Fiche du document numéro 31578

Num
31578
Date
Mercredi 16 octobre 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
33298
Pages
4
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Sur titre
Portrait
Titre
Philippe Morillon, 61 ans, ancien chef de la Forpronu, aide les SDF dans une communauté charismatique. Le général hanté
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un son de carillon trouble le silence du presbytère, face au Louvre,
en plein cœur de Paris. Le sacristain de Saint-Germain-l'Auxerrois, pose précipitamment un carton de vêtements usagés, rectifie la position et lance un martial, « Bonjour mon général ! ». L'homme en complet veston, un peu embarrassé, lui répond avec l'affection bourrue mais distante que l'on a pour un vieux sergent. Philippe Morillon reste prisonnier de son image de « général courage », comme le baptisèrent pompeusement les télévisions en 1993 quand on crut qu'il avait sauvé l'enclave musulmane de Srebrenica assiégée par les Serbes. Il gagna pour ce geste une citoyenneté honoraire de la république de Bosnie-Herzégovine, avec un passeport immatriculé 003, donné en personne par le président Alija Izetbegovic. Il l'a toujours dans la poche.

A la retraite depuis janvier, l'ancien patron des Casques bleus en Bosnie, vient comme chaque mardi déjeuner avec la communauté charismatique qu'anime le père Gitton. Dans la salle à manger qui sent l'encaustique, ils sont sept autour de la table. Il y a Jean-Luc l'ancien loubard qui travaillait sur des chantiers avant d'être saisi par la grâce, ou frère Vincent, qui depuis des années s'occupe des SDF. Après avoir créé l'Arche de Noé, un centre d'accueil près de la Porte de Clignancourt, le groupe souhaite lancer l'an prochain une « école d'évangélisation », où chaque année une vingtaine de jeunes voulant se consacrer à une mission parmi les exclus, s'y prépareront en communauté. « J'ai accepté de vivre avec eux totalement, d'être celui qui écoute et conseille et pas seulement un intendant » explique le général, contacté il y a quelques mois par son vieil ami le père Gitton.

Ses trois filles sont mariées depuis des années, aucune d'ailleurs avec des militaires. Sa femme est morte depuis peu. Cette « trop grande disponibilité de temps », il aurait pu la consacrer à la mer, sa vieille passion, barrant son Kelt de 8 mètres, ancré près de Dinard. Il a décidé de la mettre au service des autres. « Il est plus difficile d'aimer son voisin immédiat que de nourrir un amour désincarné pour les Eskimos, les bébés phoques ou toute autre cause lointaine », explique ce fervent catholique de toujours. Certains pourraient y voir un désir plus ou moins conscient d'expiation.

Deux fois dans sa vie d'officier, Philippe Morillon a donné sa parole. Deux fois, ces engagements pris ont été sacrifiés à la raison d'Etat. En Algérie, au tout début de sa carrière, jeune sous-lieutenant de la Légion, il participe à la tête de son régiment de blindés de reconnaissance au putsch d'avril 1961 contre de Gaulle. Par obéissance à ses supérieurs. Par fidélité à tous ceux qui, musulmans ou pieds-noirs, veulent encore croire que l'Algérie c'est la France. « C'était la fin d'un monde, mais pour moi et nombre de mes camarades, c'était la fin du monde », reconnaît aujourd'hui le général.

En Bosnie, trente-deux ans plus tard, il sauve l'honneur d'une Forpronu jusque-là inerte, en bloquant l'assaut serbe sur Srebrenica. Tout commence en mars 1993 quand, arrivant dans l'enclave avec une poignée d'hommes, il est pris en otage par une population affamée et terrorisée. Plus de la moitié des 60 000 habitants de l'enclave sont des réfugiés, rescapés d'autres massacres et d'autres exodes, campant dans les immeubles en ruine de la petite ville. Ils voient dans le patron des Casques bleus leur ultime bouclier, leur seule chance de briser l'indifférence du monde.

Une nuit, le général réussit à s'échapper de l'école où, de fait, il est prisonnier. « J'étais là marchant dans la neige en pleine obscurité et je me suis rendu compte que c'étaient eux qui avaient raison. » Il fait donc demi-tour. Le lendemain à l'aube, la foule hâve, femmes et enfants en première ligne, se presse autour de son blindé léger. Il monte sur le capot et lance: « Vous êtes désormais sous la protection des Nations unies. » Srebrenica est peu après proclamée « zone de sécurité » sous la protection de l'ONU.

En juillet 1995, l'enclave tombe aux mains des forces serbes qui liquident de sang-froid près de 8.000 personnes, mais les Casques bleus restent, l'arme au pied. Le nouveau patron de la Forpronu est le général Janvier. « Si je n'avais rien fait, ces mêmes massacres auraient eu lieu deux ans plus tôt. J'ai pourtant le sentiment d'avoir prolongé inutilement le calvaire des habitants de l'enclave », reconnaît l'officier, convaincu « qu'ils ont été sacrifiés à la raison d'Etat », y compris par les autorités de Sarajevo.

Nombre de ses pairs ne lui ont jamais pardonné cette gloire médiatique et ce « jeu perso », qui avait mis Paris et l'ONU devant le fait accompli. A l'unisson, les diplomates du Quai d'Orsay ne se privent pas d'ironiser sur les naïvetés politiques de l'ancien patron de la Forpronu. Il les assume.

« Pour un militaire, ce qui est blanc est blanc, ce qui est noir est noir ; pour le politique tout doit être gris, tout ne doit être qu'adaptation aux situations pour la poursuite du bien commun », écrit Philippe Morillon dans un livre récent, Paroles de soldat (Balland), des lettres à un futur jeune officier sur les servitudes et grandeurs du métier des armes. Avant tout, l'officier est un serviteur de la nation. « Après le putsch d'Alger, l'institution militaire a été bien inspirée de modifier le règlement faisant obligation de désobéir à tout ordre contraire à la loi. »

Ecœuré après l'Algérie et un peu suspect, Philippe Morillon décide d'abandonner les unités combattantes pour la technologie, passant des diplômes à Supelec. Il travaille à la Délégation générale de l'armement, puis commande des régiments de chars en Allemagne, près de la frontière tchèque, non sans quelquefois inquiéter ses supérieurs. Il propose ainsi, en cas d'attaque des forces du pacte de Varsovie, de foncer directement sur Prague pour y déclencher la révolution plutôt que de rester terré en défensive.

Né trop tard, Philippe Morillon garde la nostalgie de la coloniale, de l'aventure et du paternalisme civilisateur des officiers des Affaires indigènes comme l'était son père. « J'ai été frappé en retournant au Maroc du respect qui restait toujours, un demi-siècle plus tard, pour ces officiers à la Lyautey », affirme-t-il. Il ne cache pas tout ce qu'il doit à cet héritage: « En Bosnie tous me respectaient parce qu'ils sentaient que je les respectais. » Et il reconnaît aussi l'importance de la foi dans ses engagements. « A Srebrenica comme ici dans la communauté, je veux témoigner d'une espérance. »

En attendant le démarrage de « l'école d'évangélisation », il travaille à la préparation des Journées mondiales de la Jeunesse, à Paris en août prochain, qui chaque deux ans rassemblent à l'initiative des organisations catholiques plusieurs centaines de milliers de jeunes. Sur mandat de Matignon, il est l'interface entre l'épiscopat et les cabinets ministériels. Le héros de Srebrenica reste un symbole. « Cette image continue à me coller à la peau et sa durée me surprend », souligne-t-il. Pour lui, c'est une plaie toujours ouverte. Depuis la chute de l'enclave, il n'arrive plus à regarder les photos de ces jours de drame et d'espoir que sa femme avait méticuleusement classées dans un album.

Philippe Morillon en 5 dates



24 oct. 1935 Naissance à Casablanca.

Déc. 1956 Sous-lieutenant en Algérie.

1966 Commandant d'un régiment de char basé en Allemagne.

Sept. 1992 Commandant des forces des Nations unies en Bosnie.

4 avril 1994 Commandant de la Force d'action rapide (FAR).
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