Fiche du document numéro 30581

Num
30581
Date
Octobre 2004
Amj
Auteur
Fichier
Taille
16076836
Pages
16
Titre
Témoignage : images rwandaises, d'après le génocide
Page
395-409
Nom cité
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Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Cote
n° 181
Résumé
A journalist intervenes on facts when something happens. It describes a situation and gives voice to actors, witnesses and other protagonists. He can also provide, at the same time or later, elements of context and understanding, put these facts into perspective, analyze the issues, extrapolate on possible consequences… In theory, he has a lot of leeway. But depending on when he intervenes, according to what is asked of him, according to the type of medium (audiovisual or written) and the space he has, depending on whether he will be manipulated or not, his work may take extremely different forms. It may be a vector of information or misinformation.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2004/2 (N° 181), pages 395 à 409

1 Un journaliste intervient sur des faits quand il se passe quelque chose. Il décrit une situation et donne la parole aux acteurs, aux témoins et autres protagonistes. Il peut aussi fournir, au moment même ou plus tard, des éléments de contexte et de compréhension, remettre ces faits en perspective, analyser les enjeux, extrapoler sur d'éventuelles conséquences... En théorie, sa marge de manœuvre est importante. Mais selon le moment où il intervient, selon ce qui lui est demandé, selon le type de support (audiovisuel ou écrit) et l'espace dont il dispose, selon qu'il sera manipulé ou non, son travail pourra prendre des formes extrêmement différentes. Il pourra être un vecteur d'information ou de désinformation.

2 Vingt-cinq heures d'émissions [2] de radio, diffusées sur France Culture à l'été 2003, autour du génocide des Tutsi du Rwanda, puis un livre [3] m'ont permis d'avoir une vision globale de cet événement monstrueux qui a entraîné la mort d'un million de personnes en 1994.

3 N'étant ni historienne ni africaniste, j'ai pu, grâce à ce travail, aborder l'universalité de ce phénomène, à la fois humain et inhumain, par le biais de la justice, qui est mon domaine de compétence à France Culture depuis bientôt dix ans. Un biais légitime, dans la mesure où le génocide est le crime des crimes dans l'échelle pénale ; la justice se devant d'en juger les concepteurs, planificateurs, co-auteurs et exécutants.

4 Au tout début de l'année 2003, Laure Adler, directrice de France Culture, reçoit 250 heures d'enregistrement, captées par autorisation spéciale lors d'un procès, le tout premier qui se soit tenu au nom de la loi belge, dite de compétence universelle [4]. Ces enregistrements ont été remis à Laure Adler par une ONG belge, RCN Justice et démocratie, dont l'activité au Rwanda consiste à appuyer la justice, d'abord dans sa reconstruction, puis dans son action [5]. Son directeur, Pierre Vincke, a parlé à juste titre d'un don inestimable.

5 Les enregistrements de procès sont rares en France. Ils se limitent aux procès dits historiques [6]. Les conditions d'utilisation de ces documents audiovisuels sont d'ailleurs draconiennes [7]. Pour les procès dits ordinaires, seuls quelques cinéastes obtiennent des autorisations ponctuelles de réaliser un documentaire, mais toujours avec l'aval du ministère de la Justice et au vu d'un scénario accepté, voire contrôlé a posteriori.

6 En Belgique, l'autorisation donnée par le Président de la Cour d'assises, Luc Maes, n'avait rien d'ordinaire. Elle n'était cependant assortie d'aucune condition d'exploitation ou de diffusion. Cet accord exceptionnel reposait sur le seul contrat moral passé entre ce magistrat et Pierre Vincke : en tirer un document qui puisse jouer le rôle, sous quelque forme que ce soit, de « retour sur mémoire » pour les Belges, anciens colonisateurs [8], et les Rwandais.

7 Autant vis-à-vis de RCN que de France Culture, ma mission était claire : faire fructifier ce don au mieux. Pour le reste, aucune indication de durée, pas d'impératif de contenu. Carte blanche.

8 Un génocide doit être vu, non pas comme un événement encadré, borné par deux dates (7 avril-4 juillet 1994), mais comme un processus, un continuum : avec un « avant », un « pendant », un « après » et un « bien après ». Dans le vécu des populations qui l'ont subi, il n'y a pas de discontinuité : tout est lié, les événements se sont enchaînés avec une logique apparemment imparable. Il n'y a eu à proprement parler ni début, ni fin : parce qu'en amont, la haine entre Hutu et Tutsi remonte à la fin des années trente, soit près de soixante ans avant le génocide ; et parce qu'en aval, un rescapé de 1994 restera pour toujours un rescapé, puisque ni lui ni personne ne pourra jamais effacer ce qu'il a vécu.

9 Un génocide est un sujet global (on y reviendra), mais pas seulement. Son déroulement et ses conséquences peuvent aussi être vus comme une myriade de sujets éclatés, multiples. L'événement en lui-même a été plus ou moins bien couvert par les journalistes ; leur attention s'est ensuite portée sur l'opération militaire française Turquoise ; puis sur la catastrophe humanitaire dans les camps de réfugiés hutu du Zaïre (à Goma, notamment) ; plus tard, sur la guerre exportée par le Rwanda et l'Ouganda en République démocratique du Congo et la chute de Mobutu. Depuis quelques années, l'on s'intéresse davantage à la problématique de la reconstruction du pays : la place accordée aux rescapés du génocide, les commémorations annuelles, l'évolution politique du pays, le sort des prisonniers, les procès locaux ou internationaux [9], la mise en place des gacaca. L'on peut donc aussi regarder un génocide en l'émiettant, en le parcellisant, en autant de pièces qu'un puzzle.

10 Procès, gacaca : c'est le prisme judiciaire qui m'a conduite à ce sujet global. En 2001, j'ai suivi en partie le procès de Bruxelles. Peu après, je suis allée en reportage à Arusha, en Tanzanie, puis au Rwanda. Je devais illustrer la façon dont les justices, internationale et rwandaise, traitaient le génocide, et plus précisément décrire les dysfonctionnements au sein du TPIR [10] ainsi que la mise en place progressive des gacaca. J'ai passé une semaine à Arusha, et la suivante au Rwanda [11]. J'en suis revenue avec des impressions contrastées.

11 À Arusha, les fonctionnaires du TPI restent entre eux, sans toutefois se mélanger vraiment : les Noirs avec les Noirs, les Blancs avec les Blancs. Tous restent coupés de la vie locale, immergés dans une irréalité absolue par rapport au génocide, sans autre lien avec le Rwanda que, de temps en temps, la présence de quelques victimes venues de leurs collines pour témoigner ou de quelques journalistes rwandais, acheminés là aux frais de l'ONU. Enfermée dans l'enceinte du TPIR à la porte de laquelle il faut montrer patte blanche pour avoir le droit d'entrer, je ne perçois rien du génocide.

12 Au Rwanda, en revanche, où je vais pour la première fois, accompagnée de mon seul Nagra [12], le génocide est omniprésent : dans ma tête, en tout cas. À chaque pas, je me demande si je viens de croiser un Hutu ou un Tutsi, s'il s'agit d'un bourreau ou d'une victime. En dépit de l'absence de traces visibles (hormis les éclats de mortier et de balles sur les murs du CND, l'Assemblée nationale), je perçois le génocide partout, de manière presque obsessionnelle. C'est comme une sidération de l'esprit : je passe mes journées à rencontrer et interviewer avec maladresse des rescapés qui n'ont pas envie de me parler, j'ai l'impression de violer moralement les femmes qui l'ont été physiquement sept ans plus tôt... Je m'en veux de ne pas savoir m'y prendre, de ne pas parvenir à établir de vrai contact. J'ai le sentiment de rester à la surface des choses et de passer à côté du sujet.

13 Je n'ai compris que plus tard que j'avais reçu un choc en mettant le pied sur le sol rwandais. Sur place, je n'avais pas eu peur, mon intérêt professionnel et intellectuel n'avait pas été altéré, mais le génocide m'avait envahie peu à peu, à mon insu. J'avais perçu inconsciemment qu'un génocide n'est évidemment pas un événement comme un autre, fini ou défini dans le temps. Non, il se prolonge et reste actif. D'ailleurs, nombreux étaient les Rwandais, cette année-là, qui m'ont avoué redouter un autre génocide parce que, disaient-ils, « l'idéologie génocidaire n'est pas morte ».

14 J'ai mis plusieurs mois à retrouver le sommeil et à remettre en place mes émotions et mes pensées. Incontestablement, j'avais été touchée. Mais par quoi ? Le pays, ses habitants, ce qui leur était arrivé, l'expérience dramatique qu'ils avaient vécue et à laquelle j'avais eu accès, physiquement ? Aujourd'hui encore, je ne le sais pas précisément.

15 Il me reste de ce premier séjour au Pays des Milles Collines une image indélébile, je crois : celle de l'église de Ntarama, l'un des sites du génocide.

16 Deux rescapés sont chargés de garder le lieu et de guider les visiteurs. Le bâtiment de briques est abîmé, les murs sont encore noircis par le feu, enfoncés à la hache par endroits. Évidemment, il n'y a plus de vitraux. On s'approche, dans un profond silence. L'odeur est entêtante, douceâtre. Le portail de bois à double battant est de guingois. On pousse une porte qui grince et l'on scrute l'obscurité. À l'intérieur, rien n'a changé depuis sept ans, me dit-on. Tout est resté tel quel, après le passage des tueurs. Des familles Tutsi étaient venues se réfugier là, elles se croyaient protégées par Dieu et par le caractère sacré attaché à ce lieu. Erreur. Les bancs en bois – de simples planches posées sur des parpaings – sont dévastés. Dans un désordre indescriptible d'objets du quotidien, des dizaines (des centaines ?) de squelettes, dont un étendu sur l'autel. Ils portent encore des lambeaux de vêtements délavés par le temps et la pluie, le toit n'ayant pas résisté. C'est un spectacle de désolation. En 1994, cinq mille Tutsi ont été tués dans cette église où ils étaient venus se réfugier. Cette image donne à voir brutalement ce qu'a été le génocide, sa violence, sa furie. On imagine les cris, les coups de machette, les corps coupés, tordus, souffrants, agonisants d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards. « Spectacle » inimaginable, soudain révélé par cette mise en scène involontaire qui fut celle des tueurs, des assassins, des bourreaux. Sidéré, on reste sur le pas de la porte, on n'ose pas le franchir.

17 Aujourd'hui, en 2004, l'église de Ntarama a changé. On a disposé les ossements dans un coin, les objets dans un autre, les vêtements ailleurs encore... Cette fois, un guide du site appointé par l'État vous invite à pénétrer dans l'église. À grands pas, il vous montre le chemin, passe de banc en banc. Il enjambe un pauvre balluchon emballé dans un sac en plastique : les effets d'un réfugié tué dans le massacre. Vous le suivez avec le sentiment de profaner un lieu de mémoire.

18 Il y a de la rationalité dans cette nouvelle mise en scène : celle des vivants d'aujourd'hui, les « survivants ». À la demande des rescapés, choqués du désordre qui régnait avant, on a injecté de la dignité dans la scène présentée aux visiteurs. Ils n'acceptaient plus qu'on montre aussi crûment la mort des leurs dans cette indécence désordonnée. Ils refusaient que le secret et l'intimité qui doivent entourer le moment de la mort soient publiquement exposés aux yeux de tous.

19 Mais cette transformation et cet aménagement ont une conséquence : l'impression qui se dégage de la scène du massacre est tout autre : le réalisme en est désormais exclu, l'image ne vous saute plus au visage. Certes, je sais maintenant que l'on ne ressent pas deux fois le choc, mais que ressentent aujourd'hui ceux qui entrent dans cette église pour la première fois ? Parviennent-ils à prendre la mesure de ce qui s'est passé ici ? Ce n'est pas certain.

20 2001 était l'année de mon premier contact physique avec le génocide. Brutal, imprévu, inattendu. J'étais restée pétrifiée. Dans mon ignorance et ma naïveté, je ne m'y étais pas préparée. Mais le peut-on ?

21 Ce reportage d'une semaine et la couverture du procès de Bruxelles représentaient tout l'état de ma science – bien limitée – sur le Rwanda et le génocide quand Laure Adler m'a confié les enregistrements du procès de Bruxelles. À charge pour moi d'en faire « quelque chose ». C'était tout à la fois peu et déjà beaucoup : celui qui va au Rwanda en revient définitivement changé. À moins de rester volontairement fermé à l'échange, on pourrait même dire à l'effraction que représente le contact direct avec un génocide au travers de ses survivants. Approcher un génocide est une expérience subjective et intime, totalement imprévisible et imprévue.

22 Au départ, la perspective de ce travail m'a rebutée et effrayée. Je ne me voyais pas empoigner à nouveau ce sujet et me replonger dans les mêmes tourments. J'ai demandé un délai de réflexion, avant finalement d'accepter. Travailler sur le sujet dans sa globalité me permettrait, pensais-je, de prolonger ma réflexion pour déboucher sur une vision peut-être moins pathologique.

23 Face à un génocide, la pensée est sidérée. On reste médusé par la puissance de la haine, de la violence et du sadisme que sous-tend l'intention d'exterminer, qu'il s'agisse du concepteur ou du simple exécutant. Mais aussi par l'absence évidente de regrets et de remords chez les tueurs, même s'il existe un sentiment de culpabilité collective au sein de la communauté hutu. Des centaines de milliers de Rwandais ont, en effet, pris la machette sans questions ni regrets pour aller massacrer un ami, violer une voisine, éventrer une femme enceinte et sortir le fœtus de son ventre, rassembler des centaines de personnes dans un petit garage pour y mettre le feu, couper les mains de celui qui tentait de s'arracher du puits où il avait été jeté. L'interrogation fondamentale est soulevée par la distance incroyable que les acteurs du génocide mettent, entre leurs crimes et leur état de criminels.

24 Comment comprendre la froideur du bourreau de tous les jours, celui qui sectionne seulement le tendon d'Achille de sa future victime, pour l'empêcher de se sauver alors que le travail n'est pas terminé ? C'est qu'il y a tellement de Tutsi à tuer et qu'il est déjà tard ! C'est donc l'équipe du lendemain matin qui trouvera le blessé agonisant et lui donnera le coup de grâce. Que dis-je : « les » coups de grâce, car il n'est pas facile de tuer quelqu'un à la machette, même si elle est bien aiguisée. Il faut s'y reprendre à plusieurs fois, on coupe d'abord les mains, les pieds. Puis on tranche tout de suite la carotide, comme l'enseignaient certains miliciens... mais c'est plus rare.

25 Tuer et faire souffrir. Tuer et torturer. Tuer sans état d'âme... Comment l'homme peut-il se rendre capable de cela sur ordre, à si grande échelle, dans l'urgence et, en même temps, selon une lente préparation des esprits et du plan ? On me donnait l'occasion unique de chercher des réponses à des questions abyssales. Quel rôle avaient joué l'État, l'Église, le colonisateur, la France, la communauté internationale, soit dans la préparation, soit dans l'exécution du génocide ? Qui en était responsable, qui était redevable aux Tutsi rwandais de cette inqualifiable attitude d'abandon d'un million d'êtres humains à leur terrible sort ?

26 J'allais donc m'affranchir de mon strict tropisme judiciaire pour entrer dans cet univers insondable. Mon travail a d'abord consisté à écouter, minute par minute, les 250 heures d'enregistrement du procès. Cela m'a pris un bon mois, sept jours sur sept, douze heures par jour. Au fur et à mesure, sur un script que m'avait donné Pierre Vincke, je sélectionnais à grands traits de crayon les moments d'audience qui me semblaient les plus riches, évocateurs, pertinents, pédagogiques, émouvants, incontournables. Je savais qu'il fallait recourir à tous les registres pour capter l'attention de l'auditeur pendant vingt-cinq heures. Au final, j'ai retenu douze heures d'enregistrement : seulement 5 % du total... Cette sélection devait donner une image de la justice en fonctionnement : depuis la constitution du jury jusqu'au verdict, en passant par les dépositions des historiens et des témoins de contexte et de moralité, les témoignages des victimes, les dénégations des accusés, les plaidoiries des avocats, les réquisitoires de l'avocat général. Image aussi de la justice incarnée, humanisée : ce procès a vu défiler des Rwandaises qui vivent habituellement pieds nus et qui quittaient leurs collines pour la première fois de leur vie, chaussures aux pieds ; d'anciens hiérarques du régime Habyarimana ; des paysans comme des intellectuels ; toute sorte de personnes, depuis la femme violée et séropositive jusqu'à l'enfant rescapé devenu jeune adulte.

27 Il fallait organiser, éclaircir, éclairer ce flot de descriptions, d'explications et d'émotions... et, surtout, le dépasser. Ne pas en rester là. C'était la deuxième partie de mon travail : lister les questions soulevées par ce génocide et par tout génocide, repérer les interlocuteurs pertinents pour leur répondre en France, en Belgique et au Rwanda, essayer de couvrir tous les champs : historique, militaire, politique, religieux, artistique, littéraire, médical, humanitaire, juridique. Le projet initial consistait à mettre de l'ordre dans la complexité, à donner une vision globale en partant du particulier pour aller au général, dans le but de faire comprendre ce qu'a été ce génocide et ce qu'est tout génocide, à couvrir, si possible, le champ de la connaissance et de la réflexion sur le sujet.

28 C'est à ce moment-là, en mai 2003, que je suis retournée au Rwanda avec Mehdi El Hadj [13]. Ce deuxième séjour était a priori plus facile, parce qu'il était de fait balisé à l'avance. Je savais qui je devais voir, même s'il s'agissait encore pour moi d'inconnus. Je savais que mes interlocuteurs accepteraient de parler, puisqu'ils l'avaient déjà fait lors du procès de Bruxelles. Séjour plus facile et, pourtant, il a lui aussi laissé des traces profondes et trois images.

29 La première est celle de Spéciose, partie civile dans le procès belge. Cette femme de cinquante ans a perdu son mari le 12 avril 1994 à Kigali, au terme d'une agonie de quatre jours à laquelle elle a assisté ; elle-même a été blessée par les coups de machette, des cadavres sont tombés sur elle, elle a dû se faire passer pour morte afin de rester en vie. Elle n'a rien pu faire pour son mari, Fidèle Kanyabugoyi, militant des droits de l'homme, cible désignée déjà bien avant le génocide. Spéciose a aussi perdu deux de ses enfants : Thierry et Emery.

30 J'ai assisté à la déposition de Spéciose, devant la Cour d'assises de Bruxelles. J'ai réécouté dix fois l'enregistrement dans lequel elle raconte, avec infiniment de pudeur et de retenue, qu'en 1990 déjà, une sage-femme hutu lui a jeté son placenta à la figure en l'insultant, alors quelle venait d'accoucher. Je l'ai entendue raconter, lors de l'audience, la lente agonie de son mari. Je l'ai vue retenir ses larmes, étouffer un sanglot, tenter de maîtriser sa voix qui soudain se brisait. Mais je ne pouvais imaginer ce qu'elle allait me dire. Cela tient en une phrase, prononcée dans un souffle, les yeux dans le vide, les deux mains posées à plat sur la table de la salle à manger : « Chaque année, la douleur grandit. »

31 N'a-t-on pas appris, ici, qu'on peut faire son deuil, apprivoiser la douleur et laisser les souvenirs pâlir doucement jusqu'à ce qu'ils deviennent plus acceptables ? Je ne sais si c'est vrai... Mais je sais qu'au Rwanda, pour un rescapé du génocide, ce ne l'est pas parce que « chaque armée, la douleur grandit ». Cette phrase résonne encore à mes oreilles.

32 Seconde image, elle aussi de mai 2003. À Butare, dans un petit couvent benebikira [14], se déroule une cérémonie familiale à la mémoire d'une dizaine d'enfants Tutsi emmenés par les tueurs pour être exécutés. Comme chaque année, les religieuses sont réunies avec les familles et l'une d'elles s'apprête à faire le récit de cette terrible journée de mai 1994. Mais cette fois-ci, elle n'y parvient pas. Elle explique elle aussi que « la douleur grandit chaque année » et qu'aujourd'hui, elle est trop forte. La religieuse baisse la tête, réprime ses larmes. Une autre se propose pour faire le récit, tout en prévenant qu'elle restera assise « parce que debout, c'est trop dur ». Des femmes étouffent des sanglots avec une discrétion infinie. Le silence est épais. Une prière fervente met un point final au récit. Puis, comme on partage la douleur, on partage aussi un repas traditionnel servi sur les genoux, autour d'une grande table basse. Les conversations reprennent, à voix basses et tendues. Vient enfin l'heure de se séparer, moment redouté. Retrouver la solitude. Une religieuse n'y résiste pas. Elle laisse fuser, sans pouvoir les retenir, des hurlements suraigus et irrépressibles. Les sons, terribles, transpercent encore mes oreilles. Ici, on appellerait cela une crise de nerfs ou une crise d'hystérie. En fait, c'est une réminiscence ; c'est le revivre, le sentiment que cela ne disparaîtra jamais, que cela hantera toujours l'esprit des survivants, ce souvenir inoubliable de l'horreur.

33 J'ai rencontré Spéciose, Gasana, Naasson, le père Eustache et Laurien. Avec chacun d'eux, j'ai eu l'impression de mieux comprendre, je n'ai éprouvé aucune difficulté de contact. Je n'ai pas perdu le sommeil non plus, comme deux ans plus tôt. J'ai cependant éprouvé un sentiment de culpabilité, quand il a fallu laisser Spéciose à ses souvenirs. Je m'en suis excusée, elle m'a répondu : « Oh non, ne t'inquiète pas, au contraire. Quand vous venez, vous les Blancs, au moins on est écouté, cela nous fait beaucoup de bien. »

34 Une dernière image a conclu ce deuxième séjour au Rwanda. J'étais allée faire mes adieux à Spéciose, le jour de mon départ. En cadeau d'adieu, je lui apportais ma trousse à pharmacie. Les médicaments sont rares et chers au Rwanda. En plus des antibiotiques, seringues et autres désinfectants internes ou externes, j'avais quatre masques chirurgicaux (on était en pleine épidémie de SRAS). Spéciose n'a vu que ces quatre petits morceaux de papier et elle s'est écriée : « Super, on va les mettre pour aller déterrer. » Je suis restée abasourdie, je n'ai rien dit : je connaissais, pour en avoir entendu parler, ces pratiques de déterrement qui précédaient, chaque année, les commémorations du génocide. À mon retour à Paris, j'ai souvent repensé à cette image. Je m'étais promis d'envoyer des masques et des gants en latex, je ne l'ai pas fait.

35 La suite est plus classique : les émissions sont diffusées durant la grille d'été, cinq jours sur sept pendant cinq semaines. Je suis en vacances. À la rentrée en septembre, je découvre des centaines d'e-mails dont les auteurs demandent presque tous où se procurer des copies ou un script. J'en parle, je consulte, je réfléchis, on m'encourage, je me décide : il faut publier, sous forme sonore et sous forme écrite. Dans mon esprit, la publication sur support papier doit permettre de restituer aux Rwandais à la fois le procès de quatre de leurs compatriotes et les réflexions d'une trentaine de personnes sur leur génocide et les génocides. En quelques mois, c'est chose faite sous la forme de deux co-éditions, France Culture avec MK2 [15]. L'intégralité des vingt-cinq heures d'émission est disponible… pour la forme audio, et Complexe pour la forme écrite, avec le concours de RCN Justice et démocratie.

36 Ce livre, ces CD, je les ai emportés avec moi au Rwanda, en avril 2004. Je tenais absolument à ce qu'ils parviennent aux Rwandais. À mes interlocuteurs, bien sûr, mais pas seulement. Ce génocide, c'est leur histoire. Mon rêve, c'est qu'un ouvrage soit imprimé au Rwanda et si possible traduit en kinyarwanda. Ce serait comme un aboutissement, un juste retour des choses, une manière de boucler la boucle.

37 Ce troisième séjour a été très différent des précédents, notamment parce que je venais, cette fois, pour couvrir un fait d'actualité : le dixième anniversaire du génocide, la conférence internationale sur la prévention des génocides, la représentation de Rwanda 94 : tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants [16], jouée pour la toute première fois au Rwanda en avril dernier, la reconstruction du pays et la nouvelle place occupée par les femmes rwandaises au sein de la société et des institutions.

38 Au Rwanda, le présent commence à prendre le pas sur le passé. Mais le présent n'est pas forcément tourné vers l'avenir, il est le fruit du passé. Comme chaque année, au cours des semaines précédant l'anniversaire du génocide, les opérations de déterrement avaient repris. J'ignorais que c'était devenu comme un rite immuable qui se prolongeait d'année en armée, mais je n'avais pas oublié l'exclamation de Spéciose devant la trousse à pharmacie. Avant de quitter Paris, j'avais glissé dans ma valise cinquante masques et cinquante paires de gants de chirurgien. À mon arrivée, ma première visite a été pour Spéciose. Je lui ai offert les cadeaux que je lui réservais. Elle a tout de suite vu les masques et s'est écriée : « Mais comment as-tu deviné ? Tu savais qu'on y allait demain ? Il faut que tu viennes avec nous. Il faut que tu voies tout et que tu le racontes ensuite à la radio ».

39 Le lendemain, je me suis rendue derrière la mosquée de Kigali, à Nyamirambo, avec Éric Audra, le preneur de son de Radio France qui m'accompagnait, au bord d'une fosse commune improvisée à l'époque. Plusieurs centaines de Tutsi y avaient été jetés, peut-être vivants, des pneus autour de la taille, dans un brasier. Ce 6 avril 2004, une bonne centaine de Rwandais assistaient à l'opération : des parents de victimes, qui venaient voir s'ils pouvaient reconnaître, à un vêtement ou à un signe particulier, le corps de leur proche. Ils en auraient été soulagés.

40 Une demi-douzaine de jeunes hommes ont creusé toute la journée, jusqu'à trois mètres de profondeur. Quand ils sont arrivés aux premiers ossements noircis par le feu, ils les ont remontés à la surface et se sont passés de main en main, religieusement, les crânes des suppliciés qu'ils ont ensuite disposés sur une bâche en plastique, devant une foule recueillie. Ces restes ont été inhumés le lendemain dans le tout nouveau Mémorial de Gisozi, dix ans tout juste après le génocide. Bien sûr, les cinquante paires de gants et les masques ont tous été utilisés dès les premières heures : il n'y en a pas eu assez. Quand les rescapés ont voulu aller en acheter d'autres, ils ont couru toutes les pharmacies de Kigali, en vain. On ne trouve pas ces produits au Rwanda.

41 Cette fois, ce n'est pas une image : ce sont des cris, déchirants, suraigus, les mêmes que ceux de cette religieuse de Butare, l'année précédente. Ceux-là, je les ai entendus le 7 avril 2004. au stade Amahoro de Kigali, lors de la cérémonie de commémoration du génocide. Un rescapé est au micro, il parle en kinyarwanda et seuls les Rwandais comprennent ce qu'il dit. D'ailleurs, il ne « dit » pas : il vit ce qu'il dit et sa voix emplit le stade. Sur les gradins, une rafale de hurlements de douleur. Des chaises tombent, une femme est évacuée sur un brancard. Puis c'est la contagion : des cris, encore des cris... Ici, là. La Croix-Rouge intervient. Le silence revient.

42 Qu'a dit le rescapé au micro, à ce moment précis où les cris ont éclaté ? Qu'a-t-il évoqué ? C'est le secret des Rwandais. Il est impossible de leur demander une traduction à cet instant, ne serait-ce que par respect. C'est là aussi qu'est leur douleur : dans cet isolement à la fois individuel et collectif, face à ce qu'ils ont vécu. J'en connais qui mettent ces cris en doute, qui imaginent une habile mise en scène destinée à forcer l'émotion. Je crois que ceux-là se sont volontairement fermés à toute forme d'empathie. Ils veulent se tenir « loin de », ils se veulent froids. Ils sont en fait hostiles : ils ont un compte à régler avec les Rwandais... ou plutôt avec le pouvoir rwandais qui vient, à l'instant, en pleine cérémonie officielle, de rappeler « l'audace de la France, qui n'a jamais demandé pardon ».

43 Le fait de réfléchir sur le génocide, qui est à la fois un événement historique et philosophique, ne suppose pas qu'on se range à un point de vue ou à un autre, mais qu'on observe une attitude d'ouverture volontaire de l'esprit. Et le fait d'être en empathie avec son sujet n'exclut pas la compassion ; pour autant, la réflexion ne requiert pas d'adhérer au message de l'autre. On peut tout à fait conserver sa liberté et son indépendance d'esprit. A contrario, s'enfermer dans l'hostilité traduit plutôt, à mon avis, une adhésion idéologique à une attitude haineuse qui date de l'année 1990. C'était le moment où la France de François Mitterrand s'est mise à soutenir militairement le régime du général-président Juvénal Habyarimana [17] contre le FPR [18]. Les « envahisseurs tutsi » ont alors été perçus par Kigali et par Paris, dans un bel ensemble, comme l'ennemi commun. « Envahisseurs tutsi [19] » c'est toute la rhétorique extrémiste et génocidaire qui tient en ces deux mots. Et c'est comme si la France l'avait faite sienne ce jour-là. Elle n'a pas changé depuis. Et si, aujourd'hui encore, les autorités françaises peinent à convaincre de leurs bonnes intentions de l'époque, c'est bien parce que leur discours ne semble ni clair, ni transparent, ni honnête.

44 Voilà comment le génocide vous saisit, quand vous êtes au Pays des Mille Collines. Pas de ruines, très peu de traces physiques et matérielles, rien de manifeste, dix ans après. Si vous venez seulement voir les gorilles et faire du tourisme, si vous voulez rester fermé et insensible à cette insondable douleur, c'est possible : 1994 peut rester très loin de vous, invisible et impalpable. Certains choisissent d'ignorer totalement le génocide. D'autres le nient. Mais là, il s'agit d'une autre histoire...

45 Est-il possible d'ignorer l'extermination de plus d'un million de personnes en cent jours à peine ? Dix mille morts par jour. Un mort toutes les dix secondes 24 heures sur 24. Tous tués dans des conditions atroces. Ceux qui avaient de l'argent payaient pour être exécutés, vite, proprement et sans souffrance, par balle. Les autres devaient subir la machette, la houe, le gourdin, le bâton. On les frappait, avec constance et acharnement jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ou alors, pour éviter de perdre du temps (il fallait faire vite), les tueurs laissaient les suppliciés agoniser pendant des jours. Les cadavres étaient dévorés par les chiens.

46 Ignorer... ou oublier ? Oublier peut être un choix, actif, volontaire. On peut aussi vouloir oublier inconsciemment, avec l'idée de se tenir à l'écart de ce plan machiavélique exécuté par des centaines de milliers de Rwandais. Pourquoi ? Parce que l'idée même de génocide et d'extermination est trop perturbante. Le reflet que nous renvoient ces bourreaux ordinaires ressemble trop au nôtre (« Ils étaient comme nous, avant »), et aussi à ces personnages qui peuplent nos cauchemars ou nos fantasmes les plus sinistres. Qui ne s'est pas laissé aller un jour à une sorte de rêverie macabre, en se demandant : qu'est-ce que cela peut bien faire de tuer ou de torturer ? Suis-je capable de dénoncer quelqu'un sciemment ? De retenir prisonnier un inconnu qui ne m'a rien fait ? Nous sommes potentiellement comme tous ces Rwandais ordinaires qui ont « travaillé », avec ou sans conviction. En 1994, des paysans ont tué leurs voisins de toujours, des médecins ont assassiné leurs patients, des instituteurs ont massacré leurs élèves, des mères Hutu ont empoisonné leurs enfants Tutsi [20]. Ces crimes ont été commis au sein des familles, des communautés, des équipes de football, des chorales. On a tué des bébés dans le dos de leur mère. Parce qu'ils étaient Tutsi.

47 Le refus de savoir peut se comprendre... En 1994, je n'ai rien su du Rwanda, ou à peine : ce qu'en disaient les médias. J'ai certainement voulu inconsciemment « ne pas voir, ne pas savoir ». J'étais pourtant journaliste, mais en province, dans un univers professionnel aux dimensions d'un département, occupée par une actualité locale, jeune mère de famille, plutôt portée par des pulsions de vie que de mort. Hypersensible, malgré mon armure professionnelle, parce que fragilisée par la maternité : je me souviens que les faits divers me faisaient horreur. Je travaillais pourtant dans une région où les crimes et les incestes étaient particulièrement nombreux. Je suivais régulièrement les audiences à la Cour d'Assises. Et pourtant, à la lecture d'une dépêche d'agence particulièrement sordide, il m'arrivait de m'enfermer dans une petite pièce sombre pour pleurer.

48 À cette époque, je regardais très peu la télévision. Peut-être ai-je aperçu fugitivement quelques images de l'opération Turquoise, des camps de réfugiés du Zaïre ? Y en a-t-il eu beaucoup d'autres, avant, aux pires moments du génocide ? Je ne le crois pas. D'ailleurs, a-t-on été si bien informé de cet « événement » ? Et à partir de quand ? N'a-t-on pas pris une catastrophe humanitaire pour le génocide ? Autrement dit, ne nous a-t-on pas présenté les réfugiés Hutu qui fuyaient le Rwanda par peur des représailles du FPR comme les victimes du génocide ? Et l'on en vient à se demander si cette terrible inversion, cette erreur considérable et inconsidérée ne fut pas volontaire. Œuvre de propagande ? On n'ose y croire, mais, après tout, pourquoi pas ?

49 Ensuite, de 1994 à 1998, « silence radio ». Pour beaucoup, le génocide des Tutsi est tombé dans les oubliettes de la mémoire, qui sait être très sélective. Comme si l'on avait pris pour argent comptant certains propos rassurants : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n'est pas trop important [21] ». Ce n'était que des massacres ethniques, si fréquents sur ce continent. Des massacres tribaux. Des Noirs, des « nègres », qui s'entretuent. Pourquoi s'en mêler, n'est-ce pas ? « Nous ne pouvons pas supporter toute la misère du monde [22]. »

50 Après mes années d'amnésie, j'ai longtemps cru que la mémoire m'était revenue – ou plutôt qu'elle s'était ouverte – en 2001, à l'occasion du procès de Bruxelles. J'en étais tellement persuadée que je l'ai écrit. En fait, il n'en est rien. Mon premier contact avec ce génocide date de 1998, année de ma rencontre avec Yvonne Mutimura, plaignante dans un dossier à l'instruction, à Paris, contre un prêtre rwandais [23] soupçonné d'être un génocidaire. J'étais parvenue jusqu'à elle par le biais de la justice : je voulais consacrer un reportage à cet abbé Wenceslas qui officiait tranquillement en France, en dépit de la plus grave des accusations. Ses avocats ne s'opposaient pas à cette rencontre avec leur client, mais elle n'a finalement jamais eu lieu. En revanche, je n'ai eu aucune difficulté à accéder à Yvonne. En 1994, cette Rwandaise travaillait comme nutritionniste pour la Coopération française. Je l'ai vue, quatre ans après le génocide, chez elle, dans le sud de la France. Elle m'a raconté ce qu'elle avait vécu : la discrimination des Tutsi, le massacre de sa famille et les conditions incroyables de son évacuation du Rwanda, avec son compagnon, un Français devenu depuis son mari.

51 Le voilà vraiment, mon tout premier contact avec ce génocide. Mais il a été si parcellaire, tellement coupé de son contexte historique, que je n'ai pas eu conscience à l'époque de la nature précise de l'événement. Parce que je n'en ai pas eu d'appréhension globale, j'ai ignoré son importance et son ampleur. J'ai méconnu, à ce moment-là, sa dimension politique, sa préparation par l'État de l'époque, les moyens considérables qu'il a fallu mettre en œuvre (formation des milices, instruction des soldats, commandes d'armes conventionnelles, commande de machettes en très grand nombre, propagande écrite et radiophonique [24], utilisation de toutes les ressources de la guerre subversive). J'en déduis que seule une approche systémique permet « d'entrer » dans un tel sujet. On ne choisit pas de s'intéresser à un génocide : il y a un moment, un jour, pour cela. Et une fois que l'on sait, on n'oublie plus.

52 Il me vient une dernière image, de 2004 encore, mais la dater est inutile, puisqu'on la reverra dans dix ou trente ans.

53 C'est à Butare, le long de la rue principale. Des piétons se croisent, des voitures circulent, quelques villageois attendent un bus. Au milieu de cette foule en mouvement, une jeune fille. Elle doit avoir seize ou dix-huit ans. Elle est habillée simplement : une jupe et un chemisier kaki assortis, peut être un uniforme de collégienne. Seulement voilà, cette jeune fille, gracieuse et fine, marche... à quatre pattes. S'agit-il d'une gahahamuka, une traumatisée qui a perdu la raison après le génocide ? C'est la première explication qui vient à l'esprit. Mais non. Ce n'est pas cela. C'est qu'elle n'a plus de pieds. On les lui a coupés net au niveau de la cheville. De cette séquelle des massacres, elle ne pourra jamais se débarrasser. Cette torture n'aura pas de fin. Pour elle, le génocide durera toute sa vie comme pour ces milliers de femmes violées pendant le génocide, à qui il fallait transmettre aussi le virus du sida... Elles meurent aujourd'hui ou mourront demain, sans traitement ni médicaments. Sans ressources non plus.

54 L'image de cette jeune fille me hante : quel âge a-t-elle exactement ? Qui est son bourreau ? Pourquoi cette cruauté gratuite ? La mort n'aurait-elle pas été plus douce, dans ce pays où il est si nécessaire d'avoir ses deux mains et ses deux pieds, pour aller chercher de l'eau, du bois, bêcher, biner, sarcler, marcher, marcher, toujours marcher. Elle est pour toujours l'insecte, le cafard, l'inyenzi dont parlait la propagande anti-Tutsi.

55 Faut-il encore faire parler les Rwandais ? S'ils le veulent ou le demandent, bien sûr. Mais les y contraindre (comme je l'ai fait involontairement lors de mon premier séjour), définitivement non. Cela revient à les noyer en douceur, l'air de rien. C'est leur garder la tête sous l'eau, alors qu'eux essaient d'en sortir.

56 Par ailleurs, recueillir la parole d'un Rwandais est plus difficile qu'il n'y parait. Il faut être capable d'empathie : cela ne s'improvise pas forcément. Mais peut-on se sentir en empathie avec un tel sujet ? Assez facilement, si l'on s'adresse à des survivants. Mais avec des bourreaux ? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais je sais qu'aujourd'hui, je ne souhaite pas me confronter à cette réalité-là. Depuis que Jean Hatzfeld [25] leur a donné la parole – il l'a très bien fait, et c'est tout à son honneur –, les tueurs sont à la mode : tout le monde leur court après, ce qui me semble sujet à caution. À cette réticence, une raison et une crainte : que ce soit une porte ouverte à la banalisation, donc à l'excuse et à la négation.

57 Un génocide s'impose à vous, un jour. Au début, cela ressemble à une obsession. Ensuite vient la nécessité de poursuivre la réflexion, et cela devient une espèce de parcours initiatique. On se sent porté, avec un sentiment d'urgence, par un devoir de connaissance.

58 Cette aventure à la fois intellectuelle et humaine, ce chemin de connaissance, ont ébranlé en moi des certitudes morales et théoriques que je croyais intangibles. Depuis, je sais que l'humain accepte facilement de s'affranchir des interdits les plus puissants jusqu'à passer du côté du meurtre ; que la force du désir mimétique [26] (qui se construit de préférence autour de la haine) peut pousser chacun à agir comme le groupe ; que les capacités de résistance de l'individu à une pression collective sanguinaire sont très limitées. Je sais aussi que cela peut arriver partout, à tous et à chacun.

59 Mettre ce génocide au loin, le tenir à distance n'est qu'une manière de se rassurer et de s'aveugler. Potentiellement, nous sommes tous des Rwandais : Hutu et Tutsi ; Noirs et Blancs ; bourreaux et victimes. Et pour moi, la seule question qui vaille aujourd'hui est : « Qui n'a pas tué au Rwanda en 1994 ? »

Notes
[2]
Réalisées par Mehdi El Hadj.
[3]
Laure de Vulpian, Rwanda : un génocide oublié ? Mémoire d'un procès, Éditions Complexe, 2004 (avec le concours de Marianne Joly et d'Annelise Signoret).
[4]
Ce procès s'est tenu à Bruxelles, entre avril et juin 2001. Les quatre accusés, un universitaire, un ancien ministre et deux religieuses, ont tous été condamnés à des peines allant de 12 à 20 ans de prison.
[5]
Depuis 1995, RCN a assuré la formation de juges, magistrats, greffiers et officiers de police judiciaire, puis conçu et mis en œuvre des méthodes d'instruction propres aux procès pour génocide. Actuellement RCN s'inscrit dans une démarche de soutien aux gacaca, ces tribunaux issus de la justice de paix traditionnelle et spécialisés dans le jugement des petits génocidaires.
[6]
Un changement de législation est actuellement à l'étude à la Chancellerie.
[7]
Elles sont fixées par une loi de 1985.
[8]
Le Rwanda a accédé à l'indépendance en 1962.
[9]
Il s'agit des procès classiques qui se tiennent au Rwanda et de procès portés devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda mis en place par l'ONU et installé à Arusha en Tanzanie, pays limitrophe du Rwanda.
[10]
Le TPIR, qui a au moins le mérite d'exister en dépit de ses imperfections, n'entamera plus de poursuites judiciaires au-delà du 31 décembre 2004.
[11]
Deux émissions, d'une heure chacune, ont été diffusées en 2001.
[12]
Magnétophone professionnel.
[13]
Réalisateur, notamment, d'une série de cinq émissions sur le Rwanda, avec la productrice franco-rwandaise, Madeleine Mukamabano ; ces émissions ont également été diffusées sur France Culture.
[14]
Congrégation catholique rwandaise.
[15]
L'intégralité des vingt-cinq heures d'émission est disponible auprès de MK2, sous le même titre : Rwanda : un génocide oublié ? Mémoire d'un procès, au format MP3, sur commande électronique uniquement (www.mk2.com). MK2 a aussi édité un coffret de quatre CD, tirés des vingt-cinq émissions de France Culture.
[16]
Une pièce, de six heures, écrite par un collectif d'auteurs issus de la compagnie belge Le Groupov, interprétée par cette troupe et jouée dans de nombreux pays dont la Belgique, la France, le Canada, l'Italie.
[17]
Le général Juvénal Habyarimana, qui a pris le pouvoir en 1973, est resté président du Rwanda jusqu'à sa mort, le 6 avril 1994. Son avion a été abattu par un ou deux missiles sol-air. Une information judiciaire est ouverte en France et confiée au juge antiterrorriste Bruguière. Pour l'heure, aucune responsabilité n'a encore été établie. Le ou les commanditaires seraient à rechercher soit au sein de l'entourage d'Habyarimana, soit au sein du FPR. On évoque aussi des complicités belges, françaises ou américaines.
[18]
Front patriotique rwandais, parti politique créé en 1987 par des Tutsi vivant en exil en Ouganda. Le général Paul Kagame, actuel président de la République rwandaise, en était l'un des responsables. Le FPR a « envahi » le Rwanda depuis l'Ouganda le 1er octobre 1990. Il a mis fin au génocide en juillet 1994 et a pris le pouvoir.
[19]
Référence au mythe chamitique, qui a fait des Tutsi des étrangers venus d'Éthiopie, voire du Caucase, pour asservir les Hutu qui vivaient au Rwanda. Ce mythe biblique (Cham étant l'un des fils de Noé) était distillé par l'Église catholique, qui considérait à l'époque les Tutsi comme des alliés.
[20]
Au Rwanda, l'ethnie se transmet par le père.
[21]
François Mitterrand, cité par Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro, le 12 janvier 1998.
[22]
Édouard Balladur. Phrase empruntée à Michel Rocard.
[23]
Il s'agit du Père Wenceslas Munyeshyaka, de la paroisse de la Sainte-Famille, à Kigali. Réfugié en France depuis 1995, il a continué d'exercer son ministère, d'abord en Ardèche, puis aux Andelys et aujourd'hui à Gisors, dans l'Eure. La justice instruit un dossier contre lui, mais avec une lenteur telle qu'elle a valu à la France une condamnation de la Cour européenne des Droits de l'Homme.
[24]
Via la RTLM, Radiotélévision Libre des Mille Collines, radio privée financée par les extrémistes, dotée d'une fréquence et parfois autorisée à émettre sur celle de la radio publique nationale, Radio Rwanda.
[25]
Une Saison de machettes, de Jean Hatzfeld, Seuil, 2004.
[26]
La théorie du désir mimétique est développée par René Girard dans son dernier livre, Les Origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004.
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