Fiche du document numéro 31057

Num
31057
Date
Juin 2022
Amj
Fichier
Taille
3828462
Pages
12
Titre
Billets d'Afrique No. 318
Nom cité
Mot-clé
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Cote
No 318
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
NÉGATIONNISME
RELAXE ATTENDUE POUR
NATACHA POLONY
Poursuivie pour contestation de l’existence du génocide des Tutsis, Natacha Polony a été
relaxée le 20 mai 2022 par le tribunal judiciaire de Paris. Elle avait déclaré en 2018 que l’on
avait affaire, dans le cas du génocide des Tutsis, à « des salauds face à d’autres salauds »,
entendant par­là les organisateurs du génocide et le Front patriotique rwandais (FPR). Le
tribunal a jugé qu’elle n’avait pas l’intention de nier le génocide des Tutsis. Il n’en reste pas
moins que les propos tenus établissent une équivalence morale problématique entre les
auteurs du génocide et ceux qui y ont mis fin.
Le dimanche 18 mars 2018, sur les
ondes de France Inter, a lieu comme
chaque semaine « Le duel : Natacha
Polony, Raphaël Glucksmann ». Raphaël
Glucksmann évoque la parution récente du
livre de Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du
silence, qui confirme que « la France a aidé
des troupes génocidaires, alors même que le
génocide a eu lieu ». L’essayiste déplore que
« l’État français a toujours été..., n’a toujours
pas été capable de faire la lumière sur son
passé », ce à quoi la journaliste Natacha Polony rétorque : « Je pense en effet qu’il est
nécessaire de..., d’ouvrir les archives, de les
déclassifier, qu’il est nécessaire d’essayer de
regarder en face ce qu’il s’est passé à ce moment­là. Et qui n’a rien, finalement, d’une
distinction entre des méchants et des gentils. Malheureusement, on est typiquement
dans le genre de cas où on avait, j’allais dire,
des salauds face à d’autres salauds et, hélas... ». Son interlocuteur ne la laisse pas
poursuivre : « Quels salauds et quels autres
salauds ? » Natacha Polony explique : « C’està­dire que... Je pense que..., il n’y avait pas
d’un côté les gentils et de l’autre les méchants danscette histoire. »
Pas d’intention de nier
le génocide des Tutsis
Le 27 juillet 2018, Ibuka­France et la Ligue
internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) déposent plainte sur le
fondement de l’article 24 bis de la loi du
29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui
punit, depuis 2017, d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende « ceux
qui auront nié, minoré ou banalisé de façon
outrancière [...] l'existence d'un crime de
génocide » lorsque ce crime a donné lieu à
une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale, ce qui
est le cas du génocide perpétré contre les
Tutsis. La LICRA n’ayant pas payé à temps la
consignation nécessaire, ce sont trois associations qui se sont retrouvées sur le banc
des parties civiles lors du procès qui s’est tenu les 1er et 2 mars 2022 : Ibuka France, ainsi que la Communauté rwandaise de France
(CRF) et le Mouvement contre le racisme et
pour l’amitié entre les peuples (MRAP), qui
s’étaient jointsàla plainte.
Entendue en premier, Natacha Polony a
déclaré qu’elle avait parfaitement connaissance du « génocide rwandais » [sic] et
qu’elle n’avait jamais eu l’intention de le nier
ou de le minimiser. Elle a expliqué qu’il lui
paraissait important de dénoncer le régime
dictatorial de Paul Kagame, même si c’est
bien le FPR qui a mis fin au génocide. Elle a
précisé qu’elle avait repris l’expression « salauds face à d’autres salauds » à Rony Brauman. Le journaliste Patrick de Saint­Exupéry,
premier témoin à charge, s’est déclaré
« choqué » par cette formule, mais n’y a pas
vu de négationnisme, sinon du « confusionnisme », au sens de ce qui crée la confusion
et permet ensuite une forme de négationnisme. Il n’a pas reconnu la théorie du
« double génocide », qui prête fallacieusement au FPR le fait d’avoir commis un génocide contre les Hutus, ce qui est une des
manières de contester le génocide des Tutsis. L’écrivaine Scholastique Mukasonga a au
contraire estimé que les propos de Natacha
Polony relevaient bien de cette théorie.
L’historien Stéphane Audoin­Rouzeau a ensuite pris la parole pour présenter le négationnisme du génocide des Tutsis. La
particularité de ce génocide est que ceux
qui étaient en train de le préparer accusaient en même temps faussement les Tutsis
de vouloir exterminer les Hutus, ce qui justifiait le génocide des Tutsis comme réaction
d’autodéfense préventive. « On accuse ceux
qu’on va exterminer de vouloir nous exterminer et cela fournit l’argument de l’extermination », a résumé l’historien. Revenant
sur la thèse du « double génocide », il a précisé qu’elle avait trouvé un écho en France,
au niveau de l’État et chez certains journalistes comme Pierre Péan et Judi Rever.
Autre témoin à charge, Espérance MutuyisaBrossard a déclaré que les propos de Natacha Polony, dont elle respectait le travail jusqu’alors, constituaient pour elle une forme
de négation du génocide. Cité ensuite,
l’écrivain Serge Farnel a, après Stéphane Audoin­Rouzeau, analysé les propos de Natacha Polony à l’aune de la ligne éditoriale de
l’hebdomadaire Marianne, dont elle a pris
la direction de la rédaction en septembre
2018, soit six mois après avoir tenu les propos incriminés. Une ligne éditoriale qui tend
à nier le génocide des Tutsis en en attribuant
laresponsabilité aux Tutsis eux­mêmes.
Rony Brauman était le premier témoin de
la défense. « Je ne savais pas qu’on pouvait
se retrouver devant le tribunal pour avoir dit
que Kagame est un salaud », a­t­il d’emblée
annoncé. Selon lui, le terme de « salauds »
s’applique à ceux qui, au nom du FPR, ont
commis des exactions. Cela ne veut pas dire
que leurs actes soient équivalents au génocide, que l’ancien humanitaire a pris soin de
distinguer des autres crimes de masse et
crimes contre l’humanité. L’audition des témoins de la défense s’est poursuivie le lendemain 2 mars avec Carla Del Ponte.
L’ex­procureure des tribunaux internationaux pour l’ex­Yougoslavie et le Rwanda
avait été nommée à ce poste en 1999. Elle a
confirmé les propos de Natacha Polony en
déclarant qu’il y avait pour elle « des mauvais des deux côtés ». Elle a dit avoir été destinataire d’une liste de treize épisodes dans
lesquels c’étaient « des Tutsis » qui avaient
commis des crimes contre l’humanité ou
des crimes de guerre. Le président Kagame,
d’abord d’accord pour que le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR) enquête sur ces accusations, a ensuite changé
d’avis et, selon Carla Del Ponte, obtenu le
non­renouvellement du mandat de celle­ci
par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
L’ancienne magistrate a estimé que le fait
d’évoquer les crimes du FPR n’est pas une
manière de contester ou de minorer le génocide perpétré contre les Tutsis. Johann
Swinnen, ancien ambassadeur de Belgique
au Rwanda jusqu’en 1994, a clos le défilé des
témoins de la défense. Il a insinué que l’on
savait dès 1994 que l’attentat contre l’avion
du président Habyarimana avait été commis
par des « militaires tutsis » (une thèse rejetée
par la justice française). Il a ensuite demandé que soit accueilli sereinement le travail
de Judi Rever, au nom de la vérité et de la
justice nécessaires à la réconciliation des
Rwandais, avant de dénoncer la répression
mise en œuvre par les autorités rwandaises
actuelles.
La 17e chambre du tribunal judiciaire de
Paris a rendu son jugement le 20 mai 2022.
Elle a estimé qu’invitée à s’exprimer sur la
responsabilité de la France dans la survenue
du génocide des Tutsis, Natacha Polony n’a
plus été en mesure de s’expliquer à partir
du moment où Raphaël Glucksmann a relevé l’expression « des salauds face à d’autres
salauds », dans laquelle il a vu une référence
implicite à la théorie du « double génocide »,
ce qui, comme en témoigne la suite de leur
échange, n’était pas ce que Natacha Polony
voulait dire. Le tribunal conclut : « De ses
paroles ne ressort pas une contestation de
l’existence du génocide, même au moyen
d’une minoration outrancière de la souffrance et la qualité des victimes, une telle interprétation résultant d’une extrapolation
des propos en cause ». Natacha Polony a
donc été relaxée. Ibuka France et le MRAP
ont faitappel.
Équivalence morale entre
les génocidaires et le FPR
Cette relaxe était prévisible. Natacha Polony n’avait pas l’intention de nier le génocide
des Tutsis. Elle voulait s’attaquer au régime
de Paul Kagame. Le problème est que ce
lien systématique entre le génocide des Tutsis et les crimes du FPR est un des moyens
utilisés par les négationnistes. Un peu
comme si, à chaque fois que l’on parlait de
la Shoah, on évoquait les crimes commis par
les Alliés contre la population allemande,
tendant ainsi à les mettre sur le même plan
que l’anéantissement des Juifs d’Europe.
Natacha Polony, tout comme ses témoins
Rony Brauman et Carla Del Ponte, se sont
défendus de confondre génocide et crimes
de masse, extermination des Tutsis et crimes
du FPR. Ils les ont distingués explicitement,
tout en renvoyant leurs auteurs dos­à­dos :
« des salauds face à d’autres salauds ». Les
crimes sont donc hiérarchisés et reconnus
comme de nature différente, mais une équivalence morale est établie entre leurs auteurs. Cette casuistique choquante a trouvé
ses limites lors de l’audition de Carla Del
Ponte. En effet, lorsqu’il a été demandé à
l’ancienne procureure du TPIR, qui avait estimé à l’audience que le « génocide rwandais » n’a pas été jugé de façon équilibrée, si
le tribunal de Nuremberg aurait dû juger les
responsables du bombardement de Dresde
par l’aviation alliée en même temps que les
dirigeants nazis, elle arefusé de répondre.
Ce « confusionnisme », selon l’expression
de Patrick de Saint­Exupéry, qui met dans le
même sac les auteurs de génocide et les auteurs de crimes de guerre, est, selon le journaliste, « la base intellectuelle de ce qui va
permettre par la suite le négationnisme.
[…] On entre dans une logique indirectement négationniste [quand] on essaie
d’équilibrer les plateaux de la balance ». Natacha Polony, Rony Brauman et Carla Del
Ponte ne peuvent ignorer que le renvoi dosà­dos des génocidaires et du FPR est une façon d’ouvrir la porte aux négationnistes.
Des paroles aux actes ?
Force est de constater que l’hebdomadaire Marianne ouvre régulièrement ses
colonnes depuis vingt ans à ces derniers.
Quand elle prend la direction de la rédaction de Marianne en septembre 2018, Natacha Polony succède à Renaud Dély. En deux
ans à la tête du magazine, celui­ci n’avait
laissé paraître qu’une tribune de Jean­Hervé
Bradol intitulée « Génocide au Rwanda :
dans Le Monde, les amis démocrates des
dictateurs », une réaction à la tribune parue
dans le quotidien du soir et dénonçant le
« Que Sais­Je ? » de Filip Reyntjens comme
une perversion de l’histoire du génocide
des Tutsis. Avec l’arrivée aux commandes de
Natacha Polony, tout change. Celle qui, sur
France Inter, le 25 mars 2018, donc six mois
auparavant, avait juré ses grands dieux que
ses propos sur « des salauds face à d’autres
salauds » avaient été mal interprétés et
qu’elle reconnaissait bien sûr le génocide, va
lâcher la bride aux négationnistes.
Qu’on en juge.Le 27 septembre 2018, soit
trois semaines seulement après la prise de
fonction de Polony, paraît un article de
Pierre Péan intitulé « Rwanda : la vérité sur
les massacres de l’Armée patriotique de Kagame ». Neuf autres articles ou dossiers suivront, ressassant les mêmes thèmes : les
crimes commis par le FPR et l’attentat du 6
avril 1994, signal de déclenchement du génocide, attribué faussement au FPR. L’écrivain Charles Onana, qui avait déclaré en
octobre 2019 sur LCI : « entre 1990 et 1994,
il n’y a pas eu de génocide contre les Tutsis,
ni contre quiconque », donne deux mois
plus tard un entretien à Marianne
(20/12/2019) dans lequel il accuse le régime
de Paul Kagame de « réécrire l’histoire ». La
journaliste canadienne Judi Rever publie un
article sur l’attentat (05/04/2019), puis un article sur le génocide à Bisesero (20/12/2019)
qui n’est qu’un tissu d’assertions avancées
au mépris de toute déontologie journalistique (voir Billets d'Afrique n° 299, juin
2020). La parution en français de son livre
Rwanda. L’éloge du sang donne lieu à la publication d’un dossier complaisant dirigé par
Alain Léauthier (18/09/2020).
Résumons. Au lecteur de Marianne dirigé
par Natacha Polony on aura non seulement
expliqué que le FPR a assassiné le président
Habyarimana pour conquérir le pouvoir,
mais encore qu’il a provoqué, encouragé et
partiellement commis le génocide des Tutsis
en infiltrant des commandos au sein des milices hutues extrémistes. Jamais le rôle du
gouvernement génocidaire et le déroulement de l’extermination n’auront été évoqués. Consciencieusement désinformé sur
le génocide des Tutsis, le lecteur de Marianne ne l’aura pas moins été sur le rôle de
l’État français au Rwanda puisque la parution du rapport de la commission Duclert
n’a suscité qu’un bref billet d’Alain Léauthier
s’efforçant d’en mettre en doute les conclusions.
« J’essaye de garder en permanence une
forme de mesure, d’éviter la caricature, surtout sur des sujets aussi douloureux », avait
déclaré Natacha Polony au début du procès…
Raphaël Doridant
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024