’Arusha et l’engagement du Président et du Premier Ministre
rwandais de prendre, entre autres, les mesures nécessaires pour punir les
coupables d’exactions ethniques et défendre l’état de droit. Cet engagement,
exprimé dans un communiqué du 13 février, fut solennellement repris à Dar
Es-Salam le 7 mars dans un second communiqué conjoint du Gouvernement
rwandais et du FPR.
M. Bruno Delaye a déclaré que, paradoxalement, alors que le
Rwanda venait de passer au bord du gouffre avec le lancement par le FPR
d’une offensive généralisée en violation du cessez-le-feu, la France avait
enfin la possibilité d’internationaliser sérieusement la solution du conflit, de
se désengager, et de passer le relais au plus vite aux Nations Unies. C’est

cette stratégie que le Président Mitterrand avait confirmée au conseil
restreint du 3 mars.
L’énergique offensive de la diplomatie française s’est traduite par
deux décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU : l’adoption en juillet 1993
de la résolution 846 créant la MONUOR, chargée de contrôler la frontière
entre le Rwanda et l’Ouganda, qui ne sera opérationnelle qu’en octobre
1993, et l’adoption le 5 octobre 1993 de la résolution 872 créant la
MINUAR, qui, d’après les accords d’Arusha, devait prendre le relais de
Noroît. M. Bruno Delaye a rappelé qu’il avait fallu plusieurs mois d’intenses
négociations pour atteindre ces résultats, que le Président français était
intervenu personnellement auprès du Président Clinton pour lever les fortes
réticences américaines et que le Ministre des Affaires étrangères, M. Alain
Juppé, avait fait de même auprès de ses collègues des pays membres du
Conseil de sécurité.
Par ailleurs, le problème des réfugiés était devenu explosif, l’attaque
du FPR ayant conduit près d’un million de déplacés aux portes de Kigali.
L’assassinat, au Burundi, du Président Ndadaye avait provoqué l’afflux de
375 000 réfugiés au Rwanda. Dans la région du Kivu, à l’est du Zaïre, la
concentration de réfugiés avait engendré des débuts de règlements de compte
interethniques. La Tanzanie était également affectée. Tous ces mouvements
de population représentaient, à une échelle moindre, une répétition générale
des immenses exodes de 1994 qui allaient toucher deux ou trois millions de
personnes, dans l’indifférence générale de la communauté internationale, à
l’exception de la France, seul pays à avoir débloqué des aides humanitaires
d’urgence, à hauteur de 10 millions de francs. Le Président Mitterrand était
intervenu personnellement à ce sujet, dès janvier 1993, auprès de ses
homologues occidentaux, Présidents des Etats-Unis, de la Suisse, Premiers
ministres belge, canadien, allemand, car la question des réfugiés constituait
un problème fondamental, trop souvent passé sous silence par les
observateurs. Il était particulièrement délicat d’organiser l’Etat de droit,
d’assurer le respect des droits de l’homme et le fonctionnement de l’Etat et
de l’économie dans un pays déjà surpeuplé où des centaines de milliers de
personnes erraient, de colline en colline.
Par ailleurs, en dépit de nombreuses embûches et de blocages, la
France continuait de soutenir le processus d’Arusha en exerçant une pression
constante sur les deux parties. Signés le 4 août 1993, les accords
représentaient, pour le Président Habyarimana, des concessions énormes. Il
perdait la majeure partie de ses pouvoirs au profit d’un gouvernement que
son parti ne contrôlait pas. Le FPR se taillait la part du lion avec, dans
l’armée, 40 % des soldats et 50 % des officiers. Ce dernier exprimera

d’ailleurs au Président Mitterrand ses « remerciements » et sa « gratitude »
pour le rôle de la France à Arusha. Une perspective démocratique s’ouvrait
enfin pour le Rwanda, puisqu’à l’issue d’une transition de 22 mois, des
élections devaient être organisées.
Pour autant, la mise en oeuvre de ces accords allait se heurter à
d’immenses difficultés qu’il fallait rapidement surmonter.
Les Casques bleus de la MINUAR n’étant arrivés qu’en décembre
1993, la France procédait, le 15 décembre, au retrait du dispositif Noroît et
ramenait le nombre de ses coopérants militaires au niveau d’avant 1990. La
présence d’un fort contingent belge au sein de la MINUAR et les capacités
du Général canadien Romeo Dallaire à la tête de ses 2 500 hommes offraient
a priori toutes les raisons d’être confiant.
Les observateurs de la MONUOR, faute de moyens d’observation
qui ne lui seront jamais envoyés, notamment d’hélicoptères et de jumelles
infrarouges, se révéleront totalement inopérants.
La mise en place des institutions de transition prévues par les
accords d’Arusha constituait une autre difficulté. L’extrémisme hutu montait
dangereusement depuis mars 1993, la CDR faisant ouvertement campagne
contre les accords. Le Président Habyarimana, qui avait abandonné, le
31 mars, la présidence de son parti, le MRND, avait envisagé, un moment, de
prendre une retraite anticipée. L’ethnisation de la vie politique avait créé des
scissions au sein des partis d’opposition où les tendances « Hutu Power »
s’imposaient, entraînant des changements d’alliance au détriment du FPR.
Celui-ci montrait de plus en plus de réticences à l’égard des accords
d’Arusha. Les alliances qu’il avait passées avec l’opposition hutue devenaient
moins solides, ce qui changeait, à son détriment, l’équilibre des accords, et,
comme l’avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la
zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives.
Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y
compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les sièges. La tentation
militaire s’est alors renforcée dans les rangs du FPR. Non seulement, il n’a
pas démobilisé mais il a recruté les éléments que l’armée ougandaise
démobilisait dans le cadre du programme d’assainissement économique de la
Banque mondiale.
Une autre source d’inquiétude résidait, à partir de l’assassinat, en
1993, de l’opposant Emmanuel Crapyisi, dans la généralisation de la violence
politique, sous la forme d’assassinats ciblés et d’attentats aveugles dont le
Gouvernement, le FPR, les partis politiques et les sous-factions, s’accusaient
mutuellement dans une grande cacophonie. Malgré ces difficultés, tous les

partis politiques, même la CDR, à la condition d’avoir un siège à l’assemblée
provisoire, s’étaient ralliés, en avril 1994, aux accords d’Arusha. Tous les
membres du gouvernement de transition à base élargie avaient été désignés, y
compris les cinq membres du FPR. Un bataillon du FPR de 600 hommes,
avait pris place à Kigali devant le bâtiment de l’Assemblée. Une délégation
conjointe gouvernement-FPR s’était rendue à Washington pour y plaider
auprès des institutions de Bretton Woods le dossier de la relance économique
du pays et le financement de la démobilisation des forces des deux camps, les
effectifs de la nouvelle armée commune devant être réduits à
15 000 hommes. Le Président avait prêté serment dans le cadre de la
nouvelle constitution et la MINUAR s’était déployée. Enfin le Secrétaire
général des Nations Unies avait désigné un représentant spécial, M. Booh
Booh, chargé d’aplanir les dernières difficultés politiques.
Dans son rapport du 30 mars, le Secrétaire général des Nations
Unies, tout en reconnaissant l’existence de tensions sur le terrain, ne présente
pas de perspectives pessimistes. A cette date, on estimait que la partie
pouvait être gagnée. Début avril, le dernier point de blocage qui restait à
lever était l’attribution à la CDR d’un siège à l’Assemblée provisoire, qui
comptait soixante-dix membres. Le Président Habyarimana en faisait une
condition sine qua non, au motif que la participation des extrémistes de la
CDR les obligerait à signer les accords d’Arusha et à adhérer au « code
d’éthique », qui prohibait la propagande raciste. Les pays occidentaux et le
représentant du Secrétaire général des Nations Unies appuyaient la position
du Président Habyarimana.
Le FPR ne voulait rien entendre et ses représentants parlaient
ouvertement d’engager une procédure de destitution à l’encontre du
Président Habyarimana dès l’installation de la nouvelle assemblée. Alors que
le Conseil de Sécurité venait de renouveler le mandat de la MINUAR le
5 avril, une réunion à huis clos des Chefs d’Etat de la région était organisée
le 6 avril, à Dar Es-Salam, pour régler la question de la participation de la
CDR. M. Bruno Delaye a indiqué qu’à la sortie de cette réunion, le Président
Habyarimana avait confié à M. Jean-Christophe Belliard, observateur officiel
de la France : « cette fois-ci, ça va marcher », mais à 20 heures 30, la course
contre la montre était perdue.
M. Bruno Delaye a alors souhaité faire part de quelques sentiments
personnels. Il a rappelé que la France avait tout essayé, sauf l’intervention
militaire directe, et qu’elle avait placé la communauté internationale devant
ses responsabilités. Il s’est demandé qui avait autant fait que la France pour
enrayer un engrenage funeste que n’importe quel observateur pouvait
prévoir. Il a déclaré que la France n’avait pas soutenu un homme ni un clan,

mais des principes et une politique, que l’on pouvait contester, mais à
condition de pouvoir lui opposer une alternative crédible et réaliste. Certains
penseront alors qu’il aurait mieux valu ne jamais s’intéresser à ce pays, où ce
qui est arrivé en 1994 se serait sans doute produit quelques années plus tôt,
vraisemblablement dans l’indifférence générale, comme dans bien d’autres
zones d’Afrique et la France, absente, ne se verrait reprocher aujourd’hui,
pour seul péché, à partager avec tous, que celui de « non assistance à peuple
en danger », péché véniel, tant son absolution semble courante.
Il a indiqué que le cauchemar avait commencé dès le 6 avril et qu’on
était passé rapidement des attentats ciblés aux pogroms et au génocide, face
auquel la communauté internationale n’a pas su prendre ses responsabilités.
Pour ce qui est de la France, il a souligné que le Président de la République
et le Gouvernement avaient entrepris d’agir dans les premiers jours et les
premières semaines, en procédant, avec l’opération Amaryllis, à l’évacuation
parfaitement réussie des ressortissants français. Il a précisé qu’interrogé au
cours du Conseil restreint du 13 avril, le Président de la République avait
donné son accord pour l’évacuation et l’accueil en France de la veuve du
Président Habyarimana, de ses neuf enfants dont le plus âgé avait 19 ans et
de sa soeur, et que onze visas leur avaient été accordés par l’ambassade de
France à Bangui.
La France s’est ensuite opposée au démantèlement et au départ pur
et simple de la MINUAR, souhaité par les Belges et les Américains, et a
obtenu le maintien d’un effectif ridiculement réduit à 270 hommes, mais qui
avait au moins le mérite de préserver l’avenir et de pouvoir être
ultérieurement augmenté. Il faudra attendre le 17 mai et un demi million de
morts pour obtenir que les effectifs de la MINUAR remontent à
5 500 hommes, lesquels d’ailleurs, n’arriveront pas avant fin août. La France
décidait de bloquer toute livraison d’armes dès le 8 avril, comme l’ont
indiqué MM. Edouard Balladur, Alain Juppé et Michel Roussin, alors que
l’embargo n’était voté aux Nations Unies que le 17 mai. Nous avons
également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un
cessez-le-feu, tout d’abord sous l’égide des Etats de la Région, démarche qui
a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous l’autorité de l’OUA, lors du
Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le 12 juin.
Tous ces efforts amèneront effectivement des officiels français à être
en contact avec le gouvernement intérimaire rwandais, comme avec le FPR,
sans qu’il soit jamais question de donner une légitimité à ce « gouvernement
intérimaire ». Ces rencontres se poursuivront à Goma, pour les besoins de
l’opération Turquoise, jusqu’au 7 juillet mais toutes les injonctions qui seront
alors adressées au « gouvernement intérimaire » pour faire cesser les

massacres et interrompre les émissions de la Radio des Mille Collines ne
rencontreront que langue de bois et hypocrisie.
De son côté, le FPR justifiait systématiquement son opposition à un
cessez-le-feu ou à une nouvelle force d’interposition internationale en faisant
valoir que seules ses troupes victorieuses pouvaient arrêter les massacres et
en châtier les auteurs.
M. Bruno Delaye a déclaré que, devant l’ampleur des massacres,
que le gouvernement français qualifiera de génocide à partir du 15 mai,
devant l’impuissance et, au fond, l’indifférence des grandes nations, devant la
lenteur de la mise en place de la MINUAR II qui demandait plusieurs mois,
le Président de la République et le Gouvernement avaient décidé en Conseil
restreint le 15 juin de monter l’opération Turquoise, à but exclusivement
humanitaire, d’une durée limitée à deux mois, menée sous mandat du Conseil
de Sécurité, et associant si possible d’autres pays participants qui seront
finalement le Sénégal, la Guinée Bissau, le Tchad, la Mauritanie, l’Egypte, le
Niger et le Congo.
Considérant que, sur le reste de l’opération Turquoise, qui avait
suscité à l’époque un intérêt considérable de la part des médias, tout avait été
dit, il a ajouté qu’une antenne diplomatique avait été établie à Goma et que
des contacts avaient été maintenus avec le FPR, d’abord par l’intermédiaire
du Général Romeo Dallaire, puis directement, après qu’il eut pris Kigali, le
4 juillet. M. Jacques Bihozagara, représentant du FPR pour l’Europe a été
reçu à Paris le 22 juin. Le Secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères et le Général Raymond Germanos se sont rendus à Kigali les 20 et
22 juillet puis le 6 août, la France annonçait au FPR son intention d’ouvrir
une antenne diplomatique à Kigali ; elle le sera le 19 août.
M. Bruno Delaye a indiqué que, reçu le 1er juillet à Paris par le
Président Mitterrand, le Président Museveni avait donné l’assurance qu’il n’y
aurait pas de heurts entre les forces du FPR et l’armée française. A partir du
ler juillet, la diplomatie française a encouragé les Nations Unies à mettre en
place des commissions d’enquête sur le génocide en vue de poursuites
pénales internationales. Elles ne seront rendues possibles que le 8 novembre
1994, par l’adoption de la résolution 955 du Conseil de Sécurité créant le
Tribunal pénal international d’Arusha, dont la France était co-auteur.
M. Bruno Delaye a conclu en réaffirmant que, jusqu’en avril 1994,
aucun pays n’avait fait autant que la France pour éviter le pire, par trop
prévisible, sauf dans son ampleur génocidaire. Après le 6 avril et la débâcle
des Nations Unies, face à l’horreur du génocide et au drame des réfugiés, la
France sera la seule, avec ses amis africains, à retourner sur place pour

sauver des centaines de milliers de vies. Elle ne sera rejointe par d’autres
pays occidentaux que bien plus tard.
Après avoir regretté que l’audition de M. Bruno Delaye n’ait pas été
publique, le Président Paul Quilès a souhaité connaître les raisons du retard
du déploiement de la MINUAR. Par ailleurs, alors qu’il paraissait évident
que certaines dispositions devaient être prises, tant sur le plan financier que
sur le plan militaire, pour permettre la mise en oeuvre des accords d’Arusha
que d’aucuns jugeaient déséquilibrés et destinés à échouer, les moyens ont
manqué, s’agissant notamment du financement de la démobilisation d’un
certain nombre de militaires et de la création d’une armée commune au sein
de laquelle allaient se cotoyer des frères ennemis. Il s’est également interrogé
sur les conditions dans lesquelles les accords d’Arusha avaient été rédigés et
acceptés et sur l’attitude des Nations Unies à l’égard du processus de paix
qu’ils prévoyaient. Rappelant qu’au cours d’auditions précédentes, certaines
personnes avaient évoqué la possibilité d’un double jeu de la part du
Président Habyarimana, il a demandé à M. Bruno Delaye son sentiment sur
son attitude et sur l’influence qu’auraient pu exercer des extrémistes exerçant
des fonctions à ses côtés et comptant parfois parmi ses proches.
M. Bruno Delaye a précisé que d’un point de vue diplomatique, les
accords viables sont ceux qui rencontrent l’accord des parties et que tel était
le cas des accords d’Arusha. La fusion des deux armées -FAR et FPRreprenait un schéma appliqué à l’époque, notamment dans le cas de l’Angola
et du Mozambique. Il s’agissait de programmes développés par les Nations
Unies pour fusionner des forces belligérantes et en faire une seule armée
nationale dans des pays qui avaient connu des guerres civiles. Certes, les
négociations avaient été difficiles sur la question des proportions : le
gouvernement rwandais ne souhaitant pas plus de 20 à 25 % de membres du
FPR dans les rangs de l’armée et le FPR exigeant l’égalité. La France a tenu
un langage de modération au FPR, faisant valoir que la présence de ses
éléments dans l’armée commune offrirait la garantie qu’elle ne se livrerait pas
à des exactions. Non seulement le FPR a maintenu ses exigences, mais il
souhaitait également obtenir le commandement, malgré le risque de réactions
en retour très fortes de la part des militaires rwandais qui comptaient dans
leurs rangs un nombre important d’extrémistes. Toutefois, ce raisonnement
n’a pas été entendu. Finalement, un accord s’est dégagé : le chef d’état-major
de l’armée proviendrait des FAR et son adjoint du FPR, une solution inverse
étant prévue pour la gendarmerie.
Il y avait tout lieu de se demander comment pourrait fonctionner un
gouvernement où les portefeuilles avaient été attribués selon la clef prévue
par les accords d’Arusha, mais, dès lors que chaque portefeuille avait un

titulaire désigné par consensus, il ne pouvait s’agir, pour la France, que d’un
bon accord. Des solutions plus compliquées, plus sophistiquées avaient été
appliquées avec succès en Afrique.
Le point le plus difficile résidait dans l’engagement de la
communauté internationale. Bien peu étaient ceux qui s’intéressaient
réellement à ce qui se passait à Arusha. En qualité d’observateurs, seuls la
France et les Etats-Unis jouaient véritablement un rôle, les Etats-Unis, par
vocation de grande puissance, sans toutefois s’engager dans les aspects
opérationnels. Les observateurs de la MONUOR, chargés de surveiller la
zone démilitarisée, sollicitaient des Jeeps pour pouvoir circuler, des jumelles
pour pouvoir voir la nuit et des hélicoptères pour observer. Quelques Jeeps
ont été données par les Allemands -environ six- ; quelques autres, qui ne
fonctionnaient pas, ont été livrées par les Américains et la France a pris en
charge les voyages de tous les observateurs provenant des pays africains.
Aucune autre aide n’a été offerte. Cette force censée observer, donner une
garantie aux belligérants, n’a été que virtuelle. Sa mission n’intéressait pas la
communauté internationale. Toutefois, les moyens demandés auraient
peut-être permis d’éviter bien des dérapages par la suite.
M. Bruno Delaye a estimé que le problème de la MINUAR était
beaucoup plus compliqué, car il était d’ordre politique. Les Etats-Unis
avaient été traumatisés par l’expérience somalienne, ce qui peut expliquer
leur opposition à chaque fois qu’il était question, au Conseil de Sécurité,
d’envoyer des Casques bleus en Afrique, à l’exception de l’Angola, zone qui
les intéressait. Devant la procrastination de la diplomatie américaine, il a fallu
que le Président de la République écrive personnellement au Président
américain, au début du mois de septembre, après, semble-t-il, l’avoir joint
téléphoniquement à ce sujet, pour lever la réticence des Etats-Unis et obtenir
au mois d’octobre le vote de la résolution créant la MINUAR I.
M. Jacques Myard a souligné que les déclarations de M. Bruno
Delaye corroboraient les témoignages précédents tant en ce qui concernait la
marche du processus démocratique, que la volonté de la France de faciliter
un accord. Après avoir rappelé que la démocratisation ne se décidait pas, il
s’est interrogé sur le fait de savoir si la mise en place du processus
démocratique, l’affaiblissement du Président Habyarimana, usé par le pouvoir
qu’il exerçait depuis quinze ans et l’aboutissement des négociations
d’Arusha, n’avaient pas comme origine essentielle l’idéalisme occidental et
plus encore français. Il s’est demandé si le FPR ne recherchait pas le retour
au pouvoir plutôt que la parité. Il s’est ensuite interrogé sur la manipulation
médiatique, quasiment géostratégique, qui mettait la France en position
d’accusée, alors qu’elle avait pesé de tout son poids, quel que soit son

gouvernement, pour rétablir le calme et pour qu’un pouvoir démocratique
s’installe à Kigali. Il s’est demandé s’il n’y avait pas là une guerre
psychologique, une véritable campagne d’intoxication. Enfin, il a souhaité
savoir à quelle date avait été publié le rapport faisant état du réseau
extrémiste auquel le Président de la République avait fait allusion.
M. Bruno Delaye a précisé que le rapport de la Fédération
internationale des droits de l’Homme avait été publié le 9 mars 1993, la veille
du conseil restreint à l’Elysée, au cours duquel le Président avait dit : « Je
veux que des démarches soient faites ».
M. René Galy-Dejean a estimé que l’une des questions de fond qui
se posait à la mission était de déterminer comment et pourquoi, compte tenu
de la politique menée par la France, celle-ci pouvait être victime de la
campagne de dénigrement actuelle qui semble faire table rase de ses actions
positives.
Le Président Paul Quilès a fait part de sa conviction que les thèses
approximatives, voire mensongères qui se sont développées sur le rôle de la
France dans la crise rwandaise n’auraient vraisemblablement pas été
formulées si l’action de la France et les raisons de sa politique avaient été
mieux connues. Une information claire n’aurait toutefois pas pu mettre fin
aux commentaires désobligeants suscités par des analyses de la politique
africaine de la France qui se nourrissent les unes des autres et dont l’origine
est antérieure à la crise rwandaise.
M. Bruno Delaye a souhaité ne pas se prononcer sur les
informations paraissant dans les médias pour ne pas avoir à évoquer
l’honnêteté intellectuelle de tel ou tel commentateur. Il a toutefois indiqué
que, lorsqu’il était en fonction, il était particulièrement difficile d’intéresser
les médias à l’Afrique. A ce sujet, il a évoqué le sommet de Biarritz auquel
assistaient près de 600 journalistes qui n’avaient pratiquement pour seuls
centres d’intérêts que le Président Mobutu et sa toque en léopard, et
M. Michel Roussin qui venait d’annoncer sa démission du Gouvernement. Le
Président du Mali, M. Konare n’a rencontré aucun journaliste à la conférence
de presse qu’il avait organisée lors de ce sommet. Il a par ailleurs estimé que
certains mythes avaient la vie dure : « l’Afrique, c’est sale, l’Afrique, c’est
plein de barbouzes, l’Afrique est pleine de réseaux, l’Afrique est pleine de
magouilles ». Il a reconnu que lui-même, Ambassadeur au Togo, lorsqu’il
avait été convoqué par le Président de la République pour être chargé des
affaires africaines à l’Elysée, avait eu une première réaction négative et avait
pris ses fonctions avec une certaine appréhension. Il a pu alors constater que
la politique africaine de la France était très éloignée des commentaires

calomnieux dont elle faisait l’objet. Il n’a jamais rencontré dans son bureau
d’interlocuteurs venus échanger de pleines valises de francs CFA contre des
lingots d’or. Au contraire, il a déclaré avoir constaté que la politique
africaine de la France s’inscrivait dans le cadre du fonctionnement normal des
relations internationales. Il n’y avait pas un Président qui, dans le secret de
son bureau, disait : « J’envoie des troupes ici, j’en retire là-bas » ; il y avait
des conseils restreints, tenus dans l’une des salles voisines de celle du Conseil
des ministres, avec un procès-verbal établi par le secrétaire général du
gouvernement et la participation des ministres de la République concernés et
du chef d’état-major des armées, de façon totalement transparente. Il est
évident que certaines légendes ont la vie dure et que le fonctionnement
régulier d’une administration n’a pas le même attrait sur les médias que des
pseudo-confidences susceptibles d’impliquer des officiels français. Au
nombre des détracteurs de son action et de la politique française, il a cité un
conseiller de M. Paul Kagame qui a organisé à Paris, le 24 avril 1998, une
conférence de presse du Ministre de l’Information de M. Laurent-Désiré
Kabila, ce qui constitue une référence certaine en matière de droits de
l’homme.
M. François Lamy a souhaité savoir s’il était exact qu’un général
d’armée impliqué dans l’opération Noroît avait déclaré qu’il considérait tout
abandon du régime Habyarimana comme un acte de haute trahison. Il a
demandé si on pouvait avoir l’impression à l’époque qu’une partie de l’étatmajor présidentiel ou une partie des militaires français avaient des sympathies
pour la tendance extrémiste hutue et s’est interrogé sur l’ambiguïté d’une
action qui associait la négociation diplomatique et l’implication de conseillers
militaires français dans des processus d’instruction ou de décision.
M. Bruno Delaye a considéré que, dès lors que l’on s’efforce de
suivre une politique du juste milieu, celle-ci est forcément en but à la critique,
des opposants qui disent : « Vous avez partie liée avec le régime en place »
et du régime en place qui proteste : « Vous voyez des opposants toute la
journée ». En ce qui concerne l’attitude des militaires français, il a précisé
que, dans l’exercice de ses différentes fonctions, il avait toujours pu constater
qu’ils servaient leur pays d’une manière exemplaire, qui se caractérise
notamment par une réelle éthique et un véritable sens du devoir.
Il a souligné que, pour des raisons opérationnelles, la
communication des militaires repose sur un vocabulaire binaire qui n’est pas
celui des diplomates et qu’il n’est pas rare que la description des positions
sur le terrain en termes militaires fasse état d’unités amies ou ennemies,
présentes de part et d’autre de la ligne de contact des belligérants. Parce
qu’ils ne pratiquent pas les finesses littéraires de l’expression diplomatique, il

arrive fréquemment que les propos des militaires soient interprétés par les
journalistes comme un engagement en faveur de l’un ou l’autre camp,
qualifié d’ami ou d’ennemi. Ces difficultés d’interprétation sont d’autant plus
grandes que les militaires sont amenés à rendre compte de façon synthétique
de situations complexes et fluctuantes de façon à garantir la sécurité de leurs
hommes.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur l’apparent
machiavélisme du FPR et de ses dirigeants, s’agissant de la négociation et de
la mise en oeuvre des accords d’Arusha, ce qui conduit à imaginer que
M. Paul Kagame pouvait jouer un triple ou quadruple jeu dès 1990, dans la
mesure où il semblerait que sa seule motivation consistait moins à participer
au pouvoir qu’à l’exercer sans partage. Il a souhaité savoir quelle analyse
M. Bruno Delaye faisait de l’attentat dont a été victime le Président
Habyarimana et l’a ensuite interrogé sur les raisons qui avaient conduit le
FPR à accepter la présence de M. Ferdinand Nahimana, responsable éminent
de la Radio des Mille Collines, dans le Gouvernement de transition à base
élargie. Enfin, il a demandé s’il était exact que des responsables de la CDR
avaient été reçus à l’Elysée.
M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne lui était pas possible de porter
un jugement de valeur sur la sincérité du FPR et de ses dirigeants. Il a
rappelé qu’il avait été très frappé par la culture des responsables du FPR, qui
était identique à celle de la National Revolutionary Army d’Ouganda. Pour la
plupart, ils constituaient les fondateurs, les idéologues, les cadres de ce
mouvement, et avaient participé, avec Museveni, à la prise du pouvoir par les
armes, dans un Ouganda en complète décomposition après les expériences
d’Idi Amin Dada et de Milton Obote. Il y avait chez eux un côté aventurier,
illustré par la narration qu’ils faisaient de la façon dont ils avaient berné
Kadhafi en lui faisant croire qu’ils appartenaient à un mouvement musulman
rebelle africain afin d’obtenir les kalachnikovs, avec lesquelles il ont pu
prendre Kampala, sauvant ainsi l’Ouganda d’une guerre civile. Il semble que
le FPR ait voulu appliquer le même raisonnement au Rwanda en y
apparaissant comme une armée de libération, comme le montre le dialogue,
relaté par M. Gérard Prunier, entre un jeune combattant du FPR et un vieux
paysan tutsi, le premier déclarant : « Nous venons te libérer » et le second
répondant : « A quoi cela me sert-il si je dois mourir ? ».
M. Bruno Delaye a indiqué que dans les discussions, il était
extrêmement difficile d’amener les membres du FPR à la modération dans la
mesure où l’on sentait chez eux une volonté de règlement de comptes, de
faire rendre gorge à l’ennemi, avec toutefois de nombreuses contradictions,
puisqu’ils ont accepté la présence, dans le gouvernement de transition, d’un

leader extrémiste. La liste des membres de ce gouvernement, rendue
publique, avait fait l’objet d’un accord, y compris sur la présence de
M. Nahimana. Tout le monde connaissait les ministres désignés par chacun
des partis. Les ministres du FPR étaient même venus s’installer à Kigali puis
en étaient repartis parce que les choses n’avançaient pas.
M. Bernard Cazeneuve s’est étonné du décalage entre la logique
de modération et de démocratisation que la France accompagnait et les
éléments d’incohérence, voire d’absurdité, contenus dans le dispositif des
accords d’Arusha, tel que la présence d’un extrémiste hutu dans le
gouvernement de transition.
M. Bruno Delaye a souligné que l’art de la diplomatie est de rendre
possible ce qui, au départ, apparaît impossible, de rapprocher des points de
vue qui paraissent totalement inconciliables. La France a entrepris des
médiations bien plus difficiles, qui ont abouti, par exemple à un accord entre
le Cameroun et le Nigeria, à un moment où la guerre était sur le point de se
déclarer entre ces deux pays. Il convenait de tout mettre en oeuvre pour
éviter que Tutsis et Hutus s’entre-tuent. La France a donc décidé de tout
essayer pour l’éviter. Pour cela il fallait, malgré des situations stupéfiantes,
maintenir le fil du dialogue qui est une vertu sacrée en Afrique.
Il a considéré qu’il était inexact d’affirmer que les responsables de la
CDR se succédaient à l’Elysée. En sa qualité de responsable de la cellule
africaine de la présidence de la République, il avait écrit, le 1er septembre
1992, au directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires
étrangères rwandais, pour accuser réception d’une pétition, adressée à
l’Elysée, et avait utilisé, dans une réponse de routine, la formule
traditionnelle : « Le Président a pris connaissance avec intérêt… Il vous
remercie de l’intérêt que vous portez à la politique, etc. ». Il s’agissait d’une
réponse purement protocolaire à un fonctionnaire ayant transmis une motion
de soutien à la politique française, dont les activités dirigeantes au sein de la
CDR ne lui étaient alors pas connues.
M. Yves Dauge a souhaité revenir sur les conditions dans lesquelles
les troupes françaises avaient quitté le Rwanda et s’est notamment demandé
si les Rwandais avaient souhaité ce départ ou s’il était le fait de la France. Il
s’est interrogé sur la possibilité de prévoir un calendrier de relève qui aurait
pu permettre un maintien des troupes françaises jusqu’à l’arrivée effective
des Nations Unies.
M. Bruno Delaye a précisé que les troupes françaises s’étaient
retirées après l’arrivée de la force des Nations Unies, selon un calendrier qui
avait été négocié. Il paraît évident que le FPR ne souhaitait pas le maintien de

la présence française, ce qui n’était pas la position exprimée par le Président
Habyarimana, lors de sa visite au Président de la République en octobre
1993. Lorsqu’il a eu connaissance du départ prochain des troupes françaises,
les Casques bleus devant prendre la relève, il a demandé le renforcement de
la coopération militaire, et le Président François Mitterrand lui a répondu
clairement : « Non, on en revient à la situation de 1990. Vous avez signé des
accords à Arusha ; la France y sera fidèle, dans l’esprit comme dans la
lettre ».
Le relais a été passé aux Nations Unies dans des conditions que l’on
peut estimer satisfaisantes, 300 Français étaient remplacés par 2 500 casques
bleus qui comprenaient 400 Belges, un général canadien et des effectifs du
Bangladesh et du Ghana.
M. Kofi Yamgnane a souhaité connaître le sentiment de M. Bruno
Delaye sur l’attentat dont a été victime le Président Habyarimana.
M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne possédait pas d’éléments lui
permettant d’émettre un avis sur cette question et que, dans ces conditions, il
ne souhaitait pas se prononcer en faveur d’une hypothèse précise, ne voulant
pas porter une accusation aux conséquences particulièrement graves. Il a
toutefois rappelé que, dans les heures qui ont suivi, la rumeur donnait le FPR
comme auteur de l’attentat.
M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que la France n’ait pas
ordonné une enquête compte tenu du fait qu’une partie de l’équipage était
français et que la société qui rémunérait cet équipage était liée au ministère
de la Coopération.
M. Bruno Delaye a estimé que, bien que cette question mérite
d’être posée, il convenait toutefois de rappeler le déroulement des
événements : un officier français s’est rendu sur les lieux du drame, le
ministère de la Coopération a demandé le rapatriement des dépouilles de
l’équipage, puis les combats se sont intensifiés et il paraissait plus urgent
d’évacuer nos ressortissants.Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a
demandé une enquête internationale aux Nations Unies, mais rien n’est
advenu. Par la suite, le gouvernement burundais, dont le président avait été
assassiné, a demandé au gouvernement rwandais l’ouverture d’une enquête.
Le gouvernement rwandais dirigé par le FPR n’a pas voulu répondre à la
demande du Gouvernement burundais.

Audition du Général Christian QUESNOT
Chef d’Etat-major particulier du Président de la République
(avril 1991-septembre 1995)
(séance du 19 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Christian Quesnot,
chef de l’état-major particulier de la présidence de la République d’avril 1991
à septembre 1995. Il a souligné que son témoignage revêtait, pour les
travaux de la mission, une importance toute particulière, le Général Christian
Quesnot ayant eu directement à connaître des trois opérations qui faisaient
l’objet des investigations qu’elle avait entreprises : l’opération Noroît,
l’opération Amaryllis et l’opération Turquoise.
Après avoir remercié le Président Paul Quilès d’avoir accédé à sa
demande d’être entendu en séance publique, le Général Christian Quesnot
a souhaité aborder deux points : le rôle de l’état-major particulier du
Président de la République et les mécanismes de l’élaboration et de la prise
de décision dans les crises africaines entre 1991 et 1995, mis en œuvre, entre
autres, pour le Rwanda.
Le Général Christian Quesnot a tout d’abord indiqué qu’outre une
fonction spécifique dans le domaine des forces nucléaires, le chef de
l’état-major particulier (EMP) avait essentiellement un rôle de liaison et de
relais entre le Président de la République, chef des Armées, le ministre de la
Défense et son cabinet, le chef d’état-major des Armées et le secrétaire
général de la Défense nationale.
Il est assisté d’un état-major de trois officiers, un par armée, qui,
outre le suivi des domaines intéressant leur armée respective, ont des
attributions particulières confiées par le chef de l’état-major particulier. Par
exemple, de mai 1991 à mai 1993, le Général Jean-Pierre Huchon, outre
l’Armée de terre, suivait les dossiers africains, le budget des Armées, la
préparation des projets de loi de programmation militaire et la préparation
des conseils de Défense.
Le seul responsable devant le Président de la République, chef des
Armées, est le chef de l’état-major particulier. Le Général Christian Quesnot
a déclaré qu’à ce titre il assumait tout naturellement et totalement ce qu’avait
fait ou n’avait pas fait le Général Jean-Pierre Huchon sous son autorité

directe de mai 1991 à mai 1993, dans le suivi des dossiers rwandais, puis ce
qu’avait fait ou n’avait pas fait le Colonel Bentegeat, son successeur à ses
côtés jusqu’en septembre 1995.
Il a indiqué que l’état-major particulier, du fait de ses attributions et
de ses effectifs, n’avait ni l’autorité ni les moyens de gérer en direct une crise
quelconque, et a déclaré qu’il n’avait jamais eu une telle intention et que,
l’eût-il eu, cela n’aurait pas duré très longtemps. Il a rappelé que M. Pierre
Joxe, Ministre de la Défense de mai 1991 à mai 1993, n’était pas le genre
d’homme d’Etat à se laisser dépouiller de ses attributions, pas plus que
l’Amiral Lanxade, chef d’état-major des Armées, de 1991 à septembre 1995,
qui avait légitimement et parfaitement contrôlé son état-major et les forces
engagées sur les théâtres extérieurs. A partir de mai 1993, le Gouvernement
était sous la direction de M. Edouard Balladur.
Le Général Christian Quesnot a ensuite présenté les mécanismes de
l’élaboration des décisions dans les crises africaines, appliqués notamment au
Rwanda.
Le lundi après-midi se tenait une réunion, généralement en cellule de
crise, au Quai d’Orsay, coprésidée par le directeur du cabinet du ministre et
le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Y participaient :
pour la Présidence de la République, le chef de l’état-major particulier ou son
adjoint et le chef de la cellule africaine ; pour Matignon, le conseiller
diplomatique et le chef du cabinet militaire ; pour la Défense, le directeur de
cabinet du ministre ou son représentant, le chef du cabinet militaire ou son
adjoint, le chef d’état-major des Armées ou son sous-chef des opérations ;
pour la Coopération, le directeur de cabinet et le chef de la mission militaire
de coopération.
Après un point de situation couvrant tous les aspects internationaux,
diplomatiques, militaires et humanitaires, et un tour de table où chacun
donnait des explications complémentaires et exprimait sa position, une série
de propositions couvrant les divers aspects de la situation étaient arrêtées
pour être soumises aux ministres concernés.
Le mardi, dans l’après-midi, se tenait à Matignon un comité restreint
présidé par le Premier ministre, auquel participaient : pour la Présidence de la
République, le secrétaire général, le chef de l’EMP et le chef de la cellule
africaine ; pour Matignon, le directeur de cabinet, le conseiller diplomatique,
le chef de cabinet militaire ainsi que le secrétaire général de la Défense
nationale ; pour les Affaires étrangères, le ministre et le secrétaire général ;
pour la Coopération, le ministre. Après un tour de table, le Premier Ministre

arrêtait la position du Gouvernement et les points qu’il souhaitait voir
aborder lors du conseil restreint du lendemain.
Ce conseil se tenait à l’Elysée le mercredi, en fin de matinée, après
le conseil des ministres, il était présidé par le Président de la République.
Assistaient les participants du comité restreint de la veille, plus le secrétaire
général du Gouvernement. A l’issue de ce conseil, le Président, après s’être
informé auprès des ministres et leur avoir posé un certain nombre de
questions ainsi qu’au chef d’état-major des Armées, et après avoir recueilli in
fine l’avis et l’accord du Premier ministre, arrêtait les mesures à mettre en
œuvre par les différents ministres et le chef d’état-major des Armées.
Le Général Christian Quesnot a précisé que la crise du Rwanda
n’avait pas fait l’objet d’un traitement différent des autres crises africaines et
que, si elle avait été gérée discrètement, elle n’avait pas pour autant été gérée
secrètement. Les principes de politique africaine retenus par le Président de
la République ont été appliqués à la crise rwandaise, dans la continuité de la
politique menée par tous les présidents de la Vème République, visant à
assurer le développement et la sécurité à l’intérieur des pays d’Afrique. Il a
estimé qu’il n’y avait pas de possibilité de développement, et il n’y en a
toujours pas, sans sécurité.
Dans ce domaine de la sécurité, il a été fait appel aux forces armées
dans un cadre strictement défini. Il s’agissait d’une stratégie indirecte qui
excluait l’engagement direct des troupes, mais qui apportait une assistance à
l’armée d’un Gouvernement légal et légitime, avec la formation des cadres
officiers et sous-officiers, et l’octroi d’une aide en équipement. Cette
assistance aux forces armées rwandaises n’avait pour but que de gagner du
temps afin de permettre l’élaboration d’une solution politique qui, dans le cas
du Rwanda, était le partage du pouvoir entre le Front patriotique
révolutionnaire (FPR) et le Gouvernement de M. Habyarimana.
L’évolution du volume de troupes sur le terrain était variable en
fonction de l’appréciation faite par le ministère de la Défense et le ministère
des Affaires étrangères des risques que courait la communauté française sur
place, d’une part, et des signaux politiques qui pouvaient être lancés en
direction du FPR, d’autre part.
Le Président Paul Quilès a d’abord interrogé le Général Christian
Quesnot sur les accords d’Arusha. Il a rappelé que le volet militaire de ces
accords était un des aspects les plus délicats des négociations, puisqu’il
s’agissait d’intégrer des forces du FPR dans les Forces armées rwandaises
(FAR) et de les fusionner sous commandement unique à un niveau assez
élevé par rapport à ce qui semblait pouvoir être accepté par le Gouvernement

rwandais. Il y avait aussi le problème de la démobilisation d’une partie
importante des effectifs, et de leur indemnisation. Il a voulu savoir si, dans
ces conditions, la France avait apporté suffisamment d’attention à cet aspect
des accords, qui apparaît aujourd’hui comme une de leurs faiblesses
majeures.
La deuxième question du Président Paul Quilès a porté sur l’activité
d’assistance militaire technique dont il a estimé qu’elle pouvait présenter
parfois des ambiguïtés lorsqu’elle s’exerce auprès d’unités en opération : des
règles avaient-elles été fixées pour dissiper les ambiguïtés ou au moins les
risques d’ambiguïté concernant la distinction entre assistance technique et
participation à des combats ?
Le Président Paul Quilès a également souhaité connaître le
sentiment du Général Christian Quesnot sur la qualité de la coordination
entre l’activité de renseignement d’origine militaire et celle des diplomates
sur le terrain, demandant si les décideurs politiques avaient été informés de
manière satisfaisante sur la réalité de la situation rwandaise entre 1991 et
1994.
Il a enfin abordé le problème crucial de l’attentat contre l’avion des
deux présidents, le 6 avril 1994, rappelant que la mission d’information avait
engagé plusieurs recherches sur le sujet. Il a demandé au Général Christian
Quesnot pourquoi il n’y avait pas eu d’enquête sur cet attentat qui avait
coûté la vie à plusieurs ressortissants français, indépendamment de toutes les
conséquences tragiques qu’il avait pu avoir par ailleurs.
S’agissant du volet militaire des accords d’Arusha, le Général
Christian Quesnot a estimé que ces accords faisaient une part assez
exorbitante au FPR, en lui attribuant 50 % des postes d’officiers et 40 % de
la troupe, pour une armée qui devait être ramenée à environ 15 000 hommes.
Quand on connaît l’état d’esprit et la mentalité des militaires, à la fois des
FAR et du FPR, on pouvait penser que ce serait extrêmement difficile à
mettre en œuvre, sinon impossible. De très fortes pressions avaient été
exercées sur le Président Habyarimana pour qu’il signe les accords d’Arusha.
Il n’est pas impossible qu’il n’y ait pas eu le même niveau de pression sur le
FPR de la part de ceux qui pouvaient l’amener à avoir une attitude plus
raisonnable. Le Général Christian Quesnot a indiqué que, dès l’attaque du
FPR de février 1993, il avait personnellement douté de l’intention de ce
dernier d’arriver véritablement à un accord de partage du pouvoir et avait le
sentiment -les faits l’ont démontré après- que ses représentants avaient déjà
en tête la possibilité d’une victoire militaire sur le terrain. Le Général
Christian Quesnot a estimé qu’il aurait fallu réellement exercer une très forte
pression sur le FPR pour l’amener à jouer le jeu. Il a ajouté que, pour

l’ensemble des FAR, le compromis était aussi difficilement acceptable,
surtout compte tenu de ce qui venait de se passer en octobre, à savoir
l’assassinat au Burundi du Président hutu Ndadaye par une partie de l’armée,
entièrement aux mains des Tutsis. L’ambiance n’apparaissait donc pas
pacifiée : il y avait un véritable climat de méfiance de part et d’autre. Le
Général Christian Quesnot a déclaré avoir été fasciné par le spectacle de la
haine et de la peur de l’autre au Rwanda et a réinsisté sur la nécessité qu’il y
aurait eu d’exercer de fermes pressions et de maintenir une forte cohésion
internationale, qui, malheureusement, a fait défaut, pour amener les parties à
un compromis politique dans la ligne des accords d’Arusha.
Concernant l’assistance militaire technique, il a rappelé que le
Président de la République avait donné comme directive de recourir à la
stratégie indirecte, c’est-à-dire d’aider un gouvernement légal, qui
représentait 80 % de la population. A l’époque, M. Habyarimana avait la
considération de ses pairs et des Africains et n’était pas contesté. Il n’était
pas question d’engagement direct contre le FPR ou l’armée ougandaise. Les
modalités pratiques de l’aide étaient définies par l’état-major des Armées,
soumises au Chef d’Etat-major des Armées et au Ministre de la Défense
avant d’être exécutées.
L’assistance militaire technique comportait différents volets.
D’abord, une formation technique pour l’emploi des équipements fournis par
la France et d’autres pays, en particulier, une formation technique à l’emploi
de blindés légers, de matériels d’artillerie, etc., ainsi qu’une formation
tactique au niveau des commandants d’unités élémentaires, c’est-à-dire des
capitaines, pour l’emploi combiné de l’infanterie et des appuis, soit de
mortiers, soit d’artillerie.
Il a rappelé qu’en 1987-1988, l’armée rwandaise comprenait
environ 5 000 hommes et que, du fait de l’attaque du FPR soutenu par
l’Ouganda, elle était montée, en 1991-1992, à 24 000 hommes. Il y avait
donc un vrai problème de formation de jeunes cadres et de sous-officiers, une
armée ne valant d’abord que par la qualité sur le terrain de son corps de
sous-officiers. Outre la formation technique, la France assurait aussi la
formation tactique des commandants d’unités élémentaires. La formation des
échelons plus élevés ne posait pas véritablement de problème, l’armée
rwandaise disposant de quelques officiers de bonne qualité pour les
commandements de bataillon.
Le Général Christian Quesnot a souligné le caractère crucial de ce
problème de formation. Cette guerre était une vraie guerre, totale et très
cruelle. Le FPR comme les FAR ne faisant que très peu de prisonniers, il y
avait beaucoup de pertes humaines. Lors de la première attaque du FPR, en

1990, les effectifs ougando-FPR étaient évalués à environ 2 à 3 000 hommes
et plus de 600 morts avaient été laissés sur le terrain. Les FAR avaient, pour
leur part, perdu environ 5 000 tués et 10 000 blessés, jusqu’en 1992. Le
problème du renouvellement et de la formation des effectifs était plus difficile
du côté des FAR que du côté du FPR. Le Général Christian Quesnot a
regretté la cacophonie qui s’était fait entendre sur le plan international
lorsqu’il s’est agi de contribuer au règlement du conflit rwandais. Le FMI et
différents Etats avaient versé des sommes importantes -de l’ordre de
15 millions de dollars- pour démobiliser 50 000 hommes aguerris de l’armée
ougandaise, par tranches de 10 000. Habituellement, dans un tel cas, les gens
prennent l’argent de la démobilisation et deviennent plus ou moins bandits de
grands chemins pendant un certain temps, or rien de tout cela ne s’était passé
en Ouganda. En revanche, les troupes de Paul Kagame, qui initialement
étaient de 2 000 à 3 000 hommes, ont été évaluées, lors de l’attaque de juin
1992, à 10 000 hommes, avec des lance-roquettes multiples, des bitubes de
37 mm et des mortiers de 120 mM. Il y avait donc plus qu’une corrélation
entre ces deux évolutions. M. Paul Kagame avait en outre l’avantage de ne
pas avoir à former de jeunes recrues, puisqu’il disposait de troupes aguerries.
S’agissant du renseignement, les informations dont disposait
l’état-major particulier provenaient à 90 % de la direction du renseignement
militaire (DRM), la DGSE ne lui fournissant pas de données strictement
militaires, sauf demande ponctuelle, relatives à des analyses de personnalité.
Le Général Christian Quesnot a essayé de sensibiliser les deux présidents
qu’il avait servis successivement, M. François Mitterrand et M. Jacques
Chirac, au problème du renseignement. Il a estimé que le système français
n’était manifestement pas satisfaisant et, en tout cas, moins satisfaisant que
d’autres systèmes étrangers, comme celui des Britanniques. Il a jugé qu’il
s’agissait d’un problème politique et qu’il serait nécessaire de faire quelque
chose dans ce domaine. Dans le cas du Rwanda, il a estimé qu’une véritable
approche synthétique et globale n’était pas assurée, du moins par écrit.
S’agissant de l’attentat contre les deux présidents, il a indiqué avoir
examiné deux hypothèses, une troisième ayant été développée, dans Le Soir,
par Mme Colette Braeckman, qui s’était appuyée sur des services de
renseignements étrangers pour affirmer que les Français avaient abattu
l’avion du Président Habyarimana. Le Général Christian Quesnot a déclaré
qu’il ne croyait pas un instant à cette hypothèse et qu’il la rejetait
complètement, la France ne pouvant à la fois être accusée de soutenir le
Président Habyarimana et de l’avoir tué. Il a rappelé qu’en outre, il y avait
dans l’avion un deuxième président, celui du Burundi, et que les trois
membres d’équipage étaient français.

Il a estimé qu’il restait dès lors deux hypothèses plausibles, la
première étant l’action d’extrémistes hutus opposés à la politique du
Président Habyarimana et aux accords d’Arusha. Le Général Christian
Quesnot a indiqué qu’il avait très attentivement examiné cette hypothèse,
mais qu’elle n’avait pas sa préférence. En effet, en raisonnant de manière
totalement objective, on devait tenir compte du fait qu’étaient présents, à
bord de l’appareil, outre les deux présidents, le chef d’état-major des FAR et
un des dirigeants de la garde présidentielle, donc de la mouvance la plus
extrémiste. Si les extrémistes avaient voulu se débarrasser du Président
Habyarimana, ils auraient parfaitement pu le faire à terre, à un autre moment,
sans tuer l’un des leurs.
Le Général Christian Quesnot a ensuite examiné l’autre possibilité
selon laquelle l’attentat aurait été commandité par le FPR. Il a rappelé que
l’avion se posant de nuit, avec une certaine vitesse, il n’avait pu être abattu
que par un missile sol-air, en l’occurrence un SAM 16, d’une portée d’à peu
près cinq kilomètres. Il a évoqué une note qu’il avait adressée au Président
de la République en mai 1991, lorsque des déchets de tirs de missiles Sam 16
avaient été trouvés pour la première fois sur le sol rwandais. Le Général
Christian Quesnot a expliqué avoir fait cette note au Président, non en raison
de l’incidence de cette découverte sur l’appréciation de la situation militaire
au Rwanda, mais parce qu’il l’avait jugée très inquiétante en termes de
prolifération, la France s’étant interdit de vendre ou d’exporter en Afrique ce
genre de missiles, qui avait pour équivalent plus perfectionné le Mistral de
Matra. Le Général Christian Quesnot avait donc, à l’époque, appelé
l’attention du Président de la République sur le danger que représentait la
prolifération en Afrique de missiles capables d’abattre des avions civils ou
militaires. Le Général Christian Quesnot a estimé qu’en démentant être
dotées de ce genre de missiles, les autorités ougandaises avaient eu la
mémoire courte puisqu’il avait été prouvé qu’en 1991, le FPR en disposait.
De plus, à l’époque de l’attentat, un bataillon FPR d’environ
600 hommes était cantonné entre la ville et l’aéroport en application des
accords d’Arusha. Pour leur sécurité, les hommes du FPR avaient exigé et
obtenu que certains avions rwandais -deux avions militaires et le Falcon
présidentiel- ne se posent que sur un seul axe d’approche, que chacun
connaissait pertinemment. En outre, tout le monde connaissait, le FPR en
particulier, l’heure de décollage de l’avion des deux présidents à partir
d’Arusha ou de Dar es-SalaM. Le Général Christian Quesnot a déclaré qu’il
avait été également surpris du fait, qu’alors que rien n’était encore annoncé,
l’attentat ayant eu lieu vers 20 heures 30, des éléments du bataillon FPR de
Kigali étaient déjà en position de combat entre 20 heures 20 et 20 heures 40.

Le Général Christian Quesnot a indiqué qu’il exprimait là un
sentiment personnel et ne faisait le procès de personne. Il a estimé qu’il
s’agissait de répondre à une seule question : à qui profite le crime ? Il a jugé
qu’assassiner le Président Habyarimana présentait plus d’avantages pour le
FPR que pour les autres protagonistes, tout en rappelant que, faute
d’enquête, il ne s’agissait pas d’une certitude. Il a par ailleurs rappelé
qu’avait été évoquée l’existence d’une boîte noire, récupérée et présentée
comme telle par l’ex-capitaine de gendarmerie Barril à la télévision. Les
experts aéronautiques n’ont pas reconnu la pièce montrée. La société
Dassault a indiqué que l’avion du Président Habyarimana n’était pas équipé
de boîte noire.
Abordant plus particulièrement le problème de l’absence d’enquête,
il a indiqué que le niveau de l’assistance militaire technique française était à
l’époque réduit à celui d’avant 1990, soit une vingtaine de personnes. La
France ne disposait donc pas des moyens de faire une enquête. Les autorités
françaises estimaient en outre que c’était le rôle de l’ONU et, en particulier,
des représentants de la MINUAR qui étaient sur place et du Général Romeo
Dallaire. Il a souligné que, du moins pour l’état-major particulier, la question
rwandaise n’était plus un sujet d’intérêt quotidien, à partir de décembre
1993, moment où Noroît avait été retiré, mais qu’elle l’était redevenue
lorsque le Président Habyarimana avait été assassiné, les politiques comme
les militaires ayant tout de suite compris qu’on allait vers des massacres sans
commune mesure avec ce qui s’était passé auparavant.
M. François Lamy, évoquant la question de l’assistance militaire
technique, a voulu savoir si, préalablement à leur départ, nos coopérants
militaires recevaient une formation, par écrit ou par oral, notamment une
formation sur la situation politique du pays. Il a estimé à ce propos qu’une
analyse de la situation en termes de confrontation entre, d’un côté, le FPR
qui représentait 10 à 20 % de la population et, de l’autre côté, le Président
Habyarimana qui en représentait 80 % pouvait refléter une interprétation
ethnique des événements. Il a également demandé au Général Christian
Quesnot comment il expliquait l’effondrement des forces armées rwandaises
et leur faible fiabilité, alors qu’elles étaient encadrées par l’armée française
depuis au moins trois ou quatre ans.
Concernant l’attentat, M. François Lamy a interrogé le Général
Christian Quesnot sur la nature des sources d’information qui lui avaient
permis d’avancer que le FPR s’était mis en position de combat au moment
même de l’attentat. S’agissant de l’opération Turquoise, il a voulu savoir qui,
au sein des pouvoirs publics, souhaitait une intervention directe à Kigali,

l’Amiral Jacques Lanxade ayant précisé aux membres de la mission qu’il s’y
était opposé.
M. François Lamy a enfin évoqué une accusation formulée dans
plusieurs articles de journaux ou livres, selon laquelle des téléphones
sécurisés auraient été remis par le Général Jean-Pierre Huchon, à l’époque
chef de la Mission militaire de coopération, en mai 1994 -donc après
l’attentat et le début du génocide- à des responsables de l’état-major des
forces armées rwandaises, ce qui aurait permis d’établir des relations directes
avec ce dernier. Si ces téléphones avaient effectivement été remis,
l’état-major particulier du Président en avait-il été informé par une note ?
Le Général Christian Quesnot a répété qu’il n’avait pas exercé de
responsabilité directe dans la formation et la définition du rôle et des missions
des unités, tâches qui relèvent du Chef d’Etat-major des Armées. Il a
toutefois estimé, pour avoir lui-même participé, auparavant, en tant
qu’exécutant sur le terrain, à un certain nombre d’interventions qu’il était
évident que le commandement donnait une information aussi large que
possible sur la situation politique et ethnique du pays, ainsi que sur ses
traditions. Il s’est dit absolument certain que les hommes qui partaient
comme assistants militaires techniques recevaient cette information, tout en
indiquant que, pour de plus amples détails, il vaudrait mieux poser la
question à des membres de l’état-major des armées ou à l’Amiral Jacques
Lanxade.
Concernant le niveau des FAR, le Général Christian Quesnot a
considéré qu’il n’était pas très bon. Il a indiqué que l’effort de formation de
cette armée, qui était montée jusqu’à environ 35 000 hommes soldés, avait
concerné 5 000 à 6 000 hommes. Quant à la motivation des FAR, elle était
inégale. Les FAR étaient certes mono-ethniques, mais il y avait cependant
des nuances entre les Hutus du nord, les Hutus du centre et les Hutus du sud.
Ceux qui avaient le véritable pouvoir à l’époque étaient les Hutus du nord,
qui étaient de la mouvance du Président Habyarimana. Toutefois, avant le
coup d’Etat du Président Habyarimana, le pouvoir avait été détenu par les
Hutus du centre et du sud. Les bataillons constitués de Hutus du nord étaient
par conséquent très motivés, mais ils ne représentaient pas la totalité des
FAR. Le Général Christian Quesnot a en outre indiqué que c’était toujours
ces bataillons très motivés qui étaient déplacés en cas d’alerte, d’où des
pertes élevées dans leur rang. Les limites du renouvellement des cadres de
qualité avaient donc, petit à petit, conduit à un déséquilibre et à un rapport
de forces de plus en plus favorable au FPR, du fait que ce dernier avait, en
Ouganda, un vivier de recrutement de soldats à la fois disciplinés et
expérimentés dans le combat de guérilla. Il y avait donc eu petit à petit une

inversion du rapport de forces, ce qui avait logiquement conduit M. Paul
Kagame à choisir l’option militaire.
Le Général Christian Quesnot a rappelé que le FPR était un
mouvement original par rapport à d’autres mouvements africains, puisqu’il
avait d’abord été un mouvement militaire avant d’être un mouvement
politique. Les initiateurs de ce mouvement, MM. Fred Rwigyema et Paul
Kagame, faisaient partie des vingt-six compagnons de départ du président
Museveni, quand il avait déposé Obote. D’ailleurs, MM. Fred Rwigyema et
Paul Kagame faisaient partie de la hiérarchie militaire ougandaise : M. Fred
Rwigyema était le chef d’état-major de l’armée ougandaise et M. Paul
Kagame était le directeur des services de renseignement et de sécurité de
l’Ouganda. M. Paul Kagame avait reçu une formation très complète d’abord
en Tanzanie, puis à Cuba pour le combat de guérilla, et enfin, ce qui est assez
exceptionnel, aux Etats-Unis à trois reprises, les Américains voyant en lui
une étoile montante. Le premier séjour qu’il avait fait aux Etats-Unis avait eu
lieu en 1989, à Fort Leavenworth, qui est à la fois une école d’état-major et
une école de guerre. En 1990, il avait effectué un nouveau stage à Fort
Bragg, en Caroline du Nord, où se trouve le commandement des forces
spéciales. Les Etats-Unis s’étaient donc beaucoup intéressés à M. Paul
Kagame, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont été les inspirateurs de son
offensive au Rwanda.
Le Général Christian Quesnot a fait observer qu’il ne paraissait
guère étonnant qu’à un moment, abstraction faite de sa volonté de sauver la
minorité tutsie dont il était originaire, M. Paul Kagame eût choisi une option
purement militaire pour prendre le pouvoir au Rwanda.
Concernant ses informations sur l’attentat et les mouvements du
bataillon FPR, le Général Christian Quesnot a déclaré les avoir reçues par la
voie normale, c’est-à-dire par l’Etat-major des Armées.
Le Général Christian Quesnot est ensuite revenu sur le rôle de
l’opération Turquoise. Il a répété ce qu’il avait dit à l’époque, à savoir qu’il
avait le sentiment que, si la communauté internationale avait fait preuve de
moins de lâcheté pour employer un mot fort, elle aurait été en mesure
d’arrêter les massacres que tout le monde sentait venir à Kigali. Sur place, il
y avait la MINUAR de M. Romeo Dallaire, forte de 2 500 hommes, de
valeur inégale, il est vrai. Sans doute, le Général Romeo Dallaire n’avait-il
pas de mandat, mais le Général Christian Quesnot a estimé que, dans certains
cas, l’honneur d’un militaire était de savoir désobéir et que, dans ce cas
particulier, le Général Romeo Dallaire aurait peut-être réussi en désobéissant.
Il a déclaré qu’avec 2 000 ou 2 500 hommes l’ordre de grandeur est

variable décidés, on pouvait arrêter les massacres, qu’il y avait eu des
conversations avec les Belges et avec les Italiens à l’époque, mais qu’après
un espoir du côté italien, aucune intervention d’interposition n’a pu être
décidée. Il a jugé qu’il s’agissait là d’une décision politique et que la France
ne pouvait pas à nouveau s’interposer seule. Que n’aurait-on pas dit ? Il a
enfin fait observer qu’il y avait à l’époque 300 marines américains à
Bujumbura.
Le Général Christian Quesnot a indiqué que, par intime conviction,
il aurait souhaité que la communauté internationale intervienne au début des
massacres parce que, techniquement, ils auraient pu être arrêtés à ce
moment-là, étant donné qu’au départ, les exactions étaient l’oeuvre des
milices et de la garde présidentielle qui se comportaient de façon ignoble. Si
la communauté internationale, pas la France seule, avait fait preuve de moins
de cécité, techniquement, les massacres déclenchés à Kigali pouvaient être
arrêtés.
En ce qui concerne l’opération Turquoise, il a rappelé qu’il n’avait
pas été aisé de l’engager. Au Président de la République qui hésitait, le
Général Christian Quesnot avait dit qu’on ne pouvait pas laisser commettre
de tels massacres. Les ONG ont également joué un rôle important pour
emporter la conviction du Président de la République. Le Général Christian
Quesnot a indiqué que le ministère des Affaires étrangères et la présidence de
la République étaient sur la même ligne, contrairement au ministère de la
Défense et à M. Edouard Balladur, qui étaient au début un peu plus réticents.
Par la suite cependant, il y avait eu un accord total du Premier Ministre et
l’opération Turquoise a été lancée.
Il a déclaré que la France et les armées françaises s’étaient honorées
en réalisant l’opération Turquoise, seules contre tous, parce que le silence de
la communauté internationale avait été assourdissant. Ce furent les Français
qui parlèrent les premiers de génocide, le 15 mai, les Américains ne voulant
pas entendre ce qualificatif, comme ils le reconnurent plus tard. Le Général
Christian Quesnot a fait observer que, si ces derniers avaient anticipé les
conséquences de leur attitude, ils seraient intervenus.
Quant au but de l’opération Turquoise, le Général Christian
Quesnot a estimé qu’il était dénué de toute ambiguïté et qu’il était
strictement humanitaire. Il a souligné avec émotion que, pas plus les
journalistes que les ONG ou les intellectuels, n’avaient le monopole de la
compassion. Il y eut des discussions sur les modalités de l’opération, qui
impliquait l’envoi de 2 500 hommes dans une zone de combat où l’on
ignorait quelle serait l’attitude du FPR, malgré les contacts qui avaient pu
être établis auparavant. L’Amiral Jacques Lanxade avait donc proposé un

dispositif. Mais, si la France était arrivée avec des missiles et des
lance-roquettes, ce n’était pas pour tirer sur les gens, mais pour dissuader les
combattants afin de pouvoir aller sauver les populations. Le Général
Christian Quesnot a indiqué qu’après la décision d’installer le centre
opérationnel de l’opération Turquoise au Zaïre, il y avait eu débat sur la
méthode d’intervention des soldats français : les armées faisaient-elles des
coups de sonde, en allant chercher des gens et en les ramenant, ou bien
délimitaient-elles, en accord avec le FPR et après discussions, une zone
humanitaire sûre où les personnes menacées pourraient se regrouper ? Après
divers avis techniques, il avait été choisi de déterminer une zone humanitaire
sûre. La solution d’une intervention à Kigali avait été envisagée parce qu’elle
aurait permis de disposer d’un aéroport au coeur du Rwanda, mais elle avait
été rapidement rejetée, compte tenu de l’incertitude sur l’attitude du FPR. Le
Général Christian Quesnot a fermement affirmé que, ni à la présidence ni
dans les forces armées, il n’y avait eu d’intention, par le biais de l’opération
Turquoise, de procéder à une reconquête du Rwanda et de « voler » la
victoire militaire au FPR. Turquoise n’a été qu’une opération humanitaire, à
la demande très insistante de certaines ONG.
Sur la question des contacts directs entre l’état-major des forces
armées rwandaises et le Général Jean-Pierre Huchon pendant le génocide, le
Général Christian Quesnot a rappelé que le Général Jean-Pierre Huchon
dépendait alors du ministre de la Coopération et qu’il serait de ce fait plus à
même de fournir une réponse. Il a cependant ajouté qu’à cette époque, tout
le monde parlait avec tout le monde, certains, y compris les politiques, ayant
encore le sentiment que l’on pourrait peut-être arriver à un cessez-le-feu et
qu’il n’était pas impossible de ramener les différents protagonistes autour de
la table de négociation à Arusha, en distinguant peut-être les forces armées
régulières de la garde présidentielle, et en soutenant en particulier les Hutus
modérés qui auraient pu établir un gouvernement provisoire.
Le Général Christian Quesnot a toutefois indiqué qu’il doutait
fortement, pour sa part, des chances de réussite d’une telle solution et a
rappelé une note qu’il avait faite au Président de la République, à cette
époque, où il écrivait : « le processus est désormais irréversible ; M. Paul
Kagame veut avoir la victoire militaire totale ». Il a estimé que c’était bien
ce qui était arrivé, par la suite, et que l’on retombait ici sur le vrai problème
de fond, la cause fondamentale de cet éclatement de la zone des Grands
Lacs : la surpopulation et le partage des terres. L’évolution démographique
était telle que le partage des terres était difficile : les lopins étaient de plus en
plus petits et la population, chassée par le FPR, d’un côté, était manipulée
par les FAR et le Président Habyarimana, d’un autre côté.

Le Président Habyarimana avait d’ailleurs lancé une campagne de
limitation des naissances, en 1975. Le Général Christian Quesnot a ajouté
que, sans mettre en cause la responsabilité de l’Eglise catholique, il fallait
reconnaître que son influence et le taux de croissance démographique
n’étaient pas sans lien.
Appuyant les propos du Général Christian Quesnot sur le laxisme de
la communauté internationale, M. Michel Voisin a cité l’exemple du
Burundi, indiquant qu’il avait lui-même été, avec un de ses collègues,
observateur des élections qui s’étaient tenues dans ce pays à la Pentecôte
1993, que lorsque M. Ndadaye avait été déclaré élu, il y avait eu
immédiatement un couvre-feu, et que les populations locales avaient alors
affirmé : « il se fera assassiner ! » Elles avaient même désigné aux
observateurs américains, belges, suisses, japonais et français l’unité militaire
qui allait commettre cet assassinat, qui s’était effectivement produit en
octobre 1993. Les populations locales ajoutaient : « nous craignons pour
notre vie parce que les massacres vont se déclencher à nouveau ».
M. Michel Voisin s’est interrogé sur le rôle de la communauté internationale,
qui, bien que connaissant ces éléments, n’avait pas pris de dispositions pour
essayer d’enrayer la violence.
Concernant l’opération Amaryllis, M. Michel Voisin a évoqué les
déclarations d’une personne entendue par la mission, qui avait pratiquement
reproché aux forces françaises, envoyées pour l’évacuation de nos
ressortissants, de ne pas avoir joué le rôle de forces d’interposition, et
demandé au Général Christian Quesnot son sentiment sur ce point.
Le Général Christian Quesnot a approuvé l’analyse de M. Michel
Voisin sur le Burundi : tous ceux qui devaient connaître la situation la
connaissaient, mais il n’y avait pas de véritable volonté d’intervenir de la part
de la communauté internationale. Il a rappelé que pour beaucoup de gens, il
ne s’agissait que de « Noirs qui se tuaient entre eux », dans un endroit dont
CNN était absente, et estimé également qu’il n’y avait pas de volonté parce
qu’au niveau international, il n’y avait pas non plus de réelle analyse globale
de la zone.
M. Michel Voisin a exprimé sa surprise, rappelant que la
communauté internationale s’était félicitée de la tenue des élections au
Burundi qui s’étaient d’ailleurs déroulées dans un cadre tout à fait
démocratique. A l’époque, ces événements n’avaient eu absolument aucun
écho dans les médias. On savait ce qui allait arriver, mais personne n’en avait
parlé.

Le Général Christian Quesnot a approuvé ces propos et ajouté
que, dans l’armée burundaise tutsie, il y avait les mêmes nuances que dans
l’armée rwandaise. Au sein de l’armée burundaise, des Tutsis de certaines
collines constituaient ainsi un corps de sous-officiers très actifs. Les militaires
qui avaient assassiné Ndadaye avaient d’ailleurs été désavoués par d’autres
Tutsis et s’étaient réfugiés en Ouganda.
Concernant Amaryllis, il a rappelé que le volume des forces mises en
oeuvre -environ 500 hommes et 8 Transals- correspondait à l’opération type
d’évacuation de ressortissants : contrôler l’aéroport, aller chercher les gens
et les ramener le plus vite possible, rester le moins longtemps possible sur le
terrain afin d’éviter au maximum les pertes. Il a tenu à souligner que la
coopération franco-belge avait été parfaitement exemplaire au cours de cette
opération. Pour avoir été lieutenant et commandant sur le terrain, le Général
Christian Quesnot a déclaré comprendre la frustration de certains militaires.
Il a reconnu qu’effectivement, on aurait pu faire quelque chose, mais que la
France n’aurait pas pu agir seule ; or, les Belges voulaient partir le
surlendemain. Il a estimé qu’avec le volume des forces françaises et belges,
en récupérant le meilleur des forces de la MINUAR et en ajoutant les
Américains de Bujumbura, on aurait pu arrêter les massacres, mais qu’il n’y
avait pas eu la volonté internationale de le faire. Les Américains venaient de
quitter la Somalie où s’étaient fait tuer un certain nombre de soldats et la
théorie de « zéro mort » primait.
Le Président Paul Quilès a demandé au Général Christian Quesnot
de confirmer son propos, à savoir que la force Amaryllis était une force
militaire spécialement dimensionnée, avec des missions de stricte évacuation
des ressortissants français et que, dans une opération militaire
d’interposition, il n’est pas concevable que des forces telles que celles
prévues pour Amaryllis puissent intervenir.
Le Général Christian Quesnot a confirmé ce propos, indiquant
que les forces engagées dans l’opération Amaryllis n’étaient pas d’un volume
suffisant. Elles étaient dimensionnées pour évacuer près de 1 250 personnes
en deux ou trois jours.
M. Michel Voisin, revenant sur sa question, a évoqué des propos
tenus devant la mission selon lesquels les 500 hommes engagés dans
l’opération Amaryllis auraient permis d’arrêter les massacres.
Le Général Christian Quesnot a souligné qu’il s’exprimait en se
fondant sur une expérience de 37 ans d’armée, dont beaucoup outre-mer, à
Beyrouth, au Tchad, etc. Il a affirmé que, dans une ville comme Kigali et
compte tenu de la peur et de la haine de l’autre qui y régnait, il ne suffisait

pas de 500 hommes pour arrêter les massacres, d’autant qu’on ne savait pas
comment réagirait le FPR, qui était à une quinzaine de kilomètres avec un
certain nombre de bataillons. Compte tenu de la qualité opérationnelle de ses
troupes, la France aurait pu intervenir techniquement seule avec 2 500 ou
3 000 hommes. Mais, psychologiquement et politiquement, elle ne pouvait
pas le faire.

M. Michel LÉVÊQUE
Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991)
(séance du 20 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Michel Lévêque,
actuellement Ministre d’Etat à Monaco, avait exercé les fonctions de
directeur des affaires africaines et malgaches (DAM) de mars 1989 à mars
1991, période au cours de laquelle a éclaté la crise politique rwandaise, le
1er octobre 1990 avec l’attaque du pays par les forces du FPR et qu’il avait
eu à connaître des difficultés du processus démocratique engagé au Rwanda
à la suite du discours de La Baule.
M. Michel Lévêque a indiqué qu’avant d’être directeur du service
des affaires africaines et malgaches, il avait été sous-directeur et directeur
adjoint de ce même service de 1982 à 1985, puis ambassadeur de France en
Libye de 1985 à 1989.
Il a précisé que, pour la période au cours de laquelle il avait été
directeur des affaires africaines et malgaches, il pourrait apporter des
précisions sur trois sujets : tout d’abord l’analyse faite par le ministère des
Affaires étrangères de la situation politique du Rwanda en 1989 et de son
évolution après l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990 ; en deuxième lieu, les
initiatives diplomatiques prises au cours de cette période, avant et après
l’attaque du FPR, afin de promouvoir le processus de démocratisation au
Rwanda, une solution au problème du rapatriement des réfugiés, et le
maintien de la paix et de la stabilité régionale ; enfin, les modes de
consultation et de concertation des instances administratives françaises
concernées par la situation en Afrique et la crise au Rwanda.
Avant d’aborder l’analyse de la situation politique au Rwanda, il a
rappelé que la situation générale du continent africain était marquée en
1989-1990 par de très nombreux conflits armés dans la corne de l’Afrique
(Ethiopie, Somalie, Erythrée), en Afrique australe (Mozambique, Angola,
Namibie) en Afrique centrale (Tchad et Sud-Soudan) et par des crises
intérieures dont on craignait qu’elles ne débouchent sur des troubles encore
plus graves (Zaïre, Centrafrique, Burkina-Faso, Bénin, Togo, Mali, Niger,
Comores, Afrique du Sud).

M. Michel Lévêque a indiqué que la situation était si grave qu’il
avait demandé à ses collaborateurs, avant le sommet de La Baule, de
réfléchir aux scénarios de crises susceptibles d’affecter les pays africains. Il a
donné lecture d’un extrait de ce rapport : « L’Afrique paraissait depuis des
années vouée à l’immobilisme politique, au déclin économique et à la
marginalisation internationale. Elle connaît une période de crise
annonciatrice de profonds changements. Ces crises affectent la plupart des
pays, elles sont accompagnées de manifestations de violence. Si les
surgissements des turbulences peuvent varier dans le temps, ils n’en
semblent pas moins inéluctables sauf si, par anticipation, les régimes
encore épargnés mettent rapidement en place les réformes nécessaires.
L’Afrique se trouve actuellement dans une phase de fin de partie, seule la
voie démocratique paraît pouvoir aujourd’hui donner une issue durable aux
situations de crise que connaît l’Afrique. (...) Le réalisme politique
consisterait, pour la France, à aider au passage de ce cap difficile ceux qui
manifestent la volonté d’adopter les réformes conformes à nos idéaux : mise
en place de structures de dialogue, organisation d’élections libres,
changements constitutionnels démocratiques. (...) Quant à notre armée, sa
mission ne peut en aucune façon consister à cautionner les régimes en
place. Elle a pour vocation d’aider à préserver la souveraineté, l’intégrité
territoriale des pays amis contre les agressions extérieures »,
particulièrement au Tchad que la France avait aidé suite à l’agression
libyenne.
S’agissant plus particulièrement du Rwanda, il a donné lecture d’un
autre extrait : « Sous des apparences débonnaires, le régime du Général
Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Les événements en Europe de
l’est et la contestation des pouvoirs en Afrique de l’ouest ont fait prendre
conscience aux autorités de Kigali de la nécessité de mener à bien des
réformes. Cet exercice, commencé avec prudence, a été accéléré à la suite
de l’invasion du Rwanda le 1er octobre 1990. Habyarimana a un pouvoir
sans partage. Le pouvoir rwandais a une image favorable, probablement
parce que le Rwanda n’a pas connu les excès pratiqués dans les pays
voisins, Burundi et Ouganda. Pourtant, le régime du Président
Habyarimana, parvenu au pouvoir en 1973 à la suite d’un coup d’état
militaire, offre un tableau peu attrayant. Le Président Habyarimana dirige
le pays sans partage. Il s’appuie sur son clan de Gisenyi et sur l’influence
de la famille de sa femme. Il a progressivement écarté, par la force, ses
opposants et a continué la politique d’exclusion des Tutsis, en particulier,
en refusant à ceux qui avaient quitté le pays en 1959, à la suite du
renversement de la monarchie tutsie par les républicains hutus, le droit de
revenir au Rwanda. S’appuyant sur le MRND (mouvement révolutionnaire
national pour le développement), qu’il a créé en 1975, le Président

Habyarimana a doté le Rwanda d’un système présidentiel. Mais le Président
est également chef de parti et l’unique candidat des élections qui se
déroulent tous les cinq ans. En fait, tous les pouvoirs procèdent du Chef de
l’Etat qui distribue postes et gratifications en fonction de son intérêt. »
Un deuxième paragraphe préconisait des réformes : « Le caractère
peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un
mécontentement certain dans les villes, dans ce pays qui reste
essentiellement rural. Les étudiants, puis les fonctionnaires, touchés par la
crise économique, ont manifesté. Le Président a réagi en sanctionnant ceux
qui avaient violé le conformisme ambiant puis il a engagé une réflexion de
fond en confiant à une commission le soin de proposer des réformes.
Parallèlement, il a commencé les négociations avec son voisin ougandais
sur le problème des réfugiés, envisageant de leur reconnaître des droits,
mais excluant, pour des raisons démographiques, de les accueillir au
Rwanda. L’invasion du 1er octobre 1990 a donné une impulsion nouvelle au
projet de réformes du régime rwandais. Au risque de se voir déposséder de
son pouvoir, le Président Habyarimana s’est engagé à faire les concessions
qui s’imposaient pour parvenir à un dialogue avec son opposition intérieure
et extérieure, reconnaissant l’existence du problème des réfugiés et leur
droit à circuler au Rwanda, envisageant la possibilité de créer des
mouvements politiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et annonçant un
calendrier de réformes. »
Un autre passage relatif aux droits de l’homme précisait à l’époque :
« Les droits de l’homme ne sont pas bafoués de façon systématique au
Rwanda. Le poids d’une certaine morale véhiculée par une église
omniprésente y contribue certainement. Cependant, le pays connaît des
affaires, des arrestations arbitraires, des disparitions. Par ailleurs, le
problème des relations entre Hutus et Tutsis a été résolu de façon
discriminatoire à l’égard des Tutsis qui n’ont pas accès aux emplois
publics. Pour ceux qui s’étaient réfugiés en Ouganda, à la suite du
renversement de la monarchie, ils se sont vu refuser le droit au retour.
L’invasion du pays par ces mêmes réfugiés le 1er octobre a contribué à une
prise de conscience du problème. Le parti unique, avec l’absence de
véritable débat, le pouvoir confisqué par le Président qui distribue postes et
avantages aux membres de son entourage, l’illégalité de contester et de
former des partis politiques, l’inexistence de la liberté syndicale, etc. »
Evoquant la politique de la France à cette époque, M. Michel
Lévêque a mentionné les démarches qui avaient été entreprises avant le
déclenchement de l’offensive du 1er octobre 1990 auprès du Président
Habyarimana pour qu’il procède à une ouverture politique institutionnelle.

En particulier, au moment de la conférence de La Baule, les entretiens du
Président de la République avec le Président Habyarimana ont porté sur la
nécessité de réformes intérieures. Ces démarches ont amené le Président
Habyarimana, peu après la réunion de La Baule, dans son discours du
5 juillet, à annoncer la fin de la confusion entre présidence de parti et
présidence de la République et le début d’un processus démocratique. Les
efforts de la diplomatie française ont également porté sur le problème des
réfugiés qui perdurait depuis trente ans. A la suite de ces pressions, le
Président Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et le
comité rwando-ougandais sur les réfugiés. Paradoxalement, cette décision a
peut-être incité le FPR, qui préparait depuis un certain temps son coup de
force, à devancer le règlement pacifique du problème des réfugiés et à passer
immédiatement à l’attaque.
Par ailleurs, des contacts avaient été pris, avant comme
immédiatement après le premier coup de force du 1er octobre, avec les
autorités des pays voisins, notamment avec le Président Museveni, pour
attirer leur attention sur les dangers que les tensions que connaissait le
Rwanda représentaient pour la stabilité régionale. Ces tentatives de
désamorçage du conflit armé se sont révélées vaines avec l’offensive de
l’APR du 1er octobre 1990. Face à cette situation, la France a pris alors
d’autres initiatives pour assurer la protection et le rapatriement de ses
ressortissants, obtenir l’arrêt de l’agression extérieure et encourager la
recherche d’une solution politique interne garantissant le respect des droits
de l’homme au Rwanda et permettant le règlement du conflit militaire qui
venait d’éclater.
M. Michel Lévêque a souligné que la France était en étroit contact
avec trois pays : la Belgique, les Etats-Unis et l’Allemagne et que lui-même
entretenait des relations suivies avec le ministère des Affaires étrangères
belge et avec le sous-secrétaire d’Etat américain pour l’Afrique, M. Hermann
Cohen à l’époque, qui venait régulièrement à Paris. Il n’y avait pas de grande
différence d’approche concernant la démocratisation au Rwanda, le
règlement du problème des réfugiés et le souci de dissuader le Président
Museveni de « mettre de l’huile sur le feu », nos partenaires partageant la
même analyse et les mêmes préoccupations que les nôtres.
Il a cité, au nombre des initiatives diplomatiques de la France, une
mission accomplie du 5 au 9 novembre 1990, donc très peu de temps après
l’attaque du FPR, par une délégation, qui comprenait M. Jacques Pelletier,
Ministre de la Coopération, M. Jean-Christophe Mitterrand et lui-même en
tant que directeur d’Afrique. Cette délégation avait rencontré à Bruxelles
M. Marc Eyskens, Ministre belge des affaires étrangères, puis elle s’était

rendue à Kigali, à Dar Es-Salam, à Gbadolite au Zaïre, à Kampala, à Nairobi,
à Bujumbura et de nouveau à Kigali pour revoir le Président Habyarimana et
lui faire part de ses réflexions et de ses préoccupations.
M. Michel Lévêque a précisé que lors de l’escale de Bujumbura, au
Burundi, il s’était entretenu avec des représentants du FPR pour se rendre
compte de leurs intentions et prôner le dialogue et la négociation. Ces
représentants ont surtout insisté sur le retour des réfugiés et le partage du
pouvoir. A l’époque, ils n’ont d’ailleurs émis aucune critique à l’encontre de
la présence au Rwanda d’éléments militaires français, d’autant que cette
présence était justifiée par la protection des Français et la nécessité de
prévoir leur rapatriement éventuel.
Après le 1er octobre 1990, le Rwanda avait envisagé de déposer une
plainte au Conseil de Sécurité de l’ONU pour agression extérieure. Mais,
compte tenu des aléas de cette procédure et du fait que l’Ouganda n’aurait
pas manqué de s’élever contre cette action, le Rwanda a préféré faire appel à
l’OUA, présidée à l’époque par le Président Museveni. Le Rwanda
escomptait que sa double qualité de Président de l’OUA et de l’Ouganda
l’empêcherait d’accorder une aide trop importante au FPR et le conduirait à
faciliter les négociations avec ce dernier. Cette démarche qui consistait à faire
prendre en charge le plus largement possible le règlement des problèmes
africains par les africains eux-mêmes était une politique qui rejoignait les
préoccupations de la France.
M. Michel Lévêque a ensuite traité des procédures de consultation
et de concertation, étroites et régulières, entre les différentes instances
administratives françaises concernées par l’Afrique. Il a souligné que ces
procédures devenaient quasi permanentes en temps de crise et qu’une
réunion hebdomadaire réunissait à l’Elysée, outre la cellule de la présidence
de la République pour les questions africaines, le directeur des affaires
africaines et malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la
Coopération, le Chef d’Etat-major particulier du Président de la République
ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre de la Défense, le directeur
de la DGSE ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre des Finances
et un représentant de la direction du Trésor.
Au terme de ces réunions qui permettaient d’évoquer et de débattre
des questions d’ordre diplomatique, politique, économique et militaire liées à
la situation des pays africains et à la politique française dans ces pays, le ou
les Ministres concernés ou le Gouvernement dans son ensemble décidaient
des mesures à prendre. En cas de crise, des cellules spéciales étaient mises en
place au Quai d’Orsay avec les mêmes participants. Des réunions spéciales
du même genre pouvaient avoir lieu, par ailleurs, à l’Elysée ou au ministère

de la Défense. Mais, dans tous les cas, il s’agissait de confronter des
informations et des points de vue afin de permettre la prise de décision
politique dans les meilleures conditions.
S’interrogeant sur le caractère prévisible du génocide d’avril 1994,
il a souligné l’existence de nombreux éléments préoccupants, notamment le
manque de démocratie au Rwanda, l’absence de règlement du problème des
réfugiés, la volonté du FPR de reprendre le pouvoir par les armes, la
connivence de l’Ouganda avec le FPR, qui comprenait essentiellement des
Tutsis ayant servi dans les forces ougandaises et permis au Président
Museveni de prendre le pouvoir.
Il a déclaré que l’accumulation de ces différents facteurs avait mené
à des massacres interethniques et que la France avait fait tout ce qu’elle avait
pu à l’époque pour tenter d’empêcher le dénouement tragique du génocide.
M. Michel Lévêque a conclu son exposé en rappelant que l’histoire n’est pas
arrêtée, ni au Rwanda ni dans les autres pays d’Afrique, et que la politique
africaine de la France consiste à aider ces pays à aller vers la démocratie et le
respect des droits de l’homme, de manière à éviter la répétition d’un tel
drame.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait
précisément joué l’élément ethnique au regard de l’opposition entre Hutus du
nord et du sud, et entre Tutsis de l’intérieur et Tutsis exilés.
M. Michel Lévêque a considéré qu’aucun déterminisme séculaire
ne conduisait les Hutus du sud et du nord et les Tutsis à se massacrer
réciproquement. Même si les problèmes ethniques existent partout en
Afrique, il faut en effet des ingrédients politiques pour qu’ils s’exacerbent et
conduisent aux massacres, comme il a été constaté en Yougoslavie ou dans
d’autres pays. En 1989-1990, au Rwanda, les tensions ethniques se
manifestaient au nord et au sud. La question des 500 000 réfugiés tutsis qui
avaient dû fuir leur pays à partir des années soixante pour se réfugier dans les
pays voisins, en Ouganda, au Burundi, au Kenya ou en Tanzanie n’avait pas
été résolue. Les Tutsis restés au Rwanda ne bénéficiaient pas de tous les
droits dont ils auraient dû disposer pour participer à la vie politique et
administrative et pour entrer dans l’armée. Il y avait un accaparement du
pouvoir par le clan des Hutus du nord et une situation non démocratique tout
à fait discriminatoire.
Si des réformes démocratiques avaient été entreprises, le conflit
ethnique aurait pu être évité. Le régime du Président Habyarimana aurait
trouvé un soutien populaire plus important dans la communauté hutue
elle-même. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu des Hutus, du sud en particulier,

mais aussi du nord, tel que Pasteur Bizimungu qui se sont ralliés au FPR à
l’époque. Les conflits ethniques ne sont pas préécrits pour aboutir à une
situation fatale. C’est le manque de démocratie, l’absence de règlement du
problème des réfugiés qui ont amené à la conclusion tragique du génocide.
M. Jacques Myard a demandé combien il y avait de pays
démocratiques en Afrique et si le cas du Rwanda était à cet égard spécifique.
M. Michel Lévêque a répondu que l’Afrique était littéralement en
état de crise générale et qu’hormis le Sénégal, qui connaissait néanmoins un
conflit en Casamance, il n’y existait guère de régimes démocratiques.
M. Jacques Myard a rappelé que, lors des auditions précédentes,
des professeurs avaient remis en cause la différence ethnique entre Tutsis et
Hutus. Il s’est demandé si la direction des affaires africaines et malgaches
était consciente que les différences ethniques reposaient avant tout sur
l’histoire et les acquis culturels.
M. Michel Lévêque a rappelé que les Hutus appartiennent au
groupe bantou, que les Tutsis sont un groupe nilotique, mais qu’au cours des
siècles des mélanges se sont produits entre ces populations. La direction des
affaires africaines et malgaches n’a jamais pensé qu’il pourrait y avoir au
Rwanda une solution fondée, comme au Burundi, sur un partage et des
répartitions ethniques. Les problèmes ethniques mènent obligatoirement à
des situations de conflits et de crise si le tribalisme ou la discrimination
ethnique servent de mode de gouvernement.
La problématique de l’époque était d’amener le Président
Habyarimana à comprendre qu’il fallait régler la question des réfugiés, avant
même le 1er octobre 1990, sachant que 500 000 réfugiés actifs constituaient
un danger potentiel. Par ailleurs, la discrimination était « légale » à l’intérieur
même du Rwanda et la France a beaucoup insisté auprès du Président
Habyarimana pour qu’il supprime toute mention ethnique sur les cartes
d’identité. Les gens se savaient néanmoins Tutsis ou Hutus, probablement
pour des raisons sociales. La direction des affaires africaines et malgaches se
rendait bien compte que, si le Président Museveni cessait d’accorder une aide
militaire aux réfugiés, le problème pourrait se régler par des voies politiques
et qu’il convenait, à cet effet, d’obtenir du Président Habyarimana des
réformes intérieures mettant fin à la discrimination raciale.
M. Jacques Myard, rappelant que M. Michel Lévêque avait
indiqué que si des réformes démocratiques avaient été effectuées, le génocide
aurait peut-être été évité, s’est demandé si le processus de La Baule, qu’il
acceptait bien volontiers, ne conduisait pas toutefois à de graves échecs à

partir du moment où les conditions d’une véritable démocratisation n’étaient
pas réunies et où n’existaient pas de contre-pouvoirs.
M. Michel Lévêque a affirmé que, s’il n’y avait pas eu La Baule et
les efforts français, le conflit se serait produit de toute façon. Seules la
démocratisation interne, la formation d’un Gouvernement de coalition, une
négociation avec les émigrés pour régler la question de leur retour pouvaient
éviter le conflit, c’était là la seule voie possible.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la suppression de la
mention ethnique sur les cartes d’identité. Il a demandé à M. Michel Lévêque
de confirmer l’information, avancée par différentes personnes entendues par
la mission, selon laquelle cette suppression avait été demandée avec
insistance pour la première fois au Président Habyarimana à l’occasion de la
visite effectuée par M. Jacques Pelletier en novembre 1990 à Kigali. Il a
souhaité savoir quel avait été le dispositif mis en place par les administrations
et par les responsables politiques français pour que cette suppression entre
effectivement dans les faits.
M. Michel Lévêque a confirmé que, lors de la visite de M. Jacques
Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression
symbolique de manière à manifester l’abolition, au Rwanda, des différences
de traitement en fonction des origines ethniques. Il n’a cependant pas pu
préciser si la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité avait
été demandée au Président Habyarimana avant le 1er octobre 1990, mais
quoiqu’il en soit, la direction des affaires africaines estimait que sur le plan
des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces
mentions. Le Président Habyarimana avait donné son accord et avait annoncé
publiquement cette mesure pour laquelle la coopération avait prévu des
crédits car il y avait un problème de financement. M. Michel Lévêque a
toutefois déclaré ignorer si un suivi de cette question avait été assuré.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à quelle époque le FPR avait
élaboré son programme politique et si la direction des affaires africaines et
malgaches avait procédé à une analyse approfondie de celui-ci. Dans ce cas
quelle en était la dimension ethnique et politique et quelle était la part de la
revendication démocratique ?
M. Michel Lévêque a rappelé que le FPR et l’APR s’étaient
développés en Ouganda, dans le courant de l’année 1990 surtout, de manière
relativement secrète. Bien que la direction des affaires africaines et
malgaches ait eu conscience de la gravité de la situation et de la montée en
puissance du FPR, personne, avant l’attaque du 1er octobre 1990, n’était en
état de dire exactement de quelles forces disposait l’APR et quelle était

l’implantation politique du FPR parmi les réfugiés. Tous les opposants
s’exprimaient ouvertement en Ouganda comme en Belgique. Il y avait parmi
eux non seulement des Tutsis mais des Hutus du sud et du nord. Les
premiers contacts datent de la visite de M. Jacques Pelletier dans la région
des Grands Lacs, en novembre 1990, et des entretiens qu’il avait eus à cette
occasion au Burundi avec des membres du FPR qui comprenait à la fois des
Hutus du nord, du sud et des Tutsis.
Leur programme comportait des revendications présentées sous un
jour démocratique, c’est-à-dire la participation de tous les Rwandais aux
élections, la fin du parti unique, la fin de toute discrimination, le retour des
réfugiés. Il fallait que les 500 000 réfugiés -eux-mêmes avançaient des
chiffres beaucoup plus importants- puissent revenir s’installer au Rwanda et
qu’ils puissent y circuler. Le FPR, dans ces contacts, déclarait intelligemment
qu’il poursuivait ces deux objectifs majeurs de démocratie interne et de
retour des réfugiés.
S’agissant du pouvoir, le FPR en a revendiqué dès le départ le
partage. Il demandait dans toutes les négociations avec le Président
Habyarimana qu’il y ait un Gouvernement provisoire dans lequel il serait
introduit. Il ne demandait donc pas un simple retour à la démocratie, avec
des élections, mais entendait contrôler ce retour à la démocratie et ces
élections en ayant la garantie d’être associé au pouvoir.
A une question complémentaire de M. Jacques Myard sur la
nature de cette démarche qui consiste, comme les islamistes, à « avancer
masqué », M. Michel Lévêque a estimé que les opposants en Algérie
avaient la même approche du partage du pouvoir.
M. Pierre Brana a souligné que la question du contrôle du retour à
la démocratie avait été soulevée dans toutes les conférences nationales en
Afrique et qu’il était normal que les minorités écartées du pouvoir demandent
à participer à l’organisation des élections dans la période de transition. Il a
demandé à quelle époque avait été rédigé le rapport sur l’état des différents
pays africains mentionné par M. Michel Lévêque et à quel moment la France
avait commencé à exercer des pressions sur le Président Habyarimana.
M. Michel Lévêque a indiqué que ce rapport avait été rédigé en
novembre 1990, juste après l’attaque du FPR. Il a précisé que, lorsque le
Président Habyarimana était venu à Paris en avril 1989, il lui avait été
demandé de résoudre le problème des réfugiés et de réactiver la commission
rwando-ougandaise sur les réfugiés, car la partie la plus active des réfugiés se
trouvait en Ouganda et pouvait être utilisée comme force armée contre le
Rwanda. La France a également insisté pour que soit entreprise une

démocratisation interne. Mais le Président Habyarimana avait contre lui les
Tutsis et les Hutus du sud et son pouvoir reposait principalement sur le clan
des Hutus du nord. A l’époque, l’accord conclu entre les Présidents
Habyarimana et Museveni pour permettre à la commission
ougando-rwandaise sur les réfugiés d’organiser le rapatriement des réfugiés
laissait espérer le retour de ces derniers. C’était un pari sur le règlement de la
question des réfugiés comme facteur de transformation du régime.
Répondant à M. Pierre Brana sur le régime des quotas qui limitait
l’accès des Tutsis à la fonction publique et sur leur exclusion des forces
armées, M. Michel Lévêque a rappelé qu’il y avait peut-être un ministre et
deux députés tutsis. Il a précisé que la politique des quotas, c’est-à-dire une
politique discriminatoire s’appliquait dans les collèges et lycées. La direction
des affaires africaines et malgaches considérait ce problème dans son
ensemble, c’est-à-dire en y incluant l’armée, l’administration, les facultés et
les écoles. L’exclusion des Tutsis de l’armée, constituée de Hutus, était tenue
pour une discrimination importante et la suppression des quotas était
considérée comme un des éléments de base des réformes démocratiques
internes.
A une autre question de M. Pierre Brana sur la réaction de la
direction des affaires africaines et malgaches aux télégrammes de
l’ambassadeur de France à Kigali annonçant « la possibilité de massacres à
grande échelle », M. Michel Lévêque a rappelé que la direction craignait
que l’armée APR massacre des civils, dans sa reconquête du Rwanda, et que
parallèlement les milices hutues, en réponse aux attaques du FPR, se livrent à
des massacres de Tutsis. Cette crainte de massacres ethniques était donc bien
présente dans l’analyse politique, non pas par ethnicisme, mais parce que la
direction des affaires africaines et malgaches se rendait compte du risque
d’enchaînement des événements.
M. Pierre Brana a demandé des précisions sur les différentes
rencontres de responsables français avec le Président Museveni et sur sa
position à l’égard du FPR présent sur son territoire.
M. Michel Lévêque a précisé qu’au cours de la visite de
M. Jacques Pelletier le 4 ou le 5 novembre 1990, le Président Museveni avait
beaucoup insisté sur le problème des réfugiés mais qu’il avait minimisé son
rôle, pourtant évident, dans le soutien militaire du FPR. Il agissait ainsi pour
faire croire que, loin de « mettre de l’huile sur le feu », il essayait au contraire
de calmer le jeu. En tant que Président de l’OUA et membre de la
Communauté des grands lacs, il ne refusait pas les contacts avec le régime du
Président Habyarimana.

M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si M. Michel Lévêque
confirmait ce qu’avait déclaré une personne précédemment entendue par la
mission, à savoir que le FPR était considéré comme dangereux pour les
intérêts français, ce qui amenait en fait, qu’on le veuille ou non, à soutenir le
régime en place.
M. Michel Lévêque a souligné que la France avait des contacts
avec tous les opposants, de quelque pays que ce soit, en Angola, au
Mozambique, en Afrique du sud et en Namibie. Le Quai d’Orsay n’est pas
exclusivement au contact avec les régimes et les gouvernements en place et
participe souvent au règlement des conflits avec les opposants. Ainsi à la
suite d’émeutes à Port Gentil au Gabon en 1990, la France est intervenue
pour protéger ses ressortissants puis a prêché l’entente entre le Président
Bongo et les opposants. De même, au Tchad, la France a entretenu des
relations avec les différents protagonistes, qu’il s’agisse de M. Goukouni
Oueddei, de M. Hissène Habré ou M. Idriss Déby. Si le discours de La Baule
contribuait à l’évolution vers la démocratie et l’état de droit, la politique de
la France était que chaque pays se détermine par ses propres voies internes.
Au Rwanda le problème était essentiellement d’éviter la guerre,
donc d’éviter des massacres ethniques sous-jacents à la guerre et aux
interventions extérieures. Il n’y avait pas d’a priori contre le FPR en tant que
parti d’opposition. Il y avait un a priori contre une attaque armée. La France
a eu de multiples rencontres avec le FPR pour favoriser le dialogue.
M. Jacques Desallangre a demandé si la France avait insisté pour
que le Président Habyarimana ne dépose pas de plainte au Conseil de sécurité
mais saisisse l’OUA.
M. Michel Lévêque a rappelé que le Président Habyarimana n’avait
pas saisi mais consulté l’ONU et que la France ne lui avait pas dit d’aller ou
non devant l’organisation internationale. Lui-même avait penché pour une
solution régionale dans le cadre de l’OUA, car, à l’époque, le Président
Museveni jouait un rôle clef dans le conflit. Pour porter plainte devant le
Conseil de Sécurité, le Président Habyarimana devait invoquer une agression
extérieure. Or il a estimé qu’il valait mieux ne pas engager une telle
procédure contre l’Ouganda alors qu’il pouvait trouver un règlement avec ce
pays. A l’époque, il y avait une tendance qui consistait, même pour la France,
à considérer que les pays africains devaient prendre en charge le plus possible
le règlement de leurs conflits et que, pour régler un conflit qui était de nature
régionale, il valait mieux consulter l’ensemble des pays des Grands Lacs
(Tanzanie, Ouganda, Burundi, Kenya, etc.).

Il n’y avait pas encore d’état de guerre. On comprenait parfaitement
que, dans le fond, si les Africains parvenaient à régler le problème
eux-mêmes, c’était sans doute la meilleure solution. Comme le Président
Museveni était Président de l’OUA, on supposait qu’il devait s’impliquer
fortement dans le règlement du conflit.
Evoquant les propos selon lesquels l’idée d’un génocide ne dominait
pas la réflexion française, préoccupée incontestablement par la crainte d’une
déstabilisation du Rwanda et soulignant que le rapport de la direction des
affaires africaines et malgaches dressait un portrait très peu amène du régime
du Président rwandais alors qu’il présentait le FPR dans des termes
sympathiques, M. Jean-Claude Lefort a demandé des précisions sur
l’analyse faite par la France des intentions réelles du FPR et de ses alliés. Il a
également voulu savoir si l’action de la France au Rwanda était fidèle à la
recommandation selon laquelle les armées françaises ne devaient pas
cautionner les régimes en place.
M. Michel Lévêque a tout d’abord répondu que l’honnêteté
intellectuelle commandait que l’on voie exactement la situation de la
démocratie et des droits de l’homme au Rwanda. Tout observateur objectif
ne pouvait que décrire le même tableau d’un régime discriminatoire de parti
unique qui ne s’appuyait pas vraiment sur un consensus. L’opposition
n’ayant pas les mêmes responsabilités que le régime en place, le FPR, à
l’époque, présentait un programme « formellement » démocratique
comprenant le retour des réfugiés, la non-discrimination, etc.
Reconnaissant que son propos pouvait apparaître provocateur,
M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur l’idée, émise par M. Michel
Lévêque, que l’offensive du FPR avait abouti à ce que le régime commence à
se démocratiser.
M. Michel Lévêque a déclaré qu’il n’avait pas dit cela mais que la
pression des événements avait accéléré un processus de réforme, un peu
tardif à ce moment-là et qui ne suffisait pas à enrayer le mouvement de
déstabilisation. L’attaque armée du FPR a sans doute réduit les possibilités
qui pouvaient s’offrir au Président Habyarimana de démocratiser son régime
et d’arriver à un résultat par la démocratisation. Il n’y avait pas de dilemme
entre massacre ethnique ou déstabilisation. S’il y avait déstabilisation, à
savoir si l’attaque armée se développait, il y avait effectivement des risques
de massacres. Les deux phénomènes sont liés. La politique française ne
consistait pas du tout à conforter un régime, quel qu’il soit, par la présence
de contingents militaires. L’aide militaire au Tchad ne visait pas à soutenir
Goukouni Oueddei ou Hissène Habré. Elle avait avant tout pour objectif la

protection des Français et leur évacuation, outre le soutien contre une
agression extérieure. L’envoi de contingents militaires français n’est pas
décidé dans la perspective politique de soutenir les régimes en place.
M. François Lamy a demandé à M. Michel Lévêque si, au vu de
son expérience, il n’avait pas l’impression que la pratique consistant, pour la
diplomatie française, à reconnaître les Etats, donc les frontières, et à refuser
de reconnaître les régimes, ne constituait pas un frein, voire une source
d’ambiguïté pour la politique que souhaite mener la France, tout
particulièrement en Afrique. Se demandant si les services de renseignement
français avaient pu jouer un rôle quelconque dans le renversement de tel ou
tel régime, il s’est ensuite interrogé sur l’éventuelle discordance entre l’action
de ces services et notre diplomatie.
Illustrant le rôle qu’ont pu jouer des interventions françaises pour
faire cesser des massacres ethniques, M. Michel Lévêque a rappelé que, lors
de la crise survenue entre la Mauritanie et le Sénégal, de tels massacres
s’étaient produits à Dakar, au Sénégal, contre des Mauritaniens et sur la rive
mauritanienne du fleuve Sénégal contre des Sénégalais. Le risque de
développement des massacres ethniques, puis de l’afflux d’une masse de
réfugiés de part et d’autre, et d’interventions militaires du Sénégal contre la
Mauritanie ou inversement a conduit la France à des interventions très
pressantes auprès du Président Diouf du Sénégal et auprès du Président Ould
Taya de Mauritanie. L’action de la France a alors été décisive. Si la France
n’était pas intervenue pour le règlement de ce conflit entre le Sénégal et la
Mauritanie, les choses auraient pu dégénérer en massacres plus graves encore
et en confrontation armée entre ces deux pays. Quant au rôle de l’armée
française, celui-ci est centré sur la protection et l’évacuation de nos
ressortissants, et sur la coopération avec les forces africaines dans les
domaines de la formation et de l’entraînement.
M. Michel Lévêque a conclu en déclarant que pour tout
Gouvernement digne de ce nom, il y a une unité dans la politique. Au cours
des réunions de consultation et de concertation, chaque participant a ses
sources d’information. Pour la direction des affaires africaines et malgaches,
ce sont les sources diplomatiques, les rencontres avec les opposants ou avec
les représentants des régimes en place. La DGSE avait ses sources. S’il y
avait mise en comparaison et discussion des analyses, la politique menée était
celle du Gouvernement.

Audition de M. Paul DIJOUD
Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)
(séance du 20 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Paul Dijoud, Directeur des
Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, de mars
1991 à août 1992, période qui a été marquée, au Rwanda, par une nouvelle
offensive du FPR et qui s’est conclue par la nomination d’un premier ministre
d’opposition et le lancement du processus des négociations d’Arusha. Il a
souligné que son audition serait de nature à éclairer la mission sur la
complexité et les ambiguïtés de la situation politique du Rwanda au moment
où le Président Habyarimana semblait accepter le principe d’un partage du
pouvoir avec l’opposition intérieure dans la perspective d’une transition
démocratique.
M. Paul Dijoud a tout d’abord précisé qu’il n’avait pas été
candidat au poste de directeur des Affaires africaines, mais qu’il s’était
impliqué avec passion dans la politique africaine et, dès le départ, dans le
terrible problème rwandais. M. Roland Dumas, Ministre d’Etat chargé des
Affaires étrangères, qui l’avait reçu dès son arrivée, avait fait du Rwanda
l’une de ses préoccupations premières. Il souhaitait que la politique africaine
soit préparée et mise en œuvre à partir du quai d’Orsay. Cette vision, qui
aspirait à recentrer l’action de la France en Afrique, a trouvé son
aboutissement, il y a quelques mois, avec la réorganisation des services de la
Coopération.
Parmi les différentes administrations qui contribuaient à notre
politique africaine et dont il fallait harmoniser les actions, la direction des
Affaires africaines a tenu un rôle important aux côtés du ministère de la
Coopération, du ministère de la Défense et de plusieurs autres services de
l’Etat qui avaient un domaine propre de responsabilités, que le ministère des
Affaires étrangères s’efforçait déjà de coordonner. Cependant, il a relevé que
c’était avant tout entre la présidence de la République et le ministère des
Affaires étrangères que se définissaient les orientations, à partir des
informations et des évaluations fournies par les uns et les autres.
L’information circulait sans réserve sur ces orientations. Elle partait,
formalisée, de la direction des Affaires africaines vers le cabinet du Ministre

qui approuvait les propositions des services après les avoir, le cas échéant,
modifiées et les transmettait à la présidence de la République. Le Président
Mitterrand était très préoccupé par l’Afrique qu’il connaissait bien, où il avait
de nombreux contacts. Il se tenait constamment informé par l’intermédiaire
de la cellule africaine dont il annotait les propositions qu’elle-même, dans la
plupart des cas, sollicitait de la direction des Affaires africaines. Dès lors, ces
propositions devenaient une référence, un point d’appui pour les décisions et
les démarches ultérieures.
L’état-major particulier du Président de la République tenait une
place importante dans la politique africaine, dès le moment où des militaires
étaient engagés, comme c’était le cas au Rwanda. L’expérience, la
compétence, la grande loyauté du Général Christian Quesnot et du Général
Jean-Pierre Huchon leur ont bien sûr donné, pendant toute cette période, un
grand poids. Après leur avoir rendu un hommage appuyé, il a souligné qu’il
avait toujours entretenu avec eux des relations extrêmement amicales et
confiantes, et que, pendant toute cette période, l’état-major particulier de la
Présidence de la République avait su mener à bien la tâche difficile de faire
coïncider la démarche politique et la démarche militaire. La Direction des
Affaires africaines et l’Etat-major particulier avaient, quels que soient les
interlocuteurs, partagé les mêmes orientations, les mêmes convictions, même
si des nuances avaient pu apparaître.
M. Paul Dijoud a précisé que son exposé liminaire ferait certes appel
à sa mémoire, mais reprendrait partiellement les textes, les notes, les
télégrammes et les comptes rendus divers, établis au cours de la période
concernée, considérant qu’il était plus intéressant de s’y reporter plutôt que
d’interpréter ses propres souvenirs avec toutes les déformations que le recul
du temps risque d’apporter.
Il a, dans un premier temps, fait porter sa réflexion sur le caractère
prévisible ou non de la tragédie rwandaise.
Il a rappelé que le dossier rwandais avait été l’un des premiers qu’il
avait eu à traiter. Tous les observateurs paraissaient redouter que se produise
quelque chose de grave au Rwanda, mais personne n’en avait prévu la forme.
On craignait avant tout une longue guerre civile, étant donné la nature des
forces en présence, et celle des problèmes à régler. Les choses se sont
passées différemment, en raison de l’enchaînement des circonstances, mais il
est certain que l’on redoutait le pire.
Il a indiqué que l’histoire rwandaise et la formation des forces en
présence justifiaient beaucoup d’inquiétudes. Ce pays était passé d’une
domination monarchique, exercée par les Tutsis réunis autour de leur prince,

sur les autres ethnies, en particulier les Hutus, petit peuple, très majoritaire,
de paysans. Les Belges ont, en effet, pendant une bonne partie de la
colonisation, trouvé profit à abandonner aux Tutsis une large possibilité de
conduire le pays à leur gré. La décolonisation a été bâclée et les Belges sont
partis le plus vite possible. A cette période où l’élection était la loi du genre
en Afrique, les Rwandais ont voté selon leur ethnie, et les Hutus, rassemblés
dans diverses formations, ont obtenu 70 % des voix.
Il s’en est suivi un défoulement populaire, une dégradation des
équilibres. La peur s’est longtemps maintenue dans le pays. Les Hutus ont
cherché à exercer leurs pouvoirs à tous les niveaux, et tout naturellement les
Tutsis l’ont mal accepté. Le pouvoir hutu mis en place avec réticence par les
Belges qui, à ce moment-là, ont dû changer de camp, a créé dans le pays une
panique qui a marqué le début des enchaînements ultérieurs. En 1959, a eu
lieu un premier génocide, suivi en 1960 par un deuxième et l’on a pu estimer
que ces premiers massacres avaient fait des dizaines de milliers de morts,
dans des conditions souvent atroces. Les mêmes causes produisant les
mêmes effets, il y avait fort à craindre que la situation dérive vers de
nouvelles violences de ce type.
M. Paul Dijoud a dit avoir été frappé, dès son premier voyage au
Rwanda, par l’ambiance qui régnait dans Kigali et dans les campagnes. Les
gens étaient terrorisés les uns par les autres. Toutefois les Hutus modérés du
Sud et du Centre qui constituaient la grande majorité de la population
auraient souhaité que leur pays évolue plus vite, différemment, et n’avaient
pas de haine profonde pour les Tutsis. Ils n’ont pas participé au génocide.
Néanmoins, ils avaient peur d’une invasion du FPR, d’un retour en force de
l’ethnie des seigneurs, avec tout ce que cette menace pouvait comporter. Par
ailleurs, de nombreux Tutsis étaient en butte à la volonté de vengeance de
Hutus désireux d’obtenir une place correspondant à leur poids
démographique et de les faire partir. Le clergé catholique, notamment
l’évêque de Kigali, craignait le pire dans un contexte de peur réciproque qui
menait à la haine. Il était clair que des événements tragiques surviendraient si
rien n’était fait pour les empêcher.
C’est pour cette raison que la France s’était impliquée, bien qu’elle
n’ait pas eu d’intérêts au Rwanda et qu’elle ne soit pas liée à ce pays de
longue date. Le Rwanda était comme un accident dans le domaine des
responsabilités de la France. Elle n’avait aucune vision hégémonique et il ne
s’agissait pas de défendre les frontières de la francophonie. Il eût été absurde
de prendre de tels risques pour un enjeu de ce type, aussi passionnant soit-il.
M. Paul Dijoud a présenté les cinq objectifs sur lesquels reposait la
politique de la France au Rwanda.

Le premier était d’aboutir à un cessez-le-feu car nous considérions
que rien ne pouvait se faire sans la fin des combats. La France est sans cesse
intervenue auprès des deux parties et plusieurs cessez-le-feu ont été signés,
mais ils ont toujours été temporaires et jamais réellement appliqués.
En second lieu, les efforts français ont consisté à contraindre le
Président Habyarimana à mettre en œuvre de véritables réformes politiques et
à l’appuyer quand il prenait des mesures en ce sens, sans toutefois vouloir
transformer le Rwanda en une démocratie avancée. M. Paul Dijoud a
considéré à cet égard que le discours de La Baule ne devait pas être
interprété comme un appel à la démocratie immédiate, mais comme une
orientation, une priorité dans les démarches de la France et a souligné son
influence sur la vie politiques des pays africains. Tout a été fait pour
convaincre le Président Habyarimana que, malgré les difficultés, il fallait, par
étapes successives, mener à bien de véritables réformes pour que son pays
puisse vivre dans un certain consensus.
Le troisième objectif consistait à permettre le retour des Tutsis
exilés, la France estimant que le problème des réfugiés était d’une importance
fondamentale. Entre 600 et 800 000 Tutsis avaient fui au moment des grands
massacres et s’étaient installés dans les pays voisins, où ils vivaient dans des
conditions inégales. Les uns s’étaient insérés dans les pays d’accueil ; les
autres vivaient comme des parias et n’avaient qu’une seule aspiration, celle
de se réinstaller au Rwanda. Ils étaient amers, frustrés, prêts à toutes les
aventures. Il fallait leur donner une place dans leur pays.
Le quatrième objectif, plus complexe, difficile à expliquer à
l’opinion publique française qui, déjà à cette époque, ne comprenait pas
toujours les engagements de la France en Afrique quand ils prenaient un
caractère militaire, était d’éviter une victoire militaire du FPR sur l’armée
rwandaise, et par là même d’éviter une guerre civile. En effet, la conquête
militaire du pouvoir par le FPR, qui aurait dû alors affronter une population
majoritairement hostile, aurait créé une situation intenable, provoquant des
répressions, des représailles et donc la guerre civile. Il convenait de faire en
sorte que le FPR n’écrase pas l’armée rwandaise. Celle-ci avait d’ailleurs
connu des succès lors de l’attaque sur Ruhengeri, ce qui avait permis la
stabilisation du front face à une opération surprise, bien menée, mais sans
grande portée. La France ne pouvant s’engager militairement, elle a décidé
d’accorder aux forces armées rwandaises une aide à la formation et un appui
sous la forme d’une fourniture d’équipements militaires.
Enfin, la France s’est efforcée de mobiliser ses partenaires pour
éviter un embrasement de toute la région. La Belgique, ancienne puissance
colonisatrice, la Grande-Bretagne qui était impliquée en Ouganda, les Etats-

Unis, très attentifs à l’évolution de la situation, manifestaient leur volonté
d’apporter une contribution au règlement de la crise rwandaise.
A cette époque, les Américains reconnaissaient sans difficulté le rôle
de la France, qu’ils appuyaient. M. Hermann Cohen, Secrétaire d’Etat adjoint
aux Affaires africaines du Gouvernement américain, suivait la ligne de
conduite des Etats-Unis, consistant à laisser la France agir dans cette zone
qu’elle connaissait mieux que les autres et où elle savait ce qui pouvait être
fait, tout en se déclarant prêt à intervenir à la demande de la France ou en
l’absence de solutions. A l’appui de cette description de l’attitude américaine,
M. Paul Dijoud a évoqué un télégramme de l’ambassadeur de France à
Washington, du mois de juillet 1991, selon lequel les Etats-Unis
considéraient qu’il appartenait à la France et à la Belgique de jouer le rôle
essentiel pour la recherche d’un accord au Rwanda et soulignaient qu’il
n’entrait pas dans les intentions américaines de se substituer à ces deux pays.
M. Paul Dijoud a relevé que cette attitude démontrait la confiance accordée,
dans un premier temps, à la France par les Etats-Unis.
Il a ensuite abordé la dimension régionale de la crise en indiquant
qu’à l’époque, un long débat avait porté sur l’implication de l’Ouganda.
Celle-ci était bien connu des Etats-Unis comme le montre un télégramme de
l’ambassadeur de France à Washington relatant une réunion organisée par le
département d’Etat : « La Defense Intelligence Agency (DIA) du Pentagone
exposait à l’attention des ambassades de France, de Grande-Bretagne et de
Belgique, la situation au Rwanda. L’ambassadeur déduit que le Pentagone
considère que le FPR opère au Rwanda au départ de plusieurs bases situées
en Ouganda, bases mobiles mais dont la localisation est connue. La DIA est
également persuadée que le FPR utilise des pistes d’atterrissage se trouvant
en territoire tanzanien. Elle relève l’excellente capacité tactique du FPR et
l’importance de son équipement militaire. Elle considère que l’armée
ougandaise aurait la capacité d’exercer un contrôle sérieux sur la frontière
avec le Rwanda, à supposer qu’elle le souhaite. Enfin les services de
renseignement de l’armée pensent qu’une nouvelle offensive du FPR se
prépare dans le nord-ouest, bien qu’à long terme, aucune solution militaire
ne soit susceptible de faire la différence entre l’armée rwandaise et le
FPR. »
Après une longue description de la stratégie et des objectifs du FPR
passant d’une tactique de guerre conventionnelle à une tactique de guérilla,
le télégramme indique : « Le FPR bénéficiait de plusieurs bases en Ouganda
pour mener des opérations de reconnaissance avant le déclenchement de ses
offensives et se replier en territoire ougandais après avoir atteint ses
objectifs et éviter des engagements meurtriers. Sa tactique d’opération -dit

la DIA- est remarquable pour une armée de guérilla. Depuis le 23 janvier,
le FPR menait et préparait de nouvelles offensives dans la zone nord et
nord-ouest. L’arrivée de trois bataillons dans la zone du parc des Volcans
prouvait qu’une nouvelle offensive était en préparation. »
Selon la DIA : « Les objectifs du FPR étaient, à long terme, la
restauration de la domination tutsie, et les objectifs affichés comme la
démocratisation à terme du Rwanda et l’ouverture d’un dialogue avec le
gouvernement n’étaient mis en avant qu’à l’intention des opinions
occidentales. La stratégie du FPR pouvait être analysée comme suit : à
court terme, étrangler l’économie rwandaise, mener une guerre d’usure
contre l’armée et conquérir le terrain; à moyen terme, acculer le
gouvernement rwandais à la négociation et s’insérer dans les structures
gouvernementales ; à long terme, contrôler le gouvernement.
« Bien évidemment, le département d’Etat, après cet exposé, a fait
des réserves et des commentaires. On voit apparaître une certaine
dichotomie entre deux tendances de la politique américaine : ceux qui font
confiance à la France et qui nous ont aidés jusqu’au bout, M. Cohen en
particulier, le ministre compétent, et ceux, au Pentagone ou à la CIA, qui
avaient une vision plus dure mais aussi plus pragmatique. Au départ, ces
derniers ont été hostiles au FPR parce qu’ils ont vu une forte déstabilisation
de la région alors qu’eux-mêmes soutenaient encore le Maréchal Mobutu
au Zaïre, principal point d’appui de leur présence économique dans la
région. Ensuite, constatant que le FPR allait gagner, ils se sont retournés
vers le FPR et l’ont vraisemblablement aidé. »
M. Paul Dijoud a rappelé que la situation régionale était
particulièrement délicate. Le Burundi constituait un élément majeur des
craintes françaises. Le Zaïre, vulnérable, actif dans cette affaire, craignait
d’être déstabilisé, d’où les interventions du Maréchal Mobutu. Les
Américains portaient peu à peu attention à cette région en termes
géopolitiques. Tous ces éléments conduiront le Président de la République à
organiser une mise à plat de la politique française et à relancer l’action
diplomatique de la France dans la région. M. Paul Dijoud a indiqué qu’il a
ainsi été amené à organiser et à présider une conférence des ambassadeurs
des pays de la Région des grands lacs, du 12 au 18 juillet 1991, accompagné
du Général Jean-Pierre Huchon, membre de l’état-major particulier de la
Présidence de la République, ce qui témoignait de l’intérêt que le Président
apportait à cette démarche.
Au cours de ce voyage, M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait
rencontré le Président Habyarimana à deux reprises, et a donné lecture du
télégramme de l’ambassadeur rendant compte de ces entretiens : « M. Paul

Dijoud, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, a visité le Rwanda du
18 au 20 juillet. Cette visite a été marquée par l’étape suivante :
« Une première audience a été accordée par le Chef de l’Etat
pendant près de deux heures, dans la matinée du 18. Elle a donné tout
d’abord à celui-ci l’occasion de refaire l’historique détaillé de l’agression
subie par son pays depuis le 1er octobre 1990, des origines politiques et
ethniques de ce conflit, du rôle joué par l’Ouganda, des différentes
tentatives de médiation faites à l’échelle régionale et, enfin, des appuis
reçus par le Rwanda des pays amis, surtout de la France, qui ont eu un
poids déterminant dans le redressement de la situation militaire.
« Le Président est convaincu que Museveni ne renonce toujours
pas à appuyer une rébellion formée essentiellement par ses anciens
compagnons et frères de race. Il continue à leur fournir des armes,
récemment des mortiers de 120 millimètres. Les Rwandais se demandent s’il
ne va pas leur procurer des véhicules. De son côté, le groupe
d’observateurs militaires créé par l’OUA apparaît tout à fait inefficace, et
sa neutralité est douteuse en raison de sa composition ethnique. Ses
membres ougandais sont suspects de collusion avec l’ennemi. Il en est de
même des Burundais, même si le Président Habyarimana fait
personnellement confiance au Président Buyoya.
« Le Chef de l’Etat et M. Dijoud sont convenus qu’il fallait donner
une suite rapide au projet de mini-sommet entre Etats de la zone.
M. Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères, était chargé d’une nouvelle
tentative pour rencontrer le Président Mobutu et obtenir son adhésion à ce
projet et son accord sur la date du 27 juillet, déjà acceptée par le Président
Habyarimana.
« Par delà cette action diplomatique à mener par le canal de
l’OUA et avec l’appui des pays amis, M. Dijoud a insisté pour que se
concrétisent les garanties promises pour favoriser le retour des réfugiés, en
particulier l’engagement pris par le Président, de permettre à tous de
recevoir un passeport rwandais. Il a exprimé la conviction que le Front
patriotique rwandais serait privé d’argument lorsque tous les émigrés qui le
souhaitaient pourraient jouir de la nationalité rwandaise sans aucune
restriction et intervenir librement dans la vie politique du pays.
« M. Dijoud a ensuite insisté sur le danger que constituait la
perspective d’une conférence nationale qui se déclarerait inévitablement
souveraine et permettrait à toutes sortes d’agitateurs de gagner le devant de
la scène, conduisant ainsi au désordre et laissant ensuite le pays dans une
situation économique et financière grave.

« Il fallait, pour éviter cela, que le Chef de l’Etat prenne
l’initiative, tant qu’il en est encore temps, de consulter les partis, et de leur
soumettre une loi électorale, de préférence fondée sur le scrutin
proportionnel, dont l’expérience a démontré qu’il permettait d’assurer
l’équilibre le plus satisfaisant dans les pays comme le Rwanda où les
facteurs ethniques et régionalistes avaient une grande importance. »
M. Paul Dijoud a souligné le caractère insistant des démarches
entreprises pour convaincre le Chef de l’Etat de la nécessité de conduire des
réformes. Le Président Habyarimana semblait sensible à ce discours, rassuré
quant à l’intention française de maintenir son appui, aussi bien à l’intérieur
qu’à l’extérieur, convaincu que la France entendait l’inciter à ne pas
abandonner à ses opposants la conduite d’une évolution politique qui
s’avérait irréversible. Puis M. Paul Dijoud a cité à nouveau le télégramme
rendant compte de sa visite au Rwanda :
« Le 19 juillet a été réservé à la conférence des ambassadeurs de
France de la zone. Cette conférence a permis à M. Dijoud d’exposer
comment le département comptait relancer notre politique en Afrique,
substituer une stratégie d’initiatives et d’actions à une diplomatie trop
longtemps limitée jusqu’ici à réagir devant les événements et placer cette
politique dans des cadres régionaux, la crise rwandaise fournissant
l’exemple d’un problème qui ne pouvait être résolu sans concertation dans
l’ensemble de la zone.
« La rencontre des ambassadeurs de Kampala, de Bujumbura, de
Nairobi, de Kinshasa et de Kigali s’est poursuivie ensuite pour procéder à
une évaluation de la situation au Rwanda. La présence militaire française
au Rwanda reste nécessaire à la stabilité du pays et aussi à l’ensemble de la
zone, et il est souhaitable que les gouvernements voisins soient convaincus
que la paix est notre seul objectif. La solution du problème des réfugiés ne
peut être que régionale. Nous ne pouvons qu’appuyer les efforts de l’OUA.
« La présence militaire française au Rwanda doit avoir pour
corollaire la poursuite harmonieuse du processus de libéralisation. Celui-ci
doit se réaliser dans le dialogue avec les partis et dans le renforcement de
l’état de droit, en évitant un glissement catastrophique vers la conférence
nationale.
« L’idéal serait que le Chef d’Etat propose à ses opposants
d’accepter une trêve qui pourrait être marquée par la formation d’un
gouvernement d’union nationale, chargé d’assurer la conduite de la guerre
et le rétablissement de la paix, en même temps que la préparation des
élections.

« La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe
inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par
delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales,
la conduite nous en revient et les initiatives américaines, en ce domaine,
doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu
d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être rigoureusement
préservé. »
M. Paul Dijoud a précisé qu’après avoir rencontré plusieurs
membres du Gouvernement rwandais, il s’était entretenu avec les principaux
partis politiques rwandais. Ceux-ci ont affirmé que la paix était possible avec
le FPR, mais ils voulaient être partie à la négociation. Tous les partis
affirmaient compter des Tutsis dans leurs rangs. On était loin d’un monde
hutu bloqué et entièrement hostile à une situation en évolution.
Il a alors repris la lecture du télégramme : « Dans la soirée du
19 juillet, le Président Habyarimana a reçu une nouvelle fois M. Dijoud,
l’ambassadeur ainsi que le Général Huchon et les ambassadeurs de la zone
que M. Dijoud avait tenu à lui présenter. Cette rencontre a eu lieu
exceptionnellement, pendant près de deux heures, dans la petite résidence
que le Chef de l’Etat possède dans le centre de la ville et qu’il occupait au
début de sa carrière alors qu’il n’était encore que Chef de la Garde
nationale rwandaise.
« Dans
une
ambiance
particulièrement
chaleureuse,
Mme Habyarimana et ses filles ont offert des boissons. M. Dijoud a pu
montrer au Président, par la présence de nos représentants dans les pays
voisins l’importance que nous accordions à une solution régionale des
problèmes rwandais.
« En lui renouvelant l’assurance de notre appui, il a une seconde
fois insisté sur le thème incontournable de la réconciliation intérieure et
extérieure, et sur la nécessité de ne pas perdre l’initiative de cette
réconciliation. »
M. Paul Dijoud a ensuite indiqué que, compte tenu du processus
d’ouverture et d’évolution en cours, il avait fait part au Président
Habyarimana de ses conversations avec l’opposition. Au cours des deux tête
à tête où il a rencontré le Président, il a dit avoir eu la sensation d’être face à
un homme dur, qui faisait la guerre, dont le pays était attaqué aux frontières
et qui portait à bout de bras un pays pauvre, mais n’a pas eu le sentiment que
le Général Habyarimana préparait dans l’ombre des actions violentes. Le
Président rwandais a, peu à peu, pris conscience qu’il n’y avait pas d’autre
solution possible que celle préconisée par la France et il l’a tentée.

Après que l’armée rwandaise eut, au début du conflit avec le FPR,
réussi à établir un certain équilibre à la frontière, la France a tenté, et pour
partie réussi, de faire progresser un certain nombre de solutions aux
problèmes profonds du pays : le problème des réfugiés avait été traité à la
conférence de Dar Es-Salam, en mobilisant les appuis financiers pour essayer
de faire revenir, encadrer et protéger ces populations exilées ; des efforts
avaient été accomplis pour faciliter les démarches de réconciliation,
notamment la protection des Tutsis de l’intérieur qui faisaient souvent l’objet
de graves exactions ; un consensus politique plus large sur les progrès de la
démocratie avait été recherché.
Ces efforts avaient abouti à la mise en place d’un gouvernement très
élargi d’union nationale. Le premier ministre d’opposition gouvernait avec le
Président pour faire une politique d’ouverture et de progrès. M. Paul Dijoud
a rappelé que, pendant toute cette période, tout sera tenté pour réintégrer le
FPR en essayant de lui faire comprendre qu’en dehors de la défaite électorale
et de la guerre perpétuelle, d’autres voies étaient possibles. Il a alors donné
lecture du compte rendu de l’entretien qu’il avait eu en décembre 1991, à la
demande du Président Mitterrand, avec le Président Habyarimana :
« Contexte de l’entretien : plusieurs développements importants sont
intervenus récemment. L’organisation le 28 avril 1991 d’un congrès
extraordinaire du mouvement révolutionnaire national pour le
développement, au cours duquel celui-ci a abandonné son statut de parti
unique. La révision de la Constitution qui a abouti le 10 juin à la
promulgation d’un texte fortement inspiré par celui de la Vème République.
La publication, le 1er juillet, d’une loi sur la formation des partis politiques
marque l’avènement du multipartisme au Rwanda. L’annonce par le Chef
de l’Etat, le 30 septembre 1991, de deux projets d’amnistie : l’un
concernant les réfugiés, l’autre les opposants de l’intérieur. La proposition,
faite le même jour, de convocation d’une conférence des partis et de mise en
place d’un cadre de gestion concerté. La nomination, le 12 octobre 1991,
d’un premier ministre qui a été chargé de composer une équipe ouverte aux
diverses sensibilités politiques rwandaises en vue d’atteindre quatre
objectifs essentiels : faire aboutir les négociations avec le FPR, mettre au
point un processus électoral qui assure la représentation de toutes les
tendances, amorcer le retour des réfugiés, favoriser la poursuite du
programme d’ajustement structurel. »
M. Paul Dijoud a estimé qu’il était erroné de penser que le
processus d’évolution du Rwanda était bloqué et que la situation évoluait
négativement. Pour démontrer combien l’attitude de la France n’était pas
complaisante, il a cité les instructions qu’il avait alors envoyées à
l’ambassadeur :

« Vous voudrez bien solliciter un entretien avec le Président
Habyarimana pour lui faire part de l’inquiétude de la France devant
l’évolution de la situation dans son pays. Les derniers développements dont
vous avez rendu compte, ainsi que l’utilisation de radio Kigali par le comité
hutu de Bujumbura ne correspondent pas aux vues échangées lors de
l’entretien que le Président a eu avec M. Dijoud en marge du sommet de
Chaillot.
« Le sentiment de la France demeure inchangé : seule une
politique d’ouverture peut conduire au règlement des problèmes que
connaît le Rwanda. D’autre part, nous agissons auprès de l’Ouganda. La
mission d’observateurs français a été mise en place à la frontière entre le
Rwanda et l’Ouganda. -le but était de démontrer que les tirs sur le Rwanda
avaient pour origine l’Ouganda et que ce pays servait de point de départ aux
offensives.- Nous incitons le FPR à la retenue.
« Notre action ne peut porter que si le Rwanda maintient la ligne
qu’il s’est engagé à suivre : celle de l’ouverture et de la réconciliation
nationale. Il faut, à cet égard, que soient prises vite les mesures visant à
résoudre le problème des réfugiés, aide et amnistie, et que soit instauré un
vrai dialogue avec l’opposition. »
M. Paul Dijoud a souligné que la France s’était efforcée, sans
complaisance, de faire évoluer, à chaque occasion, la situation, y compris
avec le relais de pays amis, comme en témoigne un télégramme de
l’ambassade de France au Zaïre, relatant une conversation du directeur de la
sécurité militaire zaïroise avec les autorités rwandaises : « Sur instruction du
Maréchal, il leur confirme la nécessité impérieuse pour le Président
Habyarimana d’accepter le retour des rebelles au Rwanda, de même que
leur participation à la gestion des affaires du pays. Le président zaïrois a
ouvert le pays au multipartisme. Le président rwandais doit faire de même
ou s’effacer. Le Zaïre s’en mêle. »
M. Paul Dijoud a précisé qu’il partageait sans réserve la conviction
du Président de la République et du Général Quesnot, selon laquelle il
convenait d’aider l’armée rwandaise. Tous trois étaient persuadés que les
drames viendraient de la déstabilisation militaire et que la guerre empêchait
les réformes. La montée en puissance de l’aide accompagnera le
renforcement des troupes du FPR. Parallèlement, dès lors que les Etats-Unis
acquièrent l’idée que le Rwanda finira par être dirigé par le FPR, ils changent
d’attitude quant aux appuis à apporter à ce dernier et à l’Ouganda. Peu à
peu, l’effritement de l’armée rwandaise, l’incapacité de ses chefs et
l’impossibilité de conduire une contre-attaque en Ouganda font apparaître
qu’il n’y a pas de solution militaire. A l’appui de cette constatation, M. Paul

Dijoud a cité une note du 11 mars 1992 adressée au Ministre d’Etat, Ministre
des Affaires étrangères, dans laquelle il précisait : « L’évolution du Rwanda
est bloquée par une contradiction évidente : seule l’ouverture politique
intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le
FPR, mais cette ouverture politique est difficilement possible dans un pays
que la guerre déstabilise et radicalise de plus en plus.
« En vue de donner un nouvel élan à nos efforts pour aider ce pays
à sortir de la crise, la France doit renforcer son action dans quatre
directions. Le FPR a intensifié la guerre à l’abri de la protection que lui
accordent le Président Museveni et l’armée ougandaise. Ses bases arrières
sont sanctuarisées en Ouganda, et le découragement de l’armée rwandaise,
confinée dans une attitude défensive de plus en plus frustrante, affaiblit la
capacité de résistance militaire du pays. L’intransigeance du Front
s’accroît et, dans l’armée rwandaise comme dans certaines parties de
l’opinion publique, la logique de guerre reprend le dessus. Les tensions, et
maintenant les violences, à l’égard des populations tutsies proches des
rebelles se multiplient. -L’enchaînement de la tragédie commence dès cette
époque.- Un renforcement de l’appui de la France à l’armée rwandaise
permettrait d’inverser ces facteurs. C’est notre conviction. Il serait utile, en
particulier, de donner à l’armée rwandaise la capacité d’opérer de nuit »
-en raison des actions de guérilla- « De la même façon, le retour d’un
conseiller militaire français de haut niveau placé auprès de l’état-major
rwandais aurait des conséquences immédiates, car cette armée n’est pas
commandée, et les hommes se font tuer sur le terrain sans être, à l’arrière,
orientés. Enfin l’acquisition de certains matériels efficaces dans ce genre de
combat devrait être envisagée rapidement.
« En contrepartie de cet engagement supplémentaire de la France,
discret mais significatif, il serait souhaitable d’appuyer avec détermination,
auprès de toutes les formations politiques rwandaises, les efforts du
Président Habyarimana pour élargir son gouvernement et trouver un
premier ministre en accord avec l’opposition. La mise en place d’un
gouvernement d’union nationale serait un tournant important. »
Les propositions françaises se veulent constructives puisqu’il est
envisagé de faire entrer l’Ouganda dans les « pays du champ » pour
l’encourager à travailler avec la France à la recherche de la paix : « Le
problème des réfugiés ne peut pas être traité en quelques mois. Une
véritable prise en charge de ces populations implique de rassembler des
moyens financiers importants. Il est temps que la France, appuyée par ses
partenaires européens et par les Etats-Unis, exerce une forte pression sur
l’Ouganda et en particulier sur le Président Museveni pour qu’il joue un

rôle plus positif dans la recherche de la paix. » Ce qui conduit la diplomatie
française à saisir la Communauté européenne et le Haut-Commissariat aux
réfugiés.
M. Paul Dijoud a réaffirmé que la France se devait d’aider l’armée
rwandaise et qu’elle n’avait pas le choix, mais il a estimé qu’il convenait
d’établir, par ailleurs, des relations positives avec le FPR dans la perspective
des négociations qui allaient s’engager ultérieurement à Arusha. Il a précisé
que, contrairement à ce qui avait été affirmé, ces relations avaient été
constantes, particulièrement en Belgique. Dans un premier temps, elles
passaient par le représentant du FPR en Europe, M. Bihozagara,
actuellement ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Formation
professionnelle. Si elles mettaient en évidence l’intransigeance des positions
du FPR, elles avaient toutefois le mérite d’exister.
Par la suite, de nombreuses délégations du FPR ont été reçues au
Quai d’Orsay, et ce fut autant d’occasions de confirmer les positions de la
France avant la visite, sollicitée de longue date, du Major Kagame, chef de la
rébellion, qui fut ainsi relatée par télégramme : « Le vice-Président du Front
patriotique rwandais a effectué du 17 au 23 septembre (1991), une visite en
France au cours de laquelle il a pu rencontrer MM. JeanChristophe Mitterrand et Paul Dijoud. Ces rencontres doivent, à ce stade,
demeurer confidentielles. L’objet de cette visite était d’associer le FPR à un
processus de règlement négocié de la crise que nous piloterions, en liaison
avec le médiateur zaïrois et la présidence de l’OUA ; lui faire partager
notre vision réconciliatrice et l’amener à faire une évaluation correcte des
inconvénients de la lutte armée ; dissiper tout éventuel malentendu
concernant la mission des soldats français actuellement stationnés au
Rwanda ; démontrer que nous sommes les amis de tous les Rwandais sans
exclusivité. » M. Paul Dijoud a estimé que l’objectif de cette rencontre
démontrait, s’il en était besoin, que la France ne menait pas une guerre
acharnée au FPR, avant de poursuivre :
« Le Major Kagame n’a pas caché sa satisfaction d’être reçu au
département. Il avait le sentiment que la politique de la France au Rwanda
avait été, jusqu’à présent, caractérisée par un certain déséquilibre et se
félicitait de l’occasion qui lui était donnée de nous apporter un éclairage
différent sur la crise rwandaise. Il a certes déploré certains aspects de notre
coopération avec Kigali qui, selon lui, avait pu contribuer à faire croire au
Président Habyarimana qu’une solution militaire était possible, mais il s’est
déclaré ouvert à toute initiative que nous pourrions prendre pour faciliter la
mise en œuvre d’un processus de règlement négocié.

« Le FPR, comme le gouvernement rwandais, accueille donc
favorablement nos initiatives. Une rencontre confidentielle à Paris, sous
notre égide, du haut responsable du FPR et du gouvernement rwandais est
désormais souhaitable, étant entendu que nous ne voulons pas nous
substituer au Président de l’OUA, mais à l’inverse, l’assister dans ses
efforts. » Il est précisé à l’ambassadeur : « Vous voudrez bien faire savoir au
Ministre des Affaires étrangères que le département se propose d’organiser
une telle rencontre dans les semaines qui viennent et de lui demander à
quelle date il pourrait être disponible pour se rendre à Paris. Le
département, en liaison avec notre ambassade à Kampala, fera, de son côté,
une démarche semblable auprès des responsables du FPR. La France
s’engage fortement dans sa mission de médiation. »
M. Paul Dijoud a précisé que la visite du Major Kagame s’était
achevée par un épisode malheureux. Les accompagnateurs du Major
Kagame, qui circulaient avec des valises de billets, s’étaient fait repérer par la
police et ont été arrêtés, sans que le Quai d’Orsay en ait été averti, puis
libérés le soir après l’intervention du Ministre des Affaires étrangères.
Les premières rencontres entre une délégation du gouvernement
rwandais et une délégation du FPR ont eu lieu les 22, 23 et 24 octobre 1991.
Ces réunions s’ouvraient dans un climat difficile, les deux parties se détestant
et manœuvrant. Le Rwanda voulait démontrer qu’il n’était pas possible de
parler avec le FPR, et le FPR bloquait les discussions dès le départ avec des
revendications inacceptables par l’autre partie. Après trois jours de débats
houleux et brutaux au cours desquels les représentants français ont, par leur
rôle d’arbitre, essayé de rapprocher les points de vue et de proposer des
solutions, les rencontres se sont terminées sans grands résultats.
Néanmoins, les médiateurs français, forçant le destin, avaient réussi
à faire signer une sorte de procès verbal succinct des travaux effectués, qui
constituait déjà une ouverture, au moins sur les principes, les deux
délégations reconnaissant l’aspiration du peuple rwandais à l’unité, au refus
de la ségrégation et à la démocratie, le droit à la citoyenneté rwandaise et le
droit au retour pour tous les réfugiés, l’égalité des chances pour tous les
Rwandais -on renonce à tout ce qui marquait l’ethnie-, l’accès libre aux
moyens d’information et la nécessité du respect des droits de l’homme et de
la paix. Les deux délégations ont constaté qu’un processus politique pour
faire progresser la démocratie était en cours au Rwanda. D’accord sur le
constat, elles sont convenues qu’il serait souhaitable que le FPR y participe,
mais ont reconnu que la poursuite des combats empêchait cette participation,
ce qui était le cœur du problème.

Pour les deux délégations, la démocratisation impliquait la
formation d’un gouvernement de transition à base élargie. Elles réaffirmaient
que les accords déjà signés, notamment de N’Sele et de Gbadolite, restaient
valables et qu’elles souhaitaient créer les conditions de leur mise en œuvre
effective.
La France n’a pas relâché ses efforts pour maintenir les contacts et
les parties se sont réunies à nouveau à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous la
coprésidence de M. Herman Cohen et du directeur des Affaires africaines et
malgaches. Après de longs échanges houleux, M. Cohen montre son
irritation et lance au FPR : « Allez-vous cesser. Si vous ne faites pas un
effort, les Etats-Unis cesseront de vous soutenir. C’est vrai, on vous aide,
mais il faut y mettre du vôtre, sinon ce sera terminé ».
M. Paul Dijoud a souligné que ces propos démontraient l’équivoque
de la position américaine, qui aidait la France mais qui se croyait obligée de
ne pas abandonner l’Ouganda, tenu par le FPR, beaucoup plus qu’il ne le
tenait. Pour M. Paul Dijoud, il était clair que le Président Museveni n’avait
jamais été libre de s’accorder avec la France comme il l’aurait souhaité car le
pouvoir du FPR sur Kampala était considérable. C’était une partie de l’armée
ougandaise qui pénétrait régulièrement en Ouganda. Il ne faut pas se leurrer
à ce sujet.
M. Paul Dijoud a estimé que le compte rendu de ces rencontres avec
le FPR devrait être transmis à la mission. Il s’agit en effet d’un document qui
précise le rôle du médiateur, annonce des négociations ultérieures dans les
pays voisins et mentionne la médiation du Maréchal Mobutu qui a toujours
joué un rôle relativement positif, conscient que le Zaïre et son pouvoir
risquaient d’être déstabilisés. Le signataire de ce document n’était autre que
Pasteur Bizimungu, membre du comité exécutif, commissaire à l’information
et à la documentation, aujourd’hui Président de la République.
M. Paul Dijoud a ensuite fait état d’une note du 27 juillet 1992
faisant le point de la situation : « La France mène au Rwanda une politique
visant à la démocratisation du régime et à la réconciliation nationale. Elle
veille à ce que le Rwanda ne soit pas déstabilisé par l’action des rebelles du
FPR qui bénéficient de l’aide de l’Ouganda. Des développements positifs
ont été obtenus dans les derniers mois. Le Président Habyarimana a fait
fortement progresser l’ouverture politique. La nomination, en avril, au
poste de premier ministre d’un membre de l’opposition, la formation d’un
gouvernement de coalition qui regroupe les principales organisations
politiques nationales ont représenté des pas importants dans ce sens. Les
chefs d’état-major des armées et de la gendarmerie, personnalités
contestées, ont été remplacés. Le nouveau Premier Ministre, M. Dismas

Nsengiyaremye, s’est fixé pour première tâche de restaurer la paix et de
régler le problème des réfugiés. Parallèlement, le gouvernement a montré
sa volonté de rétablir un climat de confiance dans les relations entre le
Burundi et le Rwanda et une nette détente est intervenue.
« Des incertitudes et des motifs d’inquiétude demeurent cependant.
L’ouverture politique, qui a marqué l’évolution intérieure au Rwanda, n’a
pas reçu l’écho souhaité du côté du FPR qui se sait très minoritaire dans
l’opinion publique. Sur le terrain, le Front a accentué son action militaire à
partir de l’Ouganda et a pris le contrôle d’une portion de territoire
rwandais. Les négociations qui se sont engagées entre le gouvernement
rwandais et le FPR ont conduit à la conclusion, le 12 juillet dernier à
Arusha, d’une trêve qui aurait dû être effective le 19 juillet, mais qui n’a
pas été respectée. » M. Paul Dijoud a indiqué qu’il l’avait lui-même constaté
en allant sur le terrain le 22 juillet, et qu’il avait assisté à l’assaut des troupes
du FPR. Puis il a cité à nouveau la note : « Elle doit être suivie d’un cessezle-feu, à compter du 31 juillet, en application d’un accord conclu après des
négociations difficiles et sous la pression des observateurs occidentaux
(France, Etats-Unis, Belgique) et africains (Ouganda et Tanzanie). Cet
accord prévoit, dans son principe, le partage du pouvoir dans le cadre d’un
gouvernement de transition et l’intégration des rebelles du FPR dans
l’armée rwandaise. Ces dispositions dont la mise en œuvre pourrait mettre
en cause le pouvoir du Président Habyarimana et compliquer les relations
entre le président et le gouvernement de coalition, pourraient être discutées
à partir du 10 août. »
M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait été remplacé dans ses fonctions
en août 1992 par M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, mais a toutefois
souhaité conclure son propos en donnant son sentiment sur les raisons qui
ont pu faire échouer les efforts d’instauration de la paix.
Sur le plan diplomatique, dans la région, tout le monde était
convaincu qu’il fallait trouver une solution. A l’intérieur du Rwanda, les
haines ne s’étaient pas apaisées, mais il était possible de penser qu’avec le
temps, ce peuple trouverait le long chemin de la réconciliation. La
démocratie ne pouvait pas se résumer à une majorité hutue inévitable et à une
minorité tutsie écartée des responsabilités. Il fallait trouver une formule, au
delà de la démocratie classique, de consensus et de participation du FPR.
Il a considéré qu’il n’était pas possible de dire, comme l’a fait le
Président américain : « Pardon, pardon, nous ne nous sommes occupés de
rien ». Les Etats-Unis ont été impliqués, ils ont, à certains moments, piloté
eux-mêmes la réconciliation, mais ils n’ont pas réussi plus que la France. Il

serait également faux de penser que la France est restée inerte face à la crise
rwandaise, tant elle s’est occupée du Rwanda. L’échec est donc partagé.
L’échec de la paix paraît en définitive imputable au FPR,
mouvement essentiellement constitué de Tutsis, peuple intelligent, ambitieux,
population nilotique installée dans l’Afrique profonde.
Le FPR était conduit par le Major Kagame, personnage relativement
visionnaire, d’une haute intelligence, d’une grande capacité à mener une
démarche jusqu’à son terme, d’une grande ambition et profondément assuré
de son succès, grâce en particulier aux réseaux dont il disposait dans le
monde anglo-saxon, surtout aux Etats-Unis. Il était donc sûr de son fait, tout
en ayant la conviction que la géographie des Grands Lacs n’était pas viable,
que les frontières de la colonisation avaient créé des Etats artificiels et qu’il
convenait de les remodeler. Le Zaïre imposant une sorte d’immobilisme, il
fallait provoquer des changements dans ses institutions et son régime
politique, dont il estimait qu’il ne pourrait pas tenir à la longue. Il avait aussi
le sentiment que la terre était trop rare au Rwanda et qu’il fallait trouver de
l’espace. Il y avait, chez le Major Kagame, un mélange de réalisme et de
vision qui n’a pas été sous-estimé et qu’il était difficile de contrer. Personne,
dans la région, n’était à même de s’opposer à lui. En fait, au cœur de tout, il
y avait la guerre. Le fond du problème est que le Major Kagame n’a jamais
poursuivi d’autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié.
Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il n’a jamais poursuivi
d’autre but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les
moyens puisqu’il disposait d’une armée supérieure à toutes les autres. Les
événements, ensuite, au Zaïre ont montré qu’il pouvait projeter efficacement
cette armée, ou une partie de celle-ci, sous des formes différentes, à
l’extérieur. Son armée avait des réserves considérables. Les jeunes réfugiés
sans emploi et sans ressources étaient prêts à s’y engager. Fortement équipée
par l’Ouganda et par d’autres, très bien encadrée, elle est d’une rare
efficacité, notamment parce qu’y combattent des vétérans qui ont participé à
la guerre civile ougandaise aux côtés de Museveni.
Dès lors que l’un des partenaires est décidé à gagner à tout prix par
la guerre et que l’autre en prend conscience, toutes les démarches sont
d’emblée viciées, s’il n’est pas possible de faire appliquer par la force les
décisions prises par la négociation. Là se pose le grand problème des
capacités d’intervention de la France en Afrique et M. Paul Dijoud s’est
demandé si notre pays aurait été en mesure de faire entendre plus fort sa
voix, de s’engager au-delà de ce qu’il avait déjà fait, s’il existait une volonté
politique de le faire et s’il aurait été bon de le faire.

A partir du moment où la France ne voulait pas prendre le risque
d’être confrontée militairement au FPR, il était clair que tout allait dépendre
de la capacité de l’armée rwandaise à défendre ses frontières. Les
événements ont montré qu’elle n’en était pas capable. Les négociations
d’Arusha ont été entamées alors que l’armée rwandaise était en position de
faiblesse, ce qui privait les accords d’un facteur d’équilibre. De ce fait, ils
n’ont été qu’une étape dans un processus de déstabilisation du pays, qui a
repris ensuite et s’est accéléré à partir du moment où les soldats français se
sont retirés et où les troupes des Nations Unies, incapables d’agir, sont
arrivées.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur les multiples facettes de la
politique étrangère américaine dans la région et sur la nature de l’aide
américaine à l’Ouganda en général et au FPR en particulier. Il a décelé, dans
les propos de M. Paul Dijoud, un basculement dans l’attitude des Etats-Unis
et a désiré savoir à quel moment celui-ci était intervenu.
M. Paul Dijoud a précisé que certains Américains du département
d’Etat maintenaient le contact avec la France, tout en s’efforçant de prendre
des initiatives. Il apparaît vraisemblable que d’autres avaient une analyse
différente, estimant que la France ne parviendrait pas à rétablir la paix. Ces
derniers ont alors conduit une diplomatie parallèle et ont commencé à
organiser des rencontres qui ont gêné l’action de la France, d’où quelques
protestations françaises. Bien que ne disposant pas d’informations précises
sur ce point, il a estimé que de nombreuses organisations américaines, y
compris sans doute des organisations privées, avaient, par intérêt, joué un
rôle parallèle à celui du département d’Etat. M. Paul Dijoud a dit avoir eu à
l’époque, la conviction que l’Ouganda recevait des aides importantes des
grands pays, y compris une coopération française restreinte. La GrandeBretagne aidait l’Ouganda, de même que la Communauté européenne et les
Etats-Unis, mais cette aide civile ne prenait pas, selon lui, la forme d’une
fourniture de matériels militaires. En revanche, l’Ouganda avait des stocks
militaires importants où puisait le FPR pour armer ses troupes, auxquels
s’ajoutait une réserve d’hommes. Ayant quitté ses fonctions en août 1992, il
n’a pu indiquer quand était intervenu le basculement de l’attitude américaine,
ni jusqu’où il avait entraîné les Américains. Il a toutefois précisé que, jamais
officiellement, ceux-ci ne s’étaient engagés aux côtés du FPR, mais il n’a pu
se prononcer sur d’éventuelles livraisons de matériel militaire.
Faisant état d’informations selon lesquelles les livraisons d’armes à
l’Ouganda étaient sous-estimées et sous-facturées, et que les volumes
supplémentaires ainsi dissimulés alimentaient les arsenaux du FPR, le
Président Paul Quilès a demandé des précisions à ce sujet.

M. Jacques Myard a souhaité savoir si la France disposait
d’informateurs dans la région et si leurs analyses sur le FPR et le Major
Kagame corroboraient celles du Pentagone.
M. Paul Dijoud a précisé que les documents qui seront
communiqués à la mission comportent des analyses sur le FPR et sur le
Major Kagame. S’il a cité le Pentagone, c’est parce qu’il a estimé que, les
services français étant frappés de suspicion, il était préférable de se référer
aux informations de source américaine. Le FPR a toujours défendu l’idée
qu’il était une force intérieure et qu’il intervenait dans un contexte de guerre
civile. Afin de prouver qu’il s’agissait bien d’une guerre à la frontière
ougando-rwandaise, la France a, au cours du quatrième trimestre 1991,
envoyé sur place une mission spéciale qui est restée plusieurs mois avec des
moyens de repérage. Cette mission a nettement démontré, au début des
attaques, que les tirs des pièces d’artillerie partaient de l’Ouganda et
traversaient la frontière.
M. Michel Voisin s’est interrogé sur la provenance des armes qui
équipaient le FPR et sur la présence éventuelle dans les rangs du FPR de
militaires ougandais ou d’autres nationalités.
M. Paul Dijoud a souligné que, parmi les prisonniers faits par les
FAR dans les rangs du FPR, figuraient des cadres de l’armée ougandaise, ce
qui n’était pas surprenant, dans la mesure où l’ethnie tutsie avait été l’un des
fers de lance de l’armée de libération ougandaise dans la lutte contre Obote
et Idi Amin Dada. Il s’est déclaré convaincu, mais sans pouvoir en apporter
la preuve, que le FPR avait reçu des appuis autres que ceux qu’il recevait de
l’Ouganda.
M. Pierre Brana a demandé quelles pouvaient être les raisons
expliquant l’intérêt américain pour le FPR.
M. Paul Dijoud a rappelé que le Major Kagame est anglophone et
qu’il faisait partie de ces Tutsis qui n’avaient jamais vécu dans le contexte de
la francophonie et de la coopération culturelle française. Il était donc plus
naturellement tourné vers les Anglo-Saxons. Il a estimé que ces affinités
s’expliquaient surtout parce qu’il y trouvait un intérêt politique. Le
personnage est avant tout pragmatique et déterminé. Il se sert de ses amitiés,
de ses appuis pour atteindre un but. C’est ce qui fait sa force. Peut-être
aurait-il été aux côtés de la France s’il avait trouvé un appui français à sa
démarche.
Evoquant les propos de M. Bruno Delaye relatant de quelle manière
le FPR avait trompé Kadhafi pour obtenir des armes en faisant croire qu’il

était un mouvement islamiste, le Président Paul Quilès a estimé que, bien
qu’anecdotiques, ces propos dénotaient un certain type d’attitude.
M. François Lamy a souligné que la présentation de M. Paul
Dijoud avait bien mis en évidence l’enchaînement des événements et la grille
d’analyse des diplomates français à l’époque. Il a toutefois souhaité connaître
son sentiment sur la complexité et les contradictions apparentes des objectifs
poursuivis par la France. Il s’est demandé si l’échec du mouvement de
démocratisation demandé et soutenu par la France n’était pas dû pour partie
à une attitude trop interventionniste, si la sensibilisation de l’ONU à la crise
rwandaise n’avait pas été trop tardive et si l’organisation mondiale n’aurait
pas dû intervenir dès l’amorce du processus de négociation des accords
d’Arusha.
M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la
politique française au Rwanda, consistant à pousser le Président
Habyarimana à démocratiser un régime dont il était connu qu’il pouvait
porter atteinte aux droits de l’homme, tout en l’assurant d’un soutien
militaire et diplomatique quasi inconditionnel, comme en témoigne le contenu
d’un télégramme diplomatique qu’il a cité : « La représentation de toutes les
tendances peut se faire dans la stabilité - y compris la participation de la
minorité tutsie- parce que la France veillera au respect de cette stabilité.
Nous sommes au Rwanda pour cela. Nous n’en partirons pas avant que la
paix soit assurée et nous y renforcerons notre présence si cela s’avère
nécessaire, etc. » Dès lors que la France agissait sans raison historique,
n’aurait-elle pas eu intérêt à pousser les Américains à exercer une pression
identique sur le FPR, plutôt que de tout mettre en oeuvre pour les écarter
comme l’indique un autre télégramme diplomatique, dont il a également lu un
passage ? : « La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe
inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par
delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales,
la conduite doit nous en revenir et les initiatives américaines, dans ce
domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le
lieu d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être
rigoureusement préservé. »
M. Paul Dijoud a insisté sur la complexité de la politique qu’il
s’agissait de mettre en oeuvre au Rwanda et a rappelé que, dans le même
temps, la France menait une médiation très difficile à Djibouti. Il a souligné
qu’aucun des processus d’évolution n’était simple en Afrique et que, si les
politiques sont compliquées, c’est que les problèmes sont très complexes et
qu’il faut agir sur tous les plans. Il a estimé que la conduite d’une politique
exclusivement militaire n’aurait rien résolu, d’autant plus que l’aide militaire

française se limitait à envoyer du matériel et à dispenser de la formation et un
peu d’encadrement. Il a indiqué que l’action de la France n’avait jamais
dépassé ce stade modeste, pour éviter ainsi de donner à sa démarche un sens
militaire mais que peut-être il aurait fallu aller plus loin.
Le politique française était nécessairement compliquée puisqu’elle
s’inscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait traiter non
seulement les causes immédiates de la crise mais aussi ses causes plus
lointaines, en posant les bases d’un processus à plus long terme, en prônant
un cessez-le-feu dans l’immédiat, mais aussi le retour des émigrés et des
réformes foncières inévitables.
Cette complexité de l’action diplomatique se retrouve dans le
traitement d’autres crises, par exemple en Angola ou à Djibouti. Elle est
peut-être plus grande dans les pays africains où la France n’a pas exercé de
tutelle coloniale. Sans défendre tous les aspects ni le principe de la
colonisation française, M. Paul Dijoud a souligné qu’il fallait lui reconnaître
certains héritages positifs que n’ont peut-être pas laissés les colonisations
britanniques ou portugaises. Dans les pays où la France avait conclu des
accords de coopération depuis longtemps, elle est intervenue parce qu’on le
lui avait demandé et qu’elle était la seule à pouvoir le faire. La question qui
demeure est de savoir si la France devait ou non faire ce qu’elle a fait.
M. Paul Dijoud a indiqué que, lorsque l’on se trouve dans une
situation aussi complexe, il est nécessaire de s’impliquer davantage, tout en
s’efforçant de faire en sorte que les pays aidés se prennent progressivement
en charge. Dès lors qu’un pays s’est engagé dans un accord de coopération
militaire, la question se pose de savoir s’il peut laisser perdurer une guerre
civile dans le pays avec lequel il a conclu cet accord alors qu’il estime
pouvoir l’aider. M. Paul Dijoud a rappelé que la présence de coopérants
militaires français avait permis de rétablir l’équilibre au Rwanda, dans la
mesure où elle fixait en quelque sorte une limite à la pression militaire du
FPR, et surtout remontait le moral des cadres rwandais qui faisaient
confiance à la France, puisqu’elle était la seule à avoir compris qu’ils
n’étaient pas les monstres que le FPR décrivait dans sa propagande
internationale.
Il a également précisé que la France n’avait jamais estimé, pendant
toute cette période, que le FPR était un ennemi irréconciliable ou qu’il ne
respecterait pas ses accords et engagements. Il était considéré comme le bras
armé d’un mouvement qui visait à la réintégration d’un certain nombre de
réfugiés et se battait pour le droit d’un peuple à vivre dans son pays, ce qui
explique les nombreux contacts pris avec lui. Ce n’est que peu à peu et bien
plus tard que le FPR a montré un autre visage.

Il était également particulièrement difficile d’accompagner les
longues négociations entre les protagonistes de la crise rwandaise, en raison
des distances, des préalables et des préjugés de toute nature. C’est la raison
pour laquelle la France avait demandé aux Américains, de façon claire, mais
sans résultat, de la laisser agir sans conduire parallèlement d’autres
initiatives. Les actions américaines n’ont pas plus abouti que les initiatives
françaises, elles ont au contraire compliqué la tâche. Il ne s’agissait pas de
refuser l’appui de M. Cohen, mais de faire en sorte que les actions
américaines ne gênent pas celles de la France. Dès le départ, les Américains
avaient précisé le sens de leur démarche : « C’est votre zone. Si vous la gérez
bien et si vous la tenez, aucun problème, on vous laisse faire, on vous fait
confiance. Si vous n’y arrivez pas, on sera obligé de s’en mêler. Si on s’en
mêle, c’est nous qui dirigeons. »
M. Paul Dijoud a estimé que le changement d’attitude des
Américains après son départ, était lié à la crainte d’une déstabilisation de la
région. La France a été seule au Rwanda parce que personne ne s’y
intéressait alors. Tel n’a plus été le cas lorsque tout le monde s’est aperçu
que le Rwanda, c’était aussi l’Ouganda avec ses dangers, le Burundi qui
connaissait un problème d’affrontement ethnique similaire, le Zaïre en crise
profonde. L’histoire récente et l’actualité de ce dernier pays ne sont pas des
exemples glorieux de l’évolution des crises de la région des grands lacs.
Les efforts de paix ont échoué au Rwanda. La France s’est battue
pour essayer, sur tous les plans, d’imposer la paix, de la promouvoir et de
favoriser les transformations qui devaient y conduire. Elle y est parvenue,
largement, puis le processus a dérapé. Peut-être la France n’aurait-elle pas dû
retirer si vite son contingent militaire, mais elle s’était engagée à le faire et il
était donc difficile de revenir en arrière. Arusha avait fait naître les espoirs
français, mais Arusha était fragile.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si la pression exercée par la
France sur le Président Habyarimana n’avait pas manqué de vigueur et
quelles auraient été les conséquences d’une action diplomatique plus forte.
M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République, ses
collaborateurs immédiats, le ministère des Affaires étrangères ont toujours eu
la conviction que le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une
certaine mesure, le début d’un bien. Il ne semble pas que cet homme ait été
aussi corrompu qu’on l’a dit. Il ne lançait pas des appels au génocide. S’il est
mort, c’est précisément parce qu’il était l’homme qui pouvait, peut-être,
arriver à consolider la paix. Sa mort a pu profiter à certains de son
entourage, en particulier les clans du nord du pays qui ne voulaient pas de la
réconciliation et qui voulaient détruire le FPR. Ceux-là avaient intérêt à la

disparition d’un Président modéré qui suivait la France et qui, en retour,
bénéficiait de sa protection et de son aide. On peut aussi imaginer que ce soit
le FPR qui ait voulu faire disparaître le Président Habyarimana, dans sa
recherche d’une victoire militaire et d’une remise en question des équilibres
politiques dans la région des Grands Lacs.
M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons qui avaient conduit
M. Paul Dijoud, au cours de la conférence des ambassadeurs du 12 au
18 juillet 1992, à considérer qu’une conférence nationale constituait un
danger au Rwanda, alors que de telles conférences se tenaient dans de
nombreux autres pays africains.
M. Paul Dijoud a précisé que cette conviction était partagée, les
conférences nationales ayant rarement réussi en Afrique et leurs résultats
étant très mitigés. Il s’agissait d’un phénomène de mode. Elles donnaient lieu
au grand déballage historique de toutes les erreurs commises par celui qui
avait gouverné précédemment et généralement personne n’était en mesure de
remplacer le Chef d’Etat mis en cause. La France avait très vite compris que
le Maréchal Mobutu n’était pas le meilleur dirigeant possible pour le Zaïre,
mais, malgré les efforts faits pour trouver une personnalité capable de le
remplacer, la classe politique zaïroise a vite montré ses limites. En ce qui
concerne le Rwanda, l’accession au pouvoir, aux côtés du Président
Habyarimana, d’un premier ministre d’opposition pouvait permettre de
consolider la situation politique du pays. Chaque fois qu’un homme politique
d’envergure émergeait, la France s’est efforcée de coopérer avec lui, ce qui a
été le cas du Burundi avec M. Buyoya, qui a fini par être débordé par ses
militaires.
M. Paul Dijoud a souligné que l’Afrique remettait en cause des
systèmes de gouvernement autoritaire à la soviétique, avec un parti unique et
un régime militarisé. Les transitions nécessitaient beaucoup de souplesse et
si, dans les déclarations publiques, dans les prises de position internationales,
la France soulignait la nécessité de la démocratie et s’inquiétait de la
violation des droits de l’homme, sur le terrain, son souci était aussi d’éviter
que les pays se déchirent et que les populations s’entre-tuent. Au Rwanda,
elle n’a pas pu l’empêcher, pas plus que les Américains ni personne d’autre.
Des drames s’étaient déjà produits au Rwanda avant que la France soit
présente et ce qui peut, peut-être, porter atteinte à son l’honneur, c’est
qu’elle n’était plus présente lorsque la tragédie rwandaise est survenue, mais
dès lors que les accords d’Arusha prévoyaient le départ des contingents
français, il était difficilement imaginable qu’elle maintienne envers et contre
tout une présence militaire. Pour les Nations Unies, il s’agit d’une carence
plus grave encore.

M. Michel Voisin a fait part de sa surprise d’entendre M. Paul
Dijoud indiquer que la France s’efforçait de trouver des remplaçants pour les
Chefs d’Etat africains qui conduisaient une politique contraire à celle que la
France souhaitait.
M. Paul Dijoud a invoqué l’idéal et le message que la France
véhicule dans le monde. Ceux-ci ne nous permettent pas d’affirmer notre
volonté de coopérer au développement de l’Afrique tout en prétendant, par
ailleurs, défendre les droits de l’homme et lutter contre l’oppression dans les
pays africains sans nous soucier des personnalités qui pourraient gérer notre
coopération, consolider le respect des droits de l’homme et mettre en œuvre,
en alliance avec nous, les réformes nécessaires. La France ne combat pas les
dirigeants africains, elle ne se reconnaît pas le droit de les changer. Cela
s’était produit une seule fois dans l’histoire avec l’empereur Bokassa. La
France a toujours été très respectueuse des chefs d’Etat en place, cela lui a
même été reproché. Il importait d’essayer de les faire évoluer et, quand
c’était possible, de faire en sorte que des hommes d’un style différent
prennent la relève. Et cela n’a pas été inutile là où cela a été possible.

Audition de M. Jean-Hervé BRADOL
Médecin responsable de programme à Médecins Sans Frontières
(séance du 2 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Jean-Hervé Bradol était
l’un des rares Français à avoir été présents au Rwanda au moment du
génocide et qu’il pourra, à partir de son expérience et de celle de Médecins
Sans Frontières, informer la mission notamment sur le rôle des ONG au
Rwanda et les modalités de leur coopération avec l’ONU et les
représentations diplomatiques occidentales.
M. Jean-Hervé Bradol s’est présenté comme le responsable, pour
la section française de Médecins Sans Frontières, des opérations pour la
région des Grands Lacs. Il a précisé qu’il s’était rendu à huit reprises au
Rwanda entre juin 1993 et juin 1995, soit pour évaluer, soit pour conduire
directement les opérations de secours de Médecins Sans Frontières auprès
des populations déplacées et des réfugiés.
Il a exposé qu’il avait eu l’occasion, lors de son premier séjour au
Rwanda en 1993, de visiter les camps de populations déplacées du nord,
dans les préfectures de Ruhengeri, Kigali et Byumba, ainsi que dans la « zone
tampon », qui séparait les troupes des FAR de celles du FPR et qui avait été
démilitarisée à la suite de l’offensive de février 1993. Il a ajouté qu’il avait eu
également l’occasion de se rendre brièvement dans la zone contrôlée par le
FPR.
La situation des populations déplacées était très mauvaise. Elles
avaient fui en masse la partie nord du pays pour échapper aux violences
subies au cours des offensives militaires et se réfugier plus au sud, à
l’intérieur du Rwanda. La zone contrôlée par le FPR avait été désertée et
pouvait être considérée comme vide, compte tenu de la très forte densité de
population habituelle dans ce pays. Les personnes déplacées se plaignaient de
violences de la part du FPR, mais il n’était pas possible de vérifier ces
assertions et de faire la part des choses entre ce qui relevait de la propagande
-intense au Rwanda- et les faits.
L’état sanitaire dans les camps de déplacés était catastrophique. Le
taux de mortalité y était extrêmement élevé : en mai-juin, il s’élevait à plus de
4 morts par jour pour 10.000 personnes.

La malnutrition apparaissait comme le problème principal. Elle était
d’autant plus choquante que les camps étaient accessibles à l’aide
internationale. Cette aide était bel et bien assurée, mais la Croix-Rouge
rwandaise, qui avait en charge sa distribution, détournait une bonne partie de
la nourriture destinée aux déplacés avec l’appui sans doute de responsables
aux plus hauts niveaux de l’Etat. Une telle attitude n’était un secret pour
personne et était évoquée publiquement à l’époque dans les réunions
inter-agences à Kigali.
Dans le camp de Nyashonga par exemple, à 15 km du centre-ville de
Kigali, un enfant de moins de cinq ans sur quatre était atteint de malnutrition
aiguë, alors qu’il existait des entrepôts pleins de nourriture à Kigali.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été particulièrement choqué
par la part que prenaient les militaires français à certaines fonctions de police
dans le pays, notamment au contrôle routier à la sortie nord de Kigali.
M. Bradol les a vus, lors de ses déplacements sur cette route principale
d’accès au nord du pays, soit procéder eux-mêmes aux contrôles, soit
observer depuis leurs guérites leurs collègues rwandais y procéder.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en
novembre 1993, à l’occasion d’un nouveau déplacement de population, pour
mettre en place une opération de secours à destination des réfugiés burundais
qui, à la suite de l’assassinat du Président Melchior Ndadaye, sont arrivés
dans le sud du Rwanda. Ces réfugiés étaient au nombre de 350.000, répartis
dans les préfectures de Kibungo, Kigali, Butare et Gikongoro.
M. Jean-Hervé Bradol a souligné la difficulté de cette opération,
pour des raisons similaires à celle de février 1993. A nouveau, la
Croix-Rouge rwandaise était chargée de la distribution de nourriture, à
nouveau les réfugiés étaient affamés dans les camps, à nouveau le niveau de
mortalité était très élevé.
Dans le camp de Burenge, situé au Bugesera au sud de la préfecture
de Kigali, la malnutrition touchait 40 % des enfants de moins de cinq ans en
janvier 1994. Certes, on pouvait relever quelques insuffisances du
programme alimentaire mondial, mais des quantités importantes de nourriture
demeuraient disponibles dans le pays, à une heure et demie de ce camp. Or,
cette nourriture n’était pas distribuée mais systématiquement détournée par
les responsables de la Croix-Rouge rwandaise. M. Jean-Hervé Bradol a
estimé que ces détournements ne pouvaient avoir lieu sans l’appui des plus
hautes autorités de l’Etat.

Une difficulté supplémentaire pour la conduite des opérations de
secours, tenait au fait qu’il y avait peu de personnel de santé qualifié,
infirmiers et médecins, parmi les Burundais. Il a donc fallu recruter des
Rwandais, en très grande majorité des Tutsis qui se trouvaient sans emploi à
Kigali alors même qu’ils étaient qualifiés mais qui étaient victimes de
discrimination à l’embauche. Mais des problèmes de sécurité se sont vite
posés lorsqu’il a fallu les loger. En effet, contrairement aux habitudes, ce
personnel n’a pu loger chez l’habitant car il faisait l’objet de menaces de
mort. M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été témoin de menaces proférées
à leur encontre, alors qu’ils travaillaient à secourir des Burundais hutus
réfugiés au Rwanda. Ce personnel était persécuté par les milices locales de la
région du Bugesera. M. Jean Hervé Bradol a relaté qu’il s’était entretenu de
cette situation avec le médecin responsable de la santé pour l’ensemble de la
préfecture de Kigali, qui montrait, de manière assez inexplicable, une certaine
hostilité à l’égard de Médecins Sans Frontières. Questionné, ce médecin a
expliqué, de manière assez brutale, que son principal reproche à l’égard de
Médecins Sans Frontières concernait l’embauche de personnels rwandais
tutsis, considérés comme des ennemis à combattre. Il ne pouvait accepter et
comprendre que Médecins Sans Frontières emploie ces personnes.
Ce problème compliquait considérablement les opérations de
secours, à tel point que Médecins Sans Frontières a décidé de construire un
camp d’hébergement pour le personnel rwandais, à proximité du lieu
d’hébergement du personnel international, afin d’éviter les violences. La
situation était donc déjà très tendue.
M. Jean-Hervé Bradol a fait état de sa stupéfaction, lors de son
retour de cette mission par avion, de voir les militaires français, en uniforme,
faire la police à l’intérieur de l’aéroport de Kigali. Ils étaient littéralement
postés dans l’enceinte de l’aéroport et en assuraient la garde. M. Jean-Hervé
Bradol a souligné qu’il n’aurait jusqu’alors jamais imaginé que l’implication
de l’armée française était telle qu’on lui assignait des tâches de police au
Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en janvier
1994 pour prendre la direction des opérations de secours aux réfugiés
burundais. La situation s’était alors nettement dégradée. Il a pu constater que
les miliciens Interahamwe, essayaient de bloquer la mise en oeuvre des
accords d’Arusha en occupant les rues de Kigali, en élevant des barrières et
en agressant les Rwandais tutsis, dont ceux travaillant pour Médecins Sans
Frontières. Lorsque ces agressions se déroulaient devant la MINUAR ou la
gendarmerie rwandaise, celles-ci ne levaient pas le petit doigt pour protéger
les agressés. M. Jean-Hervé Bradol a cité le cas d’une secrétaire rwandaise

de la section hollandaise de Médecins Sans Frontières qui a été molestée
devant la MINUAR, sans que les casques bleus réagissent. C’est
l’intervention d’un Français qui travaillait pour Médecins Sans Frontières
Hollande qui lui a permis d’avoir la vie sauve.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré, qu’une fois revenu à Paris en
février-mars 1994, il avait continué à être informé par le chef de la mission de
Médecins Sans Frontières au Rwanda, Eric Bertin, que la situation continuait
de se dégrader et que des massacres se préparaient. Ces rumeurs provenaient
de la MINUAR, des ambassades et étaient confirmées par le personnel
rwandais qui faisait état de distributions d’armes, de mobilisation des milices
dans le but de commettre des massacres. Ces informations ont paru
suffisamment crédibles pour que les différentes agences travaillant au
Rwanda décident de préparer un plan d’intervention médicale en cas de
massacres. Une répartition des centres de santé de Kigali a été organisée
sous l’égide du CICR, de la Croix-Rouge Belge, d’Action Contre La Faim et
des différentes sections de Médecins Sans Frontières, qui se sont préparées à
une intervention en cas d’afflux de blessés civils. Médecins Sans Frontières
France était chargé du Centre Hospitalier de Kigali (CHK), le plus gros
hôpital de la ville. Du matériel avait été prépositionné et il avait été prévu
l’organisation d’un centre de triage à l’entrée du CHK. Deux grandes tentes
de 27 m² ont été installées, ainsi qu’un réservoir de 15 m3 d’eau potable et
des caisses de médicaments pour les premiers soins aux blessés. Le but était
d’éviter que le CHK soit débordé face à l’afflux de blessés.
Malheureusement, ce matériel a servi dès le 7 avril. L’équipe de
Médecins Sans Frontières sur place à cette époque était composée de
50 expatriés, ce qui est un effectif assez important. Une partie de cette
équipe s’est rendue le 9 avril au CHK pour soigner les blessés. Quand elle est
revenue le lendemain, elle a constaté qu’une partie des blessés soignés la
veille avait été massacrée.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’à l’époque il n’y avait aucune
difficulté à joindre le Rwanda par les lignes téléphoniques normales. Refusant
de continuer à travailler dans un hôpital qui servait d’abattoir, l’équipe de
Médecins Sans Frontières a demandé à se retirer et a quitté le Rwanda le
11 avril. Les personnels rwandais tutsis travaillant dans les camps du
Bugesera ont été évacués en même temps, mais ils ont été arrêtés à la
frontière burundaise et obligés de rester au Rwanda. L’ensemble des sections
belges, hollandaises et françaises de Médecins Sans Frontières ont perdu,
dans leur personnel local, plus de cent personnes, massacrées en raison soit
de leur appartenance communautaire, soit de leurs opinions politiques, soit
encore de leur action en faveur des blessés.

Médecins Sans Frontières Paris a décidé, suite à son retrait du
Rwanda, d’envoyer une équipe restreinte de six personnes pour appuyer une
opération chirurgicale du CICR dans Kigali. M. Jean-Hervé Bradol a indiqué
qu’il était retourné à ce titre à Kigali dans l’après-midi du 13 avril avec un
convoi du CICR en provenance de Bujumbura.
Le 14 avril, l’équipe effectuait une visite du CHK et apprenait, après
un bref entretien avec les blessés, qu’une partie d’entre eux étaient
régulièrement exécutés, la nuit notamment. Le CHK servait, une fois de plus,
de centre d’exécution autant que d’hôpital. La morgue de l’hôpital en
attestait d’ailleurs avec plusieurs centaines de corps de personnes qui ne
pouvaient pas être décédées dans des conditions naturelles. L’équipe de
médecins décidait alors de ne pas travailler dans cet hôpital transformé en
centre d’extermination. Sous la coordination du CICR, un hôpital de
campagne était installé au Centre des Soeurs Salésiennes de Dom Bosco,
jouxtant la délégation du CICR. Son activité était chirurgicale. Chaque
matin, le ramassage des blessés était effectué en ville. M. Jean-Hervé Bradol
y participait en tant que médecin pour trier les blessés qui avaient vraiment
besoin d’une intervention chirurgicale majeure. Le transport constituait en
effet un risque en lui-même : les blessés étaient parfois sortis des ambulances
et exécutés sur le bas-côté de la route par les miliciens et les militaires
installés aux barrières. C’est ce qui s’est passé notamment le 14 avril quand
les militaires et les miliciens ont massacré six blessés après les avoir extraits
d’une ambulance du CICR.
Chaque matin, aux Saintes Familles et dans le groupe de maisons
alentour, dont l’institut Saint-Paul, les blessés étaient triés et évacués, du
moins ceux qui pouvaient l’être, vers l’hôpital. Il était impossible à cette
époque d’évacuer un homme adulte. Les miliciens laissaient la possibilité
d’évacuer des femmes et des enfants, mais pas toujours. La probabilité était
grande en revanche qu’un homme adulte évacué soit tué par les miliciens lors
de son transport.
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté qu’il y avait eu de nombreux
incidents. Des miliciens ont tenté notamment de lancer une grenade à
l’intérieur d’une ambulance, d’autres d’atteindre les blessés avec une rafale
d’arme automatique.
M. Jean-Hervé Bradol a détaillé sa première visite au quartier de
Gikondo à Kigali, le 15 avril, où il avait été appelé par téléphone en raison de
la présence de blessés sur le marché, ainsi que dans une institution religieuse.
Le quartier était quadrillé par des miliciens en faction qui tenaient des
barrières et procédaient à des fouilles systématiques de maisons, ouvrant tous
les placards, vérifiant les faux-plafonds. M. Jean-Hervé Bradol et son équipe

n’ont pu accéder au marché, mais ont pu assister de loin à l’exécution des
blessés qui avaient survécu. M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, lorsque lui
et ses camarades se sont résolus à quitter le quartier, les miliciens ont vérifié,
en se jetant à plat ventre, que personne n’était accroché sous les châssis de
leurs voitures pour essayer de s’enfuir.
M. Jean-Hervé Bradol s’est déclaré convaincu, au vu de ces
agissements, qu’il ne s’agissait pas de massacres ou d’une quelconque fureur
populaire faisant suite au décès d’un président, mais bien davantage d’un
processus organisé et systématique. Ce n’était pas une foule en colère qui
procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode, avec
lesquelles il était même possible de discuter chaque matin pour essayer
d’évacuer les blessés.
M. Jean-Hervé Bradol s’est félicité que, grâce au travail
remarquable accompli par le chef de délégation du CICR, Philippe Gaillard,
l’hôpital où il travaillait ait été préservé des incursions des miliciens. Les
tentatives n’ont pas manqué, mais elles furent toutes contenues et personne
n’a finalement été exécuté dans cet hôpital.
La MINUAR ne semblait pas avoir de consignes pour s’opposer aux
assassins et elle ne le tentait pas. Toutefois, les soldats de la MINUAR
apportaient leur aide à l’évacuation des blessés. Ce fut notamment le cas le
19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de
front entre les FAR et le FPR.
Il n’y avait ni anarchie, ni chaos. Il était possible de négocier un
passage de la ligne de front avec l’armée et les milices, d’obtenir un
cessez-le-feu temporaire pour évacuer les blessés et les ramener à l’hôpital.
M. Jean-Hervé Bradol a regretté que la MINUAR n’ait rien fait pour
empêcher les assassins de tuer, mais a rendu hommage à l’attitude de certains
soldats qui ont pris des risques personnels pour participer avec Médecins
Sans Frontières à l’évacuation des blessés.
La majorité de l’armée rwandaise participait aux massacres.
M. Jean-Hervé Bradol a cité le témoignage d’un colonel rwandais qui les
aidait à négocier pour évacuer les blessés, selon lequel, chaque jour, en début
d’après-midi, un camion était chargé de faire la tournée des barrières pour
livrer des armes. Ce colonel était parmi les rares officiers de l’armée
rwandaise à être en désaccord avec la politique menée.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il était rentré en France fin avril,
mais que les équipes de Médecins Sans Frontières, réduites de moitié pour

des raisons de sécurité, étaient restées sur place tout le temps de la guerre,
jusqu’à la prise du pouvoir par le FPR, le 4 juillet 1994.
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté, qu’une fois rentré à Paris,
lui-même et M. Philippe Biberson, président de Médecins Sans Frontières,
avaient été convoqués le 19 mai à la cellule africaine de l’Elysée par
MM. Delaye et Pin, qui semblaient très énervés par les déclarations dans la
presse de Médecins Sans Frontières condamnant l’implication de la France au
Rwanda et la passivité des responsables français, auxquels Médecins Sans
Frontières reprochait pour le moins de ne pas condamner publiquement
l’extermination en cours à Kigali. Ce n’est en effet que le 15 mai que
M. Alain Juppé avait fait une déclaration pour caractériser clairement le
génocide. A l’époque, Médecins Sans Frontières était excédé par la passivité
de la France.
Au cours de l’entretien, MM. Delaye et Pin ont exposé la thèse
selon laquelle la France avait beaucoup oeuvré pour la paix et la conclusion
des accords d’Arusha, discussion dans laquelle MM. Bradol et Biberson ont
refusé d’entrer, au motif qu’ils n’étaient pas là pour discuter de politique
étrangère, mais pour réclamer une intervention publique française appelant
les alliés de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été très surpris par la légèreté
des réponses de M. Delaye qui a précisé qu’il avait du mal à joindre au
téléphone les responsables rwandais et qu’il avait de toute façon peu de
moyens de pression sur eux. L’entretien s’est donc terminé de façon peu
amène.
M. Jean-Hervé Bradol a ensuite précisé qu’il avait, avec
MM. Philippe Biberson et Bernard Pécoul, directeur des opérations de
Médecins Sans Frontières, rencontré le Président François Mitterrand le
14 juin, en présence de M. Pin. Le discours avait changé. M. Jean-Hervé
Bradol a rapporté qu’à une question de M. Philippe Biberson sur son
sentiment à l’égard du gouvernement intérimaire, M. François Mitterrand
avait répondu qu’il le considérait comme une bande d’assassins. Puis, au
sujet de Mme Agathe Habyarimana, le Président a déclaré : « Elle a le diable
au corps, si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux
massacres à partir des radios françaises. Elle est très difficile à contrôler ».
Enfin, M. Jean-Hervé Bradol a déclaré que M. François Mitterrand leur avait
fait part de sa décision de monter une opération -l’opération Turquoise- pour
essayer de porter secours aux victimes.
M. Jean-Hervé Bradol a indiqué qu’il s’était ensuite rendu aux
Etats-Unis et qu’il s’était heurté au même discours, si ce n’est pire, puisqu’il

était interdit d’utiliser le terme de « génocide » à l’intérieur de
l’administration américaine. Celle-ci bloquait la livraison des véhicules
blindés légers disponibles en Afrique orientale à la suite de l’opération
somalienne, et dont la MINUAR avait besoin pour procéder aux évacuations
de blessés. M. Jean-Hervé Bradol a jugé qu’à l’époque les responsables
américains qu’il a pu rencontrer, dont un membre du National Security
Council, n’étaient vraiment pas prêts à se mobiliser pour porter un
quelconque secours aux victimes.
Médecins Sans Frontières avait demandé publiquement
l’organisation d’une opération militaire internationale dont la mission aurait
été de s’opposer aux tueurs et n’aurait pas été simplement humanitaire. Les
Rwandais ne mouraient pas par manque de secours en médicaments ou en
nourriture, mais étaient massacrés et exterminés, pour une partie d’entre eux.
Ce n’est pas avec des médecins ou des caisses de biscuits que l’on s’oppose à
une extermination, mais par une intervention contre les auteurs de
l’extermination. Ce que Médecins Sans Frontières demandait n’avait par
conséquent rien à voir avec l’opération Turquoise.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé ridicules les critiques selon lesquelles
les forces françaises auraient aidé les assassins à fuir au Zaïre ou en
Tanzanie : ces derniers n’avaient nul besoin de l’aide française pour quitter le
Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol s’est refusé également à adresser des
reproches aux militaires, soumis à des contraintes opérationnelles qui
rappellent celles que connaissent les ONG et qui empêchent souvent de faire
ce que l’on souhaiterait. On ne peut par exemple les accuser de ne pas avoir
protégé tous les Tutsis.
La véritable critique que M. Jean-Hervé Bradol a adressée à
l’opération Turquoise est la suivante : alors qu’il y avait génocide, que les
Rwandais avaient besoin d’être protégés, la France intervenait pour une
opération humanitaire. Or, cette opération humanitaire, Médecins Sans
Frontières la faisait déjà. Tout ce dont Médecins Sans Frontières avait
besoin, c’était de protection. Turquoise s’est définie comme une opération
humanitaire « neutre ». Que peut signifier la neutralité face à des miliciens et
à une armée qui procèdent à une extermination ?
M. Jean-Hervé Bradol a insisté sur ce qui était pour lui la faute
majeure de l’opération Turquoise : s’être comportée comme une force neutre
en période de génocide. Et pourtant, dès le 15 mai, le génocide rwandais
était qualifié comme tel par M. Juppé, qualification confirmée le 18 mai
devant l’Assemblée Nationale. Le rapporteur spécial de la commission des

Nations Unies pour les Droits de l’Homme, M. Degni-Ségui avait également
prononcé cette qualification dès le 25 mai. Il y avait donc un début de
reconnaissance internationale du génocide.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé indécents les propos des militaires
français et des responsables politiques selon lesquels la France aurait été la
seule à avoir fait quelque chose au cours de cette période. Ce qu’a décidé de
faire la France alors, contrairement à ses engagements au titre de la
convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, a
été une intervention militaire neutre. Les résultats publiés par les militaires
font état de 630 interventions chirurgicales, 9 300 consultations, et plusieurs
milliers de Rwandais tutsis protégés. C’est un bilan déjà appréciable étant
donné le peu de Tutsis qui restaient au Rwanda. Un très grand nombre
d’entre eux avaient été exterminés, et réussir à en protéger quelques milliers
était déjà une bonne chose. Néanmoins, avec les moyens d’une armée, on
pouvait et devait faire autre chose. Protéger plusieurs milliers de Rwandais,
pas uniquement tutsis, mais plus généralement tous ceux qui étaient menacés
par les assassins, les ONG l’avaient fait également. L’opération
CICR/Médecins Sans Frontières a permis la protection de dizaines de milliers
de personnes à Kigali, Kibuye, Gitarama et dans de petits camps comme celui
de Nyarushishi dans la préfecture de Cyangugu. Avec leurs moyens, sans
rapport avec les possibilités des militaires, le CICR et Médecins Sans
Frontières ont procédé à 1 200 interventions chirurgicales à l’hôpital de
Kigali et à plusieurs dizaines de milliers de consultations médicales dans
l’ensemble de la zone, pays limitrophes compris (Zaïre, Burundi, Tanzanie).
M. Jean-Hervé Bradol a reproché à l’opération Turquoise de ne pas
avoir pris en compte la dimension du génocide, contrairement aux
engagements internationaux de la France. Les assassins, leur administration,
leur armée, ont été installés dans des camps au Zaïre à partir desquels ils ont
continué à mener des attaques contre le Rwanda. Cette situation a conduit au
conflit et à la catastrophe de 1996-1997 au Kivu. Plusieurs dizaines de
milliers de réfugiés sont morts dans ces camps où l’armée rwandaise et les
milices ont été entretenues par l’aide humanitaire. C’est suite à ces
événements dramatiques que Médecins Sans Frontières a décidé de cesser ses
interventions dans les camps de réfugiés.
Une fois la période de surmortalité passée, Médecins Sans
Frontières a constaté que les auteurs du génocide contrôlaient les camps et
qu’ils s’en servaient comme base arrière pour attaquer le Rwanda. Médecins
Sans Frontières a alors décidé de suspendre ses opérations et d’interrompre
l’ensemble de ses programmes en Tanzanie et au Zaïre en décembre 1994.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il avait continué à se rendre au
Rwanda pour d’autres opérations de secours en 1995-1996 et qu’il était prêt
à répondre à des questions sur cette période.
Il a souligné que la mission d’information réalisait un travail
important. La violence contre les populations continue au Rwanda et elle est
toujours soutenue de l’étranger. Elle ne pourrait pas se poursuivre s’il n’y
avait pas un tel soutien. Certes, il n’y a pas eu de nouveau génocide depuis
1994, mais des exterminations collectives de population sont commises de
part et d’autre. La population rwandaise est toujours dans une situation
effroyable.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé important de mettre à jour les relations
des Etats, dont la France, avec les différents groupes qui agissent dans la
région. Il a estimé que l’Etat français n’était pas seul impliqué dans la région
et qu’il était nécessaire de dénoncer les soutiens que les groupes, qui font de
la violence politique un outil systématique, peuvent trouver à l’extérieur.
M. Jean-Hervé Bradol a estimé que MM. Balladur, Védrine, Juppé,
Léotard, Roussin, se trompaient de registre lorsqu’ils exprimaient leur fierté
à l’égard de l’action exemplaire de la France au Rwanda. Certes, la France
n’est pas seule responsable ; bien d’autres ont failli, mais la France était l’un
des principaux acteurs dans cette région. Il s’est déclaré surpris et déçu
d’entendre certains s’affirmer fiers de l’opération Turquoise, qui a mené une
action humanitaire, alors qu’il aurait fallu s’opposer aux tueurs. Cette
opposition aux auteurs de génocide est censée constituer une notion
politique claire depuis 1948 puisqu’elle a fait l’objet d’une convention
internationale ratifiée par la France.
Il s’est déclaré également avoir été très éloigné d’un sentiment de
fierté lorsqu’il a entendu M. Bernard Debré affirmer, sur RTL, le
6 avril 1998, que la France aurait continué de livrer des armes aux forces
armées rwandaises en 1994, à l’époque où Médecins Sans Frontières était sur
le terrain, à essayer de ramasser et de sauver des blessés, à se battre
continuellement pour avoir le droit de les évacuer.
Le Président Paul Quilès a rappelé que les opérations militaires
devaient être décidées par l’ONU, dans le cadre d’un mandat international ;
qu’en l’occurrence, l’ONU a non seulement refusé d’intervenir mais a même
retiré ses maigres troupes. Seule la France est finalement intervenue, mais
dans le cadre d’une opération humanitaire, pas militaire.

Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il considérait que la France
aurait dû, au-delà de la communauté internationale, intervenir directement et
seule.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il se refusait à singulariser la
France par rapport à l’ONU ou à toute autre puissance internationale. La
France n’était pas forcément la mieux placée pour procéder à ce type
d’intervention militaire. Aux Etats-Unis, la question ne suscitait guère
d’intérêt.
Ce qui était nécessaire à l’époque c’était, non pas une opération
humanitaire, mais s’opposer aux tueurs, à ceux qui commettaient le
génocide. Cela n’a pas été possible, mais dans ce cas, M. Jean-Hervé Bradol
a jugé contradictoire de reconnaître cet échec tout en affirmant sa fierté
devant ce qui a été fait.
M. Jacques Myard a déclaré comprendre l’émotion de
M. Jean-Hervé Bradol qui a vécu des événements dramatiques au quotidien,
avec le sentiment de ne pas pouvoir faire mieux, alors qu’il pensait, de bonne
foi, que d’autres actions étaient possibles.
Il a souligné que les dirigeants politiques étaient fiers d’avoir tenté
de mobiliser la communauté internationale et d’avoir obtenu un premier
mandat des Nations Unies. La mise en oeuvre de la convention de 1948
passe obligatoirement, dans l’état actuel de la société et du droit international
positif, par une décision du Conseil de sécurité. Or, celle-ci a été bloquée,
comme l’a indiqué le président, dans la mesure où l’unanimité des membres
permanents s’impose.
En conséquence, M. Jacques Myard a affirmé que, dans la
scandaleuse indifférence générale, la France a bien été la seule, par son action
diplomatique à tenter de mobiliser la communauté internationale. Il a déclaré
comprendre le choc que M. Jean-Hervé Bradol a pu ressentir au quotidien,
mais a considéré son jugement comme passablement injuste. Il fallait sans
doute aller plus loin, mais la communauté internationale ne suivait pas et une
série d’éléments ont empêché de mettre en oeuvre les mécanismes inscrits
dans la convention de 1948.
M. François Lamy a rappelé qu’il y avait aussi une guerre au
Rwanda et que le FPR cherchait à prendre le pouvoir. Il a souligné que le
FPR ne parlait ni de génocide ni d’intervention de la communauté
internationale. Dès lors, il s’est interrogé sur la possibilité de monter une
intervention qui aurait obtenu son accord.

M. Pierre Brana a fait part de sa compréhension à l’égard des
arguments de M. Jean-Hervé Bradol. Il a estimé que le fait qu’il n’y ait pas
eu le feu vert du Conseil de sécurité a empêché l’ONU de faire ce qui aurait
été souhaitable et qu’il fallait en conséquence en être attristé.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé si la distinction entre
Hutus et Tutsis était le seul critère qui permettait de distinguer les victimes
des assassins.
M. René Galy-Dejean est revenu sur le reproche de M. Jean-Hervé
Bradol à l’égard de l’opération Turquoise : qu’elle n’ait été qu’une opération
« neutre ». Il s’est demandé s’il aurait pu en être autrement alors qu’il existait
deux camps face à face, tous deux surarmés, prêts à s’exterminer. Comment
une intervention militaire aurait-elle pu être organisée dans un tel contexte ?
Traque-t-on en même temps les uns et les autres ? Les poursuit-on ?
Comment les neutralise-t-on ? Tire-t-on sur eux ? Mène-t-on une action de
guerre à la fois contre l’un et l’autre ?
Comment interdire à ces gens de s’entre-tuer, comment parvenir à
les « neutraliser », ce qui ne signifie pas « rester neutres », autrement qu’en
s’emparant du pays, en le quadrillant, en l’occupant et en traquant les uns et
les autres ? M. René Galy-Dejean a demandé si c’est ce type d’intervention
que souhaitait M. Jean-Hervé Bradol.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu que les victimes étaient en
majorité des Rwandais tutsis ou alors des Rwandais ayant des liens réels ou
supposés avec l’opposition politique. Il a relaté avoir rencontré un médecin
hutu à l’Institut Saint-Paul, près des Saintes Familles, qui lui a expliqué que
chaque soir les Interahamwe venaient dans cette institution pour essayer
d’enlever des gens et les tuer.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir lui-même vu, aux Saintes
Familles, des Rwandais tutsis qui se cachaient dans certains bâtiments avant
que les Interahamwe ne réussissent à y pénétrer. Ils étaient blessés, mais ils
ne se souciaient pas tant de se faire nettoyer leurs plaies, que de tenter
d’échapper, la nuit, aux miliciens venus prélever leur quota de gens à tuer.
Ces personnes avaient besoin de protection plus que de soins.
M. Jean-Hervé Bradol a dit combien il était dur d’entendre ces
blessés affirmant qu’il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la
mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu’ils
étaient Tutsis. Juste devant la porte de l’hôpital, qui était considéré comme
une zone protégée, les miliciens massacraient. Depuis les terrasses de la
délégation du CICR, il était possible de voir les miliciens tuer les gens dans

les collines. Dans la rue, des personnes hutues blessées et portant des
pansements étaient massacrées par les miliciens si elles ne pouvaient montrer
leur carte d’identité. Un blessé ne pouvant présenter un papier d’identité
prouvant qu’il était hutu, était accusé d’être Inkotanyi, combattant du FPR,
et était exécuté sans autre forme de procès.
Les miliciens ciblaient les Rwandais tutsis et d’opposition, mais
parfois de simples passants étaient victimes de leur violence parce qu’ils
n’étaient pas en mesure de justifier de leur appartenance à une communauté.
Les Belges étaient également recherchés à Kigali et M. Jean-Hervé
Bradol a déclaré qu’il avait dû montrer à plusieurs reprises son passeport
français pour prouver qu’il n’était pas belge. La rumeur courait parmi les
miliciens et les soldats que l’avion du Président Habyarimana avait été abattu
avec la complicité de l’armée belge. Les expatriés du CICR préféraient
montrer leur passeport suisse plutôt que leur carte du CICR pour ne pas être
pris pour des Belges.
Il y a quand même eu des survivants au CHK. Les miliciens
demandaient de l’argent aux blessés pour les laisser survivre. Les blessés
n’étaient pas tués tant qu’ils pouvaient payer ou parce que d’autres Rwandais
les protégeaient.
M. Jean-Hervé Bradol a raconté qu’un jour à Nyamirambo, un
groupe sur une barrière lui avait confié un jeune garçon tutsi de huit ans. Ils
n’étaient pas des miliciens mais ils avaient créé un groupe de défense pour
empêcher les miliciens de pénétrer dans leur quartier et de massacrer leurs
voisins. Ils ont tenu aussi longtemps qu’ils ont pu résister aux agressions des
miliciens.
En plus de l’hôpital du CICR, quelques institutions religieuses,
quelques écoles et des personnes privées ont réussi à protéger des Rwandais,
même si ce fut en petit nombre au regard de l’importance du massacre qui a
été commis dans Kigali.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, pour travailler, il était obligé
d’entrer en contact avec les miliciens qu’il rencontrait tous les soirs sur les
barrières. Aux mêmes barrières où l’on massacrait, la libre entreprise
reprenait ses droits. M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il achetait bière et
cigarettes aux miliciens pour pouvoir lier des contacts, les connaître un peu
mieux afin d’avoir une chance de faire passer des blessés. La part de relations
personnelles n’était pas à négliger, même dans de telles situations. Il est
même arrivé qu’un milicien demande à travailler avec Médecins Sans
Frontières parce qu’il n’aimait pas ce qu’il faisait.

Ce qui se passait au Rwanda n’était pas une guerre classique où
deux parties, que l’on pouvait placer sur un même pied d’égalité, étaient en
conflit.
Un camp, le FPR, avec qui Médecins Sans Frontières était en
contact via la délégation du CICR, menait effectivement une guerre
classique. Il prévenait des tirs de mortier auxquels il procédait dans Kigali. Il
avertissait Médecins Sans Frontières avant de tirer sur le quartier où était
l’hôpital : « On va demander à nos artilleurs d’épargner l’hôpital mais on
ne peut rien vous garantir ; il peut y avoir de petits dérapages ». Deux obus
sont d’ailleurs tombés, l’un dans la délégation du CICR et l’autre à l’intérieur
de l’hôpital, tuant cinq personnes au total. Mais il n’y a jamais eu de
bombardement systématique de l’hôpital. En période de guerre, cela fait
partie des risques connus et acceptés.
En face, l’autre partie en présence dans le conflit ne menait pas une
guerre mais procédait à l’extermination de toute une partie de la population
civile rwandaise.
Ce qui aurait été souhaitable ce n’était pas une intervention visant à
séparer les belligérants, mais une intervention contre le belligérant
commettant le génocide.
De 1990 à 1994, quand il a fallu arrêter le FPR, l’armée française a
su le faire. Quand il aurait fallu arrêter les FAR et les milices en train
d’exterminer une partie de la population rwandaise, subitement, elle a paru
désemparée. Est-il incongru de se demander pourquoi l’armée française n’a
pas fait, vis-à-vis des FAR et des Interahamwe, ce que qu’elle avait pu faire,
de 1990 à 1994, face au FPR, à savoir stopper un camp face à l’autre ?
Se déniant la qualité d’expert militaire, M. Jean-Hervé Bradol a
exprimé son scepticisme quant à l’impossibilité pour l’armée française de
mettre fin au génocide. L’histoire récente du Rwanda prouve le contraire.
Il était très difficile de connaître la façon dont le FPR aurait perçu
une véritable intervention militaire française. Forcément il était méfiant ; on
pouvait le constater dans ses déclarations publiques à l’époque. Néanmoins,
il aurait été possible d’expliquer au FPR en quoi aurait consisté une
intervention véritablement destinée à mettre fin au génocide. La France
n’était cependant pas la mieux placée pour la réaliser. Médecins Sans
Frontières réclamait une intervention militaire de la communauté
internationale et les critiques adressées à l’intervention française valent aussi
pour la passivité des Américains et des autres Etats de la région. Il ne s’agit

pas d’accabler la France dans cette affaire. Les autres ne se sont pas
comportés très brillamment, notamment les forces des Nations Unies.
Dès la mi-mai, il est acquis que l’on est en présence d’un génocide.
Il aurait été possible d’intervenir contre les Forces armées rwandaises et les
miliciens en train de commettre ce génocide, notamment dans les zones où le
FPR n’était pas encore arrivé, par exemple, dans les préfectures de Gitarama,
de Cyangugu, de Kibuye. La difficulté d’opérer sur une ligne de front entre
les deux camps en présence ne s’y opposait pas.
Tout en reconnaissant que ces considérations dépassaient ses
compétences, M. Jean-Hervé Bradol a estimé que, si les Nations Unies
s’étaient engagées dans cette voie et avaient expliqué les objectifs d’une telle
intervention au FPR, ce dernier n’aurait sans doute pas trouvé grand chose à
redire.
Le Président Paul Quilès a demandé ce que faisait le bataillon FPR
stationné à Kigali pendant toute cette période.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que le FPR tirait très peu à
l’artillerie, principalement pour défendre ses positions. Les tirs d’artillerie
partaient de la zone tenue par les FAR, où se trouvait Médecins Sans
Frontières, en direction des zones contrôlées par le FPR, qui répondait très
peu au mortier. Fin avril, le FPR a prévenu Médecins Sans Frontières qu’il
tirerait davantage sur sa zone. C’est alors que Médecins Sans Frontières a
décidé de réduire le volume de ses opérations et de ses équipes.
Le FPR a, vers le 17 avril, tiré deux ou trois obus de mortier sur la
radio des Mille Collines pour la faire taire et Médecins Sans Frontières a dû
soigner les journalistes blessés. Les médecins n’étaient pas très contents de le
faire mais ils l’ont fait quand même, conformément au principe d’impartialité
que se doit de respecter toute organisation humanitaire médicale.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé la thèse selon laquelle le
génocide aurait été planifié par le régime du Président Habyarimana, et
notamment les membres de l’akazu. Cette thèse suppose un maillage très
dense du territoire par le biais des bourgmestres et des miliciens, permettant
un massacre rapide des populations tutsies.
M. Bernard Cazeneuve a estimé que, si l’on suit cette thèse, la
réussite d’une intervention, ayant pour objet de protéger les Tutsis, aurait
exigé que les forces françaises soient présentes dans tous les quartiers et sur
tous les points du territoire. Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol si une telle
intervention lui semblait réaliste.

M. Bernard Cazeneuve a souligné par ailleurs que le FPR, qui avait
toutes les raisons de s’indigner des massacres, n’a jamais demandé
officiellement l’intervention de la communauté internationale pour stopper le
génocide.
Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il avait évoqué avec
M. François Mitterrand la forme qu’aurait pu, et dû, prendre une intervention
française et internationale au Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que la perspective d’une
extermination est devenue claire à partir de février-mars, à tel point que
Médecins Sans Frontières s’est préparé à une opération médicale pour y
répondre.
Le maillage du territoire rwandais, tel que M. Bernard Cazeneuve
l’a évoqué, est le maillage administratif normal tel qu’il existe encore
aujourd’hui et n’a pas de rapport avec la préparation du génocide. C’est une
caractéristique de l’administration rwandaise avec son système pyramidal
d’organisation.
M. Bernard Cazeneuve a souligné que les thèses qui supposent
une préparation du génocide expliquent clairement que les bourgmestres
avaient été mobilisés pour massacrer et qu’ils avaient massacré après avoir
été mobilisés.
Dès lors que l’on accepte la thèse de la préparation du génocide,
M. Bernard Cazeneuve a estimé que l’on doit bien admettre qu’il aurait fallu
que les forces militaires soient présentes partout, en tous points du territoire
et contrôler tout le maillage administratif du Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a estimé que les thèses évoquées pour
décrire le génocide au Rwanda ne s’appuient pas sur des bases vérifiées. Il
n’y a pas eu jusqu’à présent de travail solide d’historien sur la description du
génocide : comment on a tué, comment et à quelle date le génocide a été
décidé.
Il a affirmé qu’il avait vu des autorités territoriales participer aux
massacres, dont le préfet de Kigali, mais il a refusé d’en conclure que tous les
bourgmestres, tous les conseillers de secteur ont participé au génocide.
Les massacres n’ont pas commencé partout en même temps, avec la
même intensité. Dans la préfecture de Butare où travaillait une équipe de
Médecins Sans Frontières Belgique, les massacres n’ont commencé que fin
avril. Le génocide ne s’est pas déroulé partout de la même façon.

M. Jean-Hervé Bradol a réaffirmé qu’à partir de février-mars 1994,
il paraissait évident que des événements très graves étaient imminents -mais
personne ne pensait à un génocide- et qu’il fallait s’y préparer.
Il a déclaré qu’il n’était pas qualifié pour s’exprimer au nom du
FPR, qui, dans la période de l’après-guerre, a commis également plusieurs
massacres sous les yeux des équipes de Médecins Sans Frontières. Il n’y a
cependant aucune symétrie entre les événements d’avril-juin-juillet 1994 et
les massacres commis par la suite par le FPR.
M. Jean-Hervé Bradol a rappelé qu’il avait dit au Président de la
République, M. François Mitterrand, que Médecins Sans Frontières
souhaitait non pas une intervention humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais
une intervention militaire française ou internationale pour s’opposer aux
tueurs.
M. Jean-Hervé Bradol a reconnu que, certes, a posteriori, il était
facile de faire des commentaires et de dire ce qu’il aurait fallu faire. Peut-être
la situation était-elle difficile à l’intérieur du Rwanda, mais on a également
laissé l’appareil administratif et militaire qui avait conduit le génocide
s’installer dans les camps de réfugiés, agir à sa guise et détourner l’aide
humanitaire.
Suite à l’évaluation par l’OCDE de l’opération de secours dans les
camps, on sait que 4 000 personnes y ont été massacrées, ce qui montre que
le génocide s’y poursuivait.
En Tanzanie, dans le camp de Benako, en août 1994, on faisait
encore la chasse aux Tutsis et aux opposants politiques. 80 personnes ont
notamment été assassinées de nuit pour achever la « purification ethnique »
qui avait été commencée en avril. Personne ne s’est opposé aux tueurs qui
ont massivement détourné l’aide alimentaire pendant les six premiers mois
pour reconstituer leurs capacités d’agression vis-à-vis du Rwanda.
Ni la France, ni les autres pays, ni les forces des Nations Unies n’ont
voulu s’atteler à la solution de ce problème.
Il existe une contradiction entre cette passivité, cette « tolérance »
adoptées vis-à-vis des auteurs du génocide et le sentiment de fierté exprimé
devant la mission il y a quelques semaines.
M. Jacques Dessalangre a demandé si l’armée du FPR, que l’on
décrit habituellement comme forte et entraînée, aurait eu les moyens
d’intervenir en faveur de ses frères Tutsis à Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a rappelé que fin juin - début juillet, il y a
eu, à sa connaissance, une opération aux Saintes Familles où les militaires
FPR ont délivré une partie du petit groupe qui avait survécu.
Il a estimé qu’il ne pouvait pas juger si les militaires du FPR
auraient pu faire plus. En avril, ils étaient plutôt sur la défensive pour tenir
leurs positions et ne tiraient pratiquement pas sur le camp adverse.
M. Yves Dauge a demandé des précisions sur les contacts de
M. Jean-Hervé Bradol aux Etats-Unis.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il avait demandé des
entretiens avec l’administration américaine, des membres du Congrès,
d’autres ONG, et le National Security Council.
Le but était de rendre les responsables américains conscients de la
gravité des événements. Mais il était également de permettre à la MINUAR
de disposer de véhicules blindés légers pour transporter les blessés d’un point
à un autre. Ces véhicules se trouvaient en dotation dans la région depuis
l’opération américaine en Somalie mais les Etats-Unis refusaient de les
mettre à la disposition de la MINUAR en se fondant sur d’obscures raisons
de contrats : ils ne savaient pas si ces véhicules devaient être vendus ou cédés
en leasing.
M. Michel Voisin a demandé si Médecins Sans Frontières avait eu
des contacts avec les forces françaises de l’opération Turquoise et s’ils
avaient été amenés à travailler ensemble.
Il a rappelé qu’il s’était rendu sur place à l’époque et a tenu à rendre
hommage aux jeunes de vingt ans qui accomplissaient des tâches de
fossoyeurs à longueur de journée.
M. Jean-Hervé Bradol s’est associé à cet hommage. Les militaires
français ont joué un grand rôle dans le fonctionnement de l’aéroport de
Goma et y ont exercé les fonctions d’aiguilleurs du ciel. Il s’est demandé
toutefois si on avait réellement besoin de militaires pour ces tâches et si on ne
pouvait pas envoyer une équipe civile.
Les Français ont protégé des milliers de Tutsis dans le sud-ouest du
Rwanda, ont procédé à 630 interventions chirurgicales et à
9 300 consultations médicales, ont enterré près de 20 000 corps au
Caterpillar. Tout cela n’était pas inutile mais le rôle d’une armée n’est pas de
procéder à des opérations chirurgicales, qui peuvent être assurées par des
ONG civiles, mais de se battre contre ceux qui commettent un génocide.

L’ensemble des forces militaires sur place se sont toutes comportées
de manière « neutre », comme si le conflit était classique et n’était pas
l’occasion d’un génocide. Or, face à un génocide, M. Jean-Hervé Bradol a
estimé qu’il n’était pas possible de se comporter de manière « neutre ».
M. Pierre Brana a demandé si les militaires français assuraient les
contrôles en demandant leurs papiers aux gens qui passaient.
Il a souhaité savoir si, dans les camps de réfugiés où des massacres
de tutsis ont continué, les miliciens étaient armés.
Enfin, il a voulu connaître la réaction de M. François Mitterrand à
l’égard de l’idée d’une intervention destinée à s’opposer aux tueurs.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu que M. François Mitterrand
avait assuré à la délégation de Médecins Sans Frontières, dont il faisait
partie, que tout serait fait pour qu’un maximum de personnes soit sauvé.
Les militaires et miliciens rwandais venaient dès 1993 dans les
camps chercher des recrues pour les entraîner. Dans la préfecture de
Kibungo, Médecins Sans Frontières a eu directement connaissance de ces
faits dans un camp où toute une partie de son personnel était constituée de
miliciens s’entraînant et menaçant les commerçants rwandais tutsis de la ville
voisine. Médecins Sans Frontières les a licenciés et recruté d’autres
personnes.
Lors des déplacements de réfugiés au cours de l’été 1994, de
nouveaux camps ont été installés au Zaïre. Les miliciens et les militaires
évitaient de montrer leurs armes à l’intérieur de ces camps, mais participaient
à des entraînements à quelques kilomètres de là. Cette situation était
confirmée par les incursions militaires au Rwanda. L’armée zaïroise a
procédé à quelques désarmements symboliques en entassant quelques piles
de fusils à certains postes frontières mais a laissé de fait l’appareil militaire
intact à l’intérieur des camps.
A propos des contrôles d’identité des militaires français,
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir assisté à deux cas de figure : ou bien
les militaires français ne sortaient pas de leur guérite et observaient leurs
collègues rwandais ; ou bien, notamment en juin-juillet 1993, ils examinaient
les papiers eux-mêmes.

Audition de M. Bernard DEBRÉ
Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)
(séance du 2 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré avait
été Ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995 et que, dans
l’ouvrage qu’il venait de publier sur le Rwanda, il exprimait un jugement
pour le moins critique, qui tranche avec les opinions habituellement émises,
qu’il s’agisse du régime du Président Habyarimana, du FPR, ou du processus
qui a conduit aux accords d’Arusha.
M. Bernard Debré a souligné qu’il avait été nommé Ministre de la
Coopération après l’opération Turquoise, en novembre 1994 mais que sa
passion pour l’Afrique était plus ancienne et qu’il était allé souvent dans la
région des Grands Lacs, tantôt comme médecin, tantôt comme
parlementaire. M. Bernard Debré a signalé qu’il se trouvait en janvier 1994
au Rwanda où il avait rencontré le Président Juvénal Habyarimana et ses
conseillers, ainsi que les représentants du FPR installés à Kigali. Il a indiqué
qu’il était allé à Goma, dans les camps de réfugiés, et que, pendant
l’opération Turquoise, il s’était rendu à Cyangugu et Kibuye où il avait
rencontré des collègues chirurgiens sénégalais, dont l’un avait été son élève.
M. Bernard Debré a précisé qu’après sa nomination comme Ministre
de la Coopération, il avait rencontré à Paris une délégation du gouvernement
du Rwanda, conduite par le Ministre de la Santé du FPR, ainsi que, par la
suite, le Président Pasteur Bizimungu et ses conseillers.
Il a souligné qu’en tant que Ministre de la Coopération, il avait
inlassablement tenté d’apaiser les haines entre les Tutsis et les Hutus
burundais, signant avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le Premier
Ministre Nduwayo un traité de paix entre les deux clans. Outre les
représentants de l’ONU, assistaient à cette cérémonie M. Ahmedou
Ould-Abdallah et la quasi totalité des ambassadeurs accrédités à Bujumbura.
Il a rapporté qu’il avait eu de très nombreuses conversations à
propos des questions africaines avec le Président François Mitterrand à
l’hôpital Cochin, en juillet 1994, lorsqu’il avait été hospitalisé dans son
service, mais aussi à l’Elysée, lorsqu’il était Ministre de la Coopération. Il a

relevé également qu’il s’était entretenu avec de nombreux chefs d’Etat
africains, aussi bien pendant les événements tragiques du Rwanda qu’après.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que le génocide de 1994 ne
pouvait pas être analysé de façon isolée et qu’il devait être réintroduit dans
l’histoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet, cette période d’avril 1994
à fin août 1994, qui va du début du génocide à la fin de l’opération
Turquoise, n’est malheureusement qu’un moment sanglant de l’histoire de la
région. L’isoler de son contexte constitue un piège que beaucoup ont
contribué à forger.
Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier serait une
faute et une injure faite à l’histoire. Les Tutsis ont toujours été minoritaires,
avec 15 % de la population, et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi (le
roi), a régné sur cette région pendant des siècles, organisant son royaume,
regroupant les autres chefferies tutsies, élaborant des règles sociales
extrêmement sophistiquées entre les Tutsis eux-mêmes et entre les Tutsis et
les Hutus. S’il a pu exister des chefferies hutues, elles ont été peu
nombreuses et toujours faibles. Elles ont disparu au XIXème siècle. Lorsque
les Allemands, puis les Belges, se sont installés dans cette région, ils ont
commencé à reconnaître le roi et les structures sociales de la région. Ce n’est
que dans les années 1950 que les Belges ont inversé leur alliance en devenant
les alliés des Hutus majoritaires.
M. Bernard Debré a analysé les raisons de cette volte-face.
La première raison tient à la définition occidentale de la démocratie,
qui repose sur le principe du gouvernement par une majorité issue d’un vote
organisé selon la règle un homme, une voix. La majorité étant hutue, c’était à
eux de diriger le pays. M. Bernard Debré a émis l’idée que cet idéal universel
de la démocratie n’est applicable que si les notions d’ethnie ou de clan ont
disparu au profit de l’idée de nation. Sans cela, la démocratie ne se résume
qu’à la dictature de l’ethnie majoritaire. C’est cette situation qui, selon lui,
s’est produite au Rwanda, dès l’arrivée au pouvoir des Hutus, en 1959, alors
même que le pays était encore sous mandat belge.
La seconde raison tient, selon M. Bernard Debré, à l’attitude des
Tutsis. En voyant arriver l’indépendance, ils ont voulu prendre les devants,
précisément pour éviter l’application de cette notion démocratique qu’ils
refusaient, car elle les condamnait. Ils ont alors demandé aux Belges de
partir. Les Belges ont refusé, d’autant que les Hutus ne demandaient pas
l’indépendance immédiate : ils auraient voulu obtenir une période
d’adaptation à l’indépendance, sous l’égide des Belges. En réalité, les Hutus
craignaient de se retrouver seuls face à leurs anciens maîtres tutsis.

M. Bernard Debré a ensuite mis l’accent sur quelques grandes dates
de l’histoire du Rwanda.
1959 : les Hutus installés au pouvoir par les Belges ont commencé
un génocide anti-tutsi. A cette époque, le Rwanda n’était pas indépendant.
Au lieu de rétablir l’ordre et de punir les assassins, les Belges ont accéléré
l’indépendance et sont partis le plus vite possible.
1962 : l’indépendance est proclamée. Le génocide s’est poursuivi
tout au long de la première république rwandaise.
1964 : dans l’indifférence mondiale, radio Vatican a dénoncé « le
plus grand génocide depuis la dernière guerre ». Les Tutsis ont continué à
s’enfuir dans les pays voisins, formant une diaspora qui, comme en Ouganda,
s’installe, s’anglicise et participe à la vie politique et militaire du pays
d’accueil.
1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994…M. Bernard Debré a déclaré
n’avoir cité que les dates sanglantes qui marquent le plus fortement l’histoire
dramatique qu’ont vécue les Tutsis rwandais. Leur assassinat fut souvent
programmé et planifié, même avant 1990. A chaque fois, les réfugiés sont
venus gonfler les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis ont compris
qu’ils ne pourraient revenir chez eux et s’y maintenir que par la force des
armes.
M. Bernard Debré a considéré que le début de la reconquête du
Rwanda par les Tutsis commençait vraiment en octobre 1990. Elle fut le fait
des Tutsis et des Ougandais, même si cette distinction est parfois difficile à
effectuer. Les chefs de guerre tutsis avaient tous exercé des pouvoirs
politiques et militaires dans le gouvernement ou l’armée ougandaise. Fred
Rwigyema a été ministre des Armées du gouvernement ougandais. C’est lui
qui a commandé l’armée tutsie, l’APR, bras armé du FPR. Paul Kagame, qui
lui a succédé à sa mort, était chef des services secrets de l’Ouganda. L’armée
du FPR était composée en partie par des éléments de l’armée régulière
ougandaise.
Les Tutsis ont repris le pouvoir au Rwanda, dans le sang, leur
propre sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi dans
le sang des Hutus, car une fois installés au pouvoir, ce sont les Hutus qui ont
été et sont encore massacrés. Depuis le mois d’avril 1994, plus de
600.000 Tutsis –les évaluations varient et personne ne peut malheureusement
connaître le nombre de morts- et plus de 300.000 Hutus ont été tués. Les
massacres continuent encore au Kivu voisin.

M. Bernard Debré a souhaité rapporter les termes d’une discussion
qu’il avait eue, à la fin du mois de janvier 1994, avec le président
Habyarimana et des éléments du FPR qui étaient installés à Kigali à la suite
des accords d’Arusha. Le président rwandais a tenu le raisonnement suivant :
« Il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je
puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les
gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des votants ».
Le discours des représentants du FPR était, quant à lui, inverse : « Nous ne
pouvons pas attendre les élections, nous allons les perdre ; nous prendrons le
pouvoir avant, dans le sang s’il le faut ».
M. Bernard Debré a souligné qu’il existait des Hutus et des Tutsis
modérés, même si. une règle incontournable veut que, durant les périodes de
tension durables, seuls les extrémistes arrivent à se maintenir au pouvoir. Il
serait injuste d’accuser du crime de génocide tous les Hutus, car les Hutus
modérés ont été également la cible des extrémistes durant les massacres.
M. Bernard Debré a jugé regrettable que cette facilité sémantique soit
souvent utilisée pour excuser ou expliquer l’attitude des forces tutsies qui
« nettoient » actuellement le Kivu.
Il a affirmé qu’il serait absurde de refuser de voir l’antagonisme
tutsi-hutu et de nier qu’il demeure l’élément fondamental des guerres
actuelles.
Il s’est ensuite interrogé sur la politique de la France vis-à-vis du
Rwanda, sur le rôle de François Mitterrand, et sur l’étendue de l’aide
accordée par la France aux Hutus.
M. Bernard Debré a affirmé que le président François Mitterrand
avait une véritable politique africaine. Il connaissait ce continent, ses
dirigeants. Il voulait que la France y ait une influence politique, militaire,
économique et culturelle. Cette vision était sous-tendue par deux attitudes,
parfois ambiguës : tout d’abord, un très grand pragmatisme, dû à la
connaissance des hommes et du terrain, mais parfois aussi, un dogmatisme
qui a pu, selon M. Bernard Debré, se révéler dangereux. C’est ainsi que le
président a voulu imposer partout notre idéal occidental, universel peut-être,
de la démocratie issue du vote selon la procédure « Un homme, une voix ».
Selon sa conception, idéalisée, au Rwanda, les Hutus devaient
nécessairement être au pouvoir parce qu’ils étaient la majorité.
Le danger au Rwanda, a estimé M. Bernard Debré, c’est que la
démocratie ne cohabite pas bien avec le vote ethnique et c’est un
euphémisme. La démocratie fondée sur des élections selon la règle « un
homme, une voix » ne peut être viable que si la notion de nation transcende

la notion d’ethnie, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays
africains. Pour imposer la démocratie selon le principe « Un homme, une
voix » certains nient le fait ethnique et sans ethnie on ne voit plus le problème
rwandais.
Selon M. Bernard Debré, M. François Mitterrand a soutenu le
président hutu Habyarimana, principalement parce que celui-ci représentait la
majorité du peuple. Il a ajouté toutefois trois autres explications.
Il a rappelé tout d’abord que le président François Mitterrand
considérait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait éviter un
bain de sang. Cet Etat était incarné, aux yeux de François Mitterrand, par
Juvénal Habyarimana. Ce dernier disait souvent : « Aidez-moi à me protéger
des extrémistes, tant hutus que tutsis ». Vérité ou dissimulation, nul ne le
sait, mais c’était son discours.
M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François
Mitterrand considérait que les troupes tutsies du FPR étaient en majorité
composées d’Ougandais et qu’il s’agissait en conséquence d’une invasion
extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux.
Enfin, M. Bernard Debré a fait valoir que M. François Mitterrand
considérait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien les
Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur la région et
peut-être sur l’Afrique. M. Debré a jugé que le Président n’avait pas tort une
fois de plus car le rôle des Américains est devenu de plus en plus évident par
la suite. Ce sont eux qui ont formé les cadres de l’armée ougandaise et de
l’armée FPR. M. Debré a estimé également vraisemblable qu’ils leur ont
fourni des armes.
C’est sur la base de ces arguments, a affirmé M. Debré, que le
Président de la République a décidé d’aider le président Habyarimana et les
Hutus : aide militaire, formation sur place des cadres de l’armée, fourniture
de munitions, mais aussi aide économique et aide politique. Le Président
Habyarimana était considéré comme l’ami de la France, même si à la fin des
années 1980, il était plus un dictateur qu’un démocrate.
M. Bernard Debré a rappelé qu’en 1990, les armées tutsies ou
ougandaises lancent leur grande offensive et que le début de la guerre ne fut
pas favorable aux FAR qui ont fait appel à l’aide française. De 1990 à 1993,
la présence militaire française est devenue importante. La France forme et
arme les FAR dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.

M. Bernard Debré a souligné que les Américains faisaient la même
chose en Ouganda, mais que la présence physique de l’armée était, dans ce
pays, plus réduite et plus discrète.
Une fois les accords d’Arusha signés, la France a allégé sa présence
au Rwanda. En 1994, il ne restait que quelques dizaines d’hommes de
l’armée française à Kigali. Voulant savoir si la France avait continué à livrer
des armes aux FAR après l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril
1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M. François
Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : « Vous croyez », a-t-il dit,
« que le monde s’est réveille le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui,
le génocide commence ? Cette notion de génocide ne s’est imposée que
plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ». M. Bernard Debré a déclaré
avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible
affirmation que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril
1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le croire, qu’à l’époque, la
communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des
armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard
Balladur lui avait affirmé qu’il avait ordonné, dès 1993, l’arrêt des
fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet
arrêt. Pour connaître la vérité, M. Debré s’est efforcé de reconstituer le
cheminement éventuel de certaines livraisons d’armes françaises tout en
constatant que l’opacité restait grande sur ce sujet et a donné l’exemple
suivant.
A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un
pseudonyme, aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui
serait passé par les Seychelles, puis par la Suisse ou la Belgique. L’argent
aurait été déposé dans une banque française. Les armes étaient officiellement
destinées au Zaïre. Il s’agissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux
FAR.
L’opacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer qu’il
s’agit de la France officielle ou de trafiquants français ou européens ? La
presse française a accusé la France officielle, sans se poser de questions.
La deuxième question qu’a soulevée M. Bernard Debré concerne les
missiles SAM-16, qui ont abattu l’avion du président Habyarimana. Il a
déclaré être convaincu que ce sont les troupes FPR de Paul Kagame qui ont
tiré sur le Falcon 50 et l’ont abattu. Il a décrit les faits suivants, dont il a
affirmé qu’on pouvait les vérifier, en lisant soit les télégrammes du Quai
d’Orsay, soit les notes des Services français, soit même les journaux de
l’époque.

A la demande du président ougandais, Yoweri Museveni, le
président tanzanien, Ali Hassan Mwinyi a convoqué une conférence sur la
situation politique des Grands Lacs. Tous les chefs d’Etat de la région y
étaient conviés, en particulier, MM. Mobutu Sese Seko du Zaïre, Cyprien
Ntaryamira du Burundi, Juvénal Habyarimana du Rwanda. Mobutu s’est
décommandé à la dernière minute, comme d’autres chefs d’Etat, Daniel Arap
Moi du Kenya, Frederik Chiluba de Zambie. Mais le FPR était représenté et
Museveni était là.
Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion
personnel: deux Falcon 50, sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la
journée, la conférence ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais
et burundais s’apprêtaient à rentrer dans leur pays respectif. Le président
Museveni a alors convaincu le président burundais Ntaryamira de prendre
l’avion rwandais avec le Président Habyarimana pour rejoindre Kigali.
Pourquoi le président Ntaryamira du Burundi laisse-t-il son avion et
monte-t-il dans celui de Habyarimana pour se rendre à Kigali ? L’explication
est la suivante : Museveni leur demande de se tenir prêts à Kigali pour venir
le lendemain, 7 avril, à Kampala, où il organisera une réunion à trois,
Museveni assurant alors qu’il allait faire un pas vers la paix. Les présidents
rwandais et burundais acceptent. Museveni - d’une façon tout à fait anormale
selon tous les participants à la conférence de Dar-es-Salam- retient encore le
président du Burundi et c’est à la tombée de la nuit que l’avion quitte enfin
Dar-es-SalaM. Il doit atterrir à Kigali mais, depuis quelques jours, le circuit
qu’il doit emprunter pour se présenter dans l’axe de la piste a été inversé, à la
demande du FPR. Les missiles sont tirés ; l’avion s’écrase ; les deux
présidents meurent.
Juste après, à Dar-es-Salam, en public, le représentant du FPR,
Théogène Rudasingwa, déclare : « Il s’agit d’une bénédiction déguisée ».
Yoweri Museveni dit : « Il était temps d’en finir » devant le public de
journalistes. L’armée du FPR, qui est déjà en train de faire mouvement
depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce triomphalement, comme cela a
déjà été évoqué devant la Mission : « Les trois tyrans sont morts ».
Vraisemblablement, Paul Kagame ou Yoweri Museveni avait oublié de
prévenir que Mobutu s’était décommandé, car il aurait dû être présent dans
l’avion abattu.
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé
que l’ordre de marche de l’armée tutsie a été donné dès le 6 avril au matin.
L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant même l’attentat.
Une course de vitesse est engagée, car il était clair que les premières victimes
seraient les Tutsis restés au Rwanda. Enfin, l’armée française avait prévenu,

depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des missiles SAM-16.
Cela a été précisé également devant la Mission.
M. Bernard Debré a jugé que ces faits sont suffisamment puissants
pour forger sa certitude selon laquelle c’est bien le FPR qui a tiré les missiles
sur le Falcon 50 rwandais, entraînant la mort des présidents rwandais et
burundais. Cet attentat a été planifié et organisé, selon lui, avec la complicité
du président ougandais, Yoweri Museveni, et aurait dû également tuer le
président Mobutu.
Dès lors, il est possible de s’interroger sur qui a fourni les missiles.
Les missiles tirés sont des SAM-16 russes, version modifiée des
SAM-7. Ils ont été récupérés sur le théâtre d’opérations durant la guerre du
Golfe. M. Bernard Debré s’est déclaré certain qu’il ne s’agit pas de missiles
récupérés par la France, car à l’époque où il était ministre, il a demandé si on
pouvait connaître leur origine. Il lui fut répondu que, bien que les numéros
des châssis et des empennages soient incomplets, une origine américaine était
plus que vraisemblable. Un article récent dans « Le Point » a confirmé cette
hypothèse.
M. Bernard Debré s’est demandé pourquoi certains accusent la
France de cet attentat. Un universitaire belge, partisan de cette thèse, a
précisé que les numéros reproduits lui ont été confiés par la CIA. Un
informateur, militaire français, qui a demandé à garder l’anonymat, a
confirmé cette information qui demeure, aux yeux de M. Debré, sujette à
caution. Il n’est pas un instant crédible que la France ait pu armer le FPR
pour commettre un attentat contre deux présidents qu’elle soutenait et alors
même que l’avion était piloté par deux anciens militaires français. En
revanche, une manipulation de la CIA est loin d’être exclue. M. Bernard
Debré a rappelé que c’est l’armée américaine qui a formé les cadres de
l’armée ougandaise et du FPR. Quand Fred Rwigyema a été tué au combat
en 1990, lors de l’offensive ougando-FPR, son remplaçant, Paul Kagame,
était en formation aux USA. Il a été rappelé d’urgence. Des bases militaires
américaines existent actuellement en Ouganda. L’une d’elles a comme nom
Camp Genesis. Les militaires américains forment les cadres de l’armée
ougandaise pour lutter contre les extrémistes soudanais. En particulier, ils
forment le 3ème bataillon de l’armée ougandaise. Il est maintenant reconnu
que des militaires américains ont aidé l’armée de Kabila à conquérir le Kivu,
puis la totalité du Zaïre.
M. Bernard Debré a rappelé que l’opération militaro-humanitaire,
décidée par l’ONU au Kivu, a été torpillée par les Etats-Unis qui n’en
voulaient à aucun prix. D’après les révélations de la presse américaine, le

sang de dizaines de milliers de Hutus massacrés dans les forêts zaïroises
pourrait bien finir par éclabousser certains gradés du Pentagone.
Les missiles SAM-16 utilisés par le FPR depuis quelques mois avant
l’attentat, sont donc sans doute d’origine américaine. En effet, l’armée
ougandaise n’a pas participé à la guerre du Golfe. Elle n’a pu se procurer ces
missiles sur le théâtre des opérations.
Par ailleurs, cette armée disposait déjà de missiles SAM-16 qu’elle
avait précédemment utilisés contre les FAR. Ce sont des engins qu’on ne
trouve pas dans n’importe quelle boutique d’armement. Si tout prouve que
c’est bien le FPR qui a tiré ces missiles, il est de même vraisemblable qu’ils
ont été fournis par les Etats-Unis.
M. Bernard Debré a rappelé que, lorsqu’il a négocié la paix entre les
Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les ambassadeurs étaient présents, à
l’exception de celui des Etats-Unis, volontairement absent. M. Debré a
déclaré qu’il l’avait traité, à l’époque, de « va-t-en guerre », ce qui n’avait
pas été du goût du Département d’Etat.
La question suivante, posée par M. Bernard Debré, concerne le rôle
de l’ONU. Pour M. Debré, il ne fait pas de doute que l’ONU savait que des
massacres se préparaient : elle n’a pour autant rien fait. Au moment où le
génocide a commencé, l’ONU est partie, laissant les meurtres se perpétrer.
M. Bernard Debré a déclaré avoir pu lui-même constater à Kigali, en janvier
1994, que les troupes de l’ONU étaient dans un état déplorable. Quelques
automitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à l’Assemblée
nationale, mais les soldats étaient somnolents ou arrogants. Comme le
relevaient tous les observateurs, dans les boîtes de nuit, les restaurants, des
bagarres éclataient avec ces hommes non commandés. Le général Romeo
Dallaire, commandant les troupes de l’ONU au Rwanda, a adressé à Kofi
Annan un télégramme lui décrivant la situation. Il ne fallait pas être devin
pour sentir le drame arriver.
M. Bernard Debré a estimé qu’il aurait été possible d’être vigilant,
voire de renforcer la MINUAR et, en tout état de cause, d’alerter l’opinion
publique, mais rien n’a été fait. Quand le drame a éclaté, les troupes de
l’ONU ont disparu. Comble de l’absurdité, les dix soldats belges, chargés de
protéger le Premier ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimana, se sont
laissés désarmer et tuer sans aucune résistance.
M. Bernard Debré a affirmé que, par sa couardise, l’ONU a été
complice du génocide. D’ailleurs, Kofi Annan a été mal reçu par les autorités
quand il s’est rendu au Rwanda. Que l’on ne vienne pas dire que la

MINUAR relevait du chapitre VI et non du chapitre VII de la charte : les
centaines de milliers de morts n’en étaient vraisemblablement pas prévenus.
M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur l’opération Turquoise
dont il a dénoncé la grande ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le
président Mitterrand voulait que cette opération concerne la totalité du
Rwanda, en vue d’arrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle
qu’il la concevait, « après, bien entendu, avoir châtié les coupables ». C’est
en tout cas ce que M. François Mitterrand lui a confirmé en juillet 1994,
pendant le déroulement de l’opération. Mais M. Édouard Balladur s’est
opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une
mission militaro-humanitaire ne portant que sur une partie du territoire
rwandais. M. Debré a affirmé tenir cette information de M. Balladur
lui-même. L’opération Turquoise a néanmoins permis de sauver des dizaines
de milliers de vies, tant tutsies que hutues. D’ailleurs, alors qu’elle avait été
critiquée à son début, elle a été regrettée dès qu’elle a pris fin.
M. Bernard Debré a indiqué qu’avant d’être nommé ministre de la
Coopération, il était allé sur le terrain, à Kibuye, à Cyangugu et ailleurs et
qu’il avait pu juger le travail effectué par l’armée française et d’autres
armées, sénégalaise par exemple, qui lui était apparu remarquable.
M. Bernard Debré a décrit la situation actuelle des Hutus au
Rwanda comme plus qu’aléatoire. Il a lu à la Mission une lettre qu’il a reçue
le 28 mai 1998 d’un de ses amis résidant au Rwanda. Elle annonçait que
Geoffroy Gatera, emprisonné, allait certainement être condamné à mort.
Geoffroy Gatera est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur d’être
hutu. Il n’a pas participé aux crimes, mais il fait partie d’une certaine élite
hutue qui est actuellement pourchassée.
M. Bernard Debré a estimé que jamais plus les Tutsis n’accepteront
une démocratie à l’occidentale, tant ils sont certains de perdre les élections
au profit des Hutus. Au Burundi, le major Pierre Buyoya, tutsi,
démocratiquement battu aux élections présidentielles par Melchior Ndadaye,
a repris le pouvoir après un coup d’Etat. Le Burundi est donc dirigé par un
Tutsi minoritaire. Les dirigeants hutus sont considérés comme des "rebelles",
alors qu’ils avaient été démocratiquement élus. L’ancien président Melchior
Ndadaye, Hutu, a été tué dans un attentat organisé par l’armée burundaise,
constituée à 98 % de Tutsis. Cet attentat a été vraisemblablement organisé
par le major Bikomagu, actuellement emprisonné.
Cyprien Ntaryamira, Hutu, président du Burundi est mort dans
l’attentat du Falcon, Son successeur, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu, a été
écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya, Tutsi. Au Zaïre, la zone du

Kivu dont les habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du
Zaïre, est actuellement ratissée par l’armée rwandaise. Il n’est pas exclu
qu’elle soit un jour annexée par celle-ci à une fédération tutsie.
Pour terminer, M. Bernard Debré a jugé remarquable le
comportement de l’armée française. Elle n’a fait qu’obéir aux ordres des
politiques, en particulier ceux de François Mitterrand, chef des Armées. En
aucun cas, l’armée française n’a conduit sa propre guerre et n’a outrepassé
les instructions politiques qu’elle recevait. M. Bernard Debré a tenu à
signaler ce fait, soulignant qu’il était important que les politiques assument
leurs responsabilités.
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré
critiquait dans l’ouvrage qu’il venait de publier le discours de la Baule, en
dénonçant une vision occidentale de l’Afrique, qui ne tenait pas compte de
son absence de tradition démocratique. Il a estimé que la conception de
M. Bernard Debré reflétait une vision fataliste, selon laquelle la
démocratisation est impossible, au moins dans la région des Grands Lacs où
le principe « un homme, une voix » ne serait pas applicable.
Le Président Paul Quilès a émis des doutes sur les deux solutions
proposées par M. Debré, à savoir la partition, qui a été déjà appliquée en
ex-Yougoslavie sans résultat brillant, et la tutelle de l’ONU, qui rappellerait
les temps de la colonisation.
M. Bernard Debré s’est déclaré avoir été très frappé, en étudiant
l’histoire du Rwanda, par la volonté absolue d’y transposer la conception
occidentale de la démocratie, qu’il partage au demeurant, et qui est fondée
sur le principe démocratique « un homme, une voix ».
Il a souligné toutefois que cette conception, appliquée au Rwanda
dès 1959, a été à l’origine de toute une série de génocides qui ont fait au
total plus de deux millions de morts.
M. Bernard Debré a évoqué l’éventualité d’une partition du
Rwanda. Il a rappelé qu’en ex-Yougoslavie, avec la même haine et les
mêmes atrocités, il a été convenu de procéder à un partage entre les
différentes ethnies et a jugé cette solution peu glorieuse, tant pour les
Yougoslaves, que pour les Occidentaux ou l’ONU. Cette solution, évoquée
par Arap Moi, le président du Kenya et certains hommes politiques, ne peut
être considérée comme bonne, car ce serait reconnaître l’impossibilité de
vivre ensemble. Une autre solution aurait été de profiter de la présence de
l’ONU au Rwanda pour essayer de conduire ce pays vers une
démocratisation.

M. Bernard Debré a souligné que l’on se posait beaucoup de
questions sur la démocratisation des petits pays pauvres et faibles et que l’on
s’en posait moins sur les plus grands qui n’ont pas de démocratie du tout. La
question n’est pas posée pour la Chine, le Vietnam et le Cambodge, mais
principalement pour les pays africains qui sont petits et pauvres et auxquels
on aime donner des leçons.
M. Bernard Debré s’est déclaré horrifié par les deux millions de
morts au Rwanda, mais il a estimé qu’ils s’expliquent en partie par le fait que
les Occidentaux ont voulu imposer leur idéal sans précautions. Or, le chemin
vers la démocrate prend un peu plus de temps que celui de trois ou quatre
paroles lancées dans un discours.
M. François Lamy a relevé que M. Bernard Debré avait mélangé
dans son récent livre et son intervention les faits, ses analyses et ses
convictions.
Il a regretté, par ailleurs, que la France n’ait pas participé au
règlement du problème des réfugiés et estimé que, si elle l’avait fait, entre
1975 et 1990, cela aurait éliminé une des causes fondamentales de la crise.
Il a demandé à M. Bernard Debré quelles étaient ses sources
concernant les faits relatifs à l’attentat du 6 avril 1994, alors qu’il n’y a pas
eu d’enquête officielle.
Enfin, il a demandé à M. Bernard Debré si les missiles avaient bien
été tirés de la colline de Masaka qui était contrôlée par la garde
présidentielle.
M. Bernard Debré a rappelé que le problème des réfugiés était
d’une extrême complexité. Il existait des réfugiés rwandais tutsis en Ouganda
depuis 1959, des réfugiés hutus burundais au Rwanda, des réfugiés rwandais
tutsis au Kivu. Il aurait fallu organiser une grande négociation avec
l’ensemble des pays concernés : le Zaïre, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi,
ainsi que la Tanzanie où étaient présents également de nombreux réfugiés.
Il a toutefois souligné qu’il n’avait pas trouvé une grande volonté
politique de la part des chefs d’Etat africains pour régler cette question, car
ils avaient à gérer le quotidien. En réalité, il n’y avait pas de vision d’avenir.
Au yeux de M. Bernard Debré, le seul qui semblait en avoir une, critiquable
ou pas, était François Mitterrand qui connaissait parfaitement ces régions et
avait une vraie politique africaine. M. Bernard Debré a déclaré avoir, à
certains moments, partagé les opinions de M. François Mitterrand ; à
d’autres, les avoir combattues.

Il a estimé qu’il était très difficile de mener une politique à l’égard
de la question des réfugiés parce qu’il aurait fallu une réelle volonté d’aboutir
de part et d’autre.
S’agissant des missiles, M. Bernard Debré a relaté qu’il avait, en
tant que ministre, demandé à connaître un certain nombre d’informations et
qu’on lui a montré des dépêches du Quai d’Orsay, relatives notamment à la
conférence de Dar-es-Salam.
Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que l’ordre de
marche du FPR avait été lancé dès le matin du 6 avril. Il lui a même été
précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6 avril, mais qu’elles
n’avaient été portées à la connaissance des autorités compétentes que le 7 ou
le 8 avril. M. Bernard Debré a déclaré que la certitude qu’il avait n’était que
la sienne propre.
Les missiles n’ont pas pu être tirés par la garde présidentielle, ni par
les FAR auxquels l’armée française n’a jamais donné de SAM-16. Le général
Quesnot a apporté la preuve devant la Mission que des missiles SAM-16
avaient été utilisés dès 1992-93 par le FPR. Les FAR ne disposaient pas de
ces missiles.
A l’époque, personne ne se posait de questions sur la responsabilité
de l’attentat. La responsabilité du FPR ne faisait pas de doute, il suffit de
relire les titres des journaux de cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Bernard Debré comment
il expliquait que des études plus sérieuses n’aient pas été menées.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il paraissait alors évident pour tout
le monde que le FPR avait tiré ces missiles SAM et qu’ils étaient
vraisemblablement d’origine américaine et non pas française.
Il a estimé que c’était à l’ONU, qui se trouvait alors sur place, de
mener une enquête et non à l’armée française.
M. François Lamy a rappelé que l’avion était tombé dans la propre
résidence du président Habyarimana, contrôlée par les forces de l’armée
rwandaise et par la garde présidentielle et que l’on pouvait dès lors
logiquement s’interroger sur l’identité de ceux qui ont fourni les numéros des
missiles. Il a rappelé qu’à partir du 14 avril 1994, il n’y avait plus un seul
militaire français au Rwanda.

M. Bernard Debré a déclaré que ses services lui avaient même
affirmé qu’il manquait un chiffre au numéro d’immatriculation des missiles,
que ceux-ci n’étaient pas d’origine française, mais vraisemblablement
américaine.
M. Jean-Claude Lefort a rappelé que l’attentat avait coûté la vie à
trois Français et il a demandé à M. Bernard Debré s’il avait sollicité une
commission d’enquête.
Il a précisé qu’il avait été affirmé que c’était non pas l’axe de la
piste d’atterrissage qui avait été modifié à la demande du FPR, comme l’a
affirmé M. Debré, mais simplement l’approche.
M. Bernard Debré a déclaré qu’il s’était sans doute fait mal
comprendre. Sur toute piste, il y a deux axes d’approche et le FPR avait
demandé qu’un seul axe soit utilisé pour que les avions ne passent pas audessus de l’Assemblée nationale où ses troupes étaient casernées. On a donc
modifié l’axe d’approche habituel, simplement parce que le FPR l’avait
demandé.
Cette modification peut s’expliquer soit par une crainte réelle d’être
bombardé, soit parce qu’ils préparaient déjà l’attentat.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’avait pas demandé de
commission d’enquête pour une raison relativement simple : le problème de
l’indemnisation des femmes des pilotes tués devait être réglé dans des délais
rapides et la mise sur pied d’une commission d’enquête aurait retardé cette
procédure sans rien apporter au fond puisque la responsabilité du FPR
semblait une évidence à l’époque.
M. Bernard Debré n’a pas exclu que cette absence de demande ait
constitué une erreur. Mais il a rappelé qu’il était préoccupé à l’époque par le
règlement du conflit entre Hutus et Tutsis du Burundi, auquel il consacrait
beaucoup de temps. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre
eux et il a consenti beaucoup d’efforts pour faire signer un traité de paix qui
n’a cependant pas donné les résultats escomptés.
M. Pierre Brana a demandé comment les services français avaient
pu reconstituer les numéros de série des SAM-16, alors même que l’on
ignore si des débris de SAM-16 ont pu être récupérés.
M. Bernard Debré a déclaré que les informations dont il avait fait
état à ce sujet lui avaient été communiquées par ses services, mais qu’il
ignorait leurs sources.

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que M. François Léotard avait
déclaré devant la Mission qu’il ne disposait d’aucune information précise sur
les missiles utilisés lors de l’attentat et s’est demandé comment M. Bernard
Debré, qui n’était pas ministre au moment des faits, pouvait disposer de plus
de renseignements que le ministre de la Défense de l’époque.
Une explication serait que le ministère de la Coopération et
l’assistance militaire technique jouaient un rôle particulièrement important
dans la gestion de la crise rwandaise et disposaient d’informations que le
ministère de la Défense n’avait pas. Une telle hypothèse, selon
M. Cazeneuve, serait de nature à susciter des interrogations sur le
fonctionnement global de notre administration.
M. Bernard Cazeneuve a, par ailleurs, noté que les certitudes de
l’époque s’étaient depuis lors pour le moins effritées. Il a demandé à
M. Debré les raisons de cette remise en cause et pourquoi lui-même semble y
échapper ?
M. Bernard Debré a mis en avant le travail de recherche
personnelle qu’il a accompli pour écrire son livre et les questions qu’il a pu
poser à cette occasion.
M. François Loncle a souligné que M. Bernard Debré était la
première personne entendue par la mission à avoir des convictions aussi
établies sur l’affaire de l’attentat. Ces convictions tranchent par rapport aux
réponses évasives ou au refus de répondre de tous les autres, c’est-à-dire des
ministres, des conseillers, des militaires. Il a demandé à M. Bernard Debré
comment il expliquait cet embarras et s’il fallait, par exemple, l’imputer au
fait que les Etats-Unis avaient dans cette affaire joué un rôle plus ou moins
équivoque.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que l’autisme n’était pourtant
pas la caractéristique principale de tous les responsables politiques qui
n’écrivent pas de livres.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il avait un langage un peu direct,
de chirurgien, et que cela lui avait été longtemps reproché.
Il s’est déclaré épouvanté par le génocide. Il a évoqué la mémoire
d’un de ses infirmiers-anesthésistes tutsis, qui l’assistait lorsqu’il opérait à
Abidjan et qui a été tué par les Hutus lorsqu’il est rentré chez lui. L’ONU a
été mise en accusation. Mais l’ONU ne représente que la somme des erreurs
et des incapacités des Occidentaux et non une entité en elle-même. Il est

honteux de se dire, que, là-bas, on a laissé faire cela, mais nul ne songe à
expliciter ce « on », si ce n’est pour renvoyer la responsabilité sur les autres.
M. Bernard Debré a estimé que l’histoire du génocide est également
l’histoire des incapacités, de l’arrogance, des prétentions, de la volonté des
Occidentaux de ne rien faire ou de donner des leçons. Quand il fallait être là,
l’ONU est parti. Son rôle a été lamentable. Quant à la France, elle a soutenu
jusqu’au bout un homme avant de s’apercevoir que ce n’était pas ce qu’il
fallait faire. C’est tout cela que M. Bernard Debré a dit avoir voulu dénoncer
dans son livre.
M. Bernard Cazeneuve a cité un passage du livre de M. Bernard
Debré : « D’autres ont refusé de voir la réalité ethnique du Rwanda.
Aujourd’hui, encore, beaucoup d’Occidentaux, en particulier ceux qui ne
connaissent pas l’Afrique ou ceux qui portent leur idéologie comme
œillères, prétendent que le fait ethnique n’a jamais existé au Rwanda, les
prétendues différences ayant été créées de toute pièce par les envahisseurs
blancs, par commodité ou par perversité. »
Il lui a ensuite demandé s’il pensait, dans son analyse de l’histoire du
Rwanda et des déchirements des années 1990 à 1994, qu’il existait une
prédominance de la dimension ethnique sur le conflit politique.
M. Bernard Cazeneuve a par ailleurs rappelé que M. Bernard Debré
portait un jugement très sévère sur les accords d’Arusha dont il estime dans
son livre « qu’il étaient, comme on s’en rendra compte malheureusement
trop tard, d’une stupidité à toute épreuve ».
Il s’est demandé comment il était possible de défendre à la fois une
thèse selon laquelle le discours de la Baule, réaffirmant le principe « un
homme, une voix », est une absurdité dans un pays où la dimension ethnique
du conflit est à ce point forte, et, en même temps, regretter la conclusion
d’accords dont le but était quand même de faire tomber ces tensions
ethniques pour permettre à un processus de démocratisation politique de
s’enclencher.
M. Bernard Cazeneuve a cité le jugement émis par M. Bernard
Debré sur l’opération Turquoise, à la page 194 de son livre : « Si l’opération
Turquoise avait été étendue à tout le pays, elle aurait pu ramener le calme.
Accompagnée d’une identification des coupables du génocide et de leur
punition, elle aurait permis de restaurer un état de droit légitime. C’était la
volonté de François Mitterrand, mais on ne peut aller contre le cours de
l’histoire. Au lieu de cela, l’opération n’a été en fin de compte que poudre

aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du territoire ? Pourquoi
rester si peu de temps ? Pourquoi laisser courir les assassins ? »
M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il fallait interpréter ce jugement
comme donnant raison au président François Mitterrand qui voulait une
opération sur la totalité du territoire, contre M. Edouard Balladur. Le but
aurait pu être alors de punir, sanctionner, arrêter un certain nombre d’auteurs
du génocide.
M. Bernard Debré a estimé que le drame du Rwanda vient en
partie de ce qu’il n’existe dans ce pays que deux ethnies, si l’on met à part les
Twas qui ne représentent que 1 % de la population. En Côte d’Ivoire, par
exemple, cohabitent soixante ethnies et c’est le cas dans beaucoup de pays
africains, ce qui permet de créer une notion de nation.
Au Rwanda et au Burundi, malheureusement, le fait ethnique a
primé sur le fait national. Les génocides ont commencé dès 1959 parce que
c’est à cette époque que le fait ethnique s’est imposé et radicalisé.
Grégoire Kayibanda, le premier Président de la République, a
contribué à ethniciser la vie politique au Rwanda. Quand Juvénal
Habyarimana a pris le pouvoir, il a, au départ, renversé cette tendance.
Pendant un certain temps, on lui en a rendu grâce. Mais, très rapidement, du
fait de difficultés politiques et économiques, il a fallu trouver un bouc
émissaire et il a repris une politique d’ethnicisation.
M. Bernard Debré a indiqué avoir constaté, avant 1994, que les
barrières ethniques avaient commencé à être transcendées au Rwanda du fait
de la propagation du SIDA, qui touchait 30 % de la population et qui
suscitait un fort courant d’humanisme.
Mais, en janvier 1994, il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer
qu’un nouveau génocide se préparait. Les préfets, les bourgmestres,
fourbissaient leurs armes. C’est la raison pour laquelle lorsque l’attentat a été
programmé, Paul Kagame a décidé de faire manœuvrer rapidement, dès le
6 avril au matin, l’armée du FPR vers Kigali, pour éviter, autant que possible,
trop de morts tutsies. On savait qu’en cas de déstabilisation, provoquée par
la mort du président Habyarimana, par exemple, il y aurait un cataclysme
anti-tutsi.
M. Bernard Debré a déclaré en vouloir à l’ONU parce qu’elle était
présente au moment où les assassins agissaient et qu’elle n’a rien fait pour les
empêcher de commettre leurs crimes sous prétexte qu’elle intervenait au titre
du chapitre VI et non du chapitre VII de la Charte.

Au Burundi, quelque temps auparavant, un major tutsi, Pierre
Buyoya, avait décidé de démocratiser son pays et d’organiser des élections
présidentielles. Bien qu’il fût tutsi, c’est-à-dire appartenant à une minorité
ethnique, il croyait gagner ces élections, car c’était, a souligné M. Bernard
Debré, un très bon président. Mais il a été battu par le vote ethnique.
Les drames se sont succédés à partir de l’assassinat de Melchior
Ndadaye par l’armée qui était à 98 % composée de Tutsis et Buyoya a fini
par reprendre le pouvoir par la force.
Il faut bien comprendre que les Tutsis ne voulaient pas d’élections
car elles signifiaient pour eux le retour des massacres, alors que le Président
Habyarimana y était favorable, car il était certain de les remporter. Les
accords d’Arusha constituaient une solution stupide car ils ne réglaient le
problème que temporairement, pour deux, trois ou quatre ans, pendant
lesquels on aurait pratiqué la politique de l’autruche. Il était certain qu’une
fois que les Hutus auraient remporté les élections, on allait assister à un
nouveau génocide contre les Tutsis.
Sur le papier, les accords d’Arusha étaient satisfaisants, mais dans la
réalité ils n’avaient pas d’avenir. Mais M. Bernard Debré a reconnu qu’il
n’avait pas de solution miracle à proposer en échange.
M. Bernard Debré a rappelé la logique de M. François Mitterrand
qui considérait qu’il fallait profiter du mandat de l’ONU pour sécuriser la
totalité du Rwanda, si l’on voulait que l’intervention française soit vraiment
utile. Il a déclaré qu’il était d’accord avec cette logique, à cela près qu’elle
recelait une grande ambiguïté : elle impliquait de revenir à la logique du plus
grand nombre et de réinstaller les Hutus au pouvoir.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que M. François Mitterrand
considérait qu’il fallait châtier les coupables, non seulement parce qu’il y
avait eu un génocide, mais aussi parce que sa confiance avait été trahie. Il
estimait que le maintien des Hutus au pouvoir était dans la logique
démocratique mais qu’il fallait les aider à démocratiser ce pouvoir. Il avait
dès lors le sentiment d’avoir été trahi par Habyarimana qui avait souvent
demandé de l’aide contre les extrémistes tutsis et hutus. Certains pensent que
les Interahamwe sont responsables du génocide, d’autres disent qu’Agathe
Habyarimana en était la cheville ouvrière. M. Bernard Debré a considéré que
le principal responsable était le Président Habyarimana qui avait fait preuve
d’une duplicité extrême en demandant une protection extérieure afin de
pouvoir organiser des élections qu’il comptait remporter, tout en préparant le
génocide en cas de « coup dur ».

M. Bernard Debré a estimé que l’opération Turquoise avait été
ambiguë, même si elle avait permis de sauver des milliers de hutus et de
tutsis. Pour un humaniste, un chirurgien, toute victoire sur la mort est une
grande victoire. Sauver dix, vingt, trente ou quarante mille personnes, c’est
merveilleux. Mais cette opération a servi également à évacuer toute la famille
Habyarimana qui n’en méritait peut-être pas tant.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son livre, M. Bernard Debré
commentait ainsi la création par la femme du Président, en décembre 1990,
du journal « Kangura » (« Réveillez-le ! »): « Kangura devient peu à peu une
référence : il suffit qu’un responsable politique soit pris à partie dans ses
lignes pour se voir démis de ses fonctions, écarté ou emprisonné ». C’est
« Kangura », notamment, qui a publié les dix commandements du Hutu,
« manifeste », particulièrement raciste. Il s’est demandé si une telle attitude
du pouvoir n’était pas la preuve que le président Habyarimana s’était aligné
sur la ligne politique de cette publication mensuelle à base raciste.
Rappelant que M. Bernard Debré estimait qu’avec la création de
« Radio mille collines » au milieu 1993, le racisme était devenu idéologie
d’Etat et qu’à cette époque la politique de la France aurait dû logiquement
évoluer, non en changeant de camp, mais tout au moins en associant aux
impératifs de démocratisation une exigence de respect élémentaire des droits
de l’Homme, M. Pierre Brana lui a demandé s’il pensait que la France avait
manqué l’occasion de modifier son attitude, alors qu’elle aurait dû le faire et
quelles orientations de politique il aurait fallu suivre.
M. Bernard Debré a confirmé que « Kangura » était d’un racisme
extraordinaire, mais que ce racisme des hutus vis-à-vis des tutsis n’était pas,
à proprement parler, une nouveauté : il faudrait aussi évoquer, par exemple,
les années 1964 ou 1973.
M. Pierre Brana a estimé que les dix commandements hutus
constituaient une expression extrême du racisme.
M. Bernard Debré a répondu qu’il en était de même pour le
manifeste des hutus en 1962 et le manifeste des tutsis en 1959. A partir de
1990, avec l’avancée des troupes ougando-FPR vers Ruhengeri, il y a eu un
véritable affrontement entre les deux ethnies. La vindicte des hutus à
l’encontre des tutsis surnommés « les cafards » était extrême. Ces derniers
étaient dénoncés et tués. Le génocide a véritablement commencé en 1990.
M. Bernard Debré a fait observer qu’au cours des années 1990 à
1993 il aurait été préférable, même si certains assurent que ce fut fait,
d’assortir notre coopération militaire, économique, culturelle d’un certain

nombre de conditions. En effet, la France n’était pas obligée de coopérer et
pouvait soumettre son aide à des exigences. M. Bernard Debré a reconnu
que lui-même, comme ministre de la Coopération, ne l’avait pas toujours fait
mais estimé, à la lumière des événements, qu’il aurait sans doute été bon
d’avoir davantage d’exigences, au Rwanda comme ailleurs.
Le Président Paul Quilès a souligné que des documents prouvent
que des pressions ont été exercées dans le sens indiqué par M. Bernard
Debré, même s’il est possible de juger a posteriori qu’elles furent
insuffisantes.
M. Bernard Debré a jugé que la France n’avait certainement pas
été assez ferme. Il était très facile de dire : « j’aimerais que... », tout en
continuant, malgré tout, à fournir de l’aide.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence d’une solution
alternative aux accords d’Arusha, ainsi que sur la possibilité, compte tenu de
la situation interne du Rwanda et des circonstances internationales, d’aller
plus loin.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’était pas lui-même favorable à
l’extension de Turquoise, mais qu’il y avait eu débat à ce sujet, que c’était
dans la logique du président Mitterrand, mais pas dans celle d’Edouard
Balladur. L’ambiguïté a consisté à monter une opération française sur une
partie du territoire pour sauver des vies. On peut regretter qu’elles n’aient
pas été plus nombreuses à être sauvées.
M. Bernard Debré a jugé que les accords d’Arusha étaient un peu
un marché de dupes. D’un côté, il ouvraient une perspective magnifique
parce qu’ils constituaient une promesse de cesser les massacres. La guerre
civile et le génocide qui se préparaient étaient arrêtés et on pouvait enfin
vivre normalement sous la protection de l’ONU. Mais, de fait, les massacres
étaient inscrits dans les suites de ces accords, car personne en réalité
n’acceptait la condition nécessaire au succès de leur mise en oeuvre qui
devait être le recours aux élections selon le principe « un homme, une voix ».
M. Bernard Debré n’a pas proposé de solution alternative. Peut-être
que l’ONU aurait dû rester un peu plus longtemps, agir un peu plus
fermement, dès lors qu’il y avait un accord des parties pour qu’elle puisse
rester.

Audition du Général Philippe MERCIER
Chef du Cabinet militaire du Ministre de la Défense
(24 mai 1994-31 août 1995)
(séance du 3 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant le Général Philippe Mercier, le Président Paul Quilès a
tout d’abord indiqué qu’il avait été chef du cabinet militaire du Ministre de la
Défense de mai 1994 à août 1995, et qu’il était donc en poste au moment de
la préparation et du lancement de l’opération Turquoise. Il a estimé que son
intervention constituait un témoignage très utile et complémentaire d’autres
témoignages, notamment en ce qui concerne les réflexions préalables sur la
nature, la définition et le dimensionnement de cette opération. Il a également
considéré que la mission entendrait avec intérêt son analyse de la situation au
moment du retrait et de la relève des forces de l’opération Turquoise.
Le Général Philippe Mercier a confirmé qu’il avait effectivement
été, dans la période évoquée, chef du cabinet militaire du Ministre de la
Défense, M. François Léotard. Il a rappelé que le chef du cabinet militaire du
Ministre participe à la gestion politico-militaire des crises, informe le Ministre
de l’évolution de la situation ainsi que des options militaires préparées par
l’état-major des armées et participe aux cellules de crise qui se tiennent au
Quai d’Orsay. Il a fait observer qu’à l’époque, le chef de cabinet militaire
participait au conseil restreint qui avait lieu sous la présidence du Premier
Ministre.
Le Premier Ministre avait fixé de façon très stricte le cadre de
l’opération Turquoise. Il voulait qu’elle ait lieu dans le cadre d’un mandat
international, ce qui a été obtenu avec la résolution 929 du Conseil de
Sécurité des Nations-Unies du 22 juin ; il tenait à la participation d’autres
pays, ce qui a été obtenu puisque sept contingents africains y ont participé ; il
souhaitait que l’opération soit purement humanitaire ; il demandait que cette
intervention soit limitée à deux mois, à l’issue desquels la MINUAR,
présente sur le terrain, devait prendre la relève ; enfin il avait vivement insisté
pour que l’engagement des forces françaises au Rwanda soit progressif,
limité, et, pour chacune des étapes, contrôlé par les autorités politiques
françaises.
Reprenant les termes de la résolution 929, le Général Philippe
Mercier a précisé que la mission visait à mettre fin aux massacres partout où

cela était possible, éventuellement par la force et qu’elle avait été placée sous
le régime du chapitre VII de la Charte de l’ONU. Il a rappelé qu’au moment
du déclenchement de l’opération Turquoise et à la demande du
Gouvernement, il avait reçu deux représentants du FPR auxquels il avait
expliqué les buts que poursuivait la France et les modalités selon lesquelles
cette opération se déroulerait. Ces deux représentants n’ont pas été
convaincus, bien que l’entretien ait duré plus de deux heures et qu’il ait
répondu à toutes les questions posées.
S’agissant de l’opération, il en a souligné le caractère exemplaire à
bien des égards, en raison non seulement de l’exploit technique consistant à
projeter 3 000 hommes et 700 véhicules en plein coeur de l’Afrique en si peu
de temps, mais de la façon dont le commandement de Turquoise a eu le
mérite de définir le cadre réel de l’action et d’adopter une idée de manoeuvre
conforme à ce que souhaitaient les autorités politiques. Il a relevé que
l’opération se situait dans un cadre particulièrement inhabituel, sans
connaissance de la portion du territoire rwandais sur laquelle elle s’engageait,
qu’elle ne devait pas s’impliquer dans les combats, mais visait à protéger les
populations, éventuellement par la force.
Le commandant de Turquoise a procédé, comme le souhaitait le
Premier Ministre, de façon progressive, en effectuant des reconnaissances,
puis il a choisi de créer « la zone humanitaire sûre sous protection
Turquoise ». Les délimitations de cette zone avaient l’avantage d’être
adaptées aux possibilités des forces et d’être vierges de tout affrontement
militaire étant donné qu’aucune unité du FPR ne s’y trouvait. Mais, après
avoir défini cette zone humanitaire sûre, le commandant de Turquoise a dû
faire respecter son intégrité au plan militaire, en interdisant les tentatives
d’incursions du FPR, au demeurant limitées, qui ont été soit contrôlées, soit
contrées par les forces françaises.
Au-delà du plan militaire, l’opération visait à protéger les
populations, à favoriser la reconstitution des services publics rwandais dans
certaines zones, à extraire les personnels menacés, à distribuer l’aide
alimentaire et à assurer la protection des camps.
Le Général Philippe Mercier a remarqué qu’à partir du 20 juillet,
date d’un cessez-le-feu de facto du FPR, l’opération était devenue à
dominante humanitaire, en liaison étroite avec les organisations non
gouvernementales. Il a rappelé que les règles d’engagement et de
comportement dans ce genre d’opération revêtaient une importance
considérable et nécessitaient, sur l’ensemble du théâtre, une cohérence de
comportement de tout le personnel, dans le respect de l’esprit de la mission.
Malgré un cadre flou à tous les niveaux, chacun devait connaître les limites et

les marges d’initiative qui étaient consenties. A cet égard, des dispositions
très claires et très précises avaient été données sur l’attitude à adopter vis-àvis des forces armées rwandaises, des forces du FPR et des milices.
Le Président Paul Quilès a fait observer que certains membres
d’organisations humanitaires, comme le Docteur Bradol, entendu la veille,
avaient considéré que l’opération Turquoise n’aurait pas dû être une
opération humanitaire car le drame était d’une telle ampleur que le Rwanda
avait besoin d’autre chose. Selon eux, une opération de neutralisation des
auteurs du génocide et des assassins aurait été nécessaire. Il a alors demandé
au Général Philippe Mercier ce qu’il pensait de cette thèse et de la situation
qui prévalait au Rwanda au second trimestre 1994.
Estimant qu’en dehors des objectifs de recherche de la vérité, la
mission avait certainement aussi une vertu pédagogique, M. René
Galy-Dejean a jugé que les fantasmes apparus à propos du rôle de la France
résultaient, dans de nombreux cas, de l’ignorance des faits ou d’une
méconnaissance des problèmes, et que, par conséquent, il conviendrait de
montrer que certaines idées méritaient d’être corrigées.
Il a rappelé que le Docteur Bradol, représentant de MSF, reprochait
à Turquoise d’être restée « neutre » et considérait cette neutralité comme
une erreur majeure.
Il a souhaité prolonger la question du Président en demandant au
Général Philippe Mercier si l’opération Turquoise aurait dû, comme MSF
paraissait le penser, empêcher totalement le génocide, c’est-à-dire désarmer
les belligérants puisque le génocide était dû à la présence de factions armées,
et occuper la totalité du Rwanda, village par village, quartier par quartier
pour procéder à ce que le Président a appelé la « neutralisation » et qu’il a
qualifié de « désarmement ». Il lui a également demandé, à condition que les
règles internationales d’intervention dans un pays souverain le permettent, ce
qu’aurait représenté l’interdiction du génocide en termes de moyens
militaires dans les conditions d’occupation totale du Rwanda et de
désarmement des belligérants qu’il venait d’évoquer ?
Le Général Philippe Mercier a tout d’abord estimé que la
réponse, qu’il ne souhaitait pas esquiver, dépassait le cadre des
responsabilités du chef d’état-major de l’Armée de terre, et même des armées
dans leur totalité, puisqu’elle posait le problème du droit d’ingérence.
Il a considéré que, si la communauté internationale avait souhaité
conduire une opération qui n’était pas seulement humanitaire, comme dans le
cas de Turquoise, ni de maintien ou de rétablissement de la paix, mais

d’imposition de la paix, il aurait d’abord fallu qu’elle s’en donne les moyens.
Une telle opération dans un pays de petite taille au relief très tourmenté, où
la densité de population est égale à celle de la Belgique, où il y a des maisons
partout et où l’habitat est très dispersé, et dans la mesure où les combats et
les massacres avaient lieu sur tout le territoire, aurait nécessité -en première
analyse- au moins de 40 à 50 000 hommes. Il a ajouté qu’il était déjà un peu
tard pour mettre fin aux massacres au moment où la décision a été prise et
qu’il aurait fallu la prendre plus tôt, sans doute au mois d’avril.
Il a estimé que les ONG faisaient un mauvais procès en prétendant
que l’opération Turquoise avait été neutre. Certes, elle l’a été dans son
comportement, comme cela a été souhaité et décidé vis-à-vis du FPR, dans
les cas où il ne cherchait pas à entrer dans la zone humanitaire sûre. Elle a été
neutre vis-à-vis des forces armées rwandaises constituées, car c’était encore
l’armée d’un pays souverain. Le contingent Turquoise n’avait pas les moyens
de s’opposer aux mouvements des forces armées rwandaises. Mais tout ce
qui était incontrôlé, quel que soit le parti d’appartenance, et tous les miliciens
ont été désarmés. Les barrages ont été désorganisés.
Il a rappelé que si, dans les premiers jours de l’opération, le grand
camp tutsi de Nyarushishi près de Cyangugu avait été sécurisé, c’est bien
parce que la présence française y avait rapidement fait régner l’ordre. Les
exemples de ce type ne manquent pas. Les instructions étaient très strictes
quant à l’attitude à avoir envers tous les éléments incontrôlés, car il faut se
souvenir de la position de la communauté internationale qui était
extrêmement réservée à l’époque à l’égard de cette intervention humanitaire.
Il a fait observer que, lors de l’entretien avec les deux représentants
du FPR, les questions posées exprimaient la crainte d’une opération « cheval
de Troie », ou d’une reconquête de Kigali, et que, malgré le rappel du
mandat de la communauté internationale, ces représentants étaient persuadés
qu’on allait faire la guerre chez eux, surtout en considération de l’arrivée
d’équipements lourds. Il leur a expliqué que le mandat des Nations Unies
prévoyait un « éventuel recours à la force », dans la mesure où les FAR et les
miliciens incontrôlés étaient armés, et où le FPR voulait entrer, également
armé, dans la zone humanitaire sûre. Il a expliqué que la France avait une
certaine expérience des interventions humanitaires avec le Cambodge, la
Somalie et la Bosnie. Il a également rappelé que, dans les opérations
humanitaires les plus désintéressées, qui constituent l’aspect nouveau de la
gestion contemporaine des crises, les belligérants armés peuvent prendre à
partie ceux qui agissent sur le terrain et qu’il est extrêmement difficile de
faire face à ce type de situation. Le fait d’être armé ne traduisait pas une
intention de reconquête du Rwanda.

M. René Galy-Dejean a souligné l’importance de la réponse
fournie par le Général Philippe Mercier. Il a estimé que le Docteur
Jean-Hervé Bradol devait savoir que pour obtenir ce qu’il souhaitait, et qu’il
a reproché à la France de ne pas avoir recherché, il eût fallu envoyer au
Rwanda de 40 à 50 000 hommes alors qu’il a été difficile de mobiliser
15 000 hommes pendant la guerre du Golfe.
Le Président Paul Quilès a rappelé, sans se faire l’avocat de
personne, que le Docteur Bradol avait souligné que la France n’était peutêtre pas le pays le mieux placé pour entreprendre l’opération Turquoise, que
la communauté internationale aurait dû le faire et qu’il imputait à cette
dernière la responsabilité de l’inaction face au génocide. Il a par ailleurs
précisé que, lors d’un entretien téléphonique qu’il avait eu la veille avec
M. Boutros Ghali, celui-ci lui avait indiqué qu’il ne pourrait pas venir devant
la mission pour des raisons juridiques, liées au fonctionnement de l’ONU,
mais qu’il était par contre prêt à lui donner par écrit des informations, dont
certaines déjà fournies portent sur l’attitude des Etats-Unis et le blocage
imposé à l’organisation mondiale. Une directive présidentielle américaine,
appliquée pour la première fois lors de la crise rwandaise, expliquerait la nonparticipation américaine.
Il a fait observer que le refus d’engager une opération lourde
relevait de la responsabilité de la communauté internationale, plus
exactement de l’ONU et notamment des Etats-Unis qui ont bloqué les
initiatives en ce sens, pour des raisons d’ordre psychologique et financier.
Le Général Philippe Mercier a rappelé que les Etats-Unis, à
l’époque, sortaient de la crise somalienne et a estimé qu’ils mettront
longtemps à vouloir s’intéresser de nouveau à des opérations de
rétablissement ou d’imposition de la paix, ainsi que l’a bien montré leur
engagement très tardif sur le théâtre de Bosnie-Herzégovine.
M. Jacques Myard a souligné que les critiques relatives à
l’opération Turquoise ont été formulées de façon générale : « La
communauté internationale n’a pas agi suffisamment, n’est pas intervenue,
n’a pas neutralisé, etc. ». Rappelant que le Général Philippe Mercier avait
indiqué que les forces françaises avaient sécurisé un camp tutsi, et même
plusieurs, il a émis la suggestion que le rapport de la mission rappelle la
chronologie diplomatique et celle de l’intervention des forces
M. Jean-Louis Bernard a souhaité avoir des précisions sur les
membres du FPR que le Général Philippe Mercier avait rencontrés, leur
niveau de responsabilités, les conclusions des entretiens et l’évolution de
leurs convictions.

Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il ne se souvenait pas
de leurs noms. Il s’agissait de représentants d’un bon niveau, âgés de 30-35
ans, comme dans l’équipe de Paul Kagame. Il avait trouvé des interlocuteurs
extrêmement attentifs qui avaient posé des questions nombreuses et précises,
allant toujours dans le sens précédemment indiqué : « N’avez-vous pas
l’intention de reconquérir le Rwanda ? Ne venez-vous pas soutenir les
forces armées rwandaises en débandade ? ». Il a souligné qu’à son avis, il ne
les avait pas convaincus et a rappelé qu’il avait eu le sentiment qu’ils étaient
repartis sceptiques.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si les émissaires du FPR
avaient demandé quelles mesures la France entendait prendre pour empêcher
les massacres de Tutsis. S’interrogeant sur la position du FPR au moment de
l’opération Turquoise, il a remarqué qu’il n’avait pas demandé d’action plus
énergique pour éviter les massacres de Tutsis et qu’il semblait
essentiellement préoccupé des incidences politiques que pourrait avoir notre
intervention, plus que de son incidence humanitaire.
Le Général Philippe Mercier a indiqué que ce qui venait d’être dit
lui semblait bien résumer la teneur de la conversation qu’il avait eue. Les
préoccupations des représentants du FPR étaient avant tout politiques et il
n’y a pas eu, de leur part, de demande de secours dans tel ou tel camp
regroupant des Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date de
cet entretien.
Le Général Philippe Mercier a répondu qu’il lui faudrait vérifier.
Il a rappelé que les massacres avaient commencé le 7 avril, que l’entretien
s’était déroulé début juillet, au moment où se mettait en place l’opération
Turquoise.
M. Bernard Cazeneuve a fait observer que les interlocuteurs du
général Philippe Mercier s’étaient comportés en stratèges politiques et
militaires, et a souhaité savoir si les considérations humanitaires qui auraient
pu inspirer leur démarche, compte tenu de l’ampleur des massacres, avaient
été ou non évoquées ?
Le Général Philippe Mercier a répondu que les massacres avaient
été évoqués, mais qu’il n’y avait pas eu de demande ou de souci exprimé en
matière de protection ponctuelle de tel ou tel camp.
M. Bernard Cazeneuve a considéré que les propos suivants
auraient pu être tenus, même par des stratèges et des politiques : « Ne vous

mêlez pas de la guerre ; laissez-nous franchir un certain nombre
d’obstacles militaires pour arriver jusqu’à Kigali, mais partout où vous
êtes, faites en sorte que les massacres ne se produisent pas, que les pertes
humaines soient les moins nombreuses possibles ».
Le Général Philippe Mercier a souligné que ces considérations
n’avaient pas été évoquées de leur part parce qu’il avait indiqué aux
représentants du FPR que l’objectif de la France était bien de mettre fin aux
massacres.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir de quelles sources
d’informations le Général Philippe Mercier disposait en tant que chef de
cabinet militaire du Ministre de la Défense et ce qu’il savait notamment de la
situation des camps de réfugiés.
Le Général Philippe Mercier a indiqué que le cabinet du Ministre
disposait des sources de la direction du renseignement militaire et des fiches
quotidiennes, quelquefois biquotidiennes, établies par les forces sur le terrain,
puis synthétisées par l’état-major des armées (EMA). Des informations
complémentaires qui venaient des autres services de renseignements étaient
traitées au niveau de la cellule de crise qui regroupe au Quai d’Orsay tous les
ministères intéressés par la situation dans le pays considéré. Le cabinet avait
en outre connaissance des options militaires que transmettait l’EMA. L’une
des préoccupations principales de la direction du renseignement militaire et
de l’état-major des armées était de connaître l’emplacement des camps les
plus menacés puisqu’il s’agissait d’une mission humanitaire qui devait mettre
fin à des massacres. Cela n’a d’ailleurs pas été très facile. Au cours de la
première phase de reconnaissance, une carte plus précise des camps a permis
de répartir les efforts des forces déployées dans les trois groupements au sein
de la zone humanitaire sûre.
M. Bernard Cazeneuve a demandé des éléments d’information
complémentaires sur les circonstances des massacres de Bisesero.
Le Général Philippe Mercier a répondu qu’il n’avait pas
d’informations à ce sujet.
Le Président Paul Quilès a demandé, à propos de l’attentat contre
l’avion présidentiel, si dans les semaines qui avaient suivi, le Général Philippe
Mercier avait eu communication de documents ou
d’informations
particulières qui permettaient de privilégier telle ou telle thèse ?
Le Général Philippe Mercier a précisé qu’il n’avait pas eu
communication de documents permettant de privilégier telle ou telle thèse. A

titre personnel, il a estimé que la thèse d’un attentat commis par les forces
armées rwandaises lui paraissait insensée.
M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé pourquoi cette thèse
lui paraissait insensée et, par conséquent, pourquoi l’autre thèse, celle de la
responsabilité du FPR, lui paraissait sensée ?
Le Général Philippe Mercier a considéré qu’il semblait insensé
pour les forces armées rwandaises de déclencher un attentat contre leur
Président. Toute thèse consistant à impliquer plus ou moins directement des
éléments français dans cet attentat est tout aussi impensable, compte tenu des
efforts considérables et constants déployés par la France pour améliorer le
fonctionnement de la démocratie au Rwanda, notamment en soutenant l’Etat
rwandais tout en exerçant des pressions sur le Président Habyarimana.
M. Bernard Cazeneuve a considéré que la fraction la plus
extrémiste des FAR aurait pu commettre cet attentat pour des raisons qui
tenaient justement au rôle particulier joué par la France dans le cadre de la
négociation des accords d’Arusha. Ces accords conduisaient en effet à une
démocratisation du régime et privaient ainsi le clan le plus extrémiste, proche
du Président Habyarimana, d’un certain nombre de privilèges dont il avait
disposé jusqu’alors. Il n’y a donc pas de lien à établir a priori entre la thèse
de la responsabilité des FAR et celle d’une participation française à l’attentat.
Les extrémistes hutus auraient pu commettre l’attentat contre le Président
Habyarimana, justement parce que ce dernier avait été considéré par la partie
française comme l’un des éléments les plus favorables à la démocratisation et
que la réunion de Dar Es-Salam, qui avait eu lieu la veille, l’avait conduit à
rompre avec les extrémistes.
Le Général Philippe Mercier a estimé cette thèse cohérente. Il a
indiqué que lorsqu’il parlait des forces armées rwandaises, il désignait des
personnes fidèles au Président Habyarimana et que les extrémistes ont
toujours recours à des moyens extrêmes pour arriver à leurs fins.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à nouveau au Général Philippe
Mercier ce qui, selon lui, militait en faveur de la thèse d’un attentat commis
par le FPR.
Le Général Philippe Mercier n’a pas souhaité se laisser entraîner
dans un débat dont il ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants et a
rappelé qu’il était convoqué en tant que chef du cabinet militaire de
M. François Léotard pour l’opération Turquoise.

M. Bernard Cazeneuve a fait néanmoins observer au Général
Philippe Mercier qu’il avait émis une hypothèse sur un sujet à l’égard duquel
la mission se montrait d’une très grande curiosité chaque fois qu’un
interlocuteur l’évoquait et que, même si cet interlocuteur n’était pas
directement compétent pour répondre au regard de ce qu’avaient été ses
fonctions, la mission désirait en savoir davantage.
Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il avait émis une
hypothèse concernant une époque pendant laquelle il n’était pas au cabinet
de M. François Léotard.
M. Charles Cova a observé qu’il s’agissait avant tout d’une
interprétation a contrario de M. Cazeneuve et que le Général Philippe
Mercier n’avait jamais dit qu’il privilégiait la thèse d’un attentat commis par
le FPR.
Le Président Paul Quilès a souligné que personne n’avait encore
apporté d’éléments permettant de privilégier une thèse, factuellement et
objectivement.
Il s’est dit étonné que, sur un attentat commis avec des armements
dont l’utilisation paraissait surprenante dans la région et qui avait provoqué
la disparition d’un équipage français et de deux chefs d’Etat, puis déclenché
des massacres qui se sont transformés en génocide, quatre ans plus tard, on
ne sache toujours rien. Chacun présente sa thèse ou son hypothèse, ce qui
explique pourquoi le rapporteur poursuit quelque peu ses investigations sur
ce sujet.
Evoquant les contacts entre FPR et forces françaises, et les
affrontements qui les auraient opposés, M. Michel Voisin a estimé troublant
que le FPR ait manoeuvré de nuit, ce qui n’est pas l’habitude des troupes
africaines, et s’est demandé si des personnels blancs ne l’auraient pas
encadré.
Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il n’avait jamais eu
d’information à ce sujet. Il savait que les troupes du FPR était très bien
entraînées, même à l’infiltration et à l’attaque de nuit. Mais il a précisé qu’il
n’avait jamais eu aucune preuve ou suspicion d’une quelconque implication
de troupes extérieures encadrant le FPR. Le FPR formait une petite armée
expérimentée, courageuse et bien équipée, qui a prouvé ces qualités par la
suite. Une partie du FPR a franchi la frontière du Rwanda pour progresser
largement vers l’ouest. Les forces armées rwandaises ont subi des pertes
effroyables dans leurs combats contre le FPR.

M. Jacques Myard a demandé combien d’hommes avaient été
perdus par les FAR.
Le Général Philippe Mercier a souligné qu’il faudrait faire la
somme des pertes subies lors des offensives de 1990, et surtout de juin 1992
et de février-mars 1993, qui ont été contenues par les FAR avec beaucoup de
difficultés.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024