Fiche du document numéro 31769

Num
31769
Date
Mars 2000
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1174335
Pages
118
Titre
Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? [Extrait : « Adaptations »]
Page
275-462.
Source
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Adaptations

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Jacques Foccart est sans conteste le principal géniteur de la Françafrique.
Pendant un demi-siècle, jusqu’à sa mort en 1997, il l’a conçue, couvée, cajolée,
supervisée - tandis qu’elle lui échappait partiellement, dès l’accession de Giscard à
l’Élysée. Tissée sous la IVe République, en soutien d’un gaullisme écarté du pouvoir,
la Françafrique a été centralisée de 1958 à 1974 par le jacobin Foccart, en charge
officielle des affaires africaines. Elle s’est ensuite décomposée, en plus d’une dizaine
de réseaux et lobbies. Elle s’est familialisée et privatisée - presque aussitôt côté
africain, par paliers côté français. On est passé du superintendant Foccart aux frères
et neveux de Giscard, aux fils de Mitterrand et de Pasqua ; les Elf, Bouygues,
Bolloré, ont pris leurs aises ; les membres et correspondants des services secrets se
sont taillé des fiefs rivaux, ou des sociétés de mercenaires, etc.
Je ne reviendrai pas sur cette évolution, exposée dans La Françafrique 1.
J’essaierai plutôt de décrire les fonctionnements actuels, souvent étonnants, de cette
foison de réseaux et lobbies. Plutôt côté français : le versant africain, évidemment
incontournable, a été parcouru dans la première partie de cet ouvrage, et les
Africains sont bien mieux placés que moi pour affiner son exploration. La
description qui va suivre, encore bien incomplète, n’a d’autre but que d’aider à se
repérer ceux qui veulent mettre un terme à ce système.
La logique de la Françafrique est assez simple : c’est le double langage, le
dualisme de l’officiel et du réel, de l’émergé et de l’immergé, du légal et de l’illégal,
avec une forte domination du second terme. En 1960, De Gaulle a compris qu’il
n’échapperait pas à une mutation radicale du droit international régissant les
relations entre la France et ses colonies d’Afrique noire. Il a admis une légalité :
l’indépendance. En même temps, il chargeait Jacques Foccart de satelliser ces
nouveaux États, d’organiser leur dépendance politique, économique, financière,
militaire. La Ve République y est parvenue, en éliminant les opposants et
promouvant les collaborateurs. La réalité mise en place, c’est donc l’illégalité érigée
en système, l’infraction constante de l’indépendance proclamée. Qui dit illégalité dit
secret, mécanismes cachés. La dépendance réelle a donc été masquée sous toutes
sortes de déguisements, coutumiers des services secrets : vraies-fausses entreprises,
vrais-faux mercenaires, sociétés-écrans, coopération bidon ou alibi, flux financiers
parallèles.
Installer durablement l’illégalité, c’est promouvoir les voyous, les escrocs, et
finalement les mafias. C’est pourquoi la Françafrique est devenue si dangereuse.
Elle ne durera pas éternellement, car l’indépendance réelle des Africains est
inéluctable. Mais elle peut, dans la décennie à venir, commettre encore bien des
dégâts, provoquer bien des drames. Il importe donc d’examiner les moteurs français
de cette usine criminogène, pour enrayer leur nocivité ou les mettre au rebut.
Cela suppose, entre autres, d’écarter les schémas d’irresponsabilité, dédouanant
un peu trop vite les décideurs politiques français - qui doivent des comptes aux
citoyens. Dans le deuxième tome de Ces Messieurs Afrique, Des réseaux aux
lobbies 2, Antoine Glaser et Stephen Smith développent la thèse suivante : on serait
passé des « réseaux », qui impliquaient l'État français, aux « lobbies » privés. Dans
le cadre de la normalisation mondialisée, les intervenants français feraient désormais
comme tout le monde : du lobbying, depuis l'extérieur de l'État. Avantage de la
thèse : la France instituée est désormais exonérée de tous les forfaits commis par
certains Français. Ceux qui continuent de dénoncer sa responsabilité politique sont
des « contempteurs de la vingt-cinquième heure ». La décolonisation serait un
objectif stratégique du pouvoir exécutif, la France se retirerait de l'Afrique, ses
militaires n'interviendraient plus, la non-ingérence serait la règle, etc. 3 Le lecteur a
pu voir ce qu’il en était.
Cette thèse, la privatisation de la Françafrique, néglige ce qu'a mis en lumière
l'historien Fernand Braudel : l'interpénétration, à l'étage supérieur de la société, entre
domaines économique et politique, entre décideurs publics et privés. Inévitable, cette
. P. 285-305.
. Calmann-Lévy, 1997.
3
. Cf. aussi Stephen Smith, La "doctrine Védrine", ou quand Paris décolonise, in L'autre Afrique du 12/11/1997,
confortant l’éditorial de Géraldine Faes, Adieu la France.
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confusion est normalement limitée par l'intervention d'un étage intermédiaire, celui
qui croit aux “règles du jeu” et les pratique 4. Mais, dans le domaine franco-africain,
le volume des affaires au-dessus des lois, le mélange des genres, la corruption, puis
la criminalisation, prospèrent à tel point qu’ils démoralisent, littéralement, les
tenants des règles du jeu. La désinformation concourt encore un peu plus à les
neutraliser.
Comment distinguer les lobbies privés des réseaux étatiques lorsque les groupes
de pression françafricains restent si directement branchés sur le sommet de l'État
(l’Élysée) ou sur ce qu’on appelle les “partis de gouvernement” ? lorsque ces
groupes ont accumulé de tels moyens de chantage ? Le foccartisme reste encore la
référence et la culture communes. La nécessité d'une forte présence militaire en
Afrique, tant de l’armée que des services secrets, n'est guère contestée. Faire croire
que le retrait français est quasi réalisé, alors qu'il n'est même pas décidé, permet à
Paris de « gagner sur tous les tableaux 5», comme au Congo-Brazzaville. Tandis que
la France affiche sa neutralité, promeut la « réforme » de sa coopération et sa
« nouvelle » politique africaine, la Françafrique poursuit et modernise ses pratiques
délinquantes. Elle reste capable des pires bavures. « La France » ne pourra pas plus
s'en exonérer que du régime de Vichy.
Je comprends qu’il s’agit d’une vérité plutôt désagréable. Beaucoup préféreront
supposer que nos institutions sont déjà guéries. Ils gagneront en ce cas à éviter de
lire ce qui suit.

. Cf. F.X. Verschave, Libres leçons de Braudel, Syros 1994, actualisé dans la revue Agone, n° 22, 1999, p. 13-20,
On joue mieux avec un ballon gonflé.
5
. Ainsi que l’admettent Antoine Glaser et Stephen Smith dans une interview à La Libre Belgique du 03/11/1997.
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14. Services incontrôlés

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« Créer un Conseil national de sécurité [...] avec, pour objectif affiché,
de discuter, à l’Élysée, des grandes options impliquant la sécurité de la
France, et singulièrement l’action des services secrets, [...] [avec] pour
vocation naturelle de prendre des décisions, parfois lourdes, [...] [aurait
une] dommageable conséquence [...] : impliquer directement le
président de la République dans les affaires les plus scabreuses. Car la
conduite des opérations secrètes implique la présence de plusieurs
fusibles tout au long de la chaîne de décision et de commandement ».
Jean Guisnel, spécialiste des Services 7.
La trop longue fréquentation des dictatures corrompues a ancré dans
l’inavouable la majeure partie des pratiques “sécuritaires” de la France en Afrique.
L’ex-puissance coloniale continue de décider, « au nom de la politique du moindre
pire 8», qu’il faut défendre des tyrans contre leurs peuples. Le moindre pire est
évidemment perçu comme la moindre atteinte aux intérêts matériels et immatériels
français, tels que les perçoivent une minorité d’initiés. Ce n’est certes pas le moindre
pire pour les peuples théoriquement décolonisés.
Redondances
L’inavouable ne peut se prolonger qu’en abusant de la clandestinité. D’où un
recours excessif aux services secrets. Et au secret-défense. Telle une gangrène, il a
envahi la relation franco-africaine. Il garantit l’impunité, encourage une extrême
permissivité. La promiscuité est systématique : les agents des services secrets se
déguisent en mercenaires et font du trafic d’armes, les mercenaires et trafiquants
d’armes sont encartés aux Services ou sont leurs “honorables correspondants”,
comme nombre de conseillers ou instructeurs de l’armée, de la gendarmerie ou de la
police. De plus en plus, le financement public des Services se double de recettes
privées. Ainsi lesdits Services, en théorie étatiques, acquièrent-ils en certaines de
leurs branches une forte dose d’autonomie, jusqu’à peser sur le pouvoir politique au
lieu de lui obéir.
Ils sont quatre au moins à intervenir en Afrique : la Direction générale de la
sécurité extérieure (DGSE), la Direction du renseignement militaire (DRM), la
Direction de la surveillance du territoire (DST) et la Direction de la protection et de
la sécurité de la Défense (DPSD). La multiplication des guichets ajoute à l’opacité.
Tous ceux qui ont appris à en user pour leur pouvoir ou leur profit n’ont aucune
envie d’une clarification. Jusqu'ici, les réformes n’ont permis que d’additionner les
couches.
La DGSE, ex-Sdece, alias la “Piscine”, est le plus célèbre des Services français.
Elle rend compte directement au président de la République. Elle dispose de plus de
quatre mille agents, et d’un budget d’au moins un milliard et demi de francs.
Dès la fin des années quarante, Jacques Foccart a mis la main sur une partie du
Sdece en gonflant considérablement, avec quelques amis, le groupe des réservistes
du “service Action”. Ils lui ont été précieux lors des complots du 13 mai 1958, puis
lors des secousses qui ont marqué la fin de la guerre d’Algérie.
Sur cette base, et en recyclant habilement les brebis égarées dans les impasses de
“l’Algérie française”, Foccart a monté avec le fidèle Maurice Robert le fameux
Sdece-Afrique : un État dans l’État, et surtout dans les “États” africains. Ainsi
valsèrent plusieurs chefs de ces États sous tutelle, jusqu’à ce que le champ postcolonial ne fut plus dirigé que par des “amis”. À la notable exception de Sékou
Touré, que les assauts répétés du Sdece contribuèrent à détraquer.
. Ce chapitre reprend en partie, en l’actualisant et le complétant, le chapitre Services secrets que j’ai écrit pour Agir
ici et Survie, Trafics, barbouzes et compagnies, L’Harmattan, 1999. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Il en
est de même pour les chapitres 15, 16 et 18.
7
. Services secrets : l’impossible centralisation, in Libération du 21/03/1995. Le projet d’un tel Conseil, qui existe à
la Maison blanche, a été sérieusement étudié, selon Jean Guisnel. Il n’a pas abouti parce qu’il est « impensable » de
renoncer à toutes les garanties d’irresponsabilité qu’offre le maquis actuel.
8
. Claude Silberzahn, ex-directeur de la DGSE, in Le Nouvel Observateur du 30/03/1995.
6

Chaque Président “ami” est chaperonné par un officier de la DGSE, un
conseiller-présidence, qui veille à sa sécurité... jusqu’au jour où l’on décide de ne
plus y veiller. Le gêneur est alors écarté, tel le Comorien Djohar par Bob Denard, ou
éliminé, comme Sylvanus Olympio.
La DGSE reste omniprésente en Françafrique. Ce n'est pas Michel Roussin,
ancien haut responsable de ce service, qui le démentira : lorsqu’en 1993 on lui
confia le “portefeuille” de la Coopération, il truffa son cabinet d'encartés à la
“Piscine”.
Souvent, le conseiller-présidence est en conflit avec le chef de la mission de
Coopération et avec le représentant du Service de coopération technique
internationale de police (SCTIP). Ce service-là, qui relève du ministère de l'Intérieur,
fait aussi du renseignement. Il a multiplié les casseroles : dans l’attribution d’un
vrai-faux passeport à Yves Chalier, pivot de l’affaire Carrefour du développement ;
dans la “revente” de matériels de police d'occasion ; lors de la disparition de
coopérants en Guinée équatoriale, etc. C’est resté l'un des viviers du réseau Pasqua 9.
Bien que son nom n'y invite pas, le ministère de l’Intérieur ne cesse de vouloir
élargir l'implantation africaine de son service classique de renseignement : la
Direction de la surveillance du territoire (DST), dotée de 1 500 agents. L'armée, elle,
double la DGSE d'un service plus à sa main, la Direction du renseignement militaire
(DRM). Créée par Pierre Joxe, son effectif dépasse déjà 1 700 hommes. L’armée est
elle-même contrôlée par un service ultra-secret 10, la Direction de la protection et de
la sûreté de la Défense (DPSD) - l’ex-Sécurité militaire -, dont les 1 600 agents sont
les vestales du secret-défense, traquent les brebis galeuses, surveillent les
mercenaires, etc.
Ce n’est pas un hasard si Maurice Robert passa du Sdece-Afrique à la direction
du service de renseignement d’Elf - un autre État dans l’État. Les grands groupes
françafricains se sentent tenus de disposer eux aussi de ce genre de services. Le tout
interfère avec les circuits d’information que constituent naturellement les lobbies
politico-affairistes et certaines loges franc-maçonnes.
La DGSE est elle-même divisée en chapelles. Ainsi, aux Foccartiens très antiAnglo-Saxons se sont opposés les atlantistes recrutés par Alexandre de Marenches,
à la demande de Valéry Giscard d’Estaing. Mais ces clivages idéologiques ont cédé
à la logique des réseaux, ce qui fait que plus grand-monde ne s’y retrouve. Même
Loïk Le Floch-Prigent, devenu à la tête d’Elf l’un des hommes les plus puissants de
France, a dû capituler : « À mon arrivée, j'essaie, avec le directeur de la DGSE et
celui de la DST, de mettre un peu d'ordre. Je n'y arriverai pas parce que la DGSE
est un grand bordel où personne ne sait plus qui fait quoi 11».
Rivalités
Entre réseaux et services secrets (DGSE et DST notamment), les rivalités et
divergences se sont avivées en Afrique. Surtout depuis l'effondrement du régime de
Mobutu, révélateur d'une énorme panne stratégique. À plusieurs reprises, les uns et
les autres se sont envoyés des coups directs ou tordus, par presse interposée. Ce qui
nous permet quand même - moyennant décryptage - d’en savoir un peu plus.
Ce fut le cas dans l’affaire des mercenaires serbes et bosno-serbes ameutés au
secours de Mobutu : un épisode incroyable raconté dans La Françafrique 12, « une
opération surveillée de très près par les plus hautes autorités politiques à Paris 13».
Entre la DGSE, la DST, la cellule foccartienne de l’Élysée et quelques “privés”
(Geolink, Securance,... ), un tir nourri d’articles dénonciateurs s’est poursuivi de
janvier à mars 1997, dans une série de quotidiens et d’hebdomadaires. Ce qui est
. Pivot de ce réseau, le brigadier-chef Daniel Leandri fut “placardisé” en 1995 dans un petit bureau du ministère de
l’Intérieur, après que Charles Pasqua ait été évincé du gouvernement Juppé. Ministre de l’Intérieur depuis juin 1997,
Jean-Pierre Chevènement a promu Leandri à Nanterre, au SCTIP (Le Canard enchaîné, 29/07/1998). Un
“éloignement” qui a plutôt eu l'air d'un rapprochement.
10
. Alors que la DRM (créée en 1992) apparaît pour la première fois dans le Bottin administratif en 1993, et que la
DGSE y figure depuis 1990, la DPSD en est absente.
11
. “Confession” de Loïk Le Floch-Prigent, L'Express, 12/12/1996.
12
. P. 256-265.
13
. Didier François, Cinq nettoyeurs serbes encombrants pour Paris, in Libération du 03/12/1999.
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sûr, c’est qu’a surgi au Zaïre, au premier rang des combattants de la Françafrique,
un criminel frimeur et tortionnaire, le « colonel Dominique », ou Dominic Yugo, ou
Malko - de son vrai nom Jugoslav Petrusic. Auparavant, ce Franco-Serbe a connu
un parcours exemplaire : il a fait la Légion, appartenu au service de protection de
François Mitterrand, noué des liens avec la DST et Jean-Charles Marchiani,
éminence du réseau Pasqua. Il a assisté au massacre de Srebrenica, en Bosnie tandis que son compère Milorad Pesemic, alias “Misa”, commandait une unité de
tueurs. Les deux hommes dépendaient du service de renseignement de l’armée
bosno-serbe, sous les ordres du général Mladic.
Leur passif est si lourd que Slobodan Milosevic a jugé bon de les arrêter fin
novembre 1999 à Belgrade, avec trois collègues du même acabit. Au prétexte qu’ils
auraient tenté de l’assassiner, mais bien plutôt pour faire pression sur Paris. Le
ministre yougoslave de l’Information se plaît à souligner que Yugo Petrusic travaille
depuis dix ans pour les services secrets français. Il l’accuse d’avoir participé à un
massacre en Algérie en 1994...
Au Zaïre en 1997, ce même Dominic Yugo affirmait à un journaliste qu’il serait
allé, « pour les Français », « au Liban, en Irak, ailleurs en Afrique ». Rémy
Ourdan, dans Le Monde 14, précise que Yugo bénéficiait d’un passeport français au
nom de Jean-Pierre Pironi, pour opérer au Kosovo en juin 1999. Il trouve « pour le
moins étonnant » le parcours des “espions” arrêtés par Milosevic.
Didier François, dans Libération 15, mentionne d’autres vrais-faux documents
fournis à Petrusic par la DST. Il évoque un autre des collègues de Yugo, Slobodan
Orasanin : « Il aurait été chargé de fournir du matériel militaire à l’équipée africaine
[au Zaïre] tout en s’assurant de l’achat, pour la Yougoslavie sous embargo,
d’équipements électroniques à une très grande société française avec laquelle
“Dominic Yugo” était également en contact ». Le journaliste ajoute : « les autorités
yougoslaves ont entrouvert la porte d’un bien sombre placard ».
Son éditorialiste, Jacques Amalric, résume le “message” adressé par Milosevic à
Jacques Chirac : « N’oubliez pas que vous avez eu recours à plusieurs occasions
aux services d’un de nos plus grands nettoyeurs ethniques, que nous tenons ; n’en
faites pas trop en ce qui concerne la chasse aux criminels de guerre ». Cependant,
comme chaque fois que la Françafrique est en cause, le scandale restera très
circonscrit.
La DGSE a été fermement invitée à ne pas pousser trop loin son avantage. En
particulier contre Jean-Charles Marchiani. Celui-ci n’a cessé de marcher sur les
brisées du Sdece/DGSE depuis qu’il en a été chassé par Pompidou. A fortiori de
1993 à 1995, lorsque son patron Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur,
commandait à la DST, au SCTIP et aux Renseignements généraux. Contraint en
mai 1995 de quitter le gouvernement, Pasqua demanda au nouveau Président,
Jacques Chirac, de nommer Marchiani à la tête de la DGSE. Cela ne se fit pas, on
devine pourquoi. En tout cas, la presse est tenue régulièrement informée des faits et
gestes du sieur Marchiani.
Son passage à la préfecture du Var ne l’a manifestement pas sédentarisé. On le
retrouve en Angola, où ses amis Pierre Falcone et Arcadi Gaïdamak mènent leurs
tractations milliardaires autour de la fourniture d’armes russes. Les activités
mirobolantes de ce tandem, dont je reparlerai, suscitent des poussées d’urticaire à
Paris dans les milieux rivaux ou plus scrupuleux. Falcone a subi une sérieuse
offensive fiscale.
De même est-ce par des fuites de la DGSE que l’on a fini par en savoir
davantage sur le contexte de la livraison de Carlos par Khartoum, en 1994. Ce n’est
pas que la “Piscine” ait hésité à frayer avec ce régime infréquentable. Ses officiers
dans la région, Paul Fontbonne et Jean-Claude Mantion, prônent un gentleman’s
agreement avec la junte soudanaise pourvu que celle-ci ne conteste pas la tutelle
française sur les pays voisins, le Tchad et le Centrafrique. L’imposition d’Idriss
. L’itinéraire sanglant des cinq “espions” de Belgrade, de la Bosnie au Zaïre, 30/11/1999. Cf. aussi dans le même
numéro, Frédéric Fritscher, Une rencontre avec “Dominic Yugo”, à Gbadolite, fief de Mobutu ; Hélène DespicPopovic, Le “complot” en manchettes, in Libération du 03/12/1999 ; Colette Braeckman, L’enjeu congolais,
Fayard, 1999, p. 115-116.
15
. Cinq nettoyeurs serbes encombrants pour Paris, 03/12/1999.
14

Déby au peuple tchadien, fin 1990, s’est inscrite dans cette option géopolitique.
Mais la DST avait eu le tort de s’intéresser de trop près, elle aussi, à ce Soudan
qui ne la concerne pas. Elle utilise de plus en plus le prétexte de la “dangerosité”
immigrée. Elle s’intéresse aux influences islamistes dans l’immigration maghrébine,
algérienne notamment. Or l’islamisme au pouvoir à Khartoum se pose en tour de
contrôle de l’islamisme mondial... De là à collaborer à la modernisation des services
de sécurité soudanais - au grand mépris de tous les opposants qui en seront les
victimes - il n’y a qu’un pas. Il sera franchi :
« Vendredi 23 décembre [1994] , à l'aéroport de Roissy, parmi les voyageurs
attendant le vol Sudan Airways pour Khartoum [...], figure le numéro trois de la
sécurité extérieure soudanaise, “M. Hassabalah”, obligeamment raccompagné par
un agent - corse - de la DST, “M. Bercanti”. Ainsi se poursuivent les passages,
réguliers, de hauts responsables des services secrets soudanais à Paris.
De son côté, la DST française est plus que jamais présente au Soudan, au point
d'y avoir “inspiré” la réorganisation de l'ancienne Sécurité générale, désormais plus
nettement divisée en Sécurité extérieure et intérieure. [...] De sources recoupées à
Paris, la France a livré à la Sécurité extérieure soudanaise, chapeautée par Ahmed
Nafi et le général Hachim Abou Saïd, du “matériel de communication et,
notamment, d'écoutes téléphoniques” 16».

Qui, sympathiquement, a informé la presse du rendez-vous aéroportuaire de la
DST ?
Barbouzes de conserve
La DGSE n’apprécie pas le trop voyant lobbying de l’ancien directeur de la
DST, l’ex-député Yves Bonnet, en faveur des militaires algériens 17, serbes ou
irakiens. Certaines mésaventures de cette sommité du renseignement valent d’être
contées.
Fréquentant l'Association pour le développement des relations franco-arabes
(Adraf), réputée active en barbouzerie, Yves Bonnet y a connu Jean-Michel
Beaudoin, un ancien chargé de mission à la mairie de Paris, aux engagements
politiques très droitiers. Avec Pierre Bonnet, le frère d'Yves, et un repris de justice,
Bruce Allet, Beaudoin a entrepris de commercialiser un conservateur alimentaire
miracle, “Conserver 21”. Ce projet, vanté par Yves Bonnet jusque dans l'enceinte de
l'Assemblée nationale, s'est avéré être une escroquerie. Entre-temps, 80 millions de
francs ont été “exfiltrés”, sans doute vers une société offshore au Luxembourg. Mis
en examen par la juge Laurence Vichnievsky, Allet prétend qu'Yves Bonnet et son
ami Beaudoin utilisaient ce projet pour des opérations des services spéciaux 18.
Si c'est vrai, cela veut dire que les méthodes commerciales de Foccart, finançant
des activités secrètes par les sociétés les plus diverses, ont fait des émules. Si c'est
faux, on n'est pas très rassuré sur les processus de sélection des patrons des Services
français.
Mais l’escroquerie s’est avérée plus corsée encore 19. Outre les millions évaporés
dans “Conserver 21”, elle interfère avec une vaste arnaque monétaire, flambant du
golfe de Guinée à la péninsule arabique. L'enquête judiciaire a croisé le chemin
d’autres personnages que les premiers cités :
- Gérald Le Pemp, passé d’une mission de sécurité dans le métro parisien à des
missions plus lointaines, à Madagascar, aux Émirats, au Yemen, créateur de PME
exotiques avec la famille Mobutu ou dans l'immobilier djiboutien, ... ;
- l'ex-patron des gendarmes élyséens, Christian Prouteau ;
- un ancien chef du service Action de la DGSE, reconverti dans la fabrication de
. S. Smith, La France aux petits soins pour la junte islamiste du Soudan, in Libération du 12/01/1995.
. Une inclination que partage l’ancien tuteur de la DST Charles Pasqua. Ce n’est pas fini. Selon Claude Angeli
(Paris malade de son complexe algérien, in Le Canard enchaîné du 07/01/1998) : « Chevènement [...] [prône],
faute de mieux, un soutien sans réserve aux militaires algériens. [...] La DST, qui entretient de bons rapports avec la
Sécurité militaire algérienne, n'a d'ailleurs aucune envie de le contredire ».
18
. D’après Karl Laske, Yves Bonnet, ex-ponte de la DST, cuisiné par la PJ, in Libération du 28/11/1997.
19
. D’après K. Laske, Un conservateur bidon truffé de barbouzes, in Libération du 19/01/1998. Le même journaliste
laisse entendre que les arnaques monétaires de Koagne à Djibouti pourraient être l’un de ces dossiers trop dangereux
qui ont fait “suicider” le juge Borrel (Mort suspecte d’un juge à Djibouti, in Libération du 04/02/2000). Voir
chapitre 10.
16
17

véhicules porte-chars, qui accompagne volontiers Yves Bonnet en Irak ;
- Donatien Koagne, un Camerounais qui résidait à Libreville, lié au gratin
gabonais, suspecté jadis d'avoir trempé dans un trafic géant de faux CFA.
Devenu richissime, propriétaire de salles de jeux et président du club de football
de Bafoussam, il avait été arrêté à Douala. On le relâcha « faute de preuves »,
malgré l'aveu détaillé du programme de faux-monnayage. Se croyant invulnérable, il
se lança dans des escroqueries de plus en plus audacieuses, jusqu'à Djibouti et au
Yemen - où il fut emprisonné 20.
Les Services français s'en sont vivement inquiétés. Une série de chefs d'État
africains étaient chevillés financièrement à ce faiseur d'or - et peut-être quelques
obligés parisiens. L'arnaqueur camerounais disposait aussi d'un fichier clients... que
la division internationale de la DST tenait apparemment à récupérer avant Interpol.
Pour libérer son prisonnier, le Yemen exigeait de récupérer 3 millions de dollars
escroqués. Sous l’étiquette “Conserver 21”, Allet et des comparses se sont beaucoup
dépensés à cet effet. Et peut-être récompensés, éblouis par cette histoire
d'escroquerie en miroir. Selon Allet, qui juge plus sûr d'être bavard, l'affaire
“Conserver” aurait permis à « Beaudoin et Bonnet d'établir des contacts pour des
opérations diplomatiques officieuses » avec le Zaïre de Mobutu. On imagine...
Entreprises
Ainsi, souvent, les Services avancent masqués derrière les entreprises les plus
diverses, petites ou grosses. Et ils n’hésitent pas à les compromettre dans des
activités criminelles.
On a beaucoup parlé, à propos des guerres dans les deux Congos, de la PME
Geolink. En liaison avec le conseiller élyséen Fernand Wibaux, elle a joué un rôlepivot dans la fourniture de mercenaires à Mobutu 21. Elle lui aurait aussi procuré
trois avions de combat Mig-21, leurs pilotes et leurs mécaniciens, en provenance
d'ex-Yougoslavie (où Geolink a manifestement d’excellents contacts). La note
globale des actions parallèles ainsi initiées (5 millions de dollars pour le mois de
janvier 1997) aurait, selon le New York Times 22, été réglée par la France.
Geolink est en principe spécialisée dans le commerce de gros de matériel de
télécommunication. Elle s'employait à fournir en téléphones satellites (écoutables ?)
les journalistes couvrant les événements d'Afrique centrale, et en téléphonie de
campagne l'armée zaïroise. Ses dirigeants, André Martini et Philippe Perrette, ont
fourni des explications contradictoires. Le premier aurait découvert tardivement que
le second, représentant Geolink au Zaïre, travaillait pour les services secrets
français. Il s'en serait donc séparé fin avril 1997. Perrette, tout en démentant
travailler pour les Services, admet avoir mis en relation des autorités zaïroises avec
des mercenaires serbes par l'intermédiaire d'un mercenaire français présent à
Kinshasa. Une conception assez large des télécommunications... « Notre société
était une bonne couverture », consent Martini.
Philippe Jehanne, une figure de la DGSE proche de Michel Roussin, a été
l’officier traitant de nombreux aventuriers et mercenaires en Afrique. Pour son
travail, il « a toujours eu des couvertures “business”. Les plus officielles sont la
société Export Trading Services (ETS), qu’il a laissée à son ami Bernard Cayrou, et
la société Brentford Consultants Limited, constituée le 6 mars 1992 à... Hong
Kong 23».
PDG d’une série d’entreprises de sécurité, Paul Barril moucharde ses rivaux
d’ARC Consultants International. Cette société a été fondée par la “bande des
treize”, tous proches des services spéciaux, habitant à proximité de Cercottes (Loiret
), la base aérienne de la DGSE. Jacques Lefranc, banquier à Beyrouth, a été le
principal actionnaire et le premier PDG d’ARC. Il aurait été l’un des hommes-clefs
du dispositif DGSE au Liban, et l’ami du banquier libanais Roger Tamraz, cité dans
l’affaire de délits d’initiés Triangle-Péchiney (dont le scandale secoua le second
. Cf. Agir ici et Survie, France-Cameroun. Croisement dangereux, op. cit., p. 30.
. Cf. France-Zaïre-Congo, op. cit., p. 126-127.
22
. Du 02/05/1997.
23
. L’affaire Soizeau, in LdC du 29/09/1994.
20
21

septennat mitterrandien). Les “treize” ont ouvert un compte bloqué de 1,3 millions à
la banque de Tamraz, la BPP (Banque de participations et de placements), liée selon
Barril à la célèbre banque mafieuse BCCI 24.
L’ex-officier de gendarmerie Jean-Louis Chanas a succédé à Lefranc à la tête
d’ARC, avant de fonder plusieurs autres sociétés de sécurité spécialisées dans la
surveillance des champs pétroliers. Ancien responsable du service Action de la
DGSE, il largement puisé dans ce vivier - le 11 e Choc. En plus de ces activités très
lucratives, il a poussé l’amitié jusqu’à devenir administrateur du Fondo, le FSCE
(Fondo sociale di cooperazione europea). Cette « banque de l’ombre », avec « un
sigle trompeur, un statut hybride (entre Milan et Paris), une remarquable capacité à
jongler entre les différents paradis fiscaux », a attisé la curiosité du journaliste
Renaud Lecadre. Il s’étonne que les sociétés de Chanas, réputé très riche, aient
« laissé une ardoise au Fondo 25».
Le Fondo a été créé par un autre “ami” des Services, à l’histoire tumultueuse :
l’homme d’affaires franco-yéméno-marocain Ahmed Chaker, dit Charlie. Pour
Roger Faligot et Pascal Krop, c’est carrément un agent de la DST, “traité” au plus
haut niveau par le chef de cabinet du Directeur 26. C’est lui qui, vers la fin des années
quatre-vingt, a créé l’Association pour le développement des relations arabofrançaises, point de départ de l’affaire “Conserver 21”. Non sans moyens : le siège
de cette Adraf se trouve au n° 40 de la prestigieuse avenue Hoche, dans le même
immeuble que la Fondation de France. Chaker est un ami personnel du roi Fayçal
d’Arabie, de Saddam Hussein et de son ministre Tarek Aziz. Ancien responsable du
service Action du Sdece, l’omniprésent général Jeannou Lacaze fréquentait les
bureaux de l’Adraf, et il aurait travaillé pour elle. Dans ses nombreuses relations,
Charlie compte encore l’ancien patron de la DST Yves Bonnet, les “Marocains”
André Guelfi et Alain Afflelou, les ex-gendarmes Philippe Legorjus et Paul Barril,
ainsi que tout un pan du football professionnel. Cela ne l’a pas empêché d’être mis
en examen à plusieurs reprises pour abus de biens sociaux ou escroquerie, et
emprisonné quatre mois à la Santé 27.
Selon Libération, Chaker « serait très lié avec la “cellule de Versailles”, une très
discrète antenne de la DST spécialisée dans les relations avec les pays africains et
moyen-orientaux, et diligentant des enquêtes et des opérations aux contours flous
hors du territoire national 28». Une spécialité que ne goûte pas du tout la DGSE, et
qui est peut-être la source d’une partie des déboires de Charlie.
Son Fondo sociale a aguiché un monde fou, notamment dans la franc-maçonnerie
droitière (GLNF, loge P2) ou parmi les “anciens” de la DGSE ou de la DST. Elle a
“prêté” cinq millions au Parti républicain, ce qui vaut à François Léotard d’être mis
en examen.
« Les services de renseignement français et les milieux de l’armement lient
depuis longtemps cette affaire au méga-contrat Sawari II, d’un montant de 3,5
milliards de $, par lequel la France a vendu en novembre 1994 des frégates [...] à
l’Arabie Saoudite. [...] Il était prévu [que le Parti républicain] touche 10 % des “rétrocommissions” qui devaient revenir côté français. Selon plusieurs sources, une
avance sur ces rétro-commissions, d’un montant de 50 millions FF, est [...] versée
[en avril 1995 - sur un total convenu de quelque 100 millions] 29».

Pétro-renseignement
À cette échelle de jonglerie financiaro-barbouzarde, on commence à se
rapprocher d’Elf. Même si l’on s’en tient à l’objet déclaré de la compagnie (le
pétrole), la majorité des décideurs français et même certains journalistes estiment
pouvoir :
« Plaider que c'est grâce au renseignement, à la corruption, à la menace, au trafic
. Cf. Guerres secrètes à l'Élysée, Albin Michel, 1996, p. 99s.
. Renaud Lecadre, Ce beau linge blanchi à la banque de l’ombre, in Libération du 10/12/1998.
26
. DST. Police secrète, Flammarion, 1999, p. 439-440.
27
. Cf. Julien Caumer, Les requins, Flammarion, 1999, p. 260-263 et 275.
28
. Du 17/01/1992. Grâce à ses contacts, « en deux occasions, il aurait fourni de précieux renseignements sur des
attentats terroristes dans la capitale » (Libération du 10/07/1996).
29
. Corruption. Rétro-commissions Ryadh-Paris, in Le Monde du Renseignement du 03/09/1998.
24
25

d'influence et au chantage que ce groupe public, [...] est devenu la première
entreprise française, la huitième compagnie pétrolière du monde, dérangeant le
cartel des sept majors anglo-saxonnes. [...] Expliquer aux professeurs de vertu que
sans ces méthodes peu orthodoxes, Elf serait un groupe pétrolier de deuxième zone
et que, pour son énergie fossile, la France dépendrait des étrangers. Rappeler enfin
que les Américains utilisent tous les moyens pour casser cette dynamique 30».

Une version pétrolière du syndrome de Fachoda qui marche tout autant sur le
corps des Africains que les versions politique ou militaire ! Mais y a-t-il une
différence ? La “confession” de Loïk Le Floch-Prigent, ex-PDG d’Elf, explicite
parfaitement le rôle de la compagnie en tant qu’« officine de renseignement dans les
pays pétroliers », bondée « d’anciens des services », « avec un certain nombre de
véritables spécialistes qui sont en prise directe avec les services ». C’est tellement
le « bras séculier » de la France qu’« il ne se passe rien dans les pays pétroliers,
en particulier en Afrique, dont l'origine ne soit pas Elf 31».
Mais la symbiose s’est déréglée, avec la décomposition du réseau Foccart, avec
les guerres entre Services et à l’intérieur même des Services. André Tarallo, Charles
Pasqua et Jacques Foccart tiraient les ficelles. Le Floch est convaincu que Foccart
s’informait via ses relais chez Elf, des agents de la DGSE, puis les poussait à faire
« de l’intox » auprès de la compagnie pétrolière qui les employait officiellement, et
même du Président de la République. « L’intox » est l’un des métiers des Services.
Toute une histoire de coups tordus conduit certains à intoxiquer jusqu’à leurs
supérieurs légitimes. Au détriment de la France et de l’Afrique. Quant au bilan
politico-financier de l’honorable correspondant Alfred Sirven, ces énormes masses
d’argent, de manœuvre et de corruption gérées en “autonome”, toute l’eau de la
“Piscine” suffit difficilement à empêcher qu’il n’explose à la tête du Service, et de la
République 32.
Elf n’en continue pas moins de placer à la tête du renseignement-maison
d’anciens officiers de la DGSE :
« Le “Colonel” s'en va, un général arrive. [...] Officier issu des services secrets
français et fidèle des fameux “réseaux Foccart”, M. [Jean-Pierre] Daniel, surnommé
le “Colonel”, sera remplacé au 42e étage de la tour Elf [à la tête du “service de
sécurité”] par un autre membre de la confrérie du secret - et non des moindres : le
général Patrice de Loustal, récent retraité [...] a dirigé le fameux service “Action”
de la DGSE de 1993 à 1996, après en avoir longtemps été le second [...].
Premier président d'Elf, Pierre Guillaumat avait [...], dès le début des années 60,
[...] doté le secrétariat général du groupe d'une “cellule de renseignement” non
officielle [...]. La direction en avait été confiée à Guy Ponsaillé, ancien agent des
services spéciaux, [...] chaudement recommandé par [...] Jacques Foccart. Constituée
de transfuges de la “Piscine” (le Sdece), du contre-espionnage, voire du Quai
d'Orsay, dotée de véritables unités d'action, sous la forme de sociétés de sécurité
basées en France et au Gabon, cette structure parallèle devait encore accroître son
influence sous la conduite du colonel Maurice Robert, ancien responsable des
services secrets en Afrique, puis patron du “SR”, [...] la principale branche du
Sdece. [...]
Devenu ambassadeur de France au Gabon en 1978, Maurice Robert [...] parraina
l'entrée à Elf du colonel Daniel [...]. [Celui-ci] régnait sur une galaxie de
“correspondants” plus ou moins honorables, dont on ne sait si elle coopérait ou
concurrençait les structures officielles, service dans les “services”, comme il y a des
“États dans l'État” 33».

Visitant ce “service” privé, les juges Joly et Vichnievsky ont découvert des
. Valérie Lecasble et Airy Routier, Forages en eau profonde. Les secrets de « l'affaire Elf », Grasset, 1998, p. 185
(c’est moi qui souligne).
31
. “Confession” de Loïk Le Floch-Prigent, L'Express, 12/12/1996.
32
. Selon A. Routier (Le bonjour d’Alfred, in Le Nouvel Observateur du 15/07/1999), Alfred Sirven est « bien
entendu » sous la protection « des services secrets français ». Le journaliste retranscrit l’auto-plaidoyer de Sirven, en
quête d’amnistie : « s’il a détourné beaucoup d’argent, il l’a surtout redistribué », « il n’a jamais changé radicalement
de train de vie », « un nombre important de cadres dirigeants d’Elf, qui ont su rester dans l’ombre, sont au moins
autant compromis que lui ». Le même plaidoyer est distillé dans le roman à clefs de Christine Deviers-Joncour,
Relation publique (Mazarine/Pauvert, 1999). Alfred Sirven se dit en quête d’une amnistie, qui serait surtout celle
d’un système délirant.
33
. Hervé Gattegno, L'étrange interpénétration des services d'Elf et de la France, in Le Monde du 28/09/1997.
30

documents confidentiels et des “notes blanches” de tous les Services de l'État : DST,
DGSE, Sécurité militaire, gendarmerie, RG (Renseignements généraux), police
judiciaire ! On l’a dit, les deux juges ont aussi trouvé la preuve de l’engagement
conjoint d’Elf et des réseaux dans l’interruption du processus démocratique au
Congo-Brazzaville, dès 1991. Avec des mercenaires. C’est, en plus petit, la même
configuration que celle qui stimula et prolongea tragiquement la guerre du Biafra.
Ou qui, pendant vingt-cinq ans, a favorisé l’équilibre des forces (et de la terreur)
entre les deux camps qui se déchirent l’Angola.
Schémas
Les hommes des Services contribuent fortement à informer-déformer les
représentations des responsables politiques, tout particulièrement celles du chef de
l’État. Je ne reviendrai pas sur l’américanophobie, dont Jean-Paul Cruse propose
une forme virulente 34. Il faut y adjoindre le fantasme d’une « grande politique
arabe », entretenu par des émules de Lawrence d’Arabie et des spécialistes de
l’Islam : la France pourrait d’autant mieux développer son influence en milieu
arabo-musulman que les Américains n’auraient jamais rien compris à la “mentalité
des Arabes”. Dès lors que les États-Unis jugent infréquentable le régime soudanais,
la France aurait toutes les raisons du monde de lui faire la cour.
Un promoteur anonyme du clan pro-Khartoum explique que si le président
ougandais Museveni soutient les rebelles sud-Soudanais, c’est par crainte de
l'expansionnisme arabe : « Il y a une collusion de fait entre le lobby juif et le lobby
noir, qui disent : “Nous faisons face aux mêmes dangers - l'expansionnisme du
fondamentalisme arabe” 35». Et de dénoncer la « diabolisation » du Soudan,
entretenue par des Égyptiens à la solde des Américains. La boucle est bouclée :
Museveni et le Front patriotique rwandais (FPR) pilotent un lobby noir allié au
lobby juif, lequel mènerait l'oncle Sam par le bout du nez... contre notre « grande
politique arabe », en Irak, en Algérie, au Soudan, etc. Au bout de ce raisonnement,
les Tutsis, les Noubas et les Dinkas peuvent rejoindre les Juifs parmi les victimes
des idéologies génocidaires...
Chef des armées, le président de la République est le patron des Services, mais sa
vision géopolitique est cultivée jour après jour par les notes qu’ils lui destinent. Au
Caire, le 8 avril 1996, Jacques Chirac fait l'éloge d'une « grande politique arabe »
et méditerranéenne de la France, où ni la démocratie, ni l'État de droit n’ont de
place. Il prononce ce discours devant une carte hautement significative : l'Irak et le
Soudan sont inclus dans les États arabes 36. En ces deux pays pourtant, aux frontières
dessinées par la colonisation, les populations arabes sont nettement minoritaires. En
leur nom, des dictatures sanglantes massacrent ou “normalisent” sans états d'âme les
autres peuples et communautés linguistiques ou religieuses. Jacques Chirac préfère
ne pas le savoir, lui qui, Premier ministre (1974-76), initia le surarmement de
Saddam Hussein à fonds publics perdus.
Durant l’été 1996, il visite le Qatar. Pour mieux fourguer ses avions et ses chars,
la France est liée par un accord de défense avec ce lointain émirat. Un journaliste
décèle une nostalgie d'Empire dans la « grande politique arabe » du Président.
Celui-ci sort alors le grand jeu : « Je suis fier de l'Empire français et de ce que la
France y a fait. Il faudra bien que tout le monde s'habitue à ce que la France
défende à la fois ses intérêts et ses idées partout dans le monde 37».
Souvenons-nous que cet Empire français s’est édifié sur des préjugés et un
apartheid raciaux, et que nombre de ses zélateurs, à commencer par Lyautey, ont
prôné la manipulation ethniciste. Les Services dressèrent ainsi en Indochine les
ethnies minoritaires contre les indépendantistes d’Hô Chi Minh, ils attisèrent au
Cameroun un racisme anti-Bamiléké. On trouve encore aujourd’hui de tels schémas.
Parfois leurs colporteurs eux-mêmes en sont dupes.
. Voir p. xx-xx. Cf. aussi Agir ici et Survie, Dossiers noirs n° 1 à 5, p. 155-156, 198-200 ; France-Cameroun, p.
66-68 et 82-83. L’Harmattan, 1996.
35
. Propos recueilli par The Middle East, 02/1995.
36
. Cf. Libération du 09/04/1996.
37
. Cité par Libération du 09/07/1996. Il faudra bien que Jacques Chirac s'habitue, de son côté, à ce que « le monde »
puisse s'offusquer de ce langage impérial.
34

Dans la région des Grands lacs, la DGSE, et plus encore la Direction du
renseignement militaire, ont répandu le mythe des « Khmers noirs » tutsis, et l’ont
diffusé dans les médias parisiens. Ils ont propagé le thème du « complot HimaTutsi », qui serait prouvé par un document apparu en août 1962 dans le Nord-Kivu.
Ce pseudo-document joue pour l’antitutsisme le même rôle incendiaire que le
Protocole des Sages de Sion pour l’antisémitisme 38. Les Tutsis se retrouvent englobés
dans un groupe racial haï, les Himas, un peu comme les Juifs sont traités de
Sémites. Pour mieux les transformer en boucs émissaires, on leur prête un plan
machiavélique d’asservissement du monde, ou d’une partie du monde. Malgré (ou à
cause) de son caractère grossier, cette falsification est un levain efficace
d’extermination. Les Services en ont usé sans modération. Certains de leurs
analystes parlent d’une « légion tutsie » enrôlée par l'Ouganda, ou « des
nostalgiques de l'empire tutsi 39». Plusieurs années après le génocide.
En Bosnie, une part notable des officiers de l’armée et des Services a témoigné
d’une partialité serbophile - et anti-musulmane. Relié à la DRM, et plus
spécialement à son ex-patron Jean Heinrich, le commandant Hervé Gourmelon a
rencontré sur une longue période de 1997, en zone contrôlée par les soldats français,
l'un des deux criminels les plus recherchés par le Tribunal pénal international de La
Haye : Radovan Karadzic. Le Washington Post l'accuse même « avec certitude »
d'avoir « transmis des informations au sujet d'opérations de l'OTAN destinées à
capturer Karadzic ». Paris a admis que l'officier envoyait des rapports sur cette
relation inavouable... L'affaire sentant le roussi, Gourmelon a été, en catastrophe,
“exfiltré” de Bosnie début 1998 40.
Associée à des Dominic Yugo ou des Milorad Pesemic, la DST est encore plus
mouillée. Elle n’hésite pas à faire mener des négociations avec le général Ratko
Mladic par le général Pierre-Marie Gallois, qui reconnaît lui-même avoir envoyé
« une lettre d’encouragement à Radovan Karadzic », le “président” bosno-serbe 41.
Mladic et Karadzic sont accusés de génocide par le Tribunal pénal international.
Le colonel Michel Castillon a fini sa carrière à la DRM. Puis il s’est mis à
militer ouvertement au Front national 42. Faut-il encore s’étonner si les informations
distillées à l'exécutif par ce genre de “service” suivent si souvent une grille de lecture
ethniste ?
La garde des Présidents
Auprès des chefs d’État françafricains, la DGSE ne se contente pas de déployer
un “conseiller-présidence”. Elle forme aussi, fréquemment, des gardes présidentielles
(GP) - trop claniques pour être publiquement instruites : au Togo, en Côte d’Ivoire,
au Gabon, au Cameroun, au Tchad, etc. En 1998, elle met sur pied la garde
présidentielle Cobra de Sassou-Nguesso, au Congo-Brazza 43. Selon un prêtre
français vivant au Rwanda 44, « deux semaines avant le génocide, qui a débuté sous
l'impulsion de la garde présidentielle, l'officier français qui conseillait les tueurs
de la GP a quitté précipitamment Kigali ».
De 1990 à fin 1993, c’est un “ancien” de la DGSE, le colonel Didier Tauzin
(alias Thibaut), qui a été le conseiller militaire du général Habyarimana 45. À
l’époque, les instructeurs français vivaient dans les mêmes camps que les soudards
se rodant aux premiers massacres. Revenu au Rwanda à la tête de l’un des
régiments de Turquoise, le colonel Tauzin déclare en juillet 1994 qu'en cas
d'offensive vers les positions françaises, « nous tirerons dans le FPR, sans état

. Cf. Jean-Pierre Chrétien, L’empire HIMA/TUTSI, manuscrit, 12 p., 17/08/1998.
. Propos cités par Jacques Isnard, Une “légion tutsie” de quinze mille hommes, formée par l'Ouganda, aurait
appuyé les forces rebelles, selon les services occidentaux, in Le Monde du 13/05/1997.
40
. Cf. Hélène Despic-Popovic, L’ange gardien français de Radovan Karadzic, in Libération du 24/04/1998.
41
. Roger Faligot et Pascal Krop, DST. Police secrète, Flammarion, 1999, p. 483.
42
. Cf. Renaud Dely, L’élu frontiste de Vitrolles donne des cours aux officiers, in Libération du 18/09/1997.
43
. Cf. Des officiers de la DGSE pour Sassou II, in La Lettre du Continent, 12/03/1998.
44
. Cité par Le Monde du 01/04/1998.
45
. D'après C. Braeckman, La France résolue à contenir la victoire du FPR, in Le Soir du 05/07/1994, et JeanPhilippe Desbordes, Qui est ce colonel qui veut casser du FPR ?, in Info-Matin du 07/07/1994.
38
39

d'âme 46», et qu’il ne ferait « pas de quartier 47».
Paul Fontbonne, de la DGSE, a cornaqué le retour au pouvoir d’Idriss Déby. Il
ne l’a pas lâché, malgré les massacres commis par la “Garde républicaine”. Une
vingtaine d’agents de la DGSE ont persisté à chaperonner cette Garde 48. En janvier
1996, par contre, la “Piscine” a donné au moins son feu orange au putsch du général
nigérien Baré Maïnassara (un poulain de Jacques Foccart) 49, contre un président
légitimement élu. Elle a donné carrément son feu vert au “débarquement” du
président comorien Djohar, fin 1995.
En Centrafrique, le colonel Jean-Claude Mantion (de la DGSE) manageait le
général-président Kolingba. Paul Barril, qui ne l’aime guère, affirme 50 que Mantion
avait quadrillé Bangui avec 25 réémetteurs radio, reliés à 680 postes de radio
portables payés par la Coopération, pour parfaire les écoutes téléphoniques 51. Le
colonel se serait aussi occupé de la “gestion” des diamants. Vindicatif, Barril évoque
« de belles histoires de diamants baladeurs, en route dans un avion pour Rome et
perdus dans le décor à l'époque du tandem Mantion-Kolingba, qui commencent à
remonter jusqu'à mes oreilles ». Mantion, qui fut de 1980 à 1993 une sorte de viceroi d'Afrique centrale et l’un des architectes de l’alliance Paris-Khartoum, a été
promu en 1997 général dans le cadre de réserve.
Action
Le millier de militaires du service Action de la DGSE provient du 13 e Régiment
de dragons parachutistes (RDP) de Dieuze, en Moselle, et du 1 er Régiment
parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa), de Bayonne. Ces clandestins
composent le 11e Bataillon de parachutistes de choc (11 e Choc), créé en 1946, dont
Foccart fut longtemps le « patron hors hiérarchie » 52. Même si ce bataillon a écrit
quelques-unes des pages les plus sombres de la guerre d’Algérie, la DGSE est très
fière de ses commandos. Début 1994, par exemple, elle a convié Hachim Abou Saïd,
le directeur des services de la sécurité extérieure soudanaise, à visiter les
installations d'un détachement du 11e Choc 53.
Les “jeunes anciens” de ce bataillon se sont encore illustrés lors du putsch de
Bob Denard aux Comores 54. Mais les missions “spéciales” semblent tellement emplir
l’horizon des stratèges qu'elles tendent à envahir l’ensemble de la “Force d’action
rapide”. Le Rwanda a servi de laboratoire :
« [Avant 1990] , la Mission militaire de coopération (MMC) entretenait au Rwanda
une trentaine d'experts. [...] Ce dispositif est progressivement monté en puissance
[...] avec l'adjonction de nouveaux éléments, autrement appelés des Détachements
d'assistance militaire et d'instruction (DAMI). Cette mission fut baptisée “Panda”.
Fin 1992, aux 30 premiers cadres relevant de la MMC se sont ajoutés 30 autres,
puis 40 autres encore début 1993. Ces détachements provenaient en majorité de
trois régiments constitutifs de la Force d'action rapide [dont] le 1er régiment
parachutiste d'infanterie de marine [RPIMa] . [...]
La tâche de ces nouveaux arrivants, dont le contrôle opérationnel a peu à peu
échappé à la MMC [...], a carrément été d'appuyer les combattants des FAR [Forces
armées rwandaises] à partir de deux camps d'entraînement installés dans des parcs
proches de la frontière avec l'Ouganda. [...] Les hommes du 1er RPIMa, qui sont
entraînés à monter des opérations clandestines dans la profondeur d'un territoire et
à s'y camoufler le temps de recueillir le renseignement, ont pour mission d'établir
des contacts permanents avec les plus hautes autorités politiques et militaires à
Paris qui gèrent les crises en Afrique. Quitte, au besoin, à s'affranchir de la chaîne
. Cité par François Luizet, La France décide de s'interposer, Le Figaro, 05/07/1994. .
. Cité par Jean Guisnel, Mitterrand et Juppé rectifient le tir, Libération, 06/07/1994.
48
. Fontbonne a été remplacé par le colonel Guillou. C’est Idriss Déby lui-même qui en 1998, sur un coup de colère,
chasse la DGSE (“conseiller-présidence” et instructeurs).
49
. Ancien attaché militaire à Paris, il venait d'y achever un stage au collège interarmes de défense.
50
. Guerres secrètes à l'Élysée, op. cit., p. 112-115.
51
. Cela s’est banalisé. Dans les capitales du “pré carré”, la coopération barbouzarde ou policière a facilité la mise sur
écoutes systématique de tous les téléphones et fax sensibles.
52
. L’expression est du général Paul Aussaresses, fondateur de ce bataillon spécial. Jacques Foccart la fait sienne
jusqu’à l’arrivée de Pompidou (Foccart parle, t. 2, Fayard/Jeune Afrique, 1997, p. 19). Officiellement, le 11 e Choc a
été dissous en 1993, mais l’appellation continue de désigner le service Action.
53
. France-Soudan : Les liaisons dangereuses !, in Nord-Sud Export du 18/02/1994.
54
. Cf. Paul Guéret, Affaire des Comores. Les secrets d'un coup tordu, in Le Point du 06/01/1996.
46
47

des commandements.
Ce fut le cas au Rwanda, grâce à un fil crypté direct entre le régiment et l'Élysée,
via l'état-major des armées et l'état-major particulier de l'Élysée 55».
« Les services spéciaux français officiels ont bloqué en 90 l'attaque des terroristes
du FPR avec l'Ouganda, le travail de la DGSE. Un travail remarquable dont on peut
être très fier dans cette première phase de guerre. Il y a eu du côté français des
héros que l'on ne connaîtra jamais, des histoires extraordinaires de types qui ont
pris des initiatives folles, qui ont fait des cartons à l'extérieur avec quelques
hélicoptères seulement et quelques canons 56».
« À leur façon, les DAMI Panda ont servi de laboratoire à la mise sur pied, à
partir de 1993, d'une nouvelle chaîne hiérarchique propre au renseignement et à
l'action, avec la création, sous la tutelle directe du chef d'état-major des armées,
d'un commandement des opérations spéciales (COS), intégrant notamment le 1 er
RPIMa aux côtés d'autres unités 57».

Le 1er RPIMa tout entier, et pas seulement lui, tend à se transformer en un
“service Action” capable de guerres secrètes, non déclarées. Le Commandement des
opérations spéciales (COS), branché sur l’Élysée, renforce le potentiel incontrôlé du
domaine réservé. C’est ainsi que François Mitterrand a pu mener au Rwanda une
guerre quasi privée. Comme dit Paul Barril, « il y aurait matière à un livre sur
l'héroïsme des Services Secrets au Rwanda, face à l'Ouganda et au FPR... 58». Un
tel livre conclurait peut-être que cet « héroïsme » a été fourvoyé. En tout cas,
l’Élysée dispose désormais d’une sorte de Garde présidentielle, à son usage direct.
C’est ce qui a permis à Jacques Chirac de faire la guerre au Congo-Brazzaville en se
passant pratiquement de l’avis du gouvernement.
Hors ce “Panda” expérimental, on parle beaucoup désormais des CRAP
(Commandos de recherche et d'action en profondeur), spécialisés dans le
renseignement derrière les lignes ennemies. Selon le colonel Yamba, officier zaïrois
réfugié en Belgique, ils étaient 500, venus de Bangui, lors de la guerre de 1996-97
au Zaïre. Mis au service du camp mobutiste, et, pour certains d’entre eux, déguisés
en mercenaires... 59. On les a retrouvés fin 1999 aux côtés de Kabila, avant qu’une
quarantaine d’éléments d’une autre troupe de choc, le 2 e REP, ne prennent le relais.
De “jeunes anciens”, encore. En congé sabbatique ?
Ceux que tout cela scandalise peuvent être rassurés - ou scandalisés selon leur
tempérament : en Afrique francophone, écrit La Lettre du Continent, « les “Grands
frères” de la DGSE [...] sont aussi bien aux côtés des chefs d’État que des chefs de
l’opposition. C’est la version française du “Big Brother” qui permet d’être toujours
du côté du vainqueur au pouvoir 60».
La DRM à l’offensive
Beaucoup moins connue que la DGSE, la Direction du renseignement militaire
(DRM) est basée à Paris et Creil. Ses mille six cents agents se répartissent en deux
catégories principales : des techniciens, spécialistes de l’interprétation des photos
satellites ou des rayonnements électromagnétiques, et des analystes, dotés d’une
connaissance pointue sur tel ou tel pays. Le COS lui procure un service Action sur
mesures. Elle dépend directement du ministre de la Défense. Le livre d’André
Rougeot et Jean-Michel Verne, L’Affaire Yann Piat 61, est fondé sur un ou plusieurs
témoignages d’officiers, liés semble-t-il à la DRM. Du coup, le ministère de la
Défense a ordonné une enquête sur son propre service de renseignement. Il y a
découvert des « réseaux », « nébuleuses » ou « filières ». Il a constaté que la DRM
avait glissé du renseignement militaire au renseignement politique et stratégique,
. J. Isnard, La France a mené une opération secrète, avant 1994, auprès des Forces armées rwandaises , in Le
Monde du 21/05/1998.
56
. Paul Barril, interview à Playboy, mars 1995.
57
. J. Isnard, La France a mené une opération secrète..., art. cité.
58
. Playboy, mars 1995.
59
. Cf. C. Braeckman, À Bruxelles, la diaspora est à l'écoute, in Le Soir, 03/02/1997.
60
. L’Afrique au cœur des services secrets, in LdC du 06/04/1995.
61
. Flammarion, 1997.
55

voire à l’action psychologique et au soutien des entreprises françaises 62.
Cela n’étonnera pas les lecteurs de Jean-Paul Cruse 63, selon lequel se mène « une
guerre mondiale du renseignement qui bat son plein, et atteint un niveau d’intensité
et de violence qu’on n’imagine pas », dans « la lutte pour d’importants contrats ».
« Partout, la guerre économique court à la guerre tout court ». Manifestement, une
partie de la DRM est imprégnée de cette idéologie. Quand, à force d’habitude, on
parvient à décrypter la part du discours géostratégique français imputable
respectivement à la DGSE et à la DRM, on s’aperçoit que la seconde est beaucoup
plus obtuse, crispée dans un nationalisme primaire. Ce qui ne veut pas dire que la
première fasse toujours le meilleur usage de sa lucidité...
L’Affaire Yann Piat et l’affaire Gourmelon ont compromis la brillante carrière
militaire du fondateur charismatique de la DRM, le général Jean Heinrich.
Démissionnaire, il a pu aller soutenir ouvertement une entreprise française
exemplaire, le groupe Bolloré. Il était très proche de Philippe Jehanne, lui-même très
proche de Michel Roussin, devenu le Monsieur Afrique de Bolloré. Un bout du
réseau de l’ombre...
Jehanne, de son côté, a dû quitter le ministère de la Coopération en même temps
que son ministre Roussin. Il est alors entré dans la société PHL Consultants de
l’ancien gendarme Philippe Legorjus, avant de passer en “semi-retraite” en
Bretagne. Thierry Desmarest lui a commandé durant l’été 1999 un rapport sur les
réseaux africains d’Elf 64. De telles jonctions préparent le passage d’Elf sous l’écran
Total.
Obscure DPSD
Également rattachée au ministère de la Défense, la Direction de la protection et
de la sécurité de la Défense (DPSD) a été créée par décret le 20 novembre 1981.
«Elle remplace la Direction de la sécurité militaire. [...] Elle emploie environ
1 600 hommes, principalement recrutés parmi les sous-officiers et officiers de
marine. Il s’agit du service le plus secret et le plus puissant de l’appareil d’État,
puisqu’il dispose de pouvoirs d’investigation illimités.
Parmi ses attributions, la DPSD est maître des habilitations “Défense”, et à ce
titre, peut mettre instantanément un terme aux carrières civiles et militaires liées à
la Défense. Elle est également en charge du signalement des trafics d’armes et des
recrutements de mercenaires 65».

Parmi les professionnels vulnérables à un retrait instantané de l’habilitation
“Défense”, il y a les journalistes spécialisés dans la chose militaire. Ce qui relativise
leur liberté d’expression.
On est assez inquiet d’apprendre, du Réseau Voltaire, les noms de deux anciens
(?) officiers de cette “Sécurité militaire” : le bras droit de Jean-Marie Le Pen, Bruno
Gollnish, qui fut secrétaire général des Centres d’études et de recherches de la
Défense ; et Bernard Courcelle, qui organisa et dirigea durant cinq ans la milice du
Front national, le... DPS (Département protection sécurité). La proximité des sigles
n’est pas anodine : les membres du DPS disent « la » DPS... 66
Bernard Courcelle a fait ses armes dans la “coloniale”, au 6 e RPIMa. Passé à la
DPSD, il s’y occupe « de la surveillance des trafics d’armes et des mercenaires 67».
Ce qui ne l’empêche pas de passer par le Groupe 11, une société de mercenaires,
laissée par la suite à son frère Nicolas, et qui fera parler d’elle : en 1996, elle est
mêlée au recrutement de mercenaires français d’extrême-droite pour Mobutu ; en
février 1999, elle a proposé ses “services” au ministre de l’Intérieur de Sassou
. D’après Jean-Dominique Merchet, Les militaires ses renseignent sur le renseignement militaire, in Libération du
16/10/1997.
63
. Un corbeau au cœur de l’État, Éd. du Rocher, 1998. Cf. chapitre 5 du présent ouvrage.
64
. Cf. Philippe Jehanne et Prudence africaine..., in La Lettre du Continent des 09/02/1995 et 14/10/1999.
65
. La DPSD, in NIRV du 01/03/1999.
66
. Cf. NIRV, 30/12/1998 et 01/09/1999. Les paragraphes qui suivent doivent beaucoup aux investigations
courageuses du Réseau Voltaire. Cf. aussi Michel Sitbon, De Mitterrand à Le Pen. Les aventures de Bernard
Courcelle, in Maintenant n° 28.
67
. Michaël Darmon et Romain Rosso, L’après-Le Pen, Seuil, 1998.
62

Nguesso, en visite à Paris 68.
Depuis 1985, le capitaine Bernard Courcelle est, selon ses dires, « en réserve
active » de la DPSD. En 1986, il est chargé de la sécurité de la division Armement
de l’entreprise Luchaire. En 1989, il est mêlé aux négociations qui visent à écarter
Denard des Comores - sa sœur et son beau-frère travaillaient pour le “corsaire”. En
1990, on lui confie la sécurité du musée d’Orsay, et par conséquent de sa
conservatrice Anne Pingeot. La “seconde épouse” de François Mitterrand est l’une
des personnes les mieux protégées de la République, sous la supervision directe du
chef de la sécurité élyséenne Christian Prouteau. Courcelle affirme : « Je
m’occupais de préparer les visites souvent impromptues de François Mitterrand à
Anne Pingeot ». On suppose que le Président, gourmand d’écoutes et de
renseignement, en savait beaucoup sur un tel homme.
En 1994, Jean-Marie Le Pen cherche un bon professionnel pour diriger son
service d’ordre. Son ami l’ex-commissaire Charles Pellegrini (un ancien de la cellule
élyséenne, mêlé à ses écoutes officieuses) lui recommande Bernard Courcelle. Sans
transition, le protecteur d’Anne Pingeot devient le patron des paramilitaires du Front
national - entre 1 700 et 3 000 hommes, issus pour une bonne part des commandos
parachutistes, de la Légion étrangère, de la gendarmerie et de la police. On suppose
que Le Pen n’a pas recruté un adversaire idéologique pour diriger sa garde
présidentielle 69.
Fin 1998, lors de la scission Le Pen-Mégret, Courcelle penche pour le second,
qui crée son propre service d’ordre, le DPA (Département protection assistance). Il
fait cependant d’étranges allers-retours entre DPS et DPA, veillant à un judicieux
partage des troupes et à leur réorganisation. Puis il file à Brazzaville, où on lui
demande de diriger la garde présidentielle de Sassou II, “formée” par la DGSE.
L’essai n’est pas concluant. Courcelle passe à Pointe-Noire, pour garder hors la
guerre cette enclave pétrolière.
Le Congo-B étant de plus en plus nettement rattaché au domaine privé élyséen,
on s’aperçoit que ce chef d’une milice d’extrême-droite ne s’est guère, en dix ans,
éloigné du cœur du pouvoir. A-t-il jamais cessé d’être en service commandé ?
Nombre de militants et responsables du DPS sont partis comme mercenaires dans
des expéditions autorisées ou encouragées par les plus hautes sphères de l’État : aux
Comores en 1995, avec Bob Denard ; au Zaïre en 1996-97, avec Christian
Tavernier ; au Congo-Brazzaville en 1997, 1998 ou 1999. Par ailleurs, la DPSD n’a
pu ignorer les échanges militaires entre le noyau dur du DPS et la Tchétchénie. De
quoi Bernard Courcelle était-il officiellement chargé à la DPSD ? De surveiller les
trafics d’armes et les mercenaires. Et officieusement ? De créer Front sans
Frontières ?
Le DPS apparaît comme un aquarium de vrais-faux mercenaires, destiné à
permettre la conduite de guerres clandestines, avec la logistique et les finances de
“sociétés de sécurité” périphériques - que j’évoquerai plus loin. Un peu comme
certains policiers de la Brigade mondaine virent au proxénétisme, la DPSD serait
passée de la surveillance des mercenaires à la gestion de leur vivier, sous un
pseudonyme transparent.
En soi, un tel camouflage est un défi à la démocratie. En maints pays, Sécurité
militaire = dictature. La DPSD est un “service” hypertrophié, d’autant plus opaque
que la carrière professionnelle des journalistes habilités Défense est suspendue à son
bon vouloir. Le super-contrôleur est mal contrôlé, pas plus par le quatrième pouvoir
que par les trois premiers.
Le danger redouble lorsque la tenue de camouflage choisie est la chemise brune
du racisme - une idéologie qui a valu à l’employeur du DPS, Jean-Marie Le Pen,
plusieurs condamnations. Par ailleurs, le procureur de la République a ouvert une
information judiciaire pour menace d’assassinat à l’encontre de Thierry Meyssan,
président du Réseau Voltaire qui a révélé ces accointances nauséabondes.
. Cf. La Françafrique, p. 270, et De la diplomatie sécuritaire in LdC du 04/03/1999.
. « Si ces informations sont avérées, alors cela voudrait dire que le président de la République [François
Mitterrand] ne se serait pas contenté d’instrumentaliser le FN, mais qu’il aurait eu des relations plus
qu’équivoques avec lui », déclare le député vert Noël Mamère au Parisien (11/01/1999).
68
69

Il est significatif que le Parlement n’ait pu éviter de créer la commission
d’enquête réclamée par ce réseau républicain. Assez de députés ont perçu le danger.
Trop de députés cependant, vestales d’une déraison d’État, ont refusé les
investigations qui s’imposaient : on leur a signifié sans doute qu’à trop gratter le (ou
« la ») DPS, on mettrait à vif un D final, comme Défense, couvert par le Secret du
même nom. Le rapport de la commission 70 est forcément accablant pour le DPS,
compte tenu des éléments fournis par le Réseau Voltaire. Mais il se garde de mettre
en cause la DPSD. Et il prétexte de la scission du DPS pour ne pas exiger sa
dissolution : « les éléments les plus durs » auraient rejoint le DPA mégrétiste, qui
n’était pas l’objet de l’enquête...
La DST se mêle d’Afrique, la police aussi
Je n’ai pu éviter de parler de la DST en évoquant la DGSE. Ce service n’est que
théoriquement cantonné à la sécurité sur le sol français. Je cite à nouveau cet aveu
stratégique du préfet Parant : « Nous “parlions” avec les services soudanais depuis
le début de l’été 1993, pour trouver avec eux un espace de coopération comme nous
le faisons avec beaucoup d’autres services étrangers 71». Ainsi, des exilés tunisiens en
France sont étroitement surveillés par le responsable des Services tunisiens à Paris,
avec la coopération de la DST et des Renseignements généraux 72.
Comme à la DGSE, des responsables de la DST se recyclent volontiers dans les
sociétés de sécurité privée. L’ex-n° 2 Raymond Nart est passé à CS Security. Le
commissaire de la DST Pierre-Yves Gilleron était l’ami du directeur de cabinet de
François Mitterrand, Gilles Ménage. En 1987, il quitte la “cellule” sécuritaire de
l’Élysée, rejoint la société SECRETS de Paul Barril, puis se met à son compte, tout
en continuant de travailler discrètement pour Ménage 73. Il cultive son jardin
françafricain au Rwanda et au Congo-Brazzaville, entre autres.
En 1960, Jacques Foccart et Michel Debré créent le Service de sécurité de la
Communauté, qui devient en 1961 le Service de coopération technique internationale
de police (SCTIP). Jusqu’en 1990, le SCTIP est “la chose” de la DST, qui le dirige.
C’est son service extérieur. Elle y place ses hommes. « Dans des pays comme le
Gabon, le Togo, la Côte d’Ivoire, ils créent des DST locales 74». Avec des résultats
parfois sinistres. Depuis 1990, la séparation est plus nette.
Le SCTIP mène des missions conjointes avec la très pasquaïenne Sofremi, la
société semi-publique de ventes d’armes du ministère de l’Intérieur. Objectif :
“placer” du matériel de maintien de l’ordre subventionné par le Fonds d’aide et de
coopération (FAC) 75. Lequel n’est pas trop regardant sur les prix.
Tenir les politiques
Si ce magma de Services est si peu contrôlable et contrôlé, c’est que les
principaux décideurs politiques le veulent bien, à commencer par le Président, le
Premier ministre et le ministre de l’Intérieur. C’est aussi, plus souvent qu’on ne le
pense, qu’ils doivent céder à toutes sortes de pressions et chantages. Il y en a eu
d’énormes à propos du Rwanda, on les voit surgir à propos du conflit yougoslave et
on les devine pour l’Algérie. Le Premier ministre Alain Juppé a ainsi été
immédiatement écarté des dossiers brûlants. L’avertissement a été cinglant - un
rebondissement de l’affaire Maillard et Duclos (une filiale rhônalpine de Lyonnaise
des Eaux-Dumez) :
« Le 9 mai 1995, la commissaire des RG Brigitte Henri remet au juge de Bourgen-Bresse Philippe Assonion une feuille de papier quadrillé, support de notes du
PDG de Maillard, Robert Bourachot. On y lit notamment : “1,8 M en Suisse. Pour
Juppé”. Lequel sera nommé Premier ministre deux jours plus tard. Le document
. Publié le 26 mai 1999, ce rapport a été totalement éclipsé par la guerre au Kosovo.
. Dans Valeurs actuelles du 19/11/1994. Cité par R. Faligot et P. Krop, DST, op. cité, p. 422.
. D’après DST, op. cité, p. 443.
73
. Cf. Yann Navarro, Une loge P2 entre Élysée et extrême-droite, in L’Idiot International du 19/12/1990.
74
. Cf. DST, op. cité, p. 405.
75
. Cf. par exemple, en janvier 1995, la mission conjointe à Ouagadougou de deux proches de Charles Pasqua : le
directeur du SCTIP Jean-Louis Ottavi et le vice-président de la Sofremi Bernard Poussier ( Burkina Faso. Mission
conjointe SCTIP/SOFREMI, in LdC du 26/01/1995).
70
71
72

complet montre qu’il s’agit d’une allusion à une commission liée à la rénovation
des Thermes de Vichy, un marché obtenu par Maillard & Duclos auprès de la
Compagnie fermière de Vichy, concessionnaires des établissements de bains et
dirigée par Antoine de Galambert.
Alain Juppé nie. De leur côté, les enquêteurs retrouvent le parcours de ce
paiement (c’est assez exceptionnel) : la Banque continentale du Luxembourg
(BCL), la banque parisienne Monte Paschi, une fiduciaire luxembourgeoise, des
sociétés irlandaises et anglaises, enfin un compte bruxellois de la banque DuménilLeblé 76».

Ce n’est pas « assez exceptionnel » : c’est tout à fait exceptionnel. Les
enquêteurs ont été forcément “aidés” pour une remontée de parcours qui,
normalement, peut prendre huit à dix ans (deux ans en moyenne par étape). On
remarquera accessoirement que plusieurs tenants de cette affaire sont en relations
parfois très étroites avec le réseau Pasqua, via Étienne Leandri : Robert Bourachot,
Dumez, la BCL 77.
Autre problème : la faculté d’autonomisation croissante de certains secteurs des
Services, abusant de leurs camouflages économiques et profitant de l’explosion des
financements politiques. Dans un volet de l’affaire Elf, le rachat en Allemagne de la
raffinerie Leuna et des stations Minol, 256 millions de francs de commissions ont
transité par une société d’André Guelfi, domiciliée au Liechtenstein. Interrogé par la
juge Joly, l’ancien directeur d’Elf Maurice Mallet reconnaît qu’Elf a payé cet
ensemble pétrolier « au moins trois fois trop cher ». Une part de la confortable
marge a servi à financer la CDU de l’ami Helmut Kohl. Selon le journaliste Gilles
Gaetner 78, « François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, à l’époque Premier ministre,
ont été parfaitement informés de cette générosité à l’égard de la CDU ».
Le colonel Pierre Léthier, l’un des plus hauts responsables des services secrets,
s’implique personnellement dans les transactions : 96 millions passent par ses
comptes. Jusqu’en 1986, il a été un collaborateur proche de trois directeurs
successifs de la DGSE : Alexandre de Marenches, Pierre Marion, le général Imbot.
Il n’a jamais été mis en disponibilité : il appartient donc toujours à l’armée d’active,
affecté au 44e RI d’Orléans, une structure fantôme qui abrite le service Action de la
DGSE.
Officier traitant d’Alfred Sirven, revenu apparemment à la vie civile, le colonel
se reconvertit dans la vente d’armes, en Afrique et ailleurs. Son frère est directeur
commercial du Giat, le premier fabricant d’armes français. Pierre Léthier reste en
contact avec Sirven. Il gagne très bien sa vie : il possède une impressionnante
demeure en Suisse, à Coligny, et une maison près de Johannesburg 79.
Ainsi, l’argent d’Elf détourné par Sirven était “branché DGSE”. Ou plutôt, un
énorme pot commun pétrole-armes-DGSE permettait à une élite barbouzarde de
s’affranchir financièrement, d’accroître ses moyens de corruption, et finalement de
se moquer de tout contrôle démocratique.
C’est avec ce genre de système qu’« un groupe d’officiers de renseignements
français, disposant de “correspondants” au sein des Renseignements généraux, de la
magistrature, de la PJ et de la presse », peut aussi disposer « de très gros moyens 80»
et organiser un chantage sophistiqué à l’encontre du Président de la République.
Un possible contrôle ?
Résumons avec Jean-François Bayart : « Les Services français interviennent
actuellement avec les mêmes approximations, le même rôle de l'imaginaire, les
. J. Caumer, op. cit., p. 208-217. C’est moi qui souligne.
. La BCL appartenait à... Nadhmi Auchi, représenté en France par Étienne Leandri. Questionnée le 18 mai 1995 par
le juge Assonion, Brigitte Henri lâche un nom, celui d’Étienne Leandri, qui, selon elle, a pu servir de pont, à
l’occasion, entre Robert Bourachot et des membres du cabinet de Charles Pasqua (cf. Jean-Paul Cruse, Un corbeau
au cœur de l’État, p. 27). J.P. Cruse précise p. 109 : « Étienne Leandri connaissait bien Robert Bourachot. Ils avaient
été en affaires... ». Auchi et le PDG de Dumez comptaient parmi les rares présents lors du service funèbre d’Étienne
Leandri.
78
. Le Roman d’un séducteur, Jean-Claude Lattès, 1998.
79
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 244-251 ; K. Laske, Elf : André Guelfi rattrapé par la Suisse, in Libération du
18/09/1999 ; H. Gattegno, L’ombre des services secrets plane sur le volet allemand de l’affaire Elf, in Le Monde
du 22/09/1999.
80
. J.P. Cruse, op. cit., p. 260.
76
77

mêmes circuits de financement 81». Mais on a changé d’échelle. Il est plus que temps
d’instaurer un contrôle parlementaire des services secrets. Les États-Unis ou
l’Allemagne ont fini par admettre que les Services pouvaient manipuler le pouvoir
exécutif, ou lui échapper.
Impensable en 1997, chez des députés écrasés par le « Surmoi Ve République »,
un tel contrôle est dans l'air du temps. La commission de la Défense a adopté le 23
novembre 1999 une proposition de loi visant à créer une délégation parlementaire
pour le renseignement. « Un pan entier de l’activité gouvernementale baigne dans
l’obscurité la plus totale 82», observe le député UDF Arthur Paecht, rapporteur de la
proposition 83.
Celle-ci a suscité un tollé chez ses collègues de droite. Ils ont dénoncé le danger,
voire l’inefficacité d’une telle loi. On devrait s’alarmer à Washington, Londres ou
Berlin, où ce contrôle est passé dans les mœurs ! En tête des indignés, le député
RPR Yves Fromion - un ancien de la DGSE, qui ne dédaigne pas le Front national.
Le voilà délégué à l’action militante et aux DOM-TOM dans la nouvelle équipe de
la présidente du RPR Michèle Alliot-Marie 84. Comme au temps de Foccart, l’Outremer sera bien gardé !

. Jean-François Bayart. Entretien in Les politiques de la haine - Rwanda, Burundi 1994-95, Les temps modernes,
juillet 1995.
82
. Interview à Libération du 26/11/1999.
83
. Le ministre de la Défense Alain Richard, on l’apprend en février 2000, a promis que cette proposition de loi serait
inscrite en cours d’année à l’ordre du jour de l’Assemblée.
84
. Cf. La droite protège la barbouzerie, in Le Canard enchaîné du 01/12/1999 et Brochette de séguinistes dans
l’équipe de MAM, in Libération du 18/12/1999.
81

198

15. Le cas Barril
Paul Barril « n’a pas pu, pendant toutes ces années, de 1982 à
aujourd’hui, traverser vivant tant de rideaux de flammes sans une
“haute protection”, qui ne doit pas seulement à la Sainte Vierge. Tout
service de renseignements digne de ce nom - et les Français figurent
aujourd’hui dans le gotha mondial - a besoin de “jokers”, capables
d’effectuer les tâches les plus ingrates et les plus dangereuses, qui sont
aussi les plus utiles, sans engager de commanditaires institutionnels, en
cas d’accident de parcours, toujours, sur le papier, envisageables ».
Jean-Paul Cruse, journaliste, plume de Paul Barril 85.
Quand il quitte en octobre 1983 la sécurité élyséenne et la “cellule antiterroriste”,
le capitaine de gendarmerie Paul Barril continue de fréquenter le conseiller spécial
de François Mitterrand, François de Grossouvre. Dans son livre Guerres secrètes à
l'Élysée, il le présente comme son ami intime 86. Ce fut au moins une espèce de
mentor.
Paul et François II
François de Grossouvre n'est pas un personnage banal, si l'on en croit la fiche
que lui ont consacrée les Renseignements généraux (RG) 87. En 1949, il s’impose à la
tête de Maison Berger et Cie, la grosse entreprise sucrière de son beau-père, qui fait
aussi dans l’anisette. Grâce aux Amitiés franco-chinoises, il se lance dans les
affaires avec la Chine de Mao, puis adopte la même approche avec l’URSS. Tout
cela dans une grande proximité avec plusieurs Services : la DST, les RG
(Renseignements généraux) et le “Service 7” du Sdece - la future DGSE. Avec JeanPierre Lenoir, adjoint au chef du Service 7 (le célèbre Le Roy-Finville), il s’initie au
trafic d’armes. En réalité Grossouvre, alias Monsieur Leduc, a été l'un des
principaux dirigeants en France du réseau ultra-secret “Gladio” (Glaive), créé à
l’initiative des Américains par le colonel du Sdece Pierre Fourcaud, pour organiser
la résistance à une éventuelle invasion soviétique 88.
Toujours selon les RG, de Grossouvre était en lien avec la Banque romande de
Joachim Fedelbaum, alias Jean-Pierre François : cet ami d'enfance de Roland
Dumas, présenté comme le “banquier” de Mitterrand, ne cache pas son cynisme
corrupteur ; sa banque suisse serait, d’après les RG, impliquée dans des trafics
mafieux. De Grossouvre s’approche du pouvoir dans l’ombre de François
Mitterrand. Il en devient le conseiller spécial à l’Élysée, et pénètre au cœur des
mécanismes de financement des marchés d’armes : il faut passer par lui pour
débloquer d'importants contrats avec le Gabon, le Maroc, le Liban, d'autres pays
arabes et d’Amérique du Sud 89. Autrement dit, il accède à la tour de contrôle des
faramineuses rétro-commissions qui, sur la quasi totalité des ventes d’armes,
nourrissent les décideurs politiques français. Plus fort : c’est lui encore qui, en 1983,
aurait parrainé la gigantesque opération « Joséphine » : une commission de
plusieurs milliards de francs sur un prêt saoudien de 25 milliards de dollars.
François de Grossouvre est l'instigateur de la “cellule antiterroriste” de l'Élysée.
Dès septembre 1981, il propose à François Mitterrand de créer des « réseaux
spéciaux, rattachés directement à l'Élysée », à l'image des réseaux Foccart, pour
remédier aux manquements du Sdece (bientôt rebaptisé DGSE). L'idée sera validée
. Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 264.
. Guerres secrètes à l'Élysée, Albin Michel, 1996.
87
. Citée par Alain Carion dans De Mitterrand à Chirac : Les affaires. Dix ans dans les coulisses du pouvoir, Plein
Sud, 1996, p. 273-280.
88
. Outre la fiche RG, cf. Roger Faligot et Pascal Krop, La Piscine, Seuil, 1985, p. 192 et 351-352 ; Guerres secrètes
à l’Élysée, op. cit., p. 123 et 145-148.
89
. Toujours selon les RG, François de Grossouvre travaillait avec son fils Patrick, PDG de Seditec-France à Caluire,
lui-même en affaires avec l'URSS, avec le Libanais Gemayel et le président gabonais Omar Bongo. Le “filialisme” est
une constante de la privatisation des relations franco-africaines : Jean-Christophe Mitterrand, Pierre-Philippe Pasqua,
Éric Denard, etc.
85
86

198

après l'attentat de la rue Marbeuf, le 23 avril 1982. Mitterrand obtient ainsi à sa
dévotion un véritable “service Action” - dont l'efficacité sera cependant rapidement
compromise par d'innombrables luttes de chapelles 90. On s'étonne moins après cela
que tant d'anciens de la “cellule” élyséenne se soient recyclés dans la prestation de
services barbouzards à des présidences étrangères, singulièrement africaines : ils
avaient été recrutés avec ce profil-là.
De Grossouvre, l’homme des secrets, a pris en affection le polyvalent Barril,
devenu un “privé” après un accident judiciaire (l’affaire des Irlandais de Vincennes).
Barril fonde sa société de sécurité, SECRETS (Société d'études, de conception et de
réalisation d'équipements techniques), qui se transforme rapidement en un groupe
polymorphe, employant plus de 150 personnes 91. Grossouvre se met à recommander
l’ami Paul auprès des chefs d'État africains 92. Le statut imprécis du conseiller spécial
de François Mitterrand permet à Libération de démentir Le Canard enchaîné, qui
présente Paul Barril comme « envoyé par l'Élysée » 93. Mais la nuance est subtile.
Grossouvre est resté dans les murs de l'Élysée jusqu'à sa mort. Personne n'était en
mesure de supposer que ses recommandations ou suggestions ne venaient pas du
sommet de l'État.
Il n'était pas le seul à recommander Barril. Ce dernier était aussi l'ami de Charles
Pasqua : il a eu à partir de 1993 ses entrées au ministère de l'Intérieur, où on lui a
facilité l'obtention de marchés de “sécurité” - en Centrafrique par exemple 94.
Attirant Rwanda
Aux débuts de SECRETS, Paul Barril a eu un temps pour associé son ancien
collègue de l'Élysée, Pierre-Yves Gilleron. Les deux hommes ne pouvaient que se
brouiller, compte tenu de la haine croissante entre leurs mentors élyséens,
Grossouvre et Ménage. Gilleron fonde en 1990 une société concurrente, Iris
Services.
Barril et Gilleron ont tôt “servi” le général Habyarimana. Dès 1990, avant même
l'offensive d'octobre du FPR, le capitaine a effectué un audit de l'armée rwandaise 95.
On imagine mal qu'une telle mission n'ait pas bénéficié, au moins, d'un feu orange
élyséen.
Cette même année, Pierre-Yves Gilleron multipliait ses prestations à l’égard du
régime rwandais. En liaison avec son ami élyséen Gilles Ménage, il aurait fait
pression sur l’opposant rwandais Jean Barahinyura pour le dissuader de publier un
ouvrage accablant contre Habyarimana 96. Selon Barril 97, Gilleron aurait protégé
l'ambassadeur du Rwanda à Paris, accusé de trafic de drogue. Par ailleurs, « il
offrait ses conseils avisés aux dirigeants rwandais pour la réorganisation de leur
service de renseignement ». C’est lui encore qui aurait obtenu, avec le concours d’un
Zaïrois résidant à Paris, Bele Calo, la fourniture au général Habyarimana d’un
avion Falcon 50 - qui sera abattu le 6 avril 1994. Paul Barril cite à ce propos une
lettre édifiante de son ex-associé au conseiller élyséen Thierry de Beaucé.
Hervé Gattegno et Corine Lesnes, du Monde, confirment le rôle d’intermédiaire
joué par Bele Calo : « un personnage douteux », « qui eut plusieurs fois maille à
partir avec la justice pour abus de confiance et escroquerie ». Intervient aussi, dans
les tractations peu claires qui entourent l'octroi du Falcon 50, un « membre éminent
du cabinet de François Mitterrand » 98. L'avion a coûté l'équivalent d'un an de
coopération franco-rwandaise. Mitterrand aurait imposé ce cadeau, financé sur les
réserves spéciales du ministère de la Coopération, contre l'avis de son ministre des
. Cf. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 152-153, en un passage où l'auteur paraît fiable.
. Chiffre annoncé par Paul Barril dans Playboy de mars 1995, pour l'ensemble des 5 sociétés du groupe SECRETS.
Certaines estimations parlent de deux fois plus. De toute façon, avec les rémunérations et commissions qu'il perçoit de
chefs d'État africains ou arabes peu habitués aux factures, Paul Barril peut, s'il le souhaite, compléter ses effectifs
officiels par des contractuels non déclarés.
92
. Selon S. Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, in Libération du 29/07/1994.
93
. Ibidem.
94
. Cf. Patricia Tourancheau, Capitaine multicarte, in Libération du 09/03/1995.
95
. Selon H. Gattegno, La “boîte noire”, le Falcon et le capitaine, in Le Monde du 08/07/1994, et S. Smith,
Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, art. cité.
96
. Cf. Y. Navarro, Une loge P2..., article cité.
97
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 111.
98
. Rwanda : l'énigme de la « boîte noire », in Le Monde du 28/06/1994.
90
91

199

200

Finances Pierre Bérégovoy 99.
Cette affaire du Falcon, fourni avec son équipage via une société-écran du
ministère de la Coopération, la Satif, paraît receler des secrets fort dérangeants.
Dans son livre Guerres secrètes à l’Élysée, qui est aussi une arme, Paul Barril
distille comme des menaces de révélations : selon lui, le pouvoir français chercherait
« à cacher les conditions d'achat de l'avion, les fonds de la Satif, le double jeu de
certains avec le FPR tutsi, grand bénéficiaire de cet attentat 100».
Cette phrase-clef - ou à clefs - est située à la même page que celle où Paul Barril
démontre l'impossibilité du “suicide” de Grossouvre - laissant ainsi clairement
entendre que la mort de son ami a à voir avec les secrets d'État franco-rwandais.
Le printemps du génocide
Selon Stephen Smith, Paul Barril retourne deux fois à Kigali après l'attentat
contre l’avion d’Habyarimana, qui déclenche le génocide : « le 27 avril lorsqu'il
remonte le drapeau sur l'ambassade de France et, à nouveau, à la mi-mai. Il est alors
accompagné de Léon Habyarimana, l'un des fils du président qui, cependant, reste
en sécurité à Gisenyi [...]. Paul Barril mène son enquête, mandaté par la veuve
Habyarimana 101».
Cette dernière a nettement plus contribué que son mari assassiné à la dérive
extrémiste du régime, représentée par la Radio des Mille Collines 102. Mais elle restait
persona grata : le président Mitterrand l'a fait rapatrier en France, l'a accueillie avec
des fleurs, et lui a fait remettre un pécule. On peut se demander pourquoi elle avait
besoin d'argent si elle a pu, quelques jours plus tard 103, se payer un détective privé
aussi coûteux que Barril... à moins que celui-ci ne se soit mis gracieusement au
service de la veuve.
Devant témoin à Kigali, l'attaché militaire Bernard Cussac (camarade de
promotion de Paul Barril) affirme qu'on a « trouvé la boîte noire » 104, l'enregistreur
de vol - en réalité de couleur orange. Pourquoi, dès lors, la mise en scène du 23 juin
1994, où Paul Barril montre au journaliste Hervé Gattegno, du Monde, une « boîte
noire » de couleur noire (en réalité un vulgaire instrument de navigation), et quantité
d'indices matériels - qui ne seront jamais exploités par la justice ? Le scoop
remplira plus d'une page du quotidien, le 27 après-midi, et fera l'ouverture des
journaux télévisés en soirée. À la trappe les articles du Soir de Bruxelles dans
lesquels, les 17, 22 et 24 juin, Colette Braeckman évoquait la participation de
Français à l'attentat !
Dans son livre 105, Barril indique :
« J’ai récupéré environ 80 kilos de pièces calcinées de l'avion, des boîtiers
électroniques, des enregistreurs de vol, des bandes magnétiques. Je me suis rendu,
également, sous un tir intense de mortier de 120 mm du FPR, à l'aéroport de Kigali
pour récupérer aussi des documents originaux : carnets de l'aéroport, rapports de la
météo, fax, télex, ainsi que douze bobines d'enregistrement des vols du jour
fatidique. Plus tard, avec l'aide de militaires fidèles, j'ai récupéré les lanceurs des
deux missiles meurtriers, trouvés aux alentours d'une zone surveillée par l'armée
belge. J'ai aussi réuni quatre-vingts témoignages, directs et précis, avec les
enregistrements vidéo de personnes qui virent le départ des missiles et leurs
impacts sur la carlingue de l'avion présidentiel. J'ai aussi les plans des lieux, avec
. Selon Jeune Afrique du 04/08/1994 (Qui a tué Habyarimana ?).
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 178. La fin de la phrase rejoint une piste inattendue explorée par certains
journalistes : dans l'attentat contre l'avion d'Habyarimana, il y aurait eu connivence entre le FPR et un réseau francoafricain... Une hypothèse parmi beaucoup d’autres. Dans le même sens, selon le journal canadien National Post
(01/03/2000), les enquêteurs du Tribunal international d’Arusha ont reçu des témoignages accusant de l’attentat un
commando du FPR - qui aurait eu forcément besoin de complicités pour tirer des missiles depuis un territoire ennemi.
Le directeur de la Satif, refusant de répondre à des questions trop précises du Monde (28/06/1994), lui a déclaré :
« Nous n'aimons pas que l'on se mêle de nos affaires. Nous ne sommes pas aux États-Unis »...
101
. S. Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, art. cité. Même affirmation dans H. Gattegno et C.
Lesnes, Rwanda : l'énigme de la « boîte noire », art. cité.
102
. Même Jean-Paul Cruse, proche de Barril, admet qu’elle était « liée au clan des “durs” hutus de l’Akazu », le
premier cercle du régime (Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 264).
103
. Le 6 mai, date du « mandat d'investigation et de recherches » confié par Agathe Habyarimana au capitaine
Barril. Cf. H. Gattegno et C. Lesnes, Rwanda : l'énigme de la « boîte noire », art. cité.
104
. Propos rapporté par S. Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, art. cité.
105
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 177.
99

100

200

l'emplacement présumé des tireurs 106».

Paul Barril en rajoute probablement. Mais il a eu manifestement carte blanche
pour évoluer en avril et mai parmi les forces qui commettaient le génocide, et
recueillir dans des endroits stratégiques des éléments hautement sensibles. Il fallait le
feu vert des organisateurs du génocide, et le feu orange de Paris, qui a pour le moins
laissé faire.
Le capitaine ne se contentait pas de faire du renseignement. On a vu qu’il
supervisait une partie des achats d’armes du gouvernement génocidaire. Sur une
photo qu'il a montrée au Monde, il pose à côté d'une pièce d'artillerie 107. Rappelons
qu’en fait, pendant le génocide, Paul Barril est payé par le Gouvernement
intérimaire rwandais pour former des soldats d’élite, dans le cadre d’une l’opération
« insecticide » destinée à éliminer les “cafards” tutsis 108.
Il ne peut se départir d’une (auto-)fascination pour les commandos du service
Action de la DGSE, dont il a partagé la formation, avant de la transmettre : « J'ai
initié et entraîné des générations de nageurs de combat un peu partout, jusque [...]
dans d'immenses lacs africains 109».
Écoutons, en stéréo, comme il raconte son premier retour à Kigali en avril 1994 :
« Comme j'étais le conseiller du président Habyarimana depuis des années, le
chef d’état-major, celui qui faisait fonction de ministre de la Défense s'est
naturellement tourné vers moi. Je suis arrivé en hélicoptère [...]. Mon premier
réflexe a été de courir à l'Ambassade de France remonter le mât des couleurs [...].
Pour les Rwandais, déclarer que mon domicile serait l'Ambassade a été un choc
psychologique très fort. [...] Ce qui s'est passé au Rwanda permet à des privés
comme moi, qui ne représentent leur pays qu'à titre privé, de montrer qu'on
n'abandonne pas des gens qui vous ont fait confiance et qui parlent français 110».

On notera la redondance du mot « privé », là où Barril se targue d'accomplir les
objectifs cardinaux de la politique africaine de la France, revendiqués aussi bien par
l'Élysée que par Matignon et le Quai d'Orsay (« montrer qu'on n'abandonne pas les
gens qui vous ont fait confiance et qui parlent français »).
Me Luc De Temmerman, avocat de la famille Habyarimana et d'une partie des
hauts responsables présumés du génocide, “défend” aussi Barril :
« Le capitaine Barril a essayé d'aider le gouvernement rwandais, à la demande de
ce dernier. Il n'a rien commis d'illégal à ma connaissance. [...] Ses hommes ont
participé un tout petit peu à l'organisation dans une situation de guerre. Augustin
Bizimungu [le chef d'état-major des FAR] m'a confirmé que cette guerre, on a essayé
de la faire proprement. Les milices ont fait des massacres, tout le monde l'a vu.
C'est une situation assez normale dans une situation de guerre qui durait depuis
quatre ans 111».

Ainsi, le capitaine Barril aurait travaillé « un tout petit peu » à organiser une
armée qui organisait le génocide 112. Le chef de cette armée, le général Bizimungu,
s'entretenant en juin 1994 avec le rapporteur spécial de l'ONU, René Degni-Segui,
« a expliqué que les autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations
pour qu'elles arrêtent les exactions [le génocide des Tutsis] , et que les populations les
écouteraient, mais que la conclusion d'un accord de cessez-le-feu était une condition
préalable à un tel appel 113».
Autour d’un avion abattu
. Paul Barril a indiqué au Monde (28/06/1994) que « tous les éléments en [sa] possession seront mis à la
disposition des instances internationales dès qu'une enquête sera ouverte ». Jusqu’ici les « instances
internationales » ne se sont pas montrées plus curieuses que la justice française.
107
. Cf. H. Gattegno et C. Lesnes, Rwanda : l'énigme de la « boîte noire », art. cité.
108
. Cf. Human Rights Watch et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, Karthala, 1999, p. 774-775. Ce “détail” de
l’histoire franco-rwandaise n’avait jamais jusqu’alors transpiré dans la presse française.
109
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 245-246.
110
. Playboy, mars 1995.
111
. Propos cité par Marie-France Cros, L'avocat de la famille Habyarimana mécontent, in La Libre Belgique du
11/09/1995.
112
. Comme le démontre Aucun témoin ne doit survivre, rapport cité.
113
. Extrait du Rapport du 28/06/1994 de René Degni-Segui, publié à Genève par la Commission des droits de
l'homme de l'ONU.
106

201

202

Paul Barril s’est montré très concerné par l'attentat du 6 avril. « Des témoins
assurent l'avoir vu à Kigali avant l'attentat 114». Lui-même ajoute dans son livre :
« J'ai appris le décès » de François de Grossouvre, le 7 avril 1994, « sur une colline
perdue au centre de l'Afrique ». Jean-Paul Cruse ajoute : « il était en Afrique, et je
pense, pour ma part, au Rwanda, dans la période précédant, et suivant l’attentat du
6 avril 115».
Colette Braeckman, du Soir, confirme quatre ans après les éléments-clefs de son
enquête sur place, en 1994 116:
« L'attentat fut cependant une opération minutieusement préparée : dès le matin
du 6 avril, des militaires avaient pris position sur la colline de Massaka, d'où
partirent les deux missiles, dans une zone où seule avait accès la garde
présidentielle. Un témoin nous confia que ces militaires, Noirs et vêtus de
l'uniforme rwandais, portaient leur béret de l'autre côté, “à la française”. Dans les
semaines précédentes, des soldats antillais avaient été vus à Kigali, portant
l'uniforme rwandais.
Le tir lui-même fut l'œuvre de spécialistes : pour réussir à abattre la cible - en
tirant deux missiles coup sur coup -, il fallait savoir que l'avion présidentiel était
doté d'un leurre que seul le deuxième coup, presque simultané, pouvait rendre
inopérant. [...]
Les corps de deux gendarmes du GIGN, spécialistes des écoutes radio, furent
retrouvés près de l'hôtel Méridien, tandis que, selon le témoignage qui devait nous
parvenir, deux membres du DAMI auraient pris part à l'attentat.
Plusieurs témoins ont vu des militaires blancs - certains portaient l'uniforme des
casques bleus belges - quitter la zone de Massaka, tandis qu'un Rwandais établi
près de l'emplacement d'où furent tirés les missiles nous montra dans sa parcelle
l'endroit où, disait-il, un Européen avait été enterré ! [...]
Plusieurs dirigeants du Front patriotique [...] se trouvaient à Kigali le 6 avril, en
grand danger (risque qu'ils n'auraient pas couru s'ils avaient été au courant des
projets d'attentat). [...] Le colonel Bagosora, considéré comme le cerveau du
génocide, affichait un état de panique. [...] On peut supposer que seul un très petit
nombre de personnes était dans le secret ».

Fin 1999, cela autorisait encore les hypothèses les plus contradictoires. Colette
Braeckman a recoupé plusieurs sources, dont une note des Services de
renseignement belges (SGR) datée du 22 avril 1994 :
« Selon l'un des informateurs du SGR, “les missiles venaient de France ; ils ont
été stockés à l'ambassade du Zaïre à Bruxelles et, accompagnés par le fils du
président Mobutu, ils sont partis en avion d'Ostende”. [...] L'attentat aurait été un
coup monté par le président Mobutu, et les missiles, achetés en France, auraient été
acheminés en camion sur Ostende puis envoyés par vol cargo (probablement par la
compagnie Scibe) vers Kinshasa puis Goma. Au Kivu, les missiles auraient été
réceptionnés par la Division spéciale présidentielle et mis en place à Kigali début
avril.
Un témoin indépendant, connu par le SGR (et par nous-mêmes) affirme d'ailleurs
avoir vu passer dans la ville rwandaise de Gisenyi, le 4 avril 1994, deux camions
bâchés venant de Goma et accompagnés par la garde présidentielle rwandaise 117».

Cette piste concorderait avec l'hypothèse, maintes fois émise, selon laquelle les
missiles - SAM 16 ou SAM 7 - auraient été pris à l'Irak par la France durant la
guerre du Golfe. Comment auraient-ils été extraits des stocks ? Un témoin a
rapporté à Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro 118, un propos de son ami le
marchand d'armes Dominique Lemonnier (très probablement en cheville avec les
Services français), entre novembre 1993 et février 1994. Selon Lemonnier, on lui a
demandé de fournir deux missiles sol-air. Il n'a pas donné suite. La commande
semblait émaner d'un proche de Barril. Après le refus de Lemonnier, elle avait été, à
sa connaissance, formulée auprès d'une société autorisée d'exportation de matériel de
. Selon Colette Braeckman, La boîte noire de l'avion rwandais retrouvée, in Le Soir du 28/06/1994.
. Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 264.
. Le mystère de l’attentat qui fit basculer le Rwanda, 07/04/1998.
117
. C. Braeckman, L'attentat contre Habyarimana : un détour par la Belgique, in Le Soir du 21/04/1998.
118
. France-Rwanda : dangereuses liaisons, 31/03/1998.
114
115
116

202

guerre.
Le “suicidé” du 7 avril
François de Grossouvre est retrouvé suicidé dans son bureau de l'Élysée le 7 avril
en fin d'après-midi, peu avant 20 heures - à peine 24 heures après l'attentat contre
l'avion du président Habyarimana. Informé de cet attentat dans le même bureau, le
mentor de Barril se serait écrié : « Les cons ! Ils n’auraient tout de même pas fait
ça ! 119». Moins d'une heure avant son “suicide”, Grossouvre envoie un bouquet et
une carte à son ami Georges Rawiri, vice-Premier ministre du Gabon, et haut
dignitaire de la GLNF, qu'il devait rejoindre à dîner : « Chers amis, je me réjouis
d'être avec vous ce soir, comme convenu » 120.
Puis un chargé de mission de l'Élysée aurait demandé au garde du corps de
Grossouvre, un gendarme du GIGN, d'aller « porter un pli urgent » 121. Un coup de
feu mortel est tiré, avec un 357 Magnum. Dans la rue, selon Barril, « le garde
républicain de service, juste sous la fenêtre non insonorisée, n'a “rien remarqué de
particulier” ni rien entendu » 122.
Jean-Paul Cruse, la plume de Barril, complète le tableau :
« Grossouvre, qui était un homme de renseignement, et un patriote, étouffait de
haine contre la corruption du clan Mitterrand. Risquait-il, dans ces conditions, de
commettre une imprudence ? S’il a été tué, ce qui reste, aujourd’hui, on le sait, la
conviction de sa famille, il n’a pu l’être que par des proches, connaissant
parfaitement le système de sécurité de l’Élysée, notamment les voies d’accès par les
égouts, et les faiblesses du vieux soldat 123, et qui ont dû l’abattre, à ce moment, dans
l’urgence, et la mort dans l’âme, pour éviter qu’il ne parle... 124».

Antoine de Galambert, patron de la Compagnie fermière de Vichy, a affirmé au
juge Assonion que François de Grossouvre avait touché une part des commissions
dégagées par la rénovation des Thermes de Vichy. C’est la perspective d’être
convoqué par le juge qui pourrait expliquer son suicide. Et Galambert d’ajouter que
les commissions destinées à de Grossouvre « avaient été versées à la demande de
François Mitterrand lui-même, afin de subvenir à certaines dépenses liées à
l’entretien de sa fille Mazarine » 125.
L’ancien directeur de la DGSE, Pierre Marion, estime que le suicide de
Grossouvre « est peu vraisemblable », car « il était en pleine forme 126». Dans son
livre Mémoires de l’ombre 127, il relate une confidence du conseiller élyséen :
François Mitterrand menait, « avec la complicité d’un de ses amis ministre
jusqu’en 1993 », des « opérations financières douteuses » qui « seraient liées à
l’avenir de Mazarine ». Selon Marion, de Grossouvre « semble avoir été l’un des
rares à avoir percé le secret de la pointe de diamant des affaire louches 128».
Munitions
« J'ai hérité de quelques-uns des secrets de François de Grossouvre 129», se flatte
Barril. Pour cela, et surtout pour le reste - son engagement dans le camp du génocide
-, il aurait dû être auditionné par la mission d’information parlementaire sur le
Rwanda. Selon un député, avec « les agents de la DGSE et les individus comme
Barril, c'est le mystère. Nous ne savons pas s'ils seront autorisés à témoigner si
jamais nous souhaitons les entendre. Pour ceux-là, le feu vert de l'Élysée et de
Matignon sera délivré au cas par cas 130».
. Selon C. Braeckman, Rwanda : un autre avion dans la cible, in Le Soir du 29/03/1996.
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 175. Version confirmée par La Lettre du Continent (Gabon. Georges
Rawiri et François de Grossouvre, 02/06/1994).
121
. Ibidem p. 124.
122
. Ibidem p. 178.
123
. Des proches, donc, de la cellule de sécurité élyséenne.
124
. Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 262.
125
. J. Caumer, op. cit., p. 216. Mazarine Pingeot dément véhémentement ce genre d’imputations.
126
. Interview au Figaro du 15/09/1999.
127
. Flammarion, 1999.
128
. Interview au Figaro du 15/09/1999.
129
. Guerres secrètes à l’Élysée, p. 130.
130
. Cité par Le Monde du 21/04/1998.
119
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203

204

Barril, couvert par le secret-défense au même titre que les fonctionnaires de la
DGSE ? Son “nègre” Jean-Paul Cruse vend la mèche dans les deux phrases citées
en exergue : il parle de « “haute protection” », de ces « “jokers” » employés par les
Services français, « capables d’effectuer les tâches les plus ingrates et les plus
dangereuses, qui sont aussi les plus utiles, sans engager de commanditaires
institutionnels ». Ces commanditaires existent pourtant, à commencer par le patron
de la DGSE, Jacques Chirac. Manifestement, il n’a pas donné le feu vert à l’audition
de Barril par la mission d’information. L’eût-il voulu qu’il n’aurait peut-être pas
osé.
Car le supergendarme n’a cessé d’exhiber ses nombreuses “munitions”.
Autrement dit ses moyens de chantage. Jean-Paul Cruse a longuement raconté
comment la mouvance politico-barbouzarde où évolue cet officier très spécial a su
brider Jacques Chirac : par un chantage aux numéros des comptes suisses du RPR,
distillés au juge Halphen. Si cela n'avait pas suffi, Barril peut puiser dans le stock de
commandes inavouables qu’il a reçues depuis presque deux décennies, de la gauche
ou de la droite, et dans les lièvres levés au passage. Un jour qu'on le “cherchait” un
peu trop sur une préparation de coup d’État au Qatar, il a fait passer le message :
« On a une grenade qu'on est prêt à dégoupiller s'il le faut. Barril connaît toutes
les commissions versées, tout l'argent sale qui a circulé entre la France et le
Qatar 131».
Il peut aussi compter sur les informations récoltées en convoyant les prostituées
de luxe procurées aux plus hautes personnalités. Une mission de confiance. On a pu
en savoir davantage lors du procès de leurs proxénètes, au terme d’une instruction
menée par un juge téméraire, Frédéric N’Guyen :
« Selon des témoins, Paul Barril [...] a “arrangé l’entrée de filles marocaines en
France” et les a réceptionnées à l’aéroport de Marignane, l’été 1995, pour l’émir
du Qatar, à sa villa Al Rayan à Cannes. Mouna, qui y a passé deux mois en 1993, a
affirmé que, “deux fois, Paul Barril lui avait remis l’argent dans les bureaux de sa
société avenue de la Grande-Armée à Paris”.
Soumaya a rapporté que le capitaine Barril lui a proposé en 1992 au bar Le
Churchill, avenue d’Iéna, de “travailler pour lui et d’obtenir des informations sur
l’oreiller, contre 50 000 F par mois. Il devait me présenter des personnalités
françaises et étrangères. Il m’a dit que c’était risqué. J’ai refusé”. Alors qu’il était
en garde à vue à la brigade de répression du proxénétisme, Paul Barril avait juré
qu’en “douze ans, il n’a jamais vu de prostituées présentées à l’émir et n’a jamais
été sollicité pour en trouver”. Comme le juge Frédéric N’Guyen n’a jamais reçu
l’autorisation du parquet d’explorer les arrivages de Marocaines imputés au
capitaine les étés 1995 et 1996, Barril n’a pas été inquiété 132».

De fait, malgré ses innombrables infractions au droit international, Paul Barril
n'a jamais été inquiété. On ne lui a jamais “retiré son permis”. Sa société
SECRETS, explique-t-il, « a une habilitation militaire, puisqu'elle travaille sur
des sites à points sensibles 133». Elle se voit régulièrement chargée de la surveillance
de l'hôtel de Crillon, haut lieu de rencontres officieuses, et poste d’observation de
premier ordre : une forme d’habilitation politique.
Paul Barril affiche un soutien enthousiaste au président Jacques Chirac 134, après
avoir encensé Édouard Balladur 135. Il « est proche, politiquement, de Charles Pasqua.
[...] Il s’entend bien avec Yves Bertrand, l’inamovible patron de la DCRG [Direction
centrale des Renseignements généraux] , ainsi qu’avec Daniel Leandri, il admire [...]
Jean-Charles Marchiani 136». Yves Bertrand est un atout-maître, l’un des personnages
les plus puissants de la République. Il dispose potentiellement de tels moyens de
. Cité par Jean-Pierre Perrin et Stephen Smith, Le capitaine Barril mercenaire au Qatar, in Libération du
29/01/1996. Le “message” a déjà été inséré dans La Françafrique, mais l’image de la grenade est trop parlante pour
en priver le lecteur à ce stade de l’exposé.
132
. Patricia Tourancheau, Filles piégées dans les soirées tarifées de la haute, in Libération du 24/11/1998.
133
. Interview à Playboy, mars 1995.
134
. « Un nouveau président de la République, un gouvernement digne de la France, des hommes de cœur et de valeur,
honnêtes et désintéressés, sont à l'œuvre ». Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 327.
135
. Cf. P. Tourancheau, Capitaine multicarte, in Libération du 09/03/1995, et Éric Fottorino, Charles Pasqua
l'Africain, in Le Monde du 04/03/1995.
136
. Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 265.
131

204

chantage, à la tête d’une police politique sans équivalent en Europe occidentale, qu’il
a survécu à trois alternances.
Feu vert pour l’homme-orchestre
Les douteuses aventures de Paul Barril au Rwanda n’ont pas, bien au contraire,
porté tort à sa carrière officieuse - entre privé et public, militaire et civil. À ce
serviteur du Hutu power, on a proposé en juin 1994 le grade de commandant de
gendarmerie, dans le cadre de réserve. Dès l'été 1994, il a été chargé, on l’a vu, de
conseiller l’état-major du maréchal Mobutu, pour lequel il ne cache pas son
attendrissement :
« J'aime beaucoup le maréchal. [...] Je pense que le fond de l'homme est
infiniment bon. [...] Je n'ai pas la preuve que Mobutu ait commandité le moindre
assassinat. Je vous le redis, cet homme va à la messe tous les jours. [...] J'espère de
tout cœur, pour le Zaïre, que le Maréchal sera réélu en juillet 95 sans aucune
contestation possible 137».

Envoyé à Kinshasa comme une sorte de proconsul (tel son prédécesseur Jeannou
Lacaze, ou Jean-Claude Mantion à Bangui), Paul Barril n’y va pas par quatre
chemins : « Kagame, l'actuel vice-président du Rwanda [...], a mis un million de
dollars sur ma tête... ce qui ne m'empêche pas de vivre et d'avoir mis de mon côté
la sienne à prix 138». Cette déclaration dans Playboy, en mars 1995, survient au
moment même où s'organise le réarmement massif des forces du Hutu power dans
les camps du Kivu, avec l'entière complicité des Forces armées zaïroises. Le relais
sera pris ensuite par le régime de Khartoum, dont la France ne cesse de se montrer
l'alliée. Ainsi, le propos du capitaine, “chef d'état-major” français de Mobutu,
correspond de fait à une déclaration de guerre de la France contre le Rwanda passée inaperçue au Parlement. Qu'en 1995 un Barril se retrouve l'homme-orchestre
de la politique française dans les Grands lacs et que Playboy se substitue au Journal
officiel, cela peut sembler une plaisanterie à Paris. C'est seulement le symptôme de
la dégénérescence de la politique africaine de la France, et cela ne fait rire personne
en Afrique.
À l'époque, d'ailleurs, Barril n'officiait pas qu'au Zaïre. SECRETS était chargée
de la sécurité du président Patassé, dans le Centrafrique voisin. Sous ce couvert,
Barril se targue d’avoir organisé « la lutte contre les braconniers à la frontière
soudanaise. Il y a en effet des guérillas dans cette région où coule l'argent de la
CIA 139». Le « en effet » montre que ces « braconniers » étaient plutôt des
“contrebandiers”, qui se permettaient de fouler le sol françafricain : la rébellion sudsoudanaise de John Garang. Le capitaine d’état-major pense et agit en chef
d’orchestre d'une alliance Paris-Kinshasa-Khartoum en train de préparer, avec les
forces reconstituées du Hutu power, la revanche contre les “valets de Washington”
dans la région : les Garang, Museveni, Kagame et consorts.
Le 15 mai 1998, en perquisitionnant la Tour Elf, les juges Éva Joly et
Vichnievsky découvrent, on l’a vu, des notes du colonel Daniel - ex-DGSE. L’une
d’elles indique qu’en 1991, un certain « B. » a rencontré le dictateur Sassou
Nguesso, brimé par la Conférence nationale souveraine, et lui a proposé d’assassiner
ses opposants. La justice française n’a pas exploité ces informations. Elle n’a pas
demandé à Paul Barril, qui à cette époque fournissait des mercenaires à Sassou
Nguesso, s’il connaissait ce Monsieur « B. ». Sur ses pratiques en Afrique, et
ailleurs, il n’a de comptes à rendre ni aux juges, ni aux députés. À qui donc, alors ?

. Playboy, mars 1995.
. Idem.
. Guerres secrètes à l’Élysée, op. cit., p. 117.

137
138
139

205

206

16. Vrais-faux mercenaires et armées privées.
« De nombreux mercenaires, parmi lesquels des Français, [...] suscitent
la confusion en portant parfois un uniforme qui ressemble à celui qu’ils
ont porté hier ».
Charles Josselin, ministre de la Coopération, à Jeune Afrique du 7
décembre 1999.
La stratégie de Jacques Foccart avait pour objectifs la défense agressive du “pré
carré” français en Afrique, et son extension si l’occasion s’en présentait. Bob
Denard, sa bande et leurs semblables y ont joué un rôle essentiel. Ils permettaient à
tout moment de fouler aux pieds l’indépendance des ex-colonies et des pays voisins,
ce qu’un pays “civilisé”, membre du Conseil de sécurité des Nations-unies, ne
pouvait s’autoriser officiellement.
Denard en précurseur
Maintenant que se révèlent les fondements scandaleux de la relation francoafricaine, sous l’impact de la tragédie rwandaise, il est de bon ton de déclarer que le
foccartisme est mort en mars 1997 avec Jacques Foccart. Il n’en est rien 140. Mais
pour le faire accroire, il faut ringardiser Denard et compagnie, tels les vestiges d’une
“époque révolue”.
C’est d’autant plus facile que Bob Denard se prête volontiers à ce jeu. Il vend
une image de “corsaire” ancien combattant, transformé en papa-gâteau, et il est très
doué pour le théâtre. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques qu’il partage avec les
grands “privés” comme Paul Barril : un talent d'acteur qui non seulement suscite
chez le bon public une sympathie béate, mais permet aux commanditaires, les
“responsables” politiques, de se défausser indéfiniment : « Vous voyez bien que ces
gens-là ne sont pas à prendre au sérieux 141».
Mais si ! Il faut d’autant plus prendre au sérieux ces gens-là qu’ils ont intégré la
dimension de l’image dans la gestion de leur “portefeuille” d’activités. Si l’on
observe leur parcours dans la durée (quatre décennies pour Denard, deux pour
Barril), on s’aperçoit qu’ils ont été présents à des lieux et moments-clefs. L’on n’a
cessé de faire appel à eux, pour des missions toujours aussi délicates. Aurait-on pris
le risque de le faire, alors qu’ils sont archi-connus, s’ils étaient marginalisés ou
inefficaces ? Ils sont d’ailleurs assez malins, on l’a vu avec Paul Barril, pour avoir
accumulé les munitions, en forme de secrets d’État.
Ringard, Denard ? Allons ! Pour Jean-François Bayart, son épopée comorienne
en 1995 « apparaît moins comme le chant du cygne [...] d'un mercenaire en fin de
carrière que comme un signe avant-coureur 142» - du libre cours des groupements de
vrais-faux mercenaires, ces sociétés de sécurité soi-disant privées qui permettent à
trois membres permanents du Conseil de Sécurité (les États-Unis, la GrandeBretagne et la France) de mener des guerres non déclarées. En quelque sorte, le
déguisement entrepreneurial des services Action.
Dès la fin 1997, on pouvait trouver « Bob Denard en ligne » sur le site
www.bobdenard.com. Il y vantait « sa carrière unique par sa forme et sa durée »,
plongée dans « l’Histoire, la vraie, celle qui s’inscrit dans le sang des hommes ».
« Je ne me reconnais pas le droit de taire le fruit de mes expériences ». Son agence,
Overseas Secret Enterprises, « intervient sur tous les points du globe, là où la
diplomatie officielle ne peut être efficace, là où les souffrances et les injustices bien
que peu médiatiques nécessitent une action urgente. Le colonel Bob DENARD a
. « La classe politique française, toutes familles confondues, paraît tenir pour légitime le foccartisme comme
conception des relations franco-africaines, donnant la primauté à la politique des réseaux et à la confusion entre
l'action paradiplomatique et les affaires privées. Il est improbable que la France renonce au foccartisme, pourtant
responsable du fiasco de la politique africaine de notre pays. Tous les partis continuent d'y trouver leur compte,
notamment en matière de financement des campagnes électorales ». Jean-François Bayart, interview au Monde du
29/04/1997. Ce texte a conforté ma décision d’explorer les raisons et les effets de cet entêtement, dans La
Françafrique et le présent ouvrage.
141
. La remarque a beaucoup servi pour esquiver l’audition de Paul Barril par la mission parlementaire sur le Rwanda.
142
. L'Afrique en voie de malversation, in Croissance, 01/1996. Sur cette épopée, cf. La Françafrique, p. 323-326.
140

206

besoin de vous pour des missions où la réalité dépasse toute fiction 143».
Le « condottiere moderne, légende pour les milliers d’hommes que j’ai menés au
feu », s’est reconverti dans le multimédia. Avec un périodique, Fire, « le magazine
de l’homme d’action », des documentaires louangeurs pour la télévision, et un projet
d’adaptation de son autobiographie au cinéma. Clint Eastwood en a acheté les
droits 144.
Cela, c’est le beurre sur les épinards. Le gros de la solde est payé, directement ou
indirectement, par les citoyens du pays commanditaire et du pays “occupé”. Denard
prenait sa marge sur des fournitures aux missions de Coopération ou des prestations
au groupe public Elf, via des sociétés qu’il contrôlait ou dont il était actionnaire. La
plus connue est la SGS (Société gabonaise de services), créée en 1969 avec Maurice
Robert (Sdece) et le patron du célèbre SAC (Service d’action civique), Pierre
Debizet 145. L’entreprise est encore prospère, capable d’épauler au besoin la Garde
présidentielle. La marge prélevée par Denard & Cie amputait d’autant les royalties
du Gabon et les dividendes de l’État français. Quant aux Comores, elles étaient
mises en coupe réglée.
Célébration
Le 3 mars 1998, France 2 offre un ahurissant spectacle en seconde partie de
soirée. Le gentil animateur Jean-Luc Delarue consacre son émission Ça se discute
aux espions et mercenaires. Invité-vedette : le colonel belge Christian Tavernier, ami
de Bob Denard. Mercenaire au Congo-Zaïre dès 1961, il est reparu trente-six ans
plus tard à la tête de la « légion blanche » recrutée pour Mobutu début 1997 - un
mixte de nettoyeurs ethniques serbes et de sbires d'extrême droite. Tavernier est
également un vrai-faux mercenaire : ses liens furent constants avec les Services
belges et de hautes personnalités, tel l’ancien Premier ministre Léo Tindemans.
Un plateau de spectateurs épatés applaudit chaleureusement la prestation du
colonel. Un acolyte de Bob Denard compare l'arme du mercenaire au balai du
balayeur. Le colonel Tavernier plaisante : « On nettoie aussi ».
Tavernier sur une télévision de service public ? On est dans la continuité. Ne
fut-il pas, selon Colette Braeckman, rémunéré directement par l’exécutif français
lors de l’expédition au Zaïre ? Le même exécutif cherchait des nettoyeurs vraiment
professionnels puisque, selon Tavernier, « les services français rabatteurs de
mercenaires auraient même recruté des Cambodgiens, anciens Khmers rouges 146».
L’ami Denard est lui aussi choyé par les médias. Un rien sentimental, oncle Bob
charme les téléspectateurs en leur contant ses aventures exotiques, au service du
drapeau tricolore. Son paternalisme patriote flatte les nostalgies hexagonales.
Folklorisés, ses crimes d’agression contre les peuples africains, du Congo-Zaïre aux
Comores en passant par le Nigeria et le Bénin. Banalisés, le recrutement et la
fréquentation de compagnons racistes. « Je ne fais pas de politique 147», répond-il en
mai 1999 au président de la Cour d’assises, qui lui demande si l’apartheid ne le
dérangeait pas.
Son procès tourne d’ailleurs à l’apothéose. Il lui vaut une considérable
couverture médiatique, majoritairement bienveillante. À cette publicité s’ajoute la
reconnaissance de la nation, au travers de deux anciennes sommités des Services :
pour le colonel Maurice Robert, Denard « a toujours été d’une discipline et d’une
discrétion totales » ; pour Michel Roussin, ce fut « un collaborateur extérieur
fiable et honnête ». Le “corsaire” est acquitté par le jury populaire, tout comme son
adjoint Malacrino. Lequel s’empresse d’aller offrir son savoir-faire au régime
criminel de Denis Sassou Nguesso 148.
Autorisation
. Cité par Démocratie-Info, bulletin de SOS Démocratie aux Comores, 11/1997.
. Bob Denard fait sa révolution numérique, in Libération du 28/11/1997.
145
. Cf. La Françafrique p. 321.
146
. L’enjeu congolais, Fayard, p. 115-116.
147
. Cité par Libération du 10/05/1999.
148
. Cf. Congo-B. Sécurité pour... l’ONU, in LdC du 14/10/1999.
143
144

207

208

Mais le procès aura quand même permis d’éclairer les perversités du vrai-faux
mercenariat. Le colonel Robert a expliqué que l’“honorable correspondant” Denard
tenait les Services au courant de ses actions, et sollicitait chaque fois le “feu orange”
de la cellule africaine de l’Élysée (sauf pour l’opération de 1995 aux Comores) 149:
« Dans ces affaires, il n’y a jamais d’écrit. Et s’il y a la moindre bavure, le
gouvernement n’est tout simplement pas au courant 150».
Dans les années soixante, au Congo-Kinshasa, Denard passe d’un bord à l’autre,
combattant Mobutu, puis le soutenant, puis le combattant encore. « Ce sont les
Services français qui vous demandent ces changements de cap ? », interroge le
président de la Cour. « Oui » 151. Le recours au “privé” dispense d’expliquer au bon
peuple et à la représentation nationale bien des contorsions parfois absurdes.
Denard était l’instrument du Sdece/DGSE. « En mission, explique le colonel
Robert, les services spéciaux utilisent tous les moyens à leur disposition. C’est un
métier de voyous qui doit être exercé par des gens très honnêtes 152». L’obligation
est pratiquement intenable : combien de gens honnêtes veulent faire un métier de
voyous ? Et ces gens d’exception, combien de temps peuvent-ils rester honnêtes ?
Sans être militariste, il faut reconnaître que les armées régulières soumettent leur
personnel à certains codes, et sont soumises aux lois de la guerre. Les conventions
de Genève prendront d’autant plus de poids que la Cour pénale internationale en
cours de création sera en principe compétente pour juger des crimes de guerre. Peutêtre est-ce cette perspective, et pas seulement la mode de la “privatisation”, qui
pousse à la création de groupes armés parallèles, irresponsables ?
Même contrôlés ou instrumentalisés par des grandes puissances, de tels groupes
sont officiellement coupés de l’intérêt collectif. Ce ne sont, d’un point de vue légal,
que des bandes de tueurs à gages. L’image leur colle à la peau. Les références ne
sont pas reluisantes : les mercenaires ont assailli l’Afrique au saut de
l’indépendance, assujetti l’ex-Congo belge, servi les agressions extérieures du
régime d’apartheid, prolongé d’atroces guerres civiles. Le recrutement laisse
forcément à désirer. Les Nations unies ne font pas une grande découverte
lorsqu’elles constatent, dans un rapport, que les mercenaires sont souvent des
criminels aux idéologies fasciste et raciste, associés aux trafics d'armes et de
stupéfiants 153.
Extrémisation
Pour sauver Mobutu, en 1996, Paris a fait appel aux épurateurs de la Grande
Serbie et aux milieux d’extrême-droite - entre service d’ordre du Front national et
sociétés de sécurité, gavées d’anciens militaires, policiers ou militants fascisants. Le
Réseau Voltaire jette une lumière crue sur une dizaine de sociétés plus ou moins
liées au Département protection et sécurité (DPS) du Front national 154, ou à sa
dissidence mégrétiste, le Département protection assistance (DPA) :
- Nicolas Courcelle (frère de Bernard, officier de la DPSD puis chef de la DPS),
dirige depuis 1987 la société de mercenariat Groupe 11, recommandée par la DGSE
au régime de Brazzaville. Il fut au préalable légionnaire parachutiste, responsable
départemental du FN Jeunesse, garde du corps du marchand de canons Akram
Ojjeh.
Début 1997, Nicolas Courcelle est cité parmi les recruteurs de mercenaires
d’extrême-droite pour Mobutu - sur commande du réseau Foccart et de l’Élysée.
Cette soudaine notoriété le pousse à changer en France le nom du Groupe 11, qui
devient International Logistic Security (ILS). Parmi les co-recruteurs, on trouve
. Cf. Jean-Michel Dumay, L’histoire “aux portes de la légende” de l’ex-mercenaire Bob Denard, in Le Monde du
12/05/1999.
150
. Cité par Marc Pivois, Bob, soldat de fortune pour un salaire coquet, in Libération du 11/05/1999.
151
. Propos cités par M. Pivois, Bob, mercenaire mais bon père, in Libération du 06/05/1999.
152
. Cité par M. Pivois, Bob, soldat de fortune, art. cité.
153
. Cf. Le Monde du 31/03/1997.
154
. Dans sa Note d’information du 01/09/1999. La note s’appuie sur les travaux de la « Commission d’enquête
parlementaire sur les agissements, l’organisation, le fonctionnement, les objectifs du groupement de fait Département
Protection Sécurité et les soutiens dont il bénéficierait » - que le Réseau Voltaire a suscitée et abondamment
documentée.
149

208

deux cadres du FN, Emmanuel Pochet et François-Xavier Sidos. Ils ont été adjoints
de Denard sous les pseudonymes de “capitaine Morin” et “lieutenant Aifix”. Ami de
Nicolas Courcelle, Sidos coanime avec Pochet une officine frontiste, le Cercle de
défense de l’industrie d’armement et de l’armée française 155.
- Thierry Rouffaud, un ancien (?) agent de la DGSE, dirige aux USA le Groupe
Onze International (GOI). Des “bouffeurs de Yankees” aux États-Unis, comment
est-ce possible ? Le groupe opère notamment en Angola où, malgré leur
antagonisme, Français et Américains entrelacés exploitent et protègent le même
océan d’or noir.
- Correspondant de GOI à Luanda, l’ex-commandant d’infanterie de marine
Jean-Pierre Chabrut y dirigeait la Société internationale d’assistance (SIA). C’est à
cette société, épaulée par Nicolas Courcelle, qu’Elf a confié la sécurité de ses agents
en Angola, de 1995 à 1999. Un travail délicat, au milieu d’une guerre civile dont Elf
finançait les deux parties...
Sans transition, Jean-Pierre Chabrut a remplacé Bernard Courcelle à la tête du
DPS. Tandis que la direction du DPA était confiée à un vétéran des manifestations
néo-nazies, Gérard Le Vert.
- Le beau-frère des deux Courcelle, Christian Bègue, fait partie de la bande à
Denard. Il fut “lieutenant Étienne” aux Comores. Il a fondé Bègue Consultants
Limited (BCL).
- Gilles Sereau et Gilles Soulas sont les fondateurs et coactionnaires des sociétés
de mercenariat Ambassy et Ambassy Conseil. Mais également de deux entreprises
pivots de la propagande néo-nazie en France : la société de diffusion SEDE et la
librairie l’Æncre.
Cadre du FN puis du Mouvement national (MN) de Bruno Mégret, Soulas joue
dans cette mouvance un rôle majeur d’organisateur et d’idéologue (concerts,
affichage, télématique). Il dirigeait le DPS en Île-de-France, selon Bernard
Courcelle, mais aussi la revue de l’association caritative lepéniste Entraide
nationale. Le DPS a recruté des hommes de main chez les déshérités bénéficiaires de
cette entraide.
Ambassy compterait une autre associée remarquable : Laurence Magnol, de
l’Église de scientologie.
- Toujours dans la galaxie DPS, un ancien de l’OAS, Gonzague du Cheyron du
Pavillon, a créé la société de mercenariat OGS (Organisation Gestion Sélection).
Celle-ci a assuré jusqu’en 1997 la sécurité du chantier de Total en Birmanie, dans
un contexte de travail forcé qui évoque l’Afrique coloniale.
- Ex-officier de gendarmerie (camarade de promotion de Christian Prouteau),
ancien responsable du service Action de la DGSE, Jean-Louis Chanas a fondé la
société de sécurité Éric SA - qui recrute essentiellement parmi les anciens
légionnaires du 2e REP et les parachutistes du 17e RGP.
Chanas a prospéré dans la surveillance de champs pétroliers. Investi dans
quantité d’entreprises, il fut aussi, on l’a vu, PDG de la société protéiforme ARC
Consultants et administrateur du Fondo sociale di cooperazione europea. Le FSCE
recrutait une part de ses clients dans la franc-maçonnerie droitière (GLNF, loge P2)
et chez les anciens des Services.
Le commissaire Charles Pellegrini, ancien de la cellule élyséenne, intermédiaire
entre Bernard Courcelle et Jean-Marie Le Pen, est un proche de Chanas. Après un
passage chez Vivendi, il a fondé plusieurs sociétés spécialisées, dont OST et EPR,
dirigées par Vincent Gailhard. OST détient 8 % d’Éric SA.
- Directeur des ressources humaines du FN, Régis Le Poitevin de la Croix
Vaubois dirigeait auparavant l’Agence centrale de services (ACDS), une société de
convoyage de fonds appartenant à l’ancien leader de l’OAS Pierre Morel. Victime
d’une terrible malchance (un taux de braquage exceptionnel), cette société est en
. Cf. Didier François, Amères équipées pour les soldats du “Vieux”, in Libération du 04/02/1999.

155

209

210

liquidation judiciaire 156.
- Le rapport de la commission d’enquête parlementaire évoque également la
société Billets
Normandy,d'Afrique
de Philippe et Axel Loustau, à laquelle est liée le chauffeur et
garded'ailleurs
du corps de Bruno Mégret, Patrick Bunel.
- La société PHL de l’ancien gendarme élyséen Philippe Legorjus n’est pas citée
par la commission. Elle a cependant employé l’ex-officier de gendarmerie JeanPierre Fabre, qui dirigea le DPS en 1993-94. PHL travaille pour Total en
Birmanie 157.
En 1993, Bernard Courcelle initie un “contrat de sécurité” entre le Groupe 11 et
le président tchétchène Doudaïev. Depuis le siège du Front national, à Saint-Cloud,
il recrute des mercenaires pour la Tchétchénie, et s’entremet en 1996 dans un vaste
projet de livraison d’armes. L’affaire donne lieu au détournement d’un million de
marks, via une banque croate. En février 1998, lors d’une perquisition, on retrouve
un chèque du même montant, tiré sur la même banque, chez le fondateur du FN
Police, Frédéric Jamet. Ainsi que 120 kg de tolite, un explosif à usage militaire. Aux
demandes d’explication de la justice, Jamet oppose le secret-défense.
Bref, on trouve de tout dans la galaxie DPS, où s’est recyclée une partie des
Services français : trafic d’armes, groupes de choc, moyens sophistiqués de
surveillance, pompes à fric et comptes offshore. Avec le parrainage d’Elf et Total.
Au service affiché d’une idéologie raciste. Rallié à Bruno Mégret, le baroudeur
Emmanuel Pochet montre les limites du milieu :
« “Si pour le Zaïre, j’ai eu recours à d’anciens militaires proches du FN [...],
c’est parce qu’il me fallait faire vite. Et que j’avais décidé d’écarter les
psychopathes. Des cannibales, nostalgiques de la SS, aux motivations malsaines.
Certains se sont pris en photo bouffant le foie d’un prisonnier birman [...]. Nous ne
pouvons pas nous permettre de recruter des instables alors que nous intervenons
dans des zones où le garde-fou de la loi est souvent inexistant”. [...]
Une charge qui met en rage la petite troupe des proscrits. “Le coup du fasciste par
un admirateur de Faurisson, c’est l’hôpital qui se moque de la charité”, gronde
l’un d’eux. [...] “Nationaliste-révolutionnaire, je pensais trouver un idéal, une
fraternité dans le combat. [...] J’ai été trahi. Ça rend haineux” 158».

En attendant, la cohorte des sociétés de sécurité proches du DPS-DPA a les
moyens de “loger” les opposants du Front national ou du Mouvement national, voire
de les intimider. Une liste d’environ 2 000 “cibles” a été établie. On ne comprend
pas comment cela a pu et peut encore être toléré dans une démocratie.
Jeunes pousses
Le monde des mercenaires français, plus ou moins proche du ou des pouvoirs, ne
s’arrête pas là. Durant l’été 1997, une jeune société s’est manifestée aux côtés de
Lissouba, Octogone. Elle « regroupe de jeunes mercenaires qui rêvent de voler de
leurs propres ailes. Elle rameute sans peine les dissidents du système Denard.
Certains ne cachent pas leur envie d’en découdre avec leurs anciens frères
d’armes 159». Jean-Paul Cruse présente Octogone comme une émanation de la société
Tecni 160, longtemps dirigée par le pasquaïen Henri Antona - champion présumé de la
fausse facturation. Tecni est elle-même une sous-filiale de Vivendi.
Octogone serait dirigée en sous-main par Jacques Genty - proche de deux autres
pivots présumés de la corruption en Île-de-France, Francis Poullain et Didier
Schuller. Selon une note de la DGSE, Octogone aurait “espionné” la commissaire
des Renseignements généraux Brigitte Henri, chargée par son patron Yves Bertrand
d’enquêter sur les financements politiques 161, parallèlement à l’affaire du corbeau.
Dans une note de mi-1996, la commissaire indique à propos de ses “poursuivants” :
. Dans un droit de réponse au Réseau Voltaire, l’intéressé a démenti appartenir au DPS, et insisté sur la virginité de
son casier judiciaire. Mais n’a pas contesté le reste.
157
. Total/Elf, guerre de l’ombre, in LdC du 02/09/1999.
158
. D. François, article cité.
159
. Ibidem.
160
. Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 116.
156

210

« Info Irast : il y aurait du réseau Leandri/Pasqua responsable de mon affaire. Du
côté CGE [Vivendi] , on trouverait F., Leandri, Pierre et Henri Antona ainsi que
Jean-François Dubos [ex-conseiller de Charles Hernu] . Du côté policiers, on trouverait
W., Q. (PJ) et M. (ex-Crédit Lyonnais remplacé par W.). Il y aurait des liens entre
la CGE, Elf (Le Floch) et Thomson (Gomez) au travers de Leandri, Charasse et
Fournet [ancien directeur des RG puis de la DST] ».

Étranges et passionnantes connexions ! Étrange mixture politico-économique,
lourde de gros contrats. Dont la conquête ou le renouvellement pourraient nécessiter
le recours à des jeunes loups du mercenariat.
La pépinière élyséenne
Outre Paul Barril, Philippe Legorjus, Pierre-Yves Gilleron et Charles Pellegrini,
toute une série d’ex-gendarmes ou commissaires de la garde rapprochée de
Mitterrand ont monté leurs firmes de “sécurité”. Le chef lui-même de cette cellule
élyséenne, Christian Prouteau, guigne la sécurité du pipeline Tchad-Cameroun 162.
Son ex-subordonné Robert Montoya a créé Securance International. J’ai évoqué à
propos du Togo la panoplie de “services” qu’il aurait proposée au général Eyadéma
- des écoutes jusqu’à un service Action. Dans un pays lié avec la France par un
accord de Défense, on ne peut imaginer que de telles offres soient celles d’un
électron libre. Forte de quelque cinq cents agents, Securance (ou Security Advisory
and Service, SAS... ) a étendu ses activités à d’autres pays, comme le Burkina et le
Tchad 163. Montoya est très proche de Gilleron.
Ami de Montoya, le colonel Alain Le Caro dirigea le GSPR (Groupe de sécurité
de la présidence de la République). Il s’est reconverti dans le conseil en sécurité
intérieure des régimes ivoirien et burkinabé. En décembre 1996, il fut chargé de la
sécurité du Sommet franco-africain de Ouagadougou. « À la demande des autorités
locales 164», mais sûrement avec l’aval de Paris.
Hors filiation élyséenne, j’ai évoqué plus haut la société Africa Security (AS),
créée par Patrick Turpin, dont les quelque 2 500 hommes ont constitué un record en
francophonie. Au Niger, un ancien dirigeant du groupe de sécurité Century, JeanYves Garnaud, est allé proposer ses services au général-président Ibrahim Baré
Maïnassara, qui les a acceptés. Des anciens du 11e Choc qui travaillaient auparavant
chez Éric ont fondé Geos, dont le gérant est Stéphane Gérardin. Ils ont recruté
l’ancien patron de la DRM Jean Heinrich comme directeur des projets 165.
Les uns et les autres n’interviennent pas que dans la sécurité présidentielle. Les
plus grosses sociétés, telles AS, Securance ou SECRETS, guignent des contrats
parfois très alléchants : contrats privés, comme la sécurité des installations
pétrolières, d’un chantier de pipeline, ou d’un périmètre d’exploitation forestière ;
contrats parapublics, comme la sécurité du Chemin de fer Congo-Océan (CFCO)
ou... d’un Sommet franco-africain. Dans ces cas, un cofinancement de l’Agence
française de développement peut améliorer l’ordinaire.
Signalons, pour mémoire, la défunte association Carrefour du développement. La
création de cette pseudo-ONG n’aurait pas eu pour seul objectif de subvenir aux
frasques de quelques hauts personnages de la République ; elle aurait servi aussi à
financer une expédition mercenaire au Tchad, de l’inusable Bob Denard 166 !
La question qui angoisse certains stratèges parisiens est la suivante : laquelle de
ces sociétés entrera dans l’ère de la modernité, symbolisée par le conglomérat
Executive Outcomes/Sandline ? Denard fut un précurseur, mais sa grosse PME
n’est pas devenue une multinationale.

. Davantage dans l’intérêt du patron des RG, ou de ses commanditaires, que dans celui de la justice ou des
contribuables - puisque Brigitte Henri avait interdiction de communiquer aux juges d’instruction les résultats de ses
investigations.
162
. Cf. Tchad/Cameroun : les silences de Wolfensohn, in LdC du 28/10/1999.
163
. Cf. Philippe Chapleau et François Misser, Mercenaires S.A., Desclée De Brouwer, 1998, p. 163-164.
164
. Cf. Jacques Follorou, D’anciens militaires français encadreraient des mercenaires au service du pouvoir
zaïrois, in Le Monde du 08/01/1997.
165
. Jean Heinrich, in LdC du 11/11/1999.
166
. Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 81.
161

211

212

Modernes concurrents
Outre EXO/Sandline, évoquée à propos de la Sierra Leone, plusieurs firmes
anglo-saxonnes ont déjà acquis une nouvelle dimension : les américaines MPRI
(Military Professional Resources Inc), Vinnell Corporation et Waeckenhut (30 000
hommes), la britannique DSL (Defence System Ltd, qui a fusionné avec le groupe
américain Armor Holdings), spécialiste de la surveillance des mines d’or. Il faut
compter encore avec la société belgo-néerlandaise IDAS (International Defence and
Security) et l’israélienne Levdan. Certaines de ces compagnies ont d’ailleurs un
chiffre d’affaires plus important qu’EXO. Les invitations « Get a job » (« Un boulot
tout de suite ») de MPRI ou Sandline s’affichent sans complexe dans le magazine
américain Soldiers of Fortune 167.
Aucune “société de sécurité” française n’atteint cette puissance visible. Mais
l’avenir pourrait être plutôt aux « réseaux informels de combattants et de techniciens
rapidement mobilisables 168». En ce cas, la galaxie DPS ou la nébuleuse des anciens
de l’Élysée commencent à représenter un paquet de “réservistes”.
Si la modernité signifie privatisation et dérégulation à tout-va, il est clair que
vont encore sauter quelques repères essentiels :
« Dans le monde néo-libéral [...], [la guerre] est désormais “privatisée”, au même
titre que l'économie et la politique publique de l'État. [...] Les autorités publiques
sous-traitent désormais au secteur privé un nombre grandissant de fonctions [...] de
souveraineté. Elles ne s'en désintéressent pas pour autant et en gardent le contrôle
direct, ne serait-ce que par l'intermédiaire du “pantouflage” et du
“chevauchement”. [...]
L'intervention des “privés” de la sécurité favorise la militarisation du jeu politique
en levant des milices locales et en important de nouvelles armes. Elle transforme
l'enjeu politique de la paix civile en enjeu commercial, ouvert à la concurrence. [...]
On voit mal l'intérêt que les “privés” de la sécurité trouveraient dans le maintien
d'une paix perpétuelle qui les écarterait d'un marché si lucratif ! 169».
« En Angola comme en Sierra Leone, on repère des mercenaires de l’EO

[Executive Outcomes] dans les deux camps adverses. En Angola, [...] ce sont

probablement des mercenaires de l’EO qui pilotent les avions Mig-23, les Sukhoï,
les hélicoptères Mi-24 ou Mi-17 gouvernementaux ; eux qui entraînent l’armée
nationale et qui s’essaient au renseignement.
Ce sont d’autres mercenaires de la même “maison” qui servent, au profit de
l’Unita, les blindés, les pièces d’artillerie, les systèmes de transmissions du
mouvement rebelle, et jusqu’à ses missiles anti-aériens SAM-14 et SAM-16 [...]
[qui] auraient permis aux forces de Jonas Savimbi d’abattre [...] pas moins de trois
Mig-23 [...] et un hélicoptère Mi-24 des forces angolaises 170».

Seuls souriront de cette “absurdité” ceux qui ne connaissent pas le calvaire subi
par des millions d’Angolais depuis un quart de siècle. Comme le souligne JeanFrançois Bayart, l’affaire n’est pas si absurde du point de vue de ceux qui ont intérêt
à prolonger la guerre. Je relève par ailleurs que, dans la presse parisienne, on voit
plus souvent exposé ce niveau de cynisme s’il s’agit des Anglo-Saxons que s’il est le
fait des Français. Il n’est pas si rare de trouver des mercenaires français dans deux
camps opposés. Mais ils n’appartiennent pas à la même “entreprise” : aucune n’est
d’une taille telle que les guerriers d’une filiale en viennent à combattre ceux d’une
autre. C’est la Françafrique qui joue le rôle de conglomérat.
On l’a vu à propos du Zaïre, elle n’hésite pas à recruter hors frontières - en
Belgique et en ex-Yougoslavie, par exemple. Bruxelles est devenue une plaque
tournante du recrutement. Ce fut déjà le cas au moment du génocide rwandais. Une
filière de mercenaires a été réactivée mi-mai 1994 dans le quartier zaïrois de
Bruxelles surnommé “Matongé”, pour épauler l’armée et les milices du Hutu power.
Intermédiaires : un marchand d’armes belge, son collaborateur italien, un noble
. Cf. ibidem, p. 116 et 133-161 ; Les activités africaines de DSL et Mercenaires. Comme au bon vieux temps, in
LdC des 17/12/1998 et 20/05/1999 ; Richard Banégas, Le nouveau business mercenaire, in Critique internationale,
automne 1998. p. 179-194.
168
. R. Banégas, ibidem, p. 185.
169
. J.F. Bayart, Même la guerre se privatise, in Croissance, 06/1998.
170
. J. Isnard, Les mercenaires font leur retour en force dans les conflits africains, in Le Monde du 24/01/1999.
167

212

français d’origine belge installé dans l’Essonne, conseiller spécial de plusieurs chefs
d’État africains, un ancien chef mercenaire des Comores, un ancien officier zaïrois,
« homme lige du milliardaire libanais Abdoul K. (fournisseur de tout temps des
gardes présidentielles zaïroise et rwandaise) ». Début juillet 1994, l’équipe de
“Matongé” avait déjà effectué sept “expéditions” vers le bastion nord-ouest de
Gisenyi, via Goma au Zaïre 171.
L’histoire est intéressante, pas seulement parce qu’elle devrait relever du
Tribunal pénal international d’Arusha. Elle semble confirmer l’hypothèse d’une
dérégulation mondialisée, échappant à tout contrôle étatique. Mais le noble français
et l’ancien chef mercenaire des Comores ne peuvent opérer qu’avec la bienveillance
des Services français. Surtout, le point de passage obligé de l’opération, l’aéroport
de Goma, était sous contrôle militaire français... Quand le journaliste Patrick de
Saint-Exupéry interroge un officier tricolore sur les nombreux témoignages attestant
la présence de soldats blancs francophones durant le génocide, le militaire a beau jeu
de répondre qu’il s’agit « probablement de mercenaires 172»...
C’est aussi ce que l’on nous dit lorsque nous questionnons des officiels parisiens
sur la présence, dans les guerres civiles des deux Congos, de commandos français
“mis en disponibilité”, ou “en congé sans solde”. La liberté du commerce est
volontiers invoquée. En l’occurrence, la liberté est moins farouche que le commerce.
Défis
Dans la revue officieuse Armées d’aujourd’hui, on lorgne avec envie sur le
« pragmatisme payant » des Anglo-Saxons :
« Ces compagnies anglo-saxonnes qui dominent le marché du mercenariat sont
presque toujours étroitement associées à leurs États [...]. MPRI est formée d’anciens
officiers supérieurs de l’armée américaine, son porte-parole est le lieutenant général
Ed Soyster qui fut à la tête des services de renseignements militaires (DIA) à partir
de 1991. Le général Carl Vuono qui fut le chef d’état-major lors de la guerre du
Golfe en est un des principaux dirigeants. [...] Ces entreprises permettent de
dépasser les limitations auxquelles sont astreints les États dans les conflits de basse
intensité. Elles sont aujourd’hui à la recherche de légitimité. [...] À l’avenir, il est
probable que l’activité de ces entreprises soit banalisée et que l’approche
pragmatique des Anglo-Saxons s’efforce de définir une politique cohérente à leur
égard, à moins que le flou juridique ne soit maintenu, ce qui, jusqu’à présent, s’est
révélé payant 173».

À Paris, certains cercles ont initié une réflexion sur l'option mercenaires. « Un
document circule depuis janvier 1998 : l'étude préconise le recours aux privés, leur
guidage par les services français et l'élaboration d'une tactique adaptée qui privilégie
la défense des intérêts français 174». Bref, le système Denard, mais à grande échelle.
Le document de travail parle bien de « guidage ». Mais la « tactique »
privilégiant « la défense des intérêts français » exigera bien sûr qu’on le démente. De
plus en plus fréquemment, des voix suaves récitent au téléphone ou dans les gares
des annonces préenregistrées. On aurait dû enregistrer sur un disque vidéo
l’impeccable réponse du porte-parole du Quai d'Orsay, Jacques Rummelhardt,
interrogé le 7 janvier 1997 sur le recrutement de mercenaires européens en faveur de
Mobutu. Il suffirait de changer chaque fois le nom du pays :
« S'il s'avérait exact, comme l'indiquent certains médias, que des ressortissants
français agissaient à titre privé comme mercenaires au Zaïre, de tels agissements ne
pourraient qu'être condamnés de la façon la plus nette car ils ne correspondent en
rien à la politique de la France ».

Qu’importe si les « agissements » à condamner « de la façon la plus nette » sont
supervisés depuis l’Élysée. Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel, l’a
fait confirmer : le président de la République est pénalement “irresponsable”. Sauf
. D’après Rwanda. Mercenaires, in LdC du 14/07/1994.
. Cf. Aucun témoin ne doit survivre, Rapport d’Human Rights Watch et de la FIDH, Karthala, 1999, p. 775-776.
173
. Gérard Chaliand, directeur du Centre d’études des conflits, 05/1998.
174
. Ph. Chapleau et F. Misser, op. cit., p. 201.
171
172

213

214

cas de haute trahison.
Le président sierra-léonais Tejan Kabbah avait été incontestablement élu - à la
différence de la plupart des chefs d’État du “pré carré” francophone. Une clique peu
recommandable le chassa du pouvoir. En Grande-Bretagne, lorsqu’il apparut que
l’entreprise de sécurité Sandline avait obtenu le feu vert pour aider au rétablissement
de Kabbah, la presse protesta avec véhémence. Et le ministre des Affaires étrangères
faillit en perdre son portefeuille. Voilà qui est “trop British” !
En France, la presse doit se contenter de déplorer le verrouillage par le secretdéfense, doublé d’une trop fréquente autocensure du Parlement. Cette autocensure
s’est donnée en spectacle lors des séances publiques de la mission d’information sur
le Rwanda :
« Les auditions furent décevantes, voire pathétiques. [...] Des témoins [...] n'ont
pas relaté l'ambiance du Rwanda des années 90-94, la relation d'extrême proximité
entre Français et Hutus, le racisme flagrant envers ces Tutsis d'Ouganda qualifiés
de “Khmers noirs”, l'évidence que Paris et Kigali travaillaient la main dans la
main. [...] Bien des aspects relèvent des services spéciaux, d'officines plus ou moins
connues, d'agents d'influence, de réseaux politiques ou financiers. Il est difficile
d'arriver à des conclusions sérieuses sans plonger dans cet univers du secret. Or les
députés s'y sont refusé. Le monde de la “Françafrique” n'a pas été sondé. Un
homme comme Barril [...] n'a pas été auditionné 175».

Le scénario sur lequel travaillent les services secrets français - le recours massif
aux sociétés de mercenaires - est inadmissible. Pendant quatre décennies, Jacques
Foccart a multiplié en Afrique les interventions masquées par l'utilisation de
mercenaires, genre Denard. Le régime sud-africain d'apartheid a fait de même. C'est
bien pratique, même si les effets en termes de guerre civile (Angola, Mozambique)
sont souvent horribles. Cela fait donc école. Les États-Unis s'y sont mis.
La France peut difficilement condamner cette fuite en avant dans la privatisation
de la guerre, puisqu'elle recourt déjà à ce genre de sous-traitance via de multiples
“sociétés de sécurité”. Elle songe, une fois encore, à rivaliser en ce domaine avec les
Américains, à faire de la sous-CIA. Ce n’est pas sur ce terrain qu’elle est la plus
compétitive.
La privatisation de la guerre, c'est encore plus d'irresponsabilité. C'est l'impunité
des crimes politiques. Elle est incompatible avec les choix de civilisation de l'Union
européenne. La France et les pays de l'Union se doivent de ratifier la convention
adoptée par l'ONU en 1989, qui condamne « le recrutement, l'utilisation, le
financement et l'entraînement de mercenaires ». Puis ils devront se mobiliser pour la
faire appliquer à l'échelle mondiale. À quoi servirait que les Quinze aient
unanimement voté la création d’une Cour pénale internationale, capable enfin de
sanctionner les crimes collectifs les plus graves, s’ils laissaient de vrais-faux
“privés” les commettre à la place des forces dites régulières ?
Les holdings mercenaires, observe le politologue Richard Banégas, ressemblent
aux « grandes compagnies concessionnaires qui, avant et pendant la colonisation,
assurèrent leur prospérité par la militarisation du commerce, en se faisant octroyer,
au besoin par la coercition, des contrats exclusifs d’exploitation des ressources
naturelles ». Guidées en fait par les services secrets occidentaux, ces entreprises en
armes aspirent à disposer de l’usage de la “violence légitime” au lieu et place des
États, jusqu’à être dotées de « presque tous les pouvoirs de la souveraineté 176».
Quelle régression !
On nous dit qu’il serait irréaliste d’enrayer la montée des armées privées. Même
des responsables de l’ONU ont discrètement rencontré mi-mars 1999 les dirigeants
des compagnies MPRI, Sandline, Executive Outcomes et Levdan pour envisager de
travailler avec elles de manière “relativement” institutionnelle 177. Mais tolérerionsnous en Europe la présence de telles armées, guidées de surcroît par une puissance
étrangère ? Si nous ne l’acceptons pas chez nous, pourquoi croyons-nous que les
. Rémy Ourdan, Le Parlement peine à éclaircir le rôle de la France au Rwanda, in Le Monde du 10/07/1998.
. Le nouveau business mercenaire, art. cité. p. 184. Cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des
grandes compagnies concessionnaires (1898-1930), Mouton/EHESS, 1972.
177
. Cf. Des mercenaires privés pour l’ONU ?, in LdC du 18/03/1999.
175
176

214

Africains devraient l’accepter ?
En France, l’on pourrait commencer par sortir des oubliettes les articles 85 et 89
du Code pénal : « Sera puni d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende
de 3 000 francs à 40 000 francs, quiconque, en temps de paix, enrôlera des soldats
pour le compte d'une puissance étrangère, en territoire français ». Encourent la
détention criminelle à perpétuité « ceux qui auront levé ou fait lever des troupes
armées, engagé ou enrôlé, fait engager ou enrôler des soldats ».

215

216

17. Légions étrangères.
« Il faut conquérir et cela doit coûter le moins cher possible. Il faut
“épargner le sang et l’or de la France” ».
L’historien Elikia M’Bokolo,
à propos de la colonne Voulet-Chanoine
qui massacra plusieurs milliers d’Africains en 1998-99,
tout en ne comptant que huit Blancs à la tête de tirailleurs noirs 178.
La France et son armée sont de plus en plus gênées pour intervenir directement
dans les conflits africains. Alors, elles considèrent l’armée tchadienne, formée ou
déformée par leurs soins, comme un réservoir de combattants. On peut y puiser à
loisir un contingent tout-terrain, bénéficiant de la logistique tricolore, pour intervenir
dans les conflits de la région. Par procuration. Un tel contingent participe à la guerre
ethnique au Congo-Brazzaville, aux côtés de Denis Sassou Nguesso. Un autre a été
envoyé combattre au Congo-Kinshasa avec les alliés de Kabila. Un troisième a
déconsidéré la force interafricaine d’interposition en Centrafrique. Le recours aux
troupes de Déby n’est pas des plus judicieux, et l’expérience a donné des résultats
mitigés. Elle est néanmoins significative.
Au long des années quatre-vingt dix, des commandos bukinabè ont eux aussi joué
les tirailleurs de la Françafrique, au Liberia et en Sierra Leone. Moins dépendantes
de Paris, des légions angolaises, équipées entre autres par le réseau Pasqua,
concourent aux intérêts français dans les deux Congos. Le tout bénéficiant des
libéralités de l’ami Kadhafi.
Un tel système pourrait remédier au nombre relativement restreint des
mercenaires français, qui se posent de plus en plus en “encadreurs”. « La guerre
africaine ne semble plus avoir besoin de combattants blancs. La décomposition des
régimes, de leurs armées, les déplacements massifs de population fournissent
désormais de vastes contingents de recrues noires, formées par les “assistances
militaires” occidentales, prêtes à s’offrir à bas prix pour le seul droit de vivre
quelque part 179». Ce n’est d’ailleurs pas vraiment une novation. Une grande partie de
la colonisation a été menée avec des troupes indigènes, dirigées par quelques
officiers français.
Supplétifs tchadiens
Cela fait quelques années qu’Idriss Déby prête sa soldatesque. Elle a aidé son
“frère” et voisin nigérien Ibrahim Baré Maïnassara à réprimer les rebelles toubous,
aux confins du Niger, du Tchad, du Nigeria et du Cameroun - sous les ordres ou la
supervision du colonel français Guillou, le “conseiller-présidence” de la DGSE 180.
Mi-1997, les troupes tchado-nigériennes ont rasé le village de Danjouma, faisant 29
morts selon la presse nigérienne.
Cette même soldatesque, coutumière des exactions, constituait la moitié des 750
hommes de la Misab (Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui),
en Centrafrique. Une Mission exclusivement constituée de bataillons du “pré carré”,
au service de la pax franca. Fin juin 1997, les Tchadiens s’engagent dans une
opération de représailles contre les quartiers de Bangui hostiles au président Patassé.
Avec l’appui des parachutistes français, de leurs hélicoptères et leurs blindés.
L’expédition des soldats de la paix tourne au massacre de plus d’une centaine
d’habitants. Le ministre français de la Défense, Alain Richard, salue cette
intervention initiatique : la légion indigène « a fait ses preuves en matière de
contrôle de terrain 181 ».
On peut enchaîner. Durant l’été 1997, d’autres commandos tchadiens à toute
épreuve rejoignent les miliciens “Cobras” de Denis Sassou Nguesso et concourent à
. Interview au Monde du 26/09/1999.
. Marie-Laure Colson, Le grand bazar des mercenaires, in Libération du 04/02/1999.
180
. Cf. Opération "Épervier" bis, in Alternative (Niamey) du 15/07/1997.
181
. Interview à Libération du 04/08/1997.
178
179

216

sa victoire. Ce nouveau corps expéditionnaire a été transporté par des avions
français, au départ d’Abéché. Il va se mêler d’une guerre civile à fort relent
ethnique, ou bien plutôt d’une guerre d’agression où l’état-major élyséen racole les
troupes étrangères - Tchadiens, Angolais, mercenaires d’une quinzaine de pays
européens et africains. Le contingent tchadien a été régulièrement renouvelé 182, grâce
aux Transall tricolores qui assurent la liaison avec Pointe-Noire. Où se rend
fréquemment Idriss Déby 183.
L’autre Congo, maintenant. À l’instigation de son mentor le général Jeannou
Lacaze, Idriss Déby a accueilli plusieurs généraux mobutistes, fuyant le régime de
Laurent-Désiré Kabila. Cela ne l’a pas empêché, fin septembre 1998, d’assurer de
son « soutien inconditionnel », « total et multiforme » le tombeur de Mobutu. Il a
dépêché à cet effet plus d’un millier de ses soldats.
Du matériel et des hommes en provenance du Soudan arrivent au Tchad, à
destination de l’ex-Zaïre. Pour l’armement des forces pro-Kabila, de gros avionscargos affrétés par la Libye se succèdent sur la base française d’Abéché. Les
officiers français ont beau expliquer au reporter du Figaro 184 qu’ils sont « toujours
neutres [...] face aux aventures congolaises d’Idriss Déby », on n’est pas obligé de
les croire. Le même journaliste rappelle en effet que « les coopérants militaires
français apportent leur aide à l’ANT, l’Armée nationale tchadienne »... qui « sert à
fournir des corps expéditionnaires dans les aventures extérieures, comme en
République démocratique du Congo 185». Elle « sert » à qui ?
Les bandes armées et les trafics d’armes si bien rodés dans les guerres civiles du
Tchad, ouvertes ou larvées, sont mûrs pour toutes les bonnes causes - celles qui
rejoignent ou anticipent les objectifs de la Françafrique.
Cela ne tourne pas toujours très bien. L’envoi d’un contingent mal préparé au
nord du Congo-K, à la frontière du Centrafrique, tourne aux horreurs réciproques, à
l’enchaînement des tueries et des représailles, puis à la déroute des Tchadiens. Ils
doivent en catastrophe traverser le fleuve Congo en direction de la capitale
centrafricaine :
« Les Banguissois se sont réveillés ce matin du 26 mai 1999 en constatant avec
étonnement la présence des militaires tchadiens en nombre incalculable sur leur
territoire. [...] Ces soldats tchadiens ont fait piètre figure [...]. Pour preuve, les
Centrafricains se sont horrifiés ce matin au vu de ces soldats [...] : les uns n’ont que
la peau comme couverture d’un squelette presque à découvert, les autres ont le bras
ou la jambe coupés, le nez enlevé [...], les lèvres de la bouche coupées en rondelles
[...]. Une humiliation sans merci qui crée la pitié à chaque vue 186».

C’est là le résultat, sans doute, d’un redoublement de cynisme. Pour s’acquitter à
bon prix de la commande libyo-françafricaine sans dégarnir son front intérieur,
Déby a expédié entre autres au Congo-K les anciens rebelles sudistes des Forces
armées pour une République fédérale (FARF) - finalement intégrés dans l’armée
régulière après un deuxième accord de paix 187. À l’issue du premier accord, je le
rappelle, une partie des rebelles ralliés avaient été massacrés à Moundou. Une autre
partie, sous-équipée, aurait donc péri dans la forêt équatoriale congolaise. Avec
d’autres troupes tchadiennes. Une hécatombe. À leur retour, une trentaine de
survivants, conduits par le colonel N’Garo, ont eu le toupet de réclamer leur solde
(huit mois d’arriérés) : invités à rencontrer le général Déby, ils ont été encerclés et
massacrés.
Les tirailleurs de la Françafrique seront le plus souvent de la chair à canon.
Comme leurs arrière-grands-oncles, « la force noire à consommer avant l’hiver »
dont parlait Clémenceau 188, quand débarquèrent les renforts africains à l’automne
. Malgré des accrochages fréquents et meurtriers avec les Cobras.
. Cf. M.L. Colson, article cité. Voir chapitre 1.
. Pierre Prier, Le désert des “Éperviers”, 23/02/1999.
185
. P. Prier, Les agents de la DGSE remerciés..., in Le Figaro du 23/02/1999.
186
. La R.C.A. n’en finit pas ses cauchemars, in L’Hirondelle (Bangui), 27/05/1999. Confirmé par Le Démocrate
(Bangui) du 28/05/1999 (Le spectacle insolite des soldats tchadiens rescapés de l’aventure congolaise).
187
. Tchad. Le président a du souci à se faire, in AE du 11/03/1999. D’autres évoquent les restes des troupes antiKadhafi formées en 1986 par la CIA. Déby et Kadhafi auraient pu sceller leur élimination.
188
. Cité par Éric Fottorino, in OPCF, La politique africaine au Parlement français, Karthala, 1998, p. 22.
182
183
184

217

218

1914.
Troupes angolaises
En moins d’un an, d’octobre 1997 à août 1998, le régime angolais a su étendre
sa “protection” aux deux Congos. Il a restauré Sassou Nguesso, puis empêché in
extremis que la coalition anti-Kabila ne s’empare de Kinshasa. Cette série
d’événements a été vécue à Paris comme « une aubaine », un brillant succès du
« paternalisme à la française », une « belle revanche » sur les Américains 189.
L’euphorie régnait fin 1998 chez les organisateurs du Sommet franco-africain du
Louvre.
Cela peut quand même surprendre : depuis l’indépendance angolaise en 1975,
Français et Américains n’ont-ils pas, grosso modo, partagé la même stratégie ?
Pendant quinze ans, avec le régime sud-africain d’apartheid, ils ont nettement
soutenu les rebelles de l’Unita, contre Cuba et l’URSS ; avec la chute du mur de
Berlin, la fin de l’apartheid et le boom pétrolier, ils se sont mis à armer aussi le
gouvernement de Luanda, puis à miser sur sa victoire dans l’interminable guerre
civile qui déchire le pays. Fin 1999, TotalFina-Elf et les majors américaines se
partagent l’essentiel des énormes gisements de pétrole sous-marin.
Mais justement, la différence est éclairante entre les méthodes des uns et des
autres. Le régime angolais avait deux ennemis, Washington et Paris, qui sont
devenus ses associés. Pourquoi se trouve-t-il beaucoup plus en phase avec le
second ? La réponse tient à la spécificité des réseaux françafricains de corruption,
dont l’imagination a été cette fois jusqu’à se brancher sur la mafia russe. Non que
les Américains ne corrompent pas, mais ils ne procèdent pas de manière aussi
“intime”, ils sont incapables du “paternalisme à la française”. Plus brutales et
agressives, leurs méthodes sont du coup plus visibles et plus facilement répudiables.
Pour mieux comprendre l’enjeu, il faut rappeler à grands traits l’histoire récente,
complexe, très méconnue en France, d’un pays qui a la malchance d’être trop riche
en pétrole et en diamants 190. En 1975, trois mouvements indépendantistes luttent pour
prendre le pouvoir laissé par le Portugal, où la “révolution des œillets” tourne la
page des longues guerres de décolonisation : le FNLA (Front national de libération
de l’Angola) de Roberto Holden, le MPLA (Mouvement populaire pour la libération
de l’Angola) d’Agostinho Neto et l’Unita (Union pour l’indépendance totale de
l’Angola) de Jonas Savimbi. Le second conquiert de justesse Luanda contre le
premier, qui ne se remettra pas de son échec final. D’inspiration marxiste, le MPLA
a une base étroite, l’élite urbanisée d’une très ancienne colonie. Il obtient très vite le
renfort du “camp progressiste” : contingents cubains, argent soviétique. Savimbi
recrute à l’intérieur du pays. Il entreprend une guerre de harcèlement sur un schéma
maoïste. Ce qui ne l’empêche pas d’être fortement soutenu par le camp occidental,
États-Unis en tête, suivis de la France, du Zaïre mobutiste et de l’Afrique du Sud puisque le MPLA participe au front anti-apartheid.
Ces quatre pays, plus Cuba, la Russie, l’ancienne métropole portugaise et les
milieux d’affaires brésiliens, cela fait au moins huit sources permanentes
d’ingérence. De quoi relancer indéfiniment la guerre entre MPLA et Unita - une lutte
à mort pour le pouvoir. Les horreurs vont s’enchaîner, se répondre : civils
massacrés, campagnes ravagées et minées, mutilés innombrables, villes assiégées et
affamées. Bref, « la pire guerre d’Afrique ». Payée par l’argent du pétrole et des
diamants, parmi les plus beaux du monde. Deux matières premières faciles à
écouler, éminemment corruptrices. Les dividendes de l’or noir vont plutôt au MPLA,
tandis que l’Unita contrôle de riches zones diamantifères. Mais il existe des
croisements financiers souterrains, affaires obligent : les compagnies pétrolières et la
De Beers ont fricoté avec les deux camps. Côté Unita, il y a une seule caisse, celle
du chef totalitaire, qui purge régulièrement son entourage. Côté MPLA, la
corruption s’installe. Elle va croître démesurément avec les découvertes des
immenses champs de pétrole au large des côtes.
. Julia Ficatier, Le sommet de la revanche de Paris en Afrique, in La Croix du 27/11/1998.
. Colette Braeckman a résumé cette histoire dans L’enjeu congolais, op. cit., p. 102-105 et 251-267.

189
190

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L’on vérifie encore que les guerres civiles trop prolongées ont de profonds effets
mimétiques : plus que d’autres, ces guerres grouillent de saloperies ; sur deux
décennies, seuls les salauds, ou ceux qui le deviennent, peuvent encore s’accrocher
aux manettes ; les idéalistes, les humanistes, et jusqu’aux gens “normaux” sont
éliminés ou relégués. Savimbi impose sa conception paranoïaque du pouvoir et une
stratégie de guérilla à la vietnamienne, terriblement coûteuse pour la population
rurale et, plus tard, pour les habitants des villes encerclées.
Son adversaire le MPLA n’a, bien sûr, plus rien de progressiste. Il s’acoquine
avec le trader Marc Rich, qui couvrit à lui seul la moitié des besoins pétroliers du
régime sud-africain d’apartheid, placé sous embargo 191. Ou il recourt à la firme
mercenaire Executive Outcomes, dirigée par un ancien responsable des services
spéciaux de l’apartheid. À Luanda, le pactole pétrolier et la police politique sont les
deux obsessions du pouvoir. L’économie de guerre va très bien à ses occupants : le
Président, son entourage, et quelques généraux influents. Leur luxe contraste avec la
misère du pays, jusque dans la capitale pourtant épargnée par la guerre. Trois
enfants sur dix n’atteignent pas cinq ans.
« Bien que l’Angola soit potentiellement l’un des pays les plus riches d’Afrique
(richesses minières et pétrole), sur onze millions d’habitants, moins de 50 000
Angolais vivent plus ou moins selon les standards occidentaux. La guerre absorbe
40 % du budget de l’État ; la production agricole ne couvre plus les besoins alors
qu’avant l’indépendance l’Angola était exportateur net de produits agricoles. Le
tissu industriel, le second d’Afrique avant 1975 est en ruines 192».

C’est dans ce contexte qu’ont échoué deux accords de paix successifs, conclus
sous les auspices des Nations unies avec un triple parrainage : Portugal, États-Unis,
Russie. En 1991 sont signés à Lisbonne les accords dits de Bicesse, qui prévoient la
tenue d’élections libres en septembre 1992. Eduardo Dos Santos, le successeur de
Neto à la tête du MPLA, devance Jonas Savimbi dans un scrutin présidentiel très
serré et contesté. Le second reprend le maquis. Le MPLA lance dans Luanda une
chasse à l’homme où périssent deux mille cadres et militants de l’Unita.
En 1994, un nouveau protocole de paix est signé à Lusaka, la capitale
zambienne. Il tente d’aménager un gouvernement d’unité nationale : Savimbi reçoit
un statut de chef de l’opposition, l’Unita envoie 70 parlementaires à l’Assemblée.
Mais la méfiance réciproque est devenue insurmontable, les enjeux de pouvoir et
d’argent trop énormes. La police politique du régime, qui poursuit ses basses
œuvres, bouche les perspectives. En face, Savimbi entretient sa machine de guerre,
en autocrate impitoyable. Il esquive les mesures de désarmement, et ne se décide pas
à gagner Luanda. La paix pourrit sur pied. Les marchands d’armes sont aux anges.
L’ONU quitte le pays. Les trois “parrains de la paix” choisissent de soutenir à fond
le régime Dos Santos dans son option de guerre totale. Ils tiennent pour négligeable
le Manifeste pour la paix signé courageusement 193 par des représentants de la société
civile angolaise : ceux-ci prônent des négociations plutôt que le passage en force, ils
doutent qu’une victoire militaire, ou même l’élimination de Savimbi, puissent
apaiser le pays. Paris, non sans un reste de double jeu, apporte son soutien à
l’offensive “finale”.
Comment Elf et la France se sont-ils insinués dans ce jeu mortifère ? Dès 1976,
le président Giscard d’Estaing demande au patron du Sdece, Alexandre de
Marenches, de fournir l’Unita en armes et en instructeurs (une trentaine),
parallèlement à la CIA. Denard est de la partie. En 1981, Mitterrand ordonne la
cessation du soutien français. Le Sdece, devenu DGSE, est relayé par les Services
marocains et sénégalais. Elf paie. Mitterrand change bientôt d’avis : la DGSE peut
. Cf. le rapport de l’ONG Global Witness, The Role of the Oil and Banking Industries in Angola’s Civil War and
the Plunder of State Assets (Le rôle du pétrole et de la banque dans la guerre civile angolaise et le pillage des biens
publics), 12/99.
192
. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 149.
193
. La situation des prisonniers politiques est innommable, comme le rapporte le journaliste Raphael Marques,
incarcéré pour ses critiques du régime. Un prisonnier avec lequel il jouait habituellement aux cartes a dû dormir
pendant trois jours dans une cellule sans fenêtres au milieu des corps de trois détenus décédés (In an Angolan jail,
“you are below a dead dog”, it is sometimes like a horror movie, NCN, 27/11/1999).
191

219

220

reprendre une aide directe 194. À Paris, le lobby pro-Unita est alors au zénith : on y
trouve les héritiers libéraux de Giscard (François Léotard, Gérard Longuet, Claude
Goasguen, Jean-Pierre Binet, beau-frère de Vincent Bolloré), mais aussi des
Chiraquiens comme Jacques Toubon. En Afrique, les Hassan II, Eyadéma et
Compaoré sont du même bord. Chez Elf se dessine un partage des rôles : Alfred
Sirven côté Unita, André Tarallo côté MPLA.
Le vent tourne en faveur de ce dernier. Resté proche des dirigeants de Luanda,
Sassou Nguesso est prêt à faciliter le changement de cap. Son ami Charly Feliciaggi
(frère de Robert, l’empereur des jeux) s’insinue dans les circuits
d’approvisionnement de la Garde présidentielle, et le Franco-Brésilien Pierre
Falcone dans ceux de l’armée. Avec Jean-Charles Marchiani et André Tarallo, ils
constituent une tête de pont pasquaïenne en Angola. Dès le printemps 1994, Dos
Santos ne cache plus son attirance pour le ministre de l’Intérieur de l’époque, qu’il
invite à Luanda 195.
Cela n’empêche pas les bonnes manières à l’égard de Jacques Chirac. Selon
Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard enchaîné,
« Du temps où il était président marxiste du Congo, M. Sassou Nguesso, qui
entretenait des liens amicaux avec le Président Chirac et le Président Dos Santos,
est intervenu pour qu’Elf dispose d’un bassin offshore en Angola, le [fabuleux] bloc
17. M. Sassou Nguesso a ensuite touché une redevance régulière sur ce bloc, ce qui
lui a sans doute permis de vivre et de maintenir ses partisans en activité pendant
qu’il était dans l’opposition 196».
Depuis lors, les liens Sassou-Chirac n’ont jamais été aussi forts. Loin des côtes
et de la guerre, les découvertes pétrolières se succèdent dans les eaux angolaises.
Chance ? Talent ? Savoir-faire ? Elf est très souvent en pole position. L’habitude
est prise cependant de partager les risques, y compris politiques, en croisant les
participations entre grandes compagnies. Il faut investir en effet quelque 300
milliards de francs pour faire de l’Angola le premier producteur africain, avec près
de 120 millions de tonnes par an en 2005, et une recette annuelle qui pourrait
dépasser les 100 milliards de francs. Dont environ un tiers pour TotalFina-Elf.
Négociés en 1999, les trois blocs en eau ultra-profonde 31, 32 et 33
renfermeraient les plus vastes réserves mondiales encore inexploitées. Elf a été
désigné comme l’opérateur principal du bloc 32, BP-Amoco est chef de file sur le
31, Exxon sur le 33. Elf est associée à une société suisse, Pro-Dev, dirigée par un
homme d’affaires syrien. Celle-ci a servi d’intermédiaire pour d’importantes
livraisons d’armes au Moyen-Orient. Elle aurait fait de même en Angola. Ses 15 %
dans le bloc 32 viendraient garantir la transaction. Les responsables d’Elf affirment
ne rien savoir sur Pro-Dev... Évidemment, c’est un pétrolier de raccroc. Tout comme
Pierre Falcone, dont la société Falcon Oil & Gas s’est mise à jouer dans la cour des
grands : elle a obtenu 10 % dans le bloc 33. La grosse société de sécurité israélienne
Levdan n’en a obtenu que la moitié 197.
Ces pourcentages gagent des prêts considérables, destinés aux achats d’armes ou
de fournitures pour l’armée angolaise, et aux coffres personnels. Ils s’ajoutent aux
droits d’entrée, ou “bonus”, obtenus par le clan au pouvoir : un milliard de dollars
pour les seuls blocs 31 à 33 198. Ce paiement de “bonus” hors budget, « c’est comme
payer des gangsters pour obtenir un service, s’indigne un observateur. Les
dirigeants angolais participent à un “vol légal” 199». Le peuple angolais est
littéralement déshérité. Sans parler de la part des ventes courantes de pétrole qui
alimente directement les comptes présidentiels.
Pierre Falcone est le fils d’un vieil ami d’Étienne Leandri. J’ai parlé de ce dernier
à propos du Congo-Brazzaville : intermédiaire de haut vol, proche de Pierre-Philippe
. Cf. R. Faligot et P. Krop, La Piscine, Le Seuil, 1985, p. 360.
. Cf. Charles Pasqua, le “chouchou” de Dos Santos, in LdC du 03/03/1994.
. Audition par la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p.
152.
197
. D’après Angola : Le pétrole et la guerre, in ACf, 17/05/1999.
198
. 1 Md$ de prêts gagés en quelques mois, in LdC, 31/03/1999.
199
. Relaté par Global Witness, in The Role of the Oil and Banking, rapport cité.
194
195
196

220

et Charles Pasqua, ce fut un personnage central des affaires d’armes et de corruption
en France. Leandri gardait un œil attentif sur la Sofremi, une officine parapublique
de vente d’armes et d’équipements dépendant du ministère français de l’Intérieur. Il
a fait nommer deux proches à la tête de cette société, Bernard Dubois et Bernard
Poussier, plus le jeune Falcone à titre de conseiller. Spécialité maison : “dégager” de
belles marges en fourguant des matériels de fin de série ou d’occasion. Falcone a
bien appris la leçon. Ayant déniché en Italie du matériel de communication soldé, il
l’aurait revendu pour 300 millions de francs à l’Angola, via la Sofremi. Trois fois le
prix. 50 % de commissions 200.
Peut-on faire des affaires en Angola sans négocier du pétrole ? Falcone a établi à
Panama une holding pétrolière, Falcon Oil. Il dirige aussi la société angolaise
Simportex, qui avait le quasi monopole de la nourriture et de l’habillement des
Forces armées angolaises (FAA) 201. Simportex est étroitement liée au principal
acheteur d’armes des FAA, le général Manuel Helda Vieira Dias, alias Kopelipa.
En 1997, Simportex et Kopelipa ont acheté en Europe de l’Est pour quelque 3
milliards de francs d’armes, munitions et fournitures diverses. Courtiers : Pierre
Falcone et son associé franco-russe, Arcadi Gaïdamak - lié à Jean-Charles
Marchiani et André Tarallo. Ingénierie financière : Glencore et Paribas. Cette
société suisse et cette banque française sont au cœur d’un système de prêts gagés sur
le pétrole futur de l’Angola. On peut bien appeler cela une pompe à fric, vu les
usages de ces prêts, et leur taux élevé. L’ancien “Monsieur Angola” de Paribas,
Jean-Didier Maille, est devenu le directeur financier de Glencore. Après la chute du
mur de Berlin, celle-ci a gagné des milliards de francs suisses sur le pétrole de l’exURSS, en association avec Menatep, une banque russe plutôt mal famée. Glencore a
transféré son expertise en Angola, au service de l’équipe Falcone-Gaïdamak 202.
En septembre 1999, cette sympathique prospérité a été troublée par une alerte
rouge. Dix ans plus tôt, les USA avaient battu l’URSS par jet de l’éponge. Depuis,
la mafia tenait le haut du pavé dans une Russie exténuée - qu’il fallait quand même
aider. D’un coup, la réalité est revenue en boomerang : la mafia captait l’essentiel
des prêts du FMI, elle a “recyclé” 10 milliards de dollars d’aide internationale, elle
s’est même permis, avec cet argent, de circonvenir l’une des plus vieilles banques
américaines. Nombre de dirigeants occidentaux se laissent volontiers corrompre,
avec leurs amis du Sud, par les facilités paradisiaques des îles Vierges ou Caïman.
Mais ils découvrent qu’à ce jeu-là - la loi de la jungle -, la mafia russe est aussi
imbattable que Kasparov aux échecs.
Les Américains et le FMI s’agitent. Ils ne sont pas les seuls. La Lettre du
Continent signale d’autres gens soucieux 203:
« Depuis que l’affaire du “Kremlingate” a éclaté à Moscou, on dort mal au Palais
de Funtungo, à Luanda, et on s’inquiète à Paris chez les initiés du village francoangolais. [...] Une réunion informelle sur ce dossier s’est même tenue à l’Élysée [...]
entre des militaires de haut rang, des responsables des services de renseignement et
des diplomates. La lancinante question était de savoir si la France ne risquait pas,
un jour, d’être impliquée dans une extension du “Kremlingate” en Angola. [...]
À l’origine de ce malaise, on trouve l’équipe franco-russe constituée dans les
années 80 entre Arcadi Gaïdamak, très actif dans le complexe militaro-financier
russe lié à la banque Menatep, et l’homme d’affaires français Pierre J. Falcone,
président de Brenco [...]. Les deux hommes sont devenus les piliers incontournables
des relations franco-angolaises [...].
Ce sont les circuits de financement qui semblent chagriner les enquêteurs. Le vrai
patron de l’équipe est en effet Arcadi Gaïdamak. Or, cet ancien émigré russe en
Israël, naturalisé français en 1975 sur l’intervention de Robert Pandraud [...], est
très proche de toute l’équipe russe actuellement sur la sellette aux États-Unis pour
des détournements de fonds. Depuis l’arrivée de Gaïdamak à Luanda, plusieurs
grands groupes angolais ont leurs comptes à la Bank of New York qui est accusée
. Cf. Nicolas Beau, Chevènement veut nettoyer sa vitrine à l’export, in Le Canard enchaîné du 01/10/1997.
. Jusqu’à ce que la Compagnie angolaise de distribution alimentaire (CADA), basée aux Îles Vierges, n’obtienne un
contrat de 720 millions de dollars pour nourrir les FAA. Le président dos Santos a pris le contrôle de la CADA juste
avant la relance de la guerre civile, fin 1998... (Global Witness, rapport cité).
202
. Cf. Angola : Une affaire “franco-russe” ?, in LdC du 30/09/1999.
203
. Idem.
200
201

221

222

par le FBI d’avoir “recyclé” 10 milliards $ d’argent russe.
Parmi les deux responsables “suspendus” dans cette affaire, Natacha Gourfinkel
Kagalovski, vice-présidente de la banque, est l’épouse de Konstantin Kagalovski,
ex-représentant de la Russie auprès du FMI. Également ancien dirigeant de la
banque russe Menatep, dont Gaïdamak est l’un des administrateurs 204, Kagalovski
s’était occupé de la restructuration de la dette angolaise auprès de la Russie. [...]
Des sociétés liées à Menatep ont aussi opéré dans les circuits de financement du
pétrole angolais ».

Je résume : Glencore a gagné des milliards sur le pétrole russe, de concert avec
les décideurs moscovites, ce qui a creusé d’autant la faillite financière de la Russie.
Ces décideurs-là ont aussi bradé l’arsenal de l’Armée rouge, les créances de leur
pays 205, plus dix milliards de dollars du FMI. Beaucoup de perdants, quelques
gagnants. Une part de ces flux (pétrole, armes, dettes) viennent se brasser entre la
Bank of New York et les eaux profondes de l’offshore angolais. Elf et les réseaux
sont aux premières loges. Ils sont au mieux avec le président Dos Santos et les
dirigeants de Luanda.
Leur créativité financière est déterminante, tandis que le jeu français en Angola
conserve une duplicité avouée. Au moins jusqu’à la mort de Hassan II, le Maroc
fournissait un appui considérable à l’Unita. Le Burkina de Compaoré est un havre
pour les recrues de Savimbi, pour sa famille et ses affaires. Le Togo d’Eyadéma est
plus qu’hospitalier. Or Jacques Chirac était ou est très proche de ces trois chefs
d’État. Paris « tente de parvenir à un équilibre entre ses alliés historiques au sein de
l’Unita et ses intérêts pétroliers à Luanda 206», écrit Africa Confidential durant l’été
1999. Au même moment, Elf et Total étaient en pleine bataille boursière. « Des
émissaires des deux compagnies sont allés, preuves à l’appui, raconter au président
angolais Eduardo Dos Santos que “l’autre camp” avait des contacts coupables avec
la rébellion de Jonas Savimbi... 207».
Cela n’empêche pas Jacques Chirac de se rendre à Luanda en juillet 1998, d’y
féliciter l’armée angolaise d’avoir envahi le Congo-Brazzaville, et de décrocher pour
les groupes Bouygues et Lyonnaise des Eaux une partie du marché d’équipement du
gisement sous-marin Girassol, d’un coût total de plus de 10 milliards de francs.
Puisqu’il convient de mélanger la guerre, la politique et les affaires, l’ancien
responsable des services économiques de l’ambassade de France à Luanda, Alain
Pfeiffer, est promu directeur Afrique à Paribas 208. Derrière Paribas, absorbée par la
BNP, d’autres banques françaises ont fondu sur le juteux marché des prêts à
l’Angola : le Crédit Lyonnais, le Crédit agricole Indosuez, la Société générale et
Natexis.
Dans ce jeu-là aussi, il n’y aura pas que des gagnants. L’ardoise de l’Angola
auprès de la France était en novembre 1999 de 7,4 milliards, avec 2,5 milliards
d’arriérés, dont 2,2 couverts par la garantie publique à l’exportation, c’est-à-dire le
contribuable français 209. L’Agence française de développement (AFD) remet de
l’argent public au pot, en vertu d’un étrange raisonnement : « dans les pays
producteurs où elle opère et où le pétrole représente l’essentiel des recettes
d’exportation », l’Agence ne peut, selon son directeur Antoine Pouillieute, « faire
l’impasse sur les activités pétrolières 210».
. Ou plus exactement l’un des principaux “clients”, a rectifié La Lettre du Continent (28/10/1999), suite à un droit
de réponse de Gaïdamak. Celui-ci affirme aussi ne pas connaître les Kagalovski. En 1994, il déclarait à la journaliste
Natacha Tatu du Nouvel Observateur : « Je suis le Bernard Tapie de Menatep ». Une référence. Il confiait aussi
qu’il venait de « signer un énorme contrat avec des banquiers français » - un emprunt de 553 millions de dollars lié
à un marché d’approvisionnements en tout genre avec l’Angola. Paribas était chef de file.
205
. En 1997, Falcone a obtenu de la Russie qu’elle divise par quatre ses 6 milliards de dollars de créances sur l’Angola
(cf. Un homme bien sous toutes latitudes, in Le Canard enchaîné du 01/10/1997). L’État russe s’est retrouvé ainsi le
plus mal servi dans le partage du pactole pétrolier angolais, au bénéfice des dirigeants de Luanda, des compagnies
pétrolières occidentales, de divers intermédiaires... et des réseaux russes impliqués dans ce vaste marchandage.
206
. Congo-Brazzaville : Négociations secrètes, Éd. française, 12/07/1999. Le député européen Yves Verwaerde, du
Parti républicain, était appointé par Alfred Sirven pour garder le contact avec l’Unita.
207
. Total/Elf, guerre de l’ombre, in LdC du 02/09/1999.
208
. Cf. La Société Générale hérite du réseau angolais de Paribas, in LdC du 18/02/1999.
209
. Cf. Gayssot au secours d’Air France, in LdC du 25/11/1999.
210
. Audition par la mission d’information sur les compagnies pétrolières. Pétrole et éthique, t. I, p. 189. « La mission
ne peut que constater que deux des pays, l’Angola et le Congo, où l’AFD est l’un des intervenants, connaissent des
guérillas et des rebellions armées et que la rente pétrolière sert surtout à l’achat d’armes ».
204

222

Mais que dire du peuple angolais, l’un des plus misérables et maltraités de la
planète ? Il n’a que le sang et les armes. Plus une dette exponentielle. Les budgets
sont de pures fictions. « La situation économique du pays est de plus en plus
désespérée 211». Le régime pratique la fuite en avant par l’émission effrénée de papier
monnaie, par la guerre civile et la guerre extérieure. Comment rêver meilleur allié ?
Selon l’ancien président congolais Pascal Lissouba, Jonas Savimbi lui aurait
expliqué « qu’il avait compris petit à petit qu’il ne terminerait jamais cette guerre
car on aidait les Angolais à s’entre-tuer 212». Un trop bref moment de lucidité.
Payeur libyen
La relation Paris-Tripoli a longtemps été paradoxale. D’un côté l’armée française
combattait, ou du moins contenait l’armée libyenne au Tchad, le service Action
menait des incursions meurtrières dans les rangs de cette dernière, la justice
française vérifiait que l’attentat contre le DC10 de la compagnie UTA avait été
organisé par les services secrets libyens. De l’autre, Kadhafi et la Françafrique
multipliaient les causes communes. Cimentées par l’antiaméricanisme. Agrémentées
d’intérêts bien compris.
L’élimination du président burkinabè Thomas Sankara est sans doute le sacrifice
fondateur (comme le fut avec Eyadéma celui de Sylvanus Olympio). Foccart et
l’entourage de Kadhafi convinrent en 1987 de remplacer un leader trop intègre et
indépendant, au point d’en être agaçant, par un Blaise Compaoré infiniment mieux
disposé à partager leurs desseins. L’Ivoirien Houphouët fut associé au complot 213.
Le tandem Kadhafi-Compaoré s’est mis à former, financer, armer et épauler des
rébellions à haut degré de cruauté, contre le Liberia puis la Sierra Leone 214: deux
frêles États riches en diamants et autres ressources naturelles, protégés par
Washington et Londres. De quoi embourber les Anglo-Saxons. De quoi arrondir les
cassettes par les trafics induits. Un festin françafricain.
Jean-Charles Marchiani, le négociateur émérite du réseau Pasqua, est en pays de
connaissance à Tripoli. Il rencontre sans problèmes Abdallah Senoussi, le numéro
deux des Services libyens, principal responsable de l’attentat contre le DC10 d’UTA
selon la justice française. Il bénéficie toujours « de l’amicale coopération des
services libyens pour la libération des otages français, que ce soit au Liban ou en
Serbie 215».
À cheval entre les Services et les affaires, il se fait volontiers transporter et
accompagner en Libye par son ami Dominique Bouillon. Ce fastueux promoteur
immobilier possédait la compagnie aérienne Air Entreprise. Protégé de l’ancien
ministre de la Justice Jacques Toubon, il accompagna la belle-fille de ce dernier,
Sophie Deniau, dans le naufrage de la station de ski Isola 2000. Une sombre
affaire 216. Elle a coûté au contribuable français 253 millions de francs,
complaisamment ajoutés au trou du Crédit Lyonnais, fin 1996, par le ministre des
Finances Jean Arthuis, un collègue de Toubon. Ce dernier préside le Club 89, un
concentré de Françafrique. Marchiani n’est pas pour rien dans ce dossier verglassé,
ni son entregent dans le monde arabe : il conservait des liens très amicaux avec
Sophie Deniau, ancienne attachée de presse de Charles Pasqua ; c’est lui qui
proposa au tandem Bouillon-Deniau l’“affaire” Isola 2000. La station appartenait
au richissime homme d’affaires libanais Tarek Abu Kater via une holding
luxembourgeoise, la SIADF, filiale d’une société libérienne. Le Liberia est trop
ruiné pour qu’une société puisse y fonctionner ; c’est par contre un paradis fiscal, et
une plaque tournante du trafic de drogue. Une filiale du Crédit Lyonnais finance
comme il se doit l’achat de cette étrange personne morale, la SIADF, à hauteur de
450 millions. La station de ski fait faillite, une partie de l’argent s’est envolée au
. Angola : Le pétrole et la guerre, in ACf, 17/05/1999.
. Audition, Pétrole et éthique, t. I, p. 148.
213
. Comme je l’ai appris d’une source sûre depuis la rédaction du chapitre consacré à ce sujet dans La Françafrique,
p. 173-189.
214
. Cf. chapitre 4.
215
. Jean-Charles Marchiani, in Maghreb Confidentiel (MC) du 27/05/1999.
216
. Racontée par Julien Caumer, op. cit. p. 143-149.
211
212

223

224

Luxembourg.
Si je me suis attardé sur cette histoire, ce n’est pas seulement qu’elle est
exemplaire, à plus d’un titre. Elle ouvre incidemment sur les horizons africains d’un
flambeur hexagonal. Dominique Bouillon a érigé le siège d’Elf au Nigeria. Or
l’érection des sièges d’Elf en Afrique, objet de surfacturations considérables, est l’un
des robinets de l’argent noir. A fortiori au Nigeria. Si Bouillon a été en Libye, il n’a
sûrement pas fait les voyages pour rien.
Entre-temps, l’homme d’affaires franco-comorien Saïd Hilali tissait une filière
Paris-Tripoli-Moroni. Le président de la Chambre de commerce franco-libyenne,
Georges Vaillant, multiplie les contacts pour élargir le cercle de la vingtaine de
sociétés françaises déjà implantées. C’est l’engouement : les réunions discrètement
organisées sont « bourrées à craquer de chefs d’entreprise de plus en plus
affairés 217». D’autant que les Libyens paient cash. Le représentant à Tripoli de
Thomson, Bouygues et Total, Khaled el Kouni, peut se construire un palais, ou
“égarer” à Genève un attaché-case empli de 3 millions de dollars. Cela donne une
idée des bonus en vigueur, et autres pourboires coutumiers. Pas assez partageux, el
Kouni est un moment emprisonné par les comités révolutionnaires. Pour le libérer,
ils auraient exigé une “caution” de 4 millions de dollars 218.
Le patron historique de la Lyonnaise des Eaux, Jérôme Monod, a rencontré à
plusieurs reprises le “Prince du désert”, Muammar Kadhafi. Son groupe, champion
de l’“arrosage”, finit par conclure début 1999 un énorme contrat d’un milliard et
demi de dollars 219.
Monod est aussi l’ancien Secrétaire général du RPR. Il a joué le rôle
d’intermédiaire entre les présidents Kadhafi et Chirac, comme ensuite Jacques
Toubon. L’élection de Jacques Chirac à l’Élysée est en effet le point de départ d’une
véritable idylle. Un hymen désiré : début 1995, le quotidien pro-libyen Al Arab, édité
à Londres, appelait les Arabes à financer la campagne présidentielle du candidat
néo-gaulliste 220. Au moins, les choses sont claires. Kadhafi parle de « mon ami »
Chirac : « Dès son arrivée au pouvoir, nous avons su que tous les contentieux
franco-libyens allaient être réglés ». L’idylle prend un tour si personnel que
Muammar annonce déjà son choix pour le scrutin présidentiel de 2002 : « Si
Jacques Chirac continue de diriger la France, il n’y aura absolument plus de
problème entre nous 221».
Sans problème, Elf peut rejoindre Total en Libye pour forer des zones jugées
« très intéressantes » 222, en particulier des réserves offshore. Fin 1999, la cote de
Kadhafi est au plus haut à Paris - malgré l’enquête lancée contre lui par le juge
Bruguière, nouveau rebondissement de l’affaire du DC10 223. La Libye est invitée au
comité de suivi du Sommet du Louvre, le 7 décembre. Un familier de la politique
franco-africaine rêve tout haut : « Pourquoi pas des projets en commun, la France
apportant son savoir-faire et la Libye ses dollars pétroliers ? 224».
Ce n’est pas un rêve, mais déjà la réalité. La Libye a fourni des armes chinoises
à l’armée de Mobutu durant la guerre de 1996-97, « avec les encouragements de
l’Élysée 225». Dès la fin de l’été 1998, selon un diplomate 226, « c’est Kadhafi qui paie
le transport aérien et la logistique » du contingent tchadien envoyé au secours de
Kabila. De même pour le contingent recruté au Soudan. Plus généralement, l’ami de
Chirac finance l’ensemble de la coalition pro-Kabila. Recevant fin 1998 le président
zimbabwéen Mugabe, il accorde une ligne de crédit illimitée pour renflouer la
société pétrolière nationale en grande difficulté financière. Avec promesse d’un
premier déblocage de fonds de 100 millions de dollars. Trois cents combattants de la
. Paris et Tripoli, nouvelle idylle au Congo, in LdC du 08/10/1998.
. Cf. Khaled el Kouni, in MC du 22/04/1999.
219
. Cf. Londres, Paris et Rome en compétition à Tripoli ?, in MC du 08/04/1999.
220
. Cf. Tripoli choisit Chirac, in MC du 02/03/1995.
221
. Propos cités par Libération du 18/09/1999 (Le colonel Kadhafi vote pour Chirac en 2002).
222
. Cf. Londres, Paris et Rome en compétition à Tripoli ?, in MC du 08/04/1999, et BIP, 19/10/1999.
223
. Cf. p. xx.
224
. Cité par Pierre Prier, Paris accueille les parias de l’Afrique, in Le Figaro du 07/12/1999.
225
. Centrafrique/Congo-K : Encore des “Contras”, in ACf, 23/02/1998.
226
. Cité par S. Smith, Le Tchad entre dans le conflit congolais, in Libération du 30/09/1998.
217
218

224

guérilla ougandaise ADF (Allied Democratic Front) reçoivent un entraînement
militaire en Libye. Transférés au Congo-Kinshasa, puissamment armés, ils
participent début 1999 à une série d’attaques spectaculaires et d’embuscades,
infligeant de lourdes pertes à l’armée de Museveni 227.
Au printemps 1999, lorsque le conseiller élyséen Michel Dupuch se rend à
Tripoli, suivi du directeur Afrique du Quai d’Orsay, Jean-Didier Roisin, le menu des
rencontres relève de l’évidence : « tous les conflits africains, notamment celui des
Grands Lacs 228». « La France, soucieuse du retour de la stabilité en Afrique centrale,
apprécie les efforts de la Libye », commente la journaliste de RFI, Marie
Joannidis 229.
Ayant abandonné ses rêves d’unité arabe, le colonel Kadhafi mûrit un grand
dessein pour l’Afrique. En atteste le grandiose Sommet de Syrte, auquel il a convié
tous frais payés 45 chefs d’État africains durant l’été 1999. Ce riche dessein
enchante la Françafrique. Ce n’est pas un hasard si le nouveau ministère des
Affaires africaines a été confié à l’ancien ambassadeur de Libye à Paris, Ali Triki.
Un Monsieur très introduit dans le milieu franco-africain. Son avocat ? Jacques
Vergès...
Kadhafi a créé et il finance la Communauté du Sahel et des États sahariens
(Comessa) avec, entre autres, les généraux el Bechir, Idriss Déby, Baré Maïnassara
et Compaoré - du Soudan, du Tchad, du Niger et du Burkina. Plus quelques civils,
comme Ange-Félix Patassé, dont Kadhafi a sponsorisé la campagne présidentielle.
Le secrétaire général de la Comessa est Madani Lazhari, ambassadeur de Libye au
Burkina, cheville ouvrière de l’axe Tripoli-Ouagadougou 230. Retour à la case Départ,
chez Blaise Compaoré.
L’euphorie franco-libyenne connaît quand même quelques contrariétés. L’ami
Compaoré est fort chahuté, j’y reviendrai, depuis l’assassinat du journaliste Norbert
Zongo. La Libye elle-même ne va pas si bien. La rente pétrolière y favorise comme
ailleurs le délitement de l’État - que Kadhafi s’était, un temps, efforcé de structurer
de manière originale. Selon le chercheur Luis Martinez,
« En Libye, depuis 1995-1996, une guérilla islamiste s’est développée dans la
région pétrolière de la Cyrénaïque, qui est la plus pauvre du pays alors qu’elle
détient la plupart des richesses pétrolières. [...] On assiste à une militarisation de la
société, au développement des milices en Algérie comme en Libye, à
l’effondrement des fonctions régaliennes de l’État 231».

L’une de ces fonctions est la justice. Ce n’est pas en la bafouant que l’on
améliorera les choses en Libye, en France et en Afrique. Or, avant même le procès
de mars 1999 contre les six responsables libyens de l’attentat contre le DC10
d’UTA, qui fit dix ans plus tôt 171 morts, Paris adressait un courrier diplomatique
officiel selon lequel « le gouvernement libyen avait donné satisfaction aux autorités
judiciaires françaises en ce qui concerne l’attentat perpétré contre le vol UTA 722 ».
Tripoli n’avait ni jugé, ni livré ces terroristes à la justice française, réduite à les
condamner en leur absence. Kadhafi s’était contenté de verser une indemnisation
forfaitaire. Furieuses, les familles des victimes ont obtenu l’instruction d’une plainte
contre Kadhafi.
Leur plainte serait plus forte si elle comprenait celle des mutilés du Sierra Leone,
des endeuillés du Liberia, des “hommes intègres” du Burkina. Non pas tant pour
punir le mégalomane que pour le disqualifier politiquement, le pousser à la retraite,
ainsi que ses méthodes, et priver la Françafrique d’un relais séduisant.

. Cf. La Libye va renflouer la société pétrolière du Zimbabwe, Pana, 06/12/1998 ; L’ADF détourne Museveni de
la RDC, in LOI du 24/04/1999.
228
. Paris-Tripoli, un nouveau flirt ?, in MC du 03/06/1999.
229
. Afrique centrale : Les efforts libyens... avec l’appui de la France, RFI-MFI, 04/06/1999.
230
. Libye : Kadhafi courtise l’Afrique, in ACf, 26/10/1998.
231
. Audition, Pétrole et éthique, t. I, p. 155.
227

225

22
6

18. Le poids de l’État-major.
« Osons le dire : l’Armée française a une “singulière aptitude à créer,
puis à favoriser les conditions véritables d’un développement
intégral : économique, intellectuel, spirituel, culturel” ».
Lieutenant-colonel Rideau,
passé par l’emblématique 2e REP de la Légion étrangère 232.
Une grande partie de l’État-major français, et ses cadres les plus influents, sont
passés par l’Afrique. L’actuel chef d’état-major par exemple, le général Jean-Pierre
Kelche, est issu des commandos de l’infanterie de marine, il a servi à Djibouti et en
Côte d’Ivoire. Pour ses semblables, et donc encore pour un courant dominant dans
l’armée, le passage par l’Afrique fait figure de rite initiatique. Il renvoie à la
présence et aux interventions militaires dans les ex-colonies françaises, contestables
dans leur principe et surtout dans leur exercice. On entre alors dans un cercle
vicieux, un mécanisme de reproduction sociologique : l’État-major est attaché à la
présence active de l’armée française sur le continent noir, ce qui initie de nouvelles
générations d’officiers au « besoin d’Afrique ». Ce n’est pas moi qui contesterai le
profond besoin d’altérité de tout être humain, peuple ou civilisation. Mais, dans les
régiments héritiers des troupes coloniales qui stationnent ou débarquent au sud de la
Méditerranée, le « besoin militaire d’Afrique » repose sur des motivations pour le
moins ambiguës. Même si elles se parent d’un langage vertueux.
Laissons le lieutenant-colonel Rideau développer son propos 233:
« L’Afrique [...] est dans notre culture d’hommes d’intervention. [...] L’Afrique
est un rapport de forces. [...] L’œuvre militaire est complémentaire de l’œuvre
civile, économique, diplomatique, missionnaire, elle est certainement moins
onéreuse à terme, ne vaut-il pas mieux aider les Africains d’abord chez eux ? Ne
vaut-il pas mieux considérer les Africains comme ils sont et non comme on
voudrait qu’ils soient ! D’où la nécessité de les connaître chez eux : l’action
militaire est indispensable ».

La connaissance de force ! Ce texte se réfère à Lyautey, Gallieni, Bigeard,
Charles de Foucauld, ... Il ne date pas de 1962, mais de 1998. Son côté caricatural
permet de mieux percevoir le filtre idéologique qui donne les couleurs de l’honneur à
des ingérences anachroniques, aliénantes, et parfois scandaleuses.
Je n’évoquerai que brièvement le dispositif militaire français en Afrique 234,
fondement des schémas justificatifs. Puis je sonderai ces derniers. Il conviendra
alors de se demander comment et jusqu’à quel point l’État-major parvient à imposer
ces schémas aux autorités civiles, dans le contexte d’une double mutation : la
présidentialisation accrue du commandement des armées, et la constitution des
forces “interafricaines”. Défendant bec et ongles son domaine africain, l’armée
accepte, en contrepartie, d’être instrumentalisée, sinon manipulée, par la
Françafrique prébendière.
Une présence contrainte
En principe, la présence de l’armée française en Afrique est structurée, au début
de l’an 2000, par huit accords de défense (Centrafrique, Cameroun, Comores, Côte
d'Ivoire, Djibouti, Gabon, Sénégal, Togo), plus d’une trentaine d’accords
d’assistance militaire technique (Algérie, Bénin, Burkina, Burundi, Cameroun,
. Les interventions militaires françaises au Tchad, in Les interventions militaires françaises en Afrique, Louis
Balmond dir., Pédone, 1998, p. 96. L’auteur cite la revue Ictus. Permanences, 01/1997.
233
. Ibidem, p. 91-97.
234
. Pour un examen plus approfondi, cf. Présence militaire française en Afrique : dérives..., in Agir ici et Survie,
Dossiers noirs n° 1 à 5, L’Harmattan, 1996, p. 205-263 ; Les dérives de la coopération militaire de la France en
Afrique, Avis de l’Observatoire permanent de la Coopération française (OPCF) et rapport d’Anne-Sophie Boisgallais,
in OPCF, Rapport 1995, Desclée de Brouwer, p. 95-146 ; Les nouveaux enjeux sociopolitiques et stratégiques de la
coopération militaire française en Afrique, Avis de l’OPCF et rapport de Dominique Bangoura, in OPCF, Rapport
1996, Desclée de Brouwer, p. 93-156 ; D. Bangoura, Suivi de la coopération militaire, in OPCF, Rapport 1997,
Karthala, p. 163-185 ; La coopération militaire sous le feu des critiques, in La coopération française en questions,
Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 209-276.
232

226

Centrafrique, Comores, Congo-B, Côte d'Ivoire, Djibouti, Gabon, Guinée, Guinée
équatoriale, Madagascar, Mali, Maroc, Maurice, Mauritanie, Niger, Rwanda,
Sénégal, Seychelles, Tchad, Togo, Tunisie, Zaïre,... 235), et des troupes permanentes
dans cinq pays (570 hommes en Côte d’Ivoire, 3 000 à Djibouti, 580 au Gabon,
1 060 au Sénégal et 980 au Tchad). L’accord de défense avec le Centrafrique s’est
perdu dans la forêt. Certains accords d’assistance ne sont plus appliqués - avec le
Rwanda par exemple. Les effectifs prépositionnés dans les bases africaines sont en
nette diminution (de 8 000 en 1997 à 5 600 en 2002), économies obligent. Mais
l’armée française renforce en même temps ses capacités de “projection” rapide. Elle
a aussi créé dix écoles d’officiers à vocation régionale 236, qu’elle compte marquer de
son influence.
Cette présence militaire française souffre d’au moins trois vices de
consentement :
- à la fin de 1999, la plupart des accords, signés dans la foulée d’indépendances
largement confisquées, étaient au service de pouvoirs illégitimes (dictatures ou
“démocratures”) ;
- ils servent les desseins d’une puissance étrangère, la France, dont la politique
africaine manque considérablement de lucidité, faute d’avoir fait le deuil de son
Empire ;
- ils renforcent le plus souvent des armées, des gendarmeries ou des gardes
présidentielles à base régionale ou clanique, sinon raciale.
Revenu au pouvoir en 1958, De Gaulle se voyait contraint de décoloniser. Il
confie à Foccart le soin d’élaborer un nouvel édifice constitutionnel, la
Communauté, où les ex-colonies d’Afrique subsaharienne seraient plus autonomes
qu’indépendantes : la monnaie, la politique étrangère et la défense demeureraient
“communes”. Le subterfuge ne suffit pas à enrayer la course à l’indépendance - vite
réclamée par tous les membres africains de la Communauté. Celle-ci se délite, le
statut d’autonomie bridée n’a plus de base légale. Pourtant, les accords de
coopération civile préparés dans ce cadre sont signés pratiquement tels quels par les
États nouvellement “indépendants”. De même les accords militaires, en commençant
par les pays-clefs. La dépendance de fait, inconstitutionnelle, a revêtu quelques
apparats légaux.
Mais peut-on parler d’une libre signature ? Foccart avait fait le ménage. Il ne
tolérait dans le pré carré que les Présidents choisis ou agréés par lui, et non par leurs
peuples : les Houphouët, Ahidjo, M’Ba, Eyadéma, Kountché, etc. L’ancien Premier
ministre Alain Juppé parle bonnement de « la nécessité d'une présence amicale de
la France auprès des pays d'Afrique pour les aider 237». L’amitié obligatoire. C’est
bien ainsi que l’a toujours entendu Foccart.
En France, le pouvoir s’est bien gardé d’informer le peuple et ses représentants
des clauses les plus sensibles des accords de défense. Même le ministre de la
Défense, Pierre Joxe, a convenu devant la mission d’information sur le Rwanda qu’il
ignorait le contenu de ces clauses secrètes !
Le secret, en fait, couvrait une série de dispositions visant, non à défendre un
État, mais à protéger personnellement le chef d’un régime client, à le garantir contre
toute subversion non désirée 238. Les bons amis pourraient ainsi “régner” à vie, et
leurs partis rester indéfiniment au pouvoir : une invitation à l’irresponsabilité, à
l’arbitraire, souvent à la dictature.
Le secret permettait aussi de faire n’importe quoi, puisque personne ne savait ce
qui était autorisé : « Le cadre juridique général d'intervention [...] était à la fois
. La liste n’est pas complète. Elle a tendance à s’étendre hors du pré-carré. En 1996 déjà, la Mission militaire de
coopération gérait 38 accords. Mais les prestations d’instruction proposées “hors champ” n’ont évidemment pas le
même caractère que lorsqu’elles font partie d’un système ancien de domination, agrégeant le politique, l’économique,
le monétaire, le culturel et le militaire (les Services sont gratuits).
236
. Cf. Désengagement accéléré..., in LdC du 25/11/1999.
237
. Audition du 21/04/1998 par la mission parlementaire d’information sur le Rwanda. Il s’agit, comme pour toutes
les citations qui vont suivre et ne sont pas référencées dans le rapport de la mission, du texte diffusé par Médecins sans
frontières à partir de l’enregistrement des auditions publiques. Le texte publié par la mission est édulcoré, pasteurisé,
parfois lacunaire.
238
. Ainsi, « la République gabonaise a la responsabilité de sa défense intérieure, mais elle peut demander à la
République française une aide dans les conditions définies par les accords spéciaux [secrets] ». J.O. du 21/11/1960.
235

227

22
8

incertain, peu connu par les parlementaires, et ennuyeux pour tout le monde »,
résume Pierre Joxe 239. On cessa de (se) poser des questions sur la légitimité des
innombrables interventions militaires françaises en sol africain. Et quand le pli fut
pris, certains, tel l’amiral Lanxade, ancien chef d’état-major des Armées, purent
suggérer qu’après tout, il n’était pas besoin de ce genre de chiffon de papier :
« Nous n'avons aucun accord de défense avec le Tchad, qui est probablement l'un
des pays dans lequel nous sommes le plus intervenus. Jusqu'ici, ça n'a troublé
personne 240».
La présence ou les interventions militaires françaises ont d’abord conforté,
longuement, des régimes totalitaires à parti unique. Puis il fallut céder à la “mode”
de la démocratie. Parfois, les peuples imposèrent plus ou moins durablement leur
volonté, via des Conférences nationales souveraines ou le renvoi des tyrans : ils
eurent droit à des élections non truquées (Bénin, Niger, Congo-B, Mali). Ailleurs, à
une exception près (le Centrafrique en 1993), les moyens militaires français
favorisèrent ou protégèrent l’organisation d’escroqueries électorales. Le comble fut
atteint au Tchad, en 1996.
Paris prétend que le maintien de l’armée française est réclamé par les États
intéressés. Par les chefs d’État et leurs clientèles, certes. On ne voit pas pourquoi
Omar Bongo au Gabon, Gnassingbé Eyadema au Togo, Paul Biya au Cameroun ou
Ismaël Omar Guelleh à Djibouti, frauduleusement réélus ou élu, se priveraient d’une
garnison ou d’une flopée de conseillers, avec les avantages afférents.
Quelques hommes politiques français ont pris conscience du caractère intenable
de cette présence militaire contrainte. Ce n’est pas étonnant de la part de l’ancien
Premier ministre Pierre Messmer : ayant lui-même combattu dès 1940 pour
l’indépendance de son pays, avant de se retrouver aux premières loges des guerres
coloniales en Indochine et en Algérie, il a vite compris que le mouvement de
décolonisation était irrépressible. Il est l’un des rares hommes d’État français à tirer
les conséquences des indépendances africaines 241 :
« Je suis très réservé sur les interventions [militaires] françaises [en Afrique] . J'en
ai vu dès le début les difficultés et les ambiguïtés. Tout a été dévié et ce, dès les
années 60. [...]
Avons-nous vraiment raison de jouer le dernier gendarme blanc en Afrique
noire ? [...] Il faut éviter le plus possible d'intervenir [...]. Voyez ce qui s'est passé au
Rwanda : j'estime que l'intervention française dans ce pays a été plus nuisible
qu'utile. La France est intervenue d'abord et pendant plusieurs années pour
maintenir le régime du président Habyarimana. Elle n'a rien fait au moment du
génocide [...].
[Les] accords de défense sont caducs. Ils sont dépassés. [...] Soit, il faut les
dénoncer purement et simplement. Ce qui ferait grincer des dents et inquiéterait, on
s'en doute, les États africains [...]. Soit, on se contente de les appliquer stricto
sensu : “Ils ne doivent servir qu'en cas d'agression extérieure”. Ainsi ils ne seraient
jamais appliqués... et il n'y aurait plus d'intervention 242».

Les intérêts de la France
Admirateur d’Idriss Déby, l’expert ès-stratégie Pascal Chaigneau 243 admet au
contraire que la France se laisse “dicter” sa présence militaire par les chefs d’État
clients :
« Dans la plupart des cas, ce sont les chefs d'État qui demandent un
prépositionnement militaire français comme une garantie de stabilité. Il est aussi
évident que dans d'autres pays, notamment pétroliers, le prépositionnement
militaire de la France est le parallèle [...] des intérêts économiques de la France. [...]
Nous devons être les garants de la stabilité de certains pays. [...]
Si l'Afrique était devenue un continent stable, où il n'y a ni crises, ni guerres
. Audition le 09/06/1998 par la mission d’information sur le Rwanda.
. Audition du 06/05/1998, idem.
. Dans son livre Les Blancs s’en vont. Récits de décolonisation (Albin Michel, 1998), il conteste avec beaucoup de
lucidité le lien monétaire, la présence militaire, et les aberrations militaro-humanitaires de la France en Afrique.
242
. Cité par La Croix du 22/06/1996.
243
. Directeur du Centre d'études diplomatiques et stratégiques de Paris. Propos tenu à L'autre Afrique, 12/11/1997.
239
240
241

228

civiles, ni conflits interétatiques, la notion même d'accords de défense n'aurait pas
lieu d'être. Pour le moment, je suis donc contre la suppression de ces accords ».

Au moins, c’est clair : la stabilité n’est pas un cadeau fait à l’Afrique, c’est
l’intérêt de la France. Notamment pétrolier. Même si cette stabilité est synonyme de
prolongation ou de restauration d’une dictature.
Les militaires apparaissent rarement en première ligne dans les débats sur leur
rôle en Afrique. Ils préfèrent partager leurs convictions entre eux, ce qui ne laisse
qu’exceptionnellement des traces. Ainsi, lors de la remise d’une décoration au
colonel Mantion le 20 décembre 1993, le général Canal, qui a servi comme lui au 8 e
RPIMa de Castres, a exalté la « protection de nos intérêts, contre les puissances
étrangères jalouses du fait que nous exerçons en Afrique francophone de la zone
CFA un monopole de la langue et la monnaie unique ». L’assistance, triée sur le
volet, était presque exclusivement composée d’officiers de la “coloniale” 244.
Face aux civils, les militaires s’en tiennent généralement aux réunions
confidentielles. Ce qui ne les empêche pas d’arriver en grand uniforme, bardés de
décorations. Ils impressionnent ou même fascinent un certain nombre d’hommes
politiques ou de journalistes. Marquer de la compréhension pour leurs raisonnements
est considéré dans ces milieux comme un signe de maturité, d’entrée dans la raison
d’État. Une série de déclarations et de commentaires permettent de se faire une idée
assez précise de ces raisonnements partagés :
« Ne pas intervenir [en Centrafrique, en 1996] , c'était semer l'inquiétude parmi les
dirigeants des vingt-quatre pays africains liés à la France par des accords de
défense [...] ou (et) d'assistance militaire [...]. C'était surtout mettre en jeu
inutilement les intérêts stratégiques et économiques de la France ». (Jean-Pierre
Langellier, du Monde 245).
« Sans le sauvetage de la Centrafrique, Paris perdrait le vote automatique des 14
“pays amis” aux Nations-unies et son droit de préemption, notamment sur le
pétrole et les télécoms, dans ses anciennes colonies. [...] Il n'y avait pas le choix ».
(Stephen Smith, de Libération 246).
« Pour un montant finalement marginal, moins de 4 % du budget de la défense,
la France continuera à œuvrer pour la stabilisation d'un continent en pleine
mutation. [...] La mission militaire de coopération continuera de gérer l'assistance
de 38 pays alliés et amis qui constituent à bien des titres la clef de voûte de
l'influence internationale de la France ». (Pascal Chaigneau 247).
« La France [...] a jugé utile de consolider son implantation à N’Djamena [...] qui
permet des mouvements rapides vers les différents lieux où l'intérêt de la France
s'avère nécessaire ». (Alain Richard, ministre de la Défense 248).
« La présence de la France en Afrique [...] [est] un objectif majeur de notre
diplomatie. [...] La France est une puissance ». (Alain Juppé, ancien Premier
ministre 249).
« Le prestige de la France était en cause [au Rwanda] ». (Roland Dumas, ancien
ministre des Affaires étrangères 250).
« [François Mitterrand était] la personne qui définissait avec le plus de précision
les rapports de force entre les Anglo-Saxons et nous dans cette région [des Grands
Lacs]. [...] [Il] avait une conception géostratégique dans cette région tout à fait
précise, culturellement et historiquement étayée ». (François Léotard, ancien
ministre de la Défense 251).
« Le président Mitterrand [...] estimait que les Américains [...] avaient une
volonté hégémonique sur cette région [des Grands Lacs] et peut-être sur l'Afrique ».
. D’après Centrafrique. Cravate de commandeur pour le colonel Mantion, in LdC du 06/01/1994.
. Une délicate frontière entre souveraineté et ingérence, 30/05/1996.
246
. La France peut-elle quitter l'Afrique ?, 31/05/1996.
247
. In La Croix du 22/06/1996.
248
. Déclaration du 30/07/1997, à N’Djamena.
249
. Audition du 21/04/1998 par la mission sur le Rwanda.
250
. Audition du 30/06/1998, idem.
251
. Audition du 21/04/1998, idem.
244
245

229

23
0

(Bernard Debré, ancien ministre de la Coopération 252).

Mitterrand était sur ce sujet en symbiose complète avec l’État-major - sinon sous
influence 253. Le postulat sous-jacent à la plupart de ces propos est que les Africains
continueront d’accepter de servir de pompe à pétrole et de brosse à reluire au
« prestige de la France », sous la “protection” de l’armée française. Implicitement,
l’on suppose que l’Afrique n’a pas la créativité politique qui lui permettrait de
prendre son destin en main.
Le piège ethnique
L’ennui avec le « nécessaire intérêt de la France », comme dirait le ministre Alain
Richard, c’est qu’il doit s’imposer à des populations qui n’y adhèrent pas forcément.
Pour les y contraindre, les officiers de l’Infanterie de marine ou de la Légion ont
appris à « diviser pour régner ». En même temps, les régimes claniques maintenus
au service du « nécessaire intérêt » de la France, plutôt que du peuple concerné,
finissent fatalement par devenir impopulaires. Ils sont alors tentés par la
manipulation ethnique.
Au long des chapitres précédents, on a pu observer comment les instructeurs et
conseillers français, chargés de soutenir les troupes d’un régime menacé, tendaient à
rejoindre son discours et parfois ses pratiques discriminatoires. Les régiments excoloniaux expédiés ou stationnés en Afrique sont en “pays de connaissance” : la
manipulation ethnique fait partie depuis plus d’un siècle de l’arsenal colonial et
néocolonial. L’on n’a toujours pas pris conscience à l’État-major de la nécessité
d’un décrassage des mentalités. Bien au contraire, on découvre régulièrement que les
milieux les plus à droite sont attirés par la carrière ou l’enseignement militaires...
L’aveu du ministre Hubert Védrine, ancien bras droit de François Mitterrand à
l’Élysée, fait froid dans le dos :
« On a formé l'armée au Rwanda. Ce n'est pas à la France de dire [...] qu'on va
former ceux-ci et pas ceux-là. D'autant que les recrues hutues représentaient 80 %
de la population. On a, ailleurs, formé des armées moins représentatives 254».

Un certain nombre d’officiers ont adhéré au racisme militant, et ont même
persévéré :
« J'ai rencontré à Kigali, fin août [1994] , des éléments de l'armée rwandaise qui
étaient revenus subrepticement au Rwanda. Ils m'ont dit que, lorsqu'ils se
trouvaient dans la zone Turquoise, ils avaient fait état à l'armée française de leur
volonté de rejoindre Kigali, en disant : “La guerre est finie. On doit former une
armée nationale. Nous ne sommes pas d'accord avec le génocide qui a été commis
et nous voulons rentrer à Kigali”. Les militaires français les ont mis dans un
hélicoptère et les ont a déposés à Bukavu, où s'était replié l'état-major des FAR
[Forces armées rwandaises] , en leur disant : “Arrangez-vous avec vos supérieurs !”
[qui avaient supervisé le génocide... 255] . Un autre s'est fait injurier lorsqu'il a dit qu'il
voulait rentrer. Il s'est fait traiter, je cite, de “sale nègre” par un officier français
qui a ajouté : “On va te couper la tête si tu rentres à Kigali”. Il a dû aller au Zaïre,
et le FPR est venu le rechercher à Goma 256».

Selon Alison des Forges, de Human Rights Watch, ce genre d’officiers
entraînaient encore les forces génocidaires en novembre 1994 257 ! Quant aux simples
soldats, dans un tel climat... Laissons parler une rescapée, Yvonne Galinier. Audition du 02/06/1998, idem.
. Au milieu du génocide de 1994, la thèse d’« une volonté déstabilisatrice anglo-saxonne », restait « sérieusement
défendue par les principaux responsables du dossier rwandais à Paris : les généraux Jean-Pierre Huchon et Jeannou
Lacaze » (Ouganda : Paris voit rouge, in LOI du 14/05/1994).
254
. Audition du 05/05/1998 par la mission sur le Rwanda.
255
. « Les militaires jouèrent un rôle décisif en déclenchant le massacre et en l’orchestrant ». Aucun témoin ne doit
survivre, Rapport d’Human Rights Watch et de la FIDH, Karthala, 1999, p. 262. Ce rapport démontre que le noyau
dur (le cercle clandestin d’officiers AMASASU) et le bras armé du génocide se trouvaient beaucoup plus dans la
Garde présidentielle, les FAR et la gendarmerie que chez leurs acolytes miliciens. Or l’armée française et les services
secrets côtoyaient depuis quatre ans ces militaires-là.
256
. Témoignage de Colette Braeckman, in L'Afrique à Biarritz. Mise en examen de la politique française (Biarritz, 8
et 9 novembre 1994), Karthala, 1995, p. 131.
257
. Ibidem, p. 143.
252
253

230

Mutimura :
« En février 1993 [14 mois avant le génocide] [...], sur les barrages, près de Kigali,
il y avait le drapeau français et le drapeau rwandais. Les militaires français
contrôlaient les papiers, regardaient l'ethnie. [...] Sur la barrière de Nyacyonga, à
Kabuye, c'était scandaleux, parfois ils étaient plus d'une dizaine, en train de boire
des bières. Ils étaient saouls tout le temps. Il y avait des filles qui étaient violées par
les militaires français. [...]
À côté de l'aéroport de Kigali, à Kanombe, à un endroit qui s'appelle
Nyarugunga, il y avait un camp d'entraînement des extrémistes hutus. [...] C'était
ouvert, comme un grand terrain de foot, on voyait que c'était les Français qui
entraînaient les miliciens. Ils avaient des uniformes kaki avec des bérets rouges 258».

Sur ce dernier point, le témoignage de la rescapée est recoupé par un autre :
« Parlant devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda [...] à Arusha [...
], un témoin a confirmé le fait que des militaires français avaient entraîné les
miliciens de l'ancienne dictature dans la période ayant précédé le génocide de 1994.
Sa déclaration a été formulée lors du procès de Georges Rutaganda, vice-président
des Interahamwe, premiers responsables des carnages. Le témoin a rapporté une
discussion avec un milicien lui ayant assuré que “les militaires français lui avaient
appris à tuer”... 259».

Je ne puis commenter ici un article édifiant sur L’intervention française au
Rwanda, écrit par le lieutenant-colonel Hogard 260. Ce membre de l’état-major de
l’armée de Terre commanda le Groupement sud de l’opération Turquoise. Toute la
vulgate y passe. Sur « le partage racial » du Rwanda. Sur les Tutsis, des immigrants
tardifs venus du Nil, à « vocation guerrière », auteurs de massacres pendant les
trente-trois années de la République hutue, ce qui justifiait à la fois la psychose des
Hutus à leur encontre et l’appui de la France au régime Habyarimana. Le génocide
des Tutsis en 1994 est mis en parallèle avec les massacres de réfugiés hutus en
1997, au Zaïre. Rien n’empêche, avec tout cela, de reprendre la guerre contre le
régime de Kigali...
Le lieutenant-colonel insiste sur l’« indéniable succès » de l’opération Turquoise,
qui a permis « de renverser la tendance de l’opinion publique mondiale ». Les
« vieilles recettes » de l’armée française ont fait merveille, en particulier
« l’intégration de la manœuvre médiatique » par la « “gestion” des journalistes ».
« J’ai pu constater une fois encore le formidable rayonnement moral et
intellectuel de notre pays sur le Continent Noir. [...]
« Pour la France [...], le seul moyen de rester dans le club des “grandes
puissances” est bien de s’attacher à conserver le rayonnement et l’influence que lui
confère l’Histoire dans certaines régions du monde ».

Qui décide ?
Depuis le tragique engagement français au Rwanda, les parlementaires motivés et
l’opinion informée commencent à mesurer l’influence de ce que l’on a appelé le
“lobby militaro-africaniste”. Elle demeure encore nettement sous-évaluée.
Je ne reviens pas sur sa dimension initiatique. Des hommes comme les généraux
Jeannou Lacaze (le « Sorcier aztèque »), Jean-Claude Mantion, Christian Quesnot et
Jean-Pierre Huchon, tous quatre issus de la “coloniale”, ont dû à leurs parcours
d’initiés une influence, un charisme ou une aura considérables, à usages interne et
externe.
On ne peut négliger totalement la dimension pécuniaire. Détaché pour un an dans
une base africaine, un adjudant français touchait en 1997 une solde mensuelle nette
de 41 439 francs (près de 500 000 francs à l'année), selon un rapport établi par le
député Jean-Michel Boucheron. Une solde qui, bien entendu, grimpe rapidement
. In Libération du 26/02/1998. D'origine rwandaise, tutsie, Yvonne Galinier travaillait à Kigali pour la coopération
française. Les responsables français de l'opération Amaryllis ont refusé de l'évacuer. Elle a été sauvée par les soldats
belges.
259
. Jean Chatain, Qui a formé les génocidaires ?, in L'Humanité du 13/06/1997.
260
. In Les interventions militaires françaises en Afrique, Louis Balmond dir., Pédone, 1998, p. 99-108.
258

231

23
2

avec le grade. Lequel augmente deux ou trois fois plus vite “outre-mer”. On
comprend que le lobby militaire s'accroche à ses bases africaines, leur trouve toutes
les vertus, et puisse leur inventer quelques prétextes : « Elles seront indispensables
à l'entraînement des unités professionnelles », explique un officier 261. « Un séjour
en Côte d'Ivoire restera toujours plus “sexy” qu'une garnison en Champagne. Il
faudra bien susciter des vocations ».
Il y a aussi un lien évident entre le degré d’interventionnisme et l’entretien de
bases lointaines. « La poursuite d'actions lointaines au Moyen-Orient ou en Afrique
permet de justifier le maintien de forces prépositionnées sur zone, en particulier sur
la base de Djibouti », admet le conseiller militaire de Lionel Jospin, Louis Gautier 262.
Autrement dit, si le nombre d’interventions devait trop diminuer, il serait difficile de
conserver certaines bases. De là à imaginer que les militaires trouveront des raisons
d’intervenir...
Le “mental”, en tout cas, joue un rôle primordial. Ainsi, « les militaires ont fait
du Rwanda une cause personnelle », comme on le reconnaît en haut lieu 263. Dans la
région des Grands lacs, l’idéologie du lobby militaro-africaniste a été déterminante.
D’autant plus qu’elle est entrée en synergie avec l’exercice excessivement personnel
de la décision politique en matière militaire. Relisons chez Jean-François Bayart
l’histoire tellement instructive de cette dangereuse liaison. Sous l’angle du processus
de décision :
« [En 1990] , à l'état-major du président de la République et au ministère de la
Défense, l'approche classique des troupes de marine, favorable à une
instrumentalisation de l'ethnicité au service de la coopération militaire, dans la plus
pure tradition coloniale, continuait de l'emporter [à propos du Tchad] . Ancien
responsable de l'opération Manta, le général Huchon était le porte-parole de cette
vision, qui devait également jouer un rôle crucial dans la crise concomitante du
Rwanda 264».
« La politique rwandaise a porté très directement la marque du président de la
République. En effet, ce qui me semble essentiel, dans la crise du Rwanda, à partir
de 1990, c'est la primauté du chef de l'État. [...]
Il y avait l'information émise par les militaires. Elle est tout à fait déterminante,
d'autant plus qu'elle arrive directement sur le bureau du chef de l'État par
l'intermédiaire de l'amiral Lanxade et, à l'époque, du général Huchon. [...]
Au fur et à mesure que la crise s'aggravait, les militaires, et notamment la
mission de coopération militaire de la rue Monsieur, ont exercé une influence de
plus en plus grande. Ils ont eu de plus en plus le monopole de l'analyse de
l'information que l'on déposait sur le bureau du chef de l'État, allant jusqu'à créer le
contexte médiatique dans lequel se prend la décision et qui éventuellement influe
sur celle-ci : ce fut le cas en janvier-février 1993, c'est la mission de coopération
militaire qui, à propos du FPR, entonne le thème des Khmers noirs, la défense de la
francophonie, etc. Et Jacques Isnard du Monde a repris sans aucun commentaire
critique cette thèse selon laquelle le fond du problème était la menace anglophone
et que, sur les bords du lac Victoria, l'armée française défendait la francophonie. [...
]

Il faut savoir que l'armée française a une autonomie à peu près complète sur le
terrain en Afrique, et cela de la façon la plus légale qui soit. Il y a toute une
circulation d'argent qui relève de certaines lignes budgétaires reconnues par le
Parlement et qui n'est pas contrôlée 265».

Un responsable militaire officiellement et directement en prise avec les
. Cité par Arnaud de la Grange, Afrique : la France ne baisse pas la garde, in Le Figaro du 20/03/1996. Le
général Bernard Norlain habille plus élégamment cette argumentation : « La coopération militaire française doit
rester un pilier essentiel d'une nouvelle politique africaine [de la France]. [...] Les bases militaires marquent de
façon évidente la solidarité de la France. [...] Les forces prépositionnées [...] sont irremplaçables dans les
interventions extérieures. [...] Il ne faut pas desserrer les liens entre les cadres militaires français et les cadres
militaires africains » (Intervention au colloque organisé le 20/10/1997 par le Forum du futur). Ces liens corporatistes
restent une composante importante du système françafricain.
262
. Mitterrand et son armée, 1990-1995, Grasset, 1999, p. 178.
263
. Citation d'un haut responsable - anonyme - par Patrick de Saint-Exupéry dans son enquête Rwanda : la France
lâchée par l'Afrique, in Le Figaro du 22/06/1994.
264
. Intervention au colloque sur La politique extérieure de François Mitterrand (Paris, 13-15/05/1997).
265
. Entretien accordé le 15 mars 1995 pour Les temps modernes, n° 583, 07/1995.
261

232

événements du Rwanda 266 confirme le court-circuit qui dès lors s’établit :
« Dès le 23 janvier 1991, je m'aperçois qu'une structure parallèle de
commandement militaire français a été mise en place. À cette époque, il est évident
que l'Élysée veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle. [...] Hors
hiérarchie, le lieutenant-colonel Canovasse [chef des DAMI, les détachements de
conseillers et instructeurs militaires français auprès de l’armée rwandaise] est
régulièrement reçu par le chef d'état-major des armées ».

Ce qui nous conduit à relire Jacques Isnard, toujours sous l’angle décisionnel. De
1990 à 1993, la mission secrète “Panda” ajoute 70 militaires DAMI aux 30 experts
déjà sur place :
« Ces détachements provenaient en majorité de trois régiments constitutifs de la
Force d'action rapide [dont le 1er RPIMa] . [...] La tâche de ces nouveaux arrivants,
dont le contrôle opérationnel a peu à peu échappé à la MMC [Mission militaire de
Coopération] , [...] a carrément été d'appuyer les combattants des FAR [Forces armées
rwandaises] . [...] Les hommes du 1 er RPIMa, qui sont entraînés à monter des
opérations clandestines [...], ont pour mission d'établir des contacts permanents
avec les plus hautes autorités politiques et militaires à Paris qui gèrent les crises en
Afrique. Quitte, au besoin, à s'affranchir de la chaîne des commandements.
Ce fut le cas au Rwanda, grâce à un fil crypté direct entre le régiment et l'Élysée,
via l'état-major des armées et l'état-major particulier de l'Élysée [...]. À leur façon,
les DAMI Panda ont servi de laboratoire à la mise sur pied, à partir de 1993, d'une
nouvelle chaîne hiérarchique propre au renseignement et à l'action, avec la
création, sous la tutelle directe du chef d'état-major des armées, d'un
commandement des opérations spéciales (COS), intégrant notamment le 1 er RPIMa
aux côtés d'autres unités 267».
« Sur quoi s’est [...] fondé l’Élysée pour accorder ces livraisons exceptionnelles de
matériels et l’envoi de renforts [...] ? Essentiellement sur des renseignements
centralisés par l’état-major particulier de la présidence de la République où, au fil
des mois, deux officiers, le général Christian Quesnot et le colonel, puis général
Jean-Pierre Huchon, vont jouer un rôle de premier plan dans les prises de décisions
de François Mitterrand. C’est une véritable chaîne de renseignement et d’action qui
prend pied à l’Élysée. Elle utilise en direct les services de cadres dépêchés sur place
par le 1er RPIMa - une unité vouée aux opérations spéciales et discrètes - basé à
Bayonne [...]. Le colonel Huchon l’avait commandé entre 1984 et 1986 268».

Cette dérive a quelque chose d’inouï dans une démocratie. On n’exagère pas en
parlant de la constitution d’une sorte de “Garde présidentielle” : la “coloniale” au
service du chef, à l’africaine. À moins que ce ne soit le contraire : le chef sous la
coupe de sa Garde, qui centralise et monopolise son information - jusqu’à influencer
la presse qu’il va lire 269. Le 29 avril 1994, trois semaines après que le génocide a été
déclenché par le noyau dur de l’armée rwandaise, ceux qui la combattent restent
désignés comme l’ennemi principal par le chef d’état-major élyséen Christian
Quesnot : « Le FPR est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique, il
peut être assimilé à des Khmers noirs 270». Pendant le génocide, « le lieutenantcolonel Cyprien Kayumba passa vingt-sept jours à Paris, pour tenter d’accélérer les
fournitures d’armes et de munitions à l’armée rwandaise. [...] Il rencontrait
. Cité par Patrick de Saint-Exupéry, in Le Figaro des 31/03/1998 et 02/04/1998.
. Jacques Isnard, La France a mené une opération secrète, avant 1994, auprès des Forces armées rwandaises, in
Le Monde du 21/05/1998.
268
. J. Isnard, Une crise gérée en direct par une “cellule” de l’Élysée, in Le Monde du 21/04/1998.
269
. Dans Le Monde, un contre-pouvoir ? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais (L’Esprit
frappeur, 1999), Jean-Paul Gouteux illustre comment le quotidien officieux de la République française établit des
relations durables avec les pouvoirs en place, comment ils peuvent devenir connivences et complaisances. Y compris
lorsque ces pouvoirs cherchent à masquer un génocide pendant qu’il se déroule. Dans son livre précédent, Un
génocide secret d’État (Éd. sociales), l’auteur avait qualifié Jean-Marie Colombani et Jacques Isnard, directeur et
journaliste du Monde, d’“honorables correspondants” de la DGSE. Ceux-ci l’ont poursuivi en diffamation. Ils ont
perdu leur procès en première instance (mais ont fait appel). Le tribunal a été convaincu par la démonstration
accablante qui lui a été produite. Le Monde, qui n’apprécie décidément pas la critique, a attaqué en diffamation Le
Monde, un contre-pouvoir ? Comme si, par un acharnement judiciaire, il voulait censurer la liberté d’expression à
son encontre.
270
. Propos rapporté par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, in La décennie Mitterrand, tome 4, Les déchirements,
Seuil, 1999, p. 478.
266
267

233

23
4

fréquemment [...] le général Jean-Pierre Huchon 271». Avec ou sans l’aval du président
Mitterrand ?
Cette nouvelle chaîne hiérarchique plaît bien à Jacques Chirac, surtout depuis la
cohabitation : elle a permis, entre autres, des interventions secrètes dans les deux
Congos et en Guinée-Bissau. Mais le Président la commande-t-il vraiment ? L’Étatmajor l’a empêché de réorienter la politique française en Afrique centrale 272. Il
verrouille les positions françaises en matière de justice pénale internationale.
De même, alors qu’au printemps 1997 le Parti socialiste avait inscrit à son
programme électoral la fin du dispositif Épervier, celui-ci était confirmé et renforcé
dès l’été, puis reconfirmé un an plus tard lors d’une visite du général Jean-Pierre
Kelche. L’État-major en avait trop besoin : depuis qu’il a dû renoncer aux bases du
Centrafrique, il a choisi de faire du Tchad « la plaque tournante de la présence
militaire française en Afrique 273». Le Premier ministre socialiste Lionel Jospin a
suivi. Il balançait entre deux plateaux inégalement tarés :
- L’honneur de l’armée française, et la crédibilité du nouveau discours de
politique africaine, auraient exigé le retrait de tout soutien au régime massacreur
d’Idriss Déby.
- Mais la corporation militaire pressent que l’abandon de son fief tchadien
engagerait un processus inconcevable, l’arrachement de ses racines coloniales. Elle
était soutenue par Elf, encore accroché au pétrole tchadien, et par les entreprises
intéressées à la construction du pipeline Tchad-Cameroun. Quant à Jacques Chirac,
il trouvait tout naturel, fin juillet 1998, de donner l’accolade à son collègue Déby sur
le perron de l’Élysée 274...
Président de la Commission de la Défense à l’Assemblée nationale, Paul Quilès
constate :
« Nous sommes très en retard en matière de contrôle parlementaire [...].
L'explication est sans doute à trouver chez les parlementaires eux-mêmes, qui ne se
sont pas toujours saisis des pouvoirs dont ils disposent [...]. Il ne s'agit pas de gêner
ou de se substituer à l'exécutif ; il n'est pas question de revenir à la pratique de la
IVe République. Mais nous voulons un vrai pouvoir de contrôle 275».

Or un vrai pouvoir de contrôle gêne forcément l'exécutif dans son envie de ne pas
se gêner. Après avoir été auditionné par la mission d’information parlementaire sur
le Rwanda, que Paul Quilès présidait aussi, un militaire a avoué en souriant être
« surpris par le peu de curiosité de ces enquêteurs 276». Presque déçu par cette
dérobade, alors que les auditions d’officiers avaient été intensément préparées.
Celles qui ont été publiées ont été soigneusement relues et expurgées.
Interafrique ?
Les préparatifs d'une force africaine de maintien de la paix, menés en principe
conjointement par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, ne sont pas
exempts d'arrière-pensées. Chacun des parrains pousse à la formation de contingents
chez ses alliés et “homophones”.
Le stockage des armes lourdes et autres équipements d'intervention a donné lieu à
une édifiante divergence franco-britannique. Londres voulait que ces matériels soient
confiés aux Nations unies. Paris a proposé d'en assurer le gardiennage dans ses
propres bases africaines. Le dispositif militaire français en Afrique trouvait ainsi,
miraculeusement, une justification pacificatrice. Sauf qu'à rester sous abri français,
ces matériels pourraient aussi bien être stockés à Tarbes : l'envoi d'un équipement
lourd d'intervention n'est pas à 4 ou 5 heures près...
Entre-temps, inquiété par la chute de Mobutu, l’Ouest du “pré-carré” a resserré
les rangs. Cosignataires d’un Accord de non-agression et d'assistance en matière de
. Aucun témoin ne doit survivre, rapport d’Human Rights Watch et de la FIDH, Karthala, 1999, p. 770.
. Cf. p. xx.
. J. Isnard, Le Tchad restera au centre du dispositif militaire français en Afrique, in Le Monde du 10/09/1998.
274
. D’après Le Canard enchaîné du 09/09/1998.
275
. Entretien à Libération du 21/04/1998.
276
. Cité par Rémy Ourdan (Le Parlement peine à éclaircir le rôle de la France au Rwanda, in Le Monde du
10/07/1998.
271
272
273

234

défense (ANAD), le Burkina, la Côte d'Ivoire, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le
Sénégal et le Togo ont institué une Force de paix permanente, chargée de la
prévention, de la gestion et du règlement des conflits. À ces missions on a ajouté,
pour faire bonne mesure, l'humanitaire, l'environnement et le patrimoine...
Il s’agissait de concrétiser les travaux présidés par le général Eyadéma depuis le
Sommet franco-africain de Biarritz, en 1994. Un rapport secret des chefs d'étatmajor a détaillé l’organisation de cette Force. On sait seulement qu’elle regroupera
des unités militaires spéciales basées dans chacun des États membres 277.
Fin février 1998, on passait aux travaux pratiques au Sénégal, avec la manœuvre
“Guidimakha” :
« L'exercice Guidimakha [...] se veut [...] la répétition générale des interventions
futures. Basé sur le “concept Recamp” (pour Renforcement des capacités africaines
de maintien de la paix), il a mis en scène des bataillons africains séparant deux
ennemis et assurant des missions humanitaires. Avec un indispensable appui
technique - et surtout financier - de la France. [...]
Malgré son désengagement annoncé, la France voudrait pourtant rester maître en
son “pré carré”. “À l'avenir, l'influence se mesurera davantage à la capacité de
faire travailler les autres qu'au fait d'être en première ligne sur le terrain ”,
souligne un militaire habitué des opérations extérieures. La sourde lutte qui a
opposé durant des mois Paris et Washington sur la façon de constituer cette future
force d'interposition africaine montre bien qu'il ne s'agit pas seulement d'une action
désintéressée 278».

Pour ce « militaire habitué », l’avenir est bien aux légions de tirailleurs africains
dirigées en seconde ligne par les puissances occidentales. Le rituel habillage
humanitaire ne cache pas l'objectif stratégique : faire semblant de partir pour mieux
rester, en tressant de nouveaux liens de dépendance militaire.
« [Dans] la manœuvre “Guidimakha 98” [...], la disparité entre les moyens
logistiques fournis par la France et les forces déployées sur le terrain tourne à la
caricature. [...] Un officier d'un pays africain non francophone invité observe [...] :
“Les Français disent qu'ils veulent que les Africains prennent en charge le
maintien de la paix, mais ce n'est pas ce que je vois. Ici, rien ne peut se faire sans
eux”. [...]
Le Sénégal, la Mauritanie et le Mali ont constitué un bataillon multinational de
maintien de la paix. Ils ont reçu le concours de pays lusophones (Guinée-Bissau,
Cap-Vert) et anglophones (Ghana, Gambie) qui ont envoyé chacun une section.
Cette unité [...] est soutenue par une force logistique fournie essentiellement par la
France, avec la participation symbolique des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
[...] Au terme de l'exercice, le matériel nécessaire à la constitution du bataillon
restera à Dakar, aux bons soins... du bataillon français d'infanterie de marine qui y
est stationné 279».

Un an et demi plus tard, le chef d’état-major Kelche est très fier de l’exercice
“Gabon 2000”, « pensé, planifié, conçu en commun entre les Africains et nous,
avec un état-major multinational africain. Vous voyez que l’ambition est très
forte 280». Mais un « état-major multinational africain » totalement dépendant des
moyens tricolores peut-il avoir d’autre ambition que de servir la “géopolitique”
françafricaine ? Surtout dans un protectorat militaro-pétrolier comme le Gabon...
Après “Guidimakha”, le ministre Alain Richard « a lancé un appel aux autres
pays occidentaux, souhaitant que ceux-ci aient “la volonté et le cran” de mettre en
jeu la vie de leurs soldats sur le sol africain à l'exemple de la France 281». Cet exemple
n'est pas très engageant. La France mettrait en jeu la vie de ses soldats ? Quarante
ans de présence militaire au sud du Sahara ont provoqué infiniment plus de morts
chez les civils africains, du Cameroun au Rwanda, que chez les soldats français.
Tant qu'elles ne pourront se passer d'Afrique, des troupes comme l'Infanterie de
marine resteront « coloniales ». La France ferait bien de s'inspirer de la Belgique,
. Cf. Afrique Express du 08/05/1997.
. Mathieu Castagnet, Paris forme d'autres soldats pour l'Afrique, in La Croix du 05/03/1998
. Thomas Sotinel, Paris patronne un exercice militaire interafricain au Sénégal, in Le Monde du 03/03/1998.
280
. Interview sur RFI le 21/10/1999.
281
. T. Sotinel, Paris patronne un exercice..., art. cité.
277
278
279

235

23
6

qui a décidé de ne plus envoyer de troupes dans ses anciennes colonies.
On peut s'étonner d'autre part que le leadership de l'unité ouest-africaine Recamp
ait été confié à l’armée sénégalaise, qui appliquait au même moment en Casamance
« des méthodes dignes des heures les plus sombres des ex-dictatures salvadorienne
ou argentine 282». L'armée mauritanienne, elle, a massacré en son sein plusieurs
centaines de ses officiers et soldats noirs. Drôles de « soldats de la paix » !
L’armée française peut d’autant moins donner de leçons à ces deux armées
qu’elle les a formées... Nous n’avons pas envie que l'oncle Sam s'arroge un
monopole du soutien aux indispensables forces d'interposition interafricaines. Nous
nous réjouirions que la France, à défaut des atouts d'une superpuissance, fasse la
différence en promouvant des troupes attentives aux droits de l'homme et
convaincues de la primauté du pouvoir civil sur le militaire. De ce point de vue, la
confraternité d'armes franco-africaine n’est pas encore une réussite. Entre autres
spécimens, elle a produit les vétérans des guerres d'Indochine et d'Algérie Eyadéma
et Bokassa. Puis la “génération Mitterrand” des colonels Déby ou Bagosora, formés
à l’École de guerre française. Longtemps, le général malien Amadou Toumani Touré
fut le seul à avoir rendu le pouvoir à un président élu.
Il faut reconnaître que 1999 semble de ce point de vue marquer un tournant, avec
le colonel nigérien Wanké et les premières déclarations du général ivoirien Robert
Gueï. Un tournant qui paraît davantage le fruit d’une détermination africaine que
d’une incitation française.
“Vendre” la coopération militaire tricolore, non seulement aux dirigeants
africains mais à leurs peuples, supposerait une décolonisation des esprits de la
Grande Muette. Elle exigerait que l’on cesse de censurer les fautes du passé, et de
promettre l’impunité en cas de crimes futurs.
L’État-major contre la Cour
J’ai raconté dans La Françafrique 283 comment en 1996 l’État-major avait fait
prévaloir son hostilité à toute juridiction internationale susceptible de sanctionner les
crimes de guerre, de génocide ou contre l’humanité. Depuis lors, les négociateurs
français étaient chargés de saboter le projet de Cour pénale internationale (CPI) suscitant l’indignation de tous les autres pays de l'Union européenne, et un discrédit
diplomatique qu’on a peine à imaginer.
L’État-major craint que la CPI n’ôte toute “marge de manœuvre” aux futures
interventions extérieures de l’armée française, en Afrique principalement. Il a fait
comprendre que certains officiers, ne se sentant plus “couverts”, refuseraient de
partir en terrain sensible, ou ne feraient plus rien sans le conseil d'un avocat...
Cet argumentaire « nourrit la position de l'Élysée dans la négociation à l'ONU,
dûment relayée, même après le changement de gouvernement, par les ministères des
Affaires étrangères et de la Défense ». Leurs titulaires, Hubert Védrine et Alain
Richard, jouent en effet « la continuité et la cohabitation sans nuage avec
l'Élysée 284». Quant au Premier ministre Lionel Jospin, il ne s'oppose pas ouvertement
à la stratégie d'obstruction imposée par l'État-major et acceptée par l'Élysée. Au sein
de l’exécutif, seule la ministre de la Justice Élisabeth Guigou se bat pour la CPI avec une obstination digne d'éloge.
L’État-major est d’autant plus remonté contre la perspective d’une justice
internationale qu’il est atteint, collectivement, du “syndrome Janvier”. Selon
plusieurs sources 285, le général Janvier, commandant les forces de l’ONU en exYougoslavie, aurait reçu par téléphone de Jacques Chirac, le 10 juillet 1995,
l’injonction de « différer d'une journée des frappes aériennes » sur les troupes du
général bosno-serbe Mladic qui assaillaient l’enclave de Srebrenica. Durant ce délai,
Srebrenica tombait, et Mladic ordonnait un crime contre l’humanité.
. Selon Témoignage chrétien du 27/02/1998.
. P. 33-35.
. Claire Tréan, Paris rechigne à coopérer avec le Tribunal de La Haye sur l'ex-Yougoslavie, in Le Monde du
08/11/1997.
285
. Outre plusieurs reportages télévisés, néerlandais et français, cf. notamment Andreas Zumach, De nouveaux
éléments accusent la France à propos de la chute de Srebrenica, in Basic Reports (Londres) du 11/02/1997.
282
283
284

236

Ce refus des frappes aériennes faisait très probablement partie du deal négocié
au nom de Jacques Chirac par Jean-Charles Marchiani, en vue de la libération de
deux pilotes français 286. Mais c’est au général Janvier qu’on a fait porter le
chapeau 287. Lui-même et l’armée ne l’ont pas admis. Les demandes réitérées de
témoignages d’officiers français devant le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie - avec en perspective d'autres auditions sur le Rwanda 288 - ne les ont pas
calmés 289. D’autant qu'apparaît clairement, dans la non-assistance à Srebrenica, une
responsabilité politique : celle d'une autorité constitutionnellement “irresponsable”,
le président de la République. On conçoit que celui-ci partage avec l’état-major la
même phobie de la CPI 290.
Un revirement partiel est cependant intervenu en juin 1998, juste avant la
conférence internationale qui devait décider, à Rome, de la création ou non d’une
Cour pénale internationale. Ouvrant un boulevard aux génocides du XXIe siècle,
l’obstruction française était trop scandaleuse. La contestation montait chez les
associations civiques ou humanitaires 291. Après d'âpres débats interministériels, y
compris nocturnes, la France a adopté à Rome des positions moins caricaturales laissant les États-Unis s'enferrer dans un rejet idéologique de la CPI, ruineux pour
leur image.
Mais l'État-major veillait, en lien avec l'Élysée : il fallait à tout prix éloigner le
spectre d'une incrimination des militaires hexagonaux. La délégation française à
Rome était conduite par un homme sûr, le diplomate Marc Perrin de Brichambaut 292.
Elle est restée jusqu'au bout en contact avec la haute hiérarchie militaire, via l'étatmajor particulier de Jacques Chirac. Ce dernier a promu ardemment les verrous
juridiques proposés par la délégation française : il en aurait même parlé aux chefs
d'État africains qui, par téléphone, le félicitaient de la victoire de son pays en Coupe
du monde de football !
L'armée n'a accepté qu’in extremis la signature française du statut de la CPI. Elle
exigeait un article additionnel, permettant aux pays qui le souhaiteraient d’être
exonérés durant sept ans de toute incrimination pour crimes de guerre ou contre
l’humanité. L’exonération des crimes contre l’humanité était indéfendable. Le
Canada, catalyseur des négociations, comprit qu’il fallait céder sur les crimes de
guerre. Sinon, pas de signature de la France, ni sans doute de la Russie. La Chine et
les États-Unis refusant de signer, la majorité des membres permanents du Conseil de
sécurité aurait rejeté la CPI.
Paris a ainsi introduit un article 124 empêchant la nouvelle Cour, durant sept
ans, de s’intéresser aux crimes de guerre commis par les ressortissants des pays qui
en feraient la demande. Un long processus de ratification a suivi la conférence de
Rome. Il a fallu amender la Constitution. Jacques Chirac n’a cessé de faire savoir
qu’il respecterait l’accord passé avec l’État-major, c’est-à-dire qu’au moment de
ratifier, il opterait pour l’exonération offerte par l’article 124. Une coalition d’une
cinquantaine d’ONG françaises mène campagne depuis l’automne 1998 contre cette
option. Sensible à l’effet désastreux de cette licence accordée aux criminels de
guerre français, Lionel Jospin ne la souhaite plus. Tel est aussi l’avis de la
. Ce deal, selon une note américaine envoyée au TPI, inclurait aussi la non-arrestation de Radovan Karadzic et du
général Mladic. Cf. Claude Angeli, Comédie américaine au Kosovo, in Le Canard enchaîné du 21/10/1998.
287
. D’autant plus aisément qu’il était, comme beaucoup d’officiers français opérant en ex-Yougoslavie, passablement
serbophile. Et trop confiant en la parole de Mladic.
288
. « Je serai amenée, à plus ou moins court terme, à citer des militaires français en tant que témoins devant le
TPR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] ou le TPI [Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie] »
(Louise Arbour, procureur de ces Tribunaux, entretien à L'Événement du 29/01/1998).
289
. Le ministre de la Défense Alain Richard a déclaré devant la presse : « Nous sommes défavorables à une justicespectacle et le TPI en pratique une » (Le Monde, 10/12/1997).
290
. Une phobie qui est d'abord, sans doute, celle de la lumière : « La vraie réticence [à la CPI] [...] est dans le refus
de se voir interpellé ou mis en cause non par la justice mais par l'opinion publique ». (Louise Arbour, procureur
des TPI et TPR, interview au Monde du 16/06/1998).
291
. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme a estimé nécessaire, le 14 mai 1998, d'appeler
« solennellement les plus hautes autorités françaises à prendre clairement et fermement les positions de principe que le
droit et l'histoire nous imposent, en sortant de l'attentisme longtemps observé lors de la négociation préparatoire, pour
adopter une attitude constructive » et de recommander « à la France de manifester sans ambiguïté que sa participation
aux opérations de maintien de la paix ne saurait, en aucune circonstance, faire obstacle à sa contribution au bon
fonctionnement de la Cour criminelle internationale ».
292
. Sitôt la fin de la conférence de Rome, il a été promu Directeur des affaires stratégiques du ministère de la Défense.
286

237

23
8

commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Il est clair qu’à terme, dix ans peut-être, la Françafrique est condamnée à
disparaître. Mais elle est encore en pleine activité. Ce qui fait souci, si elle n’est pas
mise sur la touche, ce sont les catastrophes qu’elle peut causer dans la décennie à
venir, de par ses réactions imprévisibles et incontrôlées. En certains cercles, l’on
s’est dit qu’il faudrait au moins 3 ans pour mettre en place la CPI. Plus 7 ans
d’exonération, cela fait 10. Durant lesquels il ne sera pas demandé de comptes.
La très grande majorité des pays africains, eux, se sont ligués pour obtenir une
CPI efficace. Grâce à leur appui indéfectible, un compromis imparfait mais
acceptable a été adopté le 17 juillet 1998 à Rome, par 120 pays sur 158 votants.
Depuis, l’Élysée a fait pression sur plusieurs d’entre eux pour qu’au moment de
ratifier, ils optent eux aussi pour l’exonération des crimes de guerre, afin que la
France se sente un peu moins seule. Jusqu’ici 293, tous ont refusé...

. 15/02/2000.

293

238

19. Elf sous l’écran Total.
« Une goutte de pétrole vaut une goutte de sang ».
Georges Clémenceau 294.
« Tout le monde sait que pour obtenir le droit de chercher du pétrole, il
faut payer en liquide ».
Loïk Le Floch-Prigent, ancien PDG d’Elf,
entretien au Nouvel Observateur du 23/01/1997 295.
« Les mœurs de cette industrie n’ont rien à voir avec ce qui se pratique
ailleurs. Les gens les plus rigoristes devraient en être conscients quand
ils vont faire leur plein »
Idem.
Plusieurs milliards du pillage des rentes pétrolières africaines, passés par les
comptes en Suisse, sont désormais étalés sur la place publique 296. Des dizaines de
milliards n’affleurent encore que dans les lettres confidentielles. Un gros
distributeur, Alfred Sirven, a préféré s’enfuir. André Tarallo et quelques autres
moins connus, apparus dans les chapitres précédents à Brazzaville ou Luanda, ont
été mis en examen. D’importants bénéficiaires de l’argent noir ne sont pas encore
poursuivis. La plupart ne le seront jamais, ou alors pour des broutilles. On sait
pourtant, grâce aux “confessions” de Loïk Le Floch-Prigent, au travail des juges
françaises Joly et Vichnievsky, à la curiosité du magistrat genevois Paul Perraudin,
aux investigations de quelques journalistes, au rapport d’une mission d’information
parlementaire, que cet argent à une odeur de misère et de sang : c’est le fruit d’une
longue histoire de corruption, de putschs et de guerres civiles. Lesquelles ne sont pas
seulement subies, mais parfois provoquées, armées, prolongées...
De l’histoire ancienne ? Elf, privatisée, aurait renoncé aux relations incestueuses
avec la classe politique française ? Les exemples du Congo-Brazzaville, de
l’Angola, du Gabon, du Tchad, du Cameroun, montrent qu’on en est loin. L’arrivée
de Total, allié en Birmanie à une narcodictature dopée par le travail forcé, n’est pas
de nature à remettre en question les mœurs pétro-françafricaines. Au contraire, peutêtre. Le nouveau groupe, deux fois plus puissant, pèsera d’autant plus sur les
décideurs en tout genre. Et l’absorption d’Elf pourrait permettre une formidable
occultation :
« La classe politique française [...] a applaudi à l’assaut inamical de Total. Un
feuilleton de l’été inespéré avec une happy end assurée : l’ardoise magique sur le
“système politique” d’Elf, transformé avec la bonne fée Total en un dossier
judiciaire complexe s’atomisant, sur plusieurs années, en petites affaires persos
d’anciens responsables de la compagnie... [...]
Si Total réussit son opération, il y a peu de chances qu’elle conserve la
mystérieuse - et si pratique ! - Banque française intercontinentale (FIBA), la petite
banque VIP d’Elf et de la nomenklatura congolo-gabonaise par où transitent les
redevances pétrolières (et parfois les achats d’armes). [...] La “dissolution” de FIBA
par Total [...] pourrait alors s’apparenter à celle de la Banque Rivaud par Vincent
Bolloré, qui a trouvé plus de 4,5 milliards de FF sous les jupes de la grand-mère,
mais aussi beaucoup de petits comptes persos des neveux du RPR 297».

Il est impossible en ce chapitre de traiter l’ensemble du dossier Elf et la
Françafrique, tant il est énorme et ramifié : le nom d’Elf est déjà apparu plus d’une
centaine de fois en cet ouvrage, dans la majorité des pays traités et la plupart des
domaines abordés. On comprend qu’il soit question de dissoudre ce nom, ce qui ne
. Une phrase qui obsédait le fondateur d’Elf Pierre Guillaumat, selon Pierre Péan. Pétrole et éthique, rapport cité, t.
I, p. 57.
295
. Cité par Julien Caumer, Les requins, Flammarion, 1999, p. 252.
296
. « Le groupe Elf-Aquitaine a été appauvri d’importants avoirs sociaux estimés à plus de 3,5 milliards de francs,
d’après les investigations menées en France et en Suisse », a déclaré en substance le juge suisse Perraudin en
accueillant André Tarallo le 9 mars 1999 (Nicolas Beau, 3,5 milliards distribués par Elf en Afrique et ailleurs, in Le
Canard enchaîné du 27/10/1999).
297
. Total/Elf : Adieu les “affaires” ?, in LdC du 15/07/1999.
294

239

24
0

changera pas la réalité. Elf est consubstantielle à la Françafrique. Celle-ci, sans l’or
noir, n’aurait pas atteint un tel degré de puissance, d’arrogance, de hargne lucrative.
J’en ai montré les dégâts en maintes contrées africaines - sauf au Nigeria, un cas à
part 298. J’évoquerai ici, avant de parler de Total, un aspect gravissime du
fonctionnement d’Elf : son imbrication croissante avec les circuits mafieux des
ventes d’armes. Au cœur de la corruption, débondée par le libre accès aux paradis
fiscaux, ce circuit mine les démocraties occidentales et tout spécialement la nôtre 299.
Caisses noires
Nous consommons beaucoup de pétrole, et ça brasse beaucoup d’argent. Mais la
transformation du pétrole en argent (liquide, bancaire ou virtuel) est moins simple
qu’on ne l’imagine. Elle passe par des sortes de boîtes noires, sur lesquelles la
mission d’information parlementaire Aubert-Brana-Blum a essayé d’en savoir plus.
Questionné sur le financement des achats d’armes par les dollars du pétrole, le
président congolais Pascal Lissouba, chassé par Denis Sassou Nguesso, a levé un
coin du voile :
« Le mécanisme de versement de la redevance pétrolière est difficile à décrire.
Les redevances sont dues à des filiales d’Elf Aquitaine, Elf-Congo et Elf-Gabon [...
]. Mais le fonctionnement d’une autre société, Elf Trading qui effectue des
transactions reste obscur. Les fluctuations du dollar jouent sur le montant de la
redevance. [...] Qui gère le différentiel provoqué par ces fluctuations portant sur des
sommes considérables ? Qui peut contrôler cela ? [...] Le Congo recevait des
redevances d’exploitation dont il était difficile de suivre le cheminement. Les
sommes provenant des marges de fluctuation pouvaient être élevées et suffisaient à
financer un mouvement de déstabilisation. Il pouvait donc s’agir d’une sorte de
pacte de corruption soutenant un complot 300».
« Il y a plusieurs formes de tricherie sur la rente pétrolière : on peut s’entendre
avec les pétroliers par des cheminements divers et multiples ; ils passent par la
FIBA. Autour de cette banque, il y a d’autres filières pour faire passer les
commissions dont les montants sont évalués en fonction d’un processus
difficilement décryptable 301».

Cela, c’est pour l’exploitation courante. S’y ajoutent des primes parfois
colossales pour l’ouverture de nouvelles zones d’exploration, comme au large de
l’Angola. André Tarallo, un spécialiste, s’en explique dans Le Monde 302:
« Dans le domaine pétrolier, on parle de “bonus”. Il y a des “bonus” officiels, qui
sont prévus par les contrats : la compagnie pétrolière qui convoite un permis
d’exploration s’engage, par exemple, à financer la construction d’un hôpital, d’une
école ou d’une route, ou alors à verser une somme - qui peut atteindre des montants
considérables si l’intérêt de la zone convoitée le justifie. D’autres “bonus” que l’on
dit “parallèles” peuvent être versés, eux, pour avoir une chance plus affirmée
d’obtenir un permis. Ces versements s’inscrivent dans une continuité, dans le cadre
des relations sur le long terme entre la compagnie et le pays considéré et dans un
climat de confiance avec les dirigeants de cet État. Une de mes missions, au sein du
groupe Elf, consistait à entretenir ces relations et à être le garant de l’exécution des
engagements pris ».

Le climat de confiance dont il s’agit est extrêmement sélectif. Les citoyens
. Ce grand pays souffre de nombreux maux, infligés par des régimes militaires corrompus - et donc par les
compagnies pétrolières corruptrices. Les tensions restent très vives. Mais, sauf à la fin du régime Abacha, le Nigeria a
su échapper aux griffes de la Françafrique. Elf n’y est pas leader, elle doit composer avec d’autres majors, à
commencer par Shell - toutes confrontées aux dégâts sociaux et écologiques qu’elles ont provoqués. La mort d’Abacha
et son remplacement par un président élu, Olusegun Obasanjo, ont ouvert une étape importante de la construction
politique de ce pays-clef.
299
. On peut en avoir une idée en lisant le roman à clefs de Michel Bassi et Michel Guérin, Secrets d’État d’un
président, Éd. du Rocher, 1999. Un ouvrage très informé, quoique très partial : centré sur le réseau Mitterrand, il
ignore celui de Charles Pasqua, pourtant si proche, il oublie la filière Foccart-Chirac, il encense Giscard, Balladur
(l’allié de Pasqua) et Rocard (cf. chapitre 23). Sous couvert du roman, les auteurs décrivent tout un pan de l’affaire
Elf, les trafics et le chantage avec l’Iran (cf. Dominique Lorentz, Une Guerre, Les Arènes, 1997), le scandale de
l’emprunt « Joséphine », etc.
300
. Cité in Pétrole et éthique, t. I, p. 121-122.
301
. Audition, ibidem, p. 152.
302
. Du 25/10/1999.
298

240

ordinaires, français ou africains, en sont exclus. Ils ne sont pas obligés de faire
confiance au manitou africain d’Elf et à son discours sédatif. Même les
sympathiques affectations à la construction d’un hôpital ou d’une école sont
“traitées” par de richissimes intermédiaires comme Étienne Leandri, par ailleurs
trafiquant d’armes 303. Quant aux bonus parallèles, on a vu comment, dans un pays
comme l’Angola, ils se partageaient entre les achats d’armes, l’approvisionnement
de l’armée, et, quand même, les fortunes personnelles.
Mais, objecte aussitôt Elf, en quoi un simple acheteur de pétrole serait-il
responsable du mauvais usage du prix payé ? On peut d’abord remarquer qu’il est
inacceptable de financer certains tortionnaires de l’humanité. Sous la pression de
l’opinion publique, Elf et ses consœurs devraient se poser de temps à autre ce genre
de cas de conscience. Elf ne le fait pas parce qu’elle a été et qu’elle est encore
fortement liée aux milieux internationaux des ventes d’armes et de “sécurité”, via
une série de proches de Charles Pasqua et André Tarallo : Alfred Sirven, Étienne
Leandri, Nadhmi Auchi, Pierre Falcone, Arcadi Gaïdamak, Jean-Charles Marchiani,
etc. Qu’ils aient tous été plus ou moins agréés par les Services français ne constitue
pas une excuse aux yeux des peuples victimes de ce mélange des genres.
Sirven ne manque pas d’armes
De 1989 à 1993, Alfred Sirven se comporte comme le général en chef d’Elf. Plus
en tout cas que le PDG en titre, Loïk Le Floch-Prigent, qu’il “suivait” depuis
Rhône-Poulenc, en 1982. Au fil de la décennie quatre-vingt, Sirven avait acquis une
influence hors du commun, jouant de ses relations maçonniques et barbouzardes. Il
serait passé du Grand Orient de France à la GLNF, dans la même loge que le
général Imbot, patron de la DGSE 304. Pour cette dernière, il devient un “honorable
correspondant” d’exception, traité directement par l’adjoint d’Imbot, le colonel
Pierre Léthier.
Cela lui permet, en 1989, de jouer un rôle déterminant dans la nomination de Le
Floch. « Alfred Sirven n’aimait pas la gauche. En faisant nommer Le Floch, il
tirait les ficelles et Le Floch saurait satisfaire les exigences impatientes de la
gauche en préservant les réseaux de la droite », déclare Christine DeviersJoncour 305 devant les juges Joly et Vichnievsky. Officieux numéro deux à la Tour
Elf, Sirven s’arroge l’essentiel : l’Afrique et les comptes en Suisse. Il flanque Le
Floch et son épouse Fatima Belaïd d’un curieux garde du corps, Didier Sicot,
capable de menacer publiquement l’homme qu’il est censé protéger. Plus tard, Le
Floch se dira convaincu que Sicot « avait été mis là par plus puissant que lui, [...]
pour l’espionner... » 306. Sicot partage cette conviction : « Au sein d’Elf, le vrai
pouvoir était dans l’ombre. [...] Alfred Sirven, selon moi, était le vrai patron 307».
Fin 1999, le sort de Sirven restait aussi secret que le personnage et son itinéraire
réel - de sergent-chef en Indochine à chef d’état-major en Françafrique, planifiant en
1991 un projet de reconquête de Brazzaville au bénéfice du général Sassou Nguesso.
Si l’on en croit les journalistes qui ont suivi sa trace, il coulait à l’étranger des jours
relativement tranquilles, entre Afrique du Sud et Philippines. Il aurait survécu au
pronostic confraternel de Jean-Pierre François, autre valseur de milliards. L’ami
banquier de Mitterrand n’aurait pas trouvé étonnant que Sirven « ait disparu
complètement, y compris du monde des vivants 308». Le boss Alfred, qui pilota dans
les banques suisses jusqu’à trois cents comptes de la galaxie Elf, qui dispensa plus
de trois milliards à de sulfureux usages, n’avait pas (encore) subi les “foudres” de la
justice. Il « bénéficie de protections invraisemblables au cœur même de l’appareil
d’État 309». Et, sans doute, d’anges gardiens de la DGSE 310 .
Alfred Sirven avait deux interlocuteurs privilégiés : Charles Pasqua et Roland
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 66-67.
. D’après Le temps des fusibles, in LdC du 20/05/1999.
305
. Citée par Libération du 24/03/1999.
306
. D’après Sara Daniel et Airy Routier, Roland Dumas. Comment l’affaire a basculé, in Le Nouvel Observateur du
25/03/1999.
307
. Didier Sicot, garde du corps de l’ex-PDG d’Elf Loïk Le Floch-Prigent. Interview au Parisien du 14/05/1999.
308
. Propos tenu sur Europe 1 le 04/11/1998.
309
. Selon S. Daniel et A. Routier, art. cité.
303
304

241

24
2

Dumas. À lire le vrai-faux roman de Christine Deviers-Joncour, Relation
publique 311, les ventes d’armes prennent beaucoup plus de place que le pétrole dans
les préoccupations de deux des principaux personnages, le ministre ami de la
narratrice et le grand maniganceur qui l’a recrutée. Ce que l’on appelle “l’affaire
Elf” est d’abord le scandale de commissions gigantesques sur les contrats
d’armement. C’est pour cette activité-là que le « vrai patron » d’Elf, Sirven, a
engagé et rémunéré Deviers-Joncour. Il est en mesure de mettre à disposition de
Thomson le réseau Elf en Chine, avec un dénommé Edmond Kwan 312. Ce qui veut
dire que les réseaux Elf à l’étranger sont aussi capables de vendre des armes.
J’ai déjà évoqué l’histoire paradoxale de Pierre Léthier. Au faîte de la DGSE, il
retourne à la vie civile vers le milieu des années quatre-vingt. En apparence du
moins : il n’aurait jamais été rayé des cadres. Il se reconvertit dans la vente d’armes,
pour l’Afrique en particulier - où elles ne sont pas vraiment de première nécessité. Il
reste en lien avec Sirven, “traité” à la DGSE par le lieutenant-colonel Olivier, qui va
lui aussi se reconvertir... dans la vente d’armes en Afrique du Sud 313.
Comme par hasard, c’est ce Léthier aux multiples casquettes, littéralement
insaisissable (vrai-faux barbouze, commerçant aisé, oscillant entre la Suisse et
l’Afrique du Sud), qui est choisi comme relais financier dans une énorme
escroquerie franco-allemande : le rachat par Elf, pour trois fois leur prix, de la
raffinerie Leuna et des stations-service Minol. Une affaire d’État, et de
détournements considérables (au moins 315 millions de francs), qui a fait perdre à
Elf cinq milliards supplémentaires. Côté allemand, cela suffit à faire chuter une
figure historique de l’Allemagne d’après-guerre, Helmut Kohl. Il y est aussi question
de ventes d’armes et de services secrets. Leur mélange avec le financement d’un
parti politique, la CDU, fait scandale Outre-Rhin. En deçà, cela n’émeut presque
personne.
La justice n’y est pourtant pas inactive :
« Le parquet de Nanterre a lancé, lundi 28 juin [1999] , [...] [une] enquête
concernant [...] la vente par Elf, en juillet 1991, d’un vaste terrain de 32 000 m2,
idéalement situé en bord de Seine, à Issy-les-Moulineaux. [...]
Elf n’avait eu aucune peine à trouver un acquéreur, le groupe Thinet 314. Il est vrai
que le pétrolier se montrait curieusement modeste, en ne demandant que 200
millions [...]. Six jours après la signature, la SEM 92 de Pasqua rachetait le terrain
à Thinet pour 295 millions. [...]
Dans le dossier en possession du parquet [...] [figure] un “décompte de
trésorerie”, rédigé par l’un des protagonistes de l’opération, et qui apparemment,
constituerait la comptabilité occulte [...]. Sur les 95 millions de la plus-value,
Thinet n’a conservé que 23 millions. Le gros de la manne - 60 millions - a, toujours
selon ce document, été versé à un dénommé “Fred”, et 6 millions à un certain
“Carlo” 315».

Seuls de mauvais esprits penseront au manitou d’Elf Alfred Sirven et à son ami
Charles Pasqua. À l’époque, ceux-ci étaient bien trop préoccupés par la situation làbas, au Congo-Brazza, pour s’occuper d’Issy. Une Conférence nationale souveraine
cherchait des poux à leur ami Sassou. Face à la chienlit démocratique, Alfred et les
émissaires de Charles, Daniel Leandri et Jean-Charles Marchiani, se voyaient
contraints d’embaucher des mercenaires pour, quatre mois plus tard, tenter un coup
d’État 316.
Au 12 rue Christophe Colomb, en face du Fouquet’s, un immeuble luxueusement
. Rivale de la DGSE, la DST a fait savoir que, durant l’été 1998, Sirven avait « passé et repassé sans difficulté la
frontière près d’Annemasse, à bord d’une voiture immatriculée en France » (Sirven en Suisse, in Marianne du
07/12/1998). Un tract anonyme, largement diffusé dans les rédactions, pourrait avoir relevé davantage du rideau de
fumée que du faire-part : « Personne ne pourra aujourd’hui questionner Sirven, puisque les Corses l’ont liquidé,
son silence permettant de le diaboliser... » (Cité par N. Beau, Alfred Sirven, Méphisto d’escompte, in Le Canard
enchaîné du 20/01/1999).
311
. Mazarine/ Pauvert, 1999.
312
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 42-43.
313
. Idem, p. 251.
314
. Dirigé par Dominique Santini, frère du député-maire d’Issy-les-Moulineaux (92).
315
. Hervé Martin, La justice fait une incursion dans le fief de Pasqua, in Le Canard enchaîné du 30/06/1999.
316
. Cf. chapitre 2.
310

242

aménagé accueillait, entre autres, la Fondation Elf et un appartement pour Sirven.
Une part du matériel de surveillance avait été achetée à la société SECRETS de Paul
Barril 317. À quel prix ? Au printemps 1991, le capitaine proposait à Sassou des
mercenaires.
À la même adresse, en dessous de l’appartement de Sirven, “on” a installé Michel
de Monchy, architecte indépendant mais attitré d’Elf. Il a fait les plans du siège
d’Elf en Angola, dont le coût total affiché est de 200 millions de francs. Un
spécialiste de l’Afrique a assuré à Julien Caumer qu’« avec 200 millions, il construit
sans problème en Angola cinq vastes sièges sociaux en marbre recouverts de peaux
de panthère. Et il dépose 20 millions sur un compte suisse ». Les juges se posent
bien des questions sur les sièges sociaux d’Elf à l’étranger 318.
Le Floch pense que la guerre du pétrole se gagne avec de l’argent liquide. Sirven
pense depuis longtemps que toutes sortes de guerres peuvent se gagner à coups de
billets. Plus peut-être qu’une histoire de corruption exotique, un comportement
patronal parlera aux salariés de Rhône-Poulenc, non loin desquels je travaille.
Alfred Sirven épaulait Le Floch dans cette grande entreprise nationalisée. Il
disposait, ont découvert Valérie Lecasble et Airy Routier, d’« un budget pour
acheter le calme social et, en accord avec Le Floch, il n'hésitait pas à l'utiliser en
payant directement certains de ses interlocuteurs syndicaux pour qu'ils se montrent
plus attentifs aux souhaits de la direction ». Il aimait « conduire avec les syndicats
une négociation secrète, si possible avec de l'argent liquide à la clef 319».
Une note saisie à la Tour Elf par les juges Joly et Vichnievsky 320 semble indiquer
que, dix ans plus tard, Sirven était passé à une autre dimension : « Chantage Sirven
sur Chirac (juillet 1992) proposition d’argent ». Avait-il les moyens de faire chanter
l’actuel président de la République ? Il avait en tout cas les moyens d’acheter - en
une fois - pour 70 millions de francs de bijoux et œuvres d’art.
Étienne Leandri, protéiforme et multicartes
L’histoire extraordinaire d’Étienne Leandri a été racontée par Julien Caumer 321.
Né en 1911, il commence sa carrière comme gigolo. Il se fait entretenir par la femme
de Raimu, puis celle du génial parfumeur Émile Neal - dont il gère les ventes durant
la guerre, amassant ainsi sa première collection de lingots d’or. Proche du fasciste
Jacques Doriot, Leandri est un collaborateur de haut vol, informateur d’un haut
gradé des services secrets nazis, le général SS Nosek. Doté d’un uniforme de la
Gestapo, il installe celle-ci à l’hôtel de l’Ermitage. Enfui en Italie, il y devient
trafiquant de cigarettes, de drogue, de fausse monnaie. Il se branche sur la filière
corse de trafic d’opium en Indochine et se lie d’amitié avec deux caïds français, Jo
Renucci et Antoine Guerini. En même temps, il représente le chef mafieux Lucky
Luciano auprès de la CIA, dont il rencontre à plusieurs reprises le patron, Allen
Dulles. Appréciant son anticommunisme, l’agence américaine obtient en 1955
l’annulation de sa condamnation à 20 ans de travaux forcés pour collaboration. Cet
antisémite a d’ailleurs sauvé quelques Juifs.
Cofondateur du Service d’action civique, le célèbre SAC gaulliste, il devient un
intime de Charles Pasqua et de son fils Pierre-Philippe. Il se lance dans l’immobilier,
puis dans les contrats d’armement, grâce à sa société Tradinco 322. C’est alors qu’il
devient l’ami inséparable de Nadhmi Auchi, Britannique d’origine irakienne.
Un multimilliardaire, selon les Renseignements généraux (RG). Il a « fait fortune
dans le commerce des armes pendant la guerre Iran-Irak, explique un businessman
moyen-oriental installé à Paris. Les contrats transitaient par la société Tradinco,
rebaptisée plus tard Concepts in Communication ». Auchi avait commencé de
s’enrichir en construisant des pipelines en Irak, avec une filiale d’Elf. Puis c’est
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 32-33.
. Ibidem, p. 56-57.
. Forages en eau profonde, Grasset, 1998, p. 119.
320
. Note du chef du service de renseignement d’Elf, le colonel Jean-Pierre Daniel, citée par Karl Laske, Chute d’une
barbouze, in Libération du 21/07/1998.
321
. Les requins, Flammarion, 1999.
322
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 93-99.
317
318
319

243

24
4

devenu un acrobate de la finance, un précurseur de la connexion entre paradis
fiscaux. « Ses sociétés sont domiciliées au Luxembourg et à Panama, ce qui soulage
considérablement les démarches administratives... 323».
Nous l’avons un instant aperçu dans sa banque luxembourgeoise, la BCL,
accueillant les comptes des alliés de la Françafrique : Bokassa, Houphouët, Kadhafi,
Mobutu, Saolona et Jean-Pierre Bemba. Dans une autre de ses sociétés
luxembourgeoises, la Pan African Invest, Auchi domicilie une filiale d’Elf. Il devient
le cinquième actionnaire de la compagnie pétrolière, avec 1 % des parts. Et le
premier de Paribas, avec 12 %. Dans les deux cas, on n’imagine pas que ce soit
contre l’avis du gouvernement français.
L’Élysée donne d’ailleurs son accord quand, en 1990, le groupe Auchi s’entremet
dans le rachat par Elf du réseau espagnol de distribution Ertoil, filiale du holding
koweïtien KIO. Une opération-limite, amenée par Étienne Leandri et, bien sûr, très
commissionnée : 300 millions. Auchi se rend indispensable en participant au
sauvetage de la GMF, de feu Michel Baroin : il contribue à éviter une faillite qui eût
éclaboussé jusqu’à l’Élysée. Qu’importe alors s’il traîne une réputation de
blanchisseur d’argent de la drogue, relancée en 1997 par le rapport des Affaires
étrangères belges sur la BCL. Il nie farouchement 324. Mais le choix de ses
implantations financières n’est pas un gage de transparence.
Est-ce sous l’impulsion d’Auchi, son premier actionnaire ? Paribas, on l’a vu, a
le chic de surendetter les pays en guerre civile, comme le Congo-Brazza ou
l’Angola, où le mélange armes-pétrole domine les flux financiers. Pure
philanthropie.
Étienne Leandri, pour sa part, est en perpétuelle délicatesse avec le fisc, qui lui
réclame des dizaines de millions. Il installe ses sociétés à Londres, plus près de son
associé Auchi. « Ses principaux clients sont Elf, Thomson et Dumez », qui lui
accorderaient un forfait mensuel de 300 000 francs. La participation d’Elf passe par
sa filiale Technip 325. Ainsi retrouve-t-on associés, dans la rémunération d’un trouble
personnage à l’influence incroyable, un producteur de pétrole, Elf, un vendeur
d’armes, Thomson, et une entreprise de bâtiment et travaux publics, Dumez,
gourmande de constructions aux pays de l’or noir. Leandri et Auchi travaillent pour
les trois secteurs ensemble, ils mêlent les contrats, l’argent, les compensations. À la
direction zurichoise de la filiale suisse de Thomson-CSF, un lieu “stratégique”,
Leandri poste Giuseppe Merk, le fils de sa seconde compagne.
Tout cela rapporte gros. Étienne Leandri n’a jamais hésité à afficher sa richesse.
Il tient table ouverte au Caviar Kaspia ou au restaurant de l’hôtel Crillon. Il y
accueille, entre autres, l’éminence grise élyséenne François de Grossouvre, l’écrivain
Jean Montaldo, Alfred Sirven bien sûr, « un inspecteur général de la police en poste
dans un service secret, un commissaire principal qui dirige alors l’Office central de
répression du banditisme (OCRB), ou encore, plus rarement, le capitaine Barril ». Il
possède des centaines de costumes sur mesure, et une magnifique villa de 500 m2 à
Marbella, en Espagne, « à laquelle on accède par l’entrée monumentale du palais du
roi Fahd d’Arabie saoudite. [...] Leandri et Fahd se partagent une colline avec vue
exceptionnelle sur la mer ». La richesse n’exclut pas les précautions : au volant de
sa Bentley, son chauffeur-garde du corps est « un ancien gendarme du GIGN de
Paul Barril » 326.
Car si Étienne Leandri est poursuivi par le fisc, il est plutôt bien vu des forces de
l’ordre. C’est l’un des géniteurs de la Société française d’exportation du ministère de
l’Intérieur (la Sofremi), spécialisée dans les ventes d’armes. L’État en détient 35 %,
le reste revenant, entre autres, à Thomson, Alcatel et l’Aérospatiale. La Sofremi est
dirigée par des proches de Pasqua, Bernard Poussier et Bernard Dubois. Ces deux
anciens de Thomson ont été nommés sur le conseil d’Étienne Leandri. C’est aussi
via la Sofremi que Leandri propulse la carrière de Pierre Falcone, le fils d’un de ses
amis. On a vu cette société à l’œuvre en Angola, de même que Pierre Falcone et son
. Ibidem, p. 241 et 127.
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 124-133.
325
. Idem, p. 98, 125 et 284-292.
326
. Idem, p. 63-67 et 101.
323
324

244

associé Gaïdamak. Leur ami commun Jean-Charles Marchiani, encore un ancien de
Thomson, brigua en vain la direction de la Sofremi... En Angola, le duo FalconeGaïdamak, dans la mouvance du trio Leandri-Pasqua-Marchiani, a trouvé assez de
milliards pour donner sa pleine mesure. Avec la même cible centrale : la conversion
de pétrole en armement - ou en prestations de sécurité, ou en approvisionnement des
forces armées.
Avant de décéder en 1995, c’est encore Étienne Leandri qui initie avec Sirven la
vente de navires de guerre à Taïwan, laquelle va déclencher l’affaire Elf. Il s’agit
d’une double opération, “Tango” et ”Bravo”, où Thomson décroche la part la plus
juteuse. Selon Roland Dumas, l’ensemble a donné lieu « avec l’autorisation du
ministère des Finances et celle de la Présidence » mitterrandienne, à une
commission « de l’ordre de 500 millions de dollars, soit 2,5 milliards de
francs » 327.
Ni le passé d’Étienne Leandri, ni celui d’Elf ne détonneront dans une dernière
série de coïncidences, où il est question d’un autre genre d’armes. J’ai évoqué
l’affaire du réseau de prostitution de luxe instruite par le juge N’Guyen, où Paul
Barril fut soupçonné d’avoir organisé la venue des demoiselles. Injustement, faut-il
croire, puisque sans suite judiciaire. L’organisateur présumé du réseau a pris pour
avocat Pierre Lemarchand, une figure historique du SAC. Qui trouve-t-on parmi les
clients ? Un frère du roi Fahd, dont la propriété à Marbella jouxte celle d’Étienne
Leandri. Le secrétaire du prince met en cause Samir Traboulsi. « Les portables des
filles du réseau avaient une fâcheuse tendance à se contacter de longues minutes sur
des lignes directes de la tour Elf 328».
Moralité ? Elle est proposée par un proche d’Étienne Leandri, un professionnel
aguerri du négoce de l’or noir : « Quant aux pays pétroliers d’Afrique, le pouvoir
s’y obtient par les armes dans des luttes tribales horribles, et la corruption est un
mode de vie de tous les dirigeants. Je grossis le trait, mais cela y ressemble : [...]
on ne peut pas s’installer, à 10 000 kilomètres de chez soi, sans jouer le jeu 329». Ni
nourrir le feu ?
Aimer Elf et Pasqua
Quelques autres amis très proches de Charles Pasqua ont « joué le jeu » avec Elf.
L’ancien ministre lui-même voyageait sur des avions affrétés par Elf, sous le
pseudonyme de Fernandel. Il rencontrait en secret Roland Dumas dans le très cher
appartement alloué à Christine Deviers-Joncour, rue de Lille 330, et François
Mitterrand dans la villa du docteur Raillard à Louveciennes, coûteusement acquise
et entretenue par Elf331.
Le milliardaire André Guelfi doit une partie de sa fortune à deux mamelles
françafricaines : la pêche au large de la Mauritanie et les commissions d’Elf 332 même s’il œuvrait davantage dans les pays de l’Est ou en Amérique latine qu’en
Afrique. On le retrouve en première ligne dans une série de “pertes” d’Elf en
Allemagne (affaire Leuna-Minol), en Ouzbékistan ou au Venezuela. La malchance,
sûrement. Sa fiche RG (qu’il conteste) le dit « très proche de M. Charles Pasqua,
qu’il a financé à plusieurs reprises ». Elle le présente comme le “banquier” spécial
de Loïk le Floch-Prigent « pour des opérations de financement politiques au Congo
et en Angola » 333. Deux pays où la politique s’exprime en guerre civile...
En 1992, Elf consent au président camerounais Paul Biya un prêt de 45 millions
de dollars.
« La justice suisse a constaté qu’un tiers de ce prêt [...] a été en toute discrétion
. Entretien au Figaro, le 09/03/1998.
. J. Caumer, p. 273-274.
329
. Ibidem, p. 252-253.
330
. Cf. S. Daniel et A. Routier, Roland Dumas. Comment l’affaire a basculé, in Le Nouvel Observateur du
25/03/1999.
331
. Si l’on en croit le docteur lui-même, qui a déclaré au Parisien (11/04/1997) que ces rencontres se produisaient
« fréquemment ». Cf. J. Caumer, op. cit., p. 27-30.
332
. « Quand Philippe Jaffré débarque à Elf, il est effaré par les paiements à Guelfi, d’environ 800 millions de francs »
(J. Caumer, op. cit., p. 253).
333
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 240-241.
327
328

245

24
6

détourné vers la société Faraday, une offshore située dans les îles Vierges. [...] Ces
fonds ont atterri, après ce bref séjour exotique, sur des comptes dont plusieurs
titulaires déclarés ont été identifiés. À savoir des proches de Charles Pasqua. Daniel
Leandri [...] ; un homme d’affaires [...] associé du fils Pasqua ; ou enfin André
Guelfi [...].
Leandri [...] est déjà apparu dans la liste des 44 vrais-faux salariés d’Elf
International, mais de façon discrète sous son deuxième prénom, Paul. Et avec une
rémunération mensuelle, moins discrète, de 83 000 F. “C’est vrai, déclare au
Canard Daniel Leandri, je faisais beaucoup de missions en Afrique dans l’intérêt
du groupe Elf et de la France”.
Le propre fils de Daniel Leandri, Marc, qui a longtemps assuré la garde
rapprochée de Charles Pasqua, figurait également sur cette liste. Mais ses
appointements, plus modestes, étaient de l’ordre de 25 000 F par mois.
Autre bénéficiaire de la commission camerounaise, un proche du RPR a été
longtemps un associé de Pierre Pasqua [...] au sein de Moncey Investissements, une
société anonyme ayant pour objet, sans compter la vente d’armes, d’“étudier et
mettre en œuvre [...] toutes opérations financières [...]”. [...] [Cela] a conduit cet
homme d’affaires et le fils Pasqua [...] à s’intéresser de près [...] à un projet de zone
franche à Sao Tomé [...].
Nombreux auront été les proches de Pasqua à bénéficier de la manne pétrolière
[...]. Elf International avait fourni un peu d’argent de poche à [...] Bénédicte de
Kerprigent, ancienne épouse de William Abitbol, éminence grise de Pasqua, ou
Laurence Perrier, femme d’un de ses collaborateurs ; [...] l’ex-policier François
Antona, spécialiste de missions en Afrique, notamment au Cameroun 334».

Elf finançait ainsi à la fois l’activité politique hexagonale de l’actuel patron du
RPF et ses “missions africaines”, « dans l’intérêt du groupe Elf et de la France »,
confondu avec l’intérêt du clan Pasqua. On ne connaît pas le détail des missions,
sûrement pacifiantes, de Daniel Leandri et François Antona auprès des dictateurs
pasquaphiles. Le « proche du RPR » associé de Pierre-Philippe Pasqua est très
probablement Jean-François Dubost, « financier spécialisé dans les services
bancaires offshore », moteur du projet de paradis fiscal à Sao Tomé. Elf devait être
l’un des principaux « usagers » de ce projet, porté par Moncey Investissements 335.
Laquelle société faisait aussi dans la vente d’armes...
D’autres bons amis de Charles Pasqua apparaissent encore dans le dossier Elf.
Les frères Feliciaggi, par exemple. L’empire ludique de Robert s’implante d’autant
plus aisément qu’un régime est autocratique et dépendant d’Elf. À commencer par le
Congo de Sassou et l’Angola de Dos Santos - dont Charly approvisionne la Garde 336.
Ce grand jeu se déroule, il faut le rappeler, dans une franche bienveillance envers
la droite extrême. De 1995 à 1999, les personnels d’Elf en Angola ont été protégés
par Jean-Pierre Chabrut et par Nicolas Courcelle : le premier, ancien suppléant de la
candidate du Front national Marine Le Pen, a pris en mars 1999 la tête du DPS, la
garde lepéniste ; le second est l’un des pivots du mercenariat d’extrême-droite 337.
Le “monsieur Afrique” d’Elf, André Tarallo, est lui aussi très proche de Charles
Pasqua. Il choyait l’intersection entre Elf, au sens large, et le clan Pasqua. Dans ce
milieu à dominante corse, ils sont un certain nombre, comme l’ami d’Étienne
Leandri, cité plus haut, à penser l’Afrique en termes de « luttes tribales » ; ils sont
plusieurs à en fournir les armes.
C’est Tarallo qui a béni l’attribution d’Elf-Corse à Noël Pantalacci et Toussaint
Luciani, qui l’ont refilée aux frères Feliciaggi 338. C’est lui qui a construit en Corse
une case de 90 millions de francs, “Cala longa”. « Cette villa de réception est
destinée aux rencontres franco-africaines », a-t-il expliqué au juge suisse
Perraudin. Combien d’Africains bénéficient de ces rencontres, et combien en
pâtissent ? Devant le juge, Tarallo taisait obstinément les noms des mandataires

. N. Beau, L’odeur du pétrole d’Elf flotte aussi autour des amis de Pasqua, in Le Canard enchaîné du
02/06/1999.
335
. Cf. S. Smith, Ces Corses qui font main basse sur les paris, in Le Magazine de Libération, 18/03/1995.
336
. Cf. L’Angola en “zone d’influence”, in LdC du 26/02/1998.
337
. Cf. NIRV du 01/09/1999.
338
. Alain Laville, Un crime politique en Corse. Claude Érignac, le préfet assassiné, Le cherche midi, 1999, p. 119.
334

246

africains de ses opérations financières « quand il s’agit d’affaires d’État 339». Mais
Elf n’est il pas l’un des principaux artisans de la décomposition des États africains ?
La mission d’information parlementaire sur les compagnies pétrolières a reçu un
avertissement de Philippe Jaffré - encore PDG d’Elf lors de son audition :
« “Les ressortissants français sont à la merci des campagnes de presse. Les
rumeurs en provenance d’Afrique qui mettent Elf à l’index, lorsqu’elles sont
reprises par la presse française, deviennent en Afrique des vérités. Les agents
d’Elf sont alors agressés et insultés. À ce titre, M. Jaffré a attiré l’attention sur les
conséquences que pourraient avoir les conclusions écrites de la mission
d’information”. La mission a été très choquée de ces propos. Chercher à savoir
revenait donc à mettre des vies françaises en danger ? Ne les met-on pas en danger
en opérant dans un pays où la rente pétrolière semble n’être utilisée qu’à l’achat
d’armes, alors que la population vit dans la guerre et le sous-développement ? 340».

Se payer la classe politique, et tutti quanti
Il n’y a pas que les États africains à être gangrenés par Elf. On s'en aperçoit
chaque jour un peu plus : la compagnie s'est placée délibérément hors des lois de la
République française, et elle a beaucoup dépensé pour en rester là. Elle a tellement
arrosé la classe politique hexagonale qu'elle y a noyé toute velléité de rompre les
liens néocoloniaux. Elle a contribué à dissoudre dans la corruption le rapport droitegauche, faisant le lit du Front national.
Des députés, des associations et des syndicats, français et africains, ont lancé le
mot d'ordre : Elf ne doit plus faire la loi en Afrique 341. Ajoutons : ni dans les hautes
sphères de la vie politique française. Un menu vitaminé, que ce “Collectif Elf”' a
détaillé dans une édifiante plaquette 342. Elf a attaqué en justice, et a perdu. Au nom
du droit à la liberté d’expression. Les députés écologistes, co-initiateurs de cette
campagne, ont obtenu fin 1998 la création d’une mission parlementaire
d’information sur le rôle des compagnies pétrolières, présidée par Marie-Hélène
Aubert. Nous n’avons pas fini de parler de cette mission, tant son rapport défriche
des domaines jusque là interdits au Parlement. De leur côté, les juges Éva Joly et
Laurence Vichnievsky ont osé mener une double perquisition à la Tour Elf.
Mais la résistance du pouvoir exécutif et de la classe politique reste très forte
face à ces investigations. On a volé des pièces d’instruction jusque dans les locaux
de la police : elles concernaient, entre autres, la fameuse villa « de rencontres francoafricaines ». Serré par la justice, Roland Dumas assure qu’auraient aussi disparu
lors de ce vol « des dossiers des plus compromettants pour de nombreuses
personnalités et autorités 343». De son côté, la mission parlementaire sur les
compagnies pétrolières s’est vu refuser l’accès à quantité de documents. Et son
rapport a été plutôt fraîchement accueilli par une majorité de la commission des
Affaires étrangères. On peut le comprendre.
« J’ai de quoi faire sauter toute la classe politique française, de gauche comme
de droite », se targuait régulièrement Sirven auprès de ses proches 344. André Guelfi
explique au Parisien 345: « Si la justice devait mettre en prison tous ceux qui ont
touché de l’argent d’Elf, il n’y aurait pas grand monde en France pour former un
gouvernement ! Elf arrosait tous azimuts. Tous les partis ont touché, le PS, le
RPR, tout le monde ». Omar Bongo gronde le 12 janvier 2000 sur RFI, puis le
lendemain dans Le Nouvel Observateur : « un jour, s’il le faut, je parlerai, et peutêtre que certaines têtes tomberont 346». La Sofineg (sous-filiale genevoise d'Elf) a
« salarié des hommes politiques. Les dépenses de personnel atteignent 68 millions,
. Propos cités par N. Beau, 3,5 milliards distribués par Elf en Afrique et ailleurs, in Le Canard enchaîné du
27/10/1999.
340
. Pétrole et éthique, t. I, p. 124.
341
. C/o Cédétim, 21 ter rue Voltaire, 75011-Paris. Tél. (0)1 40 63 83 52. Fax (0)1 40 63 98 81.
342
. 20 p. Disponible à l'adresse du Collectif.
343
. Déclaration du 10/02/2000. La veille, le procureur Dintilhac avait requis le renvoi de Roland Dumas devant le
tribunal correctionnel. Cf. K. Laske, Dumas déchargé des frégates, pas d’Elf, in Libération du 11/02/2000.
344
. Selon N. Beau, Alfred Sirven, Méphisto d’escompte, in Le Canard enchaîné du 20/01/1999.
345
. Du 18/02/1999.
346
. Interview au Nouvel Observateur. La veille aussi, sur RFI, Bongo avait parlé de ces « têtes » qui pourraient
« tomber ».
339

247

24
8

mais la direction d'Elf est incapable de fournir le moindre tableau des effectifs ».
« En Suisse aussi, toutes les archives et les pièces comptables de la société ont
disparu, après un mystérieux cambriolage 347».
Valérie Lecasble et Airy Routier précisent les mécanismes et les sommes en jeu :
« Le Floch [a] [...] laissé se développer le versement de commissions officielles,
évaluées à 800 millions de francs par an [...]. À quoi s'ajoutent les commissions
occultes et autres versements masqués effectués avec ou sans son accord, qui
portent à 1,5 milliard de francs par an les sommes extraites des caisses d'Elf pour
rejoindre celle de partis politiques ou de particuliers, pendant la période où il était
président ».
« Le Floch est [...] au cœur du système Mitterrand. [...] Il en assumera les
contraintes [...] lorsqu'il multipliera les commissions, dont il permettra qu'une
partie revienne en France, pendant cette triste fin de règne où le Président cherche
désespérément à assurer l'avenir de Mazarine et de sa mère Anne Pingeot 348».
« Lors des discussions sur un projet de contrat, [...] l’État producteur demande
une commission [...]. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l’État
producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l’habitude de
prélever 5 à 10 % pour financer les partis ou les hommes politiques français 349».

Les comptes d’Omar Bongo sont l’un des réceptacles du trésor de corruption créé
par Elf. Selon un avocat 350, le juge suisse Perraudin « est persuadé que le chef de
l’État gabonais n’était pas le bénéficiaire de certains de ces fonds, et que ce
compte a été utilisé par ses amis français pour blanchir beaucoup d’argent ».
Julien Caumer raconte l’histoire de la call-girl Anne-Rose Thiam 351. Surnommée
Lise, elle se prétendait l’une des filles d’Houphouët-Boigny. Elle était en relation
téléphonique directe avec Loïk Le Floch-Prigent et plusieurs autres pontes d’Elf. La
gendarmerie a retrouvé dans sa voiture parquée à Évian une note signée « Loïk » :
« Lise, voilà 53. Les comptes sont 100 + 3 = 156 !! Que fais-tu de tout cet
argent ! ». Anne-Rose a affirmé à Éva Joly qu’elle voyait Loïk deux fois par
semaine dans son bureau de la Tour Elf, et qu’elle a « remis beaucoup d’argent à
des hommes politiques », à des avocats, des journalistes, des financiers, dans une
mallette Vuitton en crocodile. Au moins 500 millions en tout, dit-elle. Dans ses
carnets de prison, Le Floch écrit : « Elle connaissait beaucoup trop de choses sur
moi et sur le groupe Elf, et cela m’a inquiété ». L’inspecteur Guimares enquêtait sur
elle. Il a été convoqué par son patron, qui lui a intimé l’ordre d’arrêter « à la
demande de l’Élysée ».
Christine Deviers-Joncour, la luxueuse intermédiaire embauchée par Sirven, se
croyait irrésistible. Jusqu’au jour où elle s’est retrouvée, si j’ose dire, le bouc
émissaire de cette affaire. Depuis lors, elle étale ses munitions, par exemple dans son
“roman” Relation publique. Particulièrement visés : l’ex-amant ministre, un ancien
haut conseiller élyséen et un pilier de l’industrie d’armement. L'organisation de
partouzes haut de gamme n’étonnera pas les observateurs de la Françafrique. Il est
fréquent que soit ainsi scellée la “solidarité” entre initiés des marchés du cynisme.
Avant tout scrutin majeur, la conclusion d’un gros contrat d’armement apparaît
une nécessité pour le trésorier du parti au pouvoir. « Si on signe avec le Bozanga,
l’affaire est réglée. Un marché de vingt milliards payés cash à Zurich, dix pour
cent de commission, et [...] aux urnes citoyens ! 352».
« - Si on voulait vraiment nettoyer, il y aurait du travail ! Il faudrait vraiment
du courage. Je serais d’ailleurs tout à fait d’accord pour qu’on le fasse... », confie
l’héroïne, en verrouillant sa mallette de documents explosifs.
« - Ce sera peut-être toi le détonateur ? », répond son ami.
« - Peut-être ! » 353.
Allons ! Un bon mouvement... Trop de bonnes âmes s’emploient à éteindre les
. V. Lecasble et A. Routier, op. cit., p. 244 et 349.
. Ibidem, p. 266 et 143.
. Audition de V. Lecasble, Pétrole et éthique, t. I, p. 69.
350
. Cité par N. Beau, Un compte Elf peut en cacher 300 autres, in Le Canard enchaîné du 18/11/1998.
351
. J. Caumer, op. cit., p. 266-270.
352
. Relation publique, Mazarine/ Pauvert, 1999, p. 124.
353
. Ibidem, p. 203.
347
348
349

248

mèches d’un passé putride qui, faute d’être purgé, continue de pourrir la vie d’une
dizaine de peuples africains. Durant toute la présidence de Philippe Jaffré, la FIBA,
qui marie les intérêts d’Elf et de Bongo, a continué de servir de “sas” pour les
redevances pétrolières du Gabon et du Congo-Brazza 354 - un pays où Le Floch n’a pu
s’empêcher de replonger. En 1996, son ex-épouse Fatima Belaïd a reçu pour son
divorce un tardif dédommagement : 18 millions, qui s’ajoutent à 6 millions au moins
de précédents “cadeaux de rupture”355. Juste avant d’être appelée à déposer par la
juge Joly...
Même cette dernière, et sa collègue Vichnievsky, hésitent devant le volet africain
de l’affaire Elf. Elles ont saisi à la Tour Elf, dans le coffre du colonel Daniel, la note
suivante 356: « Éva Joly. Message au parquet. Ne veut pas aller trop loin et
compromettre l’avenir d’Elf ». Accessoirement, l’existence de cette note signale une
liaison, directe ou indirecte, entre le procureur et la Tour Elf... L’on y suit aussi de
très près les investigations de la presse : « Débat au Canard. Angeli met pédale
douce. À lire malgré tout demain 357».
Le juge suisse Perraudin, cependant, n’arrête pas d’envoyer des informations sur
les bénéficiaires des largesses d’Elf - plus d’une centaine. « À l’Élysée, on espère
que des lieutenants de Pasqua et des mitterrandiens en prendront ainsi pour leur
grade. À Matignon, on se rassure en pensant que des proches de Juppé et des amis
africains de Chirac vont aussi être mouillés 358».
Certains milieux socialistes pressent Élisabeth Guigou de trouver une parade
juridique pour éteindre l’affaire, en raccourcissant par exemple la prescription de
l’abus de biens sociaux - ce délit qui permet aux juges d’en repêcher d’autres, plus
vite prescrits. L’entourage de Lionel Jospin serait plus audacieux, estimant que
« l’affaire Elf, si elle débouche sur la mise au jour de la véritable histoire du groupe
pétrolier, par delà Roland Dumas, ébranlera l’édifice gaulliste 359». D’où le feu vert
donné au transport en Afrique du Sud des juges Joly et Vichnievsky, début 1999, à
la recherche d’Alfred Sirven. Qui a été prévenu à temps.
Entre-temps, l’affaire des détournements de la Mutuelle nationale des étudiants
de France (MNEF) a connu une brutale accélération. Elle a touché des proches de
Jospin. Des sources obligeantes ne manquent pas de faire le lien avec l’affaire Elf :
elles signalent le lobbying pro-Taïwan du petit cercle des amis de la MNEF. Comme
si personne n’avait su résister aux rétro-commissions du couple infernal pétrolearmement...
Total n’est pas vierge
Total s’est emparée d’Elf. Plus asiatique qu’africaine, elle ne manque pas
cependant de références outre-Méditerranée : en Algérie, certes, mais aussi au sud
du Sahara. Elle a, nous indique La Lettre du Continent, « quelques amis proches
des palais africains comme Jean-Yves Ollivier au Gabon et au Congo-B, ou Charles
Feliciaggi en Angola 360». Ces deux noms rappelleront quelque chose au lecteur. Je
viens de parler du second, frère de Robert, ami de Charles Pasqua.
Quant à Ollivier, il est de la trempe d’un Sirven. Il a pris le relais de ce dernier
dans l’indéfectible soutien françafricain à Sassou Nguesso. On peut aussi se
souvenir de ses débuts en “affaires”, voici un quart de siècle : la société de négoce
pétrolier Comoil, qu’il créa en Afrique du Sud, a œuvré au contournement du
boycott contre l’apartheid. Une œuvre qui a mobilisé la Françafrique, alliée de ce
régime. Total y a généreusement contribué. Ollivier est donc une vieille
connaissance. D’autant qu’il était associé dans la Comoil au colonel Léthier, le futur
officier traitant de Sirven 361!
Avant même l’absorption d’Elf, le rachat de la compagnie belge Fina avait dopé
. Cf. TotalElfina : l’Afrique est à nous..., in LdC du 16/09/1999.
. Cf. Karl Laske, Le Floch-Prigent, un divorce généreux payé par Elf, in Libération du 23/04/1999.
. Citée par K. Laske, Chute d’une barbouze, in Libération du 21/07/1998.
357
. Idem.
358
. Le feuilleton Elf-Joncour-Dumas peut encore réserver des surprises, in Le Canard enchaîné du 10/03/1999.
359
. Éric Merlen et Frédéric Ploquin, Elf : les juges se rapprochent de Sirven, in L’Événement du 01/04/1999.
360
. TotalElfina : l’Afrique est à nous... du 16/09/1999.
354
355
356

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0

la présence de Total en Afrique subsaharienne. Le groupe pétrolier français détenait
déjà 14 % du raffinage-distribution sur le continent africain, et des participations
dans plusieurs permis au large de l’Angola. Avec Fina, il contrôle 60 % de la
raffinerie de Luanda, et il accède au bloc 17 angolais, à l’énorme potentiel.
Pour Total, le choix de l’Angola comme premier champ d’exploration-production
au sud du Sahara n’était pas, on le devine, un signe de défiance des mœurs
françafricaines : elles y sévissent à haute dose. Mais c’est l’implication de Total en
Birmanie qui inquiète le plus sur le comportement du nouveau géant tricolore. Le
pays, rebaptisé Myanmar, est en effet dirigé par une junte militaire impitoyable,
contre la volonté quasi unanime de la population. Les élections de 1990, remportées
de manière éclatante par le parti d’Aung San Suu Kyi - la fille du “père de
l’Indépendance” -, ont été annulées. Les députés sont persécutés, de même que les
minorités ethniques. Témoignage chrétien a publié sur le rôle de Total une
remarquable enquête, signée Solomon Kane :
« [La junte birmane] avait, dès 1992, octroyé à un consortium de compagnies
pétrolières une concession d’exploitation de gaz offshore dans le golfe de Martaban.
[...] La plate-forme est reliée à la côte birmane par un gazoduc sous-marin de 400
kilomètres de long [...]. Le pipe-line traverse alors le Tenasserim sur près de 80
kilomètres jusqu’à [...] [la Thaïlande] . Total est le principal actionnaire et
l’opérateur de ce projet de 1,2 milliard de dollars [...] avalisé par la Coface. [...]
Dans le Tenasserim, [...] la hausse subite d’effectifs militaires [à 10 000 hommes] a
engendré une véritable explosion de cas de violations des droits de l’homme. Un
déserteur de l’armée birmane [...] raconte comment [...] son unité réquisitionnait les
civils dans les villages pour en faire des “porteurs bénévoles” [...], bon nombre
d’entre eux mourant d’épuisement dans la jungle. [...] Les travaux forcés demeurent
[...] - au même titre que les viols et exécutions sommaires - une pratique courante
en Birmanie. [...] [Total] avait renforcé son système de sécurité en embauchant à des
sociétés sous-traitantes trente-cinq mercenaires occidentaux, parmi lesquels cinq
anciens officiers de l’armée française chargés de procéder en zone karen à des
activités de renseignement pour le compte de l’armée birmane. Recrutés parmi des
“soldats à la retraite” ayant servi dans le onzième Choc et la Légion étrangère,
certains de ces “barbouzes” se seraient conduits de manière éhontée pendant leur
mission. Responsable du dossier de la sécurité, la société OGS 362 avait finalement
été remerciée par Total en 1997. [...]
La collusion entre les pétroliers et la junte a connu un nouveau tournant dès la fin
des travaux de construction du pipe-line. En effet, depuis fin juillet 1998, Total et
son partenaire Unocal verseraient mensuellement [...] près de 80 000 francs aux
commandants de chacun des huit bataillons [...] chargés de la sécurité des “zones
noires”. Fin 1998, des pick-up neufs et des réserves de carburant ont même été
distribués par Total aux bataillons 373 [...] et 282 [...]. Parallèlement, plusieurs
témoins affirment [...] avoir vu des hélicoptères et des camions appartenant à la
société française transporter de la nourriture et des munitions aux bataillons 373 et
282. [...]
Accusée par quatorze plaignants originaires du Tenasserim, la compagnie
californienne Unocal [partenaire de Total] fait [...] l’objet d’une plainte selon
laquelle “une compagnie américaine s’est rendue responsable de violation des
droits de l’homme à l’étranger”... Une première aux États-Unis, qui pourrait faire
jurisprudence 363».

Les travaux préparatoires à ce gazoduc évoquent fâcheusement la construction
du chemin de fer Congo-Océan (CFCO) au début du siècle... Au prix du travail
forcé. Quant au partenaire birman de Total, la Myanmar Oil & Gas Enterprise, elle
sert de lessiveuse aux énormes revenus de la production et la vente d’héroïne, dont la
Birmanie est le premier exportateur mondial. Au bénéfice de la junte, donc de la
répression. Dernière remarque : Témoignage chrétien ne compte pas parmi les
nombreux médias attributaires de la manne publicitaire liée à l’OPA de Total sur
. Cf. Le temps des fusibles, in LdC du 20/05/1999 et Yves Loiseau, Le Grand troc, Hachette, 1988. Jean-Yves
Ollivier était également le partenaire de Dieter Holzer, l’officier des Services allemands qui fut le pendant de Léthier
dans le transfert des commissions Leuna-Minol.
362
. Organisation gestion sélection, fondée par Gonzague du Cheyron du Pavillon, un ancien dirigeant de l’OAS.
363
. Solomon Kane, Birmanie : enfer TOTAL, in Témoignage Chrétien du 24/06/1999.
361

250

Elf...
La mission parlementaire s’est longuement attardée sur l’engagement de Total en
Birmanie. Elle a été auditionner Aung San Suu Kyi. Honorée du Prix Nobel,
incontestable représentante du peuple birman, elle affirme : « Les investissements
étrangers, [...] aujourd’hui [...], confortent la junte au pouvoir 364». Par deux fois, le
19 février 1998 et le 16 septembre 1999, le Parlement européen a voté une
résolution explicite dans laquelle il appelle les entreprises européennes à quitter la
Birmanie. Beaucoup de multinationales en sont parties : Texaco, Hewlett-Packard,
Pepsi, Interbrew, Carlsberg, Heineken, Reebok, C & A, Levi’s, ... Le PDG de cette
dernière a déclaré en se retirant : « Vu les circonstances actuelles, il n’est pas
possible de faire des affaires au Myanmar sans soutenir directement le
gouvernement militaire et sa politique systématique de violation des droits de
l’homme 365». La conviction n’a pas seule joué dans ces retraits. Souvent aussi la
crainte d’un boycott.
En France, la justice sanctionne durement les appels au boycott. C’est donc en
toute sérénité que le PDG de Total, Thierry Desmarest, peut témoigner de son
“apolitisme” : « La compagnie a pris l’engagement dans le contrat qu’elle a signé
[...] de ne pas interférer dans les problèmes de politique intérieure ». Comme
toujours, cet apolitisme est un choix... politique. François David, le PDG de la
Coface (qui gère l’assurance publique des investissements extérieurs), l’admet
clairement : « La décision de prendre en garantie l’investissement de Total en
Birmanie a été une décision politique ». Une décision prise « au niveau
ministériel », précise le haut fonctionnaire Jean-François Stoll 366. C’est-à-dire par le
ministre de l’Économie Edmond Alphandéry. Je ne puis m’empêcher de remarquer
qu’il est venu témoigner en faveur de Charles Pasqua, lors du procès de La
Françafrique : voilà quelqu’un de cohérent !
Nouvel ambassadeur de France en Birmanie, Bernard du Chaffaut ne cache pas
son enthousiasme dans La Lettre birmane 367, un bulletin édité par l’Ambassade :
« C’est de mon propre choix et non par le fait d’un hasard de la bureaucratie
parisienne, [...] que je me trouve prendre aujourd’hui [cette fonction] [...]. C’est dire
que ne me manquent ni la motivation, ni la détermination, pour maintenir, voire,
autant que faire se peut, rehausser le niveau des relations entre la France et la
Birmanie, si les circonstances s’y prêtent ». Il salue « la constance et la persévérance
manifestée par nos firmes à rester en Birmanie [...]. C’est grâce à leurs efforts, ô
combien méritoires, que la France continue à tenir le premier rang parmi les
partenaires occidentaux de Rangoon ».
Bernard Amaudric du Chaffaut n’est pas le premier roturier venu. Au Quai
d’Orsay, il avait accédé à un poste “sensible” : directeur-adjoint des Affaires
africaines. Il fut surtout, de 1985 à 1993, Directeur des relations internationales
d’Elf 368! Il “couvrit” donc la grande période Sirven-Le Floch : le soutien aux deux
parties de la guerre civile angolaise, l'appui enthousiaste à Bongo, Biya et Sassou, le
boom de la diplomatie-bakchich, etc. C’est l’homme de la situation en Birmanie.
Pour le ministre des Affaires étrangères de la Junte, « le pays n’est pas mûr pour
la démocratie, car notre peuple est simple. Une constitution est en cours
d’élaboration, mais pourquoi se presser ? Des élections peuvent avoir lieu dans
un an ou 200 ans... 369». À quand l’admission de la junte birmane en Françafrique ?
L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hervé de Charette n’y verrait
aucun inconvénient. Critiquant vertement le rapport de la mission Aubert sur les
compagnies pétrolières, il conclut : « La France a raison d’être présente en
Birmanie même si tout n’y est pas parfait, car le poids de nos intérêts est
considérable d’autant que la compétition avec les États-Unis est sévère 370».
Mais il ne s’agit pas que de diplomatie :
. Audition, Pétrole et éthique, t. I, p. 104.
. Cité par G. Millman, Troubling projects, in Infrastructure Finance, 02/1996.
. Auditions, Pétrole et éthique, t. I, p. 89-90.
367
. Du 31/07/1999. Ibidem, t. I, p. 93.
368
. D’après LdC, 03/06/1999.
369
. Audition, Pétrole et éthique, t. I, p. 109.
370
. Ibidem, p. 212.
364
365
366

251

25
2

« L’armée birmane, [...] pour assurer la “sécurité” du projet gazier [...], empêcher
tout appui des populations à l’opposition armée [...] [est amenée] à pratiquer une
guerre totale. [...] En 1991, la Banque mondiale avait refusé d’accorder un crédit
pour le projet en conseillant une modification du trajet du gazoduc qui allait
traverser une zone où la guérilla durait depuis [...] la fin des années quarante 371».
« La plupart des [600] enfants [réfugiés, appartenant à la minorité Karen qui vit dans
la région du gazoduc] avaient la même histoire personnelle, extrêmement

douloureuse. Leurs villages avaient été investis par l’armée birmane, leur père et
leurs frères obligés de travailler comme porteurs ou tués par l’armée, parfois ils
avaient vu leur mère ou leur sœur maltraitée, voire violée par les forces
birmanes 372».

On songe aux populations du Sud tchadien, dans la région pétrolifère de Doba...
Pour le journaliste Cyril Payen, « des avions de Total avaient été utilisés pour
transporter des troupes vers le gazoduc en vue d’une offensive prochaine ». Selon
Tyler Giannini, directeur de l’ONG EarthRights International, « le gouvernement
birman a en particulier acheté des hélicoptères à la Pologne en 1994 et M.
Walesa, alors président de la République polonaise, avait indiqué que c’était la
société Total qui les avait payés ». Le journaliste Francis Christophe confirme et
précise : « Une nébuleuse d’entreprises françaises centrée sur la société Brenco a
monté un véritable circuit de blanchiment permettant à l’armée birmane
d’acquérir des hélicoptères polonais en justifiant de l’origine des fonds par le
versement de Total 373». Brenco ? Mais c’est la société de Pierre Falcone, au cœur de
la nébuleuse prêts-pétrole-armement en Angola ! Une société « très proche de M.
Jean-Charles Marchiani 374», le négociateur pasquaïen. De ce point de vue, Total et
Elf n’auront pas de difficulté à harmoniser leurs méthodes...
Total aurait d’ailleurs l’intention de confirmer, à la tête de la Direction de la
sécurité et du renseignement du nouveau groupe, l’ancien patron du service Action
de la DGSE, Patrice de Loustal. Et c’est au “semi-retraité” de la DGSE Philippe
Jehanne que le PDG de Total a demandé durant l’été 1999 un rapport sur les
réseaux africains d’Elf 375. Jehanne, un proche de Michel Roussin comme Jean-Yves
Ollivier. Jehanne, l’ancien « officier traitant de nombreux aventuriers et mercenaires
en Afrique 376», dont le trafiquant d’armes et d’argent politique Yannick Soizeau...
Marée noire, chassons le cauchemar
Le naufrage au large de la Bretagne d’un bateau rouillé chargé de fioul, l’Erika,
affrété par Total-Bermudes à un armateur italien, voguant sous pavillon maltais
avec un équipage indien, par le truchement de sociétés-écrans des Bahamas et du
Panama, via un courtier londonien et un agent suisse, fonctionne comme une
allégorie : de la mondialisation en général, du fonctionnement des majors pétrolières
en particulier.
États-croupions, régimes sous influence, paradis fiscaux, pavillons de
complaisance : les acteurs les plus puissants d’une mondialisation dérégulée
empilent les masques et les sous-traitances, ils contournent ou diluent les
contraintes. Parés pour une exploitation irresponsable de la planète.
Total se vante comme Elf de ses prouesses technologiques. Elle n’aurait jamais
osé placer l’Erika sous son logo. Un armateur sans scrupules, un petit État avide
d’enrichissement sans cause - Malte, comme le Liberia ou Panama -, autorisent
quelques sordides économies 377. Sans risque financier, en principe. Même si en sort
ternie l’image du PDG de l’année 1999, Thierry Desmarest.
Le comble est atteint lorsqu’on apprend d’un spécialiste en hydrocarbures que le
fioul de l’Erika est « impropre à la consommation en France et en Europe, très
. Audition de Michel Diricq, d’Info Birmanie. Ibidem, p. 96-97.
. Audition d’Ester Saw Lone, présidente de l’Union des femmes Karen. Ibidem, p. 99.
373
. Pétrole et éthique, t. II, p. 121; t. I, p. 96 ; t. II, p. 83.
374
. Francis Christophe, Total : les dessous du chevalier blanc du pétrole, in Golias Magazine, 09/1999, p. 35.
375
. Cf. Prudence africaine..., in LdC du 14/10/1999.
376
. L’affaire Soizeau, in LdC du 29/09/1994. Cf. chapitre 13.
377
. Même la société maritime Total, qui a affrété l’Erika, est domiciliée dans un paradis fiscal : les Bermudes. Cf. A.
Routier, Loi de la mer, loi de la jungle in Le Nouvel Observateur du 30/12/1999.
371
372

252

visqueux, saturé en soufre et en métaux lourds ». C’est un « fond de colonne de
distillation », la lie du raffinage. Officiellement envoyé en Italie, il devait sans doute
gagner « les immenses raffineries siciliennes [où] ce genre de fioul est mêlé à
d’autres saloperies et devient un combustible toujours très polluant mais bon
marché. Il est ensuite vendu à bas prix à des pays d’Afrique de l’Est » 378. Les
riverains français de l’Atlantique auraient ainsi hérité de la pollution destinée aux
Africains...
Greenpeace a rappelé pourquoi l’Organisation maritime internationale (OMI)
était si complaisante envers les pratiques douteuses et opaques des affréteurs
pétroliers : les ersatz d’État qui bradent leur pavillon pour une poignée de dollars ont
une majorité d’office dans cette institution, puisque les droits de vote sont
proportionnels au tonnage des navires enregistrés. Ces pays ne prennent même pas
la peine d’envoyer des délégués à l’OMI : ils y sous-traitent leur représentation à des
cabinets d’avocats internationaux, avant tout perméables aux raisonnements des
plus gros clients du transport maritime, les Exxon, BP, Shell, Total & Co.
Ce système n’est pas plus ignoré des gouvernements du G7 que l’existence, à
leur porte, de paradis fiscaux permettant de violer à grande échelle la légalité
financière. Nul n’ignore de même, à Washington, Londres ou Paris, comment est
sous-traitée à des dictatures criminelles l’oppression des populations “riches” en
pétrole. Tandis que les compagnies exploitantes peaufinent des codes de bonne
conduite, ou dissertent sur la création de valeur...
Cinq cents kilomètres de côtes souillées par le mazout feront peut-être prendre
conscience que ces acteurs-là se moquent du monde. Et pas seulement de ceux qui
nettoient les plages ou grattent les rochers.
Le nouveau groupe TotalFina-Elf dispose de 1 600 millions de tonnes
d’hydrocarbures de réserves, pour une production de 130 millions de tonnes par an.
Il a fait 23 milliards de francs de bénéfices en 1999. Comment n’abuserait-il pas de
sa puissance si ne s’allient les victimes, polluées, surendettées, ruinées, meurtries ou
endeuillées ?
Selon Jean-François Bayart, « il existe incontestablement une tradition de
“covered actions”, d’interventions secrètes. L’exploitation du pétrole génère un
alliage curieux de pratiques assez machiavéliques (complots, constitution de
réseaux) et de haute technicité (forages en eaux profondes)” 379». Didier Sicot, le
garde du corps de Loïk Le Floch-Prigent, en témoigne à sa manière : « La direction
d’Elf, c’était quasiment la direction d’un État. Ils étaient prêts à beaucoup de
choses pour obtenir un contrat. Tout ce que j’ai vu n’est pas racontable,
notamment en Afrique 380». Pourquoi les peuples concernés devraient-ils
s’accommoder de ce machiavélisme ? La mission parlementaire confirme : « Au
XXe siècle, aucune autre matière première, fut-elle très précieuse, n’a suscité autant
de tension, voire de guerre [...], d’interventions secrètes, de flux financiers occultes
de vraies-fausses sociétés. [...] Malgré les redevances versées, les populations ne
bénéficient d’aucune retombée en terme de développement, bien au contraire 381».
Pourquoi les populations devraient-elles accepter cette régression ?
Les multinationales « peuvent aisément s’affranchir du respect des grandes
conventions internationales tant que leur image n’en souffre pas 382». En d’autres
pays occidentaux, l’opinion publique a fait plusieurs fois reculer les compagnies
pétrolières par des campagnes de boycott. Même si en France elles restent punies de
lourdes sanctions financières, l’émoi suscité par la marée noire de l’Erika a comme
. Les propos de ce spécialiste, recueillis très tôt (Pour qui le mazout polluant ?, in Le Canard enchaîné du
05/01/2000) sont d’abord passés inaperçus. Puis un laboratoire indépendant, Analytika, les a étayés par une analyse
du pétrole rejeté par l’Erika, vivement contestée par TotalFina avec le renfort de la plupart des experts. Le directeur
environnement de l’Institut français du pétrole (IFP) « ne met pas en doute la parole du pétrolier ». Le directeur
d’Analytika, Bernard Tailliez, relève l’omniprésence de TotalFina dans les organismes de contrôle (cf. Christophe
Doré, Les experts suivent TotalFina, in Le Figaro du 01/02/2000). On songe au nuage radioactif de Tchernobyl, dont
les experts tricolores, liés au lobby nucléaire, affirmaient qu’il s’était arrêté à la frontière française.
379
. Audition, Pétrole et éthique, t. I, p. 9.
380
. Interview au Parisien du 14/05/1999.
381
. Pétrole et éthique, t. I, p. 9.
382
. Ibidem, p. 16.
378

253

25
4

levé un tabou 383. À défaut de se soucier des dégâts écologiques et humains, la
quatrième compagnie pétrolière mondiale, TotalElf-Fina, devra peut-être se soucier
de la dégradation de son image.

. Les Verts ont appelé au boycott de TotalFina, puis Jacques Julliard dans sa chronique hebdomadaire (Boycottons
Total !, in Le Nouvel Observateur du 30/12/1999).
383

254

20. La résistible ascension du tandem Bolloré-Roussin
« J’ai le sentiment qu’il y a une vraie volonté des dirigeants africains de
supprimer les obstacles [à la réalisation des affaires] . Je vais vous faire
une confidence : j’ai l’impression qu’il y a même moins d’obstacles en
Afrique qu’en France ».
Vincent Bolloré 384.
Leader mondial du papier mince pour livres et cigarettes, mais aussi des
condensateurs, le groupe de Vincent Bolloré est devenu en dix ans le second
conglomérat françafricain. Après Elf-Total, hors concours. Cela commence en 1991
par la mainmise sur l’armateur Delmas-Vieljeux. Le groupe impose son hégémonie
dans le transport maritime en Afrique, élargit son domaine aux ports, aux chemins
de fer, aux routes. Il reprend le groupe Rivaud, qui abritait simultanément la banque
du RPR et cent mille hectares de plantations coloniales. Il fait un tabac dans la
cigarette, étend ses concessions forestières, entre en force dans le négoce du cacao,
guigne celui du coton. Bref, il ne cesse d’accroître ses positions de rente ou de
monopole en Afrique francophone, ou “latine”.
La dimension Roussin
Vincent Bolloré s’est mis à l’école d’un caïd de la finance, Antoine Bernheim,
associé-gérant de la banque Lazard. Il s’est taillé une réputation de brillant
gestionnaire : on l’a surnommé le “petit prince du cash-flow”. Enrichi par une
succession d’heureuses opérations boursières, secondé par un ancien du Crédit
Lyonnais, Jacques Rossi 385, il a adopté un profil encore plus aventureux. Le rachat
du groupe de transport Saga de Pierre Aïm lui a ouvert un portefeuille de contacts
avec les dictateurs africains les moins fréquentables, tels Sassou Nguesso et Idriss
Déby, goulus de transactions illégales. Dans ce contexte profitable, mais dangereux,
il renforce ses liens avec le monde des services secrets : il recourt aux compétences
de Jean Heinrich, l'ex-patron très courtisé de la Direction du renseignement militaire
(DRM). Surtout, il s’associe étroitement avec Michel Roussin, haut retraité des
Services et de la gendarmerie.
Un homme-protée que ce Roussin. En plus de ses états de Services, il a été
successivement orchestrateur financier de la Chiraquie, ministre de la Coopération,
PDG d’une entreprise de construction (SAE International) dans l’orbite de Paribas.
En 1997, il cumulait cette fonction avec la présidence du comité Afrique du patronat
français, la délégation de la Francophonie à la mairie de Paris, et une candidature
avouée à la présidence d’Elf... Si l’on ajoute une touche présumée de GLNF, on
respire un puissant bouquet françafricain. Roussin a d’ailleurs « son propre petit
groupe de fidèles, discrets, placés à des endroits stratégiques du village francoafricain 386». Parmi eux, le très proche Jean-Yves Ollivier, vu aux Comores et au
Congo-Brazzaville. Et l’ancien colonel de la DGSE Jean-François Charrier, qui
veille particulièrement sur la situation aux Comores et à Madagascar.
Ajoutons enfin que, né au Maroc, Michel Roussin est parfaitement en phase avec
les gros intérêts du groupe Bolloré dans le royaume chérifien.
C’est dans ce conglomérat, donc, que l’ancien ministre a choisi d’investir son
exceptionnel carnet de relations. Il en supervise désormais toutes les activités
africaines (transports, tabac, transit, matières premières,... ) et la turbulente filiale
Saga, l’un des plus gros débiteurs privés de l’Agence française de développement 387.
L’homme est tellement incontournable que Jacques Chirac n’a pu faire autrement
. Interview à Jeune Afrique Économie du 20/10/1997.
. Cet originaire d’Ajaccio a débuté à la Compagnie financière Edmond de Rothschild au temps où Vincent Bolloré y
était directeur. Il est passé par le Crédit Lyonnais à la grande période 1983-94. Directeur général de la principale
compagnie maritime du groupe Bolloré, il a aussi géré la cession de l’hypersensible banque Rivaud au groupe SuezLyonnaise de Jérôme Monod.
386
. Bolloré, le dernier empereur d’Afrique, in LdC du 01/07/1999.
387
. Relevons, parmi tant d’autres concours financiers, que Saga a été « vivement soutenue par la CFD dans son OPA
sur le trafic du bois congolais » (Olivier Vallée, Pouvoirs et politiques en Afrique, Desclée de Brouwer, 1999, p. 63).
La Caisse française de développement (CFD) est devenue Agence (AFD).
384
385

255

25
6

que se réconcilier avec lui, après la “trahison” de 1994 - le ralliement de Roussin à
la candidature d’Édouard Balladur.
Il vaut la peine de s’attarder un peu sur le parcours d’un tel “Monsieur Afrique”,
si considérable qu’il situe aussitôt l’ambition du groupe qui l’emploie. Proche
collaborateur du patron de la “Piscine” Alexandre de Marenches, il a comme lui fait
les frais de l’alternance politique : Mitterrand a remplacé de Marenches par Pierre
Marion, qui a prié Roussin d’aller nager ailleurs. Ce dernier s’est retrouvé à piloter
le cabinet du maire de Paris, Jacques Chirac, et son parti, le RPR. Comme s’il
s’agissait de deux services secrets...
« De son bureau de directeur de cabinet de la mairie de Paris, il dirigeait en sousmain la formation chiraquienne. C'est lui qui, en l'absence de Chirac, installait les
nouveaux hiérarques du parti et leur passait les consignes ; lui qui recevait
plusieurs fois par semaine - parfois quotidiennement en période électorale - LouiseYvonne Casetta, la trésorière occulte du parti. Et lui qui, également, sans jamais
apparaître physiquement rue de Lille régnait sur la petite armée de permanents et
sur l'intendance du parti par le truchement de Louise-Yvonne Casetta - et surtout
d'un colonel qui l'a suivi dans son ascension, Jacques Rigault [...], homme des
missions discrètes en Afrique et en Asie pour le compte de l'Hôtel de Ville. Rigault
l'a ensuite accompagné au ministère de la Coopération 388».

Jacques Chirac avait fait attribuer ce ministère à Michel Roussin pour contrer les
réseaux de Charles Pasqua. Or Pasqua et Roussin s’accordent à préférer le Premier
ministre Édouard Balladur au président-fondateur du RPR. Cause ou conséquence,
le ministre de la Coopération s’appuie en Afrique sur un trio d’entreprises
“balladuriennes” : Elf, Bouygues et... Bolloré 389.
Sitôt élu, le président Chirac se voit contraint de reconquérir son propre parti.
Mais « la “déroussinisation” du RPR se heurte à une limite évidente : il convient
certes de punir le traître et le maladroit, mais il faut surtout éviter qu'il ne soit tenté
d'aller raconter tout ce qu'il sait 390». Dès 1994, encore maire de Paris, Jacques Chirac
avait été rappelé à l’ordre. Il venait de glisser quelques peaux de banane sous les pas
du ministre qui lui échappait. Candidat à la présidence de la République, il venait
aussi de publier un livre-programme, Réflexions 1. Devant un auditoire choisi,
Michel Roussin dégaine : « Moi, je n'aurais pas besoin d'écrire un livre, une page
suffira 391». Le très renseigné Jean-Paul Cruse écrit à ce propos : « Roussin connaît
énormément de choses. Sur l’activité des services secrets français, naturellement, en
Afrique et ailleurs, sur la mairie de Paris, sur la famille Chirac même, à laquelle il
est personnellement attaché, et sur l’organisation interne du RPR. Tous ces
domaines sont d’ailleurs liés 392».
La brouille ne pouvait pas durer. Dès la fin de 1995, Roussin est mis à l'abri du
besoin : on lui octroie la présidence de SAE International.
« À la SAE, son rôle va consister à vendre des grands travaux à l'étranger, un
métier où il faut savoir fermer les yeux sur les mauvaises fréquentations. Ainsi, les
10 et 11 juin 1996, il est reçu par la junte militaire de Rangoon avec les honneurs
dus à un ancien ministre de la République française. Mais son déplacement visait
surtout à faire du business : Roussin venait “vendre” la construction de deux hôtels
en Birmanie 393».

Fin 1999, l’Élysée nomme Michel Roussin au Conseil économique et social 394. Un
autre cadeau de réconciliation est survenu un an plus tôt, avec un poste
d’administrateur à la Comilog (Compagnie minière de l’Ogooué). Cette sous-filiale
du holding public ERAP est présidée par un ami de 30 ans de Jacques Chirac,
Claude Villain 395. Son objet affiché est déjà très riche : l’exploitation des mines
. Alain Guédé et Hervé Liffran, Stock, 1996, p. 156.
. Cf. Les réseaux africains RPR, in LdC du 01/04/1999.
390
. Péril sur la Chiraquie, op. cit., p. 158.
391
. Cité par A. Guédé et H. Liffran, La Razzia, Stock, 1995, p. 68.
392
. Un corbeau au cœur de l’État, Éd. du Rocher, 1998, p. 160.
393
. Péril sur la Chiraquie, op. cit., p. 159.
394
. Cf. Le retour en grâce de Roussin, in LdC du 28/10/1999.
395
. Cf. Michel Roussin, administrateur de la Comilog, in LdC, 24/09/1998. La holding ERAP est elle-même présidée
par un autre membre du clan, Rémy Chardon.
388
389

256

gabonaises de manganèse. Elle est aussi au cœur du “réacteur” franco-gabonais,
saturé de secrets d’État et de milliards égarés - entre un chemin de fer pharaonique,
le Transgabonais, et la filière de l’uranium à Franceville. Curieusement, c’est à la
Comilog qu’a été confiée la protection de cette filière. Quitte à y “perdre” beaucoup
d’argent : un trou inexpliqué de 400 millions de francs a été constaté en 1995, au
détriment de la Caisse française de développement 396. En tant qu’ancien ministre de
tutelle de cette Caisse, Michel Roussin connaît sans doute les bénéficiaires de cette
“aide au développement”.
Aïm, « comme un pêcheur »
On ne s’est pas beaucoup éloigné de Bolloré, puisque l’un des chevaux de
bataille du groupe depuis 1997 est la remise en service d’un chemin de fer voisin du
Transgabonais, et plus ou moins concurrent, le CFCO (Congo-Océan). Cette voie
est l’axe économique du Congo-Brazzaville, mais aussi celui de la guerre.
L’investissement de Bolloré se paie d’une position de pointe dans le soutien
françafricain à l’un des camps de la guerre civile, celui de Sassou II. Deux hommes
copilotent cet engagement multidimensionnel : Jean-Yves Ollivier, homme d’affaires
branché, très proche de Michel Roussin ; et Pierre Aïm, intégré chez Bolloré en
même temps que son entreprise Saga.
Aïm préside la société RAIL par laquelle, au-delà du chemin de fer, Bolloré vise
à dominer la logistique congolaise, le transport et le stockage de Pointe Noire à
Brazzaville. Avec la perspective de récupérer plus tard une partie des flux de
marchandises de l’ex-Zaïre. Tout cela s’opère, on l’a vu 397, en étroite collaboration
avec la famille Sassou : le neveu Willy, qui veille sur les droits du trafic maritime,
l’épouse Antoinette, célébrée dans le château d’Aïm à Rambouillet.
La stratégie du groupe Bolloré l’a conduit à conforter un régime auteur de crimes
contre l’humanité. Et puisque son investissement forcené est lié au sort des armes, il
s’« intéresserait » même, selon La Lettre du Continent 398, au projet Hadès opération mi-mercenaire, mi-barbouzarde, réitérant la guerre secrète de 1993 au
Rwanda, en faveur du régime Habyarimana 399. Aïm aurait aussi battu le rappel de
ses amis Idriss Déby et Hassan II 400.
Ce qui est sûr, c’est qu’Aïm est en affaires à haut niveau avec une bonne partie
de la coalition pro-Sassou, et qu’il n’ignore pas la voie des armes. Sa société Saga
était accréditée Défense. Elle transportait en Afrique le matériel militaire des bases
françaises 401.
Le Breton Vincent Bolloré est ravi : « Pierre Aïm est comme un pêcheur : il
ramène dans son filet quelques vieux poissons qui ne servent à rien et, tout d’un
coup, il vous sort un rouget de roche formidable. [...] Il nous est très utile. Il joue
le rôle de conseil, d’apporteur d’affaires 402»
Insatiable, Aïm se lance aussi dans les télécommunications avec Nexus, une
filiale de France Télécom. Tout comme le stratège de l’Afrique centrale Jean-Yves
Ollivier, associé avec la fille de Sassou dans la concession du réseau GSM.
Un trop gros appétit ?
Même si Michel Roussin fréquente de nouveau Jacques Chirac à l’Élysée, la
maison Bolloré penche plutôt vers les libéraux, héritiers de Giscard. Aïm est proche
de François Léotard. Gérard Longuet est le beau-frère de Vincent Bolloré. JeanPierre Binet, un autre beau-frère, animait avec les léotardiens le lobby pro-Savimbi.
Vincent en était, mais, affaires obligent, il s’est rapproché du gouvernement
angolais. Giscard aime venir chasser au Cameroun dans une grande concession
. Cf. La Françafrique, p. 135 ; Dominique Lorentz, Une guerre, Éd. des Arènes, 1997, p. 133-152 ; La note du
manganèse, in LdC du 08/06/1995 ; Les milliards perdus du banquier de l'Afrique, in Capital, 11/1997.
397
. Chapitre 2.
398
. 15/07/1999.
399
. Cf. chapitre 1.
400
. Ce sont d’ailleurs leurs intérêts communs pour les affaires royales qui ont accéléré le rapprochement de Pierre Aïm
et Vincent Bolloré. Cf. Rapprochement Bolloré/Saga par l’intermédiaire de l’ONA, in LdC du 21/07/1994.
401
. Cf. La Saga ambitionne de gérer l’OCTRA, in LdC du 16/06/1994.
402
. Interview à Jeune Afrique, cité in LdC du 14/10/1999.
396

257

25
8

forestière du groupe, qui favorise cette passion. En lien avec Michel Roussin, JeanYves Ollivier a aidé Alain Madelin à se tisser un réseau africain. Vincent Bolloré a
été proche de ce dernier, puis se serait brouillé 403.
Côté finance, il reste fidèle à Antoine Bernheim, l’un des parrains du capitalisme
français, qui le conseille dans tous ses coups : « Antoine m’a créé et soutenu depuis
le début. Sans lui le groupe n’existerait pas 404». Mais la créature investit la maison
du créateur : le groupe a pris 11,5 % du holding Rue Impériale, qui contrôle les trois
banques Lazard de Paris, Londres et New York. Vincent Bolloré a d’autres amis de
poids, plus proches de sa génération : François David, le président de la Coface, qui
instruit les garanties publiques d’investissement ; Claude Bébéar, patron de
l’assureur Axa, président du club huppé “Entreprise et Cité”. Bolloré adhère à cette
étiquette civique. Mais, pour les circuits financiers de ses plantations de caoutchouc
et de palmiers, il utilise la société de droit luxembourgeois Intercultures : la
citoyenneté a des limites 405.
La justice aussi. Rachetée par Bolloré, la banque Rivaud était à l’or vert des
plantations ce que la FIBA est à l’or noir. Elle aimait mêler les genres, économie et
politique, et jouer à saute-frontières. En juin 1997, le juge d’instruction Roger
Ribault met en examen cette « banque du RPR » en tant que personne morale : une
première du genre. L’enquête avait révélé un circuit de blanchiment de capitaux
passant par la Suisse et Panama. La banque adorait les archipels paradisiaques,
Vanuatu ou les îles Caïman. Elle était impliquée dans l’affaire des HLM de la Ville
de Paris, elle hébergeait les finances du Club 89 et les comptes de campagne du
candidat Chirac - ami intime de l’ancien patron de Rivaud, le comte Édouard de
Ribes. Le parquet de Paris a fait appel de la mise en examen et obtenu l’annulation
de l’essentiel de la procédure. Les documents les plus accablants, dont une note
manuscrite décrivant le circuit de blanchiment, ont été rendus à la banque, qui a
obtenu un non-lieu en juin 1999 406: personne ne souhaitait vraiment recommencer
l’exploration de la République bananière.
Évidemment, si l’on se donne la peine d’aller investir et commercer en Afrique,
c’est que l’on y escompte plus d’impunité et de profit qu’en France. Aux confins du
Cameroun, du Centrafrique, du Congo-Brazzaville et du Gabon subsiste l’une des
forêts équatoriales les plus précieuses, un écosystème unique par sa biodiversité.
Des communautés locales en vivent. La région doit en principe être protégée d’une
exploitation indiscriminée. Au Cameroun, où cela relève plutôt du saccage, le
groupe Bolloré a apparemment obtenu un passe-droit :
« L’attribution récente de nombreuses concessions et de ventes de coupes a été
faite en violation de la réglementation et en contradiction avec les projets financés
par les bailleurs de fonds. La concession accordée à la Forestière de Campo/HFC,
filiale du Groupe Bolloré Technologies dans la réserve de Campo, gérée par le
Fonds pour l’environnement mondial (GEF) et l’aide bilatérale néerlandaise, en est
un exemple 407».

Après l’or noir et l’or vert, l’or blanc. La CFDT (Compagnie française pour le
développement des fibres textiles, et non le syndicat hexagonal !) centralise la
collecte du coton, selon des modalités néocoloniales qui ne laissent pas grand chose
aux paysans. Elle a l’habileté de passer par l’intermédiaire de sociétés nationales : la
spoliation des producteurs est organisée par les dictateurs locaux, leurs hommes de
main et leurs gardes présidentielles, contre un confortable prélèvement. Le reste de
la marge, souvent mirifique, peut remonter en France dans des conditions moins
salissantes, en apparence, qu’avant les indépendances. Comme pour Elf, ce sont les
. Cf. Odile Benyahia-Kouider, Grand saigneur, in Libération du 01/03/1999 ; Le mariage Bolloré/Comazar et
Madelin en tournée avec... Jean-Yves Ollivier, in LdC des 09/07 et 12/02/1998.
404
. Cité par O. Benyahia-Kouider, in Libération du 01/03/1999.
405
. Cf. O. Benyahia-Kouider, Bolloré le lézard s’invite chez Lazard, in Libération du 18/06/1999 ; Des marges
impressionnantes dans le caoutchouc et Bolloré, le dernier empereur d’Afrique, in LdC des 28/05/1998 et
01/07/1999.
406
. D’après Renaud Lecadre, Comment se débarrasser du RPR, Le banquier Rivaud n’ira pas en prison et Fin de
l’affaire de la banque Rivaud, in Libération des 07 et 19/08/1997, et 08/06/1999 ; Toute une banque dans le
bureau d’un juge, in Le Canard enchaîné du 11/06/1997.
407
. Lettre des Amis de la Terre aux ministres de l’Environnement et de la Coopération à propos du Sommet de
Yaoundé sur les forêts d’Afrique équatoriale (05/03/1999), co-signée par 13 associations françaises.
403

258

hommes des réseaux RPR en Afrique qui ont contribué à développer la CFDT.
Michel Fichet en était le PDG jusqu’à l’automne 1999. C’était un très proche de
Chirac, dont il a assuré la communication télévisuelle. Entreprise publique un peu
particulière, la CFDT ne peut plus désormais échapper à la privatisation. Dans cette
perspective, Jacques Chirac a réussi à remplacer Fichet par un autre Foccartien,
Dov Zerah - plutôt que par un ancien du cabinet de Roussin, Pierre Buchaillard.
Bolloré continue pourtant de s’agiter en coulisses pour récupérer le joyau 408. Et il ne
manque pas de monnaies d’échange.
En Europe, la loi est de plus en plus contraignante à l’encontre des fabricants de
tabac. Alors, pourquoi ne pas se développer au sud de la Méditerranée ? Bolloré est
majoritaire dans la quasi totalité des affaires privées de tabac en Afrique de l’Ouest
et à Madagascar 409.
Sous l’ère Bédié, Vincent Bolloré et son beau-frère Jean-Pierre Binet ont élargi
leurs positions dans le “chargement” du cacao ivoirien 410. Ce négoce privilégié se
greffe sur un circuit de commercialisation qui fut longtemps l’une des caisses noires
de la Françafrique. En 1998 encore, un milliard de francs s’y évaporait. Le circuit
de répartition a la peau dure, mais il est toujours possible à un gros acheteur de
presser le citron. Peut-être que l’offensive de Bolloré sur ce créneau goûteux est
venue un peu tard : il n’est pas sûr que les dirigeants de l’après-Bédié veuillent ou
puissent reconduire le système.
Allié des Sassou, Déby, Biya, Bédié, etc., Vincent Bolloré n’hésite pas à manier
l’encensoir : « J’ai pour eux [les dirigeants africains] , en tout cas ceux que j’ai eu
l’honneur de rencontrer, une grande admiration et une grande affection. Le
travail qu’ils font est extraordinaire : ils sont en train de faire accomplir en trente
ans à ce continent ce que l’Europe ou un pays comme la France ont mis deux
cents ans à faire 411».
Bolloré n’en fait-il pas un peu trop ? Passant d’une exploitation relativement
discrète à une captation boulimique, greffée sur les guerres civiles, ne risque-t-il pas
de subir une réaction de rejet généralisé ? Sans bénéficier, au même titre que
TotalElf, d’un immédiat réflexe de raison d’État. À moins que son groupe ne soit
devenu le nouveau faux-nez des services secrets français en Afrique, à côté ou à la
place d’une Elf surexposée. Ce ne serait pas incohérent avec le parcours d’un
Michel Roussin, la proximité d’un Jean-Yves Ollivier, les prestations d’un Jean
Heinrich. En tout cas, pour l’ex-« petit prince du cash flow », il est flatteur mais
périlleux de s’être laissé surnommer « le dernier Empereur d’Afrique ».

. D’après Trois hommes pour un fauteuil, in LdC du 16/09/1999.
. Cf. Le monopole de Vincent Bolloré, in LdC du 31/07/1993.
410
. Cf. Bolloré/Sifca, le duel, in LdC du 28/10/1999.
411
. Interview de Vincent Bolloré in Jeune Afrique Économie du 20/10/1997.
408
409

259

26
0

21. Chirac dans les bottes de Foccart.
« Jacques Chirac exprime ce refus de banaliser nos relations avec
l’Afrique, et parmi ses conseillers il y a Jacques Foccart et aussi
Fernand Wibaux. Pour nous Français, c’est une affaire de tradition »
Jacques Godfrain, alors ministre de la Coopération 412.
Les lobbies françafricains, économiques, militaires ou barbouzards, puisent leur
agressivité dans leurs attaches au pouvoir politique : il leur apporte, directement ou
indirectement, une part de leurs finances ; surtout, il légitime plus ou moins leur
action, il appuie diplomatiquement leur incrustation. Il est temps de s’intéresser à
ces réseaux de pouvoir, capables d’amener le poids de la France au service de leur
idéologie, de leurs calculs ou de leurs intérêts.
Ancré à droite de l’échiquier politique français, le réseau Foccart s’est scindé en
plusieurs branches, d’inégale importance. La plus grosse est le réseau Pasqua, de
plus en plus nettement différenciée depuis dix ans : j’y consacrerai l’essentiel du
chapitre suivant. L’équipe Roussin a aussi une forme d’autonomie : son
rapprochement avec les libéraux la laisse à distance des archéo-gaullistes, qui
peuplent encore le tronc principal.
Un héritier négligent
Foccart n’a jamais renoncé à son propre réseau : il l’a entretenu jusqu’à sa mort,
en 1997. Il a désigné un héritier, Jacques Chirac. Après les épisodes giscardien
(1974-81) et socialistes (1981-86 et 1988-93), il a regreffé à deux reprises son
réseau sur le pouvoir d’État : à Matignon, où lui-même disposait d’un bureau de
1986 à 1988, puis à l’Élysée où, à partir de 1995, il a dépêché son adjoint Fernand
Wibaux. J’ai décrit dans La Françafrique la logique et l’histoire du système
foccartien, jusqu’à sa débâcle zaïroise 413. Je n’y reviendrai pas ici, m’attachant plutôt
au fonctionnement africain du légataire, le président Chirac. Je rappelle seulement,
pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une transmission à la sauvette, ce passage d’un
article écrit en 1996 par le journaliste Daniel Carton :
« Foccart [...] est [...], aux yeux de Chirac, le lien vivant avec De Gaulle et
Pompidou. Ancien secrétaire général du RPF 414, promoteur du trop fameux SAC,
dépositaire de tant et tant de secrets, au carrefour de tant et tant de réseaux, dans
l'intimité élyséenne durant seize ans du Général puis de son successeur, Foccart
donne à Chirac le sentiment de tutoyer le gaullisme. [...] Certains jours, le président
appelle une bonne dizaine de fois ! Car Foccart n'est pas consulté que sur l'Afrique.
[...] Il a aussi son mot à dire sur toutes les nominations 415».

Chirac, donc, chausse les bottes de Foccart - malgré son Premier ministre Alain
Juppé, qui le lui déconseillait. Séquelle de ce différend, deux “cellules africaines”
coexistent : l’officielle, au n° 2 de la rue de l’Élysée, est dirigée par l’ancien
ambassadeur en Côte d’Ivoire Michel Dupuch, tandis que Fernand Wibaux et son
équipe foccartienne sont hébergés au n° 14 - dans le même immeuble que l’étatmajor présidentiel. Une sorte de bigamie affichée ! Par ailleurs, la cohabitation au
n° 14 démontre la force décuplée du réseau foccarto-chiraquien : son chef est
désormais celui des Armées, et de la DGSE. On a vu ce que cela peut donner dans
les deux Congos : des guerres secrètes, l’embauche de mercenaires, et la complicité
au Congo-B de crimes contre l’humanité.
Il semble cependant que Jacques Chirac peine autant à imiter Foccart que De
Gaulle. Il gère aussi mal le réseau foccartien que le parti gaulliste. Légué en 1997, le
réseau comptait encore, pour l’essentiel, sur les vieux complices africains, les
Mobutu, Hassan II, Bongo, Eyadéma, Sassou Nguesso, Hassan Gouled, etc., et sur
. Entretien au Monde du 20/07/1995.
. Tout l’ouvrage tourne en fait autour du foccartisme. Sur le système Foccart, cf. p. 285-297. Sur les débuts de sa
restauration élyséenne, cf. Agir ici et Survie, Jacques Chirac et la Françafrique, L’Harmattan, 1996.
414
. Le Rassemblement du peuple français de De Gaulle, et non l’avatar installé en 1999 par Charles Pasqua et
Philippe de Villiers.
415
. Foccart, l'homme des courts-circuits, in Le Nouvel Observateur du 09/05/96.
412
413

260

les vieux grognards du Club 89. L’héritier était mis au défi de renouveler les
générations. Côté Afrique, Hassan II et Mobutu sont morts, Hassan Gouled est à la
retraite, les trois autres sont très contestés. Les greffes n’ont pas pris : en Côte
d’Ivoire, le successeur d’Houphouët installé par Michel Dupuch, Henri Konan
Bédié, a échoué sur toute la ligne ; au Niger, le poulain de Foccart, le général Baré
Maïnassara, a été victime d’un putsch après une overdose de scrutins truqués 416 ; à
Djibouti, Ismaël Omar Guelleh expose un peu trop sa brutalité. Quant à la
génération intermédiaire, les Paul Biya, Idriss Déby, Ange Patassé, Lansana Conté,
Teodoro Obiang Nguema, ..., elle est d’une fiabilité très relative.
Le maillage africain tissé puis entretenu par Foccart avait nécessité une forme de
talent, et beaucoup d’obstination. Les jeunes Foccartiens, peu nombreux, ne sont pas
forcément adroits, ni persévérants. Prenons l’exemple du « chiraquissime 417» JeanFrançois Probst. Passé un temps par le n° 14 de la rue de l’Élysée, il s’est mis en
tandem avec le communicateur François Blanchard - celui qui se flatte de « vendre »
les chefs d’État africains aux médias comme des objets de consommation. Au
Congo-Brazzaville, en 1997, le duo s’est montré à l’avant-garde du soutien à
Sassou II. Puis il s’est affiché au côté de l’ancien ministre des Finances de Lissouba,
Nguila Moungounga, l’un des bailleurs de fonds de la rébellion. En termes de
gestion de l’État congolais, les deux “produits” ne valent guère mieux l’un que
l’autre. Le duo Probst-Blanchard jouait en contrepoint de Chirac, toujours accroché
à Sassou : c’est une musique classique. Mais la prestation a tourné court. Puis les
deux hommes ont concouru en Centrafrique à la réélection d’Ange-Félix Patassé, un
placement aléatoire, et peaufiné l’image du président ivoirien Bédié - un cas
désespéré.
Le duo mise un temps sur Michèle Alliot-Marie, candidate à la présidence du
RPR. Le placement semble judicieux : la candidate est élue, elle dispose d’un réseau
africain personnel, hérité pour partie de son père Bernard Marie, tandis que son
compagnon, le député Patrick Ollier, a organisé l’implantation d’Elf au Nigeria 418.
Mais Probst délaisse fin 1999 la présidente du RPR au profit d’un plus riche client,
le maire de Paris Jean Tiberi 419: un exemple en Francophonie, cerné par des histoires
de marchés douteux, d’emplois fictifs et de faux électeurs 420. Pas forcément un choix
d’avenir.
Un autre émissaire chiraquien, très éclectique, a vu sa carrière écourtée depuis
que la justice, en 1998, s’est intéressée d’un peu trop près à ses agissements :
« Un proche de Jacques Chirac vient de faire son entrée dans l’interminable
dossier Elf, [...] Patrick Maugein, Corrézien d’origine. [...] [Selon un témoin, il]
mettait parfois son coucou [un Falcon 20] à la disposition de Roland Dumas et
Christine Deviers-Joncour. [...] Il aurait joué les intermédiaires entre la tour Elf, à
la Défense, et la mairie de Paris [au temps de Jacques Chirac] ...
Son chiraquisme s’exprime un peu plus au grand jour dans l’affaire du BRGM
(Bureau de recherche géologique et minière). En 1994, cet établissement avait
vendu une prometteuse mine d’or au Pérou à un industriel australien, dans des
conditions très étranges : simulacre d’appel d’offres, prix sacrifié. L’État français
risque d’y laisser quelques milliards de francs. [...] Maugein a longtemps fait croire
qu’il représentait les intérêts de l’État français. [...] En fait, Maugein travaillait en
coulisse pour le repreneur australien (Normandy). [...] Le juge Jean-Paul Valat [...]
dispose de relevés téléphoniques prouvant que Maugein a eu [en 1995] des contacts
quasi quotidiens avec l’Élysée 421».

La Françafrique, c’est le Pérou, on le savait. J’ignorais la réciproque. Mais
depuis l’affaire Elf, on tient difficilement les juges. S’ils vont jusqu’à relever les
appels à l’Élysée...
La Francophonie est une autre source d’influence et de prébendes. Depuis la fin
des années quatre-vingt, Jacques Chirac occupait ce créneau via le Foccartien
. Voir chapitre 25.
. Patrice Lestrohan, Michèle Alliot-Marie. L’état de glace, in Le Canard enchaîné du 01/12/1999.
. Cf. Pour qui roule Michèle Alliot-Marie ?, in NIRV du 01/01/2000.
419
. Cf. MAM ou Tiberi, il faut choisir, in Le Canard enchaîné du 05/01/2000.
420
. Dont il est présumé innocent.
421
. R. Lecadre, Un invité corrézien de dernière minute, in Libération du 25/12/1998.
416
417
418

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26
2

Michel Guillou, patron de fait de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF).
Patatras ! Un rapport établi par un magistrat de la Cour des comptes, à la demande
des pays financeurs de l’AUF, contient une série de gros mots : « détournement de
fonds », à propos de certains frais ou indemnités, « favoritisme » et « prise illégale
d’intérêt » à propos de l’informatique. Guillou justifie le « train de vie » qui lui est
reproché par son « train de travail ». Un train apparemment assez vain : au même
moment un autre rapport, signé de dix experts, porte une évaluation négative sur
l’activité de l’AUF, jugée « peu performante 422».
Tout cela ne fait pas très sérieux. Pas plus que le courrier grotesque adressé à
« Papa Bongo » par Robert Bourgi, proche auxiliaire de Foccart. Ou la mallette
d’argent liquide destinée au Club 89, saisie à Roissy et restituée sur ordre de
l’Élysée 423. On rirait volontiers de ces anecdotes, dignes des Pieds nickelés, si elles ne
transpiraient la dictature et le pillage, si elles n’étaient cautionnées par le chef d’un
État membre permanent du Conseil de sécurité, chef d’une armée dotée de l’arme
nucléaire, accoutumée à l’arme ethnique. En des terrains aussi dangereux que l’exZaïre, l’équipe du 14 rue de l’Élysée est bien capable d’improviser une
pantalonnade, tel le racolage mercenaire au chevet du régime Mobutu.
Les gens “sérieux”, on les retrouve dans la mouvance de Michel Roussin, déjà
évoquée, ou chez les souverainistes ralliés à Charles Pasqua. Il n’est donc pas
étonnant que Jacques Chirac soit régulièrement conduit à se rapprocher de ces deux
hommes, qui l’avaient lâché. Ils mènent leurs propres stratégies, avec de forts
moyens de dissuasion. Au Congo-Brazzaville et en Afrique centrale, c’est un proche
de Roussin, Jean-Yves Ollivier, qui s’est imposé comme un relais indispensable. En
Angola, au Burkina, en Centrafrique, au Cameroun, entre autres, les Pasquaïens
sont incontournables.
Les jeunes ne se bousculent pas
La relève manque cruellement dans le sérail foccartien. Peu surnagent chez les
moins de soixante ans. L’ancien ministre de la Coopération Jacques Godfrain reste
un utile émissaire auprès des chefs d’État africains. Le fief de la CFDT (Compagnie
française de développement des fibres textiles) a été transmis à un quadragénaire
atypique, Dov Zerah. Après avoir fait ses classes au bureau Afrique du Trésor, il a
été directeur adjoint de l’Agence française de développement. En 1995, Alain Juppé
veille à l’éloigner de l’Afrique : Dov Zerah se retrouve directeur de cabinet de la
ministre de l’Environnement Corinne Lepage, puis de la commissaire européenne...
Édith Cresson. Fin 1999, il rejoint la Françafrique à un endroit stratégique, le
contrôle de la filière coton. La CFDT, multinationale de l’or blanc, est encore « l’un
des “opérateurs politiques” de la présence française en Afrique 424».
Chargé par Chirac de présider le Club 89, Jacques Toubon n’est plus de la
première jeunesse. Trop obsédé par la conquête de la mairie de Paris, piégé comme
saint Sébastien dans un panier de crabes, il a aussi raté la succession de Foccart.
Alors, la vieille garde s’accroche. Le colonel Maurice Robert, ancien responsable du
Sdece-Afrique et du service secret d’Elf, président du Comité d’orientation du
Club 89, théorise dans Le Figaro 425 le maintien du “domaine réservé” :
« Il est indispensable, compte tenu de la vocation africaine de la France,
incontestable et incontestée, que le président de la République dispose d'une cellule
africaine étoffée [...].
La légitimité de cette cellule réside dans les liens étroits et historiques existant
entre la France et les pays africains et dans leur caractère stratégique face à
l'ingérence américaine et à l'actuelle cohabitation, qui nuit à la cohérence de la
politique africaine de la France ».

La “cellule africaine” est donc un moyen de court-circuiter le Premier ministre
Lionel Jospin. Au nom de quel dessein ? L’argumentaire de Robert est trop
. Une agence universitaire saisie par la francophonie des grandeurs, in Le Canard enchaîné du 18/08/1999.
. Voir chapitre 10.
424
. Trois hommes pour un fauteuil, in LdC du 16/09/1999.
425
. Du 27/11/1998.
422
423

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visiblement dépassé. Le colonel, et l’ex-ministre de la Coopération Michel Aurillac,
sentent la nécessité de structurer un courant de pensée, au delà d’un Club 89 qui bat
de l’aile. Ils fondent le 17 juin 1999 l’Observatoire de l’Afrique. Cet aréopage réunit
les fidèles de Jacques Foccart, tel Jacques Godfrain, et le gratin des grands anciens de
la DGSE, tels les généraux Jeannou Lacaze et Patrice de Loustal. L’objectif affiché
est de préserver la « vocation africaine, incontestée et incontestable » de la France. Il
n’est pas sûr que cette constellation d’initiés et de barbouzes soit la mieux placée
pour résister à la contestation.
Le taureau pris par les cornes... d’abondance ?
La sclérose idéologique n’est pas la vulnérabilité principale du réseau chiraquien.
Celle-ci réside dans l'exceptionnel niveau d’affairisme, de corruption, de racket des
marchés publics suscité par l’appétit de pouvoir et les ambitions présidentielles de
celui qui fut pendant dix-huit ans maire de Paris. Il fallait pour cela une énorme
pompe à finances, fortement connectée sur l’Afrique. Le “corbeau” le sait bien, qui
distille aux juges d’inquiétantes “notes blanches” des Renseignements généraux :
pour peser sur les choix présidentiels, en Afrique notamment, il fournit les numéros
de comptes bancaires de la Chiraquie où se mêlent l’argent noir français et
l’africain.
Commençons par quelques brefs aperçus. Côté français, les principaux marchés
publics concernés étaient ceux de la ville de Paris, de la région Île-de-France et des
divers offices d’HLM. Les journalistes Alain Guédé et Hervé Liffran ont mené sur le
sujet une enquête explosive, au titre explicite, La Razzia, prolongée par Péril sur la
Chiraquie 426. Les déclarations à la justice du chef d'entreprise Jean-Claude Pittau, à
propos de trois marchés, indiquent un pot-de-vin de 2 %. « Exactement le
pourcentage dont font état de nombreux entrepreneurs quand ils se plaignent, dans
des conversations privées, de devoir verser leur obole au RPR pour obtenir des
contrats avec la Ville de Paris. À l'Office d'HLM, c'était également le montant
généralement versé par les entreprises à [l’intermédiaire] Jean-Claude Méry. C'est le
même pourcentage qu'ont dû verser des entreprises pour obtenir les marchés des
lycées d'Île-de-France. Mais certains patrons affirment avoir dû payer 5 %, voire
10 % sur certaines opérations ». Pour les occupants des immeubles HLM, cela s'est
traduit par une augmentation moyenne de 140 % de la facturation des travaux
d'entretien en 1988, et par des malfaçons. « Apparemment, il était difficile de
rénover à la fois les finances du RPR et les appartements des locataires 427». Sur
Paris et sa région, les marchés “taxables” représentent au total plusieurs dizaines de
milliards par an...
J’ai évoqué plus haut le colonel Yannick Soizeau, vrai-faux mercenaire établi en
Côte d’Ivoire. « Soizeau, l'ami du Président Houphouët-Boigny, qui blanchissait
l'argent sale de la politique dans une bananeraie, a fait des émules : nombre des
personnalités de la Chiraquie se sont dotés de véritables réseaux africains de
transferts de fonds 428». Ce qui n’est pas resté ignoré de tout le monde. La Chiraquie
est parvenue au sommet de l’État, et nombre de ses « personnalités » sont
vulnérables au chantage.
L’Arab Bank à Zurich, appartenant à un grand ami de Chirac, le milliardaire et
ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, a été l’un des principaux centres
d’hébergement des finances néogaullistes. Elle était en lien privilégié avec André
Kamel, patron de Lyonnaise-Dumez au Nigeria, personnage-clef des grands contrats
franco-africains. Tout cela permet de mieux situer l’intérêt des “notes blanches” de
la commissaire des RG Brigitte Henri, adressées par le “corbeau” à la justice. Celle
du 26 janvier 1995 fournit les numéros d’une vingtaine de comptes ou codes
bancaires de l’Arab Bank, se terminant par Cleo. Certains de ces comptes, selon la
note 429, « auraient été utilisés dans le cadre de transactions liées à des trafics
. Stock, 1995 et 1996.
. Péril sur la Chiraquie, p. 240-241 ; La Razzia, p. 139.
. Péril sur la Chiraquie, p. 276.
429
. Citée par J.P. Cruse, Un corbeau au cœur de l’État, Éd. du Rocher, 1997, p. 53-54. Pourquoi, aussi, avoir choisi
cet éditeur monégasque ?
426
427
428

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4

d’armes, mais surtout à des blanchiments d’argent. Une douzaine de millions de
dollars auraient ainsi transité sur les comptes. Il n’est pas exclu que certains
intermédiaires français susceptibles d’avoir fait transiter une partie des commissions
occultes [sur les marchés publics parisiens] aient eu connaissance de ces opérations de
blanchiment, mais n’aient pas pour autant interrompu leurs transactions. L’un
d’entre eux évoquait récemment avec inquiétude l’amalgame qui pourrait être fait ».
Interrogée par la justice, Brigitte Henri a admis qu’elle connaissait l’Arab Bank,
et qu’« elle a étudié ses relations avec l’homme d’affaires André Kamel 430». Une note
du 8 novembre 1994 431 parle « de transferts de fonds à la Banque Rivaud, d’une
rencontre de la “Cassette” [Louise-Yvonne Casetta, au cœur des finances du RPR] avec JeanChristophe Mitterrand, fils de l’autre, - qui démentira -, de commissions sur des
marchés africains, sur des ventes d’Airbus... ».
Durant l’été 1998, le juge Éric Halphen reçoit les résultats de sa commission
rogatoire internationale en Suisse. Ils confirment entièrement les “notes blanches” de
Brigitte Henri. « Les RG avaient au moins deux ans d’avance 432».
Le “corbeau” récidive le 30 octobre de la même année 433. Il poste à la NouvelleOrléans une missive à l’adresse du juge Halphen. « Toute une filière est mise à nu,
de Beyrouth à Paris, avec l’Afrique de l’Ouest en relais et le RPR pour épicentre ».
Le fil conducteur s’appelle André Kamel, grossium du bâtiment et des travaux
publics en Afrique. Il « faisait la navette entre Paris, Beyrouth et Lagos, capitale du
Nigeria ». Le corbeau invite le juge à se pencher sur les liens de cet homme avec
plusieurs personnes gravitant autour de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri,
dont « l’avocat Basile Yared, relais de Hariri à Paris, qui a la réputation de traiter
directement avec l’Élysée ».
Le corbeau insiste : une partie des commissions perçues dans l’affaire des HLM
de Paris sont passées par l’Arab Bank, dont deux des dirigeants, Georges Tannous
et Nasri Malahme, seraient liés à André Kamel. L’informateur anonyme décrit la
carrière de l’un des principaux associés de Kamel, Abdallah el Hachem, « puis
glisse le nom d’un associé de Kamel, Pierre Dubecq. Cerise sur le gâteau, il évoque
une société offshore, Takayam ». « Les comptes spéciaux de l’Arab Bank de Paris
sont effacés avec rétroactivité lorsque cela est nécessaire ». Arlette Dubecq a été
durant vingt ans l’un des trois responsables français de l’Arab Bank. Elle aurait été,
selon le corbeau, chargée des « comptes spéciaux ». Avant de quitter l’établissement
en 1996.
Cela ne semble pas perturber Jacques Chirac. Alors, le chantage recommence :
« Le 15 octobre [...], dans le magazine syrien Al Shahr, [...], on affirme que
Chirac a déjà “commencé sérieusement à réfléchir aux modalités de financement
de sa propre campagne en 2002”. Et ce serait Rafic Hariri, l’ancien premier
ministre libanais [...], qui tiendrait le rôle principal dans la collecte des fonds,
comme ce fut déjà le cas en 1988 et 1995. “Des juges d’instruction français,
poursuit d’ailleurs le magazine, seraient sur le point de recevoir un dossier
complet en provenance de sources politiques françaises et arabes, dont le contenu
porterait exclusivement sur les relations financières du tandem Hariri-Chirac ”.
Voilà des insinuations bien inamicales 434».

L’incontournable ami Hariri est, depuis vingt ans, sur tous les gros coups des
réseaux franco-arabes, souvent les mêmes que les réseaux françafricains. C’est
l’occasion de rappeler que Foccart s’est souvent appuyé sur les Libanais d’Afrique,
dont sont très proches certains Syriens, et que le réseau Pasqua dispute ces relais
aux Chiraquiens. Le “corbeau” étant d’idéologie souverainiste, l’Élysée ne doit pas
avoir trop de difficulté à situer la source « inamicale ». Il faut encore noter que ce
genre de coups bas est l’ordinaire françafricain, depuis que le système pyramidal de
Foccart s’est transformé en une juxtaposition de lobbies et réseaux concurrents.
. Ibidem, p. 50.
. Citée par J.P. Cruse, op. cit., p. 44.
. Ibidem, p. 236.
433
. Les deux paragraphes qui suivent s’inspirent d’Éric Merlen et Frédéric Ploquin (L’ami libanais qui gêne Chirac,
in L’Événement du 10/12/1998), et les citent.
434
. N. Beau, La diplomatie planétaire de Chirac rattrapée par les affaires, in Le Canard enchaîné du 17/11/1999.
430
431
432

264

Depuis lors, le Président se comporte plus, en Afrique, comme une tête de réseau
que comme le représentant de la République française. Ce qui ne réduit pas, bien au
contraire, le concert des nuisances au détriment des Africains.
Richesses amies
L’arrivée d’André Kamel dans le puzzle invite aussi à signaler que l’empire
Suez-Lyonnaise-Dumez (190 milliards de chiffre d’affaires en 1998) est codirigé par
un pilier de la Chiraquie, Jérôme Monod - qui en préside le conseil de surveillance.
Ancien secrétaire général du RPR, il a été le patron de Lyonnaise des Eaux-Dumez
jusqu’à la fusion avec Suez (1997). Comme Bouygues et la Générale des Eaux,
muée en Vivendi, la Lyonnaise s’active simultanément dans la distribution d’eau et
le bâtiment - les plus gros marchés publics. Les trois disputaient à Thomson et
Dassault le podium de l’“arrosage” politique sur l’Hexagone. Avec André Kamel,
on touche au versant africain et arabe de la discipline. On peut aussi se souvenir
qu’Étienne Leandri, le roi du bakchich, avait à Londres un contrat de représentation
permanente d’Elf, Thomson et... Dumez - dont le patron était un ami très proche,
Jacques Gautherie 435.
En fort peu de temps, François Pinault est “devenu” la deuxième fortune de
France. Son intimité avec Jacques Chirac et un poste d’administrateur du Crédit
Lyonnais sont totalement étrangers à cette bonne fortune. Elle est uniquement due à
un labeur incessant, doublé d’une chance exceptionnelle : Pinault continue de
toucher du bois (il débuta dans le négoce de ce matériau). Tout ce qu’il touche,
d’ailleurs, se transforme en or. Deux comptoirs néocoloniaux, la CFAO et la Scoa,
avaient prospéré dans la distribution sur les marchés protégés du “pré carré”.
Pinault a acquis la Compagnie française de l’Afrique occidentale. En 1990, le Crédit
Lyonnais achète à son administrateur Pinault le siège parisien de cette vieille société.
Prix : 1,3 milliards. Fin 1998, après une revente ratée au groupe immobilier Vaturi,
le bâtiment restait sur les bras de la banque. Elle espérait récupérer au mieux 350
millions, alors que l’opération aura coûté au total, frais de portage inclus, près de 2
milliards 436.
Ce double milliard, c’est aussi le chiffre d’affaires africain de la Scoa. Elle a été
achetée au franc symbolique par la CFAO. Ce franc démultiplicateur fonctionne
comme un symbole d’une fortune faite d’opportunités miraculeuses, dont le versant
africain reste largement à explorer 437. Ce sera d’autant plus difficile que, selon The
Economist 438, ce « businessman créatif » a un goût prononcé pour la
« dissimulation ». Il disposerait dans le paradis fiscal de Curaçao d’un trésor de
guerre d’un milliard de francs. De quoi infléchir quelques destinées.
Signalons seulement que le groupe Pinault, avec 15 % du capital, est devenu
l’actionnaire de référence d’un mammouth françafricain, Bouygues. J’ai préféré
traiter de Bolloré que de Bouygues, dont les méthodes sont plus connues et qui,
comme Vivendi, s’oriente désormais davantage vers ce qu’on appelle la “nouvelle
économie” - l’information et la communication. Mais il faudra observer le poids pris
par ce conglomérat dans les privatisations du pré carré. Et se souvenir, lors des
voyages de Jacques Chirac en Afrique, que lorsque la Président « place » des projets
Bouygues, il réjouit l’ami Pinault.
Les libéraux aussi
Tandis que les Pasquaïens quittaient le RPR, les anciens Giscardiens s’en sont
rapprochés. Ils ont mué leur Parti républicain en Démocratie libérale, qui a fait liste
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 61. En 1999, Jacques Gautherie était encore vice-président de la Compagnie française
d’entreprises, filiale de Suez-Lyonnaise.
436
. Cf. Pierre-Angel Gay et Caroline Monnot, François Pinault milliardaire, Balland, 1999, p. 120. Ledit milliardaire
avait accepté toutefois de conserver une part du risque lors de la vente à crédit au groupe Vaturi (aperçu au CongoBrazzaville). Cela lui a coûté un chèque de 125 millions lorsque le Crédit Lyonnais a constaté la défaillance du
promoteur. La restitution de Pinault représente moins de 10 % de ce qu’il a encaissé au départ, et 8 % de la perte du
Crédit Lyonnais.
437
. Le livre de Gay et Monnot, qui eut du mal à trouver un éditeur, fait à peine allusion au négoce de bois exotique, et
ne traite pas des mutations de la CFAO - enrobée, il faut le préciser, dans une structure juridique fort peu transparente.
438
. Du 19/02/2000. Cité par Le Canard enchaîné du 23/02/2000.
435

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26
6

commune avec le RPR aux élections européennes de 1999 - sans grand succès. Ces
libéraux aussi ont quelques bouts de réseaux africains, suggérés dans le chapitre
précédent. Bolloré est de la famille. Le président de Démocratie libérale, Alain
Madelin, s’est rapproché de Michel Roussin. Lors de sa tournée en terre africaine en
février 1998, pilotée par Jean-Yves Ollivier, il était accompagné du député Hervé
Novelli et d’un “Monsieur Afrique”, Philippe Bohn.
Les étapes de la visite sont tout à fait significatives : Abidjan, Libreville (où la
délégation a pu rencontrer successivement Omar Bongo et son beau-père Sassou
Nguesso), Kinshasa, Luanda, Pretoria et Maputo, capitale du Mozambique 439. Les
deux dernières villes sont les pôles du business austro-africain d’Ollivier. Les deux
premières sont les plates-formes de la Françafrique traditionnelle. Les deux
suivantes représentent sa nouvelle frontière. Pour Philippe Bohn, l’étape de Luanda
a dû ressembler à Canossa : c’était l’un des animateurs du lobby pro-Savimbi.
François Léotard et Gérard Longuet avaient des amorces de réseaux africains,
mais leurs déboires politico-judiciaires ne les ont pas aidés à les développer. Si le
second devait resurgir de sa Lorraine, il ne manquerait pas d’atouts, avec ses beauxfrères Vincent Bolloré et Pierre Rochon, ses amis Alain Cellier et Étienne Lorenceau
de Prienne - deux familiers des paradis fiscaux 440.
Lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères (1995-97), Hervé de Charette a
essayé de reprendre des restes du réseau Giscard. Pas grand chose à vrai dire, si l’on
excepte les affaires directement gérées par la famille. De Charette a quand même
récupéré un chargé de mission, l’ancien journaliste Hubert Lassier, curieusement
investi dans une diplomatie parallèle sur le conflit touareg. On retrouvait aussi
Lassier au Zaïre, au Cameroun, en Centrafrique.
Le 15 décembre 1995, il affrète un petit avion pour emmener le leader touareg
Mano Dayak à un rendez-vous chez le chef de l'État nigérien. L'aéronef explose de
manière bien suspecte, sitôt son décollage. Certes, le rôle joué par Hubert Lassier et
Mano Dayak irritait beaucoup de monde à Niamey et à Paris. Mais de là à
poursuivre la série des vrais-faux accidents...
Lassier avait aussi rapproché de Charette du maréchal Mobutu. Au Cameroun,
son contact était le richissime Henri Damase Ogba, relais majeur des “affaires” en
Afrique centrale, « passage obligé pour les contrats liés au pipeline pétrolier
Tchad/Cameroun 441». Bolloré et Bouygues, qui avaient décroché deux des plus gros
contrats sur ce coup-là, n’ignoraient sûrement pas ce genre de détail.
On peut se poser beaucoup de questions sur les sources d’information de JeanPaul Cruse, et le canal par lequel il a récupéré les lettres du “corbeau” aux juges
d’instruction, mais il faut reconnaître que la précision du résultat ressemble souvent
à celle d’un missile téléguidé. Je laisse au lecteur le soin d’apprécier la
vraisemblance d’un bref passage, à propos des frères Saincené étrangement suicidés
dans leur garage : « ils “travaillaient” sur des circuits de financement politique
occulte proches du Parti républicain (PR), dont les filières croisent, en Suisse, celle
de l’enquête sur les fausses factures de l’Hôtel de Ville de Paris 442».
Les juges sont évidemment bien mieux placés que moi pour savoir si c’est vrai ou
faux. Je relève simplement que dans nombre d’affaires de corruption politique, on
observe la constitution de réceptacles transpartisans, à l’image des consortiums
d’exploitation d’un champ pétrolier. Un tel réceptacle, gauche incluse, répartissait
les “prélèvements” sur les marchés de la région Île-de-France. Il n’y a pas vraiment
de raison qu’il en aille différemment pour certains mixages financiers franco-araboafricains, entre partis de la minorité présidentielle.

. Cf. Madelin en tournée avec... Jean-Yves Ollivier, in LdC du 12/02/1998.
. Cf. Alain Carion, De Mitterrand à Chirac : Les affaires, Plein Sud, 1996, p. 86.
441
. Hubert Lassier, in LdC du 20/07/1995.
442
. J. P. Cruse, op. cit., p. 55.
439
440

266

22. La Nation et les initiés.
« Si des gens qui travaillaient avec moi étaient payés par Elf en même
temps, je ne pouvais que l’ignorer ».
Charles Pasqua 443.
La caractéristique des réseaux françafricains est de miser sur des formes
d’appartenance exclusive, réservée à une “famille” d’initiés. Ces formes-là trouvent
aisément des correspondances dans les cultures africaines, elles y confortent ce que
ces cultures n’ont pas toujours de meilleur. En France, elles trouvent des terreaux
plus ou moins fertiles. Charles Pasqua a su capitaliser certaines mauvaises
habitudes corses. La franc-maçonnerie la plus droitière a poussé la fraternité entre
initiés bien au-delà des affinités philosophiques. Et les sectes se régalent, notamment
du côté des Rose-Croix et autres Templiers solaires.
Une certaine République
Les solidarités claniques sont peu favorables à la démocratie et à l’État de droit systèmes ouverts, où les exclus du cercle initial peuvent revendiquer leur égale
dignité par le jeu des contre-pouvoirs. À commencer par la justice, obstacle majeur
au pouvoir arbitraire. L’idéologie politique prônée par les réseaux privilégie la
Nation, la Souveraineté et l’Intérêt national, l’allégeance au superchef de clan. On
veut bien parler de la République, à condition qu’elle surplombe les droits des
personnes, qu’elle atomise la société civile. Une République bonapartiste, que
désignent ces propos de Charles Pasqua :
« Il y a des déçus de la République, [...] il y a des déçus de la France [...]. Tout
cela, c’est le peuple, j’espère qu’il me suivra. [...] C’est le peuple qui incarne la
souveraineté, ce ne sont pas les parlementaires 444».
« Les Français ne veulent pas abandonner la réalité de la République [...] au profit
d’une nouvelle noblesse de fonctionnaires et de juges. Cette noblesse-là, on
l’appelait en 1789 la noblesse de robe, et c’est précisément contre elle que l’on a
fait la Révolution 445».

Dans Un corbeau au cœur de l’État, Jean-Paul Cruse porte aux nues Charles
Pasqua, le « petit-fils de berger corse ». Il résume ainsi la philosophie politique de
l’ancien ministre de l’Intérieur, au terme d’un long panégyrique de 17 pages :
« La République, la vraie [...], contre les coups de poignard dans le dos des
traîtres et des “vendus” de toute espèce, [...] doit compter sur des partisans soudés,
résolus et organisés, capables d’actions légales au grand jour, et d’opérations
secrètes bien ordonnées et calculées, aussi cruelles soient-elles, prêts à tout pour
sauver l’essentiel - et loin, donc, de tout respect fétichiste pour les normes
convenues de la démocratie molle... Cette conception combattante et militante de la
politique [...] est partagée, d’ailleurs, par d’autres forces - l’extrême droite
nationaliste, et les communistes 446».

Le propos n’est certes pas de Charles Pasqua lui-même, mais il reflète bien la
conviction de ses partisans les plus résolus. « Pour sauver l’essentiel », ces partisans
flirteront volontiers avec « l’extrême droite nationaliste » et une certaine extrêmegauche non repentie du bolchevisme et des goulags - ce qui n’est pas le cas de la
majorité des communistes. Tout baigne dans la même phobie des Américains et de
« la démocratie molle ». Jean-Charles Marchiani, l’homme des missions secrètes,
peut annoncer le 4 janvier 2000 dans Nice-Matin qu’il conduira aux élections
municipales de Toulon une liste ouverte au Front national, et rester cependant au
bureau du Rassemblement pour la France (RPF), le parti de Charles Pasqua. Avec
ce dernier il reste, dit-il, « en parfaite harmonie », malgré les luttes intestines qui
agitent le nouveau parti.
. Déclaration au Monde du 22/12/1999.
. Interview au Journal du Dimanche du 03/01/1999.
445
. Interview à La Une, 08/1998.
446
. P. 126-127.
443
444

267

268

Si j’ai insisté sur cette idéologie “révolutionnaire”, c’est qu’elle n’est pas sans de
profonds échos en une époque d’incertitudes identitaires, de précarité économique,
de brassage des cultures, de fin du mythe de la France blanche. C’est un discours
transversal, attrape-tout. Si le réseau Pasqua est plus ancré et plus inquiétant que le
réseau Foccart repris par Chirac, c’est bien parce qu’il véhicule un discours
totalisant. Ainsi, l’argent n’est pas le seul mode de recrutement et d’attachement de
ses membres ou correspondants. Ce qui n’est plus souvent le cas dans l’écurie
élyséenne.
Certes, c’est Foccart qui a réuni dès la fin de la guerre 1939-1945 « des partisans
soudés, résolus et organisés, capables d’actions légales au grand jour, et
d’opérations secrètes bien ordonnées et calculées », au service de l’idéologie
gaullienne de la Résistance. Pasqua a été tôt de ces partisans-là. Né en 1927 à
Grasse, il participa durant deux ans au réseau de résistance “Tartane-Piraterie”.
Puis l’intuition gaullienne s’est muée en gaullisme, le Rassemblement du peuple
français (le RPF original) en un parti ordinaire, variante de la droite française. Le
noyau dur de son service d’ordre reste aux frontières de la légalité, ou à sa marge,
tout comme bien sûr la branche gaulliste des Services. Entré à vingt ans au RPF,
Charles Pasqua y prend aussitôt des responsabilités locales et se signale par son
activisme. Fils de policier, il crée un bureau de police privée et joue les détectives.
En 1952, il trouve pour la poursuite de ses activités militantes une maison très
accueillante : Paul Ricard, le célèbre fabricant de pastis, lui ménage une brillante
carrière commerciale. Il y révèle tellement de dons qu’il accédera à l’état-major de la
firme 447. Cela ne l’empêche pas d’être l’un de ceux qui fonderont en 1959, sous la
houlette de Foccart, le Service d’action civique (SAC). Avec son ami Étienne
Leandri.
Après la mort du général De Gaulle, Foccart suit la pente légitimiste - Pompidou,
Chirac - tandis que Pasqua récupère les fibres “révolutionnaires” du gaullisme. Il les
transforme patiemment en un maillage étrange. Avec une fraction du SAC, une
frange des services secrets et ses nombreux amis corses, il réussit à enlacer une part
importante de la République souterraine, implantée pour l’essentiel hors de
l’Hexagone : Elf en est le plus gros quartier, relié à d’autres comme les ventes
d’armes et les prestations de “sécurité”, les jeux et casinos, quelques matières
premières spéculatives, certains très gros contrats. Ce monde de l’ombre se confond
en partie avec la Françafrique : il s’étend au-delà, surtout vers les pays arabes ;
inversement, les aspects les plus institutionnels du système Foccart lui échappent au
moins partiellement : la Francophonie, le franc CFA, la présence militaire.
Depuis 1995, Charles Pasqua n’a plus qu’un accès contrarié au pouvoir d’État,
et donc encore moins de prise sur ces domaines institutionnels. Elf est malmenée.
Étienne Leandri, Alfred Sirven et André Guelfi, trois parrains pasquaïens de la
République immergée, sont respectivement décédé, en fuite et démasqué. Mais
l’emprise du réseau Pasqua demeure considérable, il s’est doté d’une idéologie
officielle, le “souverainisme” 448, et d’une vitrine légale, le Rassemblement pour la
France. Il récupère ainsi le sigle RPF. Début 2000, il annonce sa candidature à la
présidence de la République.
Je vais essayer de compléter l’inventaire des moyens dont il dispose déjà, au-delà
de la galaxie Elf dont j’ai déjà traité. Le lecteur et électeur français, comme le
lecteur africain, pourront ainsi plus aisément imaginer ce qu'il adviendrait si Charles
Pasqua accédait à l’Élysée. Comme l’observe traîtreusement un bulletin
britannique : « Le réseau tend à devenir non seulement un instrument de politique
mais une manière de faire la politique, en écartant les procédures publiques
. Cf. Thierry Meyssan, L’énigme Pasqua, Éd. Golias, 2000, p. 6-9 et 76. Curieusement, Pasqua raflera à l’époque
les marchés de la maison Berger, dirigée par... François de Grossouvre. Sortant à peine de la prohibition, le pastis était
alors une activité assez spéciale. La famille canadienne de l’épouse de Charles Pasqua s’était établie sur la Côte
d’Azur, fortune faite. Thierry Meyssan suggère que cette fortune a à voir avec la prohibition de l’alcool en Amérique
du Nord. Une journaliste canadienne souhaitait creuser le sujet : elle en a été fermement dissuadée.
448
. « Ce terme est emprunté à Philippe Rossillon, un ancien du SAC [...]. Rossillon fut envoyé par De Gaulle au
Canada pour structurer le mouvement indépendantiste québecois. Il inventa alors le “souverainisme” pour désigner
l’indépendance des francophones par rapport aux Anglo-Saxons ». Th. Meyssan, op. cit., p. 50.
447

268

traditionnelles (et plus responsables) 449».
Elf dans le réseau
S’agissant d’Elf et du pétrole, je résume les éléments avancés précédemment.
Étienne Leandri, intime des Pasqua père et fils, mêlait à Londres la représentation
permanente de trois géants de la “commission” : Elf, Thomson et Dumez. Les ventes
d’armes croisaient ainsi les grands contrats et l’accès aux champs de pétrole.
Leandri travaillait en étroite relation avec un pétro-banquier d’origine irakienne,
Nadhmi Auchi, pionnier de l’interconnexion des paradis fiscaux. Le commerce de
l’armement est un milieu à part. Leandri y a parrainé Pierre-Philippe Pasqua, JeanCharles Marchiani, Pierre Falcone, Bernard Poussier. Ce dernier est corse par sa
mère, originaire du même village que les Pasqua. Il est passé par Thomson, comme
Marchiani, avant de diriger dans le même secteur un office semi-public très
convoité, la Sofremi.
Proche de Marchiani, Falcone est devenu un pivot des fournitures d’armes au
régime angolais. Avec le franco-russe Arcadi Gaïdamak, il s’est branché sur la
Russie parallèle. Il se pose en partenaire incontournable des compagnies pétrolières
dans les mirifiques gisements de pétrole au large de l’Angola. Mais on le retrouve
aussi en Birmanie, au voisinage de Total.
Nadhmi Auchi partageait avec Paribas, dont il était le premier actionnaire, une
filiale luxembourgeoise, la Banque continentale du Luxembourg (BCL ou Conti).
Selon un rapport de la diplomatie belge, « la Conti semble [...] être le passage obligé,
depuis une quinzaine d’années, d’opérations de blanchiment à l’échelle
internationale 450». Elle était aussi la banque du Hutu power, du mobutisme et d’une
partie de la Françafrique. Auchi a fait de très grosses affaires avec Elf. Il était
fortement lié à Paribas, fleuron de la finance parisienne, désormais absorbé par la
BNP. Paribas est en pointe dans les financements pétrole-armement, avec une
prédilection pour les pays en guerre civile.
Si Leandri n’est plus de ce monde 451, ses disciples pasquaïens ont appris de lui à
mélanger les genres. Ils ne manquent pas de contacts avec les pays de l’ancien bloc
soviétique, où les ventes d’armes et de pétrole ont quelque difficulté à emprunter les
circuits légaux.
De 1989 à 1993, l’“honorable correspondant” Alfred Sirven, en lien direct avec
Charles Pasqua, a été le véritable patron d’Elf. Il a montré sa capacité à mener des
coups d’État et financer des guerres civiles, en recourant au besoin à des
mercenaires procurés par l’entourage pasquaïen. Il a distribué des milliards de
prébendes, compromettant un large éventail de la classe politique française. Il a
gardé par devers lui plusieurs centaines de millions, peut-être pas loin d’un milliard.
« C'était un peu comme la distribution des caramels », a expliqué aux juges
Christine Deviers-Joncour 452. Une partie de la distribution est allée vers les
collaborateurs de Charles Pasqua ou leurs familles (Daniel et Marc Leandri,
François Antona, Paul Polverelli, les épouses ou ex-épouses de William Abitbol,
Jean-Marie de Morant, etc.). Y compris le tiers d’un prêt de 45 millions de dollars
gagé sur le pétrole camerounais, détourné par les Îles Vierges. Avec une commission
pour l’inévitable André Guelfi. Voilà expliquée une petite partie de l’énorme dette
camerounaise 453.
L’énarque corse André Tarallo était chez Elf bien avant l’arrivée de Sirven, il en
est resté le conseiller jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix. Il brasse encore
beaucoup de pétrodollars entre Brazzaville, Luanda et Paris. Selon Didier Sicot,
garde du corps de Loïk Le Floch-Prigent, « il était très proche de Charles
. France/Afrique : l'ombre de M. Pasqua, in ACf, 06/03/1995.
. Cité par Jean-Frédérick Deliège et Philippe Brewaeys, Cocktail explosif autour de la KB et Paribas, in Le Soir
illustré du 02/03/1999. Cf. chapitre 5.
451
. Il est décédé le 22 janvier 1995. Lors de son inhumation provisoire le 27, on pouvait rencontrer au cimetière
Montparnasse Pierre-Philippe Pasqua, Bernard Poussier, Nadhmi Auchi, le président de Dumez, Jacques Gautherie, et
Jean Montaldo. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 61.
452
. Citée par Libération du 10/04/1998.
453
. Cf. N. Beau, L’odeur du pétrole d’Elf flotte aussi autour des amis de Pasqua , in Le Canard enchaîné du
02/06/1999. Quand je pense que Charles Pasqua m’a réclamé cinq millions de francs de dommages et intérêts...
449
450

269

270

Pasqua 454». Plus de 600 millions de francs ont transité sur ses comptes suisses ; il a
fait construire en Corse une villa de 90 millions. Acculé par le juge suisse Paul
Perraudin, Tarallo a développé dans un entretien au Monde455 deux remarquables
théories : celle des “bonus parallèles” et celle de “l’indivision africaine”. J’ai cité la
première dans le chapitre sur Elf : les « bonus parallèles », extra-budgétaires, sont
destinés à cultiver « un climat de confiance » avec les dirigeants des États pétroliers
africains. La confiance ne peut qu’être partagée. Les “bonus parallèles” aussi. En
raison de « l’indivision africaine du groupe Elf ».
« L’indivision » à la corse
André Tarallo a lâché le mot de passe : « l’indivision » 456. Un concept et une
coutume profondément corses, autant qu’africains. La famille est si importante que
l’on ne parvient pas à diviser l’héritage commun. L’on reste indéfiniment tenus les
uns aux autres dans une relation immédiate, qui refuse la médiation d’un tiers, juge
ou comptable - pour ne pas parler du percepteur. Cette solidarité a quelque chose de
touchant, même si elle peut devenir paralysante et figer les inégalités.
Mais il est périlleux, à moyen terme, de gérer les relations internationales comme
une famille ou un clan, corses ou africains. Jacques Foccart, on l’a dit, a immergé
une grande partie des relations franco-africaines pour maintenir une dépendance
contraire au droit international. C’était une stratégie. Elf y a tenu un rôle majeur. Le
réseau corse de Charles Pasqua s’est incrusté dans et autour d’Elf. Il a traduit
« dépendance » en « indivision » - du gâteau pétrolier et du domaine françafricain.
Au profit d’un petit cercle d’initiés, héritiers ou cooptés. Le Gabon est une
caricature de ce dispositif, le Congo-Brazzaville a suivi, avant l’Angola. Il fallait à
cette indivision une “caisse noire” : la petite banque FIBA, à Libreville, Brazzaville
et Paris, a été parfaite.
« Les Corses apparaissent à toutes les pages du dossier Elf, d'André Tarallo à
André Guelfi, en passant par Charles-Henri Filippi, Charles Pasqua, son homme à
tout faire Daniel Leandri ou ses bons amis les frères Feliciaggi », constatent Valérie
Lecasble et Airy Routier 457. Depuis le début de ce périple en Françafrique, nous
avons aussi rencontré Étienne Leandri (homonyme de Daniel, mais non apparenté),
Jean-Charles Marchiani et Bernard Poussier, Toussaint Luciani et Noël Pantalacci,
les policiers François Antona et Paul Polverelli, les diplomates Dominici, le patron
au grand cœur Henri Antona, les entrepreneurs du jeu Jean-Pierre Tosi et Michel
Tomi. Il faudrait ajouter Pierre Martini, autre ami des Feliciaggi, Paul Lanfranchi,
ancien avocat de Mobutu, l’informaticien Dominique Vescovali, l’ancien maire de
Pietroso, Antoine Pagni, etc.
Les Corses peuplent ainsi le ou les réseaux de Charles Pasqua (le cloisonnement
est de rigueur). Son fils Pierre-Philippe est discret mais très actif. Il a appris ses
gammes comme conseiller du groupe Mimran, la plus grosse entreprise agroindustrielle privée du Sénégal. C'est lui qui installa le “cabinet noir” pasquaïen, rue
Clément Marot, pour développer tranquillement le fonds de commerce africain du
réseau. En mêlant « adroitement business et tractations délicates 458». Pierre-Philippe
Pasqua est officiellement agent immobilier à Grasse, mais ne dédaigne pas le
commerce des armes, ni les montages audacieux dans les pays aux fiscalités
aléatoires, africains ou est-européens. Avec un faible pour le Cameroun. Nous
l’avons vu pointer sur un projet de zone franche à Sao Tomé. Cela tourne semble-t-il
à l’hygiène de vie : s’il se confirme qu’il est résident monégasque 459, cela fait un
contributeur de moins au souverainisme de papa.
Entendu par la mission d’information parlementaire sur les compagnies
. Interview au Parisien du 14/05/1999.
. Du 25/10/1999.
456
. « Tarallo a trop parlé », déclare Omar Bongo dans son interview menaçante au Nouvel Observateur du
13/01/2000. Une bonne partie du propos tente d’ailleurs de se dépétrer de l’indivision. « Je n’ai jamais mis les pieds
en Corse », coupe Bongo au sujet de la fastueuse villa construite par Tarallo pour accueillir des « rencontres francoafricaines ».
457
. Forages en eau profonde, op. cit., p. 320.
458
. Frédéric Ploquin, Les hommes de Monsieur Charles, in L’Événement du 25/08/1994.
459
. Comme l’assurent V. Lecasble et A. Routier, op. cit., p. 325.
454
455

270

pétrolières, le politologue Jean-François Bayart a déclaré :
« Les réseaux de M. Charles Pasqua restent très actifs et intéressent fortement les
gouvernements africains [...]. Le réseau corse joue sur le mode diastolique avec une
sociabilité de terroir. Les Corses sont très présents dans la police, dans l’armée,
dans la criminalité organisée, dans le personnel politique. Ils étaient représentés
par M. André Tarallo dans le domaine du pétrole et par M. Bernard Dominici au
ministère des affaires étrangères 460».

La diastole est la phase aspirante du pompage cardiaque. C’est la décontraction
du cœur, ça peut-être très sociable. Très “terroir” même, dans une villa corse à 90
millions. L’île de Beauté a une extraordinaire capacité à aspirer plus de finance
qu’elle n’en refoule, presque jusqu’à la congestion. Les relais du refoulement (les
perceptions) pètent invariablement. Une telle philosophie, on le comprend, intéresse
fortement les “gouvernements” africains. Comme la faconde de Charles Pasqua
fascine bon nombre de téléspectateurs français. Ils pourraient être tentés de le laisser
aspirer leurs voix. Tout comme les Africains laissent aspirer leurs billets par les
paris et loteries du clan Pasqua...
Heureux Feliciaggi
La fortune des frères Feliciaggi, Robert et Charles, est étroitement associée à
celle de Denis Sassou Nguesso, dont ils sont devenus intimes. Partis de la pêche et
de l’hôtellerie, au Congo-B où ils ont grandi, ils se sont intéressés aux retombées
financières du pétrole. Bien que leurs affaires soient restées en partie indivises,
Charly a plutôt suivi le filon de l’or noir, en Angola, tandis que Robert développait
son empire des jeux à travers le continent : les loteries et casinos, du classique, et
une formule plus originale, le pari sur les courses hippiques françaises (le PMU,
Pari mutuel urbain) 461. Cette aliénation ludique a l’avantage de réduire les frais au
minimum. Une condition à cette expansion : la symbiose avec les potentats locaux et
leurs coutumes financières. Cela tombe bien, Charles Pasqua montre à cet égard
beaucoup de compréhension. L’ancien commercial de chez Ricard, si l’on en croit la
rumeur africaine, se serait fait l’avocat-ambassadeur de ses amis Feliciaggi et de
leurs entreprises. Au Cameroun, de méchantes langues vont jusqu’à insinuer qu’il y
a quelques parts. Un recours intensif à la discrète banque FIBA, filiale d’Elf,
favorise par ailleurs les paris stratégiques de Robert Feliciaggi.
Il sait aussi renvoyer l’ascenseur. Il a fondé et pris la charge du mouvement
pasquaïen Demain la Corse, précurseur du RPF dans l’île-mère. Pressentant peutêtre des lendemains plus difficiles en Afrique, l’empereur des jeux franco-africains a
regagné la terre ancestrale et y investit de plus en plus, politiquement et
financièrement. Maire de Pila Canale, il a conduit en 1999 une liste aux élections
régionales ; élu à l’Assemblée de Corse, il y préside un groupe politique. J’ai évoqué
la location-gérance d’Elf-Corse : un morceau choisi, obtenu avec les compliments
d’un ami très influent à la Tour Elf, André Tarallo 462.
Robert Feliciaggi a aussi choisi d’élargir son attirail ludique : il a pris le contrôle
du Gazelec Football Club Olympique d’Ajaccio (GFCOA). Chacun sait que le
football, a fortiori dans le contexte méditerranéen, agrège quantité de dimensions
sociales et peut favoriser toutes sortes d'ambitions. Le GFCOA, troisième du
championnat de National 1, pouvait prétendre monter en Division 2 à l’automne
1999. La Ligue nationale de football s’y est opposée, invoquant un point de
règlement. Elle est présidée par Noël Le Graët, qui mit fin aux mœurs débridées de
l’ère Tapie. Robert Feliciaggi a voulu porter plainte contre Le Graet pour « racisme
anti-corse 463». Son directeur général voit dans la Ligue « une république
bananière ». Le GFCOA a saisi les tribunaux administratifs, dénonçant « les
magouilles et le copinage qui règnent dans les instances nationales du football
. Pétrole et éthique, t. I, p. 78. La mission « craint [...] que le poids de l’Histoire incarné par la persistance des
réseaux ne continue de bloquer les évolutions nécessaires ».
461
. Charly n’a quand même pas manqué l’occasion de « monter de toutes pièces le PMU en Angola » (J. Caumer, op.
cit., p. 58).
462
. Selon Philippe Madelin (La France mafieuse, Éd. du Rocher, 1994), c’est André Tarallo qui aurait ouvert aux
frères Feliciaggi le marché de l’importation en Corse des produits pétroliers.
460

271

272

français ». Paroles d’experts...
La DNCG (l’instance de contrôle de gestion de la Ligue) avait aussi reproché au
GFCOA l’insuffisance de son budget. Mais le problème a été aisément résolu : « il
n’existe pas. Lorsque nous sommes montés à la DNCG et que ses membres [...] ont
demandé pourquoi un zéro apparaissait devant le nom du président, on leur a
répondu que M. Feliciaggi mettrait le chiffre qui manquait si la DNCG n'estimait
pas notre budget assez solide 464». L’équivalent de quelques plaques de casino...
Dans sa longue enquête sur l’assassinat du préfet de Corse Claude Érignac 465, le
journaliste Alain Laville s’est rendu compte que, sur l’île, les réseaux Pasqua sont
« partout ». Il explique comment ils réinvestissent une partie des gains pêchés dans
le Golfe de Guinée - dans le pétrole, les jeux, le négoce en tout genre.
Le “président” Robert Feliciaggi est, précise Laville, le « grand ami de JeanJérôme Colonna », dit Jean-Jé. Il s’agit, selon le journaliste, du « “parrain” de
l’île », fiché au grand banditisme, chef présumé de la “bande du Valinco”. En
« relation privilégiée » avec Robert Feliciaggi, on trouve également Noël Pantalacci,
qui prodigua ses conseils à plusieurs chefs d’État françafricains. Autoproclamé
« premier des Africains de Pasqua », Pantalacci a lui aussi beaucoup fréquenté le
Congo-Brazzaville 466. Entre la Corsafrique et ce pays, le bénéfice ne semble pas
avoir été réciproque.
Fréquentations
Noël Pantalacci fut un « ennemi intime » du préfet Érignac - qui s’intéressait
peut-être d’un peu trop près aux circuits financiers d’un réseau d’amis, tout
empreint d’une “sociabilité de terroir”. Il a présidé la Cadec (Caisse de
développement de la Corse), célèbre pour l’ampleur de ses prêts irremboursables. À
Jean-Jé nécessiteux, la Cadec a prêté jusqu’à 12 millions, non remboursés. Objet et
gage du prêt, l’hôtel Miramar à Propriano a été saisi, puis vendu à la SCI Punta
Mare de... Robert Feliciaggi. Contre le préfet Érignac, Pantalacci a soutenu
l’installation de 40 machines à sous au casino d’Ajaccio - où Jean-Jé a des intérêts.
Cela a permis d’y doubler un premier lot de “bandits manchots” autorisé en 1993
par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua 467.
Michel Valentini, qui présidait la Chambre d’agriculture de la Haute-Corse, « est
un fidèle de Charles Pasqua ». Il a réussi à obtenir quinze prêts du Crédit agricole,
pour un montant de 14,8 millions de francs. Jean Cardi, président de la Coordination
rurale, a osé demander un audit du Crédit agricole. « Il a reçu des explosifs en
retour, puis a été menacé de mort par Jean-Angelo, l’un des frères Guazzelli,
membre présumé [du gang] de La Brise de mer. Celui-ci l’a pris à partie, avec des
mots violents, dans un restaurant » où il dînait en compagnie de Michel Valentini 468.
Les amis de l’ancien ministre de l’Intérieur n’ont décidément pas de préjugés :
leurs fréquentations ne semblent pas avoir de limites. L’ennui de cette sociabilité
indivise, c’est qu’on finit par ne plus très bien savoir qui, dans ce microcosme, est
ou n’est pas concerné par les propos d’un personnage officiel, Éric Danon directeur de cabinet du ministre de la Coopération Charles Josselin 469:
« [On assiste en Afrique] à une extension et une banalisation de la criminalité
politique, [...] [ainsi qu’au] dédoublement de systèmes sociaux entre un “pays légal”
et un “pays réel” [...]. L’Afrique est reliée au reste du monde par une toile complexe
de relations marchandes informelles, souvent frauduleuses, qui ont généralement
une forte connotation ethnique, confrérique ou “communaliste”. Et, contrairement à
ce qui se passe dans le reste du monde, les énormes profits des trafics ne sont pas
. Je subirai sûrement le même reproche. Ce n’est pas parce qu’on critique durement le comportement des Amin
Dada, Mobutu ou Bokassa qu’on fait du racisme anti-noir. J’estime que c’est plutôt le contraire : on pense que
l’Afrique peut s’offrir (et nous offrir) mieux que ça. Ce n’est pas parce que je stigmatise tout un système de
comportements français en Afrique que je n’aime pas mon pays : il sait faire beaucoup mieux. Chaque civilisation a
ses qualités et ses défauts. La prévalence des seconds n’est pas une fatalité. La Corsafrique non plus.
464
. Jean-Jacques Massoni, directeur administratif et financier du GFCOA, cité par France-Football du 27/07/1999.
465
. Un crime politique en Corse, Le cherche midi, 1999.
466
. Ibidem, p. 297, 113-119.
467
. Cf. A. Laville, op. cit., p. 114-119 et 154.
468
. Idem, p. 138-141.
469
. Intervention au CHEAM. Cité par LdC, 18/02/1999.
463

272

réinvestis en Afrique. [...]
La criminalisation de l’Afrique menace la France et l’Europe. [...] Différents
marchés de matières premières [...] peuvent [...] permettre de convertir en toute
quiétude de l’argent liquide d’origine douteuse en actifs licites : [...] les casinos
(Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire), le PMU et la loterie (différents pays de la zone
franc) [...]. L’image de la zone, comme celle de la France en Afrique, a souffert de
ces pratiques au cours de ces dernières années ».

Ces pratiques dégagent tellement d’argent liquide qu’on peut se demander s’il
existe vraiment des sas étanches avec les capitaux qui financent l’expansion
asiatique du milieu corse, signalée par exemple dans Le Monde du Renseignement 470:
« À Oulan-Bator, plusieurs membres des réseaux criminels corses font l’objet
d’une surveillance bienveillante de la part du service de sécurité d’État mongole [...
]. Ceux-ci se livrent à des investissements disproportionnés dans des établissements
de restauration et d’hôtellerie et ont mis en place ces derniers mois un important
réseau de prostituées européennes. Des spécialistes régionaux affirment qu’il s’agit
d’un circuit de blanchiment d’argent, mais les autorités locales laissent faire.
“Nous voulons transformer Oulan-Bator en Las Vegas de l’Asie” : tel est le
leitmotiv de plusieurs chefs de l’armée mongole qui prévoient d’organiser avec ces
étranges partenaires, et quelques capitaux japonais, une chaîne de casinos pour
touristes ».

En France, me direz-vous, la police est moins tolérante que les autorités et
l’armée mongoles. Ce n’est peut-être pas aussi simple. Roger Dupré, alias “Roger la
Banane”, avait organisé à Lille de vastes escroqueries autour du Crédit immobilier.
Il protégeait les voyous locaux grâce à ses excellentes relations avec un magistrat et
de hauts responsables policiers. Le ministère de la Justice a fait le ménage : le
magistrat compromis, qui a touché de grosses sommes, a été incarcéré.
Le ministère de l’Intérieur fait le ménage en sens inverse. Il limoge littéralement
(l’expédiant à Limoges !) une jeune commissaire trop curieuse - « en train d’élargir
l’affaire du Crédit immobilier, qui, selon un avocat 471, est beaucoup plus
importante qu’on ne le croit ». La place Beauvau obtient la mutation d’un
procureur au franc-parler. Et elle rechigne à dépêcher l’Inspection générale de la
police. Il faut dire que, parmi les éminences policières amies de “la Banane”, on
trouve le commissaire en retraite Lucien Aimé-Blanc, ancien patron de l’Office
central de répression du banditisme (OCRB). Un pivot du réseau Pasqua, qu’il
représenta en Guinée, puis en Centrafrique diamantifère auprès du président AngeFélix Patassé 472.
Revenons un instant à Étienne Leandri. Intime de la famille Pasqua, figure
majeure du réseau, il avait commencé sa fortune dans la collaboration pro-nazie et la
grande mafia internationale. Ses activités de corrupteur et de marchand de canons
l’ont-elles jamais éloigné du “milieu” ? Enquêtant sur Michele Sindona, “le
banquier de la mafia”, les carabiniers italiens ont remarqué la fréquence de ses
contacts avec la société de vente d’armes de Leandri. Pourtant, parmi les plus fidèles
invités de ce dernier au Caviar Kaspia ou au restaurant de l’hôtel Crillon, Julien
Caumer croisait « un inspecteur général de la police en poste dans un service secret
[et] un commissaire principal qui dirige alors l’Office central de répression du
banditisme (OCRB) 473». Un successeur d’Aimé-Blanc. Ce qui témoigne pour le
moins d’une continuité dans le choix des fréquentations.
Policiers spéciaux
En réalité, Charles Pasqua tend parfois à considérer la police comme un service
secret - ce que favorise le rassemblement, sous la tutelle du ministre de l’Intérieur,
de la police ordinaire, d’une police politique (les Renseignements généraux), d’une
. La mafia corse s’installe en Mongolie, 10/1998.
. Cité par Renaud Lecadre, “Roger la Banane” fait tomber un juge lillois, in Libération du 25/05/1999.
472
. Cf. Michel Deléan, “Roger la Banane” rallume la guerre police-justice, in Le Journal du Dimanche du
11/07/1999 ; Erich Incyan, Rumeurs, polémiques et mutations au Service régional de police judiciaire de Lille, in
Le Monde du 03/08/1999 ; Olivier Hamoir, Roger la Banane jugé pour délits d’amitié, in Libération du
11/11//1999.
473
. J. Caumer, op. cit., p. 101. Cf. aussi p. 236-237.
470
471

273

274

police exportable (le SCTIP, Service de Coopération technique internationale de la
Police) et d’un service de sécurité (la DST). « Ses initiatives, observe en
connaisseur Jacques Foccart, combinent généralement différents facteurs parmi
lesquels le souci de se donner des armes, des “dossiers” dont il pourra tirer
quelque bénéfice 474». L’appartenance de Pasqua au réseau Foccart puis au Service
d’action civique a ancré chez lui cette mentalité propre aux Services : la fin est trop
importante pour qu’on soit très regardant sur les moyens, ni sur les forbans avec
lesquels, éventuellement, il serait nécessaire de travailler.
Patron du SCTIP en 1986-87, le contrôleur général Jacques Delebois « seconde
Charles Pasqua dans les affaires délicates 475». Dès 1973, il est impliqué dans le
scandale de la pose de micros au Canard enchaîné. En 1986, il est en première ligne
dans l’affaire du vrai-faux passeport d’Yves Chalier, l’homme du Carrefour du
Développement. En 1991, il se lie à Pierre Oba, le Monsieur Sécurité de Sassou
Nguesso. En 1992, il “fait” la campagne électorale de ce dernier. On le retrouve au
Liberia avec deux escrocs, qui oscillent entre la vente d’armes à Charles Taylor et le
placement de machines à sous. Il est l’ami de Thierry Isaïa, fastueux mandataire de
Taylor, en contact avec les mafias russe et italienne 476. En 1995, il est au cœur des
luttes intestines qui agitent le ministère de l’Intérieur : les partisans de Charles
Pasqua, évincé au profit de Jean-Louis Debré, échangent les coups tordus avec les
“légitimistes”, ralliés à Alain Juppé. Delebois incarne un intenable mélange des
genres.
Dans la même veine, Charles Pasqua réintégrera en 1993 l’inspecteur des RG
Gérard Vavrand « soupçonné de jouer les barbouzes au Congo et au Gabon ». Ce
policier avait aussi des liens étroits avec Jacky Renaudat, dit “Jacky des Halles”, un
truand parisien reconverti dans le trafic international d’armes de guerre, mort en
1989 dans l’attentat du DC10 d’UTA 477. En quoi tout cela concernait-il les
Renseignements généraux ? Plus généralement, à quoi sert cette police politique,
sans équivalent dans les démocraties occidentales, sinon à accumuler les moyens de
chantage sur les journalistes, la classe politique, et tous ceux qui pourraient
compromettre les agissements d’un cercle d’initiés ? Destinataire des notes les plus
confidentielles des RG, Charles Pasqua a accumulé en 4 ans (1986-88 et 1993-95)
de quoi intimider bien de ses adversaires. En 1999, un ralliement spectaculaire au
RPF n’y serait pas étranger.
Auprès du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, grassement rémunéré par Elf,
le fidèle brigadier Daniel Leandri servait d’émissaire secret à destination des
correspondants africains du réseau. « Dans l’intérêt du groupe Elf et de la
France », reconnaît-il. Dans un rôle voisin, un autre proche collaborateur du
ministre, le policier François Antona, avoue avoir effectué « une cinquantaine de
voyages » dans l’intérêt d’Elf, en Afrique et en Suisse. Daniel Leandri admet être
l’“ayant-droit économique” de plusieurs comptes helvétiques. Mais il n’a fait,
précise-t-il, que prêter son nom pour préserver certains intérêts africains 478. Toujours
l’indivision. C’est sans doute dans la même logique et pour le même intérêt indivis
que le ministère de l’Intérieur ne répugne pas à informer les Sécurités africaines des
écoutes réalisées sur les opposants à leurs régimes séjournant en France.
Avec l’arrivée d’Alain Juppé à Matignon, Daniel Leandri est « muté dans un
petit bureau perdu, rue Nélaton, privé de chauffeur et de secrétaire. [...] Il attendra
pour retrouver, rue Cambacérès, statut, honneurs, bureau et secrétaire - et regard
sur les affaires policières mais aussi corses ou africaines - le remplacement de JeanLouis Debré par... Jean-Pierre Chevènement 479». Au nom du souverainisme ?
Jean-Charles, l’ami de trente ans
. Foccart parle, Fayard/Jeune Afrique, t. 2, 1997, p. 316.
. Patricia Tourancheau, Sopoglian, parasite de haut vol, in Libération du 04/09/1996.
. Cf. La Françafrique, p. 213.
477
. Cf. Alain Léauthier et Patricia Tourancheau, Un nid d’espions démasqué au ministère de l’Intérieur, in
Libération du 17/10/1995 ; J.P. Cruse, Un corbeau au cœur de l’État, op. cit., p. 60.
478
. Cf. Hervé Gattegno, L’enquête sur l’affaire Elf s’approche des réseaux Pasqua, in Le Monde du 22/12/1999.
479
. J.P. Cruse, op. cit., p. 222-223. Daniel Leandri est parti en retraite fin 1998.
474
475
476

274

Avec Jean-Charles Marchiani, on continue dans la logique de l’action secrète,
dont il est issu. En 1969, il est évincé du Sdece (ancêtre de la DGSE) lorsque
Georges Pompidou y donne un coup de balai. Le nouveau Président avait été ulcéré
par une campagne de rumeurs contre son épouse, agrémentée de photos douteuses.
La manipulation venait d’une fraction intégriste du gaullisme. Hostile au dauphin du
Général, trop “banquier” à son gré, elle avait des partisans au Sdece. Foccart s’en
désolidarise fermement 480, assurant Pompidou de son légitimisme. En face, Pasqua
est l’un des meneurs de la fronde. Foccart est le grand chef du Service d’action
civique (SAC), dont Pasqua est vice-président. Il relate ainsi la réunion du 3 octobre
1969 : « Je suis l’objet d’une véritable agression de la part de Pasqua 481». Les
deux hommes ne se réconcilieront jamais vraiment : au moins autant que leurs
positionnements, leurs ambitions étaient incompatibles 482. Sans doute peut-on dater
de cette réunion la naissance du réseau Pasqua. L’adhésion de Jean-Charles
Marchiani ne doit donc rien au hasard. Ni le mépris que lui témoigne Foccart dans
ses mémoires : « je ne le connais pas, [...] je ne sais pas s’il est grand ou petit 483».
Marchiani a dû ramer en marge du courant principal. En 1986, Charles Pasqua
accède au ministère de l’Intérieur. Marchiani l’y rejoint. Il peut travailler avec la
DST. Il se rend célèbre par une série de négociations acrobatiques - avec l’Iran
notamment, qui commandite les prises d’otages au Liban. Cela permet au réseau
Pasqua de renforcer ses contacts proche-orientaux, déjà conséquents : en Afrique,
il est fréquemment associé à des hommes d’affaires issus des communautés
libanaises.
En 1988, Marchiani, parrainé par Charles Pasqua et Étienne Leandri, se fait
embaucher chez Thomson. Il s’y taille une réputation dans l’exportation d’armes,
et les deals qui vont autour. Dans les négociations parallèles qu’il continue de
mener régulièrement, un gros bouquet d’armes peut venir corser le “paquet final”.
Le passage chez Thomson a conforté une vocation : Marchiani, « c’est l’homme
d’affaires de la bande 484». Il administre une banque au Portugal, dont les activités
s’étendent jusqu’à l’Angola 485.
Outre le goût des missions secrètes et le sens du commerce, on repère une autre
constante dans la trajectoire de Marchiani, l’ouverture avouée vers l’extrêmedroite. Séquelle de son engagement pour l’Algérie française ? Cela peut éclairer
les deux résumés antagoniques qui suivent. Chacun à leur manière, Jean-Paul
Cruse, admirateur de Marchiani, et les Services américains résument la
négociation qui a obtenu la libération de deux pilotes français prisonniers du
général Mladic :
Dès l’automne 1995, Pasqua s’est assuré, « dans la coulisse et dans le dos du
Premier ministre [Alain Juppé] , la réouverture de quelques “lignes de
communication” privilégiées avec l’Élysée. Chirac a eu besoin de lui pour assurer
la “récupération” spectaculaire de deux pilotes français tombés entre les mains des
milices serbes, à la suite d’un bombardement stupide, injustifiable, imposé par
l’Élysée, pour faire plaisir à la presse américaine, qu’une agence de publicité, cellelà même qui avait inventé les massacres de bébés dans les couveuses du Koweït, a
retournée contre les Serbes. L’homme de confiance de Charles Pasqua pour les
affaires de renseignement, Jean-Charles Marchiani, [...] flanqué d’“assistants”
corses, a pris contact, directement, avec le général Mladic, et négocié la libération
des pilotes, au grand dam des Américains 486».
. D’autant plus que le nom de l’une de ses cousines, Melle Kamenka, était cité dans cette manipulation, avec celui
de Jean-Charles Marchiani. Lié à cette affaire, l’assassinat de Stefan Markovic, le garde du corps d’Alain Delon, avait
fait éclater le scandale (cf. Th. Meyssan, L’énigme Pasqua, op. cit., p. 14).
481
. Dans les bottes du Général. Journal de l’Élysée - III. 1969-1971, Fayard/Jeune Afrique, 1999, p. 126-127. La
réunion et la querelle se sont poursuivies les 4 et 5 octobre. Pasqua a quitté la salle. Cf. Foccart parle, Fayard/Jeune
Afrique, t. 2, 1997, p. 19-22.
482
. Foccart dépeint ainsi l’ambition de son rival : « Pasqua est entouré, jusque dans sa propre famille, de gens qui,
pour reprendre une expression du général de Gaulle, “lui cassent l’encensoir sur la tête” ». Foccart parle, op.
cit., t. 2, p. 468.
483
. Ibidem, t. 2, p. 407. Quand on sait l’attention de Foccart aux nominations, on ne s’étonne pas de l’échec des
candidatures de Marchiani à la présidence de la Sofremi puis à la direction de la DGSE.
484
. Frédéric Ploquin, Les hommes de Monsieur Charles, in L’Événement du 25/08/1994.
485
. Cf. Th. Meyssan, op. cit., p. 48.
486
. J.P. Cruse, op. cit., p. 202-203.
480

275

276

« [En Bosnie] , où 7 500 militaires américains sont présents, une vieille querelle
les oppose aux Français. Voilà deux mois, une note de leurs services de
renseignement (référence A-273) a été transmise à l’état-major de la Forpronu et au
parquet du Tribunal international de La Haye. À plusieurs occasions, y est-il
précisé, les soldats français auraient pu, dans la zone qu’ils contrôlent, arrêter
Karadzic, Mladic et quelques autres criminels de guerre. Et la note américaine
d’indiquer : “Nous portons à votre connaissance le motif de ce manque
d’efficacité. Le préfet Jean-Charles Marchiani s’est engagé (lors de sa négociation
pour la libération, en décembre 1995, des pilotes français prisonniers des Serbes) à
ce que Karadzic, Mladic et un colonel ne soient pas capturés” 487».

Ce n’est pas que Jean-Charles Marchiani, avocat d’un catholicisme droitier,
privilégie les chrétiens au détriment des musulmans. Pas au Soudan en tout cas : en
s’associant au courant qui, en France, favorise le régime islamiste de Khartoum, il
néglige pour le moins les millions de victimes sud-soudanaises, le plus souvent
chrétiennes. Dans les deux cas, c’est l’anti-américanisme qui l’emporte, conduisant
ce courant à pactiser avec les auteurs de crimes contre l’humanité. Admettons avec
Jean-Paul Cruse que la propagande américaine sait mentir. La serbe et la française
aussi. Ce n’est donc pas un critère suffisant. Seuls les faits comptent. Il aura fallu
attendre la veille de l’an 2000 pour que les commandos français arrêtent enfin en
Bosnie un inculpé par le tribunal de La Haye, Zoran Vukovic.
Entrée de Services
Par delà les figures les plus notoires du réseau Pasqua, les services secrets
recèlent par définition quantité de personnalités peu ou pas connues, dont une part
cultive de longue date une idéologie souverainiste. On pense évidemment à ceux qui
pilotent l’opération “corbeau” contre les frères ennemis de la bande rivale, le tronc
foccarto-chiraquien : ce « groupe d’officiers de renseignements, français, disposant
de “correspondants” au sein des Renseignements généraux, de la magistrature, de la
PJ et de la presse, et de très gros moyens ». Le fait qu’ils aient aussi « joué un rôle
[...] dans les divers ennuis de François Léotard 488 », l’ennemi varois de Marchiani, va
dans le même sens.
Le chantage mis en œuvre étonne par son ampleur et sa mise en scène. Comme
s’il s’agissait aussi d’une démonstration de puissance. Mais juger nécessaire une si
longue démonstration, n’est-ce pas un aveu de faiblesse ? Les partisans de l’ombre
peineraient-ils autant que le parti officiel, le RPF, à recruter de jeunes
souverainistes ? Il m’est impossible de répondre à cette question. Je ne peux que
constater qu’avec la retraite du général Jean-Claude Mantion, de la DGSE, la
mouvance a perdu un leader d’envergure, évoluant sur tout le centre-est de
l’Afrique, de N’Djaména à Djibouti et de Khartoum à Kinshasa. Et que les Barril ou
Gilleron, ces “privés” très relatifs, ont passé l’apogée de leur carrière. Je ne
reviendrai pas sur le premier, dont l’idéologie plutôt souverainiste doit
s’accommoder de la présence de Jacques Chirac à l’Élysée. Son ex-associé Gilleron
s’est accroché à un train d’enfer, le tandem financier Tarallo-Sigollet. Cela donne les
moyens d’agir. Je n’en sais pas plus, car l’homme est beaucoup plus discret que
Barril. A-t-il observé le résultat de son engagement auprès du général
Habyarimana ? S’il se sent encore l’âme d’intervenir au Congo-Brazzaville, du côté
du manche - c’est-à-dire dans le camp des pétroliers et de leur contremaître, le
général Sassou Nguesso -, ce n’est pas un gage de lucidité.
L’argent n’a pas d’odeur
Nous l’avons vu à plusieurs reprises, l’idéologie des souverainistes les plus
combatifs justifie, dans un contexte de menace permanente contre l’intérêt national,
le recours aux coups tordus et aux moyens criminels. Le trafic de drogue peut faire
partie de ces accommodements. Lors de la guerre d’Indochine, au début des années
cinquante, le service Action n’a pas hésité à financer ses troupes indigènes avec la
. C. Angeli, Comédie américaine au Kosovo, in Le Canard enchaîné du 21/10/1998.
. J.P. Cruse, op. cit., p. 260.

487
488

276

vente de l’opium, expédié par « l’Union corse, la mafia locale », à quatre grandes
familles de Marseille. « Les noms de leurs chefs sont tristement célèbres : Joseph
Orsini, ancien agent de la Gestapo, lié à la mafia américaine ; les frères Jean et
Dominique Venturi, dont le partenaire à Tanger, Jo Renucci, travaille aussi pour le
Sdece ; Antoine (“Mémé”) Guerini, “honorable correspondant” du Sdece à ses
heures ; et, enfin, Marcel Francisci 489».
À partir de 1960, la priorité gaulliste devient la lutte contre l’Organisation de
l’armée secrète (OAS), hostile à l’indépendance algérienne. Sous la tutelle de
Foccart, Charles Pasqua rassemble les militants du RPF les plus déterminés et forme
le Service d’action civique (SAC). Simultanément, des hommes comme Alexandre
Sanguinetti, Dominique Ponchardier et l’avocat Pierre Lemarchand constituent des
groupes de choc, les « barbouzes », chargés de liquider les commandos de l’OAS.
Pour le SAC comme pour les barbouzes, on recrute à tout va, notamment les
Francisci, les Venturi, leurs amis, tel Ange Simonpieri, et leurs hommes de main.
Marcel Francisci devient un personnage de la République. Il reçoit à sa table, à son
club ou sur son yacht les Pasqua, Foccart, Sanguinetti 490.
C’était vraiment la guerre et l’OAS menaçait vraiment la République. Mais ce
qui n’aurait dû être qu’une entorse temporaire s’est installé. Le trafic de drogue
continue. En 1967, Simonpieri apparaît comme le fournisseur de 100 kg d’héroïne à
destination des États-Unis. Il est employé par le Sdece et par le SAC. Il peut se
replier tranquillement en Corse, à... Pila Canale, le village des Colonna et des
Feliciaggi. En 1971, Roger Delouette est arrêté aux USA alors qu’il prend livraison
de 49 kg de cocaïne. C’est un agent du Sdece, impliqué dans les livraisons d’armes
au Biafra, formé par Jean-Charles Marchiani 491.
Grande première en 1995. Les États-Unis accordent l’asile politique à deux
citoyens français, Ali Auguste Bourequat et Jacqueline Hémard, qui craignent pour
leur vie dans l'Hexagone. Le premier est un rescapé des oubliettes de Tazmamart, où
l'avait expédié Hassan II : en 18 ans de bagne avec les réprouvés du régime, il a
entendu bien des confidences. La seconde est mariée à l'un des héritiers du groupe
familial Pernod-Ricard. Tous deux ont fait des révélations stupéfiantes sur la filière
franco-marocaine de la drogue, la french-moroccan connection, relayées dans deux
articles du San Francisco Chronicle 492.
Au début des années soixante, une partie du dispositif anti-OAS a installé au
Maroc, avec la bénédiction du jeune monarque Hassan II, une multinationale de
stupéfiants. Selon Ali Bourequat, « Pernod-Ricard servait de couverture aux
services spéciaux français, pour le trafic de drogue comme pour le reste ».
Autrement dit, une joint-venture reliait le Sdece, le SAC, Hassan II, la pègre et
Ricard. Or tout cela n'est peut-être pas à conjuguer au passé. La déposition de
Jacqueline Pile-Hémard a ébranlé les autorités US en charge du droit d’asile :
« [...] Mon mari, M. Éric Hémard [...], était étroitement lié avec des membres
influents du gouvernement français. [...] La famille Hémard a contribué à mettre en
place des installations de transformation de la cocaïne au Maroc. Le ministre de
l'Intérieur, M. Pasqua, et le roi du Maroc, aussi bien que la famille de mon mari,
étaient impliqués dans la mise en place de laboratoires.
Cela démarra il y a de nombreuses années, vers 1962, avec le père de mon mari
et d'autres individus. Cela se développa dans les années 70 et 80. M. Pasqua
travailla dix ans pour la famille Hémard, dans la branche exportation de leur
entreprise nommée Pernod & Ricard, avec le roi du Maroc. C'est pour le compte de
l'entreprise Pernod & Ricard qu'ils mirent en place les laboratoires de drogue. [...]
Mon mari [...] m'expliqua que les 100 000 dollars que chacun des Hémard
recevait chaque année de leur mère [...] provenaient des revenus issus du trafic de
drogue au Maroc. D'évidence, c'était devenu très lucratif. [...]
. R. Faligot et P. Krop, La Piscine, Le Seuil, 1985, p. 123.
. Cf. Alain Jaubert, Dossier D... comme Drogue, A. Moreau, 1973, p. 143-145.
. Idem, p. 187-194. Cf. aussi La Françafrique, p. 143-144, et Th. Meyssan, L’énigme Pasqua, op. cit., p. 16-17 et
81-82.
492
. Franck Viviano, Asylum Granted to French Citizen (L’asile accordé à un citoyen français), 04/04/1995, et
French Journalist Links Officials to Drug Ring. Accusation contained in asylum plea (Un journaliste français met
en cause des responsables politiques dans un réseau de vente de trafic de drogues. L’accusation figure dans la demande
d’asile), 06/04/1995. Cf. aussi Audition de Monsieur Bourequat, in NIRV, 24/06/1999. C'est le mensuel Maintenant
qui, dans son ultime numéro (20/03/1996), a sorti ce dossier.
489
490
491

277

278

Je crois que, si je retourne en France, je serai persécutée en raison des
informations que je possède à propos d'individus, à l'intérieur du gouvernement
français, qui sont profondément impliqués dans le trafic de drogue ».

Ajoutons que Jean Venturi, l’un des destinataires de l’opium indochinois, est
resté jusqu’en 1967 le représentant du pastis Ricard au Canada, importateur et
distributeur pour toute l’Amérique du Nord. Rappelons qu’une partie des réseaux
mafieux suscités par la prohibition de l’alcool aux États-Unis avaient établi des
bases arrière au Canada. Sur la fiche de police américaine de Jean Venturi, on
pouvait lire : « Principal distributeur de l’héroïne française aux États-Unis ». Son
supérieur hiérarchique chez Ricard ? Charles Pasqua.
À celui-ci, des journalistes américains ont demandé en novembre 1972 pourquoi
il était si riche. Il leur a expliqué que sa fortune provenait de son aptitude « à faire
marcher quelques bonnes affaires » 493.
En 1995, Ali Bourequat a déclaré à la justice américaine qu’il avait été menacé
par la DST, placée sous les ordres du ministre de l’Intérieur. C’était alors... Charles
Pasqua.
Fâcheux souvenirs
De curieuses coïncidences remontent à la surface. Lorsque Jean Venturi est
inculpé en 1967, Charles Pasqua quitte Ricard avec un très proche ami, Lætizio
Bourgeois. Il fonde avec lui la société Europe-Alimentation (Euralim), qui exploite
la marque d’apéritifs Americano Gancia 494. À la même date, il devient vice-président
du SAC, basé 5 rue de Solférino. Les bureaux de Ricard sont au numéro 2 de la
même rue. En 1974, « en quelques mois, Alexandre Sanguinetti, René Tomasini et
Charles Pasqua prennent le contrôle complet du parti gaulliste. Ils se coordonnent
avec Matignon par le canal de deux proches du Premier ministre [Jacques Chirac] ,
Roger Romani et Jean Tiberi, tous corses. Des hommes de Ricard et d’Euralim [la
société de Pasqua] s’installent au siège du parti, 123 rue de Lille, tandis que, selon
une vieille habitude, l’immeuble en face abrite des bureaux de la maison Ricard 495».
Le RPR noyé dans l’alcool ?
Le 29 octobre 1979 disparaît le ministre du Travail Robert Boulin. Il est retrouvé
mort le lendemain en forêt de Rambouillet, agenouillé, la tête dans trente centimètres
d’eau. La thèse officielle ne variera pas : c’est un suicide. Résistant, gaulliste
historique, Boulin a détenu le record de longévité ministérielle (17 ans). C’était un
candidat sérieux à Matignon, mais son intégrité dérangeait de plus en plus. Il avait
été de 1976 à 1978 ministre délégué à l’Économie. Ses services avaient obtenu des
informations de première main sur le trafic international des stupéfiants et les
circuits de blanchiment qui lui sont liés. Robert Boulin était aussi de ces
personnages auxquels des fonctionnaires écœurés sont tentés d’apporter les preuves
de la corruption - qui infestait une droite confite dans le pouvoir. Dans une enquête
exceptionnelle, d’une précision accablante, Francis Christophe démontre que la thèse
du suicide est aberrante 496. Il raconte deux décennies de truquages et de censure.
Lionel Jospin lui-même n’a-t-il pas déclaré que le ministre Boulin avait été
« assassiné » ?
Le 29 octobre 1979 après-midi, Robert Boulin retire du coffre du ministère une
pile de dossiers, qu’il amène chez lui, dans le bureau de son appartement. Il
s’absente. Le soir, trois visiteurs intempestifs s’invitent chez les Boulin. L’un d’eux
s’isole dans le bureau, d’où l’on peut quitter l’appartement sans être vu des autres
occupants. Les dossiers ont disparu.
Quelques mois plus tôt, une vive altercation avait eu lieu entre Robert Boulin et
Charles Pasqua. Le premier exige du président du RPR, Jacques Chirac, qu’un
arbitrage soit rendu par le président de la commission des conflits, l’ancien député
. D’après A. Jaubert, op. cit., p. 114-116.
. Cf. Th. Meyssan, op. cit., p. 10-11.
. Ibidem, p. 17 et 12.
496
. Le grand maquillage, in Golias, 11/1999. p. 12-20. Giles Perrault était convaincu du suicide de Robert Boulin. Il
a lu cet article. Il a écrit à Francis Christophe qu’il n’avait jamais changé aussi rapidement d’avis.
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494
495

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Charles Bignon. À la suite de quoi, Chirac doit se séparer de Pasqua, l’homme fort
de son parti et son allié le plus efficace. Huit jours après le “suicide” de Boulin,
l’évincé réintègre le giron du RPR. Quatre mois passent. En mars 1980, Charles
Bignon meurt « d’un mystérieux accident de la route : vers deux heures du matin,
son véhicule immobilisé sur la file du milieu de l’autoroute A10, tous feux éteints et
frein à main serré, est percuté par un camion danois et prend feu ». « Cette forme
d’accident mortel est un classique des services spéciaux. La victime, préalablement
tuée ou inconsciente, est installée dans un véhicule muni d’un dispositif incendiaire
se déclenchant sous l’effet du choc. Il suffit alors de placer au bon moment le
véhicule en position d’être percuté. Aucune recherche sur les causes réelles de la
mort n’est envisageable 497».
Je ne fais pas partie de ceux qui savent quels sont les auteurs de l’assassinat de
Robert Boulin et leurs possibles commanditaires. Police et justice ont tôt fait le
ménage 498. De lourds secrets ont circulé à cette époque dans les hautes sphères du
pouvoir. Si lourds que la seule évocation du meurtre de Boulin a plusieurs fois servi,
sous le long règne de Mitterrand, à stopper net les interpellations intempestives de la
droite sur les “affaires” en cours. Cela contribuera de fait à cimenter un peu plus un
commun attachement aux privilèges de l’impunité. La République souterraine a
permis l’exécution d’un ministre, puis étouffé ce crime.
Haut de scène
Le passage de Pasqua au ministère de l’Intérieur a marqué les esprits. Mais il n’y
est resté que quatre ans au total. Sur une période beaucoup plus longue, il tire une
grande partie de son pouvoir et de ses ressources politiques d’un fief électoral
imposant, les Hauts-de-Seine (92). C’est le département le plus riche de France, une
sorte d’émirat. Elf et Total y ont leurs sièges.
La Chambre régionale des comptes fait de désagréables observations au président
du Conseil général Charles Pasqua. Elle a dans son collimateur la Société
d’économie mixte “SEM 92” qui, comme par hasard, a fait de grosses affaires avec
quelques mammouths françafricains. C’est Bouygues qui a obtenu la construction
du pôle universitaire Léonard de Vinci, alors qu’il n’était pas le moins-disant. Le
marché a été complété par de précieux avenants. À propos d’Elf, on a vu qu’en cinq
jours la revente d’un terrain du groupe a dégagé une plus-value de 95 millions,
ventilée vers des comptes “Fred” et “Carlo”.
La Chambre s'étonne aussi des coûteux chantiers de coopération avec le Gabon.
Lequel, comme on sait, est un pays sans ressources, ni caisse noire, ni compte en
Suisse : c’est pure bonté que de s’y investir. Le 5 janvier 1994, Charles Pasqua
lance un vibrant appel lors de l’émission La Marche du Siècle : « Il faut que la
France prenne la tête d'une véritable croisade en faveur du développement. On
sait qu'à l'heure actuelle, tous les experts sont là pour le dire, si nous consacrons
à l'aide au développement des pays sous-industrialisés, sous-développés,
l'équivalent de 1 % de notre PIB, le problème serait résolu ». Joignant le geste à la
parole, le président des Hauts-de-Seine décide d’affecter 0,7 % du budget
départemental à la “coopération décentralisée” :
« Premier bénéficiaire : le président Omar Bongo, du Gabon [...]. 30 millions de
francs ont été débloqués, dont 15 millions, en 1992, pour la construction d'écoles.
[...] Seule bizarrerie, comme l'a révélé Le Canard enchaîné, c'est toujours la même
entreprise de l'homme d'affaires libanais Hassan Hojeij qui remporte tous les
contrats financés par les Hauts-de-Seine. Un homme entreprenant qui a ses entrées
à la présidence gabonaise 499».
« Au siège de Coopération 92, à Nanterre, les comptes sont en règle, contrôlés, à
. Ibidem, p. 19 et 20.
. Francis Christophe multiplie les exemples. Des enquêteurs de police connaîtront de rapides promotions. Des
journalistes aussi. TF1 avait mis en place une cellule d’investigation consacrée à l’affaire Boulin : elle sera dissoute
quelques semaines plus tard. Le responsable du service, Jean-Marie de Morant, deviendra le patron de la
communication du département des Hauts-de-Seine (ibidem, p. 18).
499
. Antoine Glaser, Quand passe la caravane de “Pasqua l’Africain”, in Libération du 02/02/1993. Hassan Hojeij a
été l’un des relais de Charles Pasqua dans le cycle interminable des négociations avec l’Iran (cf. Th. Meyssan, op. cit.,
p. 36). Il est aussi devenu un gros créancier du Congo-Brazzaville.
497
498

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disposition. À Libreville, on n'en démord pas : une partie “importante” des fonds
engagés aurait été ristournée par Hassan Hojeij aux deux commanditaires des
travaux 500».
En 1992 déjà, « avec ses propres équipes, le sénateur [Pasqua] est capable de
fournir un service à la carte, pour préparer des élections, construire des écoles ou
commercialiser du pétrole 501».

La SEM 92 et Coopération 92 ont été dirigées de 1990 à 1993 par Pierre-Henri
Paillet, l’un des plus fidèles collaborateurs de Charles Pasqua, qui le fera nommer
directeur de l’Aménagement du territoire. Parmi les associés de ces sociétés
philanthropiques : la Lyonnaise et la Générale des Eaux (Vivendi), Bouygues, Elf,
Sucre et Denrées. Et l’Office HLM. Le directeur de cet office départemental était,
jusqu’à sa fuite en exil, le fastueux Didier Schuller, en relations très suivies avec les
Pasqua père et fils. Il louait 2 000 hectares de chasse et y accueillait volontiers
Pierre-Philippe 502. Schuller est mis en examen dans le vaste circuit de fausse
facturation Méry - et donc présumé innocent. Il a été “Vénérable” de la loge
“Silence”, affiliée à la Grande Loge nationale de France (GLNF). Pierre-Henri
Paillet était membre de “Silence” 503. Selon Daniel Carton 504, Jean-Jacques Guillet,
député des Hauts-de-Seine et secrétaire général du RPF, l’un des plus proches
collaborateurs de Charles Pasqua, est lui aussi un dignitaire de la GLNF.
Paillet côtoyait régulièrement Étienne Leandri. Coopération 92 construit des
écoles en Angola 505, tandis que les “filleuls” d’Étienne et les amis de Charles y
vendent des armes.
Parmi les tout premiers bénéficiaires des marchés publics sur le département, on
trouvait Henri Antona, ancien trésorier de la Fédération socialiste des Hauts-deSeine, recentré RPR tendance Pasqua. Cet important homme d’affaires, proche de
Jean-Claude Méry, a été épinglé par le juge Halphen. Il pilotait une bonne dizaine de
sociétés de sécurité, d’installation ou de gestion de l’eau, du gaz, du chauffage, dans
le sillage de Vivendi. Il s’occupait aussi d’hôtellerie ou d’exploitation forestière, à
cheval entre la région parisienne et l’île de Beauté 506. Maire de Coti-Chiavari, élu à
l’assemblée de Corse, il y préside le Comité régional des prêts. Voilà qui devrait
conforter sa présomption d’innocence.
Longtemps n° 2 de la future Vivendi, promoteur de haute volée, Jean-Marc Oury
entretenait les meilleures relations avec Étienne (Leandri), Charles (Pasqua) et
André (Guelfi). Sa Compagnie immobilière Phénix fera 10 milliards de pertes, mais
Guelfi gagnera de belles commissions. 30 millions financeront le Quotidien du
maire, édité dans les Hauts-de-Seine par le futur pivot du RPF Jean-Jacques
Guillet 507. Ce dernier est aussi très redevable à Étienne Leandri, dont Julien Caumer
a eu le mérite de révéler le rôle majeur dans l’expansion de la galaxie Pasqua.
Certains trouveront que j’ai peut-être trop insisté en ce chapitre sur la partie
française de cette galaxie : c’est la force des réseaux françafricains que d’être
également implantés des deux côtés de la Méditerranée. C’est bien parce que
Charles Pasqua a accès en France à des ressources importantes qu’il a pu devenir
l’ami personnel des chefs d’État d’Algérie, d’Angola, du Cameroun, du
Centrafrique, du Congo-Brazzaville, du Soudan, du Tchad, du Zaïre, de l’Arabie
saoudite, etc. 508
Amitiés
Quelques mots pour finir sur son positionnement politique. Le réseau Pasqua a
eu beaucoup d’atomes crochus avec le réseau Mitterrand. Les deux hommes
. Éric Fottorino, Charles Pasqua l'Africain, in Le Monde du 03/03/95.
. A. Glaser, art. cité.
502
. Cf. A. Guédé et H. Liffran, La Razzia, op. cit., p. 258-259.
503
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 187-191.
504
. La deuxième vie de Charles Pasqua, Flammarion, 1995, p. 34.
505
. Cf. J. Caumer, op. cit., p. 191.
506
. Cf. J.P. Cruse, op. cit., p. 121.
507
. D’après J. Caumer, op. cit., p. 297-315.
508
. Cf. Th. Meyssan, op. cit., p. 44.
500
501

280

partageaient la même forme de regard cynique sur la nature humaine. La naïveté
n’est pas une vertu, mais trop de cynisme est, déjà, profondément corrupteur. Avant
même qu’il soit question d’argent. En 1981, les hommes de Pasqua (Joël Gali-Papa,
Bruno Telenne, William Abitbol, Dominique Vescovali) ont apporté une
contribution décisive à l’élection de Mitterrand en organisant le report vers le
candidat de la gauche d’une partie des suffrages néogaullistes 509. Contre Giscard.
Charles et François se rencontraient fréquemment à Louveciennes, assure leur
“hôte” le docteur Raillard - gardien de sa propre maison transformée en lieu de
rendez-vous, payé par Sirven et Elf 510. J’ai aussi évoqué, déjà, les excellentes
relations entre Charles Pasqua et Roland Dumas, à propos du Congo-Brazzaville :
on ne s’en étonnera guère, ni de leurs accointances avec Denis Sassou Nguesso - qui
a du cynisme à revendre, en sus du pétrole.
Là où Charles Pasqua fait très fort, c’est quand il réussit à séduire toute une
frange de “purs et durs” ancrés à gauche, séduits par son discours “sans concession”
contre les Yankees et la mondialisation capitaliste. Jean-Paul Cruse évoque par
exemple la « sympathique bande » qui se réunissait au restaurant de la Boucherie le juge Jacques Bidalou, Guy Grall, Christian Lançon, « et un quatrième », sans
doute Cruse lui-même. Ces radicaux de la lutte anti-corruption se découvrent des
objectifs voisins de ceux des Pasquaïens issus du SAC. Avec « un ami commun et
proche, le “cardinal” Vergès 511».
Le RPF n’a pas encore beaucoup de députés, mais il en est un qui fait beaucoup
de bruit, Jacques Myard. Ce diplomate de profession s’est beaucoup agité lors de la
mission d’information sur le Rwanda. À ce stade de notre exploration caverneuse,
ses imprécations sans fard ont quelque chose de rafraîchissant :
« Ce que je souhaite de la part des universitaires [que nous auditionnons] , c'est
quand même un travail de rigueur et pas d'être des témoins à charge ne serait-ce
que pour vendre des livres. [...] Je suis atterré par le manque de rigueur scientifique
d'un certain nombre de témoins qui amalgament... [...] Il y a d'un certain côté un
exercice d'auto-flagellation d'un certain nombre de milieux intellectuels français.
[...] Il est évident qu'on voit aujourd'hui de manière beaucoup plus claire qu'il y a un
battage médiatique, fait d'amalgames, fait de pointillisme, fait de faits montés en
épingle savamment rapprochés. [...]
Nous sommes dans une région du monde où, à intervalles réguliers,
malheureusement, les gens se massacrent allègrement. [...]
Je rappelle que [l'opération] Noroît [de soutien au régime Habyarimana, en 1990] a
été lancée pour des raisons humanitaires. [...] Le parlement était parfaitement au
courant [...]. Je pense que le chef de l'État [François Mitterrand] [...] a eu une action
extrêmement cohérente et je pense que ce n'était pas inintéressant, y compris pour
la France, y compris pour le développement des Africains eux-mêmes, que la
France, je dirais, intervienne au Rwanda. Que certaines puissances en aient pris
ombrage, ça nous le savons... 512».
« La campagne de presse mettant en accusation la France [à propos de son rôle au
Rwanda] est en réalité une grossière manipulation organisée, via quelques idiots

utiles, par des intérêts étrangers et peut-être, avec la complicité de quelques
personnes qui veulent régler des comptes personnels. [...] Jacques Myard s’est
engagé à analyser, avec la plus grande objectivité, les éléments versés au dossier.
[...] Il poursuivra sa recherche dans ce sens, en souhaitant que l’hystérie médiatique
cesse 513».

Le 13 octobre 1999, lors de l’examen par la commission des Affaires étrangères
du rapport Pétrole et éthique de la mission Aubert, Jacques Myard a déclaré hésiter
entre les qualifications d’« angélisme enfant de chœur » et de « gauchisme
primaire ». Le 23 février 2000, il a voté contre la ratification par la France des
. Idem, p. 21-22.
. Cf. Le Parisien du 11/04/1997 ; J. Caumer, op. cit., p. 27-30.
511
. J.P. Cruse, op. cit., p. 191-194. Avocat et ami des dictateurs africains, Jacques Vergès est proche à la fois de Paul
Barril et d’Henri Krasucki - dont Cruse déplore la défaite face à Robert Hue, lors de la succession de Georges
Marchais.
512
. Interview sur LCI le 05/04/1998.
513
. In La lettre de votre député Jacques Myard, 10/1998.
509
510

281

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statuts de la Cour pénale internationale 514. Il est chargé des relations internationales
au RPF : on peut en déduire que pour ce parti, la sanction universelle du génocide
est une entrave à la bonne entente entre les peuples, et entre leurs leaders éclairés.
Pendant ce temps, des observateurs avisés croient repérer les indices d’un vif
intérêt, voire d’un soutien, de certains milieux ultra-conservateurs américains à « la
montée en puissance de Charles Pasqua ». Tel serait le choix du Carlyle Group, par
exemple, « qualifié par la presse américaine de “banque de la CIA” tant il paraît lié
au complexe militaro-industriel washingtonien. Il est présidé par Franck Carlucci
(ancien secrétaire à la Défense) et comprend parmi ses administrateurs George Bush
(ancien directeur de la CIA et ancien président des États-Unis) 515». Carlyle aurait
racheté Le Figaro dans cette perspective, et obtenu la nomination d’un nouveau
directeur du service politique, Patrick Buisson, supporter de Charles Pasqua et de
son compère Philippe de Villiers. Cet ancien de l’hebdomadaire d’extrême-droite
Minute est l'auteur de L’Album Le Pen, une hagiographie. Charles Pasqua aurait par
ailleurs fait alliance, au plan international, avec le candidat à la présidence
américaine George Bush Jr, fils du précédent 516.
Je ferai simplement trois remarques :
- Étienne Leandri, dont on a vu à quel point il a accompagné la famille Pasqua, a
été réintroduit en France par la CIA ;
- Pendant au moins cinq ans (1962-1967), les Américains se sont montrés bien
tolérants envers les activités de Jean Venturi, subordonné de Charles Pasqua chez
Pernod-Ricard, qu’ils avaient repéré comme le « principal distributeur de l’héroïne
française aux États-Unis ».
- Qu’est-ce que les tenants de l’hégémonie américaine ont le plus à craindre : une
France isolée, montée sur ses ergots, où une dynamique européenne ?
Le casque néocolonial de la GLNF
En octobre 1999, le procureur de Nice, Éric de Montgolfier, a jeté un pavé dans
la mare. Il n’en pouvait plus des pressions exercées dans sa juridiction par les
réseaux de la Grande loge nationale française (GLNF). Après avoir levé le couvercle
dans Le Nouvel Observateur, il est allé s’en expliquer auprès de sa ministre,
Élisabeth Guigou. Ces réseaux, très présents dans la justice, la police et la
promotion immobilière, n’ont cessé de harceler ou entraver le juge Jean-Pierre
Murciano, qui enquête sur les “affaires” de la Côte d’Azur - celles par exemple de
l’ancien maire de Cannes, le “frère” Michel Mouillot, avec Jean-Marc Oury et
André Guelfi.
Les magistrats n’ont pas désavoué leur collègue Montgolfier : « Dans le cadre
du débat sur l’impartialité du juge, il est difficile de faire l’impasse sur la francmaçonnerie », reconnaît Valéry Turcey, président du syndicat majoritaire, l’USM.
« On doit se poser des questions, et notamment celle du secret, embraie la
présidente du Syndicat de la magistrature, Anne Crenier. Il était autrefois justifié [...
] en raison de persécution. Le danger serait qu’il serve commodément à abriter
des réseaux, qui au minimum pratiquent des formes de connivence incompatibles
avec le fonctionnement du juge. On peut également s’interroger sur les limites du
devoir de solidarité maçon ». Un haut magistrat enfonce le clou : « Le vrai
problème est posé par la culture du secret dans la franc-maçonnerie, alors que
d’autres opinions religieuses ou politiques sont vécues au grand jour 517».
Certes, les francs-maçons furent les éclaireurs de la République : songeons aux
La Fayette, Mirabeau, Sieyès, Condorcet, Schoelcher, Jules Ferry, Gambetta.
Certes, l’on doit aux parlementaires francs-maçons une grande partie de la
législation sociale. Mais aujourd’hui la critique fuse de leurs propres rangs. Dès
1990, des frères réunis sous l’appellation de “groupe Clémenceau” ont dénoncé la
« mainmise des vautours et des affairistes ». « La franc-maçonnerie s’est
. Avec Christine Boutin (UDF).
. Le nouveau visage du Figaro, in NIRV, 01/12/1999.
. Cf. Th. Meyssan, op. cit., p. 51-52.
517
. Propos recueillis par Armelle Thoraval, À Nice, un procureur lassé des pressions maçonniques, in Libération du
14/10/1999.
514
515
516

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fossilisée. [...] C’est devenu un lieu de promotion sociale et politique. Une
coopérative de médiocres », confiait un “Vénérable” à la journaliste Ghislaine
Ottenheimer 518.
Celle-ci évoque un certain nombre de francs-maçons qui ont défrayé la chronique
des années quatre-vingt-dix : le président de l’ARC Jacques Crozemarie, les
organisateurs ou pivots présumés de réseaux de corruption Michel Reyt, JeanClaude Méry, Francis Poullain, Didier Schuller, René Trager, Roger-Patrice Pelat et
Max Théret, le promoteur Michel Mauer, l’avionneur Serge Dassault, de curieux
“financiers” gravitant autour du Crédit Lyonnais (Giancarlo Paretti, Floro Fiorini,
Pierre Despesailles), le commissaire Jacques Delebois, les anciens ministres Roland
Dumas, Christian Nucci ou Maurice Papon, les ex-maires Jean-Michel Boucheron et
Jacques Médecin, l’ex-patron de la GMF Jean-Louis Pétriat, les “messieurs Elf”
André Tarallo, André Guelfi et Alfred Sirven. Ajoutons Michel Pacary et Olivier
Spithakis. On en passe, mais l’échantillon est évocateur.
Pour éviter tout malentendu, j’insiste : j’admire la tradition de liberté et de
tolérance portée par la franc-maçonnerie, et je ne souhaite qu’une chose, qu’elle
demeure un levain des valeurs républicaines. Mais il y a du ménage à faire.
L’Afrique et son fric facile, dans un contexte de paternalisme néocolonial, ont fait
beaucoup de dégâts. La plupart des grands corrupteurs français, francs-maçons
malheureusement, ont trempé dans la Françafrique. Avec la complicité ou
l’aveuglement des “forces de l’ordre”.
« Dans les grands groupes qui travaillent sur l'Afrique, les directeurs sont
souvent francs-maçons, tout comme les hauts responsables militaires de la
Coopération », observent Antoine Glaser et Stephen Smith 519. La très droitière
GLNF, pilier du lobby colonial, est devenue celui de la Françafrique - civile,
militaire et barbouzarde. C’est la GLNF qui, à mes yeux, fait le plus problème.
Accessoirement, c’est la seule grande obédience à accepter des membres du Front
national. Au Congo-Brazzaville, elle favorise le frère Sassou. L’état-major fraternel
de TF1 n’est pas pressé d’évoquer les crimes contre l’humanité de ce dernier.
Le Tchadien Idriss Déby, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Gabonais Omar
Bongo et son éminence grise, Georges Rawiri, appartiennent aussi à la GLNF, tout
comme les anciens ministres de la Coopération Jacques Godfrain et Michel Roussin.
Dans la proximité de Charles Pasqua, j’ai mentionné Alfred Sirven et Jean-Jacques
Guillet. Le Camerounais Paul Biya se serait laissé séduire.
Car la GLNF a une stratégie d’expansion très offensive, dans une perspective
élitiste. En onze ans (1988-99), elle est passée de 6 000 à 27 000 membres 520. Elle
cible les centres nerveux du pouvoir. Sur son site Internet 521, elle se vante de ce que
« pratiquement toute l’élite du pays et les dirigeants font partie » de la Grande Loge
du Gabon, « avec plus de 300 Frères lors de la cérémonie de consécration et
d’installation ». Elle se flatte d’avoir recruté le Premier ministre d’Eyadéma. Les
Déby, Sassou, Bongo, Compaoré, usent et abusent des frères français pour perpétuer
leurs dictatures criminelles ou leurs démocratures prédatrices. On est loin du siècle
des Lumières.
Qualifiant la GLNF de « maçonnerie d’affaires », le Grand Orient de France a
décidé à l’automne 1998 de rompre toute relation avec elle. En Afrique, on suit ses
membres sur les circuits de liquidités. Marcel Chastan, de la GLNF, avait créé une
officine de PMU en Guinée qui a rapporté en un an plus de 140 millions de francs
(dont seulement 52 % ristournés aux joueurs). Le “service” a été interrompu mi1999 par les autorités. Chastan est un habitué. Il a aussi tenté sa chance à
Madagascar et Djibouti. Dans ce dernier pays, William-Jean Gauci a su faire
prévaloir son poids de dignitaire de la GLNF. Son PMU est soutenu à fond par le
président-policier Omar Guelleh 522.
J’ai déjà signalé l’histoire du Fondo sociale di cooperazione europea (FSCE),
« cette petite affaire Elf », assure l'un des protagonistes du dossier. Cette
. Le vrai pouvoir des francs-maçons, in L’Express du 02/04/1998.
. L'Afrique sans Africains. Le rêve blanc du continent noir, Stock, 1994, p. 129-130.
520
. Cf. Ghislaine Ottenheimer, Le vrai pouvoir..., art. cité.
521
. 22/10/1999.
522
. Cf. PMU, in LdC du 15/07/1999 ; Le PMU va démarrer, in LOI du 03/04/1999.
518
519

283

284

“coopérative financière” de droit italien avait été un temps récupérée par la célèbre
loge P2, avant d’être reprise par l’homme d’affaires Charlie Chaker, proche de la
DST. Elle s’est ouverte à une brochette d’anciens des services, de la DST mais aussi
de la DGSE, comme Jean-Louis Chanas, ancien responsable du service Action.
C’est devenu le carrefour d'une “coopération” plus spéciale que sociale, plus
mondiale qu'européenne ou italienne. Qu'il y soit d'abord question de profits
mirifiques avec la Russie et le Moyen-Orient ne nous éloigne pas du sujet : les
circuits et intermédiaires des trafics et bakchichs avec l'Afrique se branchent de plus
en plus sur ces contrées. Les fournitures d'armes à l'Angola sont un cas typique. La
“raffinerie” FSCE « met en évidence, selon le journaliste Renaud Lecadre, un réseau
de financement organisé par les francs-maçons de la Grande Loge nationale de
France 523».
Les ratés du Fondo, qui promettait des taux d’intérêt de 20 à 25 %, ont mouillé
des personnalités de droite. Outre François Léotard est apparu le nom d’un énarque
de sa promotion (celle aussi de Philippe Jaffré et Gérard Longuet) : Serge Hauchart.
Chargé des finances de Raymond Barre en 1994, puis du Parti républicain, il
présidait le Fondo 524.
La GLNF a fait un petit ménage en 1995. Elle a mis en veilleuse la loge
« Silence » animée par Schuller et procédé à des enquêtes internes 525. Le résultat n’a
pas dû être suffisant puisque le 30 septembre de la même année, un membre éminent
de la GLNF, l’ancien patron de la DGSE Pierre Marion, écrivait au grand-maître
Claude Charbonniaud : « Faute d’une manifestation vigoureuse d’autorité [...] et
d’un raffermissement moral, [...] [notre obédience] se trouverait plus encore
entraînée dans la spirale des trafics d’influence et de compromissions de nature à
plonger l’ordre dans une crise majeure ». L’ancien “premier surveillant” de la
GLNF, Pierre Bertin, renchérissait en août 1996. Il égrenait la liste des affaires
« qui causent un énorme préjudice à notre obédience » : le carnage du Temple
solaire, le dossier de l’ARC, celui des cliniques de Marseille, l’assassinat de Yann
Piat, les affaires Pacary, Schuller-Maréchal, de la Tour BP ou encore
Conserver 21...
Selon le journaliste Jérôme Dupuis, qui livre en janvier 2000 les réactions de ces
deux protestataires, « la GLNF devrait prendre des mesures disciplinaires à leur
encontre 526». C’était peut-être le sens véritable du titre volontariste barrant une page
du Parisien, le 30 novembre 1999 : Les maçons de la GLNF vont faire le ménage.
Sous le titre, l’article est quasiment vide. La France à fric et les ploutocrates
françafricains peuvent continuer de combiner tranquilles, ils ne seront pas les
premiers délogés.
Les Rosicruciens et leur Temple au soleil
La frontière entre la GLNF et les sectes rosicruciennes, templières ou solaires
n’est pas toujours très nette. L’Enquête sur la France templière, de Christophe
Deloire, nous sera une initiation indispensable dans ce dédale 527. Le journaliste
évalue à une centaine le nombre d’organisations templières en France, comptant
chacune de quarante à mille membres. En parallèle, la loge Opéra, scission
maçonnique d’inspiration templière, rassemble quelque deux mille initiés. Quant à
l’Ancien et mystique Ordre de la Rose-Croix (Amorc), le nombre de ses adhérents
francophones s’élève à une trentaine de milliers, dont un tiers dans l’Hexagone. Le
spécialiste Renaud Marhic observe « une similitude entre le discours des templiers et
celui des catholiques intégristes. Les uns comme les autres regrettent la décadence de
l’Occident, prônent des valeurs moyen-âgeuses et fraient avec les mouvances
royalistes. L’antimarxisme est leur combat commun 528».
« Au XVIIIe siècle, [...] des courants francs-maçons se sont inventé une filiation
. Du ballon rond à la politique, in Libération du 07/07/1998.
. J. Caumer, op. cit., p. 261-265.
. Cf. Ménage dans les loges, in LdC du 09/03/1995.
526
. Francs-maçons. Le dessous des affaires, in L’Express du 27/01/2000.
527
. Le Point, 09/01/1999.
528
. Cité par Christophe Deloire, Enquête sur la France templière, ibidem.
523
524
525

284

templière. [...] Ces sociétés secrètes sont aussi des faux nez financiers très prisés
pour servir de camouflages à des magouilles en tout genre. [...]
Le 12 juin 1952, au château d’Arigny, dans le Beaujolais, l’ordre du Temple
disparu resurgit une fois encore. C’est dans ce même édifice qu’Hugues de Payns
l’avait fondé. [...] Ce jour-là, l’éminent occultiste Jacques Breyer rallume la flamme
des croisades. Ses “miracles” embrasent le petit monde de l’ésotérisme et raniment
les moines-soldats. Jacques Breyer est entouré d’émissaires francs-maçons,
notamment de la Grande Loge nationale française (GLNF). Convaincus par cette
renaissance, un millier de frères férus de rites templiers quittent la GLNF et
donnent naissance à une nouvelle obédience : la loge maçonnique Opéra. Les
services secrets, y compris le Sdece, l’ancêtre de la DGSE, s’intéresseront de près à
la renaissance templière née à Artigny, qui sera baptisée Ordre souverain du
Temple solaire (OSTS). [...]
À l’automne 1970, [...], les hommes de Charly Lascorz, responsable de l’Etec,
une entreprise proche du Service d’action civique (SAC), organisent un putsch au
sein de l’Ordre souverain et militaire du Temple de Jérusalem (OSMTJ),
multinationale de l’ésotérisme créée au début du siècle. Dès lors, les barbouzes du
Service d’action civique n’auront de cesse qu’ils n’infiltrent les commanderies de
l’ordre 529».

Jacques Massié, dont la famille fut massacrée dans son village provençal
d’Auriol, en juillet 1981, était responsable du SAC et membre de l’OSMTJ. Le
patron hexagonal du SAC, Pierre Debizet, anticipe la dissolution du mouvement. Il
crée en novembre 1981 le Mouvement initiative et liberté (MIL), qui aurait continué
à entretenir des liens avec l’OSMTJ. Lequel a un faible pour les policiers et les
militaires, notamment les officiers de l’Otan. La branche américaine de l’OSMTJ
serait très liée à la CIA. L’OSMTJ européenne aurait été l’un des supports du projet
Gladio - ces réseaux dormants censés être réactivés en cas d’attaque soviétique, dont
de Grossouvre fut l’un des hommes-clefs 530. En Italie, la loge P2 (Propaganda Due)
aurait joué un rôle semblable. Quant à la loge GLNF-Opéra, elle est proche des
réseaux issus du gaullisme.
Jo Di Mambro a fondé en 1983 puis dirigé l’Ordre du Temple solaire (OTS), qui
a débouché en Europe et au Canada sur une série de “suicides” collectifs. Il
fréquentait des membres de la loge P2 et il avait été le grand-maître nîmois de la
Rose-Croix. Au moins 72 membres de l’OTS ont été rosicruciens. L’autre gourou de
l’OTS, le médecin homéopathe Luc Jouret, est un ancien membre de la GLNFOpéra et de l’Ordre rénové du Temple - fondé par Raymond Bernard, Grand-maître
à vie de la Rose-Croix dans les pays de langue française. Jouret était lié aux services
secrets belges, comme son successeur Denis Guillaume.
La doctrine de l’OTS s’inspire directement de celle de la Rose-Croix, avec une
méthode spirituelle permettant d’influencer les grands dirigeants de la planète.
« L’Ordre du Temple solaire était la caricature tragique de ces organisations à
tiroirs qui comportent divers degrés d’initiation et entretiennent autant de caches
secrètes 531». Le commandant de police Gilbert Houvenaghel, qui a dirigé l’enquête
sur le massacre de membres de l’OTS en Isère, en 1995 (après ceux de Suisse et du
Québec), laisse entendre dans son rapport de synthèse que le chef d’orchestre de
l’OTS pourrait bien être, non Joseph Di Mambro, mais Raymond Bernard.
Créée en 1909 en Californie par Henry Spencer Lewis, l’Amorc revendique
250 000 membres dans le monde. Rien qu’en France, il existe près de 200 loges. La
Rose-Croix se présente comme un « mouvement philosophique, initiatique et
traditionnel mondial ». Elle propose une initiation par degrés - jusqu’au douzième.
Elle possède un superbe patrimoine, dont les châteaux d’Omonville et de Tanay 532.
Grand-maître des loges rosicruciennes francophones depuis 1959, Raymond
. Ch. Deloire, art. cité. En 1968, l’hôtel de passe de Charly Lascorz à Levallois-Perret a servi de QG aux colleurs
d’affiches musclés du candidat à la députation Charles Pasqua, impliqués dans une fusillade (Th. Meyssan, op. cit., p.
13-14).
530
. Les liens SAC-OSMTJ-CIA, ou Pasqua-Barril-Grossouvre-Gladio, ou CIA-Étienne Leandri-Pasqua montrent
qu’avant d’être anti-yankees, les “souverainistes” ont été alliés des Services américains dans la lutte anti-communiste.
D’où une ambivalence persistante, qui a permis bien des deals, sur les circuits protégés de la drogue, les marchés
d’armement, l’exploitation du pétrole...
531
. Ch. Deloire, art. cité.
532
. D’après Ch. Deloire, Les secrets de la Rose-Croix, in Le Point du 09/01/1999.
529

285

286

Bernard a cédé la place à son fils Christian, qui est devenu en 1990 Grand-maître
mondial, Imperator. Serge Toussaint leur a succédé à la tête de l’Amorc
francophone. Il déclare : « Nous sommes une espèce de franc-maçonnerie ».
Raymond Bernard se dit membre de la Grande Loge de France, mais il a surtout
appartenu à la GLNF-Opéra. Il est entré à l’Amorc en 1949. Il aurait été “initié” à
l’occultisme par le refondateur des Templiers Jacques Breyer. Il a été fait
commandeur de l’OSMTJ, en 1963. Il a créé l’Ordre martiniste traditionnel et
l’Ordre rénové du Temple, à la tête duquel il a propulsé un ancien collaborateur
sous Vichy, Julien Origas. Vous êtes un peu perdu(e) ? C’est normal, c’est le but du
jeu : « de telles organisations se plaisent à brouiller les pistes, à changer de nom, à
multiplier les cercles intérieurs, accessibles aux hauts initiés 533». La suite est plus
compréhensible.
Après Jacques Breyer, mort en 1996, Raymond Bernard est dans presque tous les
organigrammes. Il a influencé ou initié nombre d’Africains, dont « certains sont
devenus chefs d’État. Nous sommes restés amis, c’est normal. J’ai été le conseiller
de plusieurs d’entre eux ». Omar Bongo et Paul Biya sont des rosicruciens notoires.
En 1988, Raymond Bernard fonde le Cercle international de recherches culturelles et
scientifiques (Circes), puis l’Ordre souverain du Temple initiatique (OSTI). Le
Circes est très actif au Cameroun, au profit de la Fondation Chantal Biya 534. Selon
Raymond Bernard, Paul Biya aurait versé environ 40 millions de francs au Circes,
et lui aurait alloué à titre de conseiller personnel une indemnité de plusieurs
millions 535. « Dans ce monde étrange où se croisent templiers et francs-maçons,
présidents africains et grands-maîtres européens, tous partagent le même goût du
secret, qu’il soit spirituel ou bancaire 536». Et le même goût du service secret, devraiton ajouter, quand l’on voit ou devine la cohorte de barbouzes infiltrés dans ces
réseaux foisonnants, et néanmoins cloisonnés.
Au Cameroun, Paul Biya n'était pas le plus gradé de la fraternité initiatique
rosicrucienne : son médecin personnel Titus Edzoa, Secrétaire général de la
Présidence, y avait le titre de Grand-maître 537. La Rose-Croix africaine initie à une
cosmologie politique : comment se protéger, anticiper sur l'agresseur, multiplier et
consolider le pouvoir, pactiser avec les “puissances”. L'attraction, voire la
fascination exercées par cette “mystique” du pouvoir viennent de ses accointances
avec des pratiques et représentations des peuples des forêts de l'Afrique centrale.
Une bonne partie des virements d’argent au Circes ou à Raymond Bernard
passaient par la Société nationale des hydrocarbures (SNH), qui contrôle toute la
partie camerounaise de la chaîne pétrolière. C'est le Secrétaire général de la
Présidence qui, ès-qualité, préside la SNH. Il s’agissait, avant sa disgrâce, de Titus
Edzoa, grand-maître dans l'ordre de la Rose-Croix... Souvent, dans les pompes
Afrique, la réalité dépasse la fiction.

. Philippe Broussard, L’enquête sur le Temple solaire révèle le monde des société secrètes, in Le Monde du
24/12/1999.
534
. Cf. Ch. Deloire, Les secrets..., art. cité.
535
. D’après Philippe Descamps, La fortune africaine d’un homme d’influence, in Le Point du 09/01/1999.
536
. Ph. Broussard, art. cité.
537
. Cf. Des têtes connues à de nouveaux postes, in ACf, 29/08/1994.
533

286

23. Les réseaux pluriels de la gauche.
« J'ai beaucoup d'amis dans la nouvelle majorité [de gauche] , mais ne
me demandez pas leurs noms ».
Omar Bongo 538.
À l’écart du pouvoir pendant 23 ans, de 1958 à 1981, la gauche n’a pas pu
structurer l’équivalent d’un réseau Foccart. On a donc affaire de ce côté à des
mouvances moins intriquées aux composantes militaires, économiques et
administratives du système de décision français. Il y eut bien sûr le réseau
Mitterrand, dont on considérera les restes. Depuis que Lionel Jospin s’est imposé en
leader du Parti socialiste et de la gauche plurielle, se pose la question de son attitude
vis-à-vis de la Françafrique, et de son degré de liberté par rapport aux réseaux
socialistes préexistants.
Hors du PS - auquel je rattache, comme dans la liste aux élections européennes,
les radicaux de gauche et l’exception chevènementiste - la visite sera vite faite. Les
Verts ont obtenu depuis trop peu de temps un portefeuille ministériel pour s’être
laissé prendre dans le moule françafricain. Le Parti communiste ne s’est que très
récemment conçu comme un parti de gouvernement. Ses réseaux en Afrique étaient
au croisement de deux logiques : le refus du colonialisme, auquel des militants ont
sacrifié leur carrière, parfois leur vie (il faudra bien un jour leur rendre justice), et
l’affrontement des blocs, qui faisait peser sur le Parti, son orientation et son action,
la stratégie soviétique. Une stratégie pas vraiment angélique, où l’émancipation
réelle des peuples africains passait au second plan. Elle eut ses réseaux de l’ombre et
quelques circuits économiques. Mais, malgré des têtes de pont à Conakry,
Brazzaville, Addis Abeba ou Luanda, Moscou n’a pas su s’enraciner dans le
continent noir.
La participation des communistes français à la stratégie africaine de l’URSS est
demeurée marginale. Si bien que, malgré quelques scories ici ou là, à Ouaga ou à
Brazza, la conviction anticolonialiste l’emporte nettement dans les choix du Parti.
Nous avons pu constater depuis quinze ans son soutien déterminé à la mise en œuvre
d’une véritable coopération et au rejet des mœurs françafricaines 539. Ce qui est aussi,
très clairement, la position des Verts.
Certains diront : cela montre qu’ils ne sont pas encore vraiment des “partis de
gouvernement”. D’autres observeront que si les réseaux ont si bien mordu dans la
famille socialiste, c’est qu’un certain nombre de ses membres n’ont jamais été de
gauche, ou ne le sont plus depuis longtemps. Ou bien encore que les réseaux de
gauche n’ont jamais été que des excroissances des réseaux de droite. Il est vrai qu’à
suivre les péripéties africaines des Mitterrand ou d’un Dumas...
Resucées mitterrandiennes
L’objet de ce livre, l’actualité de la Françafrique, est une raison de plus de ne pas
tirer sur une ambulance. Démissionnaire du Conseil constitutionnel, Roland Dumas
peut désormais à loisir cultiver la nostalgie de ses riches amitiés africaines, les
Bongo, Eyadéma, Sassou ... Celui par qui le clan Mitterrand se branchait sur Elf
attend la descente de l’écran Total. Il compte sur la compréhension de la majorité de
ses pairs en politique. Il la stimule de temps à autre. Il a, par exemple, choisi de
révéler un chiffre énorme : sur le seul épisode des frégates de Taïwan (qui pourrait
bien n’être, en partie, « qu’un habillage pour masquer un simple détournement de
fonds des caisses d'Elf 540»), le montant total des commissions et rétro-commissions
aurait atteint 5 milliards de francs. Autrement dit, « je ne coulerais pas tout seul ».
Il faut quand même relativiser un mythe : que la richesse, accélérée par la
corruption, serait au fondement de l’élégance. Un raisonnement ancré dans
l’inconscient français depuis les fastes du Roi-Soleil et de sa cour, qui justifie la
. Cité par Jeune Afrique du 11/06/1997.
. Cf. Agir ici et Survie, Les candidats et l’Afrique, in Dossiers noirs n° 1 à 5, L’Harmattan, 1996, p. 337-346.
540
. Une hypothèse des enquêteurs, selon Jacques Follorou, M. Le Floch-Prigent à nouveau entendu par les juges
Joly et Vichnievsky, in Le Monde du 10/03/1998.
538
539

287

288

perpétuelle résurgence d’un monde de privilèges. Ainsi, même à gauche, les gens
cultivés devraient nécessairement s’enrichir rapidement pour honorer les lettres, les
arts et les métiers du luxe. À en juger par l’attitude de Roland Dumas vis-à-vis de
Christine Deviers-Joncour, l’élégance n’est pas toujours au bout du chemin : « Je
n’ai jamais laissé un costume chez elle, ni une paire de chaussures [sic]. Elle était
une maîtresse, c’est tout 541».
Il se trouve quelqu’un, tout de même, pour décerner un brevet de moralité au
fidèle ministre de Mitterrand : Omar Bongo, l’« ami intime 542», qui joue aux
Louis XIV dans son Versailles gabonais. « Roland Dumas, c’est un gars bien ».
Les cadeaux de Christine Deviers-Joncour ? « C’est comme si M. Roland Dumas
était un chômeur et qu’à cause d’elle il se retrouve avec des pantalons, des
chemises, des chaussures 543».
Jean-Pierre François est l’ami de Roland Dumas depuis 1940. Ancien vendeur
d’armes et consul honoraire de Panama, il s’est fait en Suisse la réputation d’être le
banquier de François Mitterrand. Ce n’est pas lui qui arrêtera la Françafrique. Il
observe avec fatalisme le train de vie de la politique, et ses effets : « La France est
une république bananière. Une campagne législative coûte au minimum 5 millions
de francs. Pas un homme politique sur cinquante ne les possède... 544». Si l’on admet
cette logique, il ne faut pas s’étonner qu’Alfred Sirven ait développé un système de
prébendes portant « à 1,5 milliard de francs par an les sommes extraites des caisses
d'Elf pour rejoindre celle de partis politiques ou de particuliers 545».
Sur ce registre, les croisements “droite”-“gauche” relèvent de l’évidence. Je
rappelle les fréquents entretiens Dumas-Pasqua et Mitterrand-Pasqua évoqués au
chapitre précédent. Lorsque les réseaux Pasqua et Foccart, mobilisés par Alfred
Sirven, organisent en 1991 un coup d’État au Congo-Brazzaville, Christine DeviersJoncour comprend que Roland Dumas « était parfaitement au courant, et que
Sirven agissait avec son plein accord, si ce n’est à son initiative 546».
En portant son imprudent ami à la tête du Conseil constitutionnel, François
Mitterrand savait ce qu’il faisait : pas seulement une ultime provocation, mais la
possibilité d’un verrouillage. Dans la longue bataille menée par Roland Dumas pour
préserver son poste, la complicité avec l’Élysée a été constante. Objectif : étouffer
les affaires qui étreignent solidairement les clans Mitterrand et Chirac. Ainsi, le
Conseil constitutionnel a permis aux candidats Chirac et Balladur de rectifier leurs
comptes de campagne, irrecevables. Il a validé l’élection de Jean Tiberi, successeur
de Jacques Chirac à la mairie de Paris, malgré un taux de fraude digne des colonies :
il fallait ménager ce personnage, assis sur un monceau de dossiers sensibles. De
même le Conseil, prétextant la modification constitutionnelle requise par les statuts
de la Cour pénale internationale, a rendu un avis garantissant l’impunité du
président de la République, sauf cas de haute trahison.
Ces alliances transpartisanes ne concernent pas que le partage du butin. Il est
aussi question des moyens occultes et souvent inavouables qui permettent de
l’amasser. Le réseau Mitterrand ne se réduit pas qu’à un pourcentage sur Elf, à la
fortune de Roland Dumas ou aux incartades du fils-émissaire, Jean-Christophe.
C’est, beaucoup plus dangereusement, la mise en place d’une cellule d’action
secrète, les “gendarmes de l’Élysée”, et sa dissémination à travers l’Afrique sous
forme de sociétés de sécurité, presque toutes marquées à droite. C’est, avec
l’opération DAMI-Panda au Rwanda, l’institution d’un dispositif militaire à la
discrétion de l’Élysée, à l’instar des Gardes présidentielles africaines.
La droite n’est pas seule à instrumentaliser les Services. Un vieux complice de
. Propos tenu au Nouvel Observateur, cité par Le Monde du 28/11/1998 (Des déclarations contradictoires).
. Ainsi qu’il se qualifie dans Confidences d’un Africain : Omar Bongo, Albin Michel, 1994. Cité par LdC du
10/11/1994.
543
. Déclaration sur France-Inter, le 23/04/1999. Plutôt que le chômage, Olivier Vallée suggère un emploi du temps
assez chargé : « Roland Dumas, qui est l’avocat d’Omar Bongo, est aussi le conseiller de la SASEA » - cet énorme
holding, entre escroquerie et mafia, qui creusa une partie du “trou” du Crédit Lyonnais, Pouvoirs et politiques en
Afrique, Desclée de Brouwer, 1999, p. 94.
544
. Cité par Libération du 03/12/1998.
545
. V. Lecasble et A. Routier, op. cit., p. 266.
546
. Citée par S. Daniel et A. Routier, Roland Dumas. Comment l’affaire a basculé, in Le Nouvel Observateur du
25/03/1999.
541
542

288

Mitterrand, Roger-Patrice Pelat, s’est retrouvé au centre du scandale Péchiney,
plantureux délit d'initiés débouchant sur un compte offshore Élyco - comme Élysée
& Co. Juste avant d’être interrogé par la justice, il meurt à l'hôpital américain de
Neuilly, « d'un arrêt cardiaque au sein d'un des meilleurs services de réanimation de
Paris, où il avait été admis après un malaise. Il avait reçu une mystérieuse visite peu
de temps auparavant 547». C’est un ami de l’éminence grise élyséenne Michel
Charasse, Jacques Fournet, qui se trouve alors à la tête des Renseignements
généraux (1988-90), avant de diriger la DST (1990-93). Il sait rendre service. Il fait
récupérer les archives de Roger-Patrice Pelat. Par la suite, il fera surveiller de
Grossouvre, « trop empressé de révéler les turpitudes de la fin de règne
mitterrandien à toute la presse parisienne » 548.
J’ai évoqué une note de la commissaire des RG Brigitte Henri à propos du
groupe de personnages qui, selon elle, “collent” de trop près à ses investigations sur
les financements des partis politiques. Elle cite pêle-mêle Daniel Leandri, Henri
Antona, Jean-François Dubos (secrétaire général de Vivendi, ancien membre du
cabinet de Charles Hernu), Alain Gomez (patron de Thomson), Michel Charasse,
Jacques Fournet, ... 549. Quel patchwork !
Michel Charasse, faut-il le préciser, s’entend fort bien avec Charles Pasqua, dont
il partage les méthodes et l’aversion des juges. Il continue de suivre de très près les
financements franco-africains. Il est rapporteur du budget de la Coopération au
Sénat et représentant de cette assemblée au Fonds d’aide et de coopération (FAC),
transformé en FSP (Fonds de solidarité prioritaire...). Il y trône en arbitre
« omnipotent » 550.
Il n’y a pas que Dubos pour garder le flanc “gauche” de Vivendi. Thierry de
Beaucé, ancien conseiller Afrique de Mitterrand (1991-95), est aujourd’hui directeur
international de la multinationale de services. Il avait occupé jadis (1981-86) les
mêmes fonctions chez Elf. Un parcours qui donne à penser.
Un autre conseiller de Mitterrand suit la voie tracée par l’ancien président.
Jacques Attali, on l’a vu, avait noué à Brazzaville un gros contrat de lobbying
financier en faveur du régime du général Sassou Nguesso - acceptant donc de
concourir à la relance d’une guerre civile, au service d’un camp dont il aurait pu
savoir les atrocités. Il avait été introduit par une conseillère hyperactive en relations
publiques et culturelles, Ingrid van Galen, d’OMI-Conseil. Elle affirme avoir touché
en sept mois 1,4 millions de francs d’honoraires. Elle aurait travaillé pour Jacques
Attali lorsqu’il présidait la Banque européenne pour la reconstruction et le
développement (BERD), mais aussi pour Roland Dumas. En avril 1998, Attali s’est
rendu en Angola dans un avion privé de l’“homme d’affaires” pasquaïen Pierre
Falcone. Lequel s’est vu confier un garde du corps peu commun : celui de JeanChristophe Mitterrand lorsqu’il dirigeait la cellule africaine de l’Élysée 551.
Ce dernier a connu son heure de gloire, introduit dans l’intimité de nombreux
palais africains. « À chaque fois que Jean-Christophe Mitterrand débarquait [à
Kigali] , quinze Mercedes l'attendaient. [...] On constatera une complicité
incroyable, un compagnonnage auquel on ne comprendra rien entre JeanChristophe Mitterrand [...] et Jean-Pierre Habyarimana, fils du président
rwandais », témoigne Thérèse Pujolle, ancien chef de la mission civile de
coopération au Rwanda 552. Devant la mission d’information parlementaire sur le
Rwanda, Jean-Christophe Mitterrand a affirmé solennellement qu'il ne connaissait
pas Jean-Pierre Habyarimana. Une telle relation cacherait-elle quelque chose ?
Après la disparition de son père, celui qu’on surnommait dans toute l’Afrique
“Papamadit” a continué de cultiver ses relations. Avec Sassou II, par exemple, qui
. V. Lecasble et A. Routier, op. cit., p. 268, note 1. Une source proche du défunt m’a expliqué pourquoi, à ses yeux,
il ne s’agissait certainement pas d’une mort naturelle.
548
. R. Faligot et P. Krop, DST, Flammarion, 1999, p. 440.
549
. Cf. J.P. Cruse, op. cit., p. 116.
550
. Cf. Coopération. Bras de fer entre les deux Quais, in LdC du 23/12/1999.
551
. Cf. A. Glaser, S. Smith et M.L. Colson, Attali, très cher conseiller de Sassou Nguesso au Congo, in Libération
du 11/02/1999 ; Garde du corps, in LdC du 01/07/1999.
552
. Citée par Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : “services”, réseaux, familles, in Le Figaro du 01/04/1998.
Fin 1999, Thérèse Pujolle est entrée au cabinet du ministre de la Coopération Charles Josselin. Un signe d’évolution.
547

289

290

l’a reçu fin 1997 dans sa suite de l’hôtel Crillon 553. Après avoir été, un temps,
rémunéré conjointement par le groupe Elf et par Vivendi (encore Générale des Eaux
), il s'est mis au service d'une société new-yorkaise, BMP, dirigée par le francoaméricain Philippe Murcia. Spécialité : l'obtention de concessions à long terme dans
toutes sortes d'activités “rentières” - minerais, pétrole, pierres précieuses, pêche,
sites touristiques. En contrepartie, la BMP proposait de créer un fonds de
“développement local”, sur un compte étranger... Le président centrafricain AngeFélix Patassé a signé avec enthousiasme 554.
Mais “Papamadit” manque trop désormais de relais étatiques pour entretenir un
réseau. Deux de ses compagnons de route les plus fameux ont connu des sorts
opposés, également symboliques. L’ancien directeur Afrique du Quai d'Orsay, Paul
Dijoud, a été nommé à la tête de l'exécutif monégasque. Le flamboyant Jeanny
Lorgeoux, ami de Mobutu, qui pendant une douzaine d’années alluma tant de fêtes
françafricaines, a eu moins de chance.
Maire de Romorantin, battu aux élections législatives, il a défrayé la chronique
pour avoir “collé” sa ville avec un financier douteux, Charles Magistrello, branché
sur de curieuses banques suisse et luxembourgeoise : elles étaient, selon le fisc,
familières des « montages financiers de casinos, discothèques ou hôtels liés au
milieu », et suspectes de ce fait de « blanchiment d'argent ». Magistrello a obtenu la
caution de la ville de Romorantin pour y construire un hôtel. Puis il a fait faillite,
laissant les contribuables locaux régler l'addition. Il s’était vu confier auparavant la
renégociation de la dette municipale 555: la baisse des taux a dégagé de telles marges...
Michel Pacary, qui a aussi sévi au Congo-Brazzaville, s’était montré un pionnier sur
ce terrain fertile.
Au sein du Parti socialiste, le courant de Laurent Fabius a recueilli les
mitterrandistes orphelins. Ils montent au créneau chaque fois que Lionel Jospin
invoque le nécessaire « inventaire » de l’héritage mitterrandien. Les chapitres
africains restent un sujet ultra-sensible 556. Ancien ministre de Mitterrand, président
de la commission de la Défense et de la mission d’information sur le Rwanda, Paul
Quilès a contenu d’une main de fer les travaux de cette dernière. Il a bataillé
sévèrement contre de possibles “débordements” 557. Quant à Laurent Fabius luimême, il ne manque pas de relations dans les milieux pétroliers. Le directeur de la
communication de Total, Jo Daniel, a quitté ses fonctions fin 1998 pour rejoindre le
cabinet du président de l’Assemblée nationale 558.
Inversement, le nouveau “Monsieur Afrique” de TotalElf, Michel Benezit, est un
ancien du cabinet Fabius à Matignon. Responsable depuis 1995 des raffineries et
stations-service Total sur le continent, il a eu le temps de jauger la Françafrique. On
va le voir à l’œuvre.
De Chevènement à Rocard
L’intérêt de Jean-Pierre Chevènement est plus tourné vers le Moyen-Orient que
vers l’Afrique. Il fut solidaire du lobby pro-Saddam qui, avant 1990, abreuva
d’armes françaises le régime irakien. C’est un ami de longue date du PDG de
Thomson Alain Gomez, son camarade de promotion à l’ENA. Avec lui, il évolua
très à droite dans le groupe Patrie et progrès, animé par l’inventeur du
“souverainisme”, Philippe Rossillon 559. Puis ils basculèrent dans l’anticapitalisme de
gauche en fondant un courant au Parti socialiste (le CERES). Thomson et Elf, je le
. Cf. Congo-B. Les visiteurs de Sassou II, in LdC du 01/01/1998.
. D’après J-C Mitterrand en affaires, in LdC du 23/04/1998.
. D’après K. Laske, Les tours de passe-passe de Captain Hôtel, in Libération du 08/09/1997.
556
. Il faut noter cependant que le très mitterrandien président de la commission des Affaires étrangères, Jack Lang, n’a
pas fait obstacle au souci d’information de certains commissaires : il a laissé se développer, par exemple, la mission
sur les compagnies pétrolières. Il a aussi soulevé certains sujets délicats, comme Djibouti ou les mercenaires.
557
. Il a aussi bloqué une demande de commission d’enquête parlementaire, présentée par le député socialiste Pierre
Brana, sur les responsabilités françaises dans le massacre de Srebrenica, en juillet 1995. Le commandant des forces de
l’ONU, le général Janvier, reçut de l’Élysée l’interdiction d’envoyer l’aviation au secours des habitants de cette
enclave bosniaque, dont une dizaine de milliers allaient être massacrés. Cf. Citoyens-citoyennes pour la BosnieHerzégovine, 01/2000 et chapitre 18. Il s’agit là encore de protéger l’irresponsabilité du couple Élysée-État-major.
558
. Cf. NIRV, 04/11/1998.
559
. Cf. Th. Meyssan, op. cit., p. 50.
553
554
555

290

rappelle, étaient représentées à Londres par Étienne Leandri, dont l’associé
privilégié était le milliardaire irako-britannique Auchi. Un homme dont Chevènement
« ne néglige pas d’entendre l’opinion » sur l’Irak 560.
Les relations sont souvent excellentes entre les Chevènementistes du Mouvement
des citoyens (MDC) et les Pasquaïens du RPF. Un membre éminent du MDC,
Didier Motchane, a appelé à voter Pasqua lors des élections européennes. Le 18
novembre 1998, le MDC a reçu Charles Pasqua et l’a ovationné. Un temps, le
ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement s’est attaché les conseils du préfet
pasquaïen Jean-François Étienne des Rosaies, au curriculum éloquent : il a fait du
renseignement auprès des présidences camerounaise et gabonaise, avant de
s’intéresser « aux dossiers algériens et proche-orientaux ». Le ministre a dû se
séparer de ce spécialiste lorsque celui-ci a été soupçonné d’avoir forcé une porte des
archives pour fouiller dans les dossiers des préfets de Corse Érignac ou Bonnet 561. Il
n’en garde pas moins beaucoup de compréhension envers le pouvoir algérien,
contrôlé par un petit cercle de généraux cruels et corrompus, et envers le régime
congolais de Sassou II.
Aux yeux de nombreux Français, l’image de Michel Rocard paraît très éloignée
des miasmes françafricains - à l’opposé de celle de Mitterrand. En NouvelleCalédonie, il a réussi une difficile étape de la décolonisation. Il a tenu des propos
courageux sur le rôle de la France au Rwanda. Mais il a plusieurs types de
conseillers : certains qui portent sur les relations franco-africaines un regard lucide
et généreux, d’autres depuis longtemps compromis avec les potentats africains.
J’étais ressorti effondré en 1988 d’un entretien avec le “Monsieur Afrique” du
Premier ministre Rocard, Michel Dubois. Le cynisme du propos était si
mitterrandien... Dubois, par ailleurs, « a toujours travaillé la mano en la mano avec
des proches de Jacques Foccart 562». Il a « des entrées multicartes dans tous les palais
du bord de mer du Golfe de Guinée 563». Il n’a cessé d’entretenir les meilleures
relations avec Omar Bongo, dont l’avion personnel transporte volontiers Michel
Rocard. Bongo, direz-vous, ce n’est pas le pire. Il est très riche, certes, et le peuple
gabonais n’est pas son premier souci.
Depuis 1998, l’ancien Premier ministre, habillé en président de la commission
Développement du Parlement européen, semble vouloir rattraper le temps perdu. Se
mêlant de la crise comorienne, il se rapproche des réseaux néogaullistes qui firent
main basse sur l’archipel en association avec le régime sud-africain d’apartheid, et
en particulier de Saïd Hilali, homme d’affaires comorien vivant en France, très
introduit à Tripoli.
Hilali est le grand ami de Jean-Yves Ollivier, devenu à Brazzaville le poissonpilote de Denis Sassou Nguesso. Fin janvier 1999 justement, sur la radio Africa
n° 1, Michel Rocard déclare que « le pouvoir de Monsieur Sassou semble ouvert
aux vertus du dialogue ». Ce pouvoir venait de commettre d’épouvantables
massacres dans les quartiers sud de Brazzaville.
Au Togo, tous les observateurs sérieux, à commencer par ceux de l’Union
européenne, savent que le général Eyadéma a été battu au scrutin présidentiel de
1998 par Gilchrist Olympio. Le dictateur s’accroche cependant au pouvoir,
continuant d’opprimer et piller son pays. L’opposition refuse de se prêter aux
élections législatives du 21 mars 1999, qui n’auraient servi qu’à avaliser le coup de
force d’un président délégitimé. C’est le moment que choisit Michel Rocard pour
s’afficher au côté de ce dernier : « Nous sommes liés d’amitié. [...] On ne peut
reporter la date d’une élection sans qu’il y ait une fragilité constitutionnelle. Ça
représente un risque devant lequel le président de la République hésite 564».
Non seulement le président de la commission Développement du Parlement
européen vient témoigner son amitié à un tyrannosaure de la Françafrique, mais il
. J. Caumer, p. 42.
. Cf. Les “Africains” des paillottes corses, in LdC du 06/05/1999, et Franck Johannès, Qui a voulu fouiller dans
le dossier du préfet Bonnet ?, in Libération du 01/05/1999.
562
. Les Africains du Président, in LdC du 04/05/1995.
563
. Pas de “cellule” pour Jospin, in LdC du 09/03/1995.
564
. Cité par le journal pro-gouvernemental Togo-Presse (18/03/1999).
560
561

291

292

désavoue la stratégie de l’opposition (majoritaire). Au nom d’une Constitution
qu’Eyadéma ne cesse de bafouer - bien qu’elle ait été taillée à sa mesure. Il est
épaulé par l’ancien député européen Jean-Paul Benoît, secrétaire national du Parti
radical de gauche, venu regretter le boycott du scrutin législatif et célébrer « la
liberté totale de vote et d’accès aux bureaux de vote 565».
Rocard n’était bien sûr pas mandaté par le Parlement européen pour cette
démonstration de sympathie. Il s’empresse cependant d’adresser un rapport aux
instances européennes 566:
« Des élections législatives viennent de se dérouler au Togo le 21 mars dernier.

[...] L’opposition [...] les a totalement boycottées. Cette situation traduit une

régression de la démocratie.
[Lors de] l’élection présidentielle de 1998, [...] les pressions exercées sur la
Commission Nationale Électorale sont très largement le fait des militants de M.
Olympio et de son parti. [...] L’histoire récente, la structuration du monde rural et
l’implantation, notamment ethnique, des candidats, semblaient ne laisser aucun
doute sur la réélection vraisemblable de M. Eyadéma au 2 ème tour [...].
En dehors de M. Olympio, les autres membres de l’opposition se disaient prêts à
entreprendre et conclure une négociation qui ne mette pas en cause le mandat du
Président. [...]
Amnesty International, à sa manière qui est unilatérale [...], vient d’établir un
rapport secret qui a de quoi inquiéter. [...]
Le Président [se heurte à] une opposition [...] excessivement intransigeante. [...]
Les élections législatives [sans candidats de l’opposition] se sont déroulées sans
incidents le dimanche 21 mars 1999. Les observateurs internationaux 567 ont relevé
un bon déroulement du scrutin. [...] La chambre élue est totalement monocolore [...].
Le Président est loin d’être le seul ni même peut-être le plus gravement
responsable de cette situation. [...] L’opposition a globalement fait preuve d’un
radicalisme qui dépassait de loin à la fois l’état réel de ses forces et la conscience
des exigences minimales d’un processus de discussions politiques et
constitutionnelles avec un pouvoir internationalement reconnu ».

Seule la Françafrique refuse d’admettre qu’un raz-de-marée de bulletins a, en
juin 1998, désigné Gilchrist Olympio contre le dictateur en place. Même Eyadéma a
fait confidence de sa défaite. Dès lors que l’opposition, forte de ce rejet populaire
massif, refuse de légitimer le pouvoir en participant à un scrutin subsidiaire, elle
serait « excessivement intransigeante » et radicale ? Elle serait plutôt indigne des
suffrages reçus si elle avalisait le coup de force du dictateur. Sa fermeté est un
progrès et non une « régression de la démocratie ». D’ailleurs, depuis l’assassinat de
Sylvanus Olympio par le sergent Eyadéma, en 1963, le Togo n’est jamais sorti de
l’autocratie.
François Mitterrand n’aimait pas Sylvanus, ce président élu qu’il jugeait trop
favorable aux “Anglo-Saxons”. Il est surprenant qu’au sujet de son fils Gilchrist ou
d’Amnesty, Michel Rocard retrouve l’éthique, ou les tics, de son défunt adversaire.
C’est un grand ami d’André Guelfi, Christian Guilbert, qui a loué de beaux
locaux à Michel Rocard, boulevard Saint-Germain 568. L’ancien Premier ministre, qui
prône le retour à la Realpolitik en Afrique, est en contact avec Elf via Michel
Dubois. Sirven le côtoyait 569. Rocard s’est aussi rapproché d’autres grands
opérateurs français sur le continent, à commencer par Bolloré.
Le 23 juin, ses collègues socialistes au nouveau Parlement européen délogeaient
Michel Rocard de la présidence de la commission Développement, tremplin de ses
initiatives africaines. Il était “promu” contre son gré à la présidence de la
commission de l’Emploi et des Affaires sociales - politiquement beaucoup plus
importante, mais moins riche d'opportunités. Tout cela malgré l’intercession des
parlementaires de droite... 570, et une campagne dont la grandiloquence a sidéré les
dirigeants sociaux-démocrates : « Les chefs d’État africains attendent beaucoup de
. Cité par Togo-Presse du 23/03/1999.
. Note relative au Togo, et à ma récente mission dans ce pays, 01/04/1999.
. Il s’agit en fait de quelques touristes de l’« Observatoire international de la démocratie ». Voir p. xxx, note x.
568
. J. Caumer, op. cit., p. 314-315.
569
. Cf. Elf, L’empire d’essence, Les Dossiers du Canard enchaîné, 03/1998, p. 58.
570
. Cf. Jean Quatremer, Un affront socialiste pour Rocard à Strasbourg, in Libération du 23/07/1999.
565
566
567

292

ma reconduction. Le Togo, le Niger et le Congo ont besoin de moi. Il s’agit
d’éviter des guerres civiles » 571. Ces chefs d’État ne se gênèrent pas, en 1982, pour
exiger le limogeage du rocardien Jean-Pierre Cot, ministre trop réformiste de la
Coopération. Les députés socialistes européens ne se sont pas gênés pour signifier ce
qu’ils pensaient des initiatives personnelles de Rocard, au Togo, au Niger et au
Congo.
Jospin profil bas
De Pierre Mauroy encore, Omar Bongo déclare : « il m’est très proche 572». On
comprend qu’en 1994, au congrès socialiste de Liévin, Lionel Jospin se soit retrouvé
bien isolé à dénoncer dans les relations franco-africaines « la politique du secret,
les multiples interventions discrètes, l’indulgence trop longtemps maintenue à
l’égard d’excès internes de toutes sortes, les liens personnels entre chefs d’État soi-disant “à l’africaine” - prévalant sur les relations diplomatiques en usage
dans d’autres pays ».
À la veille des législatives de mai 1997, il déclarait encore : « Si le peuple nous
fait confiance, nous changerons profondément la politique africaine de la
France 573». Surprise : le peuple accorde cette confiance. Accédant inopinément au
pouvoir, Jospin se trouve face à l’Afrique, je l’ai dit, coincé dans le triangle des trois
E : l’Élysée, l’État-major et Elf. Il choisit aussitôt de ne pas chercher à s’en
affranchir. Pour des raisons politiques :
- Il aurait fallu déployer une énergie considérable, que le nouveau Premier
ministre préfère investir ailleurs. Parce qu’il y a certes de graves problèmes en
France, dont un chômage record. Parce que dans toutes les démocraties, il paraît
plus payant électoralement d’investir sur les questions de politique intérieure.
- Chirac campe sur son “domaine réservé”. Contester la politique africaine de
l’Élysée aurait enfreint un prétendu axiome de la cohabitation : le premier des deux
cohabitants qui dégaine, meurt.
Envoyer Hubert Védrine au Quai d’Orsay, c’était comme hisser le drapeau blanc
avant d’avoir livré bataille. L’auteur d’une grosse apologie de la politique étrangère
du précédent Président, Les mondes de François Mitterrand 574, sait d’autant mieux
de quoi il parle qu’avec Michel Charasse il a exercé pendant de longs mois le plus
clair du pouvoir élyséen : à la fin de son deuxième mandat, le chef d’État malade
n’allait guère au-delà des tâches de représentation. L’ex-Secrétaire général de
l’Élysée porte donc une responsabilité majeure dans la politique menée par la France
au Rwanda, spécialement en 1994. Deux phrases de son audition devant la mission
d’information la résument bien :
« On a formé l'armée au Rwanda. Ce n'est pas à la France de dire [...] qu'on va
former ceux-ci et pas ceux-là. D'autant que les recrues hutues représentaient 80 %
de la population. On a ailleurs, formé des armées moins représentatives » (déjà
citée).
« La France était seule à avoir des contacts avec les uns et les autres, elle n'a pas
jugé les uns plus légitimes que les autres. [...] La France ne trie pas, ne distingue
pas. Elle parle alors avec les uns et les autres 575».

Hubert Védrine reconnaît formellement que, pour lui-même et François
Mitterrand, commettre un génocide n'est pas source de délégitimation. C'est bien
pourquoi la France a pu, et peut encore, rester l'alliée du Hutu power. Védrine fut
aussi de ceux, au sein du gouvernement, qui combattirent le projet de Cour pénale
internationale, aux côtés de l’Élysée et de l’État-major.
Lors d’un Conseil des ministres, Lionel Jospin, ministre d’État, osa critiquer la
politique africaine de Mitterrand - ce que ce dernier ne lui pardonna pas. Depuis
qu’il dirige le gouvernement, il laisse son ministre des Affaires étrangères bénir
. Cité par Le Canard enchaîné (Rocard l’Africain, 28/07/1999).
. In Confidences d’un Africain, op. cit. (cf. LdC du 10/11/1994).
573
. Le 15/05/1997, cité par La Croix du 17.
574
. Fayard 1996, 784 pages.
575
. Audition du 05/05/1998.
571
572

293

294

régulièrement la politique africaine de Chirac - comme lors de l'indécent périple
mauritanien, fin 1998. Ou la nimber de silence, comme à propos du CongoBrazzaville. Védrine joue aussi de ses contacts personnels dans les cercles fastueux
des pouvoirs algérien et marocain. À cette aune, le placide Josselin, ministre adjoint
en charge de la Coopération, fait presque figure de révolutionnaire.
Un conseiller de Matignon a l’air de s’étonner : « Il y a un triangle VédrineVillepin-Chirac qui fonctionne parfaitement et qui a tendance à nous
marginaliser. On a la désagréable impression que Chirac veut se réserver la
grande politique étrangère 576». Il y a eu comme un chassé croisé entre Dominique de
Villepin et Hubert Védrine : le premier, ancien directeur de cabinet du ministre des
Affaires étrangères Alain Juppé, a remplacé le second au poste de Secrétaire général
de l’Élysée. Faut-il, au triangle des trois E, rajouter un angle Q... comme Quai
d’Orsay ?
Depuis juin 1997, les réseaux et lobbies peuvent donc continuer assez
tranquillement leurs pratiques criminelles envers toute une série de pays africains :
guerres d’agression, maintien de dictatures par la fraude électorale, pillage des
ressources, détournement de l’aide publique. Ils vibrionnent d’autant plus librement
qu’ils ont été épargnés par les travaux de la mission d’information parlementaire sur
le Rwanda. Lors des Assises de la Coopération décentralisée, au printemps 1999, le
ministre Charles Josselin voulait proposer, à la tête du nouveau Haut conseil de la
Coopération, l’ancienne présidente Verte de la région Nord-Pas-de-Calais, MarieChristine Blandin. Le choix de cette militante, convaincue de la nécessité d’un autre
style de relations Nord-Sud, eût été un symbole fort. Le Premier ministre a mis son
veto, et imposé Jean-Louis Bianco - Secrétaire général de l’Élysée de 1982 à 1991,
au temps de Mitterrand.
Puisque Lionel Jospin choisit le profil bas, le Parti socialiste joue les vestales de
ce repli. C’est un ancien chevènementiste qui est chargé des relations internationales
au PS, Pierre Guidoni. Le 25 novembre 1998, les Verts organisaient une
manifestation contre les présupposés du Sommet franco-africain du Louvre. Guidoni
leur écrit : « En toute hypothèse, manifester aujourd’hui contre le sommet francoafricain prend un sens, qui n’échappera à personne, de désaveu de l’action du
gouvernement sur une question essentielle ». À observer la passivité de Matignon
face aux aventures criminogènes de l’Élysée en Afrique, on peut risquer une
explication indulgente : la question n’est pas « essentielle » pour Lionel Jospin. Mais
si pour le PS le sommet franco-africain - un show néocolonial imaginé par Giscard,
enflé par Mitterrand et Chirac - exprime le « sens » de « l’action du gouvernement
sur une question essentielle », il ne reste qu’un diagnostic possible : une rapide
recontamination par le syndrome françafricain. Au long de la guerre civile au
Congo-Brazzaville, l’attitude pro-Sassou de Pierre Guidoni et de Guy Labertit, le
“Monsieur Afrique” du PS, n’a pas infirmé cette hypothèse.
Il reste que Lionel Jospin est l’un des rares leaders politiques français, dans le
spectre qui va du RPF aux socialistes, à ne pas avoir adossé sa carrière à des
réseaux françafricains. Et à ne pas avoir envie de le faire : il « semble loin des
questions africaines », reproche Omar Bongo 577. Malgré le suivisme officiel, « entre
Matignon et l’Élysée, les relations avec l’Afrique sont l’un des rares sujets de
politique étrangère qui “fâchent” 578». Cette divergence a pesé dans l’heureuse issue
du coup d’État à Abidjan, fin décembre 1999. Jospin, par ailleurs, détient les clefs
de Bercy : autant que possible, il empêche Chirac d’aider ses amis Bongo, Eyadéma,
Sassou, Bédié ou Biya lorsque les huissiers du FMI sont à la porte. « Pas la moindre
petite ardoise magique sur la dette bilatérale du Gabon pour l’ami Omar 579».
Mais la fâcherie reste bien bordée. Le Président est englué dans les “affaires”, en
France comme en Afrique, à un degré que la plupart des Français peuvent
difficilement imaginer. Lionel Jospin n’a pu fréquenter les allées du pouvoir
hexagonal, jusqu’à l’avant-dernière marche, sans être totalement indemne. Il a
. Cité par Le Canard enchaîné du 07/04/1999.
. Interview du 13/01/2000 au Nouvel Observateur.
578
. Jean-François Bayart, Ombre africaine sur la cohabitation, in Croissance, 12/1999.
579
. Cf. Chirac/Jospin : Amitiés africaines, in LdC du 11/11/1999.
576
577

294

accepté, pour le scrutin présidentiel de 1995, que son allié au PS, Michel Rocard, lui
prête son “conseiller spécial pour l’Afrique”, Michel Dubois : « Michel Rocard a en
effet mis tous ses moyens financiers au service de Lionel Jospin 580».
Proche de la famille Jospin, mécène de Lionel, Richard Moatti a été apporteur
d’affaires pour le groupe Dumez, où officiait André Kamel - ex-ténor de la
Françafrique. Selon le Réseau Voltaire 581, Moatti aurait été l’aiguilleur des
commissions versées lors de l’implantation de grandes surfaces, par l’entremise de
sociétés panaméennes et luxembourgeoises. En 1994, il aurait procuré à Lionel
Jospin une partie des moyens de sa campagne pour le poste de Premier secrétaire du
PS. Le Canard enchaîné évoque des facilités de locaux et de personnel 582.
Quant aux Jospiniens, ils sont épinglés pour l’utilisation trop possessive des
ressources de la MNEF (Mutuelle nationale des étudiants de France), avec une
tentacule vers Taïwan et l’affaire Elf. André Tarallo, le “Monsieur Afrique” d’Elf,
serait une « proche connaissance » de Dominique Strauss-Kahn. C’est lui qui, en
1993, aurait demandé à Alfred Sirven de rémunérer, via un compte en Suisse, une
collaboratrice du futur patron de Bercy 583. Le portefeuille ministériel de ce dernier a
été emporté dans un tourbillon de révélations.
Certes, le stock total des casseroles de Jospin et de son courant politique
ressemble à celui d’une petite épicerie face aux supermarchés d’autres courants
socialistes et aux hypermarchés de la droite. Mais l’opinion peine à distinguer entre
la ponction des millions et le pompage des milliards, certes aussi condamnables dans
leur principe. Dominique de Villepin a beau jeu d’exposer, depuis le donjon de
l’Élysée, sa théorie de la dissuasion : « Il y a entre les deux têtes de l’exécutif une
sorte de pacte de bonne conduite. Et cela pour deux raisons : toutes ces affaires
nuisent à l’image de la France ; et chacun sait qu’il peut être demain à son tour
l’objet de nouvelles attaques et qu’il aura besoin de la neutralité, sinon de la
solidarité de l’autre 584». Une variante ampoulée du refrain : « Je te tiens, tu me tiens,
par la barbichette ».
Concluant cette troisième partie, je me permets de suggérer à Lionel Jospin que
de Villepin a probablement tout faux. Le Premier ministre sait, bien entendu, que la
« solidarité » ou même la « neutralité » de son rival annoncé à l’élection
présidentielle de 2002 sont des chimères. L’Élysée ne manquera pas, et ne manque
pas déjà, de distiller aux médias les références des articles surgelés à l’arrière de la
petite épicerie jospinienne. Question barbichette, Matignon n’a peut-être que
quelques poils à perdre : il a commencé de se les couper lui-même, avec les
démissions consécutives à l’affaire MNEF. En face, Jacques Chirac essaie par sa
jovialité de conserver ou retrouver la complicité des Français. Elle pourrait ne pas
résister à la révélation crue des mécanismes financiers grâce auxquels le Président a
construit sa carrière politique 585.
À une toute autre échelle que pour Lionel Jospin, ces mécanismes passent par
l’étranger, par l’Afrique en particulier, tordant depuis longtemps la politique
extérieure de la France. « L’image de la France », Monsieur de Villepin, en a pris
un sacré coup depuis trop longtemps. J’y reviendrai. Nous croyons pour notre part
qu’un ravalement lui ferait le plus grand bien.

. Cf. Pas de “cellule” pour Jospin, in LdC du 09/03/1995.
. Note 0409 de 1999, confortée ensuite par l’enquête de Jean-François Julliard, L’encombrant ami de Jospin a bien
négocié son tour de piste judiciaire, in Le Canard enchaîné du 19/01/2000.
582
. Ibidem.
583
. Selon Jean-Alphonse Richard, Comment l’affaire Elf rattrape DSK, in Le Figaro du 25/11/1999. Le ministre
dément avoir demandé quoi que ce soit. Pendant deux ans, il a été salarié par la Sofres dont le directeur Pierre Weil,
ami personnel de Loïk Le Floch-Prigent, a conclu au moins trois contrats avec Elf (cf. K. Laske, Deuxième mise en
examen pour DSK, in Libération du 29/01/2000). Par ailleurs, “DSK” connaissait « depuis très longtemps »
l’industriel du textile Maurice Bidermann, a déclaré Le Floch à la justice. En 1992, ministre de l’Industrie, il est
intervenu en faveur de Bidermann auprès du PDG d’Elf. « J’ai considéré que la lettre de Strauss-Kahn était un
ordre », avance Le Floch. Le financement de Bidermann par Elf s’est traduit par une “perte” de plus de 600 millions.
584
. Cité par Le Canard enchaîné du 24/03/1999.
585
. Éric Merlen et Frédéric Ploquin suggèrent la même chose dans L’Événement du 01/04/1999. Je les cite à
nouveau : Matignon sait que « l’affaire Elf, si elle débouche sur la mise au jour de la véritable histoire du groupe
pétrolier, par delà Roland Dumas, ébranlera l’édifice gaulliste ». Et il n’y a pas que l’affaire Elf...
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