Fiche du document numéro 31056

Num
31056
Date
Avril 2022
Amj
Fichier
Taille
8447526
Pages
12
Titre
Billets d'Afrique No. 316
Nom cité
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Cote
No 316
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
EN BREF
Télescopage
Toujours dans l'actualité, le génocide des
Tutsis et ses liens avec la France ! Le mardi 15
février, la Cour de cassation française prononce
un nonlieu
définitif dans l'affaire de
l'attentat du 6 avril 1994 à Kigali contre le
président Habyarimana (voir page 9). Le vendredi
18 février a lieu l'audience du procès
en diffamation d’Hubert Védrine contre
Guillaume Ancel autour de la question de la
complicité de l'Elysée avec le génocide (voir
page 7). Dans ce court intervalle de quatre
jours, les informations se sont succédé, soufflant
le chaud et le froid...
15 février :
Sans-papiers
et sans-procès
... à commencer par la clôture de l'instruction
concernant Agathe Kanziga, veuve du
président Habyarimana.
En 1994 elle avait été accueillie en France
sur instruction du président Mitterrand, avec
un bouquet de fleurs, un logement et un
budget prélevé sur celui destiné aux réfugiés.
Son titre de séjour, qu'elle a réclamé en allant
jusqu'au Conseil d'Etat, lui a été refusé
en raison de son rôle présumé dans la préparation
et l'exécution du génocide des Tutsis.
Pourtant, Agathe Kanziga n'a jamais été expulsée.
Des notes de la DGSE relèvent qu'Agathe
Kanziga occupait une place prépondérante
dans le cercle des extrémistes hutus. Or ces
extrémistes font figure de principaux suspects
dans l'attentat du 6 avril, signal déclencheur
du coup d'Etat qui les a amenés au
pouvoir. Les nouvelles notes de la DGSE que
Survie publie (voir page 3) indiquent que les
membres de la famille d'Agathe Kanziga accueillis
en France intervenaient au Rwanda
via des mercenaires français, Paul
Barril et Bob Denard.
Le Collectif des
parties civiles
pour le Rwanda a porté plainte contre elle,
mais son dossier d'instruction est vide d’incriminations
qui auraient permis une
condamnation. Le 15 février 2022, il est annoncé
que l'enquête est arrêtée et qu’il n’y
aura donc pas procès. Atelle
bénéficié de
protections ? Estce
que quelqu'un craint ses
révélations sur la coopération francorwandaise
d'avant 1994 ?
15 février :
Complices de
l'inavouable
En 2004, le journaliste Patrick de SaintExupéry
faisait paraître un livre intitulé L'inavouable
La
France au Rwanda. Sa réédition
en 2009 modifiait le titre en Complices
de l'inavouable La
France au Rwanda, et
la couverture portait les noms d'une trentaine
de responsables civils et militaires français.
Sept de ces officiers ont porté plainte
en diffamation contre lui.
En incluant les appels et les cassations qui
renvoient à la case départ, plus d'une trentaine
d'étapes ont marqué l'une des plus
longues séries de procédures qu'ait connu la
presse française. Le 15 février 2022, avec la
victoire définitive en cassation de SaintExupéry
sur le dernier officier en course, le gendarme
Michel Robardey, ce cycle de plaintes
est terminé.
Au bilan final, sur sept officiers, le général
Quesnot et le colonel Stabenrath ont gagné
leurs procès face à SaintExupéry.
Le général
Rosier s'est désisté. Le général Lafourcade et
les colonels Hogard, Tauzin et Robardey ont
perdu leurs procès.
17 février :
Le secret se
mord la queue
Le journaliste Marc Bouchage et François
Graner, membre de Survie, ont demandé à
consulter des documents sur les opérations
militaires françaises au Rwanda,
archivés au Service Historique de
la Défense (SHD) à Vincennes.
Marc Bouchage a publié dans
Mediapart (3 mars et 19 décembre
2021) les blocages rencontrés.
Les refus opposés par le
ministère des Armées ont été
examinés le 17 février 2022 par la
Commission d'accès aux documents
administratifs (CADA).
La commission s'aligne entièrement sur les
arguments du ministère des Armées. Notamment,
elle indique que « les documents demandés
ne font pas partie des 2 000
documents d’archives militaires identifiés
[par la commission Duclert, mise en place
par Emmanuel Macron] comme particulièrement
intéressants » et rendus publics. Certes,
pour ceuxci,
il n'y a plus besoin d'autorisation
et c'est nécessairement sur d'autres documents
qu'il faut faire des demandes. Mais
la commission Duclert n'a jamais prétendu
avoir publié l'ensemble des documents intéressants
; d'ailleurs comment pourraitelle
prévoir ce qui sera intéressant pour tous les
historiens ? Surtout, la CADA passe sous silence
les attendus du Conseil d'Etat, stipulant
en 2020 que le tri des archives
accessibles ne doit pas être confié aux seuls
historiens choisis par le pouvoir.
Curieusement, si pour Marc Bouchage
l'avis de la CADA est défavorable, pour François
Graner c'est plus subtil. La CADA l'invite
à refaire une demande qui se limiterait à des
« documents non classifiés, librement communicables
ou présentant une sensibilité limitée.
» Autrement dit, il faudrait connaître à
l'avance le contenu des documents pour
pouvoir les demander correctement... et surtout,
il faudrait s'abstenir de demander ceux
qui sont sensibles.
18 février :
L'amiral balance
le général
Le capitaine Paul Barril a signé un contrat,
en plein génocide des Tutsis, avec le gouvernement
intérimaire rwandais. Survie a déposé
plainte contre lui pour complicité de
génocide. Il est apparu lors de l'enquête que,
lorsqu'il s'est rendu au Rwanda, Paul Barril a
fait une escale sur la base militaire d'Istres.
Estce
que cela dénote une autorisation de la
part de l'armée française ?
Le 18 février 2022, l'AFP annonce qu’auditionné
sur ce point par la justice, l'amiral
Lanxade, qui à l'époque était le chef d'étatmajor
des armées, dément avoir donné son
feu vert. Il indique que cela doit être venu
d'une personne ayant autorité. Quand il lui
est demandé si cela pourrait être le général
Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand,
l'amiral Lanxade répond « Ça pourrait ».

EDITO
LE TEMPS DE
LA CLARTÉ
Cette information n'avait jamais été révélée. Ni par les
députés de la Mission d'Information Parlementaire de
1998. Ni par les juges saisis depuis 2013 d'une plainte
contre Paul Barril, l'exgendarme
de l'Élysée. Ni par les
historiens de la commission Duclert qui ont remis leur
rapport il y a tout juste un an, fin mars 2021, en reconnaissant
qu'ils avaient manqué de temps pour approfondir
ce sujet. Ni par l'exécutif et notamment le président
Macron, qui lors de son voyage à Kigali fin mai 2021 a nié
toute complicité française dans le génocide des Tutsis.
Le fait que le mercenaire Paul Barril ait grenouillé au
Rwanda était déjà public en 1994. Mais c'est en 2018 que
l'association Survie a révélé que l'autre célèbre mercenaire
de la République, Bob Denard, y est aussi intervenu,
sous pseudo. Fin mars 2022, Survie a publié des
notes inédites de la DGSE qui
démontrent que ces deux chefs
d'équipes se sont coordonnés
pour organiser depuis Paris des
opérations médiatiques et militaires
en soutien au gouvernement
génocidaire, même après
l’embargo décrété par l'ONU en mai 1994. Et ce, vraisemblablement
en lien avec les plus hautes sphères de l’État
français, qui au minimum en étaient parfaitement informées.
Ainsi, le 9 mai 1994 Barril a été autorisé à faire escale
avec son équipe sur la base militaire aérienne
d'Istres.
D'ailleurs le 6 mai 1994, en plein génocide, le général
Christian Quesnot a écrit au président Mitterrand, dont il
était le conseiller militaire : « À défaut de l'emploi d'une
stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement
difficile à mettre en oeuvre, nous disposons des
moyens et des relais d'une stratégie indirecte qui pourraient
rétablir un certain équilibre. » Ce qu'il traduit en
2019 devant la caméra de JeanChristophe
Klotz, en riant
nerveusement, comme étant une façon « discrète, pas
forcément clandestine » de s'opposer à la défaite « en
rase campagne » de l'armée rwandaise face aux rebelles.
« Les armées des grandes puissances évitent les interventions
hasardeuses au milieu de populations en
armes. Dès lors, l’effacement du soldat "d’État" provoque
inéluctablement le recours au mercenaire. » Ainsi
s'exprime en 1998 Grégoire de SaintQuentin
dans la revue
de stratégie de l'armée française, alors dirigée par
Quesnot, qui loue ses « excellentes réflexions ». Tandis
que Quesnot avait eu en 1994 un rôle central dans la définition
de la politique de l'Élysée au Rwanda, SaintQuentin
avait été au coeur de sa mise en oeuvre concrète
sur le terrain : commandant, membre des forces spéciales,
conseiller de l'armée rwandaise avant le génocide
et même encore après.
Dans son article de 1998, SaintQuentin
explique que
le recours aux mercenaires est « un système parfaitement
adapté aux guerres civiles ». En
effet, à leur « souplesse structurelle,
s’ajoute une liberté
d’action sur le terrain », et en
outre « la transparence de
notre société de l’information
s’accommode probablement
mieux de l’activité d’acteurs non gouvernementaux que
d’opérations secrètes ». Comme cela permet de
« conduire une opération d’interposition tout en étant
militairement présents aux côtés d’une des parties », il
n'y a que des avantages : « militairement efficace, légalement
présentable et économiquement rentable, le "mercenaire
conseiller" n’estil
pas finalement un acteur
parfaitement adapté ? »
A quand la fin de l'impunité ? Quand viendra le temps
de la clarté sur le rôle de l'État français dans le génocide
des Tutsis ? Comme le démontre ce dossier spécial de
Billets d'Afrique, on en sait déjà assez pour en tirer trois
leçons. Il faut impérativement brider les pouvoirs que la
Ve République confèrent au président ; changer notre
mode de pensée colonial ; et renoncer à cette politique
de maintien à tout prix d'un empire français.
François Graner

PARIS-KIGALI : RETOUR
AU "BUSINESS AS USUAL"
Un an après la publication du rapport de la commission de recherche sur les archives
françaises relatives au Rwanda, l'État français ne prend toujours pas le chemin de la pleine
reconnaissance de son rôle dans le génocide des Tutsis de 1994. Une bascule cruciale s'est
certes opérée dans l'opinion publique grâce au rapport Duclert, mais sa publication n'a pas
permis de faire taire le négationnisme dans notre pays. En outre, loin de susciter un
approfondissement des recherches sur les responsabilités françaises, ce rapport, qui passe
sous silence les aspects les plus problématiques, est considéré à tort comme un point final,
bien utile pour relancer la coopération économique avec le Rwanda.
En rendant compte il y a un an du rapport
Duclert, les médias ont enfin relayé
auprès du grand public le fait
que la France avait des « responsabilités
lourdes et accablantes » concernant le génocide
perpétré contre les Tutsis. Malheureusement,
une grande partie de la presse
associait cette responsabilité à une absence
de complicité, en se gardant bien de mettre
cause les responsables civils et militaires de
1994 encore en vie. Dès la sortie du rapport,
la communication de l'Elysée avait bien articulé
ces deux notions afin de pouvoir ménager
la chèvre et le chou : reconnaître ce que
le reste du monde considère comme une
évidence tout en protégeant de poursuites
judiciaires les responsables encore vivants.
Archives : beaucoup de
bruit pour presque rien ?
Si le fonds d'archives utilisé par la commission
Duclert est bien disponible aux Archives
Nationales, les documents qui y ont
été versés restent inaccessibles dans leur
fonds d'origine (Mediapart, 03/03/21). Il est
donc impossible de savoir si la commission a
eu accès à l'archive complète ou seulement à
un extrait.
La mise à disposition du public des archives
consultées par la commission étant
effective – une promesse tenue par son président
Vincent Duclert – , elle a permis d'accéder
à des documents jusquelà
sous
séquestre du secret défense. A ce jour seule
une portion de ce fonds de 8000 documents
a été étudiée par des bénévoles. Malgré
l'ampleur de la tâche, certaines pièces ont
déjà permis d'éclairer les affaires judiciaires
visant des responsables civils ou militaires
français.
Cependant les verrous qui protègent les
archives, et notamment la classification secretdéfense,
s'opposent à la nécessaire
transparence qu'exige une démocratie authentique
et que réclame le Collectif Secret
Défense auquel Survie participe1.
La justice française
toujours à reculons
On aurait pu croire que l'énergie dépensée
pour analyser et collecter le fonds Duclert
aurait permis d'alimenter les dossiers
judiciaires impliquant les responsables civils
ou militaires français. Pourtant, ces enquêtes
demeurent enlisées : résistances à l'ouverture
de nouvelles pistes dans l'affaire Barril
sur les mercenaires et leurs commanditaires
qui ont soutenu le GIR pendant le génocide,
nonlieu
définitif dans l'instruction sur l'attentat
du 6 avril 1994 sans creuser la piste
des extrémistes hutus ou la piste française.
De même, dans le dossier dit « Turquoise 1 »,
concernant l'abandon des Tutsi de Bisesero
et des allégations de meurtres, disparitions,
viols et mauvais traitements sur des rescapées
tutsies
au camp de réfugiés de Murambi,
le parquet a requis un nonlieu
malgré les
demandes répétées des avocats des victimes
d'interroger les décideurs français.
Plus le temps passe et plus on peut
craindre que la justice française ne protège
des agissements criminels sous prétexte de
raison d'Etat. Parallèlement, les procès de
présumés génocidaires réfugiés en France
débouchent lentement sur des condamnations
pour génocide. Si les annonces du président
Macron, qui clamait qu'aucun
génocidaire ne trouverait refuge en France
et qu'ils seraient systématiquement jugés,
ont connu une amorce de réalisation, c'est
dû surtout à l'action d'associations notamment
le Collectif des Parties Civiles pour le
Rwanda (CPCR), animé par Dafroza et Alain
Gauthier, ou aux enquêtes de journalistes.
Dans le cas de Félicien Kabuga, surnommé
« le financier du génocide », c'est le « Mécanisme
»2 qui a succédé au Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR) qui a
coordonné son arrestation en France en mai
2020. Deux mois plus tard, c'est un article de
Théo Englebert publié par Mediapart qui
provoque l'ouverture d'une enquête préliminaire
contre l'exchef
des services de renseignements
militaires rwandais au moment
du génocide, le colonel Aloys Ntiwirigabo.
Quant à Agathe Kanziga, veuve du président
Habyarimana assassiné le 6 avril 1994, elle
est toujours libre de ses mouvements alors
qu'elle est désignée par de nombreux documents
DGSE comme appartenant au noyau
dur des organisateurs du génocide. Ainsi, les
notes DGSE que Survie a publiées montrent
ses liens avec le mercenaire Paul Barril, luimême
visé par une autre plainte. La justice
française n'en a peutêtre
pas complètement
fini avec Agathe Kanziga. L'instruction la
concernant a été clôturée le 15 février 2022
sans qu'elle soit mise en examen, mais ces
nouveaux éléments relanceront peutêtre
l'enquête.
Le rôle de la France
toujours dans un angle
mort de la recherche ?
La remise du rapport de la commission
Duclert fin mars 2021 a été accompagnée de
la promesse de création de chaires universitaires
sur le sujet. L'histoire du génocide des
Tutsis a bel et bien fait l'objet de la création
DOSSIER
1. www.collectifsecretdefense.fr
2. En 2010, le Conseil de Sécurité de l'ONU crée le
"Mécanisme international appelé à exercer les
fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux", destiné à
mener à leur terme les missions des tribunaux ad hoc
pour l'exYougoslavie
et le Rwanda, après leur fermeture.
d'une chaire d'excellence attribuée à Hélène
Dumas dont le travail est unanimement reconnu.
Par ailleurs, la coopération entre historiennes
françaises
et rwandaises
se met
en place comme en témoigne un très ambitieux
colloque francorwandais
dont la première
session est prévue en septembre 2022
au Rwanda, et la seconde en 2023 à Paris. Il
est intitulé « Recherche, sources et ressources
sur le génocide contre les Tutsis », et
son comité d’organisation est coprésidé par
Vincent Duclert.
Force est de constater qu'à ce jour, aucune
chaire universitaire sur le rôle de l'État français
n'a été ouverte. Cela semble en parfaite
adéquation avec l'ambiguïté de la formulation
de la lettre de mission transmise par le
président Macron à Vincent Duclert en 2019.
En effet, celleci
désignait comme premier
objectif l'étude des archives françaises et
seulement en deuxième le rôle de la France,
en bornant la recherche à la période 19901994.
Tant que le champ de recherche porte
sur le génocide comme objet historiographique,
sur le Rwanda ou sur tout autre partie
impliquée en dehors de la France, les
projets ont des chances de trouver des financements
et de voir les portes s'ouvrir,
mais il paraît toujours beaucoup plus difficile
d'engager un travail sur les responsabilités
françaises.
L'hydre négationniste
ne désarme pas
Ni le rapport Duclert, ni les déclarations
d'Emmanuel Macron à Kigali en 2021 sur le
fait qu'il n'y a eu au Rwanda qu'un seul génocide,
celui perpétré contre les Tutsis,
n'ont désarmé le discours négationniste
dans notre pays. Le « Que saisje
? » sur le génocide
des Tutsis est toujours brandi par
l'ancien secrétaire général de l'Elysée, Hubert
Védrine, lorsqu'il est invité à répéter ses
arguments éculés. Or ce petit livre constitue
une perversion de l'histoire du génocide des
Tutsis
Les accusations mensongères portées
contre le Front Patriotique Rwandais sur sa
responsabilité dans l’attentat du 6 avril 1994
ou sur le double génocide continuent de
faire le miel de l’ancien secrétaire général de
l’Elysée qui promeut régulièrement l'écrivain
Charles Onana et la journaliste canadienne
Judi Rever. Nous assistons clairement à une
nouvelle offensive négationniste, comparable
par son ampleur à celle des années
20042006.
Cette rémanence est inquiétante
et doit être combattue sans relâche, si nécessaire
en ayant recours à la loi sur la négation,
contestation et minoration du génocide des
Tutsi qui existe depuis 2017.
Nouvelle lune de
miel entre Paris et Kigali
Le refus d'aller voir de plus près le rôle de
l'État français, est dans la lignée de la visite
d'Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021
et de son discours au mémorial de Gisozi :
pas d'excuses et absolution de la complicité.
Sa prise de parole solennelle aurait pu être
une occasion de reconnaissance des faits,
mais ce président « qui n'a pas connu la colonisation
» confond reconnaissance avec repentance,
dans la droite ligne de la pensée
coloniale française. Le président Kagame
avait, lui, à cette occasion apporté son soutien
total à son homologue en expliquant
que les mots du président français étaient
« plus puissants que des excuses ».
Pourtant, cinq semaines avant la visite de
Macron à Kigali, le gouvernement rwandais
avait publié le fruit des recherches conduites
par le cabinet d'avocats américain Muse. Ce
travail, plus complet que son jumeau français,
reconnaissait le rôle déterminant de la
France dans le soutien aux génocidaires. Il
n'a eu quasiment aucun écho en France. Il
s'appuie sur plus de 200 témoignages, des
archives provenant de différents pays ayant
eu un rôle à jouer dans cette période et s'intéresse
à l'après1994
pour montrer que le
soutien français s'est poursuivi même après
le génocide.
Il faut donc croire que la reprise de la coopération
économique entre la France et le
Rwanda avec la réouverture d'un bureau de
l'Agence Française de Développement (AFD)
à Kigali et la signature d'accords commerciaux
peut se faire aux dépens de la vérité
historique. L'indulgence de Kigali incitetelle
les autorités françaises à croire que le pays
des mille collines est revenu dans leur zone
d'influence, plus de 25 ans après que François
Mitterrand ait commis l'irréparable en
soutenant les génocidaires ?
Paris bénéficie en tout cas d'une étonnante
coopération de Kigali pour favoriser
les projets d'investissement de Total en
Afrique de l'Est. En effet, depuis juillet 2021,
le Rwanda a envoyé ses forces armées au
Mozambique3 pour sécuriser la province de
Cabo Delgado en proie à des attaques présumées
djihadistes. C'est dans cette province
que Total Energies prévoit d'investir plus de
20 milliards de dollars dans un complexe de
gaz naturel liquéfié. La présence de l'armée
rwandaise a permis le retour du groupe pétrolier
français sur le projet en août 2021. La
France avait initialement pensé envoyer des
troupes mais le Mozambique a refusé et c'est
finalement l'armée rwandaise qui est intervenue,
générant des critiques dans les deux
pays sur le coût, le rôle de la France et la durée
de l'intervention sur un sol étranger
(Deutsche Welle, 24/08/21).
Le rapprochement de Paris avec Kigali
participe à la reconfiguration de la Françafrique,
dans laquelle la France souhaite réintégrer
le champion économique qu'est
devenu le Rwanda, au prix du silence sur les
violations des droits humains..
Il est aujourd'hui clair que le rapport Duclert
et toute la visibilité médiatique qu'il a
conféré au soutien de la France à un régime
qui a commis le dernier génocide du XXème
siècle n'a mené à aucun changement majeur
dans la façon dont les dirigeants français décident
d'intervenir dans le monde. Les décisions
d'Emmanuel Macron sur la présence
française au Sahel ont été prises sans consultation
du parlement, l'Arabie Saoudite mène
une guerre sanglante au Yémen grâce aux
armes vendues par la France, l'Egypte torture,
emprisonne et réprime sa population
grâce au matériel livré par France. Les leçons
des trois mécanismes de fond qui ont permis
cette politique catastrophique de la
France au Rwanda n'ont pas été tirées : pouvoir
concentré à l'Elysée, mode de pensée
colonial et politique de zone d'influence à
tout prix.
Sébastien Courtois
L'AFD reprend ses activités au Rwanda, signature d'accords
en 2020 (photo ambassade de France)
3. « The Rwandan military intervention in
Mozambique continues to fuel skepticism », The
Rwandan, 20/01/22

«SEULE LA JUSTICE
ME RENDRA MA DIGNITÉ»
Vingthuit
ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, la plupart de ceux qui l’ont
commis ont été jugés au Rwanda ou ailleurs. Cependant, certains d’entre eux échappent
encore à la justice et vivent sur le sol français, en bénéficiant de l’indulgence des autorités.
Depuis la fermeture tant des gacaca
(justice transitionnelle mise en place
dans tout le Rwanda pour juger les
auteurs du génocide) que du Tribunal Pénal
International pour le Rwanda, seules les juridictions
nationales des Etats signataires de la
Convention pour la compétence universelle
poursuivent l’oeuvre de justice. La loi du 22
mai 1996 ayant attribué compétence universelle
au juge français pour connaître des
crimes les plus graves commis pendant le
génocide des Tutsi au Rwanda, on peut juger
en France un étranger résidant en
France pour des crimes commis à l’étranger
sur des étrangers.
La France se targue de ne pas être un refuge
pour les auteurs de crimes contre l'humanité,
néanmoins entre 1995 et 2012, la
justice française ne s'est jamais saisie d'ellemême
de dossiers de suspects de génocide.
À une exception près, le parquet n'a en effet
jamais été à l'initiative d'une information judiciaire
: il a attendu que des associations
rassemblent ellesmêmes
des informations
sur la présence en France de suspects sans
s’appuyer sur les dossiers pourtant très documentés
de l’OFPRA (Office Français pour
la Protection des Réfugiés et des Apatrides)
qui refusait l’asile pour suspicion de participation
au génocide.
L’indigence de la justice
française : un choix politique
Les juges en charge des dossiers avant
l’existence d’un Pôle spécialisé en 2012 se
sont plaints à leur hiérarchie et devant les
médias de ne pas avoir les moyens d’instruire
dignement ces dossiers. La France a
aussi été condamnée par la Cour Européenne
des Droits de l’Homme en 2004
pour nonrespect
d’un temps raisonnable
pour juger (voir le communiqué de presse
de Survie, aux côtés d’autres associations, le
10 juin 2004). Ces délais insupportables
concernent aussi d’autres dossiers.
Ainsi, des rescapées qui ont porté plainte
en 2004 pour viol contre des soldats français
de l’opération Turquoise voient cette procédure
s'enliser, notamment car le juge se
heurte au silence de l'armée rendant impossible
l’identification des suspects. Le film
« Le silence des mots » de Gaël Faye et Michaël
Sztanke qui sera projeté sur Arte le 23
avril 2022 à 18h35 leur donne enfin la parole.
Le titre du présent article est une
phrase extraite de ce film.
Protection des génocidaires
Hélas, le manque de moyens de la justice
française n’est pas la seule explication de la
lenteur des poursuites contre les génocidaires
vivant sur notre sol.
Le cas d'Augustin Ngirabatware, ancien
ministre du plan du gouvernement intérimaire
rwandais de 1994, est exemplaire à cet
égard. Installé au Gabon, il obtient en 1998
du service des immunités et privilèges du
Quai d'Orsay quand
Hubert Védrine, ministre
des Affaires étrangères, ne voyait pas
comment on pouvait dire que la France
avait favorisé les génocidaires (LCI,
04/05/98) une
carte spéciale servant de
titre de séjour en France. Le TPIR lance un
mandat d'arrêt contre lui en août 1999. Mais
le jour prévu pour son arrestation à Paris, M.
Ngirabatware a quitté son domicile pour Libreville...
Sollicitées par le TPIR, les autorités
gabonaises le laissent disparaître. Il n'est arrêté
qu'en 2007, à Francfort, avant d'être
transféré au TPIR à Arusha (Tanzanie), où
son procès a eu lieu. Il a été jugé coupable
de génocide, incitation directe et publique à
commettre le génocide et viol en tant que
crime contre l’humanité et condamné à
trente ans de prison. Selon André Guichaoua,
le soutien dont a bénéficié le suspect
s'explique par la crainte que ne soient
révélés ses liens avec des personnalités
étrangères, « non pas les liens professionnels,
mais les liens explicitement politiques
et, pour certains d'entre eux, d'affaires » (Le
Monde Diplomatique, 09/2010).
Extrader ou juger
Depuis la création du Pôle crimes de génocide,
crimes de guerre, crimes contre
l’humanité seuls quatre Rwandais ont été jugés
en France et condamnés à ce jour (parmi
eux, Claude Muhayimana, dont la
condamnation n’est pas définitive puisqu'il a
fait appel) alors que le Collectif des Parties
Civiles pour le Rwanda a déposé trentequatre
plaintes. La Cour de cassation française
refuse d’extrader les accusés vers le
Rwanda comme l’ont fait pourtant le TPIR et
les justices canadienne, danoise, suédoise.
Ce refus d’extrader est d’autant plus scandaleux
que la justice française n’a ni les
moyens ni, peutêtre,
le soutien politique
nécessaire – malgré les déclarations du président
Macron à Kigali en mai 2021 – pour
juger dans des délais raisonnables ces dizaines
de présumés génocidaires. C’est donc
au comptegouttes
que de nouveaux procès
ont lieu.
Laurent Bucyibaruta
devant les Assises
Le prochain accusé à être jugé est Laurent
Bucyibaruta, poursuivi pour complicité de
génocide et de crime contre l’humanité. Il
était préfet de Gikongoro où se trouvaient
des troupes de l'opération militarohumanitaire
Turquoise. Son procès ne pourra manquer
d'aborder leur rôle. D’autant que les
militaires de Turquoise avaient reçu comme
instruction de l'EtatMajor
français d’inciter
les « autorités locales rwandaises, civiles et
militaires » à « rétablir leur autorité » (Ordre
d'opérations de Tuquoise, 22 juin 1994).
La plainte contre Laurent Bucyibaruta a
été déposé par la FIDH et Survie le 5 janvier
2000. Le TPIR s’est saisi de cette plainte mais
avant sa fermeture l’a renvoyé en 2007 devant
la juridiction française. La procédure a
repris surtout grâce à la création du Pôle
spécialisé dans la lutte contre les crimes
contre l’humanité en janvier 2012 au sein du
Tribunal de Grande Instance de Paris.
Après la clôture de l’instruction en 2017,
l’accusé a été renvoyé devant la Cour
d’assises de Paris, où se déroulera son
procès du 9 mai au 12 juillet 2022.
Laurence Dawidowicz

«C’EST HUBERT VÉDRINE
QUI DEVRAIT ÊTRE DEVANT
UN TRIBUNAL»
Le 18 février 2022, le tribunal correctionnel de Paris a accueilli un petit événement : une
confrontation directe entre l’ancien secrétaire général de l’Élysée au moment du génocide
des Tutsis au Rwanda en 1994, Hubert Védrine, et un exofficier
de l’Armée de terre
française ayant participé à l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994), Guillaume Ancel.
Hubert Védrine, au coeur de la politique
de l’Élysée de 1991 à 1995,
poursuit Guillaume Ancel pour « diffamation
publique envers un fonctionnaire
public », « diffamation publique envers un
particulier » et « injure publique envers un
particulier ». En cause : 24 tweets et phrases
tirées d’articles publiés par Guillaume Ancel
entre le 26 mars et le 3 juin 2021. En matière
de diffamation, il y a deux manières d’obtenir
une relaxe. Soit l’on opte pour l’« exception
de vérité », qui consiste à démontrer point
par point que les propos poursuivis sont avérés.
Soit l’on plaide la bonne foi, arguant que
les propos poursuivis font partie du débat,
qu’ils ne sont pas l’objet d’une animosité
personnelle, que le but poursuivi est bien le
débat d’opinions et non la diffamation. C’est
cette seconde option de défense qu’a choisie
Guillaume Ancel.
Un officier français
aux « portes de l’enfer »
Dans ses prises de position sur son
compte twitter ainsi que sur son blog « Ne
pas subir », Guillaume Ancel met en cause
Hubert Védrine : il lui reproche le déni de ses
responsabilités personnelles et de celles de
l’État français dans le soutien aux génocidaires
pendant la perpétration du génocide,
ainsi que le soutien aux génocidaires en fuite,
tant juste après le génocide que plus tard, en
n’agissant pas pour les traduire en justice.
Après le rappel des faits et la synthèse des
éléments par le tribunal, le prévenu
Guillaume Ancel est appelé à la barre. Il revient
sur son expérience au Rwanda en 1994
où il avait été envoyé dans le cadre de l’opération
Turquoise, notamment comme officier
de guidage des frappes. Il explique avoir été
le témoin, entre autres, d’une livraison
d’armes à l'armée rwandaise en fuite, malgré
l'embargo : « Il est impossible de livrer des
armes sans l’autorisation de l’Élysée. Qui, à
l’Élysée, a donné cette autorisation ? À mon
sens, le secrétaire général de l’Élysée a donné
son avis, a vu passer la note. Les choses les
plus compliquées se passent toujours à
l’oral, mais Hubert Védrine était l’interface. »
Ancel rappelle que le rapport Duclert
conclut à des « responsabilités lourdes et accablantes
» de la France, et qu’il est donc légitime
de se demander qui peut avoir pris ces
responsabilités. Aujourd’hui, Guillaume Ancel
est directeur de la communication de
l'AgircArrco.
« J’ai une vie agréable mais je
n’ai jamais pu accepter qu’on taise aux Français
ce qui s’est passé. Je suis fier de cette démocratie
dans laquelle je vis. Je trouve
normal que ce débat puisse avoir lieu. » À la
question de l’avocat de Védrine, Me Mennucci,
de savoir s'il considère que le ministre
Hubert Védrine a utilisé ses fonctions entre
1997 et 2002 pour étouffer ses responsabilités,
Ancel répond sans hésiter : « Je pense
que ça fait 27 ans ! »
Les témoins : accusation
confuse, défense rigoureuse
Côté partie civile, Hubert Védrine produit
d’abord des témoignages écrits : celui du
constitutionnaliste et politologue belge Filip
Reyntjens, connu pour ses positions minimisant
le rôle de la France et proposant une réécriture
de l’histoire du génocide des Tutsis ;
celui du journaliste Stephen Smith, régulièrement
étrillé par les spécialistes du génocide
et plus généralement de la
Françafrique ; celui du photographe Patrick
Robert, connu pour nier la responsabilité de
la France et contester les conclusions du rapport
Duclert, et pour finir, celui de la journaliste
MarieRoger
Biloa, négationniste
patentée.
Après une courte suspension d’audience,
c’est au tour du seul témoin de Védrine présent
d'être appelé à la barre. Catherine Lamour
est productrice de télévision et
exmembre
du Conseil d’administration des
Rencontres photographiques d’Arles dont
Hubert Védrine est président nonexécutif
(en retrait depuis juillet dernier). Son témoignage
est hésitant, décousu, la plupart du
temps dépourvu d’argumentation et pétri de
généralités essentialisantes sur l’Afrique. On
en retiendra qu’elle est juste « choquée »
qu’on s’en prenne à Hubert Védrine parce
que c’est Hubert Védrine et « choquée »
qu’on ne s’en prenne qu’à un seul homme,
qui n’est « sans doute pas responsable ». Ultime
détail, elle justifie la préparation du génocide
par la peur du retour des Tutsis en
exil et présente la France comme la réconciliatrice
et l’architecte des accords d’Arusha.
Les juges et la procureure n’ont pas de questions.
Me Élise Le Gall, l’avocate d’Ancel,
pose deux questions. Les réponses évasives
de Catherine Lamour achèvent de démontrer
sa légèreté et son manque de connaissance
du sujet.
Le premier témoin du prévenu est François
Graner, chercheur en physique, membre
de Survie, auteur de Le sabre et la machette
(Tribord, 2014), puis coauteur
avec Raphaël
Doridant de L’État français et le génocide
des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020). Il affirme
que, s’il n’y a jamais eu de volonté génocidaire
de la part de la France, des alertes
existaient pourtant sur les intentions génocidaires
du pouvoir que la France soutenait.
S’appuyant sur ses recherches déjà publiées
ainsi que sur les archives ouvertes après la
publication du rapport Duclert en avril 2021,
il ne laisse aucun doute sur le niveau de
connaissance des faits et de leur gravité au
moment où ils se produisaient, insistant sur
les remontées d’informations régulières et
précises faites en particulier par les services
secrets français : « D’après les archives que
j’ai pu consulter, Hubert Védrine était une
personne pivot dans la politique française au
Rwanda. […] Mais il n’a cessé de se dé
fendre. Il justifie le soutien aux Hutus car,
étant plus nombreux, il était juste, selon lui,
qu’ils gouvernent le Rwanda. Ensuite, le secrétaire
général de l'Élysée reconnaît la livraison
d’armes françaises, visant à bloquer le
FPR. Il précise que cela n’a rien à voir avec le
génocide des Tutsis. » Le chercheur poursuit
en expliquant que les livraisons d’armes ont
permis au gouvernement intérimaire de se
maintenir au pouvoir pendant trois mois,
que plus de 20% des morts du génocide ont
péri par les armes à feu notamment de l’armée
et de la garde présidentielle rwandaises.
Il mentionne aussi l'aide apportée par Hubert
Védrine à Augustin Ngirabatware, qui
ensuite a été condamné à trente ans de prison
par la justice internationale (voir aussi
page 6). Il termine son témoignage en attaquant
la fiabilité de l’un des témoins de Védrine,
le journaliste Stephen Smith, qui
officiait alors comme responsable du service
Afrique de Libération, rappelant qu’après
avoir été très critique du rôle de la France
avant le génocide, il a ensuite été le portevoix
du pouvoir.
Le dernier témoin à s’exprimer pendant
l’audience est l’historien Stéphane AudoinRouzeau.
Selon lui, Guillaume Ancel est un
lanceur d’alerte qui constate les ambiguïtés
de la politique française. Le rapport Duclert
est venu corroborer ce qu’il n’a de cesse de
dénoncer depuis des années, notamment le
fait qu’un petit groupe de décideurs a préempté
la politique française au Rwanda pour
soutenir un gouvernement génocidaire.
L'historien cite Alain Juppé, ministre des Affaires
étrangères en 1994, et le général Sartre
pour appuyer son propos. Ensuite, sans accuser
directement Védrine de négationnisme,
il fait mention, citations à l’appui, du
livre de Judi Rever Rwanda. L’éloge du sang
[sorti en 2020 et reprenant, entre autres positions
négationnistes, les thèses du double
génocide et de l’attentat du 6 avril commis
par le FPR, ndlr], pour souligner que Védrine
en a fait l’éloge et la promotion à plusieurs
reprises. Il conclut son témoignage sans
équivoque : « C’est Hubert Védrine qui devrait
être dans un tribunal » sur le banc des
prévenus. Me Mennucci demande à Stéphane
AudoinRouzeau
de quels chefs d’accusation
son client devrait répondre.
Réponse cinglante du témoin devenu procureur
: « Complicité de crime de génocide et
complicité de crime contre l’humanité. »
Hubert Védrine,
l'ignorant bien renseigné
Hubert Védrine se lève et rejoint la barre.
Il s’excuse d’avoir une voix enrouée. « J’endure
depuis 27 ans des accusations. […]
Trop, c’est trop. Je me suis dit que je ne pouvais
pas ne pas répondre. Je n’ai joué aucun
rôle dans l’affaire et j’ai d’ailleurs eu l’occasion
de rencontrer Kagame ensuite, en 2001,
2002, on a parlé de la situation au Congo. Si
les accusations étaient vraies, il ne m’aurait
jamais reçu. » Hubert Védrine tente sans
grand succès de se départir de l’attitude méprisante
qu’il montre d’habitude lorsqu’il est
interrogé publiquement. Il parle sans notes,
sur un ton nonchalant. Il n’y met ni forme ni
efforts, sûr de sa bonne foi. Il répète que, selon
lui, l’intervention de la France n’a pas
conduit au génocide mais aux accords d’Arusha.
Concernant sa responsabilité, il minimise
son rôle : « De [19]91 à [19]95, j’avais
mille choses à traiter. Je ne me suis jamais occupé
spécialement de l’affaire. » Quelques
instants plus tard, Védrine se contredit :
« J’en parlais tous les jours avec Juppé. Moi je
pensais qu’on ne pouvait pas revenir comme
ça [au Rwanda, ndlr]. Il nous fallait la logistique
américaine. » Citant le général Sartre,
engagé au Rwanda en 1994, Me Le Gall rappelle
que le secrétaire général de l'Élysée coordonnait
la politique décidée par
Mitterrand. Védrine reprend alors sa litanie :
« Je n’ai jamais rien géré, je n’ai jamais été coordonnateur
», « Je n’ai rien coordonné. »
Pour finir, son avocat, Me Mennucci, salue
le fait que « le temps d’une aprèsmidi
au
moins, il y aura eu un débat contradictoire
sur le rôle de la France dans le génocide
rwandais, ce qui n’est pas le cas sur les réseaux
sociaux. » Étrange satisfecit, puisque
depuis la parution du rapport Duclert, la responsabilité
de la France est établie. Me Mennucci
poursuit son argumentaire douteux :
« Le juge doitil,
au nom d’un impératif de vérité,
renoncer à protéger l’honneur de la personne
visée ? […] Je ne crois pas que la
controverse historique autorise tout cela. » ll
ne tente pas de prouver une éventuelle mauvaise
foi de Guillaume Ancel et se borne à appeler
au respect de la présomption
d’innocence. Il demande un euro symbolique
de dommages et intérêts et le retrait
des publications.
La procureure de la République rappelle
alors au tribunal ce qu’il va être tenu de juger.
Elle élimine cinq citations incriminées qui,
selon elles, ne relèvent manifestement pas
de la diffamation publique envers un fonctionnaire.
Au terme de presque sept heures d’audience,
la dernière prise de parole revient à
l’avocate du prévenu : « Une nation se grandit
toujours d’éclairer les zones d’ombre de
son histoire. Tous ont reconnu le rôle de la
France, même [Bernard] Kouchner. Mais une
position est apparue isolée, celle de Védrine.
Alors oui, Guillaume Ancel a cherché légitimement
à interpeller Hubert Védrine pour
obtenir des explications. Pour Hubert Védrine,
la liberté d’expression s’arrête là où
commence une vérité qui dérange. »
Le jugement sera rendu le 16 mai 2022. La
désinvolture manifeste avec laquelle ce procès
a été abordé par Hubert Védrine et son
avocat a surpris dans les rangs des soutiens
de Guillaume Ancel. Ce procès aura été l’occasion
de confirmer qu’Hubert Védrine fait
toujours preuve d’une légèreté indécente
face aux enjeux de cette affaire. Il demeure la
gardien du temple mitterrandien et le porteparole
de tous ceux qui continuent à nier les
responsabilités françaises dans le génocide
des Tutsis.
Laurène Lepeytre et Paul Cazard

ATTENTAT :
L'ENQUÊTE N'AURA PAS LIEU
L'instruction sur l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président rwandais
Habyarimana vient d'être définitivement close. La justice française renonce à rechercher les
commanditaires et les tireurs.
e 6 avril 1994 au soir, l'avion du président
rwandais Juvénal Habyarimana,
piloté par des Français, approche de
Kigali quand il est abattu par deux missiles.
Cet attentat marque le premier acte de la
prise du pouvoir des extrémistes hutus, fait
voler en éclats les accords de paix et de partage
du pouvoir signés l’été précédent à
Arusha, et sert de déclencheur au génocide
contre les Tutsis. Le rapport de la commission
d'historiens présidée par Vincent Duclert,
rendu public il y a un an, ne fournit
guère d'élément nouveau sur ce sujet. En se
raccommodant au printemps 2021, Emmanuel
Macron et le président rwandais Paul
Kagame dissimulent sous le tapis ce trou
noir des relations francorwandaises.
Quant à la justice française, le juge Bruguière
conduit une instruction manipulée
dès ses débuts, dirigée uniquement à charge
contre Paul Kagame et le Front patriotique
rwandais (FPR). Bâclée, malgré les efforts du
juge Trévidic qui lui succède en 2007, cette
instruction se termine en fiasco. Ce 15 février
2022, la Cour de cassation entérine
l'absence de charges contre le FPR1. Le dossier,
qui fait couler beaucoup d'encre (voir
encadré), est définitivement clos. La justice
française ne recherchera pas les commanditaires
ni les tireurs.
Ce qui surnage
après le naufrage
Que saiton,
au final ? L’expertise balistique
demandée par les juges, les témoignages
du commandant Grégoire de SaintQuentin
et de trois médecins militaires
belges hébergés comme lui au camp militaire
de Kanombe sont concordants : les
missiles ont été tirés depuis la bordure du
camp, où étaient cantonnées des unités d’élite
de l’armée rwandaise et leurs conseillers
français et belges. Un endroit accessible aux
extrémistes hutus et à leurs alliés français,
mais pas au FPR.
Les militaires rwandais et français ne
pourchassent pas les tireurs (ces derniers
disparaissent dans la nuit sans être inquiétés).
Au contraire, ils se précipitent vers la
carcasse de l’avion et en interdisent l'accès
aux Casques bleus. Ils y recherchent les
boîtes noires2. A l'époque il n'est pas confirmé
que l'avion en était bien équipé. La seule
réponse officielle vient quatre ans après,
suite à une demande de la Mission d’information
parlementaire (MIP) de 1998 : l’armée
française confirme après enquête que
l’avion était bien muni d'un enregistreur des
paramètres de vol et d'un enregistreur des
conversations de l’équipage, et en détaille
les caractéristiques. La MIP reçoit ces informations
mais ne les publie pas.
On n'enquêtera pas
sur les extrémistes hutus
Selon les notes de la DGSE en 1994, à défaut
de preuves formelles, l’hypothèse la
plus plausible tendrait à désigner les colonels
Bagosora, ancien directeur de cabinet
du ministre de la Défense, et Serubuga, ancien
chef d’étatmajor
de l'armée rwandaise,
comme les principaux commanditaires de
l’attentat du 6 avril 1994. Ces deux officiers
« bénéficieraient de la protection de Mme
Agathe Habyarimana et de son frère, Protais
Zigiranyirazo, alias “monsieur Z”, tous deux
désignés comme étant les véritables cerveaux
de l’organisation ». La DGSE souligne
que « Mme Habyarimana se distinguait essentiellement
de son mari par une opposition
viscérale à l’esprit des accords d’Arusha
et à tout partage du pouvoir » avec le FPR.
Cette hypothèse est vraisemblable. Les archives
de l'Élysée et celles de la DGSE indiquent
que le premier cercle des
extrémistes hutus avait admis en son sein le
jeune et prometteur Juvénal Habyarimana,
originaire de leur région et époux d'Agathe,
avant de le porter au pouvoir en 1975. Mais
pour préserver leurs intérêts, les extrémistes
mènent trois tentatives infructueuses de
coup d'État en 1988, et à nouveau en 1991
caressent l'idée de renverser Habyarimana
pour lui substituer un autre officier de leur
région. Avec le gouvernement multipartite
en 1992 et la mise en retrait de Bagosora et
Serubuga, leur ressentiment augmente encore.
En 1993, c'est au tour de Habyarimana
d'envisager de quitter le pouvoir ; il contacte
discrètement en ce sens l'ambassade de
France pour demander de pouvoir éventuellement
être mis à l'abri. En 1994, après l'attentat
éliminant Habyarimana, les
extrémistes hutus prennent en main tous les
leviers du pouvoir. Agathe Kanziga et ses enfants
sont accueillis en France sur instruction
de François Mitterrand, et depuis la
France ils continuent à intervenir au Rwanda,
notamment via les mercenaires Bob Denard,
Paul Barril et leurs équipes.
La justice française n'exclut pas la piste
des extrémistes hutus, mais elle n'enquête
pas dessus. Peutêtre
parce que cela soulèverait
rapidement la question : estce
que les
extrémistes hutus ont les moyens matériels
et humains pour réaliser un tel attentat ? Ou
bien des mercenaires ou militaires, par
exemple français, peuventils
être impliqués
? Et en ce cas, des responsables français
pourraientils
être impliqués dans la
décision d’assassiner Habyarimana ?
DOSSIER
ATTENTAT :
L'ENQUÊTE N'AURA PAS LIEU
L'instruction sur l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président rwandais
Habyarimana vient d'être définitivement close. La justice française renonce à rechercher les
commanditaires et les tireurs.
1. Le nonlieu
se base sur : « l’absence de constatations
matérielles immédiatement après l’attentat, des
incertitudes quant à l’identification des missiles ayant
servi à commettre l’attentat, la probabilité que les tirs
soient partis de la zone de Kanombé [contrôlée par
les extrémistes hutus, NDLR] plutôt que de celle de
Masaka, les incohérences des témoignages accusant
les membres de l’Armée patriotique rwandaise (ciaprès
APR) d’avoir transporté et tiré des missiles et de
ceux accusant les hauts dirigeants du FPR d’avoir commandité
l’attentat, l’impossibilité d’exclure que l’attentat
ait pu être commis par des extrémistes hutus. »
2. Les informations qu’on pourrait attendre des boîtes
noires sont : d’une part les conversations des
membres de l’équipage, sur lesquelles leurs familles
ont déjà témoigné, indiquant que la tour de contrôle a
demandé avec insistance qui avait pris place dans
l’avion ; d’autre part la confirmation de la reconstitution
de la trajectoire de l’avion entre le premier missile,
qui a raté l'avion, et le deuxième, qui l'a abattu.
10
Billets d'Afrique 316 - avril 2022 DOSSIER
On n'enquêtera pas
sur les Français dont
les noms ont circulé
Au moins quatre Français, deux militaires
du 1er régiment parachustiste d'infanterie
de marine (ou "1er RPIMa" : les forces spéciales)
et deux mercenaires ont vu leur nom
cité dans la presse ou dans des livres,
comme ayant pu être liés de près ou de loin
à l'attentat. Le peu d'empressement du pôle
antiterroriste à leur sujet détonne avec les
habitudes de ce pôle.
L’excapitaine
Paul Barril, dans un livre de
1996, indique que, vers le 8 avril 1994, il était
« sur une colline perdue au centre de
l’Afrique », ce qui évoque le Rwanda. Depuis,
il s'est rétracté. Il a joué un rôle moteur
dans le déclenchement de l'instruction sur
l'attentat, dans son déroulement et dans ses
manipulations. La justice l'a considéré
comme un allié de l'enquête plutôt que
comme un suspect.
Même absence de curiosité envers l’information,
donnée par les familles de victimes
et rapportée par la DGSE, selon laquelle
« un mercenaire français, M. Patrick Ollivier,
serait impliqué dans cette affaire et userait
de ses relations auprès des ministères
français de la Coopération et des Affaires
étrangères dans le but d’occulter la vérité ».
Quant aux militaires, l'un a pour pseudonyme
« Etienne ». La MIP est la première a
publier son nom correct, Pascal Estevada (ce
qui suggère qu'elle a eu accès à des
sources), mais elle ne pousse pas plus loin.
Ce sergent est un bon connaisseur du Rwanda
où il est resté longtemps en poste. Au
moment de l'attentat, il est affecté à
quelques kilomètres de là (au Burundi). Il
est auditionné à deux reprises et reste évasif.
Ainsi, il affirme qu'il ne se souvient plus où il
se trouvait le soir du 6 avril. Le juge se satisfait
apparemment de cette amnésie, alors
même que le choc a été tel que dans la région
chacun se souvient où il était au moment
de l'annonce.
Le deuxième a pour pseudonyme « Régis
». Il s'agit de l'adjudant Claude Ray, qui
arrive le 7 décembre 1993 à Kigali, où il est
détaché pour quatre mois. Il est affecté à l’étatmajor
des forces armées rwandaises, en
mission discrète. Il repart de Kigali le 12
avril. Le 11 octobre 1994, il reçoit un « témoignage
de satisfaction du chef d’étatmajor
des armées » pour son action au Rwanda.
Distinction rare pour un adjudant, c’est un
moyen efficace de soutenir la carrière d’un
militaire sans avoir à en dévoiler les motivations.
Interviewé à ce sujet, l’amiral Lanxade
indique qu’il n’a pas le souvenir d’en avoir
décerné, et que ce n’était « pas tellement
dans son style » ; l’adjudant Ray n’a pas souhaité
nous répondre. La justice ne les a pas
interrogés.
Des contributions
françaises plausibles
La France, et en particulier son armée, auraient
trois motifs possibles de réaliser l’attentat.
Ces trois motifs sont mutuellement
compatibles et sont partagés par les extrémistes
hutus. Tout d’abord, quelques officiers
supérieurs dont le général Quesnot,
conseiller militaire du président Mitterrand,
ont exprimé des critiques des accords de
paix d’Arusha, dont l'un des effets concrets
est de faire partir du Rwanda le gros des
troupes françaises.
Ensuite, certains responsables français
souhaitaient unifier les Hutus contre le FPR
et les Tutsis. Fin février début
mars 1993,
l'Elysée avait envoyé un ministre convaincre
les Hutus de constituer un « front uni ». Or,
selon l'analyse d'officiers supérieurs, l'effet
sur les Hutus de l’attentat attribué au FPR, et
de la guerre civile, peut être un sursaut qui
engendre une meilleure cohésion.
Enfin, puisque Habyarimana paraît prêt à
céder devant le FPR, aux dépens des
extrémistes hutus, des responsables civils ou
militaires français ont pu souhaiter se passer
de lui. Peu après l'attentat, le 7 avril vers 16
heures, le lieutenantcolonel
Maurin et l’ambassadeur
Marlaud vont rencontrer le colonel
Bagosora et lui demandent de reprendre
le contrôle de la situation. Devant l'opposition
d'officiers rwandais plus modérés, Bagosora
se résout à accepter la formation
d'un gouvernement civil, qui bénéficie des
conseils de Marlaud. Ce gouvernement extrémiste,
qui ne trompe pas les connaisseurs,
est rendu présentable aux yeux de
l'opinion publique française lorsque Marlaud
en fait l'éloge dans la presse, puis lorsque,
fin avril, son ministre des Affaires étrangères
est reçu dans les ministères parisiens.
Matériellement, au moment de l’attentat,
le 1er RPIMa possède les informations, les
missions, les compétences et l’armement
adaptés à l’exécution de l’attentat. Depuis
quatre ans, ce régiment est présent en
continu au Rwanda, dont il encadre l’armée.
Il a déjà participé à un coup d’État contre un
dictateur qui a cessé d’être agréé par la
France : le renversement du centrafricain
JeanBedel
Bokassa en 1979.
Mais les dirigeants français auraientils
à ce
point négligé le risque que leurs nouveaux
alliés ne déclenchent l’extermination des
Tutsis ? Rien d'impossible. Le soutien de
l'Elysée aux extrémistes hutus résulte d'une
volonté politique assumée, jamais infléchie
par les alertes reçues, ni par le génocide en
cours, ni même après. Tant qu'aucune piste
n'a été définitivement prouvée, l'hypothèse
de mercenaires ou militaires français à la
réalisation de l'attentat, voire même d'une
participation de responsables français à la
décision, est plausible et doit être approfondie
au même titre que les autres.
François Graner
Tout a été écrit sur cet attentat et sur
l'enquête : les huit hypothèses concernant
les commanditaires ou les exécutants, les
accusations extravagantes, les témoins qui
se rétractent, les dissimulations ; les manipulations
de l'enquête, des députés, de
l'opinion française ; les prétendus missiles
et les "boîtes noires" de l'avion qui apparaissent
et disparaissent ; les interventions
du mercenaire Paul Barril et de son comparse
l'extrémiste hutu Fabien Singaye qui
se fait embaucher comme traducteur par
le juge Bruguière ; les pressions sur les familles
d'abord pour ne pas porter plainte,
puis à l'inverse pour déposer une plainte
contre le FPR ; les diverses thèses négationnistes
; les expertises balistiques ; et
surtout la mort peu après l'attentat, jamais
élucidée, d'un gendarme français, de son
épouse et d'un de ses collègues (leurs familles
ont été dissuadées de porter
plainte, mais la DGSE suggère qu'ils ont
pu être témoins de fait gênants et donc
éliminés par des extrémistes hutus).
DES FLOTS D'ENCRE SUR UN ATTENTAT
Pour plus de détails et les références complètes :
Raphaël
Doridant, "Génocide contre les Tutsis
du Rwanda : rideau sur un attentat", Billets
d'Afrique, janvier 2019, mise à jour 3 juillet 2020.
Raphaël
Doridant, François Graner, L'Etat français
et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone,
2020.
François
Graner, "L’attentat du 6 avril 1994 : l’hypothèse
de tireurs et/ou décideurs français vue à
travers les textes des officiers français", La Nuit
Rwandaise n°8, avril 2014, p 65.

11
DOSSIER
CHARLES ONANA MIS
EN EXAMEN
L’écrivain et polémiste Charles Onana a été mis en examen pour contestation de crime
contre l’humanité. Il est poursuivi par Survie, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et la
Fédération internationale des droits humains (FIDH) pour des propos niant le génocide
perpétré contre les Tutsis dans son livre Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise.
Quand les archives parlent, paru en 2019.
Charles Onana avait par le passé déjà
été attaqué pour ses déclarations sur
la chaine de télévision LCI le 26 octobre
2019. Il avait alors affirmé qu’ « entre
1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide
contre les Tutsis, ni contre quiconque ».
L’Association Communauté Rwandaise de
France (CRF) avait porté plainte un mois
plus tard, mais cette plainte, non assortie
d’une constitution de partie civile, avait été
classée sans suite par le parquet de Paris.
Le 28 octobre 2019, deux jours après les
propos négationnistes tenus par Onana à la
télévision, paraissait aux éditions du Toucan
Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise.
Quand les archives parlent, le septième
ouvrage consacré par cet auteur au
génocide des Tutsis et à la région des
Grands lacs, depuis Les secrets du génocide
rwandais, enquête sur les mystères d’un
président, en 2002. Fils spirituel du journaliste
Pierre Péan, décédé en juillet 2019, et à
qui est dédicacé Rwanda, la vérité sur
l’opération Turquoise, Charles Onana fait,
dans ses livres, tourner en boucle les mêmes
thèmes : l’attentat du 6 avril 1994 aurait été
l’oeuvre du Front Patriotique Rwandais (FPR)
– il revient d’ailleurs sur ce sujet dans son
tout dernier livre Enquêtes sur un attentat.
Rwanda, 6 avril 1994, paru en 2021 ; le FPR
aurait commis contre les Hutus des crimes
comparables à ceux commis contre les Tutsis
; il serait l’unique responsable de la déstabilisation
de la région des Grands Lacs ; il
n’y aurait pas eu de génocide perpétré
contre les Tutsis sous l’égide du gouvernement
hutu en place au Rwanda en 1994.
Déposée le 21 octobre 2020 par Survie, la
LDH et la FIDH, une plainte avec constitution
de partie civile vise cette fois les propos
tenus par Onana dans Rwanda, la vérité sur
l’opération Turquoise. Une juge d’instruction
a été désignée en août 2021 et elle a
rendu son avis de fin d'information judiciaire
après avoir mis en examen Charles
Onana le 3 janvier 2022. Cette mise en examen
est habituelle dans les délits de presse
où les magistrats instructeurs évitent de
rendre un non lieu et laissent les juges du
fond trancher. Les parties en présence
peuvent encore, dans un délai de trois mois,
demander des actes d’enquête supplémentaires,
avant que la juge ne renvoie Charles
Onana devant la 17e chambre correctionnelle
du tribunal judiciaire de Paris, compétente
en matière de presse. Le procès
pourrait se tenir dans les dixhuit
mois.
« L’une des plus
grandes escroqueries du
XXe siècle »
Charles Onana est poursuivi au titre de
l’article 24 bis de la loi sur la liberté de la
presse de 1881. Modifié en janvier 2017, notamment
grâce à l’action de la CRF, cette loi
vieille de plus d’un siècle punit désormais
d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros
d’amende le fait de nier, minorer ou banaliser
de façon outrancière le génocide
perpétré contre les Tutsis du Rwanda en
1994. À défaut de jurisprudence spécifique
concernant la négation du génocide des
Tutsis – aucun jugement n’ayant encore été
rendu à ce sujet –, c’est celle s’appliquant à
la Shoah qui permet de comprendre comment
la justice française, et en particulier la
Cour de cassation, a apprécié jusqu’à présent
la question du négationnisme. Plusieurs
formes de contestation ont ainsi été
distinguées. Parmi elles, bien sûr, la négation
pure et simple du crime de génocide,
qu’elle soit explicite ou implicite (« même si
elle est présentée sous une forme déguisée
ou dubitative ou par voie d’insinuation », dit
la Cour de cassation). Une autre forme de
contestation du crime de génocide est la
disqualification des institutions, judiciaires
ou universitaires par exemple, et la disqualification
des témoignages sur les faits. Notons
encore la minoration outrancière du
nombre de victimes, lorsqu’elle est faite de
mauvaise foi.
Au regard de cette jurisprudence, les propos
tenus par Charles Onana dans son livre
représentent pratiquement un cas d’école.
Pour lui, en effet, « la thèse conspirationniste
d’un régime hutu ayant planifié un "génocide"
au Rwanda constitue l’une des plus
grandes escroqueries du XXe
siècle » (p. 198). Fustigeant « le dogme ou
l’idéologie du "génocide des Tutsis" », il affirme
avec force : « Soyons clairs, le conflit et
les massacres du Rwanda n’ont rien à voir
avec le génocide des Juifs ! » (p. 34). Ou encore
: « Continuer à pérorer sur un hypothétique
"plan de génocide" des Hutus ou une
pseudoopération
de sauvetage des Tutsis
par le FPR est une escroquerie, une imposture
et une falsification de l’histoire
» (p. 460).
Cette négation explicite du génocide perpétré
contre les Tutsis se double dans l’ouvrage
d’Onana d’une utilisation
quasisystématique
des guillemets autour du
mot génocide, que la Cour d’appel de Paris
a considérée, dans un arrêt de 1992 concernant
la Shoah, comme « particulièrement révélatrice
de la contestation des faits auxquels
ces appellations correspondent ». Le terme
« génocide » appliqué aux Tutsis ne renvoie à
aucune réalité pour Charles Onana. Il est, selon
lui, une « idéeforce
» utilisée par le FPR
comme arme dans la guerre psychologique
qui accompagne sa lutte armée pour la
conquête du pouvoir. En écrivant que la qualification
de génocide, à propos des massacres
de Tutsis, n’est pas autre chose qu’une
manipulation de l’opinion publique de la
part du FPR, Onana disqualifie tout le travail
réalisé par le TPIR, les justices de nombreux
pays, dont la France, les historiens, journalistes,
ONG qui ont enquêté depuis 26 ans
sur cet événement majeur du XXe siècle.
Disqualification des
institutions judiciaires
La thèse centrale d’Onana pour réfuter
l’existence d’un génocide perpétré contre les
Tutsis repose sur le fait que le TPIR n’aurait
pas pu démontrer la planification de l’extermination
des Tutsis, ce qui signifie, selon
Onana, que celleci
n’a pas eu lieu car un génocide
est toujours planifié. Or, si le TPIR n’a
pas retenu l’entente en vue de commettre le
génocide contre le colonel Bagosora, présenté
comme le « cerveau du génocide », il a
bel et bien condamné Bagosora pour génocide.
Par ailleurs, le Tribunal a condamné
plusieurs accusés pour « entente en vue de
commettre le génocide ». Il a également parlé
dans certains jugements « d’entreprise criminelle
commune » et de « politique du
génocide », soulignant ainsi le caractère organisé
du projet criminel.
Rien de tel sous la plume de Charles Onana
aux yeux de qui le constat judiciaire de la
Chambre d’appel du TPIR en date du 16 juin
2006, selon lequel « le génocide perpétré au
Rwanda en 1994 est un fait de notoriété publique
» qui n’a plus besoin d’être démontré
lors de chaque procès, n’aurait été établi que
pour suppléer l’insuffisance de preuves :
« lorsque le procureur [du TPIR] s’est trouvé
en difficulté de fournir des preuves et de la
planification et du génocide, il a préféré recourir
à l’artifice du "constat judiciaire" plutôt
que de mettre sur la table des pièces à
conviction » (p. 195).
Or, cette décision de la Chambre d’appel a
été rendue parce que, jusquelà,
les avocats
de la défense des accusés traduits devant le
TPIR contestaient systématiquement qu’il y
ait eu un génocide perpétré contre les Tutsis,
ce qui obligeait le bureau du procureur à
l’établir à chaque fois. En dénigrant ce
constat judiciaire, Charles Onana remet en
cause, sans l’affirmer explicitement, les décisions
de justice rendue par le TPIR. Il sousentend
que l’accusation s’est dispensée de
rapporter une quelconque preuve de culpabilité
en invoquant le fait de notoriété publique.
C’est un raccourci fallacieux lourd de
conséquences qu’il emploie ici car, précisément,
pour que le TPIR puisse se fonder sur
un fait de « notoriété publique », cela suppose
que de très nombreux éléments de
preuve aient été regroupés au cours des procès
qu’il a eu précédemment à juger.
Cette disqualification de la justice internationale
se double d’une disqualification de la
justice française dont Onana critique le verdict
rendu contre l’excapitaine
Pascal Simbikangwa,
affirmant que ce dernier aurait été
« condamné en France non pour la vérité
mais pour l’exemple, permettant de célébrer
l’histoire officielle » (p. 437).
Charles Onana, le « négationniste de référence
» (Billets n° 285, marsavril
2019), se
joue de la vérité depuis vingt ans, au grand
dam des rescapés et des familles des victimes
du génocide perpétré contre les Tutsis. Il est
grand temps qu’il rende des comptes.
Raphaël Doridant
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TARIFS
Débat entre François Graner et Charles Onana en juin 2017 (capture d'écran).
Grâce aux efforts pour lutter contre le négationnisme, l'expression "génocide rwandais", alors largement employée
par les médias en 2017, est aujourd'hui progressivement corrigée en "génocide des Tutsis au Rwanda".
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024