Fiche du document numéro 31161

Num
31161
Date
Janvier 2015
Amj
Auteur
Fichier
Taille
336603
Pages
17
Urlorg
Titre
Rwanda 1994-2014 : le génocide à l’épreuve de la fiction
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Témoigner. Entre histoire et
mémoire
119 (2014)
Il y a 70 ans, Auschwitz. Retour sur Primo Levi

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François-Xavier Destors

Rwanda 1994-2014 : le génocide à
l’épreuve de la fiction
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Référence électronique
François-Xavier Destors, « Rwanda 1994-2014 : le génocide à l’épreuve de la fiction », Témoigner. Entre histoire
et mémoire [En ligne], 119 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 01 janvier 2016. URL : http://
temoigner.revues.org/1376 ; DOI : 10.4000/temoigner.1376
Éditeur : Fondation Auschwitz et de la mémoire d'Auschwitz ASBL
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Varia

Rwanda 1994-2014 :
le génocide à l’épreuve
de la iction
« Ubara ijoro ni uwariraye »
« Seul celui qui a connu la nuit peut la conter »
Proverbe rwandais

A Par François-Xavier

Destors, Auteur-Réalisateur –
IEP Paris

l n’y a pas de place pour les photographes sur les lieux de tueries, comme les marais ou la
forêt. Aucun passage d’aucune sorte où un étranger pourrait se fauiler entre les tueurs,
les tués et ceux qui doivent être tués. Aucune place pour une présence extérieure qui ne
pourrait évidemment pas survivre […]. Des images de notre vie de singes à Kayumba ou
de leur vie de reptiles dans les marais, ce serait inhumain, ce serait ajouter de la peine à
la soufrance des rescapés et, en plus, ça ne servirait à rien. Parce que ces images ne préciseraient rien à ceux qui ne l’ont pas vécu, sauf à illustrer une macabre farandole […]. L’intimité
du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu, à eux de devoir la dissimuler, elle ne se partage
pas avec n’importe qui. (Hatzfeld, 2007, p. 121)

I

Prononcée lors du tournage d’un ilm de iction dans son village, cette parole
d’Innocent Rwiliza, survivant du génocide, illustre le goufre d’incompréhension
qui sépare à jamais ceux qui ont traversé l’horreur et ceux qui l’ont vécue « à distance » et qui tentent, par le biais de la iction, de reconstituer la tragédie. Par son
ampleur, sa fulgurance et son insoutenable violence, le génocide des Tutsi du Rwanda
ébranle en efet toute faculté de penser et d’imaginer l’événement. Pourtant, parmi
le foisonnement d’œuvres artistiques qui construisent sa mémoire depuis vingt ans,
nombreux sont les cinéastes à avoir relevé le déi de la représentation. Aux côtés d’un
nombre considérable de documentaires, un peu plus d’une dizaine de longs-métrages
de iction ont ainsi vu le jour, réalisés dans leur grande majorité par des cinéastes
occidentaux en parallèle du temps de la reconstruction et de la justice. Ces ilms,
dont certains ont connu un succès mondial, à l’image d’Hôtel Rwanda (Terry George,
2004) et de ses trois nominations aux Oscars, ont constitué d’importants vecteurs
de la mémoire collective qui s’est forgée après les cent jours de 1994.
La théorie de l’irreprésentable, chère au réalisateur de Shoah (1985) Claude
Lanzmann qui estime que l’absence d’images directes de l’extermination des Juifs
d’Europe rend vaine toute tentative de représentation, a longtemps cristallisé les

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© Vivid Features / Nick Hughes – 2001

_ Hundred Days
Quand la violence se fait
obscène, et le génocide
spectacle… Ce plan large
du charnier de l’église de
Kibuye fait suite à une
longue séquence décrivant
de manière crue et frontale
le massacre des réfugiés
commis par les miliciens
Interahamwe. La question
de la violence extrême,
perpétrée essentiellement à
l’arme blanche (machettes,
gourdins cloutés), est
l’un des tropes de la
représentation du génocide
à l’écran, au risque de faire
du spectateur un voyeur.

débats sur la légitimité de la iction à interroger le crime des crimes. Néanmoins
partisans des « images malgré tout », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Georges
Didi-Hubermann, les ilms consacrés à l’itsembabwoko font abondamment référence
à la Shoah, grille de lecture référentielle auprès de cinéastes marqués par « l’ère du
témoin » et le « devoir de mémoire ». Le regard qu’ils engagent dans leur démarche
de création et qu’ils portent à l’écran soulève plusieurs enjeux d’ordre historique,
éthique et esthétique, tant vis-à-vis d’une vérité encore en train de s’écrire que de la
mémoire de victimes toujours traumatisées. Comment s’approcher au plus près de
l’événement en transgressant, par essence, le réel ? Comment donner à voir l’horreur
des cent jours sans tomber dans le spectacle, le voyeurisme ou le traumatisme visuel ?
Quelles stratégies narratives utiliser pour raconter l’inénarrable des survivants ?
Comment suggérer, par la iction, la nature même du crime, à savoir l’extermination
planiiée et systématique de plus de 800 000 Tutsi du Rwanda ?
Sous forme de bilan, le présent article montre comment, au nom du réalisme et
du « vraisemblable », les ilms qui abordent frontalement le génocide mettent en
scène les potentialités et les limites de la représentation. Il insiste également sur
les enjeux de l’espace cinématographique où s’élabore, pour le tiers comme pour le
rescapé, le langage d’une mémoire à recomposer.
RÉDIMER L’IMPUISSANCE DE 1994

La profusion de ces œuvres cinématographiques témoigne de la profonde blessure qu’incarne le Rwanda dans l’imaginaire du tiers occidental, indissociablement

Testimony Between History and Memory – n°119 / December 2014

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Readings

RWANDA 1994-2014 : LE GÉNOCIDE À L’ÉPREUVE DE LA FICTION

rattaché à un génocide marqué par son échec politique et médiatique. Aussi la plupart
des ictions s’inscrivent-elles, à l’instar des premiers documentaires difusés dès 1995
car pressés de rétablir la vérité des faits, dans une posture morale de dénonciation.
D’abord à l’égard de l’attitude des grandes puissances occidentales qui, malgré l’accumulation des pogroms et des avertissements, n’ont jamais voulu s’engager dans un
drame auquel seules les troupes armées du Front patriotique rwandais (FPR) ont
mis in en juillet 1994 ; ensuite vis-à-vis de la faillite collective des médias, qui n’ont
pas su informer, alerter et mobiliser l’opinion publique internationale sur la réalité
des massacres qui ont plongé le Rwanda dans l’abîme. Cette mauvaise conscience
occidentale explique en partie les raisons qui exhortent les cinéastes à faire œuvre
de réparation, en tentant de remédier à l’oubli et à l’invisibilité. Si le cinéma s’est
rapidement emparé du génocide, la première iction étant réalisée dès 1999, c’est
donc pour combler un vide : celui d’un discours historique encore confus en proie à
un révisionnisme rampant, et surtout celui des images qui, noyées sous une déferlante de clichés et d’amalgames, ne sont jamais vraiment parvenues à créer du sens.
En avril 1994, l’actualité était ailleurs. L’enclave bosniaque de Gorazde, prise
d’assaut par les Serbes, retenait toute l’attention des Nations Unies et des médias
occidentaux, tandis que la plupart des journalistes dépêchés sur le continent africain
étaient partis couvrir les premières élections libres et non raciales en Afrique du Sud.
Journalistes, cameramen et photographes parvinrent à rejoindre Kigali quelques
jours après l’attentat perpétré contre l’avion du président Juvénal Habyarimana.
Dans le chaos des premiers jours du génocide, isolés sur le terrain, ils connurent
les pires diicultés à exercer leur travail, confrontés à l’hostilité des tueurs à l’égard
de la presse ainsi qu’aux aléas techniques qui retardèrent l’envoi de leurs images à
leurs agences respectives (Réra, 2014, p. 35-96). Dans l’urgence et sans repères, les
médias occidentaux se réfugièrent dans les stéréotypes chers au continent noir.
Ils évoquèrent ainsi une « guerre interethnique » et une « violence barbare » qui,
justiiées par un antagonisme séculaire entre deux tribus rivales, noient le discours
dans des images recyclées. Rien ne permettait alors de décrypter le processus en
cours, bientôt étoufé par les nombreux reportages consacrés à l’évacuation des
ressortissants occidentaux lors de l’opération Amaryllis. Dans leur sillage, la quasitotalité des journalistes fut évacuée avec les derniers convois onusiens. Les dernières
images qui nous parvinrent du Rwanda furent celles de l’abandon et de la lâcheté,
avant un long silence.
Le génocide est une nouvelle fois relégué au second plan au retour des images, en
mai 1994, lorsque certains journalistes purent pénétrer dans les territoires libérés
par les troupes du FPR. Le déclenchement de l’intervention « humanitaire » française, l’opération Turquoise, s’accompagne d’un déferlement d’images. La confusion
ne cesse pas pour autant : les journaux télévisés présentent les centaines de milliers
de réfugiés hutu fuyant vers le Zaïre grâce au corridor mis en place par les Français
comme les victimes d’un génocide que la plupart d’entre eux viennent pourtant de
commettre. Après l’abondance des images de l’exode, celles de la « liturgie humanitaire » (Mesnard, 2002, p. 84) des camps de réfugiés organisés dans l’urgence à la

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Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

frontière zaïroise, éclipsent une nouvelle fois les centaines de milliers de victimes
qui jonchent les collines rwandaises et qui n’ont toujours pas de visages. À Goma,
les ravages du choléra provoquent un alux d’images isolées de mort, de maladie et
de pauvreté qui, inscrites dans le discours humanitaire, invitent à la schématisation,
voire à la banalisation.
Face à ce constat d’échec, les ilms de iction entendent restituer les images manquantes. À l’écran, la plupart des œuvres intègrent les images d’archives au cœur
de la narration, brouillant délibérément la frontière entre documentaire et iction
ain de garantir l’authenticité du récit. Elles emploient également abondamment
la igure du journaliste pour illustrer cet échec médiatique, relayant un questionnement plus politique sur la capacité de mobilisation des images, leur exploitation
émotionnelle et les complexités de la représentation. Au nom du « plus jamais ça »,
les cinéastes se font un devoir moral de dénoncer les stéréotypes véhiculés par les
médias de l’époque ain d’authentiier l’événement sans le dénaturer. Malgré cela,
qu’il soit positionné comme personnage principal (Un Dimanche à Kigali, Lignes de
Front) ou secondaire (Hundred Days, Hôtel Rwanda, Shooting Dogs, Shake Hands
with the Devil…), le reporter, au même titre que le politicien ou le militaire, fait
souvent l’objet d’un portrait simpliicateur et caricatural, facilitant l’identiication
du spectateur occidental et suscitant chez lui la honte et la culpabilité. Ainsi, tout en
regrettant « l’amalgame entre les responsables de l’information, afairés à hiérarchiser les nouvelles du monde du haut de leur tour d’ivoire, et les envoyés spéciaux sur
le terrain, s’eforçant de remplir au mieux leur mission d’information », Nathan Réra
note à juste titre que « d’un ilm à l’autre, la question des médias est réduite à une
série de lieux communs : elle est un chifon rouge que les cinéastes n’hésitent pas à
agiter, pour mieux dénoncer le mutisme de l’Occident face au dernier génocide du
XXe siècle. » (Réra, 2014, p. 347) Ce constat rappelle que les possibilités ofertes par
la iction, qui proposent d’immerger le spectateur au cœur de l’action et d’inscrire
l’événement dans le registre de l’émotion, se révèlent, dans le cas du génocide des
Tutsi du Rwanda, non sans ambiguïtés.
DES HÉROS « FABRIQUÉS » QUI FONT ÉCRAN

« La iction, dans cette relation au réel et à la vérité historique, est à la fois un
risque et une chance : le risque est évident (anachronisme, déformation et même
vulgarité, interprétation sauvage, téléologie de l’histoire), mais la chance c’est la
possibilité de montrer ce qui n’était pas visible, d’aborder des sujets que l’histoire
traditionnelle ne touche pas, c’est d’essayer de comprendre grâce à la reconstitution
au sens presque judiciaire du terme, le vécu de ceux qui n’ont jamais parlé, jamais
témoigné, les oubliés de l’histoire. » (Veyrat-Masson, 2008, p. 65) « Inspirés de faits
réels » ou « tirés d’une histoire vraie », comme le précisent dans la plupart des cas
des cartons d’ouverture, les ilms revendiquent d’emblée au spectateur l’authenticité d’un récit idèle à la vérité historique. Dans leur grande majorité, ils emploient
pour cela une esthétique réaliste et cherchent à susciter l’adhésion du spectateur

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(1) Le ilm a été tourné dans
la banlieue de Johannesburg,
en Afrique du Sud, où le décor
de l’hôtel a été reconstitué.
Les seules images de Kigali qui
apparaissent à l’écran sont issues
de repérages antérieurs.
(2) Le ilm a provoqué de
nombreuses polémiques au
Rwanda, glissant sur le terrain
politique. Réfugié en Belgique
depuis 1996, Paul Rusesabagina
s’est depuis livré à des attaques
en règle contre l’actuel chef
du gouvernement rwandais –
contre lequel il a créé un parti
d’opposition – jusqu’à épouser la
thèse révisionniste du « double
génocide ». Les rapports de la
MINUAR indiquent notamment
que Paul Rusesabagina aurait
plusieurs fois tenté de faire
évacuer les soldats onusiens
postés à l’entrée de l’hôtel, et qu’il
aurait fourni les listes comprenant
les noms des réfugiés de
l’hôtel aux généraux de l’armée
gouvernementale. (Amadou
Deme, oicier sénégalais de
la MINUAR, « Hotel Rwanda :
Setting the record straight »,
24 avril 2006).
(3) Interview de Terry George par
Jeremy Duns, « Life as a Hero »,
The Bulletin, 24 février 2005.

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en facilitant son identiication aux protagonistes principaux, à travers lesquels se
dévoile toute la progression dramatique. Dans le cas de ces ictions destinées à une
audience occidentale, le risque d’euphémisation et de réécriture de l’histoire est
d’autant plus grand lorsque ce « génocide populaire », selon l’ouvrage éponyme de
Jean-Paul Kimonyo, est représenté à travers un prisme individuel qui éclipse la
mémoire des « oubliés », celle des victimes.
C’est notamment le cas d’Hôtel Rwanda, le ilm qui a rencontré le plus d’échos
auprès du grand public et qui, face à l’ignorance généralisée autour de la tragédie
au moment de sa sortie, avait la responsabilité d’inscrire le génocide des Tutsi du
Rwanda dans les consciences collectives et de permettre au spectateur d’en saisir les
mécanismes et les enjeux. Seul ilm du corpus à n’avoir pas été tourné au Rwanda1,
alors que tous les autres ont fait du retour sur les lieux de l’extermination une condition nécessaire de leur authenticité, Hôtel Rwanda véhicule une vision romancée
et lacunaire du génocide, perçu à travers une igure controversée et modelée selon
les critères traditionnels du héros hollywoodien. Le scénario du ilm s’appuie sur
le témoignage de Paul Rusesabagina, un hôtelier hutu devenu le gérant du luxueux
hôtel des Mille Collines transformé, au moment du génocide, en camp de réfugiés.
Celui que la presse américaine a surnommé le « Schindler africain », en référence
à l’industriel allemand Oskar Schindler auquel Steven Spielberg a consacré une
iction à grand succès, airme avoir sauvé plus de 1 200 réfugiés des grifes des miliciens. L’acte héroïque de cet « homme ordinaire » (Rusesabagina, 2007), qui a été
depuis reçu et récompensé par les plus hautes autorités américaines, est cependant
fortement mis en cause à la fois par les survivants de l’hôtel, qui lui reprochent sa
cupidité, son opportunisme et sa proximité avec les autorités génocidaires, ainsi
que par les rapports oiciels de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au
Rwanda (MINUAR)2. Le ilm qui le premier fait la lumière sur les événements met
donc en scène un héros atypique et contesté dans le huis clos d’un sanctuaire qui
fait igure d’exception dans le déroulement du génocide.
Le réalisateur nord-irlandais Terry George, heureux de trouver là « l’histoire parfaite pour un ilm : un thriller politique fascinant, une romance bouleversante et, plus
que tout, une histoire universelle du triomphe du bien contre le mal »3, propose une
version manichéenne et aseptisée qui tend à une réécriture de l’histoire du génocide.
Les rares éléments historiques proposés au spectateur ne permettent d’entrer dans
la construction politique et raciale du génocide, d’identiier ses responsables et d’en
analyser les causes. Le ilm s’ouvre par exemple sur un extrait de la Radio Télévision
Libre des Mille Collines (RTLM) dénonçant sur fond noir l’asservissement séculaire
des Hutu par les Tutsi. À aucun autre moment du récit, cette propagande haineuse
n’est déconstruite, livrant ainsi le discours historique en pâture aux négationnistes.
De même, la question cruciale de la division entre Hutu et Tutsi n’est abordée que
lors d’une brève discussion entre un journaliste occidental (Joaquin Phoenix) et
un homologue rwandais, sans que les implications sociales et idéologiques des stéréotypes annoncés ne soient évoquées. Laissé libre et quelque peu confus dans son
jugement, le spectateur assiste ainsi à l’irruption d’une violence raciale qui demeure

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© Haut et Court – 2005

_ Shooting Dogs
La plupart des ilms
de iction consacrés au
génocide des Tutsi du
Rwanda adoptent le point
de vue d’un personnage
occidental, censé
faciliter l’identiication
du spectateur à qui les
ilms sont pour l’essentiel
destinés. Protagonistes
impuissants, honteux, voire
complices, leurs portraits
relèguent souvent les
victimes du génocide au
second plan. Dans Shooting
Dogs, le père Christopher,
en choisissant de mourir
aux côtés des Rwandais,
véhicule une position
morale acceptable. Dans ce
cas, la iction, en se voulant
consolante et cathartique
pour le spectateur
occidental, tend à une
réécriture de l’histoire.

inexpliquée. Au prix de nombreuses invraisemblances qu’il serait trop long de relater
ici, Hôtel Rwanda perpétue les clichés de la représentation de l’Afrique au cinéma
d’Hollywood. Ses conventions narratives – prisme individuel, linéarité du récit,
résolution et happy ending, le héros sortant indemne du génocide – accentuent à
la fois l’invisibilité des victimes et le danger que la iction ne se substitue, dans la
mémoire collective, aux faits pourtant établis.
Dans le même registre sentimentaliste, le film britannique Shooting Dogs
(Michael Caton Jones, 2006) s’expose à des risques similaires. Précisant dès l’ouverture qu’il s’inspire de faits réels, le ilm met pourtant en scène deux héros occidentaux
inventés pour les besoins d’un récit une nouvelle fois destiné à susciter l’empathie
d’une audience occidentale. Œuvre d’un cinéaste rompu lui aussi aux conventions
hollywoodiennes, le ilm raconte l’histoire de l’École technique oicielle (ETO) de
Kicukiro, à Kigali, où s’étaient réfugiés plus de 2 500 Tutsi sous la protection d’un
bataillon belge de la MINUAR qui y avait établi son quartier général. L’expérience
et les rencontres de David Belton, journaliste et co-producteur du ilm pour la BBC,
envoyé couvrir les événements au Rwanda en avril 1994, sont à l’origine du scénario.
À l’écran, deux Britanniques, un prêtre et un jeune enseignant bénévole assistent,
impuissants, à l’abandon des réfugiés de l’ETO par le contingent onusien. Efrayé
par l’issue à laquelle tous semblent condamnés, le jeune volontaire décide de partir
avec le dernier convoi. À l’inverse, le prêtre choisit de rester auprès des réfugiés,
massacrés par les miliciens Interahamwe peu après le départ des Belges.

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Readings

(4) Shooting Dogs a été renommé
Beyond the Gates, un titre
aux consonances religieuses
évidentes, ain de favoriser la
circulation du ilm aux États-Unis.
(5) Hundred Days, Dossier de
presse. Au téléobjectif, Nick
Hughes a notamment ilmé
l’un des rares plans « directs »
des massacres : l’exécution de
plusieurs Tutsi à un barrage situé
non loin de l’école française SaintExupéry. Ces images, qui ont
fait l’objet de recadrages et de
manipulations, ont été difusées
à travers le monde. Signalons
à ce titre le documentaire
ISETA: Behind the Roadblock
(Juan Reina, Kenya/Rwanda,
2008), dans lequel Nick Hughes
cherche à identiier les tueurs et
les victimes qui igurent sur ses
images.
(6) Propos recueillis par Mark
Doyle, « First Rwandan Genocide
ilm hits screens », BBC News,
28 octobre 2002.

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Le destin du prêtre, interprété par John Hurt, assume une position moralement
acceptable qui permet la projection d’un idéal humaniste au détriment de la véracité4.
Car en réalité, aucun prêtre n’est resté à l’ETO durant le génocide. Le père belge
Peeters, responsable de la paroisse depuis trente ans, a été évacué avec les derniers
ressortissants, le 11 avril 1994. En même temps qu’elle passe sous silence la compromission et la résignation de l’Église catholique, cette position tend à minimiser
l’attitude du monde occidental qui a, dans son ensemble, préféré fermer les yeux sur
le drame qui se déroulait au Rwanda. Comble de l’hypocrisie, une journaliste de la
BBC invective à l’écran les Casques bleus, dénonçant la perpétration d’un génocide
si ces derniers décident de partir. Or, aucune équipe de la BBC n’était présente sur
les lieux lors de la prise de décision du contingent belge, et le terme si important de
« génocide » n’a pas été employé par les médias britanniques avant la in du mois
d’avril. Cette relecture trompeuse de l’histoire amène à penser que les médias avaient
la capacité, dès les premiers jours du génocide, de mobiliser l’opinion publique en
décryptant le processus en cours. Enin, les réfugiés de l’école n’ont pas été massacrés
à l’intérieur de l’école par les miliciens comme le décrit le ilm. La réalité a été bien
plus terrible. Près de 2 000 d’entre eux ont tenté de rejoindre à pied le quartier général des forces onusiennes, à quelques kilomètres, avant d’être arrêtés par les Forces
armées rwandaises (FAR) et contraints à une marche de la mort sous le supplice des
miliciens. Ils furent ensuite tous massacrés par la Garde Présidentielle près de la
colline de Nyanza, et les femmes violées jusqu’à la tombée de la nuit.
À l’inverse, Hundred Days (2001) prend le contrepied de ces conventions narratives. Son réalisateur, le Britannique Nick Hughes, connaît bien le Rwanda : journaliste freelance au service de l’agence Worldwide Television News (WTN), il a couvert
les années de guerre et se trouve à Kigali lorsque le génocide débute. Témoin de
l’inimaginable, de sa « fenêtre avec vue sur Auschwitz », il demeure profondément
meurtri par son expérience rwandaise et l’échec de ses images5. Craignant que le
génocide tombe dans l’oubli et le déni, Hughes participe à l’élaboration de plusieurs
documentaires et témoigne au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Dès 1999, le désir de provoquer une réelle prise de conscience collective l’exhorte à
s’engager pour la première fois sur le terrain de la iction, impliquant les Rwandais
dans la production et les tournages.
Seul ilm du corpus à épouser l’entière perspective des Tutsi, et certainement le
moins connu, Hundred Days raconte le destin d’un jeune couple, Josette et Baptiste,
pris au piège du génocide à Kibuye, à l’ouest du pays, avec leurs familles respectives.
Je n’allais pas mettre en scène une star occidentale incarnant une sorte de héros dans
le ilm : un volontaire humanitaire, un journaliste qui sauve des gens. Cela n’est pas arrivé.
Ce serait donc complètement injuste : le génocide rwandais est une expérience rwandaise6.

Le réalisateur ne cède pas à la tentation de faciliter l’identiication du spectateur
par l’héroïsation des protagonistes occidentaux. À l’écran, ces derniers, qu’il s’agisse
de prêtres, de journalistes ou de militaires, font l’objet de portraits sans concessions.

Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

Tour à tour racistes, déloyaux, manipulés ou complices, ils sont les adjuvants de la
trahison du monde occidental.
De même, Nick Hughes se refuse d’imaginer toute possibilité d’happy ending,
contrairement aux ilms susmentionnés dans lesquels la douleur s’arrête à la in
du génocide.
Le problème avec le génocide rwandais est que tout le monde a commencé à faire des ilms
sur l’humanité des gens et la possibilité d’un espoir survivant au génocide. On ne devrait pas
faire ce genre de chose avant d’avoir établi qu’il n’y a aucun espoir, que rien de bon n’émane
de cet événement singulier. (Cieplak, 2012, p. 221)

Aussi la majorité des personnages introduits au début du ilm succombent lors du
massacre de l’église du Home Saint Jean, à Kibuye, tandis que les deux protagonistes
principaux, qui échappent au génocide, en subissent les conséquences traumatiques
et luttent pour survivre. Josette, qui est tombée enceinte suite aux viols répétés
du prêtre qui la maintenait en otage, abandonne cet enfant conçu dans la haine au
pied d’une cascade. Il sera toutefois recueilli par un enfant soldat, exposant ainsi
le spectateur aux multiples déis de la réconciliation et de la reconstruction auquel
les nouvelles générations doivent se confronter.
Dès ses premières minutes, le ilm rejette enin les explications simpliicatrices
qui décrivent le génocide comme un événement tribal et spontané. Un dialogue
entre le bourgmestre de Gitesi, en préfecture de Kibuye, et le prêtre de la paroisse,
révèle d’emblée la planiication politique du génocide, la compromission de l’Église
catholique et l’exhortation au meurtre lancée, aux côtés des autorités militaires, à
l’ensemble de la population villageoise. Cependant, malgré de bonnes intentions,
le ilm pêche par le jeu limité des acteurs et surtout par la spectacularisation de la
violence. Le massacre des réfugiés, ilmé depuis l’intérieur de l’église, expose frontalement le spectateur à un tel déchainement de coups et un tel déchirement des
corps qu’il se fait voyeur. De même, lors d’une autre séquence dévoilant l’incendie
d’une station d’essence où plus d’une cinquantaine d’enfants tutsi ont été enfermés,
le spectateur, confronté au constat désolant de la violence et de la brutalité, ne peut
que détourner le regard.
LA MISE EN SCÈNE DE LA MÉMOIRE TRAUMATIQUE

Ain de contourner les diicultés de la représentation du génocide, plusieurs
ilms de iction proposent de nouvelles formes narratives. Certains opèrent ainsi
des ruptures formelles au cœur de la narration en mettant l’accent sur l’expérience
traumatique de leurs protagonistes. Dans une moindre mesure, ces ilms appartiennent à un nouveau genre cinématographique qui a émergé dans le sillage de la
ilmographie de la Shoah. Le cinéma post-traumatique vise ainsi « à permettre de
comprendre comment le génocide a été rendu possible, puis à recréer chez [son]
public un trauma second, capable de rééditer ou de rappeler de très loin le trauma

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(7) En mai 1994, Jean-Christophe
Klotz accompagne Bernard
Kouchner, envoyé par l’ONU
en mission de médiation
ain de faciliter un échange
de population entre la zone
libérée par le FPR et la zone
gouvernementale. Alors que le
génocide bat son plein, il réalise
un reportage sur un prêtre
occidental qui cache des enfants
tutsi dans sa paroisse. Grièvement
blessé à la hanche par une rafale
de mitraillette, il est rapatrié en
urgence en France. Ses images
feront l’ouverture du journal
télévisé, mais captées au Rwanda
via le satellite, elles révèleront la
cachette aux miliciens.
(8) Cette citation et la suivante
proviennent de l’entretien mené
par Irène Berelowitch avec JeanChristophe Klotz, dans le dossier
de presse du documentaire Kigali.
Des images contre un massacre,
dossier de presse, 2006.

164

RWANDA 1994-2014 : LE GÉNOCIDE À L’ÉPREUVE DE LA FICTION

originel des événements, de manière à ce qu’il puisse s’identiier à ceux qui les ont
subis ou qui y ont assisté. » (Baron, 2011, p. 398) Il ne s’agit naturellement pas ici
de traumatiser frontalement le spectateur, mais bien « de produire chez [lui] une
image d’après traumatique, une image qui répète formellement le choc de la rencontre originelle avec l’atrocité – à la fois l’œil témoin des atrocités et la rencontre
cinématographique ultérieure avec les images de l’atrocité. » (Hirsch, 2004, p. 19)
Le scénario de Lignes de Front (2010) se nourrit ainsi des expériences traumatiques de son réalisateur, Jean-Christophe Klotz, envoyé spécial de l’agence CAPA au
Rwanda en 19947. À l’instar de Nick Hughes, lui aussi habité par la responsabilité du
témoin, l’ancien journaliste a vécu jusque dans sa chair l’échec de ses images. Délaissant des fonctions profondément remises en cause, Klotz a ressenti le besoin d’explorer d’autres territoires, ain de contourner « l’impossibilité de décrire le monde de
manière frontale, journalistique […], de raconter, de trouver les mots et les images
justes8. » L’ancien journaliste s’est donc mué en cinéaste. Son documentaire, Kigali,
des images contre un massacre (2004) puis la iction susnommée forment ainsi les
deux volets d’un témoignage intimiste sur l’incapacité de mobilisation des images,
au cœur d’un cheminement qui s’apparente à une sorte de thérapie par l’image. La
réalisation de Lignes de Front, qu’il commence à écrire en parallèle de son documentaire, lui permet ainsi de « puiser dans [son] humanité la matière du ilm, de traduire
en iction, en histoire, en émotions, en sensations, des idées qu’ [il] exprimait jusqu’à
présent sous la forme de discours. »
Le ilm dévoile le portrait psychologique d’Antoine Rives, un journaliste cameraman qui se rend au Rwanda en compagnie de Clément, un jeune étudiant hutu à la
recherche de sa iancée tutsi. Le génocide bat son plein. Confronté à la fois aux limites
d’une position de reporter devenue rapidement insoutenable, à la vision brutale de la
mort de masse et de la brutalité, puis à la disparition inopinée de Clément, Antoine
Rives bascule progressivement dans un univers où le réel est altéré. Les symptômes
du post-traumatic stress disorder dont le protagoniste est victime accompagnent sa
lente descente en enfer. Hallucinations, état dépressif, voire suicidaire, cauchemars,
refus d’accepter la réalité : l’état d’Antoine empire notamment via la perte de ses
repères, provoquée par ses allers et retours entre Paris et Kigali. Plongé dans une
spirale autodestructrice, il init par partir seul à la recherche de son acolyte et, en
parallèle, de ses propres limites. Abandonnant sa caméra, sa folie le mènera au plus
près de l’horreur, incarnée par « Monsieur la Bête », le chef des miliciens.
Rongé par ses angoisses, sa culpabilité et par les crises de démence que provoquent la vision des cadavres entassés, l’état post-traumatique du journaliste amène
le spectateur aux frontières du réel et de l’imaginaire, allant jusqu’à « brouiller la
frontière temporelle entre images d’archives et images ictives. » (Réra, 2014, p. 364)
À cet égard, Nathan Réra rappelle à juste titre le risque énoncé par Paul Ricoeur, de
la « séduction hallucinatoire de l’imaginaire » :
Si nous suivons jusqu’au bout cette pente descendante qui, du « souvenir pur », conduit
au souvenir-image […], nous assistons à un renversement complet de la fonction imageante,

Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

qui déploie, elle aussi, son spectre depuis le pôle extrême que serait la iction jusqu’au pôle
opposé qui serait l’hallucination. […] En nous portant au pôle hallucinatoire, nous mettons à
découvert ce qui constitue pour la mémoire le piège de l’imaginaire. » (Ricoeur, 2000, p. 64)

Ces distorsions donnent lieu à des manipulations à mi-chemin entre fantasme et
réalité, qui, tout en reléguant l’histoire rwandaise au second plan, tendent là encore
à une réécriture de l’histoire.
Un Dimanche à Kigali (Robert Favreau, 2006) et Shake Hands with the Devil
(Roger Spottiswoode, 2008), deux ictions canadiennes consacrées au génocide des
Tutsi du Rwanda, explorent aussi la mémoire traumatique de leurs protagonistes,
là encore témoins occidentaux du génocide. Comme pour Lignes de Front, le protagoniste principal d’Un Dimanche à Kigali est un journaliste, Bernard Valcourt9.
Ce dernier, venu au Rwanda pour réaliser un documentaire sur les ravages du sida,
tombe amoureux de Gentille, une Rwandaise hutu – dont le physique et la relation
entretenue avec l’homme blanc, autant de stéréotypes tutsi aux yeux des génocidaires, précipiteront le destin de la jeune femme – qu’il épouse, mais dont il perdra la
trace au cœur du génocide. Avec le génocide en toile de fond, cette romance constitue
le prisme principal à travers lequel le spectateur perçoit le traumatisme engendré
par l’horreur. Brisant la linéarité chronologique, la structure du ilm s’appuie sur un
montage parallèle entre l’avant et l’après-génocide. Ces lashbacks, accentués par les
contrastes de couleurs et les ruptures provoquées par la proximité des séquences
de bonheur et d’innocence avec celles de la violence et de l’humiliation, créent les
conditions du traumatisme. La séquence de la torture de Gentille par Modeste,
l’ancien cameraman de Valcourt, est à ce titre particulièrement emblématique. Trois
niveaux de temps s’alternent, la violence est suggérée à travers l’ombre de la jeune
femme, mais jamais frontalement, et sa soufrance uniquement imaginée à travers
Valcourt, qui arpente les lieux du crime, hanté par ses souvenirs et la voix de sa bienaimée. L’acte génocidaire, en l’occurrence le viol, demeure inatteignable et invisible.
À l’instar de Lignes de Front, Un Dimanche à Kigali prend ses distances avec le
cours des événements en proposant une rélexion sur l’échec des images. Le ilm
entremêle dans une mise en abîme les images ilmées par le journaliste, avant et
après le génocide, et celles, impossibles, du temps du génocide. Le ilm s’ouvre sur
le retour de Valcourt à Kigali dès le mois de juillet 1994, sur les ruines du génocide.
Sur la route, il croise un vieil homme qui déambule tel un fantôme avec un crâne
dans les mains. Choqué, Valcourt reste igé sur place. Lorsqu’il se saisit de sa caméra
pour le ilmer, l’homme est déjà parti, tournant le dos à Valcourt comme à ceux qui
ont fermé les yeux sur la tragédie. Valcourt est arrivé trop tard, et ne peut ilmer
l’incommensurable douleur des rescapés. De même, comme l’un de ses amis tutsi
l’airme, « les caméras ne peuvent rien contre les machettes » : dans sa tentative
de fuite, Valcourt abandonne sa caméra. Lors de la scène inale, alors que Valcourt
accompagne Gentille dans la mort, les images du journaliste réapparaissent, airmant la nécessité des images pour contrer le déni de l’existence des victimes, tout
comme les images du cinéaste qui comblent le vide des cent jours clament haut et fort

Testimony Between History and Memory – n°119 / December 2014

(9) Un Dimanche à Kigali est
l’adaptation cinématographique
du premier roman de l’écrivain
québécois Gil Courtemanche,
Un Dimanche à la piscine de
Kigali, publié en octobre 2000,
inspiré par ses nombreux
déplacements au Rwanda en tant
que correspondant de politique
internationale pour Radio
Canada.

165

Readings

(10) Entretien d’Olivier Barlet
avec Raoul Peck à propos de
Sometimes in April, « Je ne
pouvais pas quitter le Rwanda
sans rien faire », Africultures,
octobre 2006.
(11) Propos recueillis par Sylvie
Dauvillier, Arte Magazine, n° 8,
16-22 février 2008, p. 30.
(12) Entretien d’Olivier Barlet
avec Raoul Peck, op. cit.
(13) Olivier Milot,
« Quelques jours… qui feront
date », Télérama, n° 3031,
13 février 2008.

166

RWANDA 1994-2014 : LE GÉNOCIDE À L’ÉPREUVE DE LA FICTION

– sans doute de manière un peu trop pesante – la puissance mémorielle du cinéma.
Adapté de l’autobiographie du lieutenant-général Roméo Dallaire, commandant
des troupes des Nations Unies durant le génocide, Shake Hands with the Devil est
une plongée dans la mémoire post-traumatique d’une igure emblématique de la
« faillite de l’humanité » au Rwanda. Là aussi, le temps est fragmenté par le biais des
lashbacks : le ilm oscille entre l’après, dévoilant l’ancien militaire (joué par l’acteur
canadien Roy Dupuis) assailli par les symptômes post-traumatiques, le temps des
alertes et des menaces, et celui du drame. Le passé submerge le présent, chaque
souvenir précipitant le retour du protagoniste dans le bureau d’une psychologue.
Au fur et à mesure que les souvenirs remontent à la surface, la violence des images
mentales plonge le pendant ictif du général dans une spirale qui le conduira jusqu’à
une tentative de suicide. Focalisé sur l’intensité des chocs traumatiques ressentis
par le général, le ilm met l’accent sur les symptômes dont il est victime. Les troubles
hallucinatoires se multiplient, dévoilant un personnage hanté par les visages des
cadavres et par les voix de ses collègues qui, mêlées à son monologue intérieur,
accentuent la descente aux enfers. Au prix d’une reconstitution hyperréaliste et
d’une narration classique, le ilm retombe dans les travers d’Hôtel Rwanda et de
Shooting Dogs, jouant sur la culpabilité occidentale et cédant à une esthétisation de
la violence qui sert de catalyseur à la folie d’un héros monopolisant tous les regards.
Parmi les ictions consacrées au génocide des Tutsi du Rwanda, Sometimes in
April (Raoul Peck, 2005) constitue à ce jour l’exemple le plus abouti du cinéma posttraumatique. Le réalisateur haïtien, qui se déinit lui-même comme un « cinéaste du
tiers-monde »10 et « un passeur de mémoire porté par tous ceux qui [lui] ont raconté
leur histoire »11, a imposé ses conditions à cette commande d’HBO : « un ilm fait à
partir de personnages rwandais, tourné de leur point de vue, sur place au Rwanda
et dans la langue de mon choix, issu d’une recherche sur place qui me permette de
voir et d’écouter et qui me laisse encore le choix de refuser12. » Après deux années
passées à recueillir des témoignages, à éplucher les archives et à établir la matrice
d’un scénario composite, le cinéaste en reviendra avec la conviction absolue de sa
nécessité et l’ambition de faire « un ilm qui embrasserait toute la dimension théorique, politique et humaine de cette tragédie13. »
La structure narrative du ilm, extrêmement fragmentée dans le temps et l’espace,
recherche avant tout la déstabilisation, la rupture de toute continuité ain d’entrer
dans la dynamique d’un processus traumatique de la remémoration qui peut refaire
surface à tout instant. S’inspirant de l’histoire biblique d’Abel et Caïn, le ilm raconte
l’histoire de deux frères hutu : Augustin, ancien lieutenant des Forces armées rwandaises (FAR) devenu par la suite instituteur, et Honoré, ancien journaliste extrémiste de la RTLM emprisonné au TPIR d’Arusha. Ce dernier incite son frère à lui
rendre visite en prison ain qu’il puisse connaître, dix ans après les événements, la
vérité sur le destin de l’épouse tutsi d’Augustin et de leurs enfants. Le truchement
de plusieurs mémoires traumatiques placées au centre du dispositif, la fréquence
des changements de perspectives entre les deux frères, l’ancienne épouse d’Augustin
et celle avec laquelle il tente aujourd’hui de se reconstruire, permettent d’accéder à

Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

© HBO – Tous droits réservés – 2005

_ Sometimes in April
L’un des procédés narratifs
mis en œuvre pour
contourner les problèmes
de la représentation
du génocide consiste à
explorer la mémoire posttraumatique des rescapés.
Dans cette séquence de
Sometimes in April, Martine
(Pamela Nomvete) revient
dix ans après sur les lieux de
son traumatisme. Hantée
par les voix de celles qui
ont perdu la vie, elle ne
peut afronter le réel.
Ce retour précipite les
souvenirs qui reviennent
par lashbacks interposés,
fragmentant ainsi la
temporalité narrative à
l’image des soufrances
post-traumatiques des
survivants.

une mémoire plurielle qui, renforcée par l’alternance temporelle entre 1994 et 2004,
explore le présent de la justice, du pardon et de la réconciliation qui se conjuguent
avec le souvenir obsédant du génocide.
À l’image des survivants, les protagonistes du ilm sont des personnages détruits,
en constante lutte avec les conséquences du génocide. La construction formelle du
ilm, qui s’articule autour de l’identité traumatique des protagonistes, épouse les
caractéristiques des symptômes psychologiques. Elle se manifeste d’abord par des
monologues intérieurs et introspectifs qui placent les survivants dans l’errance face à
des questions obsessionnelles et sans réponses. Ces doutes irrésolus hantent les personnages rescapés. Augustin soufre à plusieurs reprises de tremblements, de larmes,
de nausées et de troubles de la respiration. Martine, la nouvelle femme d’Augustin,
est également hantée par les images intrusives du passé. Lorsqu’elle retourne sur les
lieux du massacre dont elle a réchappé, des voix intérieures se bousculent dans son
esprit et lui font perdre tout contrôle, tandis que les douleurs des blessures physiques
contractées en 1994 l’assaillent de nouveau. Malgré sa résistance, elle fuit, incapable
d’afronter le poids du passé, tout comme Augustin, à qui il faudra du temps pour
parvenir à pousser la porte de la cellule où son frère l’attend. En s’appuyant sur une
lecture extrêmement rigoureuse de l’histoire, habilement montée à l’écran avec des
images d’archives de la colonisation jusqu’aux images télévisées qui illustrent le
décalage du traitement médiatique, Sometimes in April amène le spectateur au plus

Testimony Between History and Memory – n°119 / December 2014

167

Varia

RWANDA 1994-2014 : LE GÉNOCIDE À L’ÉPREUVE DE LA FICTION

près des soufrances des survivants tout en dénonçant les causes du génocide. Si la
violence est omniprésente, elle demeure à distance ou simplement hors champ : sans
occulter la brutalité, la narration éclaire plutôt les conséquences psychologiques et
physiques des blessures provoquées par le génocide.
DE LA FUSION DE L’ÉVÉNEMENT ET DE SA REPRÉSENTATION

(14) Notons également l’emploi
de nombreux Rwandais dans la
logistique et la production des
ilms de iction. C’est notamment
le cas pour Edouard Bamporiki
ou Kivu Ruhorahoza, tous deux
rescapés du génocide qui,
forts de ces expériences, sont
passés derrière la caméra pour
réaliser des ilms de iction,
respectivement Long Coat
(2009) et Matière Grise (2013),
ancrés dans le Rwanda post
génocide.
(15) Francesco Fontemaggi,
« Le Rwanda chair à iction »,
Libération, 18 février 2004.
(16) Shooting Dogs, Dossier de
presse, p. 13.
(17) Francesco Fontemaggi, « Le
Rwanda chair à fiction », op. cit.
(18) Raoul Peck, www.hbo.com/
ilms/sometimesinapril/interviews,
consulté le 11 mars 2009.

168

La violence des traumatismes du génocide se retrouve dans l’espace même du
tournage qui confronte de nouveau, pour les besoins de la reconstitution, les rescapés à leurs douloureux souvenirs et à leurs bourreaux d’hier. Au nom du réalisme et
d’une certaine éthique, tous les cinéastes, à l’exception de Terry George, le réalisateur
d’Hôtel Rwanda, ont en efet pris le risque de tourner sur les lieux mêmes des massacres en employant des Rwandais, rescapés ou génocidaires, pour la iguration et
plus rarement pour des rôles parlants14. « C’était une condition sine qua non », avance
ainsi Raoul Peck. « La seule manière, moralement, de pouvoir faire ce ilm, c’est de
raconter une histoire à travers le regard des Rwandais eux-mêmes. Je n’aurais pas
pu tourner ailleurs, sinon je me serais senti voyeur15. » S’ils reconnaissent qu’il est
particulièrement diicile de demander aux survivants de revivre des scènes particulièrement anxiogènes, les cinéastes insistent sur leur volonté de témoigner. Michael
Caton Jones, sur le tournage de Shooting Dogs, se souvient « qu’il y avait chez eux
un désir profond de recréer ces scènes avec beaucoup de précision. Ils intervenaient
sans cesse pendant le tournage, en expliquant comment telle ou telle chose s’était
produite16. » Au sujet de leur collaboration avec les rescapés, les cinéastes font part
d’une approche minimaliste, basée sur la parole et l’écoute. Raoul Peck évoque le
tournage d’une séquence dans les marais, où « il y avait 250 igurants : des rescapés
qui sortaient des marais, et des rebelles tutsi qui venaient les libérer. Soudain, il
y a eu un grand silence. Je n’avais pas encore donné d’indications pour la mise en
scène, mais tout s’est mis en place tout seul, et tous les gestes étaient réels. Comme
s’ils remontaient à la mémoire des corps. J’ai laissé tourner, sans rien dire, pendant
cinq, six minutes. L’histoire se déroulait autour de nous, c’était incroyable. On a
dépassé le stade d’un ilm17… ». L’espace ilmique se pare pour certains survivants
d’une dimension cathartique : il s’agit de libérer une parole étoufée par la nécessaire
cohabitation avec les tueurs, de parler au nom des disparus, de lutter contre l’isolement, le sentiment d’abandon et l’oubli. « Lorsque j’étais celui qui disait peut-être
devrions-nous arrêter », poursuit le cinéaste haïtien, « les Rwandais m’exhortaient
à faire une autre prise. Ils me disaient : ne vous inquiétez pas, nous aurons le temps
de pleurer. Mais le monde doit connaître notre histoire18. » Il s’agit de trouver dans
le même temps une manière de donner sens à sa propre existence, en restaurant
par le « devoir du survivant » un lien avec le reste de l’humanité, celui-là même que
l’entreprise génocidaire visait à exclure.
Cette fusion entre l’événement et sa représentation ictionnelle a suscité de vives
interrogations. Des polémiques sont nées au sujet de la distribution des rôles lors
des castings. Ainsi, à propos du tournage du ilm Opération Turquoise (Alain Tasma,

Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

2008), consacré comme son nom l’indique à l’intervention française de juin 1994,
Annie Laliberté évoque le danger de la stigmatisation :
Des igurants adultes aux traits ins et au nez étroit jouent les Tutsi, lesquels côtoient
des Hutu trapus, le nez très épaté. Ils ont été choisis parce que leurs traits grossissaient les
stéréotypes courants, alors qu’en réalité l’ethnicité n’est pas afaire de physionomie, mais bien
de conscience identitaire. » (Laliberté, 2008, p. 56)

Adressée à l’ensemble des ilms tournés au Rwanda, cette critique a été réfutée
par les cinéastes, qui évoquent plutôt une distribution « naturelle ». Raoul Peck
explique ainsi qu’il « n’était pas question de demander aux candidats s’ils iguraient
ou non parmi les rescapés, mais nous leur expliquions longuement notre démarche
et nous les interrogions pour savoir quel rôle ils étaient prêts à jouer19. » De même,
Nick Hughes précise qu’il n’a pas « séparé les gens en groupes ethniques : des Hutu
jouaient des Tutsi, et des Tutsi jouaient des Hutu. Dans Hundred Days, l’homme le
plus méchant du ilm, le préfet qui a organisé les tueries est un Tutsi. Mais il savait
comment agir comme un préfet hutu. » (Cieplak, 2012, p. 224) Sur le tournage d’Opération Turquoise, Nadine Irankunda, l’assistante du réalisateur, explique cependant
que « les bourreaux sont tous Hutu. Jamais aucun Tutsi n’aurait accepté de jouer
ce rôle20. » Ces nouvelles confrontations pour les besoins de la caméra n’ont pas été
sans problèmes. Ainsi, sur ce même tournage, une rescapée a reconnu, parmi les
quatre miliciens qui la poursuivaient lors d’une séquence du ilm, celui qui l’avait
réellement pourchassée en 1994 alors qu’elle n’avait que huit ans. Lors d’une autre
scène reconstituant les massacres de Bisesero, un survivant confronté à un milicien
qui le menaçait a failli le blesser avec sa lance. « Et si je le tuais vraiment, qu’est-ce
que vous feriez ? », a-t-il lancé à Nadine Irankunda21. Les scènes de reconstitution,
où le passé s’actualise au présent du tournage, ont placé les cinéastes et leurs équipes
dans un état de vigilance permanent.
Le surinvestissement des rescapés lors des tournages des ilms de iction les
expose aussi à des accidents traumatiques. Les tournages ont tous nécessité la présence de psychologues assurant un travail de prévention et assistant les rescapés
qui, face à la reconstitution des tueries, des barrages, des cadavres factices, sont
victimes de crises hallucinatoires. « Chez les survivants, la mémoire se présente à
la façon d’une outre dont la béance, mal refermée, ne vient pas à bout des “lashs”
traumatiques qui, à tout moment, viennent perturber le cours des événements de
la vie normale », précise la psychanalyste Régine Waintrater :

(19) Entretien d’Olivier Milot
avec Raoul Peck, « J’ai voulu
faire un ilm de référence sur le
génocide au Rwanda », Télérama,
18 novembre 2008.
(20) Olivier Milot, « Ne pas
être pudique face à l’horreur »,
Télérama, 22 août 2007.
(21) Cécile Deffontaines, « La
mémoire dans la peau », Le
Nouvel Obs, 18-24 août 2007.

La trouée de mémoire se substitue alors au souvenir organisé, remettant constamment
en question le processus nécessaire de l’oubli. Telles qu’elles apparaissent dans le témoignage,
ces reviviscences sont très proches de la perception sensorielle originale : elles se présentent
sous la forme d’images « plus réelles que le réel » qui replongent le survivant dans la réalité
de là-bas. (Waintrater, 2003, p. 95)

Testimony Between History and Memory – n°119 / December 2014

169

Readings

RWANDA 1994-2014 : LE GÉNOCIDE À L’ÉPREUVE DE LA FICTION

Ainsi, lors du tournage de Shooting Dogs, un témoin se rappelle que « lorsque les
Interahamwe ont commencé à se presser autour de l’école de Kicukiro en brandissant
couteaux et machettes, les élèves se sont mis à hurler. Des classes entières ont été
saisies de panique, les élèves pensaient que tout recommençait22… ». Autre exemple,
lors d’une séquence tournée dans les marais du Bugesera pour le ilm Sometimes
in April, une rescapée a cru reconnaître dans un tas de faux cadavres en latex son
mari, assassiné dix ans auparavant : « c’était irrationnel », explique le psychologue
rwandais Diogène Kajuka. « Cette femme s’est retrouvée plongée dix ans en arrière,
sans plus pouvoir faire de distinction entre la réalité et la iction23. » Au cœur de
l’espace ilmique, le cinéaste se heurte ici aux limites de son travail. Pour parvenir
à une représentation qu’il désire la plus proche de la réalité historique, le cinéaste
pousse les Rwandais jusque dans leurs retranchements, au risque de les faire basculer. « La scène n’a de sens que si j’arrive à amener les gens aux franges du souvenir,
de la mémoire », confesse Alain Tasma. « On lirte avec quelque chose de dangereux.
Est-ce que notre sincérité est un gage suisant ? On n’a aucune certitude quand on
fait cela. Il faut y aller, au risque de se planter24. »
Tout génocide est un crime contre l’imaginaire. Le travestissement des fondements de l’imaginaire des communautés humaines, par la propagation de fantasmes
destructeurs, porte en efet les germes d’une confrontation entre réalité et iction.
Aussi les tiers qui font le choix de la iction sont-ils portés par un « devoir d’imaginaire » (Diop, 2009, p. 365) qui, dans leur démarche de création, doit permettre
l’ouverture de nouveaux champs symboliques intégrant l’Autre dans le même espace.
Après tout, comme l’écrit la réalisatrice Marie-France Collard :
N’est-ce pas la fonction particulière de l’art et de la culture de proposer une médiation
singulière entre réel et imaginaire ? N’est-ce pas un des rôles majeurs de l’art de proposer ce
type de réparation, quand c’est sa fonction même qui a été afectée ? N’est-ce pas celui des
artistes de travailler à réparer ce qui a été déconstruit, dans l’ordre du symbolique25 ?

(22) Colette Braeckman,
« Des tournages qui sèment la
panique », Le Soir, 7 avril 2006.
(23) Francesco Fontemaggi, « Le
Rwanda chair à fiction », op. cit.
(24) Cécile Deffontaines, « La
mémoire dans la peau », op. cit.
(25) Marie-France Collard,
« Rwanda. À travers nous
l’humanité », in Rwanda. Récit du
génocide, traversée de la mémoire,
La Pensée et les Hommes, n° 71,
p. 169.

170

Dans sa quête absolue du réalisme, la mise en iction du génocide comporte aussi
des risques. La prédominance du regard occidental dans le corpus audiovisuel du
génocide a ainsi fait écran à la transmission de la mémoire, renforçant l’anonymat
des victimes. Ce type de représentation perpétue un jeu de miroirs qui nuit depuis
toujours au regard porté sur le continent noir, noyant le génocide dans les stéréotypes d’une Afrique condamnée par elle-même à la violence, et perpétuant le miroir
déformant de l’homme blanc à travers lequel le Rwanda s’est façonné depuis la colonisation. Les ilms qui s’appuient sur les conventions narratives hollywoodiennes ont
également montré leurs limites. Comme l’indique le philosophe Jacques Rancière,
« invoquer l’irreprésentable, cela doit vouloir dire autre chose. Une telle monstruosité ne peut pas se représenter comme une suite logique de causes et d’efets portés
par des sujets incarnés, parce que cette logique lui confère de facto une acceptabilité
intelligible et sensible. » (Rancière, 2006, p. 235)

Témoigner entre histoire et mémoire – n°119 / Décembre 2014

Par le biais de la représentation de la mémoire post-traumatique, d’autres propositions ilmiques montrent que la mise en scène cinématographique d’un génocide
relève d’une écriture spéciique, d’« une écriture du retrait ou de l’excès, capable
d’exprimer à la fois l’impossibilité de parler et l’impératif de la parole, et de faire
sentir l’inadéquation entre mots ou images et de tels événements », tout l’enjeu
du cinéma consistant « à prendre conscience des limites de la représentation et
de faire de ces limites la mesure et le moyen de son propre pouvoir. » (Baron, 2011,
p. 404) Ces ilms ont mené à la déconstruction des modèles narratifs traditionnels,
à l’avènement de nouvelles formes de récit et au brouillage des genres. Ce dispositif de visibilité repose sur un pacte implicite, ou plutôt un compromis passé entre
le témoin et le tiers dans une relation basée sur l’écoute, au sein duquel les choix
éthiques et esthétiques du tiers constituent autant de conditions de possibilité de
la représentation. ❚
Version révisée de l’article Adresses au tiers et postures des tiers dans le partage des mémoires présenté
lors d’un atelier scientifique organisé par Marion Froger et Djemaa Maazouzi – Université de
Montréal, du 26 au 28 avril 2012.

BIBLIOGRAPHIE
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in Les Écrans de la Shoah. La Shoah au regard du cinéma, Revue d’histoire
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in Film and Genocide, ed. by Kristi M. Wilson and Tomas F. CrowderTaraborrelli, University of Wisconsin Press, 2012.
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