Fiche du document numéro 31914

Num
31914
Date
Jeudi 30 mars 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3084953
Pages
9
Titre
Qui a tué Dulcie September ?
Soustitre
Révélations sur un crime d'État. Il y a 35 ans, la représentante de l'ANC était assassinée à Paris.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
N° 849 - Du 30 mars au 5avril 2023


Obsèques de Dulcie
September au cimetière
du Père-Lathaise,
à Paris, le 9 avril 1988.


L'ENQUÊTE

DULCIE SEPTEMBER,
ASSASSINEE POUR
ARMER L'APARTHEID ?

Il y à trente-cinq ans, la représentante de l'ANC était abattue à Paris. Des archives déclassifiées des services secrets sud-africains jettent une lumière nouvelle sur ce meurtre commandité par le régime ségrégationniste. Un crime politique en eaux troubles, quand la France violait l'embargo sur les armes à destination de Pretoria.

ROSA MOUSSAOUI
rosa.moussaoui@humanite.fr

Elle était arrivée, toujours ponctuelle, à son heure habituelle : la gardienne lui avait remis le courrier à 9h30. Au quatrième étage de l'immeuble de la rue des Petites-Écuries, à Paris, elle glissait la clé dans la serrure quand les tueurs ont tiré. Cinq balles de petit calibre,dans la nuque, dans la tête, avec un silencieux. Ce 29 mars 1988, à 10 heures, aux portes de la mission parisienne de l’African National Congress (ANC), le corps de Dulcie September, 53 ans, est découvert : elle gît à terre dans une flaque de sang, poitrine dénudée, défigurée. Autour d’elle, son sac à main, quatre douilles, deux mégots de Marlboro, un ticket RATP. La représentante du mouvement de libération des Noirs d’Afrique du Sud, une métisse originaire du Cap, avait donné une impulsion décisive à la structuration et au déploiement, en France, du mouvement antiapartheid. Dulcie September se savait menacée.

Si la victoire de la gauche en 1981 avait permis l’ouverture à Paris — sans statut diplomatique — d’une représentation de l’ANC, jusque-là tenue pour une organisation «terroriste », le retour de la droite aux affaires, en 1986, a décuplé l’activisme du lobby sud-africain.

PASQUA PLACE BEAUVAU
ET FOCCART DANS LE VOISINAGE

Charles Pasqua a installé ses barbouzes place Beauvau ; Jacques Foccart, l’homme des réseaux françafricains, a pris ses quartiers en face de Matignon. Jacques Chirac, premier ministre de la cohabitation, ne fait pas mystère de son intention d’adopter à l’égard de l’Afrique du Sud une « politique plus souple », d’opérer «un virage à 180 degrés», en «privilégiant le dialogue plutôt que les sanctions». C’est dans ce contexte qu’a lieu la visite en France du président sud-africain Pieter Botha, en 1986.

En public, l’Élysée prêche l’intransigeance face au régime d’apartheid. Mais en coulisses, les affaires continuent. Paris et Pretoria sont liés par une coopération nucléaire que matérialise la mise en service, en 1985, de la centrale de Koeberg, livrée clés en main, près du Cap, par un consortium français réunissant Framatome, Alsthom Atlantique et Spie Batignolles. EDF s’est dotée d’une structure permanente pour assurer la maintenance de cette infrastructure. En échange, l’uranium sud-africain alimente l’industrie nucléaire de l’Hexagone ; le charbon extrait par les mineurs noirs dans des conditions proches de l’esclavage emprunte des routes maritimes détournées, avant d’être déchargé sur les ports français sous de fausses provenances ; pas moins ...

---
RAPPORT MEDICO-LEGAL

concernant la mort de madame SEPTEMBER Dulcie Evon

1°) La mort de madame SEPTEMBER Dulcie est consécutive
à cinq blessures de la tête par arme à feu.

2°) Ont été prélevés et mis SOUS scellés par mesure
conservatoire :
----

DU 30 MARS AU 5 AVRIL 2023 177 L'HUMANITÉ MAGAZINE


L'ENQUÊTE
QUI A TUÉ DULCIE SEPTEMBER ?

... de 85 entreprises françaises opèrent en Afrique du Sud, où elles investissent massivement. Mais le commerce illégal le plus florissant est sans le moindre doute celui des armes et des équipements militaires. Dès 1964, l’année où Nelson Mandela est jeté dans une geôle de l’île-prison de Robben Island, la France devient le premier fournisseur d’armes de l’Afrique du Sud. Une archive sud-africaine déclassifiée, parmi les milliers de documents exhumés en 2017 par l'ONG Open Secrets, jette une lumière crue sur la visite en France, en 1969, d’une délégation de hauts gradés sud-africains conduite par Pieter Botha, alors ministre de la Défense. À l’invitation de Thomson-CSF, ces messieurs ont été accueillis dans le Bordelais, pour assister à des tirs de missiles… entre deux dégustations de grands crus.

La même année, Dulcie September quitte le pénitencier de Kroonstad où elle a purgé cinq ans de prison pour ses activités politiques. Elle est placée pour cinq années encore sous étroite surveillance policière, avec interdiction de s'engager dans une activité politique et d’exercer son métier d’enseignante. Bannie, elle...

----

Dans ses notes manuscrites, Dulcie September consigne les trajets d'un navire sous pavillon panaméen vers Durban et fait part de sa « préoccupation sur la collaboration nucléaire ».

African National Congress
MISSION DE PARIS
47 rue Rochechouart 75002 Paris
MISSION DE PARTS
Tel, 526.19.49
----

...s’exile en Europe, en 1973. À la même époque, Armscor, l’officine sud-africaine chargée des programmes d’armement, installe au dernier étage de l’ambassade d’Afrique du Sud à Paris, au 59, quai d’Orsay, une antenne

EN 1964, MANDELA
EST EMPRISONNÉ
ET LA FRANCE DEVIENT
LE PREMIER FOURNISSEUR
D'ARMES DE PRETORIA.

européenne secrète chargée d’organiser le contournement de l’embargo. Elle emploie une trentaine d’agents, en relation étroite avec les industriels français. Dès son arrivée à Paris en 1984, Dulcie September, militante opiniâtre, obstinée, traque les violations de l’embargo, encourage la campagne pour le boycott, se rend partout en France. Elle noue, dans le monde syndical, de solides amitiés. Patrick Bauducco se souvient avec émotion de la visite de la représentante de l’ANC aux mineurs grévistes de La Grand-Combe (Gard), en 1985. Le trafic de charbon en provenance d’Afrique du Sud bat alors son plein, des fortunes se bâtissent sur cet obscur commerce, tandis qu’en France, les puits ferment les uns après les autres. « Tout un réseau d’informations et d'actions avait été mis sur pied pour repérer les cargaisons suspectes. À Marseille, les dockers en bloquaient le déchargement, ou brûlaient le charbon. S'ils n’y parvenaient pas, les cheminots prenaient le relais, en renversant des wagons », relate cet ancien mineur. À Paris, Dulcie piste les navires et les pavillons de complaisance, tente de démêler l’écheveau de circuits financiers opaques, rassemble patiemment des preuves.

MENACES, AGRESSION,
TÉLÉPHONE SUR ÉCOUTE...

Une note manuscrite, datée du 7 décembre 1985, sur du papier à en-tête de la mission parisienne de l’ANC, fait part de sa « préoccupation sur la collaboration nucléaire ». Suivent ces mots: «Framatome, contrat, ingénieurs, scientifiques, technologie nucléaire» — dès 1977, l’Afrique du Sud a procédé à son premier essai nucléaire dans le désert du Kalahari ; Washington, Tel-Aviv, Bonn, Londres et Paris l’ont aidée à se doter de la bombe en lui fournissant équipements, matière fissile, technologies de pointe. Un autre nom revient dans cette note : Thomson-CSF, fleuron de l’industrie française de l’armement. Et des pistes, encore: « Équipements de communications directement pour les forces armées sud-africaines, radars, missiles. »

Thomson-CSF... Ce nom figurait déjà dans le rapport envoyé trois semaines plus tôt par Dulcie September à la hiérarchie de l’ANC, à Londres, pour l’informer des menaces visant, à Paris, le mouvement de libération. « Durant les six derniers mois environ, des menaces ont été proférées contre l’ANC en France et des incidents étranges se sont produits. (...) Il est assez évident que les téléphones, celui de mon appartement et celui du bureau, ont été placés sur écoute », résume-t-elle. Le bureau de l’ANC est régulièrement visité ; la serrure de son armoire, forcée ; dans la rue, à plusieurs reprises, Dulcie surprend des inconnus qui la photographient. Des appels anonymes l’intriguent. Elle relate, dans ce même document, cet épisode étrange : « Une fois, j’ai décroché le combiné pour passer un appel et j’ai entendu des voix. J’ai écouté, même si je n’arrivais pas à entendre ce qui se disait. Les personnes ont fini leur conversation mais j’ai continué à écouter. Un téléphone a sonné et une femme a répondu et dit “Thomson et Cie”. J’étais choquée, j'ai raccroché. » Bientôt, elle sera la cible d’une agression dans le métro ; le chef du Front national, Jean-Marie Le Pen, jettera son adresse personnelle en pâture. À Londres, pourtant, personne ne la prend au sérieux. Aziz Pahad, son référent de la direction de l’ANC en exil, met ses craintes sur le compte de la « paranoïa ».

DES LANCEURS D'ALERTE
RÉVOLTÉS PAR L'APARTHEID

Il y a les intimidations, les menaces, mais il y a surtout les amis, les alliés. Dans les rangs du Parti communiste, dont Dulcie est très proche. Dans l’appareil d’État, où tout le monde ne voit pas d’un bon œil les complaisances dont jouit à Paris le régime raciste de Pretoria. Et puis dans les rangs syndicaux, où de jeunes cadres, ingénieurs, techniciens refusent de se faire les complices des coopérations militaires...

----

L'ENQUÊTE
COMPRENDRE

En 1985, Dulcie September rencontre les mineurs grévistes de La Grand-Combe (Gard), parmi lesquels Patrick Bauducco (au centre). Très vite va se mettre en place un réseau de solidarité entre dockers et cheminots pour traquer et bloquer les importations de charbon sud-africain.

----

...avec l’Afrique du Sud. En 1987, Alain Janvier, un informaticien de la Société européenne de propulsion (SEP), travaille sur le projet Spot Image. Le satellite a été mis en orbite par la fusée Ariane, le 22 février 1986: il doit fournir des images en haute résolution des paysages terrestres, sur toute la planète. Ce salarié apprend qu’un contrat est en train de se nouer avec l’Afrique du Sud, pour livrer à Pretoria une station de télédétection. « De telles images, à visée civile, peuvent être détournées à des fins militaires. Je me refuse à travailler sur ce projet qui viole l’embargo. » Sans être syndiqué, il active de discrets contacts à la CGT, prend toutes les précautions pour ne pas être identifié, redoute d’être licencié. Clandestinement, dans un café de Puteaux, il rencontre Jean-Louis Cailloux, délégué central CGT à la Snecma, le maître d’œuvre des moteurs d’Ariane. Lui-même travaille sur le projet Spot Image. Il rassemble lui aussi ses souvenirs : « Grâce à la définition des images transmises par Spot, le régime d’apartheid aurait pu distinguer des installations clandestines de la résistance sud-africaine, avoir un ...

----

Embargo sur l'armement

En août 1963, la résolution 181 est adoptée par le Conseil de sécurité de l'ONU. Elle appelle les États à cesser « la vente et l'expédition d'armes, de munitions de tous types et de véhicules militaires vers l'Afrique du Sud ». Cet embargo sur les armes, non contraignant, est décrété en réponse à la politique de militarisation du régime d'apartheid, propre à asseoir les « politiques raciales » de Pretoria. Il fait suite à de précédentes résolutions du Conseil de sécurité condamnant Pretoria. En décembre 1963, la résolution 182 du Conseil de sécurité de l'ONU étend cet embargo volontaire sur les armes à « l'équipement et (aux) matériaux pour la fabrication et l'entretien des armes et des munitions en Afrique du Sud ». En juillet 1970, la résolution 282 appelle à l'application inconditionnelle de l'embargo, sans le rendre contraignant. En novembre 1977, la résolution 418 du Conseil de sécurité de l'ONU finit, enfin, par imposer un embargo obligatoire sur les armes.

-----

DU 30 MARS AU 5 AVRIL 2023 19 L'HUMANITÉ MAGAZINE

L'ENQUÊTE
QUI À TUÉ DULCIE SEPTEMBER ?

----

CGT & UGICT

inion des Syndicats De
LA DEFENSE

la défense le 30 AVRIL 1987

SNECMA
Monsieur le Directeur
2, Bd Victor Hugo


Monsieur le Directeur,

Nous avons appris que la SNECMA, par l'intermédiaire de la S.E.P., négociait
actuellement un contrat avec l'AFRIQUE DU SUD pour la réalisation d'une station
de réception de télédétection.

Nous sommes particulièrement surpris et choqués par ces négociations qui
s'inscrivent à l'encontre des prescriptions de la C.E.E. concernant les
échanges commerciaux avec l'AFRIQUE DU SUD.

De plus, vous n'êtes pas sans ignorer qu'un jeune Français, PIERRE-ANDRE
ALBERTINI, est illégalement détenu et croupit dans une prison de ce pays.

C'est pourquoi, nous vous demandons, si ce n'est déjà fait, de cesser ces
négociations déplacées, honteuses pour la FRANCE et qui, si elles aboutissaient,
ne feraient que renforcer l'APARTHEID et la répression sanglante qu’il engendre.

----





----

ALORS QUE L’APARTHEID...
ALORS QUE P.A. ALBERTINI...

La SNECMA par l'intermédiaire de sa filiale, la SEP (SOCIETE EUROPEENNE DE
PROPULSION} est en train de négocier un contrat avec l'AFRIQUE DU SUD pour la
réalisation d'une station de réception de télédétection pour l'observation de la
terre.

On savait que la FRANCE, par la réalisation du satellite SPOT, avait réalisé une prouesse technique et mis en oeuvre les moyens d'une coopération internationale, porteuse d'avenir, dans la connaissance du globe terrestre et des ressources naturelles et humaines de la terre.


Les vocations pacifiques et utiles pour le développement des réalisations humaines sont importantes (géographiques, aménagement du territoire, agricoles, hydrograhiques ...).

UN TEL CONTRAT, S'IL VENAIT A ETRE CONCLU REVETIRAIT UNE SIGNIFICATION TOUT A FAIT PARTICULIERE : la SNECMA, la FRANCE offriraient aux racistes de PRETORIA un instrument de contrôle qui placerait sous haute surveillance l'ensemble de L'AFRIQUE AUSTRALE et aussi les peuples de la région qui luttent pour recouvrer leur dignité face à ce régime des plus abjects qui aient existé et dont les méthodes sont largement inspirées par le nazisme.

Imaginez les possibilités : quand on sait que la précision au sol de ce satellite et de la station de réception est de 10 mètres et que les prises de vue d'un lieu donné se font PLUS DE 2 FOIS PAR JOUR.

L'EMOTION EST CONSIDERABLE A LA SEP, A SA DIVISION TRAITEMENT D'IMAGE ET A LA SNECMA.


Quand on sait que le CNES a déjà installé une station de contrôle en AFRIQUE DU SUD. à HARTEBEESHOEK on imagine quels moyens sophistiqués disposeraient les dirigeants de PRETORIA pour perpétuer l'APARTHEID contre les peuples noirs épris de liberté.

De plus, les négociations actuellement en cours vont totalement à l'encontre des prescriptions de la COMMUNAUTE ECONOMIQUE EUROPEENNE et américaines concernant les mesures de rupture des échanges commerciaux avec l'AFRIQUE DU SUD.

CE CONTRAT N'EST PAS ENCORE SIGNE. IL EST DONC POSSIBLE ET IMPERATIF D'EMPECHER SA SIGNATURE

IL FAUT TOUT FAIRE POUR QUE LA SNECMA ET LA S.E.P. CESSENT LES NEGOCIATIONS EN COURS

II faut tout faire pour le gouvernement intervienne pour interrompre les négociations sur ce contrat et ce, notamment, dans le cadre des mesures de rétorsion contre l'emprisonnement inadmissible de PIERRE-ANDRE ALBERTINI

SALARIES DE LA SNECMA, SALARIES DE LA SEP, NE SOYEZ PAS COMPLICES
DE VOTRE DIRECTION, FAITES OBSTACLES A CE CONTRAT HONTEUX POUR
VOS ENTREPRISES ET AUSSI POUR LA FRANCE.

-----

Avril 1987. La CGT dénonce le contrat pour la réalisation en Afrique du Sud d'une station de réception des images du satellite français Spot. La représentante de l'ANC sera informée des enjeux militaires d'un tel outil de surveillance, avant que le scandale n'éclate peu après dans la presse.

-----

...œil sur les pays frontaliers. On a rencontré Dulcie September, on l’a briefée sur ces aspects militaires. » Les syndicalistes décident de faire éclater le scandale. La presse est alertée. « Le Monde » juge « la Snecma compromise ». « L'Humanité » dénonce « un contrat honteux ». À la SEP, la question est inscrite à l’ordre du jour du comité d’entreprise ; rares sont ceux qui acceptent de travailler sur le projet. « Un jour, un représentant de la direction nous a rassemblés, en disant qu’il ne sortirait pas de la pièce sans avoir retrouvé la taupe qu’il cherchait. Tous les collègues connaissaient le rôle que je jouais. Personne n’a ouvert la bouche », sourit Alain Janvier.

Combien de lanceurs d’alerte ont ainsi informé la représentante de l’ANC de violations de l’embargo sur les armes ? Jacqueline Derens, traductrice et amie de Dulcie September, se souvient qu’à l’hiver 1987 un homme se présentant comme un cadre de Matra, syndicaliste CGT, a pris contact avec elle : « Cet homme d’une quarantaine d’années était très anxieux. Il risquait sa place. Je crois qu’il n’a même pas voulu me dire son nom. Il voulait informer Dulcie d’un contrat illégal avec Pretoria. J’ai transmis l’information. J'ignore si elle l’a rencontré par la suite. »

L'HUMANITÉ MAGAZINE 20 DU 30 MARS AU 5 AVRIL 2023

Quelques mois plus tôt, à Paris, autour d’un dîner, le 21 juillet 1987, un chef de la DGSE et l’un de ses officiers ont conclu avec les représentants des services secrets de Pretoria un marché trouble. Un rapport déclassifié des services secrets sud-africains en détaille les termes. Il s’agit d’offrir à Jonas Savimbi, le chef de l’Unita — mouvement armé soutenu par les Occidentaux qui livre une guerre sans merci au gouvernement marxiste de

CHEVÈNEMENT DÉNONCE « DES COMPLAISANCES » « À UN HAUT NIVEAU » AVEC LES SERVICES SECRETS SUD-AFRICAINS.

l’Angola —, les missiles qu’il demande. « L'Unita n’a pas les fonds pour ces armes, et la République sud-africaine n’a pas la possibilité de les acquérir (en raison de l’embargo - NDLR). Une réponse dans ce contexte est nécessaire », notent dans leur rapport les émissaires de Pretoria. Les Français vantent alors le missile antiaérien Mistral, mis au point par Matra, tout juste entré dans sa phase finale de développement, un concurrent sérieux au missile américain Stinger. « Les Francais (..) projettent de livrer l’an prochain 20 missiles des premiers modèles en production » à l’Unita. « Il y a la possibilité pour la République sud-africaine d’acheter les missiles Mistral à un pays tiers » prêt à « fournir un certificat d’utilisateur final » en contrepartie d’une commission de 10 %, résument les agents sud-africains. Pour Matra, ce marché tombe à point: la firme a besoin d’argent frais. Elle pourra, en prime, tester cette nouvelle arme in vivo, sur le théâtre angolais.

DES PAYS TIERS IMPLIQUÉS DANS LES VIOLATIONS DE L'EMBARGO

Le lendemain, toujours selon cette archive déclassifiée, c’est au tour de Jacques Foccart de rencontrer les représentants des services secrets sud-africains. Il met sur la table l’affaire Pierre-André Albertini, du nom de ce coopérant français emprisonné dans le bantoustan du Ciskei pour ses sympathies avec l’ANC: « Il demande qu’à ce stade la République sud-africaine ne libère pas Albertini, principalement pour les raisons suivantes : si Albertini était libéré maintenant, le prestige en reviendrait au président Mitterrand. Le premier ministre Jacques Chirac voudrait surtout éviter cela », indique le rapport sud-africain. Albertini sera quand même libéré à la fin de l’été 1987.

Dulcie September a-t-elle eu connaissance de ces marchandages impliquant des ventes d’armes illégales ? Impossible de l’affirmer avec certitude. « Nous interpellions régulièrement la direction sur les ventes d’armes à l’Afrique du Sud. On nous répondait invariablement que ça n’existait pas», se souvient Roger Chanconie, ingénieur, secrétaire, à l’époque, du syndicat CGT chez Matra. À la fin du mois de janvier 1989, l’Élysée découvre que l’industriel a été approché au début de l’automne précédent par un haut gradé du Congo-Brazzaville, se disant mandaté par son pays, pour acquérir 50 missiles Mistral et dix trépieds de lancement. Montant du contrat : 53,3 millions de francs. La transaction a été validée à Matignon par la commission interministérielle pour l’étude des exportations des matériels de guerre. Mais le général Jean Fleury, chef d’état-major particulier de Mitterrand, soupçonne un paravent dissimulant une réexportation vers un pays placé sur liste rouge — l’Afrique du Sud.

Une enquête est confiée au ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. Matra porte plainte. La justice est saisie. Seul arrêté, un intermédiaire français menace de dévoiler la liste de tous les protagonistes impliqués, et de révéler toutes les implications politiques et diplomatiques de ce marché trouble. L’affaire est discrètement enterrée. À l’Hôtel de Brienne, le directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, Louis Gallois, est chargé de bloquer cette vente frauduleuse (1). Ce dernier nous assure aujourd’hui ne garder « aucun souvenir de cette affaire »: « Je pense ne pas l’avoir traitée. » De faux certificats d’usage final permettant des ventes d’armes à Pretoria par des routes détournées ? « Ce n’est pas impossible », élude-t-il.

UN ANCIEN DE L'OAS EN REPÉRAGE SUR LES LOCAUX PARISIENS DE L'ANC

Au lendemain de l’assassinat de Dulcie September, Jean-Pierre Chevènement n’avait pas mâché ses mots. L’opération portait selon lui le sceau des services sud-africains : « Ils peuvent opérer avec beaucoup de liberté dans notre pays, étant donné les complaisances dont ils bénéficient à un haut niveau. » La flèche visait-elle Mitterrand, catégoriquement opposé à une rupture des relations diplomatiques ? Était-elle pour la Place Beauvau où, au soir du crime, le ministre de la Sécurité publique, Robert Pandraud, aligné sur la version sud-africaine officielle, avait attribué l’assassinat de la représentante de l’ANC à « des règlements de comptes entre les fractions diverses des terroristes » ?

Au ministère de l’Intérieur, les jours qui
suivent le crime, on nie farouchement...


---

Arrivé à Matignon en 1986, Jacques Chirac choisit «le dialogue » avec l'Afrique du Sud et place Charles Pasqua au ministère de Intérieur. Aucune protection policière ne sera accordée à Dulcie September, malgré ses demandes.

----

L'ENQUÊTE
COMPRENDRE

---

DULCIE SEPTEMBER, BIO EXPRESS

1935. Dulcie Evonne September naît à Gleemore, dans la banlieue du Cap.

1960. Le massacre de Sharpeville, le 21 mars, déclenche une crise politique et entraîne l'interdiction de l'ANC.

1962. Dulcie participe au Yu Chi Chan Club, un groupe d'inspiration maoïste qui se dissout et renaît sous le nom de National Liberation Front.

1963. Arrestation le 9 octobre, et incarcération pour « conspiration dans l'objectif d'actes de sabotage et incitation à la violence pour motifs politiques ».

1964. Après six mois de procès, elle est condamnée à cinq ans de prison. Elle y subira de graves sévices physiques et moraux.

1969. Après sa sortie de prison, elle est placée sous surveillance policière avec interdiction de prendre part à une activité politique et d'exercer sa profession d'enseignante.

1973. Elle quitte l'Afrique du Sud, s'engage à Londres dans le mouvement anti-apartheid.

1976. Elle devient cadre permanent de l'ANC.

1981. Dulcie rejoint le quartier général de l'ANC à Lusaka.

1983. Elle est nommée représentante de l'ANC pour la France, la Suisse et le Luxembourg.

1988. Le 29 mars, elle est assassinée à Paris. Plus de 20 000 personnes participent à ses obsèques au Père-Lachaise.

DU 30 MARS AU 5 AVRIL 2023 2 Î L'HUMANITÉ MAGAZINE

L'ENQUÊTE
QUI A TUÉ DULCIE SEPTEMBER ?

... avoir été saisi d’une demande de protection. Marcel Trigon, le maire communiste d’Arcueil, où vivait Dulcie, avait pourtant multiplié les démarches en ce sens auprès de Charles Pasqua. « Elle avait fait part de ses craintes au ministère de l’Intérieur pour demander un suivi des services de police », confirmait, le jour même de l’assassinat, l’ancien ministre Louis Le Pensec, chargé des relations internationales au PS. Cette protection n’est jamais venue. Au contraire. Depuis le cabinet de Charles Pasqua, Jean Taousson, un ancien tueur des commandos Delta de l’OAS, devenu un pilier du lobby sud-africain, est toujours prêt à renseigner les services sud-africains sur le mouvement antiapartheid. Il fait des repérages, plans à l’appui, sur les locaux de l’ANC, rue des Petites-Écuries. Il ne sera jamais entendu.

L'ENQUÊTE S'ENLISE DANS LES FAUSSES PISTES ET NÉGLIGE DES TÉMOINS

Dans l’enquête qui n’est confiée que deux semaines après le crime à la juge d’instruction Claudine Forkel, les investigations s’enlisent d’emblée dans de fausses pistes. Des sympathisants de l’ANC sont arrêtés. Des témoins clés sont ignorés ou négligés. Entendu une seule fois au Quai des Orfèvres, au lendemain de l’assassinat, M. De Crepy n’a jamais rencontré la juge. Il est pourtant le seul

L'HUMANITÉ MAGAZINE 2 2 DU 30 MARS AU 5 AVRIL 2023

à avoir aperçu les tueurs. Le 29 mars, il était arrivé en retard à son travail, deux étages au-dessous du siège de l’ANC. Trente-cinq ans plus tard, il nous livre un souvenir net de l’instant où les tueurs en fuite l’ont frôlé. « II était 9 h 45. En entrant dans la cour, j’ai entendu deux bruits curieux, qui m’ont fait penser à

LES ARCHIVES FRANÇAISES RELATIVES À L'AFFAIRE NE SERONT COMMUNICABLES QU'EN 2092.

deux détonations, mais feutrées. Arrivé à l’escalier C, j’ai voulu prendre l’ascenseur. Il était bloqué. J’ai entendu du brouhaha en haut », raconte-t-il. Pressé, agacé, il commence à monter les premières marches de l’escalier, étroit, avant de se raviser : deux hommes dévalent l’escalier. « Le premier est arrivé, il m’a jeté un regard perçant, poursuit-il. Il a mis sa main dans la poche, comme prêt à dégainer. » Aux policiers de la brigade criminelle, il décrit « deux individus de type européen, semblant âgés de 40 ans ». « La présentation à M. De Crepy des clichés photographiques des personnes recensées comme ayant pu avoir, à cette époque, attenté en Europe à la sécurité des locaux de l’ANC et à ses militants s’avérait vaine », tranche l’ordonnance de non-lieu rendue en 1992. « J'ai eu un doute sur l’une de ces photographies, précise aujourd’hui ce témoin. Mais je ne me voyais pas affirmer une certitude. Une image, ce n’est pas la même chose qu’un suspect en chair et en os derrière une vitre. »

Cela contribuera à disculper Richard Rouget, alias Sanders, figure du mercenariat d’extrême droite, passé par le GUD et le Parti des forces nouvelles. Un ex-militaire lié à la garde présidentielle de Bob Denard, ce supplétif des services secrets français qui règne alors depuis 1978 sur les Comores. Denard a fait de cet archipel, à l’entrée du canal du Mozambique, une plaque tournante du trafic d’armes et une solide base arrière pour les écoutes du régime d’apartheid, qui finance sa milice. Établi en Afrique du Sud, Rouget séjourne régulièrement en Europe. Niant toute implication dans le crime de la rue des Petites-Écuries, il affirme s’être trouvé, ce jour-là, à Johannesburg, pour des motifs professionnels. Un alibi « qu’il n’a pas été possible de vérifier », indique l’ordonnance de non-lieu.

En 2011, Pierre Siramy, un retraité de la DGSE, avait confié à une équipe de « Spécial Investigation » avoir découvert, bien plus tard, que des liens unissaient Rouget à la DGSE: « À l’époque, je ne sais pas s’il était déjà agent français. Mais beaucoup plus tard, je sais que le service a eu des relations avec lui. »

Un autre nom plane sur ce crime ; il renvoie à la même mouvance mercenaire. C’est celui de Jean-Paul Guerrier, désigné en 1998 comme l’un des assassins de Dulcie September devant la commission de vérité et de réconciliation. Celui qui a livré son nom : Eugène de Cock, le « tueur...

----

Les deux principaux suspects du meurtre, Jean-Paul Guerrier et Richard Rouget, étaient liés à la garde présidentielle comorienne que dirigeait à l'époque Bob Denard (ici, en 1989). Le mercenaire avait fait de l'archipel une plaque tournante du trafic d'armes.

(photo)
KUUS/SIPA

----


Manifestation le jour
de l'assassinat de
Dulcie September,
le 29 mars 1988 à Paris.

-------

TRIBUNAL
DE GRANDE INSTANCE ORDONNANCE DE NON-LIEU
DE PARIS
CABINET ; ;
de Mme FORKEL
Juge d'Instruction

Copie de la présente
à Maître DREYFUS
Conseil de la partie civile
et aux Parties civiles
le 17/71/92

par lettre recommandée ;


En définitive, les vérifications n'ont pas permis de progresser dans la recherche de la vérité.


Au terme de l'information judiciaire, étendue sur plus de quatre années, force nous est faite d'énoncer qu'en l'état les auteurs de l'assassinat de Madame Dulcie SEMPTEMBER sont parvenus à demeurer inconnus de la justice française;

-----

...numéro 1» du régime d’apartheid, commandant de la lugubre unité C1, un escadron de la mort qui kidnappait, torturait, assassinait des militants de l’ANC. Extrait de la cellule où il purgeait une peine de prison à perpétuité pour meurtres (il sera finalement libéré en 2015 après vingt ans de détention) , de Cock a décrit l’assassinat de Dulcie September comme une opération du Civil Cooperation Bureau (CCB) — une unité secrète créée en 1986 et placée sous l’autorité du ministre de la Défense, Magnus Malan. Ceux qui ont appuyé sur la détente étaient, selon lui, des membres de la garde présidentielle de Bob Denard aux Comores. Il évoquait, dans cette même déposition, l’implication de Jean-Paul Guerrier dans l’assassinat en 1989 du président des Comores, Ahmed Abdallah. En 1996, Guerrier avait été arrêté par la police française et mis en examen avec Bob Denard et un autre de ses lieutenants, Dominique Malacrino, dans l’affaire du meurtre d’Abdallah. En 1999, les trois hommes ont finalement été acquittés. Dans l’un des procès-verbaux d’audition de Bob Denard, la juge d’instruction Chantal Perdrix lui demande s'il savait que Guerrier « avait eu des activités de contre-espionnage ». Sorti de Saint-Cyr en 1973, ce mercenaire s’était enrôlé cing ans plus tard dans l’armée de Ian Smith en Rhodésie, avant de rejoindre l’Afrique du Sud pour y devenir instructeur dans les bantoustans. Jamais il n’a été interrogé dans l’enquête sur l’assassinat de Dulcie September.

DIX ANS PLUS TÔT,
L'ASSASSINAT D'HENRI CURIEL

Fait troublant, dix ans avant ce crime, Jean-Paul Guerrier avait fait un séjour éclair à Paris, du 3 au 5 mai 1978. Le 4 mai, Henri Curiel était abattu au bas de son domicile, selon le même mode opératoire que Dulcie September. L'ancien porteur de valises, à la tête d’un réseau de solidarité internationaliste fournissant de faux papiers aux militants clandestins de l’ANC, était soupçonné d’avoir révélé les termes du contrat nucléaire conclu entre Paris et Pretoria.

À Paris, des archives relatives à l’affaire ne seront communicables qu’en 2092 ; la volonté de la famille de Dulcie September de rouvrir le dossier se heurte pour l’instant à une fin de non-recevoir de la justice française. En Afrique du Sud, où la mémoire de cette combattante a été partiellement occultée, les affaires restent florissantes : l’industrie française de l’armement y est solidement ancrée, et les noms de certaines firmes autrefois impliquées dans les violations de l’embargo sont aujourd’hui cités dans de retentissants scandales de corruption.

(1) Le journaliste Pascal Krop, qui a enquêté sur l'affaire, à l'époque, pour «l'Evénement du jeudi», en raconte les détails dans son livre «le Génocide franco-africain » (Lattès, 1994).

DU -30 MARS AU 5 AVRIL 2023 2 $ L'HUMANITÉ MAGAZINE
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024