Fiche du document numéro 31062

Num
31062
Date
Lundi 17 janvier 1994
Amj
Fichier
Taille
273794
Pages
4
Titre
Lettre ouverte à Monsieur Ntaryamira Cyprien
Nom cité
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Lieu cité
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Fonds d'archives
CRF
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
Ce jeudi 13 janvier 1994, l'Assemblée Nationale vous a désigné pour exercer les hautes
charges de Président de la République du Burundi. La Cour Constitutionnelle statuera sur la régularité
de votre élection à la Magistrature Suprême et nous attendons son verdict.

Néanmoins, il nous a semblé opportun de vous adresser d'ores et déjà cette petite lettre pour
attirer votre aimable attention sur l'une des questions les plus épineuses que les dirigeants de demain
seront appelés à gérer.

Comme vous le savez, notre pays vit une tragédie. Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1993,
une poignée de militaires insensés ont commis l'irréparable. Ils ont assassiné le Président de
la République, Son Excellence Melchior NDADAVYE, et certains de ses
collaborateurs. Ce fut le premier complot contre le peuple burundais. Nous nous
réjouissons très sincèrement que vous n'ayez pas été parmi les victimes de ce drame.

Le deuxième complot n'allait pas tarder. Des dizaines et des dizaines de
milliers, voire des centaines de milliers de citoyens innocents furent sauvagement
massacrés sur la quasi-totalité du territoire national. Nombre d'autres compatriotes
devaient également perdre la vie à la suite des dérapages dans le rétablissement de l'ordre ou des
règlements de compte observés ici et là.

À la lumière de ces tristes événements, nous voudrions soumettre à votre attention et à votre
conscience l'un des problèmes majeurs auquel la nation burundaise est aujourd'hui confrontée. II
s'agit de la sécurité des minorités ethnique et politique. En effet, à travers ce qu'il
est désormais convenu d'appeler le génocide d'octobre 1993, les événements qui
ont caractérisé la crise que nous vivons en ce moment ont clairement montré
qu'aussi bien sur le plan ethnique que politique, ces minorités sont menacées
d'extermination dans notre pays.

Il vous souviendra que sous l'instigation de l'appareil politico-administratif du FRODEBU,
les tutsi et les hutu de l'opposition ont été enchaînés et massacrés à coups de machettes, de lances, de
flèches, de marteaux ou de gourdins. Leurs corps ont été jetés dans les latrines, dans les fosses
communes ou dans les rivières lorsqu'ils n'étaient pas brûlés vifs. Ces massacres odieux n'ont
épargné personne : hommes, femmes, enfants et vieillards, tous ont subi ce traitement. Même les
femmes enceintes étaient éventrées pour que les tueurs s'assurent qu'il n'y ait d'âme qui survive.

Nous disons que ce crime contre l'humanité a été commis sous l'instigation de l'appareil
politico-administratif du FRODEBU. En effet, des membres du Gouvernement ont propagé des
messages qui n'étaient rien d'autre qu'une incitation à la haine et aux massacres des tutsi et des hutu
de l'opposition présentés comme les ennemis de la démocratie et les assassins du Président de la
République. Les Gouverneurs de Province, les Administrateurs communaux, les Chefs de zone et les
Chefs de colline, tous du FRODEBU depuis le mois de juillet 1993, ont organisé la population hutu
du FRODEBU pour massacrer leurs frères tutsi et hutu de l'opposition. Des Directeurs d'écoles et
des Enseignants ont tué les enfants dont ils avaient la charge. Ce sont enfin les responsables et les
membres du FRODEBU qui ont fourni les bandes de tueurs.

Au nom des parents des victimes, au nom des rescapés de ce génocide odieux
et tous ceux qui, au présent comme à l'avenir, restent-sous cette menace du
génocide, nous en appelons à votre conscience et vous adressons quatre requêtes à
cet effet.

PREMIEREMENT :

II faut condamner le génocide d'octobre 1993. Au lendemain de la tentative du
putsch qui a coûté la vie au Chef de l'Etat, toutes les forces politiques, morales et sociales se sont
levées comme un seul homme pour condamner cet assassinat. Nous nous étonnons par contre de voir
que jusqu'aujourd'hui, aucune instance officielle n'ait élevé la voix pour fustiger le génocide qui
constitue pourtant l'autre acte de la tragédie d'octobre 1993. Que ce soit au Gouvernement ou au
Parti au pouvoir, il se distille un discours sibyllin qui, loin de condamner cet acte, donne l'impression
de le couvrir et de l'excuser.

En vous disant cela, nous n'ignorons pas que le Parti FRODEBU qui est coupable de ce
génocide est aussi le vôtre. C'est précisément là qu'un homme qui veut assumer les responsabilités
auxquelles on veut vous destiner doit prendre de la hauteur et se départir des attitudes partisanes.

DEUXIEMEMENT :

Il faut à tout prix écarter les criminels de la direction du pays. Aujourd'hui,
nous vivons une situation paradoxale où les fossoyeurs de la paix, ceux-là même qui ont tranché les
gorges de leurs compatriotes, se donnent les airs d'hommes responsables engagés dans l'œuvre de
pacification et de réconciliation nationale. Cela heurte toutes les consciences. Il faut que tous ces
Gouverneurs, tous ces Administrateurs, tous ces Chefs de zone, tous ces Chefs de colline, tous ces
Directeurs d'école et nous en passons, qui ont pris part d'une façon ou d'une autre dans le génocide
d'octobre 1993 soient immédiatement relevés de leurs fonctions. La pacification est à ce prix.

Et s'il vous est donné de former demain un nouveau Gouvernement, personne ne comprendra
que ces Ministres comme MINANI Jean, NIYONKURU Shadrack, NYANGOMA Léonard,
NGENDAHAYO Jean-Marie, KABUSHEMEYE Ernest, N'FAKIE Charles et GAKORYO Lazare
reviennent sur la scène politique. La pacification est aussi à ce prix.

Si vous partagez avec nous les idéaux de paix et de sécurité pour ce pays, il faudra mettre sur
pied un Gouvernement composé d'hommes et de femmes qui rassurent tout le monde. II faudra vous
entourer d'hommes et de femmes qui ont les mains propres, capables d'impulser la dynamique de la
réconciliation nationale et sensibles à l'incontournable devoir de tout dirigeant d'assurer la protection
aux minorités ethnique et politique menacées.

TROTISTEMEMENT :

Il faut absolument poursuivre tous les criminels en justice. L'histoire récente du
Burundi indépendant est marquée par des violences cycliques qui ont versé trop de sang des
innocents. Dans un élan sublime de réconciliation nationale, les Barundi s'étaient accordé un pardon
mutuel, à travers le pacte du 5 février 1991 qu'est la Charte de l'Unité Nationale. Nous nous rendons
malheureusement compte que tous les bons principes auxquels le peuple burundais avait souscrit ont
été dramatiquement contournés par les démons de la division ethnique. Force est aujourd'hui de
constater qu'au Burundi, la vie humaine pourtant sacrée n'a aucune valeur. Il faut la protéger si nous
ne voulons pas soumettre notre pays à la loi de la jungle. Cela passe notamment par le fait d'opposer
la rigueur de la loi à tous ceux qui, pour un titre ou un autre ont porté atteinte à la vie de leurs
compatriotes. En disposer autrement serait apporter une caution au génocide d'octobre
1993 et laisser le crime dans l'impunité. À cet égard, nous tenons à vous prévenir contre les
dangers qui menaceraient la sécurité de ce pays si d'aventure, le nouveau pouvoir envisageait de
noyer la responsabilité du génocide d'octobre 1993 dans une amnistie qui serait une injure à la
mémoire de tous nos compatriotes disparus du seul fait de leur ethnie ou de leur appartenance
politique.

QUATRIEMEMENT :

Il faudra désormais diriger le pays de manière à assurer la sécurité aux
citoyens en général et aux minorités ethnique et politique en particulier. En adoptant la
Constitution, le 9 Mars 1992, le Burundi s'est engagé dans une démocratie pluraliste.
Malheureusement, avec le virus ethnique qui tue inexorablement, la démocratie est devenue
l'ethnocratie et avec elle, la dictature du nombre. Une nouvelle approche de notre système politique
s'avère donc indispensable pour permettre à ceux qui n'ont pas le poids du nombre de leur côté de
garder de la place au soleil ou de vivre tout simplement.
Notre souci n'est pas de prendre le pouvoir comme certains esprits mal intentionnés voudraient le
faire accréditer.

Nous estimons cependant que, quels que soient les mécanismes de Gouvernement les minorités, ici
ethnique et politique, ont le droit inaliénable à la vie et à à l'épanouissement de leur personne. Tel est le
défi majeur posé à la nation burundaise et à nos dirigeants de demain. Ceci est d'autant plus
préoccupant qu'en ce moment, le FRODEBU est en train d'armer massivement ses militants. Ce
qu'on appelle la GEDEBU n'est en effet qu'une milice qui se prépare à une guerre ethnique qui ne
fera qu'empirer la situation. Le Gouvernement est donc interpelé : il faut qu'il prenne ses
responsabilités et désarme tous ceux qui jouent au guerrier sans avoir embrassé la carrière des armes.

Aux missions diplomatiques accréditées à Bujumbura, aux représentants des organisations
internationales et à toute la communauté interationale qui reçoivent cette lettre en copie, nous lançons
un vibrant appel.

Hier, le 21 octobre 1993, tout le monde s'est levé pour condamner avec nous l'ignoble
assassinat du Président de la République. Trois mois plus tard, nous demandons qu'avec la
même détermination, ils condamnent fermement le génocide d'octobre 1993 qui
constitue le deuxième complot qui a endeuillé le peuple burundais. À aucun moment de
l'histoire, le génocide n'a été considéré comme relevant d'une affaire intérieure. Il a toujours été
considéré comme un crime contre l'humanité.

Au nom de cette même humanité, nous en appelons à la communauté internationale pour qu'elle
soit aux côtés du peuple burundais dans la lutte contre ce crime.

Fait à Bujumbura le 17 janvier 1994

Les signataires.

Copie pour information à :

- Les Membres du Gouvernement (Tous)

- Assemblée Nationale (Tous)

- Mr. le Représentant du Secrétaire Général de
l'ONU à Bujumbura

- Mr, le Représentant du Secrétaire Général de
l'OUA à Bujumbura

- Missions Diplomatiques (Toutes)

- Amnesty International

- Minority Right's Groups

- Partis Politiques (Tous)

- Confessions Religieuses (Toutes)

- Ligues des Droits de l'Homme (Toutes)

- Associations de Ia Société Civile (Toutes)

- Presse Publique et Privée.
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