Fiche du document numéro 30957

Num
30957
Date
Mercredi 19 octobre 2022
Amj
Fichier
Taille
64403
Pages
10
Titre
Procès de Félicien Kabuga : compte rendu de l'audition de Jean-François Dupaquier, témoin expert
Nom cité
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Type
Transcription d'audience d'un tribunal
Langue
FR
Citation
L’accusation a choisi de ne pas procéder à un interrogatoire, de sorte que la défense a eu aussitôt la parole pour procéder au contre-interrogatoire.

Me Françoise MATHE a d’abord interrogé le témoin sur sa propre expérience et son expertise. M. DUPAQUIER a étudié les sciences politiques à Sciences Po Paris et a travaillé comme journaliste pour plusieurs journaux et magazines. Il avait déjà été expert au TPIR dans l’affaire « Nahimana » (affaire des médias) aux côtés de Messieurs Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA. Il est actuellement retraité mais écrit parfois des articles à titre bénévole.

Mme MATHE demande s’il a bien été témoin-expert au procès des médias, s’étonnant qu’il n’ait pas comparu comme tel. M. DUPAQUIER répond que, sur les quatre auteurs du « Rapport Nahimana », le TPIR a demandé deux comparutions seulement, celles de MM. Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA. Mme MATHE réitère ses doutes. M. DUPAQUIER répond qu’il est facile de vérifier auprès du Greffe qu’il a bien été habilité comme témoin-expert.

Me Françoise MATHE demande sur quelles bases méthodologiques il a fondé son travail. Elle ne comprend pas que le rapport ne soit pas accompagné d’une bibliographie.

Répondant aux questions sur ses principes de recherche lors de la rédaction d’un rapport pour un tribunal international, M. DUPAQUIER précise que son texte est fondé sur des preuves tangibles, sur des documents authentiques et sur la vérité des faits. Cette vérité des faits s’oppose à la propagation de rumeurs et de simples opinions. C’est la base du travail de journaliste, même si la production d’opinions est malheureusement considérée comme plus séduisante par certains lecteurs ou téléspectateurs. Il précise qu’en outre un expert doit être indépendant, ne pas travailler sous l’influence d’un groupe ou d’une personne.

Me Françoise MATHE demande à l’expert s’il est neutre.

M. DUPAQUIER répond : « On ne peut pas rester totalement neutre face à un génocide. Celui commis contre les Tutsi du Rwanda a été d’une brutalité inouïe, brisant jusqu’à l’intimité des familles. On a vu des fils tuer leur mère que la propagande affirmait d’une “race” différente. Je crois qu’un tel paroxysme de la folie meurtrière n’a été observé dans aucun autre génocide ».

Revenant sur l’absence de bibliographie relevée par la défense, le témoin-expert ajoute qu’il n’en voit pas l’utilité. Il estime à au moins un millier le nombre de livres publiés en français, en kinyarwanda ou en anglais sur le génocide contre les Tutsi du Rwanda. Qu’apporterait un tel index bibliographique ?

Me Françoise MATHE déclare que les quelques livres cités par l’expert reflètent une thèse partiale sur le génocide. Elle cite Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA.

M. DUPAQUIER : – Si parmi les quelque mille livres de mon évaluation, on ne devait en lire qu’un seul, ce serait à mon avis Racisme et génocide, l’idéologie hamitique de ces deux auteurs.

Me Françoise MATHE : – Et Scholastique MUKASONGA ?

M. DUPAQUIER : – Elle est une romancière mais il s’agit de « romans vrais ».

Me Françoise MATHE : – Pourquoi avoir cité Mme Hélène DUMAS ?

M. DUPAQUIER : – Les livres de cette historienne, Le génocide au village et Sans ciel ni terre sont tout simplement admirables d’intelligence et de sensibilité.

La défense a produit la pièce D-1, qui est un extrait vidéo d’un documentaire de Netflix intitulé “Most Wanted Fugitives”. Dans la séquence, on voit le témoin parler de la tombe de Jean-Bosco BARAYAGWIZA, se promenant sur un cimetière. Il explique avoir suivi secrètement les obsèques de Monsieur BARAYAGWIZA près de Paris, dans le Val-d’Oise en 2010, car il espérait que Monsieur KABUGA serait là. Il était déguisé et en contact avec la police.

Monsieur KABUGA n’y a pas participé, mais le Dr Eugène RWAMUCYO était venu et a été arrêté. Le témoin-expert confirme l’authenticité de l’extrait.

La défense revient une nouvelle fois sur le rapport que M. DUPAQUIER aurait produit pour le TPIR avec MM. CHRETIEN et KABANDA, plus précisément comment ils avaient obtenu les enregistrements des émissions pertinentes de la RTLM.

M. DUPAQUIER explique que lui-même et M. CHRETIEN ont été sollicités par M. Robert MENARD, le secrétaire général de l’ONG Reporteurs sans Frontières (RSF), pour réaliser un rapport sur le rôle des médias dans les tueries et les journalistes assassinés pendant le génocide. M. DUPAQUIER explique que c’était très complexe, car Kigali leur est apparue dévastée, pillée, avec de nombreux immeubles détruits lorsqu’ils sont arrivés au Rwanda en septembre 1994. Ils ont immédiatement commencé à rechercher des éléments comme des enregistrements d’émissions ou des articles de journaux extrémistes. Ils ont trouvé une dizaine de cassettes avec des émissions de la RTLM. Par la suite, M. Philipe DAHINDEN, de RSF Suisse, qui faisait les mêmes recherches, a trouvé entre 30 et 40 cassettes. L’équipe d’enquête du TPIR a également trouvé un certain nombre de cassettes. Au total, quelque 750 cassettes ont été rassemblées. Il restait à déterminer lesquelles concernaient des émissions de la RTLM pertinentes pour le rapport. Il fallait les écouter. M. Marcel KABANDA, historien franco-rwandais, a beaucoup travaillé à identifier les cassettes et à les dater, avec M. Jean-Pierre CHRETIEN, qui parle le kirundi et comprend le kinyarwanda. Le témoin a expliqué que la qualité des cassettes n’était pas très bonne puisqu’il ne s’agissait pas d’enregistrements numériques mais analogiques et qu’elles devaient être transcrites en kinyarwanda puis traduites en français et en anglais.

Mme Carla DEL PONTE, la procureure en chef du TPIR à l’époque, n’était pas satisfaite de la lenteur du travail de son équipe d’enquêteurs, c’est pourquoi il a été demandé à Jean-Pierre CHRETIEN et à son équipe de faire le point sur le travail qui avait déjà été fait. Ils sont arrivés en 1998 pour consulter l’équipe travaillant sur les cassettes. Malgré tout le temps et les ressources qui y avaient été consacrés, seules 35 cassettes avaient été transcrites en kinyarwanda puis traduites. Le problème était aussi que certaines étaient transcrites deux fois et que la transcription d’une cassette demandait en moyenne 50 heures de travail. L’équipe du tribunal n’avait pas pensé à réaliser un « tableur » analytique des cassettes. Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA ont pu le réaliser en trois jours. Ce fichier doit se trouver aujourd’hui dans la base de donnes “Zyfind” du TPIR. Il a permis de sélectionner 264 cassettes pertinentes, audibles, contenant des propos politiques.

La défense demande si les cassettes avaient été authentifiées.

Jean-François DUPAQUIER répond que, dans le procès des médias, pas même Ferdinand NAHIMANA n’avait contesté l’authenticité des 264 cassettes. Personne pendant le procès des médias, y compris parmi les témoins de la défense, n’avait jamais mis en doute l’authenticité de ces 264 cassettes sur lesquelles s’appuie encore son rapport, même si leur traçabilité n’a pas fait l’objet d’investigations.

Me MATHE demande quels éléments M. DUPAQUIER a utilisés pour mettre à jour le rapport initial pour le TPIR admis le 15 décembre 2001. Le témoin explique que « plus le temps s’écoule depuis le génocide, plus on en apprend » en raison de toutes les recherche en cours, avec de nouvelles déclarations d’acteurs de tous bords. De moins en moins de personnes se risquent à prétendre que le génocide a été le résultat de la « colère populaire spontanée » des tueurs.

Pour donner un exemple, le témoin dit à la Cour que si le TPIR utilise le terme d’« entente en vue de commettre le génocide » comme une qualification juridique, lui-même considère comme journaliste et comme expert que la bonne dénomination est plutôt « Mafia génocidaire ». Il explicite le terme : une Mafia est une organisation criminelle dirigée par un ensemble collégial secret qui cherche à infiltrer les institutions et la société civile. M. DUPAQUIER rappelle que pour démanteler une Mafia, il existe deux moyens essentiels : remonter les circuits financiers et négocier les aveux de repentis. Il ajoute que, malheureusement, durant les premières années de fonctionnement de l’équipe d’enquête du TPIR à Kigali, il n’y avait pas de stratégie d’enquête et que la nature mafieuse du complot de génocide n’avait pas été perçue comme telle. Il en a parlé en tête-à-tête avec Mme DEL PONTE à Arusha en 2001 et lui a dit : « Vous êtes devenue célèbre en mettant au point un logiciel qui permettait d’identifier le rôle et la responsabilité de chaque membre dans les Mafias que vous avez démantelées en Suisse. Pourquoi ne faites-vous pas la même chose concernant le complot du génocide des Tutsi ? ».

M. DUPAQUIER continue : « Mme DEL PONTE m’a répondu “c’est trop tard”. Je ne partage pas cette appréciation, car depuis notre rapport de 2001 sont apparues des déclarations de repentis qui occupaient une place importante dans le dispositif génocidaire : Joseph SERUGENDO, à la fois chef technicien à Radio-Rwanda et à la RTLM, membre du comité d’initiative de la RTLM et du comité national des Interahamwe, et Ephrem NKEZABERA, banquier, lui aussi membre du comité d’initiative de la RTLM et du comité national des Interahamwe. Leurs aveux sont concordants et d’une grande précision. Nous n’avions pas ces aveux lors de la production du rapport pour le procès des médias ».

M. DUPAQUIER a expliqué qu’il avait également utilisé des éléments du livre d’Andrew WALLIS (Stepp’d in Blood: Akazu and the Architects of the Rwandan Genocide Against the Tutsi, 2019) qui, dit-il, « a restitué la dimension criminelle, quasi-shakespearienne du fonctionnement de l’Akazu ». Il avait examiné des courriers présidentiels qui montraient comment M. KABUGA tentait d’entrer dans le cercle présidentiel en 1991. Il a ajouté qu’il est très intéressant que quelqu’un comme M. KABUGA, qui ne faisait pas partie des cercles d’élite, se soit retrouvé avec un rôle très influent au sein de l’Akazu, notamment en mariant deux de ses filles à des garçons de la famille présidentielle. Le témoin a de nouveau comparé ces structures à la Mafia, expliquant que « de telles stratégies matrimoniales sont très importantes dans la Mafia, ce qui explique que les rassemblements pour les naissances, les mariages et les funérailles sont cruciaux ». Ce sont toujours des événements où les membres de la Mafia se rassemblent, mais seuls les enterrements se déroulent dans l’espace public. C’est pourquoi il attendait Monsieur KABUGA aux funérailles de Jean-Bosco BARAYAGWIZA.

Selon la défense, une grande partie du rapport d’expertise est une analyse des causes du génocide. Mme MATHE demande donc au témoin s’il existe un consensus parmi les universitaires sur les causes. M. DUPAQUIER explique qu’il y a deux camps. Celui convaincu que le génocide est le résultat d’une colère spontanée suite à l’attentat contre l’avion, « qui défend la thèse d’une sauvagerie africaine », et le camp de ceux qui considèrent le génocide comme le produit d’un complot. Sans complot, a-t-il demandé, comment serait-il possible qu’à Gisenyi, dès le matin du 7 avril 1994, il n’y avait plus un Tutsi vivant ? Le témoin est convaincu que le génocide, puisqu’il a été si radical, ne peut être que le produit d’un complot et d’une planification secrète. Il souligne qu’il ne s’agit pas seulement de son opinion personnelle mais du résultat d’une appréciation raisonnable des événements qui se sont déroulés au Rwanda.

M. DUPAQUIER explique que ni la RTLM, ni le journal Kangura ne voulaient des accords d’Arusha ni de toute solution pacifique. Selon le témoin, ils ont qualifié ces accords de paix de « trahison du peuple rwandais ». Obsédés par une prétendue guerre entre Hutu et Tutsi, ils ont persuadé le public qu’il existait une guerre des races au Rwanda, thème récurrent dans leurs écrits et émissions. Il dit que la RTLM et le journal Kangura passaient leur temps à essayer de convaincre leur public que le FPR avait un agenda secret et que la reprise de la guerre était imminente. Pour cela, ils ont fourni de fausses preuves et de faux témoignages, ce que nous appellerions aujourd’hui des “fake news”, et ont propagé l’idée qu’il y avait un complot pour exterminer les Hutu, donc que ces derniers devaient, à titre d’autodéfense, prendre les armes et tuer les premiers. M. DUPAQUIER a comparé ce discours à la propagande au Troisième Reich, où Julius STREICHER, le créateur du célèbre magazine antisémite Der Stürmer expliquait que l’histoire de l’humanité se résumait à une guerre des races. Il a ajouté que « c’est d’autant plus surprenant que l’on sait aujourd’hui, notamment dans ce Tribunal, que ce que nous appelons la race est une construction socio-politique sans aucun fondement biologique pertinent ».

La défense a ensuite demandé comment le témoin pouvait savoir avec certitude que les informations publiées par la RTLM étaient fausses. M. DUPAQUIER explique qu’il y a eu des cas où, dans une émission, la RTLM a parlé de la survenance d’un incident, mais l’information s’est avérée fausse par la suite. Le témoin-expert déclare : « Ces gens voulaient incendier le Rwanda ». Il a en outre déclaré à la Cour que la RTLM compliquait le travail des soldats de la paix en incitant au chaos lors de l’installation de barrages par les Casques bleus pour empêcher la circulation des armes à Kigali.

La défense s’est enquise d’un site Web appelé http://francegenocidetutsi.org/ que le témoin a utilisé à plusieurs reprises comme source dans son rapport. Le témoin dit qu’il s’agit d’une base de données importante pour les références de l’époque, car elle contient des documents authentifiés numérisés.

La défense déclare que les sources du rapport sont partiales, car les livres auxquels le témoin-expert se réfère ont été écrits par les adeptes d’une seule thèse [sous-entendu : des auteurs qui déclarent que le génocide est le produit d’un complot ourdi de longue date]. M. DUPAQUIER répond que cette assertion était inexacte. Même si le bon sens conduit à penser que le génocide est le résultat d’un complot, les auteurs cités ne sont pas « des militants de cette thèse ». Des documents produits dans le rapport émanent par exemple du professeur André GUICHAOUA qui a publié une liste de tous les enfants de KABUGA et de la stratégie lignagère du « patriarche ». M. GUICHAOUA a rappelé que ses filles ont épousé des personnalités impliquées dans le génocide, comme Eugène MBARUSHIMANA, le secrétaire général des Interahamwe [travaillant à Rwandex, il a importé 16 000 machettes avec François BARASA, frère de Jean-Bosco BARAYAGWIZA], le ministre du Plan Augustin NGIRABATWARE, condamné pour génocide, le chef des services secrets rwandais en Europe, etc.

La défense demande au témoin-expert s’il a vérifié les articles qu’il cite, souvent extraits de la plateforme http://francegenocidetutsi.org/. M. DUPAQUIER répond que ces articles, tirés des grands quotidiens Le Figaro, Libération, Le Monde, etc., ont été écrits par des journalistes d’investigation chevronnés dont la réputation n’est plus à faire. Il ne voit ni pourquoi ni comment « vérifier » ces articles.

La défense a ensuite souhaité plus d’informations sur le livre d’Andrew WALLIS et pourquoi il avait été utilisé pour le rapport. M. DUPAQUIER a répondu qu’il juge remarquable le travail du chercheur-journaliste britannique. Son livre fourmille d’informations de première main concernant la stratégie lignagère de Félicien KABUGA. Ainsi l’union d’un des fils du président, Jean-Pierre HABYARIMANA, avec Bernadette KABUGA. Jean-Pierre HABYARIMANA était lié à Jean-Christophe MITTERRAND le fils du président français François MITTERRAND. Jean-Pierre HABYARIMANA et Jean-Christophe MITTERRAND menaient une vie tapageuse. Le premier « vivant la vie de millionnaires », gérait la sinistre boîte de nuit Kigali Night où se retrouvaient les militaires belges et français, les hommes politiques, les prostituées et les trafiquants de drogue. Andrew WALLIS explique que la femme du président ne voulait pas que leur fils épouse une princesse éthiopienne à cause de sa « morphologie tutsi ».

La défense déclare que cette information sur la vie dissolue de Jean-Pierre HABYARIMANA émane d’une seule source, tout comme les accusations de trafic de drogue impliquant des membres de la famille présidentielle rwandaise.

M. DUPAQUIER répond qu’il a cité Andrew WALLIS dans son rapport, mais qu’il possède bien d’autres sources. Ainsi, les gendarmes français chargés de la police militaire durant l’opération Noroit (« prévôté militaire ») ont enquêté sur le Kigali Night où des militaires français avaient violé avec un poignard et provoqué la mort d’une prostituée tutsi. Il ajoute : « mon regretté ami Pascal Krop, journaliste français spécialiste du monde du renseignement, a publié dès 1994 un livre intitulé Le génocide franco-africain : faut-il juger les Mitterrand ?, où il exposait qu’un membre de la famille HABYARIMANA faisait cultiver du chanvre au cœur de la forêt de Nyungwe pour alimenter un vaste trafic vers l’Europe. Il avait des sources solides et il n’y a jamais eu de plainte en diffamation ».

L’attention de la défense s’est alors tournée vers une information contenue dans un rapport donné par l’ambassadeur de Belgique, Johan SWINNEN, dans un télégramme diplomatique daté de fin mars 1992.

Selon l’ambassadeur, un état-major secret chargé de l’extermination des Tutsi s’est réuni dans l’immeuble de M. KABUGA en 1992. On lit dans le télégramme de M. SWINNEN :

« De source sûre, nous venons de recevoir par chance une liste des membres de l’état-major secret chargé de l’extermination des Tutsi du Rwanda afin de résoudre définitivement, à leur manière, le problème ethnique au Rwanda et d’écraser l’opposition hutue intérieure. La voici :

1. Protais Zigiranyirazo : président du groupe et beau-frère du chef d’État ;

2. Elie Sagatwa : colonel, beau-frère et secrétaire particulier du président de la République, chargé des services secrets ;

3. Pascal Simbikangwa : capitaine, officier au Service central de Renseignements (SCR) ;

4. François Karera : sous-préfet à la préfecture de Kigali, chargé de la logistique lors des massacres du Bugesera ;

5. Jean-Pierre Karangwa : commandant, chargé des renseignements au ministère ;

6. Justin Gacinya : capitaine, chargé de la police communale de la Ville de Kigali ;

7. Anatole Nsengiyumva : lieutenant-colonel, chargé des renseignements à l’état-major de l’armée rwandaise, un des responsables de l’assassinat des politiciens de Gitarama ;

8. Tharcisse Renzaho : lieutenant-colonel, préfet de la préfecture de la Ville de Kigali.

Ce groupe est lié directement au président de la République qui le préside souvent soit à la présidence, soit à la permanence du parti politique MRND, building de Félicien Kabuga à Muhima, Kigali. Cet état-major clandestin dispose d’antennes au niveau de chaque préfecture et de chaque commune concernée. C’est ce groupe aussi qui pose des mines anti-char et anti-personne et sème la terreur dans les centres urbains, surtout à Kigali.

Autre information très utile : le groupe de tueurs professionnels qui vient de ravager le Bugesera avec une remarquable efficacité était constitué :

- d’un commando recruté par les élèves de l’École Nationale de la Gendarmerie de Ruhengeri et entraîné à cet effet (habillés en civil); chargé de frapper des personnes préalablement sélectionnées, souvent des leaders locaux du PL (parti libéral) et du MDR (Mouvement Démocratique Républicain); il constitue le noyau central ;

- d’une milice “Interahamwe” du MRND recrutée en dehors du Bugesera, entraînée pendant des semaines dans différents camps militaires ;

- d’un groupe plus nombreux de miliciens “Interahamwe” du MRND recruté localement, chargé de piller et incendier, et comme indicateurs. La présence de ce dernier groupe permet de brouiller les cartes et de faire croire à un observateur non averti à des émeutes ».

M. DUPAQUIER répond que l’information s’est révélée prophétique. Il ajoute que M. SWINNEN avait une excellente connaissance de la vie politique au Rwanda grâce à son réseau d’informateurs.

La défense demande si ce télégramme de l’ambassadeur exprimait sa propre opinion ou si quelqu’un d’autre l’avait écrit. Monsieur DUPAQUIER répond qu’il pense que ce télégramme diplomatique était le résultat d’une rencontre de M. SWINNEN avec M. Jean BIRARA. Il y a des raisons de penser que M. BIRARA était l’auteur de la confidence, car cet ancien gouverneur de la Banque nationale du Rwanda, ancien fiancé d’Agathe HABYARIMANA, était extrêmement bien informé et qu’il a ensuite, sous son nom, produit ce type d’informations.

La défense reproche à M DUPAQUIER de n’avoir pas cité un paragraphe du rapport de la Commission sénatoriale d’enquête, qui parle de « document anonyme ». Mme MATHE s’interroge sur l’authenticité des sources données par le témoin expert, affirmant qu’il s’agissait du premier document qu’elle lisait du rapport et qu’il était directement fondé sur une source anonyme, qu’il cite cinq fois dans son rapport.

M. DUPAQUIER répond qu’il n’y a aucun doute sur l’authenticité du télégramme de M. SWINNEN. Ce dernier l’a authentifié. Concernant la « source anonyme » que l’ambassadeur mentionne, il ajoute que la liste de noms de membre de « l’état-major secret » ne peut, de par sa précision et la bonne orthographe des noms, effectivement provenir que d’une liste écrite remise à l’ambassadeur avec la mise en garde verbale. Selon le témoin-expert, l’ambassadeur a qualifié « d’anonyme » sa source pour protéger son informateur Jean BIRARA.

Me MATHE ayant achevé son contre-interrogatoire, M. DUPAQUIER demande au président l’autorisation d’ajouter une précision à l’échange du matin. Il déclare : « La défense a produit un extrait du documentaire de Netflix où j’apparais concernant les criminels les plus recherchés, mais ne m’a pas interrogé sur les raisons pour lesquelles j’ai cherché à faire arrêter M. KABUGA dans le cimetière de Sannois en 2010 à l’occasion de l’enterrement de son partenaire à la direction de la RTLM, Jean-Bosco BARAYAGWIZA. Il faut savoir que quand un magistrat est assassiné, toute la magistrature se lève pour exprimer son émotion et pour réclamer que l’enquête de police aboutisse au plus vite. Quand un avocat est abattu, en Corse ou ailleurs, dans les pays démocratiques, tous les avocats manifestent leur exigence de justice. Il faut savoir qu’il en va de même pour les journalistes. En janvier 2003, le cadavre de mon confrère, le journaliste kenyan William MUNUHE, a été retrouvé à son domicile, après qu’il ait été torturé à mort. Il avait tenté d’attirer dans un piège M. Félicien KABUGA pour le faire arrêter. Sans accuser personne de ce crime non élucidé, j’ai considéré cette tragédie comme un défi à relever. Pas plus que les magistrats ou les avocats, les journalistes ne doivent se laisser intimider. Je tenais à le dire ici ».

Par la suite, les juges ont posé à leur tour quelques questions supplémentaires. Le juge NAHAMYA a voulu savoir qui est Joseph SERUGENDO, cité dans le rapport et ce qu’il faisait à la RTLM. Le témoin a répondu qu’il était un technicien de haut niveau qui gérait tous les problèmes techniques liés à la radiodiffusion. Il a voyagé en Europe pour trouver le matériel nécessaire à la radio RTLM. Il est devenu parallèlement membre du comité national des Interahamwe. Il était également membre du conseil d’administration de la RTLM qui s’appelait comité d’initiative. De plus, il possédait un débit de boisson dans le quartier populaire Nyamirambo de Kigali qui était un point de rencontre pour les membres de la « Mafia du génocide » dont le témoin a parlé plus tôt.

Le juge NAHAMYA a ensuite posé des questions sur le rôle de M. KABUGA en tant que responsable de la RTLM. Le témoin a commencé à s’étendre sur la façon dont M. KABUGA en est venu à faire partie du cercle restreint du président, et il lui était difficile d’entrer dans ce monde car il était modeste et vivait dans une préfecture peu valorisée. Ce self-made man – ce qui peut susciter de la sympathie – ne parlait pas français, ce qui était un handicap pour devenir membre de l’élite politique. Une fois entré dans le cercle restreint, il a été sollicité en raison de sa puissance financière (homme le plus riche du Rwanda) et on lui a demandé de créer la radio privée.

Le juge EL BAAJ a ensuite posé quelques questions au témoin. Il s’est enquis de la mise en place de l’état-major secret.

Le témoin a dit que pendant la première année de la guerre civile, l’armée rwandaise n’avait pas de doctrine militaire et qu’un colonel français y avait été envoyé pour aider la réflexion stratégique. Ce colonel, Gilbert CANOVAS, semble avoir attiré l’attention de ses homologues rwandais sur cette anomalie. En effet, dans une guerre, le premier élément de doctrine est la définition de l’ennemi. A la suite semble-t-il de rapports du colonel CANOVAS, en décembre 1991, le président HABYARIMANA a confié à un comité composé des 10 hauts-gradés des FAR le soin de définir l’ennemi. Le président du comité était le colonel Théoneste BAGOSORA, jugé le haut-gradé le plus déterminé.

Dans le rapport secret remis en janvier 1992 au président de la République et dont on possède 17 pages sur les 35 initiales, l’ennemi est globalement défini comme le Tutsi et les personnes mariées à des femmes tutsi. Le plus extravagant est que la majorité des membres du comité militaire avaient eux-mêmes des femmes tutsi.

Pour le témoin, ceci rappelle que, pour le comité de la Mafia, le génocide n’était pas un projet racial, mais bien un plan politique. M. DUPAQUIER estime que ce texte définissant en janvier 1992, l’ennemi comme le Tutsi, marque la création de l’état-major secret dont parlera l’ambassadeur de Belgique en mars de la même année.

Le juge EL-BAAJ demande des éclaircissements sur les pouvoirs concrets de Monsieur KABUGA à la RTLM. Le témoin déclare que M. KABUGA était le plus gros actionnaire de la radio (500 000 francs rwandais) à l’exception du président HABYARIMANA, qui avait souscrit pour un million de francs rwandais. Beaucoup de petits actionnaires étaient persuadés que cette radio n’était qu’une entreprise commerciale profitable. Ils ne savaient pas à l’époque que la RTLM deviendrait le principal organe de propagande de la Mafia génocidaire.

Le président intervient pour demander au témoin de parler moins vite et de répondre de façon concise à la question. « Les traducteurs ne peuvent pas suivre. Moi-même, je ne parle jamais aussi vite ».

Le témoin-expert lui présente ses excuses et reprend sa réponse. Selon lui, Monsieur KABUGA n’avait pas seulement une influence financière mais pouvait peser aussi sur la ligne éditoriale. Des écrits indiquent que Félicien KABUGA a sanctionné un journaliste d’une retenue sur salaire après une intervention qui ne lui convenait pas. Le 26 novembre 1993, convoqué par le ministre de l’Information Faustin RUCOGOZA et mis devant l’évidence d’enregistrements de la RTLM, il aurait fini par reconnaître que le contenu de certaines émissions était inapproprié. L’après-midi du même jour, se tenait une réunion du comité d’initiative où fut relayée une critique de Félicien KABUGA : au moment de la crise du 21 octobre 1993 au Burundi, Ferdinand NAHIMANA aurait demandé aux journalistes de la RTLM de « tenir » l’antenne 24 heures sur 24 et leur aurait remis une grosse prime en dédommagement, sans l’accord de M. KABUGA, qui estimait devoir être consulté.

M. DUPAQUIER se réfère alors à une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) datée du 3 janvier 1995, qui résumait un communiqué de Félicien KABUGA semble-t-il remis le même jour à la correspondante à Nairobi de l’AFP. Le résumé de l’AFP, qui cite quelques extraits du communiqué, montre M. KABUGA se pose en représentant officiel de la RTLM, niant les appels à la violence de la radio durant le génocide.

M. DUPAQUIER avait découvert cette dépêche quelques jours avant son audition. A sa connaissance, le communiqué de M. KABUGA ne figure sur aucune base de données dans son intégralité.

Une dernière question concerne l’identité de « Jean-Pierre », l’homme qui informa la MINUAR des caches d’armes à Kigali et du projet d’extermination des Tutsi. Le témoin-expert a étudié cette affaire. Selon lui, il y a deux versions concernant « Jean-Pierre ». La thèse du général Dallaire le présente comme un Interahamwe bouleversé par sa conscience morale.

Selon sa propre enquête, il s’agit d’une personne du nom de Omar TURATSINZE, alors l’homme de confiance et le garde du corps d’un des leaders du MRND. Il était autrefois membre de la garde présidentielle. Il a été chargé de répartir dans différentes caches quelque 634 fusils-mitrailleurs Kalashnikov. Or il n’a pas résisté à la tentation de vendre une grande partie de ces armes au marché noir pour son propre compte (entre 50 et 100 dollars par fusil). Persuadé que son escroquerie serait vite découverte et punie, il supputait que la confiscation des armes par les Casques bleus résoudrait son problème, d’autant que, pour récompense de son alerte, il demanderait l’asile politique en Europe.

Or rien ne se passa comme il le prévoyait. Si la MINUAR confirma l’existence des caches d’armes, le bureau de l’ONU refusa leur saisie et aucun pays n’accepta d’accorder l’asile politique à Omar TURATSINZE.

M. DUPAQUIER indique qu’il n’a pas obtenu accès aux archives de la garde présidentielle où il espérait trouver le dossier et la photo de « Jean-Pierre ». Omar TURATSINZE aurait été tué pendant le génocide.
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