Fiche du document numéro 30535

Num
30535
Date
1853
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1590664
Pages
338
Urlorg
Titre
Essai sur l'inégalité des races humaines [Seconde partie]
Mot-clé
Mot-clé
Type
Livre
Langue
FR
Citation
Arthur de GOBINEAU
Diplomate et écrivain français

(1853-1855)

Essai sur l’inégalité
des races humaines
(Livres 5 et 6 de 6 )

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole
Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
et collaboratrice bénévole
Courriel: mailto: mabergeron@videotron.ca
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,
professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
courriel : mailto:mabergeron@videotron.ca

Arthur de Gobineau
Diplomate et écrivain français.
Une édition électronique réalisée à partir du texte d’Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité
des races humaines (1853-1855). Présentation de Hubert Juin. Paris : Éditions Pierre Belfond,
1967, 873 pages. (Livres 5 et 6)

Polices de caractères utilisés :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour
Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 5 décembre 2004 à Chicoutimi, Québec.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

Joseph-Arthur de GOBINEAU
(1816-1882)
Diplomate et écrivain français, fondateur des théories racistes

Essai sur l’inégalité des races humaines
(1853-1855)

Paris : Éditions Pierre Belfond, 1967, 873 pages

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Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Avertissement
à l’édition numérique

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Au 19e siècle, les préjugés contre les différentes races, en particulier contre les
Noirs, prirent de l’ampleur d’autant plus que certains chercheurs tentèrent de conférer
une valeur scientifique à la race. Joseph Arthur (comte de) Gobineau, un théoricien du
racisme, fait partie de ce courant idéologique. Dans son Essai sur l’inégalité des races
humaines, il décrit différentes caractéristiques telles que couleur de la peau, couleur et
texture des cheveux, forme et taille du crâne, qu’il met en concordance avec les
caractères psychiques, intellectuels, moraux, etc.; ces théories conduisent à une
hiérarchisation de valeur des races ou groupements humains.
On rencontre souvent l’expression « grand-père du racisme » en parlant de
Gobineau. Le développement de sa thèse a favorisé la montée du fascisme européen et
a servi de référence afin de justifier des massacres épouvantables et ainsi de déculpabiliser la race « supérieure » blanche.
On souhaiterait que ces théories soient révolues, mais elles refont surface encore de
nos jours. Les théories avancées par Charles Murray et Richard Herrntein (1994) dans
The Bell Curve le démontre 1. Toutes ces thèses racistes sont maintenant démenties par
1 Voir aussi Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme (1981) ; il fait le lien entre les théories
avancées par les auteurs de The Bell Curve et celles de Gobineau. Le contenu de cet ouvrage est
également analysé par Albert Jacquard et Axel Kahn dans : L'avenir n'est pas écrit, Bayard éditions,
2001.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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les nouvelles percées de la génétique : « Le projet du génome humain a révélé que ce
que les gens considèrent comme des différences raciales ne constitue que 0,01 % des
35 000 gènes estimés qui constituent le corps 1 ». « En présentant l'évidence de
l'impossibilité de définir les races (...), la génétique a ruiné la justification des nations
cherchant à imposer leur domination 2 »
Le fait de mettre en ligne cet essai ne veut en rien dire que nous appuyons ces
thèses. Nous avons pour but de mettre à la disposition de ceux qui s’intéressent au
racisme la vison d’un homme du 19e siècle, contemporain de Darwin, de H. S.
Chamberlain, Vacher de Lapouge, E. Drumont, P. P. Broca. Les idées exprimées dans
cet essai ne reflètent pas celles des Classiques des sciences sociales et n’engagent pas
notre responsabilité.

(Marcelle Bergeron, bénévole,
Les Classiques des sciences sociales.)

1 Ricki Lewis, « Race et clinique : bonne science ? La découverte du génome humain efface pratiquement l'idée de la race comme étant un facteur biologique », The Scientist, 18 février 2002
2 Albert JACQUARD, Les hommes et leurs gènes éd. Flammarion, 1994.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Texte de la présentation du livre
Couverture au verso.

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Il est très curieux qu'il faille étudier un auteur à partir de sa fortune posthume et
non plus a l'inverse : c'est que Gobineau a été le plus malchanceux des écrivains
romantiques. On dit : Les Pléiades ! – et c'est vraiment comme si l'on avait tout dit.
Il s'est trouvé que les pires imbéciles, les déments et les criminels de notre époque
se sont, sur lui, trompés du tout au tout, prenant son lyrisme pour de la science, ses
aveux personnels pour des démonstrations scientifiques.
Qu'un Hitler recopie d'une plume assez lâche quelques feuillets de l'Essai sur
l'Inégalité dans ce qui va devenir, aux yeux d'une horde d'assassins, quelque chose
comme une bible, et voici que le scrupule détourne les plus objectifs.
Ce « raciste » poursuivait une chimère : lui-même.
Raciste ? D'abord, Gobineau n'a jamais défendu l'aryanisme, puisque, dans le
sombre de son livre, les antiques Aryans (comme il disait) ont disparu à jamais.
Mieux : il écrit à un tournant de page (qu'Hitler n'a pas copié) que même si les Aryans
existaient encore, ils ne pourraient rien faire et disparaîtraient aussitôt.
Mais L’Essai, qu'est-ce donc ? Eh bien, c'est essentiellement une oeuvre de
littérature, un poème à ras bord empli du plus amer des pessimismes. C'est un long cri
personnel, au secours duquel, dans des raccourcis qui donnent le vertige, qui étourdissent, toute l'Histoire, rêvée, syncopée, martyrisée, émondée, glorifiée, est – dans
des périodes qui sont parmi les plus belles de la prose française – citée à comparaître.
Elle est sommée de paraître, l'Histoire. Et elle paraît. Avec des traînées de sang. Des

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houles que gonflent les étendards militaires et les musiques guerrières. Avec ses
cheveux de louve.
Puis l'Essai constitue aussi, malgré Gobineau, une démonstration par l'absurde.
Rien n'arrête l'homme. L'Histoire a un sens. Elle est irréversible.
Ce passionné sans théorie, peut-être, aujourd'hui, pourrait-il s'en réjouir.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

TABLE DES MATIÈRES
Un grand poète romantique, par Hubert Juin
Dédicace de la première édition (1854)
Avant-Propos de la deuxième édition
LIVRE PREMIER : Considérations préliminaires; définitions, recherche et exposition des lois
naturelles qui régissent le monde social.
Chapitre I.

La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d'une cause générale et
commune

Chapitre II.

Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l'irréligion n'amènent pas
nécessairement la chute des sociétés

Chapitre III.

Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'influence sur la longévité des peuples

Chapitre IV.

De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération du mélange des principes ethniques,
et comment les sociétés se forment et se défont

Chapitre V.

Les inégalités ethniques ne sont pas le résultat des institutions

Chapitre VI.

Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu'ils habitent

Chapitre VII.

Le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice

Chapitre VIII.

Définition du mot civilisation ; le développement social résulte d'une double source

Chapitre LX.

Suite de la définition du mot civilisation ; caractères différents des sociétés humaines;
notre civilisation n'est pas supérieure à celles qui ont existé avant elle

Chapitre X.

Certains anatomistes attribuent à l'humanité des origines multiples

Chapitre XI.

Les différences ethniques sont permanentes

Chapitre XII.

Comment les races se sont séparées physiologiquement et quelles variétés elles ont
ensuite formées par leurs mélanges. Elles sont inégales en force et en beauté

Chapitre XIII.

Les races humaines sont intellectuellement inégales; l'humanité n'est pas perfectible à
l'infini

Chapitre XIV.

Suite de la démonstration de l'inégalité intellectuelle des races. Les civilisations
diverses se repoussent mutuellement. Les races métisses ont des civilisations
également métisses

Chapitre XV.

Les langues, inégales entre elles, sont dans un rapport parfait avec le mérite relatif des
races

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Chapitre XVI.

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Récapitulation ; caractères respectifs des trois grandes races ; effets sociaux des
mélanges ; supériorité du type blanc et, dans ce type, de la famille ariane

LIVRE SECOND : Civilisation antique rayonnant de l'Asie centrale au Sud-Ouest
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.

Les Chamites
Les Sémites
Les Chananéens maritimes
Les Assyriens ; les Hébreux ; les Choréens
Les Égyptiens, les Éthiopiens
Les Égyptiens n'ont pas été conquérants ; pourquoi leur civilisation resta stationnaire
Rapport ethnique entre les nations assyriennes et l’Égypte. Les arts et la poésie lyrique
sont produits par le mélange des blancs avec les peuples noirs

LIVRE TROISIÈME : Civilisation rayonnant de l’Asie centrale vers le Sud et le Sud-Est
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.

Les Arians ; les Brahmanes et leur système social
Développements du brahmanisme
Le bouddhisme, sa défaite ; l'Inde actuelle
La race jaune
Les Chinois
Les origines de la race blanche
LIVRE QUATRIÈME : Civilisations sémitisées du Sud-Ouest

Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.

L'histoire n'existe que chez les nations blanches. Pourquoi presque toutes les
civilisations se sont développées dans l'occident du globe
Les Zoroastriens
Les Grecs autochtones ; les colons sémites ; les Arians Hellènes
Les Grecs sémitiques

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LIVRE CINQUIÈME : Civilisation européenne sémitisée
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.

Populations primitives de l'Europe
Les Thraces. – Les Illyriens. – Les Etrusques. – Les Ibères
Les Galls
Les peuplades italiotes aborigènes
Les Étrusques Tyrrhéniens. – Rome étrusque
Rome italiote
Rome sémitique
LIVRE SIXIÈME : La civilisation occidentale

Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.

Les Slaves. – Domination de quelques peuples arians antégermaniques
Les Arians Germains
Capacité des races germaniques natives
Rome germanique. – Les armées romano-celtiques et romano-germaniques. -Les
empereurs germains
Dernières migrations arianes-scandinaves
Derniers développements de la société germano-romaine
Les indigènes américains

Chapitre VIII.

Les colonisations européennes en Amérique

Conclusion générale

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LIVRE CINQUIÈME
CIVILISATION EUROPÉENNE
SÉMITISÉE

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Livre cinquième

Chapitre premier
Populations primitives de l'Europe.

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On a considéré longtemps comme impossible de découvrir entre le Bosphore de
Thrace et la mer qui borde la Galice, et depuis le Sund jusqu'à la Sicile, un point
quelconque où des hommes appartenant à la race jaune, mongole, ugrienne, finnoise,
en un mot, à la race aux yeux bridés, au nez plat, à la taille obèse et ramassée, se soient
jamais trouvés établis de manière à y former une ou plusieurs nations permanentes.
Cette opinion, si bien acceptée qu'on ne l'a guère controversée que dans ces dernières
années, ne reposait d'ailleurs sur aucune démonstration. Elle n'avait pas d'autre raison
d'être qu'une ignorance à peu près absolue des faits concluants dont l'ensemble,
aujourd'hui, la renverse et l'efface. Ces faits sont de différente nature, appartiennent à
différents ordres d'observations, et le faisceau de preuves qu'ils composent est d'une
complète rigueur 1.

1

Schaffarik a été un des premiers à démontrer la présence primordiale et la diffusion des Finnois
asiatiques en Europe ; mais il s'est borné à l'examen de la région septentrionale, en affirmant
seulement que la race jaune était descendue beaucoup plus loin vers l'est et le sud qu'on ne le
suppose généralement. (Slawische Alterthümer, t. I, p. 88.) – Muller (Der ugrische Volksstamm, t. I,
p. 399) signale des traces d'établissements lapons dans la limite la plus méridionale de la
Scandinavie et jusqu'à Schonen. - Pott (Indogerm. Sprachstamm, Encycl. Ersch u. Gruber, p. 23)
pose en principe l'origine asiatique de toutes les tribus finnoises d'Europe, et pense que, dans des
temps très anciens, cette famille s'étendait fort avant vers le sud. - Rask mêle à des opinions plus
hardies nombre d'assertions suspectes. - Wormsaae est un des auteurs qui ont commencé avec
beaucoup de sagacité et d'érudition à poser la question sur le véritable terrain.

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Une certaine classe de monuments fort irréguliers, d'une antiquité très haute, et se
montrant, à peu près, dans toutes les contrées de l'Europe, a depuis longtemps
préoccupé les érudits. La tradition, de son côté, y rattache bon nombre de légendes. Ce
sont tantôt des pierres brutes en forme d'obélisques dressées au milieu d'une lande ou
sur le bord d'une côte, tantôt des espèces de boîtes de granit composées de quatre ou
cinq blocs, dont un, deux au plus, servent de toiture. Ces blocs sont toujours de
proportions gigantesques, et ne portent qu'exceptionnellement des traces de travail.
Dans la même catégorie se rangent des amoncellements de cailloux souvent très
considérables, ou des rochers posés en équilibre de manière à vibrer sous une très
légère impulsion. Ces monuments, la plupart d'une forme extrêmement saisissante,
même pour les yeux les plus inattentifs, ont engagé les savants à proposer plusieurs
systèmes d'après lesquels il faudrait en faire honneur aux Phéniciens, ou bien aux
Romains, peut-être aux Grecs, mieux encore aux Celtes, ou même aux Slaves. Mais
les paysans, fidèles aux croyances de leurs pères, repoussent, sans le savoir, ces
opinions si diverses, et adjugent les objets en litige aux fées et aux nains. On va voir
que les paysans ont raison. Il en est des récits légendaires comme de la philosophie des
Grecs, au jugement de saint Clément d'Alexandrie. Ce Père la comparait aux noix,
âpres d'abord au goût du chrétien ; mais si l'on sait en briser l'écorce, on y trouve un
fruit savoureux et nourrissant.
Les créations architecturales des Phéniciens, des Grecs, des Romains, des Celtes,
ou même des Slaves n'offrent rien de commun avec les monuments dont il est ici
question. On possède des œuvres de tous ces peuples à différents âges ; on connaît les
procédés dont ils usaient : rien ne rappelle ce que nous avons ici sous les yeux. Puis,
autre raison bien autrement puissante, et, même sans réplique, on rencontre des pierres
debout, des cairns et des dolmens dans cent endroits où les conquérants de Tyr et de
Rome, où les marchands de Marseille, où les guerriers celtes, où les laboureurs slaves
n'ont jamais passé. Il faut donc envisager le problème à nouveau et de très près.
En partant de ce principe unanimement reconnu que toutes les antiquités de
l'Europe occidentale ici mises en question sont, quant à leur style, antérieures à la
domination romaine, on pose une base chronologique assurée, et l'on tient la clef du
problème. J'insiste sur cette circonstance qu'il ne s'agit ici que de la date du style, et
nullement de celle de la construction de tel monument en particulier, ce qui
compliquerait la difficulté d'ensemble de beaucoup d'incertitudes de détail. Il faut s'en
tenir d'abord à un exposé aussi général que possible, quitte à particulariser plus tard.
Puisque les armées des Césars occupaient la Gaule entière et une partie des îles
Britanniques au premier siècle avant notre ère, le système générateur des antiquités
gauloises et bretonnes remonte à des temps plus anciens. Mais l'Espagne aussi possède
des monuments parfaitement identiques à ceux-là 1. Or les Romains ont pris
1

Borrow, The Bible in Spain, in-12, Lond., 1849, chap. VII, p. 35 : « Whilst toiling among « this
wilds waste, I observed, a little way to my left, a pile of stones of rather a singular « appearance and
rode up to it. It was a druidical altar and the most perfect and beautiful « one of the kind which I
have never seen. It was circular, and consisted of stones « immensely larges and heavy at the
bottom, which towards the top became thinner and « thinner, having been fashioned by the hand of

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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possession de cette contrée longtemps avant de s'établir dans les Gaules, et, avant eux,
les Carthaginois et les Phéniciens y avaient jeté d'abondantes importations de leur sang
et de leurs idées. Les peuples qui ont érigé les dolmens espagnols ne sauraient donc les
avoir imaginés postérieurement à la première migration ou colonisation phénicienne.
Pour ne pas déroger à une prudence même excessive, il est bon de ne pas user de cette
certitude dans toute son étendue. Ne remontons pas plus haut que le troisième siècle
avant Jésus-Christ.
Il faut être plus hardi en Italie. Nul doute que les constructions semblables aux
monuments gaulois et espagnols qu'on y trouve ne soient antérieures à la période
romaine, et, qui plus est, à la période étrusque. Les voilà repoussées du troisième
siècle au huitième à tout le moins.
Mais, parce que les antiquités que nous venons d'apercevoir dans les îles
Britanniques, la Gaule, l’Espagne et l'Italie, dérivent d'un type absolument le même,
elles inspirent naturellement la pensée que leurs auteurs appartenaient à une même
race. Aussitôt que cette idée se présente, on veut en éprouver la valeur en calculant la
diffusion de cette race d'après celle des monuments qui révèlent son existence. On
cesse donc de se tenir renfermé dans les quatre pays nommés ci-dessus, et l'on
cherche, au dehors de leurs limites, si rien de semblable à ce qu'ils contiennent ne se
peut rencontrer ailleurs. On arrive à un résultat qui d'abord effraie l'imagination.
La zone ouverte alors aux regards s'étend depuis les deux péninsules méridionales
de l’Europe, en couvrant la Suisse, la Gaule et les îles Britanniques, sur toute
l'Allemagne, enveloppe le Danemark et le sud de la Suède, la Pologne et la Russie,
traverse l'Oural, embrasse la haute Sibérie, passe le détroit de Behring, enferme les
prairies et les forêts de l'Amérique du Nord, et va finir vers les rives du Mississipi
supérieur, si toutefois elle ne descend pas plus bas 1.
On conviendra que, s'il fallait adjuger soit aux Celtes, soit aux Slaves, pour ne
parler ni des Phéniciens, ni des Grecs, ni des Romains, une si vaste série de régions,
on devrait, en même temps, s'attendre à rencontrer toutes les autres catégories d'antiquités que ces pays recèlent aussi identiques entre elles que le sont les monuments
dont l'abondance conduit à tracer ces vastes limites. Que les aborigènes de tant de

1

art to something of the shape of scallop « shells. These were surmounted by a very large flat stone,
which slanted down towards « the earth, where was a door. » - Bien peu d'observations ont été faites
en Espagne sur cette classe de monuments. M. Mérimée a visité cependant, près d'Antequera, un
souterrain clairement marqué des caractères pseudo-celtiques.
Keferstein, Ansichten über die keltischen Alterthümer, t. I, pass. - Ouvrage qui témoigne des plus
laborieuses recherches et du plus grand dévouement à la science. C'est un véritable et indispensable
manuel pour la connaissance des antiquités primitives. - Wormsaae, The Primeval Antiquities of
Denmark, translated by W. J. Thoms, Lond., in-8°, 1849. - Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I. Squier, Observations on the Aboriginal Monuments of the Mississipi Valley, New-York, 1847. Abeken, Mittel Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschatt, Stuttgart u. Tübingen, etc., 1843. Dennis, Die Stædte und Begræbnisse Etruriens, deutsch von Meissner, in-8°, Leipzig, 1852, t. I,
pass., etc., etc. - Pour ce qui concerne les monuments de la Suisse, je dois beaucoup aux obligeantes
communications de M. Troyon, dont les investigations si habiles et si patientes agrandissent tous les
jours le champ de l'archéologie primitive.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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contrées aient été des Celtes ou des Slaves, ils auront laissé partout des restes de leur
culture, aisément comparables à ceux que l'on décrit en France, en Angleterre, en
Allemagne, en Danemark, en Russie, et que l'on sait, de science certaine, ne pouvoir
être attribués qu'à eux. Mais, précisément, cette condition n'est pas remplie.
Sur les mêmes terrains que les constructions de pierre brute, abondent des dépôts
de toute nature, gages de l'industrie humaine, qui, différant entre eux d'une manière
radicale de contrée à contrée, accusent, d'une manière évidente, l'existence sporadique
de nationalités très distinctes et auxquelles ils ont appartenu. De sorte que l'on
contemple dans les Gaules des restes complètement étrangers à ceux des pays slaves,
qui le sont à leur tour à des produits sibériens, comme ceux-ci à des produits
américains.
Incontestablement donc l'Europe a possédé, avant tout contact avec les nations
cultivées des rives de la Méditerranée, Phéniciens, Grecs ou Romains, plusieurs
couches de populations différentes, dont les unes n'ont tenu que certaines provinces du
continent, tandis que d'autres, ayant laissé partout des traces semblables, ont bien
évidemment occupé la totalité du pays, et cela à une époque très certainement
antérieure au huitième siècle avant Jésus-Christ.
La question qui se présente maintenant, c'est de savoir quelles sont les plus
anciennes des diverses classes d'antiquités primitives, ou de celles qui sont sporadiques, ou de celles qui sont répandues partout.
Celles qui sont sporadiques accusent un degré d'industrie, de connaissances
techniques et de raffinement social fort supérieur à celles qui occupent le plus vaste
espace. Tandis que ces dernières ne montrent qu'exceptionnellement la trace de
l'emploi des instruments de métal, les autres offrent deux époques où le bronze, puis le
fer, se présentent sous les formes les plus habilement variées ; et ces formes, appliquées comme elles le sont, ne peuvent pas laisser le moindre doute qu'elles n'aient été
la propriété ici des Celtes, là des Slaves ; car le témoignage de la littérature classique
exclut toute hésitation.
Conséquemment, puisque les Celtes et les Slaves sont d'ailleurs les derniers
propriétaires connus de la terre européenne antérieurement au huitième siècle qui
précéda notre ère, les deux périodes appelées par d'habiles archéologues les âges de
bronze et de fer s'appliquent aussi à ces peuples. Elles embrassent les derniers temps
de l'antiquité primordiale de nos contrées, et il faut reporter par delà leurs limites une
époque plus ancienne, justement qualifiée d'âge de pierre par les mêmes classificateurs 1. C'est à celle-là qu'appartiennent les monuments objets de notre étude.
Un point subsiste encore qui pourrait sembler obscur. L'habitude enracinée de ne
rien apercevoir en Europe avant les Celtes et les Slaves peut induire certains esprits à
se persuader que les trois âges de pierre, de bronze et de fer ne marquent que des
1

Wormsaae, The Primeval Antiquities of Denmark, p. 8.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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gradations dans la culture des mêmes races. Ce seraient les aïeux encore sauvages des
habiles mineurs, des artisans industrieux dont maintes découvertes récentes font
admirer les œuvres, qui auraient produit les monuments bruts de la plus lointaine
période. On s'expliquerait tant de barbarie par un état d'enfance sociale, encore
ignorant des ressources techniques créées plus tard.
Une objection sans réplique renverse cette hypothèse d'ailleurs foncièrement
inadmissible pour bien d'autres motifs 1. Entre l'âge de bronze et l'âge de fer, il n'y a de
différence que la plus grande variété des matières employées et la perfection croissante
du travail. La pensée dirigeante ne change pas ; elle se continue, se modifie, se raffine,
passe du bien au mieux, mais en se maintenant dans les mêmes données. Tout au
contraire, entre les productions de l'âge de pierre et celles de l'âge de bronze, on
relève, au premier coup d’œil, les contrastes les plus frappants ; pas de transition des
unes aux autres, quant à l'essentiel : le sentiment créateur se transforme du tout au tout.
Les instincts, les besoins auxquels il est satisfait, ne se correspondent pas. Donc l’âge
de pierre et l'âge de bronze ne sont point dans les mêmes rapports de cohésion où ce
dernier se trouve avec l'âge de fer 2. Dans le premier cas, il y a passage d'une race à
une autre, tandis que, dans le second, il n'y a qu'un simple progrès au sein de races,
sinon complètement identiques, du moins très près parentes. Or il n'est pas douteux
que les Slaves sont établis en Europe depuis quatre mille ans au moins. D'autre part,
les Celtes combattaient sur la Garonne au dix-huitième siècle avant nette ère. Nous
voilà donc arrivés pied à pied à cette conviction, résultat mathématique de tout ce qui
précède : les monuments de l'âge de pierre sont antérieurs, quant à leur style, à l'an
2000 avant J.-C. ; la race particulière qui les a construits occupait les contrées où on
les trouve avant toute autre nation ; et comme, d'ailleurs, ils se présentent en plus
grande abondance à mesure que l'observateur, quittant le sud, s'avance davantage vers
le nord-ouest, le nord et le nord-est, cette même race était plus primitivement encore
et, en tout cas, plus solidement souveraine dans ces dernières régions. Si l'on veut fixer
d'une manière approximative l'époque probable de l'apogée de sa force, rien ne
s’oppose à ce que l'on accepte la date de 3000 ans avant J.-C., proposée par un
antiquaire danois, aussi ingénieux observateur que savant profond 3.

1

2
3

Keferstein, Ansichten, t. I, p. 451 : « Si l'on observe la marche de la science et de l'art en « Europe,
on n'aperçoit nulle part un développement graduel, mais bien une sorte de « fluctuation, et la
condition des choses s'élève ou s'abaisse comme les flots de la mer. « Certaines circonstances
amènent un progrès, d'autres une déchéance. Il est impossible « de découvrir aucune trace du
passage des peuples complètement sauvages à l'état de « bergers et de chasseurs, puis d'habitants
sédentaires, puis enfin d'agriculteurs et « d'artisans. Si haut que nous remontions dans les temps
primitifs, au delà des périodes « héroïques, nous trouvons que les nations sédentaires et sociables ont
été, de tout temps, « pourvues de ce caractère. » - J'ai eu occasion, a la fin du deuxième livre de cet
ouvrage, de démontrer l'exactitude de cette assertion ; comme elle va à l'encontre des opinions
vulgaires, je ne me lasse pas de l'appuyer de témoignages imposants.
Wormsaae, The Primeval Antiquities of Denmark, p. 124 et sqq.
Wormsaae, ouvr. cité, p. 135: « If the Celts possessed settled abodes in the west of Europe « more
than two thousand years ago, how much more ancient must be the populations « which preceded the
arrival of the Celts ? A great number of years must pass away « before a people like the Celts could
spread themselves in the west of Europe and render « the land productive. It is therefore no
exaggeration if we attribute to the stone period an « antiquity of, at least, three thousand years. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

17

Ce qui reste maintenant à déterminer d'une manière positive, c'est la nature
ethnique de ces populations primordiales si largement répandues dans notre hémisphère. Bien certainement elles se rattachent de la façon la plus intime aux groupes
divers de l'espèce jaune, généralement petite, trapue, laide, difforme, d'une intelligence
fort limitée, mais non nulle, grossièrement utilitaire et douée d'instincts mâles très
prédominants 1.
L'attention s'est portée récemment, en Danemark 2 et en Norvège, sur d'énormes
amoncellements d'écailles d'huîtres et de coquillages, mêlés de couteaux en os et en
silex fort brutalement travaillés. On exhume aussi de ces détritus des squelettes de
cerfs et de sangliers, d'où la moelle a été enlevée par fracture. M. Wormsaae, en
analysant cette découverte, regrette que des recherches analogues à celles qui l'ont
amenée n'aient pas eu lieu jusqu'ici sur les côtes de France. Il ne doute pas qu'il n'en
dût sortir des observations semblables à celles qu'il a eu l'occasion de faire dans sa
patrie, et il pense surtout que la Bretagne serait explorée avec grand avantage. Il
ajoute : « Tout le monde sait combien ces amas de « coquillages et d'os sont fréquents
en Amérique. Ils renferment des instruments « non moins grossiers (que ceux que l'on
a trouvés dans les détritus danois et « norwégiens), et attestent le séjour des anciennes
peuplades aborigènes. »
Ces monuments sont d'un genre si particulier, et si peu propre à frapper les yeux et
à attirer l'attention, qu'on s'explique sans peine l'obscurité qui les a si longtemps
couverts. Le mérite n'en est que plus grand pour les observateurs auxquels la science
est redevable d'un présent, certes bien curieux, puisqu'il en résulte au moins une forte
présomption que le nord de l'Europe possède des traces identiques à celles qu'offrent
encore les plages du nouveau monde dans le voisinage du détroit de Behring. Il permet
aussi de commenter une autre trouvaille du même genre, plus intéressante encore,
faite, il y a peu de mois, aux environs de Namur. Un savant belge, M. Spring, a retiré
d'une grotte à Chauvaux, village de la commune de Godine, un amas de débris
doublement enterrés sous une couche de stalagmite et sous une autre de limon, parmi
lesquels il a reconnu des fragments d'argile calcinée, du charbon végétal, puis des os
de bœufs, de moutons, de porcs, de cerfs, de chevreuils, de lièvres, enfin de femmes,
de jeunes hommes et d'enfants. Particularité curieuse qui se remarque aussi dans les
détritus du Danemark et de la Norwège : tous les os à moelle sont rompus, aussi bien
ceux qui ont appartenu à des individus de notre espèce que les autres, et M. Spring en
conclut avec raison que les auteurs de ce dépôt comestible étaient anthropophages 3.
C'est là un goût étranger à toutes les tribus de la famille blanche, même les plus
farouches, mais très fréquemment constaté chez les nations américaines.

1

2
3

Je me suis étendu suffisamment ailleurs sur les traits caractéristiques de la race jaune, quant à ce qui
est du domaine de la physiologie. Le tableau dressé par M. Morton donne tous les résultats
désirables quant à la valeur comparative de cette race à l'égard des deux autres.
Moniteur universel du 14 avril 1853, n° 104, Mérimée, Sur les Antiquités prétendues celtiques. Munch, Det norske Folkshistorie, deutsch von Claussen, in-8°, Lubeck, 1853, p. 3.
Moniteur universel du 18 mars 1854, n° 77. Communication faite par M. Spring à l'Académie royale
de Belgique.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

18

Passant à un autre genre d'observations, on trouve comme objets remarquables
certains tumulus de terre qui, par la rudesse de leur construction, n'ont rien de commun
avec les sépultures arianes de la haute Asie, pas plus qu'avec ces tombeaux somptueux
que l'on peut observer encore dans la Grèce, dans la Troade, dans la Lydie, dans la
Palestine, et qui témoignent, sinon d'un goût artistique très raffiné chez leurs constructeurs, du moins d'une haute conception de ce que sont la grandeur et la majesté 1. Ceux
dont il s'agit ici ne consistent, comme il vient d'être dit, qu'en simples accumulations
de glaise ou de terre crayeuse, suivant la qualité du sol qui les porte. Cette enveloppe
renferme des cadavres non brûlés, ayant à leurs côtés quelques tas de cendres 2.
Souvent le corps paraît avoir été déposé sur un lit de branchages. Cette circonstance
rappelle le fagot sépulcral des aborigènes de la Chine. Ce sont là des sépultures bien
élémentaires, bien sauvages. Elles ont été rencontrées un peu partout au sein des
régions européennes. Or des constructions toutes semblables, offrant les mêmes
particularités, couvrent également la vallée supérieure du Mississipi. M. E.-G. Squier
affirme que les squelettes enfouis dans ces tombes sont tellement fragiles que le
moindre contact les résout en poussière. C'est pour lui un motif d'attribuer à ces
cadavres et aux monuments qui les renferment une excessive antiquité 3.
De tels tumulus, toujours semblables, érigés en Amérique, dans le nord de l'Asie et
en Europe, viennent renforcer l'idée que ces contrées ont été possédées jadis par la
même race, qui ne saurait être que la race jaune. Ils sont partout voisins de longs
remparts de terre, quelquefois doubles et triples, couvrant des espaces de plusieurs
milles en ligne droite. Il en existe de tels entre la Vistule et l'Elbe, dans l'Oldenbourg,
dans le Hanovre. M. Squier donne sur ceux de l'Amérique du Nord des détails
tellement précis, et, ce qui vaut mieux, des dessins si concluants, que l'on ne peut
conserver le plus léger doute sur l'identité complète de la pensée qui a présidé à ces
systèmes de défense.
On doit inférer de ces faits suffisamment nombreux et concordants :
Que les populations jaunes venant d'Amérique et accumulées dans le nord de
l'Asie, ont jadis débordé sur l'Europe entière, et que c'est à elles qu'il faut attribuer
l'ensemble de ces monuments grossiers de terre ou de pierre brute qui témoignent
partout de l'unité de la population primordiale de notre continent. Il faut renoncer à
1
2

3

Von Prokesch Osten, Kleine Schriften, die Tumuli der Alten, t. V, p. 317.
On considère généralement l'absence d'incinération des os comme un des caractères auxquels se
peuvent reconnaître les sépultures finniques, car les Celtes et les Slaves brûlaient leurs morts.
L'observation est juste, elle ne saurait néanmoins servir à fixer l'âge du monument où l'on trouve à
l'appliquer. M. Troyon veut bien me communiquer à cet égard une opinion que je crois devoir
consigner ici : « Je crois », m'écrivait ce savant, qu'on « peut poser en fait que les premiers habitants
de l'Europe ont inhumé leurs morts sans les « brûler. Plus tard, dans l'âge de bronze, l'ustion est
générale, mais bien des familles de la « race primitive ont poursuivi leur ancien mode de sépulture.
C'est ainsi que, dans le « canton de Vaud, on rencontre tous les instruments en bronze, des tumuli,
anneaux, « poignards, celts, épingles, etc., dans des tombes construites sous la surface du sol,
« auprès de squelettes reployés ou étendus sur le dos. Le même fait se retrouve en quelques « parties
de l'Allemagne et de l'Angleterre, et on le remarquera dans bien d'autres contrées « quand les
observations seront complètes. »
E. G. Squier, ouvr. cité.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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voir dans de telles œuvres des résultats qui n'ont pu sortir de la culture sporadique, et
d'ailleurs bien connue aujourd'hui pour avoir été plus développée, des nations celtiques
et des tribus slaves. Ce point établi, il reste encore à suivre la marche des peuples
finnois vers l'occident pour apercevoir, avec les moyens d'action dont ils disposaient,
le détail des travaux qu'ils ont exécutés et qui nous étonnent aujourd'hui. Ce sera, en
même temps, reconnaître les traits principaux de la condition sociale où se trouvaient
les premiers habitants de notre terre d'Europe.
Cheminant avec lenteur à travers les steppes et les marais glacés des régions
septentrionales, leurs hordes avaient devant elles un chemin le plus souvent plane et
facile. Elles suivaient les bords de la mer et le cours des grands fleuves, lieux où les
forêts étaient clairsemées, où les rochers et les montagnes s'abaissaient et livraient
passage. Dénués de moyens énergiques pour se frayer des routes à travers des
obstacles trop puissants, ou du moins n'en pouvant user qu'avec une grande dépense de
temps et de forces individuelles, elles n'appliquaient à l'usage journalier que des
haches de silex mal emmanchées d'une branche d'arbre. Pour opérer leur navigation
côtière dans l'océan Arctique ou le long des rives fluviales, ou encore dans les contrées
coupées de grands marécages, elles usaient de canots formés d'un unique tronc d'arbre
abattu et creusé au feu, puis dégrossi tant bien que mal à l'aide de leurs instruments
imparfaits. Les tourbières d'Angleterre et d'Écosse recelaient et ont livré à la curiosité
moderne quelques-uns de ces véhicules. Plusieurs sont garnis à leurs extrémités de
poignées en bois, destinées à faciliter le portage. Il en est un qui ne mesure pas moins
de trente-cinq pieds de longueur.
On vient de voir que, lorsqu'il s'agissait de jeter à bas quelques arbres, les Finnois
employaient le procédé encore en usage aujourd'hui chez les peuplades sauvages de
leur continent natal. Les bûcherons pratiquaient de légères entailles dans un tronc de
chêne ou de sapin, au moyen de leurs haches de silex, et suppléaient à l'insuffisance de
ces outils par une application patiente de charbons enflammés introduits dans les trous
ainsi préparés 1.
À en juger d'après les vestiges aujourd'hui existants, les principaux établissements
des hommes jaunes ont été riverains de la mer et des fleuves. Mais cette donnée ne
saurait cependant fournir une règle sans exception. On rencontre des traces finniques
assez nombreuses et fort importantes dans l'intérieur des terres. M. Mérimée, éclaircissant ce point, a fort judicieusement signalé l'existence de monuments de ce genre
dans le centre de la France 2. On en constate plus loin encore. Les émigrants de race
jaune primitive ont connu, en fait de pays d'un accès difficile, les solitudes des Vosges,
les vallées du Jura, les bords du Léman. Leur séjour dans ces différentes parties de
l'intérieur est attesté par des vestiges qui ne sauraient provenir que d'eux. On en

1
2

Wormsaae, ouv. cité, p. 13. Ceci n'est point une hypothèse, mais une observation confirmée par les
faits.
Moniteur universel du 14 avril 1853. Il s'agit de la Marche, du pays chartrain, du Vendômois, du
Limousin, etc.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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reconnaît même d'une manière certaine dans quelques parties du nord de la Savoie 1, et
les habiles recherches de M. Troyon sur des habitations très antiques, ensevelies
aujourd'hui sous les eaux de plusieurs lacs de la Suisse, mettront probablement un jour
hors de doute que les pêcheurs finnois avaient placé jusque sur les rives du lac de
Zurich les pilotis de leurs misérables cabanes 2.
Il convient de donner rapidement une nomenclature des principales espèces de
débris qui ne peuvent avoir appartenu qu'aux aborigènes de race jaune, de ces débris
que les archéologues du Nord considèrent unanimement comme portant le cachet de
l'âge de pierre. Déjà j'ai cité les amoncellements de coquillages comestibles, d'os de
quadrupèdes et d'êtres humains, mêlés de couteaux de pierre, d'os et de corne ; j'ai
encore mentionné les haches, les marteaux de silex, les canots formés d'un seul tronc
d'arbre, et les vestiges d'habitations sur pilotis qui viennent, pour la première fois,
d'être observées sur les rives de plusieurs lacs helvétiques. À ce fond, on doit ajouter
des têtes de flèches en caillou ou en arête de poisson, des pointes de lance et des
hameçons pour la pêche en mêmes matières, des boutons destinés à assujettir des
vêtements de peaux, des morceaux d'ambre, ou percés ou bruts, des boules d'argile
teintes en rouge pour être enfilées et servir de colliers 3, enfin des poteries souvent fort
grandes, puisqu'il en est qui servent de 'bières à des cadavres entiers, aux côtés
desquels paraissent avoir été déposés des aliments.
Mais ce qui domine tout le reste, ce sont les productions architectoniques, côté
surtout frappant de ces antiquités. Leur trait principal et dominant, celui qui crée leur
style particulier, c'est l'absence complète, absolue, de maçonnerie. Dans ce mode de
construction, il n'est fait usage que de blocs toujours considérables. Tels sont les
menhirs, ou peulvens, appelés en Allemagne Hunensteine 4 ; les obélisques de pierre
1
2

3

4

Keferstein, Ansichten, t. I, p. 173 et 183. - Mémoires et documents de la Société d'histoire et
d'archéologie de Genève, in-8°-, 1847, t. V, p. 498 et pass.
Cette découverte est toute récente. Elle a eu lieu cette année, d'abord à Meilen, canton de Zurich,
ensuite sur le lac de Bienne près de Nidau, enfin sur les lacs de Genève et de Neuchâtel. Ces restes
consistent en pilotis qui portaient autrefois des habitations construites au-dessus de la surface de
l'eau. On y trouve de nombreux fragments de poterie, et même des petits vases intacts, des
ossements d'animaux, des charbons, des pierres destinées à moudre et à broyer, etc. Comme on y
rencontre aussi çà et là quelques débris de bronze, il est à présumer que ces habitations datent de la
période où les Celtes étaient déjà arrivés dans le pays. - Je dois ces communications à M. Troyon.
Wormsaae, ouvr. cité, p. 17 et pass. - Keferstein, t. I, p. 314. - Un beau dolmen, découvert à La
Motte-Sainte-Héraye (Loire-Inférieure), en 1840, contenait, entre autres objets, un de ces colliers de
terre cuite.
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 265. Le mot Huns ne signifie pas les Huns, comme on le croit
généralement ; il vient du celtique hen, ancien, vieux, ou de hun, le dormeur. Il a passé dans le frison
avec le sens de mort. Ainsi Hunensteine doit se traduire par pierres des anciens, des dormeurs, ou
des morts. Peut-être faut-il appliquer cette observation à plus d'un passage de Sigebert et des
chroniques gaëliques, où l'intervention des Huns, en tant que cavaliers d'Attila, est tout à fait
absurde. - Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 269. Voir une citation de Fordun où l'Humber
s'appelle Hunne, et où le prince mythique Humber est nommé Rex Hynorum. (Loc. cit., p. 267). - On
trouve aussi dans Geoffroy de Monmouth, II, 1 : « Applicuit Humber, tex Hunnorum, in
Albaniam. » -Les traditions germaniques, en se mêlant aux fables indigènes, n'ont pas hésité à
déposer dans le mot hun des souvenirs qui leur étaient très présents, et, par suite, à intercaler le nom
d'Attila dans les généalogies irlando-milésiennes.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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brute, d'une hauteur plus ou moins grande, enfoncés dans le sol, ordinairement
jusqu'au quart de leur élévation totale ; les cromlechs, Hunenbette, cercles ou carrés
formés par des séries de blocs posés à côté les uns des autres, et embrassant un espace
souvent assez étendu. Ce sont encore des dolmens, lourdes cases, construites de trois
ou quatre fragments de rocher accotés à angle droit, recouverts d'une cinquième
masse, pavées en cailloux plats et quelquefois précédées d'un corridor de même style.
Souvent ces monstrueuses masures sont ouvertes d'un côté ; dans d'autres cas, elles ne
présentent pas d'issue. Ce ne peut être que des tombeaux. Sur certains points de la
Bretagne, on les compte par groupes de trente à la fois ; le Hanovre n'en est pas moins
richement pourvu1. La plupart contiennent ou contenaient, au moment où elles furent
découvertes, des squelettes non brûlés.
Autant par leur masse, qui en fait le monument le plus apparent qu'ait produit la
race finnoise, que par les débris qu'ils contiennent, les dolmens doivent être considérés
comme un des témoignages les plus concluants de la présence des peuplades jaunes
sur un point donné. Les fouilles les plus minutieuses n'ont jamais pu y faire apercevoir
d'objets en métal, mais seulement ces sortes d'outils ou d'ustensiles, aussi élémentaires
par la matière que par la forme, qui ont été énumérés plus haut. Les dolmens ont
encore un caractère précieux, c'est leur vaste diffusion. On en connaît dans toute
l'Europe.
Viennent maintenant les cairns, qui ne sont guère moins communs. Ce sont des
amas de pierres de différentes dimensions 2. Plusieurs recèlent un cadavre, toujours
non brûlé, avec quelques objets d'os ou de silex. Il est des exemples où le corps est
déposé sous un petit dolmen érigé au centre du cairn 3. On voit aussi tel de ces
monuments qui est à base pleine et ne semble avoir eu qu'une destination purement
commémorative ou indicative. Il en est de fort petits, mais aussi d'énormes : celui de
New-Grange, en Irlande, représente une masse de quatre millions de quintaux.
La combinaison du dolmen et du cairn n'est qu'une imitation, souvent suggérée par
la nature du terrain, d'une réunion semblable du dolmen et du tumulus 4. On signale
des spécimens de cette espèce un peu partout, entre autres dans le Latium, près de
Civita-Vecchia, à vingt-deux milles de Rome, non loin de l'ancienne Alsium et de
Santa-Marinella. Il en est encore un à Chiusa, un autre près de Pratina, sur l'emplacement de Lavinium 5.
1
2

3

4

5

Moniteur universel déjà cité. M. Mérimée démontre le fait par une série d'arguments incontestables.
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 132. Cet auteur dénombre ainsi les monuments pseudo-celtiques du
Hanovre : 290 constructions de pierre, 350 groupes de terre, 135 tumulus isolés, 65 remparts, etc. Il
arrive au chiffre de 7 000.
Très fréquemment le cadavre n'est pas posé à plat, mais assis et la tête reposant sur les genoux
repliés. Cette coutume est extrêmement répandue chez les aborigènes américains. – Wormsaae,
ouvr. cité, p. 89.
Le cairn n'a guère été mis en usage que dans les contrées pierreuses. On en voit beaucoup dans le
sud-ouest de la Suède, tandis qu'il ne s'en rencontre aucun en Danemark. - Wormsaae, ouvr. cité, p.
107.
Suivant Varron, toute chambre sépulcrale marquée des caractères du dolmen a été primitivement
recouverte d'un tumulus de terre, détruit postérieurement. Ce passage est des plus importants pour
établir l'existence des hordes finniques en Italie. - Abeken, ouvr. cité, p. 241.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Les squelettes tirés des dolmens ont permis de constater, chez les premiers
habitants de la terre d'Europe, certains talents qu'assurément on n'aurait pas été enclin,
a priori, à leur supposer. Ils savaient pratiquer plusieurs opérations chirurgicales. Déjà
les tumulus américains en avaient offert la preuve en livrant aux observateurs des têtes
renfermant des dents fausses. Un dolmen ouvert récemment, près de Mantes, a fourni
le corps d'un homme adulte dont le tibia, fracturé en flûte, présente une soudure
artificielle.
Il est d'autant plus curieux de rencontrer chez la race jaune ce genre de savoir, que,
parmi les descendants purs ou métis de la variété mélanienne, on n'en aperçoit pas
vestige aux époques correspondantes. L'art de soulager les souffrances n'est guère allé,
chez ces derniers, au delà de l'usage des simples et des topiques extérieurs. L'intérieur
du corps humain et sa structure leur étaient complètement inconnus. C'est la suite de
l'horreur que leur inspiraient les morts, horreur toute d'imagination, née des craintes
superstitieuses qui ont de longtemps précédé le respect, et qui empêchait toute curiosité de s'aventurer dans un domaine jugé redoutable. Au contraire, les jaunes, défendus
par leur tempérament flegmatique contre l'excès des impressions de ce genre,
envisagèrent très peu solennellement les dépouilles de leurs conquêtes. L'anthropophagie leur fournissait toutes les occasions désirables de s'instruire sur l'ostéologie de
l'homme. Le soin même de leur sensualité en les portant à étudier la nature des os, afin
de savoir, à point nommé, où trouver la moelle, leur procurait l'expérience pratique.
C'est ainsi que se montrent si savants les habitants actuels de la Sibérie méridionale.
Leurs connaissances anatomiques, en ce qui concerne les différentes catégories
d'animaux, sont aussi sûres que détaillées 1.
De l'habitude de voir des squelettes, de les manier, de les rompre, à l'idée de
raccommoder un membre brisé ou de remplir un alvéole, le passage est extrêmement
court. Il ne faut ni une intelligence extraordinaire ni un degré de culture générale bien
avancé pour le franchir. Néanmoins il est intéressant de constater que les Finnois le
savaient faire, parce qu'on s'explique ainsi un fait resté jusqu'à présent énigmatique, le
plombage des dents malades chez les plus anciens Romains, habitude à laquelle fait
allusion un article de la loi des XII Tables. Ce procédé médical, inconnu aux
populations de la Grande-Grèce, provenait des tribus sabines ou des Rasênes, qui ne
pouvaient l'avoir reçu que des anciens possesseurs jaunes de la péninsule. Voilà
comment le bien sort du mal, et comment l'ostéologie, avec ses applications bienfaisantes, a sa source première dans l'anthropophagie.
Si l'on a quelque droit de s'étonner d'avoir pu tirer de pareilles conclusions de
l'examen des squelettes trouvés dans les dolmens, on était fondé à en attendre les
moyens de préciser physiologiquement le caractère ethnique des populations auxquelles ils ont appartenu. Malheureusement les résultats obtenus jusqu'ici n'ont pas justifié
cette espérance : ils sont des plus pauvres.

1

Huc, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, t. II.

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Pour première difficulté, on a peu de corps entiers. Le plus souvent les cadavres,
altérés par des accidents inévitables, à la suite de si longs siècles d'inhumation,
n'offrent qu'un objet d'examen fort incomplet. Trop fréquemment aussi, les explorateurs, ignorants ou maladroits, ne les ont pas assez ménagés en pénétrant dans leurs
asiles. Bref, jusqu'à ce jour, la physiologie n'a rien ajouté de bien concluant aux
preuves offertes par d'autres ordres de connaissances touchant le séjour primordial des
Finnois sur toute la surface du continent d'Europe. Comme cette science n'est pas non
plus parvenue à démontrer l'identité typique des squelettes trouvés en différents lieux,
elle ne peut servir même à reconnaître si l'ancienne population a été ou non bien
nombreuse. Pour se former une opinion à cet égard, il faut revenir aux témoignages
fournis par les monuments que d'ailleurs on trouve en si étonnante abondance.
Déjà l'ubiquité du dolmen tendait à établir que les envahisseurs avaient pénétré
jusque dans le centre, jusque dans les régions montagneuses de notre partie du monde.
Mal pourvus des moyens matériels de rendre ces invasions faciles, ils n'ont dû y être
déterminés que par une surabondance de nombre qui leur a rendu impossible de
continuer à vivre tous agglomérés sur les premiers points de débarquement.
Cette induction puissante est renforcée encore par un argument direct, argument
matériel qui saisit la conviction de la manière la plus forte, en augmentant la liste des
monuments finniques de la description du plus vaste, du plus étonnant dont on ait
encore eu connaissance 1.
La vallée de la Seille, en Lorraine, occupée aujourd'hui par les villes de Dieuze, de
Marsal, de Moyenvic et de Vic, ne formait, avant que l'homme y eût mis les pieds,
qu'un immense marécage boueux et sans fond, créé et entretenu par une multitude de
sources salines, qui, perçant de toutes parts sous la fange, ne laissaient pas un endroit
stable et solide. Entouré de hauteurs, ce coin de pays était, en outre, aussi peu
accessible qu'habitable. Une horde finnoise jugea qu'il lui serait possible de s'y faire
une retraite à l'abri de toutes les agressions, si elle réussissait à y créer un terrain
capable de la porter.
Pour y parvenir, elle fabriqua, avec l'argile des collines environnantes, une
immense quantité de morceaux de terre pétris à la main. On retrouve encore
aujourd'hui, sur ceux de ces fragments que l'on exhume de la vase, les traces reconnaissables de doigts d'hommes, de femmes et d'enfants. Quelquefois, pour abréger sa
besogne, l'ouvrier sauvage s'est avisé de prendre un bloc de bois et de le recouvrir
d'une faible couche de glaise. Tous ces fragments ainsi préparés furent ensuite soumis
à l'action du feu et transformés en briques on ne peut plus irrégulières, dont les plus
grandes, qui sont aussi les plus rares, ont environ 25 centimètres de circonférence sur
une longueur à peu près égale. La plupart n'ont que des dimensions beaucoup plus
faibles.

1

F. de Saulcy, Notice sur une Inscription découverte à Marsal, Paris, in-8°, 1846. Se trouve aussi
dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions. - Ce travail n'est pas un des moins ingénieux ni
des moins sagaces du savant académicien.

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Les matériaux ainsi préparés furent transportés dans le marais, et jetés pêle-mêle
sur la boue, sans mortier ni ciment. Le travail s'étendit de telle manière que le radier
artificiel, recouvert aujourd'hui d'une couche de vase solidifiée de sept à onze pieds de
profondeur, a, dans ses parties les plus minces, trois pieds de hauteur, et dans les plus
épaisses sept environ. Ainsi fut créé sur l'abîme une espèce de croûte que le temps a
rendue très compacte, et qui est évidemment très solide, puisqu'on la voit porter
plusieurs villes, habitées par une population totale de vingt-neuf à trente mille âmes.
L'étendue de cet ouvrage bizarre, connu dans le pays sous le nom de briquetage de
Marsal, paraît être, autant que les sondages exécutés au dernier siècle par l'ingénieur
La Sauvagère ont pu le faire connaître, de cent quatre-vingt-douze mille toises carrées
sous la ville de Marsal, et de quatre-vingt-deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf
toises sous Moyenvic.
En comparant entre elles les différentes mesures, M. de Saulcy a calculé
approximativement, et en ayant soin de modérer, même à l'extrême, toutes ses appréciations, le nombre de bras et la durée de temps indispensables pour achever ce
singulier monument de barbarie et de patience, et il a trouvé que quatre mille ouvriers
actuels, usant des mêmes procédés, n'ayant d'ailleurs à s'occuper ni de l'extraction de
l'argile, ni du charriage de cette matière sur les lieux de manutention, ni de la coupe, ni
du transport du bois nécessaire à la cuisson des briques, ni enfin de celui de ces
briques sur les points d'immersion, et opérant pendant huit heures par jour, mettraient
vingt-cinq ans et demi pour arriver à la fin de leur tâche. On peut juger par là quelle
est l'importance du travail exécuté.
Il est à peine utile de dire que ce ne sont pas de telles conditions qui ont présidé à
la construction du briquetage de Marsal. Ce ne sont pas, dis-je, des ouvriers astreints
régulièrement et uniquement à leur labeur qui l'ont exécuté. Il a été conduit à fin par
des familles de travailleurs barbares, agissant lentement, maladroitement, mais avec
une persévérance imperturbable qui comptait pour rien et le temps et la peine. Il est
aussi vraisemblable que, dans la pensée de ceux qui les premiers se sont mis à l'œuvre,
le briquetage ne devait pas acquérir l'extension qu'il a prise. Ce n'est qu'à mesure où la
population, favorisée par la sécurité des lieux, s'y est recrutée et étendue, qu'on a pu
sentir l'opportunité de faire à la demeure commune des augmentations correspondantes. Plusieurs siècles se sont donc passés avant que le radier en arrivât à pouvoir
porter des masses d'habitants à coup sûr respectables, car tant de fatigues n'ont pas été
dépensées pour créer des espaces vides.
S'il était possible d'organiser des fouilles intelligentes sur ce terrain, et de sonder
avec un peu de bonheur les boues qui le recouvrent, ou mieux encore celles dont il
cache les abîmes, il est à présumer que l'on y découvrirait beaucoup plus de restes
finniques qu'on ne saurait l'espérer partout ailleurs 1.
1

Je n'ai ici l'intention ni l'opportunité d'énumérer absolument toutes les catégories de monuments
finniques répandus en Europe. Je ne m'attache qu'aux principaux. J'aurais pu mentionner, entre
autres, certaines excavations en forme de plats ou de disques remarquées par M. Troyon sur plusieurs blocs erratiques du Jura. Ils appartiennent probablement à l'époque où les Finnois, entrés en

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Ces populations d'hommes d'autrefois, ces tribus dont les vestiges se retrouvent
préférablement au bord des mers, des rivières, des lacs, au sein même des marais, et
qui semblent avoir eu pour le voisinage des eaux un attrait tout particulier, doivent
paraître bien grossières assurément ; toutefois on ne peut leur refuser ni les instincts
d'un certain degré de sociabilité, ni la puissance de quelques conceptions qui ne sont
pas dénuées d'énergie, bien qu'elles le soient totalement de beauté. Les arts n'étaient
évidemment pas l'affaire de ces peuples, à en juger d'ailleurs par les dessins bien
misérables que l'on connaît d'eux.
Des poteries ornementées sont trouvées assez souvent dans les dolmens. Les lignes
spirales simples, doubles ou même triples s'y reproduisent presque constamment. Il est
même rare qu'il s'y présente autre chose, à part quelques dentelures. L'aspect de ces
arabesques rappelle complètement les compositions dont les indigènes américains
embellissent encore leurs gourdes. Ces spirales, trait principal du goût finnique, et au
delà desquelles une invention stérile n'a pu guère aller, se voient non seulement sur les
vases, mais sur certains monuments architecturaux qui, faisant exception à la règle
générale, portent quelques traces de taille. Il est vraisemblable que ces constructions
appartiennent aux époques les plus récentes, à celles où les aborigènes ont eu à leur
disposition soit les instruments, soit même le concours de quelques Celtes, circonstance très ordinaire dans les temps de transition. Un grand dolmen, à New-Grange,
dans le comté irlandais de Meath, est non seulement orné de lignes spirales, il a encore
des entrées en ogives. Un autre, près de Dowth, est même embelli de quelques croix
inscrites dans des cercles. C'est le nec plus ultra. À Gavr-Innis, près de Lokmariaker,
M. Mérimée a observé des sculptures ou plutôt des gravures du même genre. Il existe
aussi, au musée de Cluny, un os sur lequel a été entaillée assez profondément l'image
d'un cheval. Tout cela est fort mal fait, et sans rien qui révèle une imagination
supérieure à l'exécution, observation que l'on a si souvent lieu de faire dans les œuvres
les plus mauvaises des métis mélaniens. Encore n'est-il pas bien assuré que le dernier
objet soit finnique, bien qu'il ait été trouvé dans une grotte et recouvert d'une sorte de
gangue pierreuse qui semble lui assigner une assez lointaine antiquité.
Je n'ai démontré jusqu'ici que par voie de comparaison et d'élimination la présence
primordiale des peuples jaunes en Europe. Quelle que soit la force de cette méthode,
elle ne suffit pas. Il est nécessaire de recourir à des éléments de persuasion plus
directs. Heureusement ils ne font pas défaut.
Les plus anciennes traditions des Celtes et des Slaves, les premiers des peuples
blancs qui aient habité le nord et l'ouest de l'Europe, et, par conséquent, ceux qui ont
gardé les souvenirs les plus complets de l'ancien ordre des choses sur ce continent, se
montrent riches de récits confus ayant pour objets certaines créatures complètement
étrangères à leurs races. Ces récits, en se transmettant de bouche en bouche, à travers
les âges, et par l'intermédiaire de plusieurs générations hétérogènes, ont nécessairement perdu depuis longtemps leur précision et subi des modifications considérables.
rapport avec les peuples blancs, se trouvèrent pourvue de quelques instruments de métal qui leur
rendirent ce travail possible. Je fais allusion plus bas à cette dernière circonstance.

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Chaque siècle a un peu moins compris ce que le passé lui livrait, et c'est ainsi que les
Finnois, objets de ce qui n'était d'abord qu'un fragment d'histoire, sont devenus des
héros de contes bleus, des créations surnaturelles.
Ils sont passés de très bonne heure du domaine de la réalité dans le milieu nuageux
et vague d'une mythologie toute particulière à notre continent. Ce sont désormais ces
nains, le plus souvent difformes, capricieux, méchants, et dangereux, quelquefois, au
contraire, doux, caressants, sympathiques et d'une beauté charmante 1, cependant
toujours nains, dont les bandes ne cessent pas d'habiter les monuments de l'âge de
pierre, dormant le jour sous les dolmens, dans la bruyère, au pied des pierres levées, la
nuit se répandant à travers les landes, au long des chemins creux, ou bien encore,
errant au bord des lacs et des sources, parmi les roseaux et les grandes herbes.
C'est une opinion commune aux paysans de l'Écosse, de la Bretagne et des
provinces allemandes que les nains cherchent surtout à dérober les enfants et à déposer
à leur place leurs propres nourrissons 2. Quand ils ont réussi à mettre en défaut la
surveillance d'une mère, il est très difficile de leur arracher leur proie. On n'y parvient
qu'en battant à outrance le petit monstre qu'ils lui ont substitué. Leur but est de
procurer à leur progéniture l'avantage de vivre parmi les hommes, et quant à l'enfant
volé, les légendes sont partout unanimes sur ce qu'ils en veulent faire : ils veulent le
marier à quelqu'un d'entre eux, dans le but précis d'améliorer leur race 3.
Au premier abord, on est tenté de les trouver bien modestes d'envier quelque chose
à notre espèce, puisque, par la longévité et la puissance surnaturelle qu'on leur attribue
d'ailleurs, ils sont très supérieurs et très redoutables aux fils d’Adam. Mais il n'y a pas
à raisonner avec les traditions : telles quelles sont, il faut les écouter ou les rejeter. Ce
dernier parti serait ici peu judicieux, car l'indication est précieuse. Cette ambition
ethnique des nains, n'est autre que le sentiment qui se retrouve aujourd'hui chez les
Lapons. Convaincus de leur laideur et de leur infériorité, ces peuples ne sont jamais
plus contents que lorsque des hommes d'une meilleure origine, s'approchant de leurs
femmes ou de leurs filles, donnent au père ou au mari, ou même au fiancé, l'espérance
de voir sa hutte habitée un jour par un métis supérieur à lui4.
Les pays de l'Europe où la mémoire des nains s'est conservée le plus vivace sont
précisément ceux où le fond des populations est resté le plus purement celtique. Ces
pays sont la Bretagne, l'Irlande, l'Écosse, l'Allemagne. La tradition s'est, au contraire,
affaiblie dans le midi de la France, en Espagne, en Italie. Chez les Slaves, qui ont subi
tant d'invasions et de bouleversements provenant de races très différentes, elle n'a pas
1

2
3
4

Shakespeare, Midsummer Night's Dream et The Tempest, - Robin Good Fellow dans les Relics of
Ancient English Poetry, de Thomas Percy, in-8°, Lond., 1847. Les nains abondent chez tous les
peuples de l’Europe. - Partout où les nains sont braves, bienveillants et aimables, on doit reconnaître
l'influence de la mythologie scandinave ou des fables orientales, Les renseignements italiotes,
celtiques et slaves les traitent constamment avec une extrême sévérité.
La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I. Voir la ballade intitulée l'Enfant supposé.
« À sa place on avait mis un monstre ; sa face est aussi rousse que celle d'un crapeau. » (P. 51.)
Ibid., Introduction, p. XLIX.
Regnard, Voyage en Laponie.

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disparu, tant s'en faut, mais elle s'est compliquée d'idées étrangères. Tout cela
s'explique sans peine. Les Celtes du nord et de l'ouest, soumis principalement à des
influences germaniques, en ont reçu et leur ont prêté des notions qui ne pouvaient faire
disparaître absolument le fond des premiers récits. De même pour les Slaves. Mais les
populations sémitisées du sud de l'Europe ont de bonne heure connu des légendes
venues d'Asie, qui, tout à fait disparates avec celles de l'ancienne Europe, ont absorbé
leur attention et exigé presque tout leur intérêt.
Ces petits nains, ces voleurs d'enfants, ces êtres si persuadés de leur infériorité visà-vis de la race blanche, et qui, en même temps, possèdent de si beaux secrets, un
pouvoir immense, une sagesse profonde, n'en sont pas moins tenus, par l'opinion, dans
une situation des plus humbles et même véritablement servile. Ce sont des ouvriers 1,
et surtout des ouvriers mineurs. Ils ne dédaignent pas de battre de la fausse monnaie.
Retirés dans les entrailles de la terre, ils savent fabriquer, avec les métaux les plus
précieux, les armes de la plus fine trempe. Ce n'est pourtant jamais à des héros de leur
race qu'ils destinent ces chefs-d’œuvre. Ils les font pour les hommes qui seuls savent
s'en servir.
Il est arrivé parfois, dit la Fable, que des ménétriers, revenant tard de noces de
village, ont rencontré, sur la lande, après minuit sonné, une foule de nains fort affairés
aux carrefours des chemins creux. D'autres témoins rustiques les ont vus s'agitant par
essaims au pied des dolmens, leurs demeures d'habitude, s'escrimant de lourds
marteaux, de fortes tenailles, transportant les blocs de granit, et tirant du minerai d'or
des entrailles de la terre. C'est surtout en Allemagne que l'on raconte des aventures de
ce dernier genre. Presque toujours ces ouvriers laborieux ont donné lieu à la remarque
qu'ils étaient singulièrement chauves. On se rappellera ici que la débilité du système
pileux est un trait spécifique chez la plupart des Finnois.
Dans maintes occasions, ce ne sont plus des mineurs que l'on a surpris occupés à
leur travail nocturne, mais des fileuses décrépites ou bien de petites lavandières battant
le linge de tout leur cœur, sur le bord du marécage. Il n'est même pas besoin que le
villageois irlandais, écossais, breton, allemand, scandinave ou slave, sorte de chez lui
pour faire de pareilles rencontres. Bien des nains se blottissent dans les métairies, et y
sont d'un grand secours à la buanderie, à la cuisine, à l'étable. Soigneux, propres et
discrets, ils ne cassent ni ne perdent rien, ils aident les servantes et les garçons de
ferme avec le zèle le plus méritoire. Mais de si utiles créatures ont aussi leurs défauts,
et ces défauts sont grands. Les nains passent universellement pour être faux, perfides,
lâches, cruels, gourmands à l'excès, ivrognes jusqu'à la furie, et aussi lascifs que les
chèvres de Théocrite. Toutes les histoires d'ondines amoureuses, dépouillées des
ornements que la poésie littéraire y a joints, sont aussi peu édifiantes que possible 2.

1

2

Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 210. Les montagnards gaëls de l’Écosse attribuent les
monuments pseudo-celtiques de leur pays à un peuple mystérieux, antérieur à leur race et qu'ils
nomment drinnach, les ouvriers.
Ces contes ont cours en Allemagne, absolument comme en Écosse et en Bretagne.

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Les nains ont donc, par leurs qualités comme par leurs vices, la physionomie d'une
population essentiellement servile, ce qui est une marque que les traditions qui les
concernent se sont primitivement formées à une époque où, pour la plupart du moins,
ils étaient déjà tombés sous le joug des émigrants de race blanche. Cette opinion est
confirmée, ainsi que l'authenticité des récits de la légende moderne, par les traces très
reconnaissables, très évidentes, que nous retrouvons de tous les faits qu'elle indique et
attribue aux nains, de tous, sans exception aucune, dans l'antiquité la plus haute. La
philologie, les mythes, et même l'histoire des époques grecques, étrusques et sabines,
vont démontrer cette assertion.
Les nains sont connus, en Europe, sous quatre noms principaux, aussi vieux que la
présence des peuples blancs, Ces noms appartiennent, par leurs racines, au fond le plus
ancien des langues de l'espèce noble. Ce sont, sous réserve de quelques altérations de
formes peu importantes, les mots pygmée fad, gen et nar.
Le premier se trouve dans une comparaison de l'Iliade, où le poète, parlant des cris
et du tumulte qui s'élèvent des rangs des Troyens prêts à commencer le combat,
s'exprime ainsi :
« De même montent vers le ciel les clameurs des grues, lorsque, fuyant l'hiver « et
la pluie incessante, elles volent en criant vers le fleuve Océan, et apportent le
« meurtre et la mort aux hommes pygmées. »
Le fait seul que cette allusion est destinée à faire bien saisir aux auditeurs du
poème quelle était l'attitude des Troyens prêts à combattre, prouve que l'on avait, au
temps d'Homère, une notion très générale et très familière de l'existence des pygmées.
Ces petits êtres, demeurant du côté du fleuve Océan, se trouvaient à l'ouest du pays des
Hellènes, et comme les grues allaient les chercher à la fin de l'hiver, ils étaient au
nord ; car la migration des oiseaux de passage a lieu à cette époque dans cette
direction. Ils habitaient donc l'Europe occidentale. C'est là, en effet, que nous les avons
jusqu'à présent reconnus à leurs œuvres. Homère n'est pas le seul dans l'antiquité
grecque qui ait parlé d'eux. Hécatée de Milet les mentionne, et en fait des laboureurs
minuscules réduits à couper leurs blés à coups de hache. Eustathe place les pygmées
dans les régions boréales, vers la hauteur de Thulé. Il les fait extrêmement petits, et ne
leur assigne pas une vie très longue. Enfin Aristote lui-même s'occupe d'eux. Il déclare
ne les considérer nullement comme fabuleux. Mais il explique la taille minime qu'on
leur attribue par d'assez pauvres raisons, en disant qu'elle est due à la petitesse
comparative de leurs chevaux ; et comme ce philosophe vivait à une époque où la
mode scientifique voulait que tout vînt de l'Égypte, il les relègue aux sources du Nil.
Après lui la tradition se corrompt de plus en plus dans ce sens, et Strabon, comme
Ovide, ne donne que des renseignements complètement fantastiques, et qui ne
sauraient ici trouver leur place.
Le mot de pygmée, (mot grec), indique la longueur du poing au coude. Telle aurait
été la hauteur du petit homme ; mais il est facile de concevoir que les questions de
grandeur et de quantité, tout ce qui exige de la précision, est surtout maltraité par les

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récits légendaires. L'histoire, même la plus correcte, n'est pas d'ailleurs à l'abri des
exagérations et des erreurs de ce genre. (Mot grec) est donc le pendant du Petit Poucet
des contes français, et du Daumling des contes allemands. En supposant cette
étymologie irréprochable pour les époques historiques, qui ont su donner au mot la
forme congruente à l'idée qu'elles lui faisaient rendre, il n'y a pas lieu d'en être
pleinement satisfait et de s'y tenir pour ce qui appartient à une époque antérieure, et,
par conséquent, à des notions plus saines. En se plaçant à ce point de vue, la forme
primitive perdue de (mot grec) dérivait certainement d'une racine voisine du sanscrit
pît, au féminin pa, qui veut dire jaune, et d'une expression voisine des formes
pronominales sanscrite, zende et grecque, aham, azem, (mot grec) qui, renfermant
surtout l'idée abstraite de l'être, a donné naissance au gothique guma, homme. (mot
grec) ne signifie donc autre chose qu'homme jaune.
Il est digne de remarque que la racine pronominale de ce mot guma, se rapprochant, dans les langues slaves, de l'expression sanscrite gan, qui indique la production
de l'être ou la génération, intercale un n là où les autres idiomes d'origine blanche
actuellement connus ont abandonné cette lettre. Elle survit cependant en allemand,
dans une expression fort ancienne, qui est gnome. Le gnome est donc parfaitement
identique et de nom et de fait au pygmée ; dans sa forme actuelle, ce vocable ne
signifie, au fond, pas autre chose qu'un être ; c'est qu'il est mutilé, sort commun des
choses intellectuelles et matérielles très antiques.
Après ces dénominations grecque et gothique de pygmée et de gnome, se présente
l'expression celtique de fad. Les Galls appelaient ainsi l'homme ou la femme qu'ils
considéraient comme inspirés 1. C'est le vates des peuples italiotes, et, par dérivation,
c'est aussi cette puissance occulte dont les devins avaient le pouvoir de pénétrer les
secrets, fatum 2. Une telle identification originelle des deux mots n'est d'ailleurs point
facultative. Fad, devenu aujourd'hui, dans le patois du pays de Vaud, fatha ou fada,
dans le dialecte savoyard du Chablais fihes, dans le genevois faye, dans le français fée,
dans le berrichon fadet, au féminin fadette, dans le marseillais fada, désigne partout un
homme ou une femme élevés au-dessus du niveau commun par des dons surnaturels,
et rabaissés au-dessous de ce même niveau par la faiblesse de la raison. Le fada, le
fadet est tout à la fois sorcier et idiot, un être fatal.
En suivant cette trace, on trouve les mêmes notions réunies sur le même être, sous
une autre forme lexicologique, chez les races blanches aborigènes de l'Italie. C'est
faunus, au féminin fauna. Il y a longtemps déjà que les érudits ont remarqué comme
une singularité que ces divinités sont à la fois une et multiples, faunus et fauni, faune
et les faunes, et, plus encore, que le nom de la déesse est identique à celui de son mari,
circonstance dont, en effet, la mythologie classique n'offre peut-être pas un second
exemple. D'autre explication n'est pas possible que d'admettre qu'il s'agit ici, non pas
de dénomination de personnes, mais d'appellations génériques ou nationales. Faune et
les faunes ont, en Grèce, leurs pareils dans Pan et les pans, les ægipans, transformation
1
2

Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, t. V, p. 496.
Le nom des fées en italien, fata, s'y rapporte étroitement. Il en est probablement de même de
l'espagnol hada.

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facile à expliquer d'un même mot. La permutation du p et de l’f est trop fréquente pour
qu'il soit nécessaire de la justifier.
Le faune aussi bien que le pan étaient des êtres grotesques par leur laideur,
touchant de près à l'animalité, ivrognes, débauchés, cruels, grossiers de toute façon,
mais connaissant l'avenir et sachant le dévoiler 1. Qui ne voit ici le portrait moral et
physique de l'espèce jaune, comme les premiers émigrants blancs se le sont représenté ? Un penchant invincible à toutes les superstitions, un abandon absolu aux
pratiques magiques des sorciers, des jeteurs de sorts, des chamans, c'est encore là le
trait dominant de la race finnique dans tous les pays où on peut l'observer. Les Celtes
métis et les Slaves, en accueillant dans leur théologie, aux époques de décadence, les
aberrations religieuses de leurs vaincus, appelèrent très naturellement du nom même
de ces derniers leurs magiciens, héritiers ou imitateurs d'un sacerdoce barbare. On
aperçoit dans la lasciveté des ondines ce vice si constamment reproché aux femmes de
la race jaune, et qui est tel qu'il a, dit-on, fait naître l'usage de la mutilation des pieds,
pratiquée comme précaution paternelle et maritale sur les filles chinoises, et que là où
il ne rencontre pas les obstacles d'une société réglée, il donne lieu, comme au
Kamtschatka, à des orgies trop semblables aux courses des Ménades de la Thrace,
pour qu'on ne soit pas disposé à reconnaître dans les fougueuses meurtrières d'Orphée,
des parentes de la courtisane actuelle de Sou-Tcheou-Fou et de Nanking 2. On ne
remarque pas moins chez les faunes le goût absorbant du vin et de la pâture, cette
sensualité ignoble de la famille mongole, et, enfin, on y relève cette aptitude aux
occupations rurales et ménagères 3 que les légendes modernes attribuent à leurs
pareils, et que, du temps des Celtes primitifs, on pouvait obtenir avec facilité d'une
race utilitaire et essentiellement tournée vers les choses matérielles.
L'assimilation complète des deux formes, faunus et (mot grec), n'offre pas de
difficultés. On doit la pousser plus loin. Elle est applicable également, quoique d'une
manière d'abord moins évidente, aux mots khorrigan et khoridwen. C'est ainsi que les
paysans armoricains désignent les nains magiques de leurs pays. Les Gallois disent
Gwrachan 4. Ces expressions sont l'une et l'autre composées de deux parties. Khorr et

1

2
3

4

Pan était sorcier dans toute la force du terme :
Munere sic niveo lanæ, si credere dignum est,
Pan, deus Arcadiæ, captam te, Luna, fefellit,
In nemora alta vocans ; nec tu adspernata vocantem.
Virg., Géorg., III, 391-393
Callery et Ivan, l'Insurrection en Chine, in-12, Paris, 1853, 224.
Et vos, agrestum præsentia numina, Fauni,
Ferte simul, Faunique, pedem, Dryadesque puellæ
Munera vestra cano.
Virg., Géorg., (I, 10-12).
Pan, ovium custos.
Ibid., I, 17
On nomme aussi quelquefois les khorrigans, duz, les dieux, c'est un dérivé de l’arian déwa. -La
Villemarqué, ouvr. cité, Introduct., t. I, p. XLVI. - Voir l'article Dwergar, dans l'Encycl. Ersch u.
Gruber, sect. I, 28 th., p. 190 et pass. - Dieffenbach, Celtica II, Abth. 2, p. 211.

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Gwr ne valent autre chose que gon et gwn, ou gan 1 , chez les Latins genius, en
français génie, employé dans le même sens. Je m'explique.
La lettre r, dans les langues primitives de la famille blanche, a été d'une extrême
débilité. L'alphabet sanscrit la possède trois fois, et, pas une seule ne lui accorde la
force et la place d'une consonne. Dans deux cas, c'est une voyelle ; dans un, c'est une
demi-voyelle comme 1'l et le w qui, pour nos idiomes modernes, a conservé par sa
facilité à se confondre, même graphiquement, avec l'u ou l'ou, une égale mobilité.
Cette r primordiale, si incertaine d'accentuation, paraît avoir eu les plus grands
rapports avec l'aïn, l'a emphatique des idiomes sémitiques, et c'est ainsi seulement
qu'on peut s'expliquer le goût marqué de l'ancien scandinave pour cette lettre. On la
retrouve dans une grande quantité de mots où le sanscrit mettait un a, comme, par
exemple, dans gardhr, synonyme de garta, enceinte, maison, ville.
Cette faiblesse organique la rend plus susceptible qu'aucune autre des nombreuses
permutations dont les principales ont lieu, comme on doit s'y attendre, avec des sons
d'une faiblesse à peu près égale, avec 1'l, avec le v, avec l’s ou l’n, consonne à la
vérité, mais reproduite trois fois en sanscrit, et, par conséquent, peu clairement
marquée, enfin avec le g, par suite de l'affinité intime qui unit ce dernier son au w,
principalement dans les langues celtiques 2. Citer trop d'exemples de l'application de
cette loi de muabilité serait ici hors de place ; mais comme il n'est pas sans intérêt pour
le sujet même que je traite, d'en alléguer quelques-uns, en voici des principaux :
(Mot grec) et faunus sont corrélatifs de forme et de sens au persan (mot persan)
péri, une fée, et, en anglais, à fairy, et en français, à la désignation générale de féerie,
et en suédois à alfar, et en allemand à elfen 3. Dans le kymrique, on a l'adjectif ffyrnig,
méchant, cruel, hostile, criminel, qui se trouve en parenté étymologique bien
remarquable avec ffur, sage, savant, et furner, sagesse, prudence, d'où est venu notre
mot finesse 4. C'est ainsi que gan, wen, khorr et genius, et fen, sont des reproduction
altérées d'un seul et même mot.
Les dieux appelés par les aborigènes italiotes, et par les Étrusques, genii, étaient
considérés comme supérieurs aux puissances célestes les plus augustes. On les saluait
des titres celtiques de lar ou larth, c'est-à-dire seigneurs, et de penates, penaeth, les
premiers, les sublimes. On les représentait sous la forme de nains chauves, fort peu
avenants. On les disait doués d'une sagesse et d'une prescience infinies. Chacun d'eux
1

2

3
4

Gan est encore un nom très communément appliqué, par les paysans bretons, aux khorrigans. Dans
l'Inde, on connaît aussi les gâni pour être des démons malfaisants d'une espèce inférieure. - Gorresio,
Ramayana, t. VI, p. 125.
Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 39 et pass. - Aufrecht u. Kirchhoff, Die umbrischen
Sprachdenkmaeler, p. 97, § 256. - Le mot celtique bara, pain, devenu panis, offre un exemple
certain de mutation de l'r en n.
La première syllabe al ou el n'est que l'article celtique. - Richter, die Elfen, Encycl. Ersch. u.
Gruber, sect. I, 33, p. 301 et sqq.
Dieffenbach, Vergleichendes Woerterbuch der gothischen Sprache, Frankfurt a. M., 1851, in-8°, t. I,
p. 358-359.

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veillait, en particulier, au salut d'une créature humaine, et le costume qui leur était
attribué était une sorte de sac sans manches, tombant jusqu'à mi-jambes.
Les Romains les nommaient, pour cette raison, dii involuti, les dieux enveloppés.
Qu'on se figure les grossiers Finnois revêtus d'un sayon de peaux de bêtes, et l'on a cet
accoutrement peu recherché dont les auteurs de certaines pierres gravées ont
probablement eu en vue de reproduire l'image 1.
Ces genii, ces larths, esprits élémentaires, n'ont pas besoin d'être comparés longuement aux Finnois pour qu'on reconnaisse en eux ces derniers. L'identité s'établit d'ellemême. La haute antiquité de cette notion, son extrême généralisation, son ubiquité,
dans toutes les régions européennes, sous les différentes formes d'une même
dénomination, faunus, (mot grec), gen ou genius, fee, khorrigan, fairy, ne permettent
pas de douter qu'elle ne repose sur un fond parfaitement historique. Il n'y a donc nulle
nécessité d'y insister davantage, et on peut passer à la dernière face de la question en
examinant le mot nar.
Il est identique avec nanus, ou mieux encore avec le celtique nan, par suite de la
loi de permutation qui a été établie plus haut. Dans les dialectes tudesques modernes, il
signifie un fou, comme jadis, chez les peuples italiotes, fatuus, dérivé de fad. Les
langues néo-latines l'ont consacré à désigner exclusivement un nain, abstraction faite
de toute idée de développement moral. Mais, dans l'antiquité, les deux notions
aujourd'hui séparées se présentaient réunies. Le nan ou le nar était un être laborieux et
doué d'un génie magique, mais sot, borné, fourbe, cruel et débauché, toujours de taille
remarquablement petite, et généralement chauve.
Le casnar des Étrusques était une sorte de polichinelle rabougri, contrefait, nain et
aussi sot que méchant, gourmand et porté à s'enivrer. Chez les mêmes peuples, le
nanus était un pauvre hère sans feu ni lieu, un vagabond, situation qui était assurément, sur plus d'un point, celle des Finnois dépossédés par les vainqueurs blancs ou
métis, et, sous ce rapport, ces misérables fournissent aux annales primitives de
l'Occident le pendant exact de ce que sont, dans les chroniques orientales, ces tristes
Chorréens, ces Enakim, ces géants, ces Goliaths vagabonds, eux aussi dépouillés de
leur patrimoine natal et réfugiés dans les villes des Philistins 2.

1

2

Tel est le personnage de Tagès. Le mythe qui le concerne est des plus significatifs. Un laboureur
tyrrhénien ayant un jour creusé un sillon d'une profondeur peu commune, Tagès, fils d'un genius
Jovialis, d'un génie divin, d'un Gan, sortit tout à coup de la terre et adressa la parole au laboureur.
Celui-ci effrayé, poussa des cris, et tous les Tyrrhéniens accoururent. Alors Tagès leur révéla les
mystères de l'aruspicine. Il avait à peine fini de parler qu'il expira. Mais les auditeurs avaient
soigneusement écouté ses paroles, et la science divinatoire leur fut acquise. De là, le pouvoir augural
particulier aux Étrusques. Tagès était de la taille d'un enfant ; sa sagesse était profonde. Ainsi
expliquaient les Rasènes l'héritage sacerdotal que leur avaient légué les peuples qui les avaient
précédés en Italie. - Cic., de Div. ; 2, 23 ; Ovid., Metam. ; 15, 558 ; Festus, S. v. Tagès, Isid., Orig.,
8. 9.
Cf. t. I, p. 486, note. - Dennis, ouvr. cité, t. I, p. XIX.

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Au sentiment de mépris qui s'attachait ainsi au nan, réduit à errer de lieux en lieux,
s'unissait, dans la péninsule italique, le respect des connaissances surhumaines qu'on
prêtait à ce malheureux. On montrait à Cortone, avec une pieuse vénération le tombeau d'un nan voyageur 1.
On avait les mêmes idées dans l'Aquitaine. Le pays de Néris révérait une divinité
topique appelée Nen-nerio 2. Je relève en passant qu'il semble y avoir dans cette
expression un pléonasme semblable à celui des mots koridwen et khorrigan. Peut-être
aussi faut-il entendre l'un et l'autre dans un sens réduplicatif destiné à donner à ces
titres une portée de superlatif ; ils signifieraient alors le gan ou le nan par excellence.
De l'Aquitaine passons au pays des Scythes, c'est-à-dire à la région orientale de
l'Europe qui, dans le vague de sa dénomination, s'étend du Pont-Euxin à la Baltique.
Hérodote y montre des sorciers fort consultés, fort écoutés, et qui portaient le nom
d'Enarées et de Neures 3. Les peuples blancs au milieu desquels vivaient ces hommes,
tout en accordant une confiance très grande à leurs prédictions, les traitaient avec un
mépris outrageant, et, à l'occasion, avec une extrême cruauté. Lorsque les événements
annoncés ne s'accomplissaient pas, on brûlait vivants les devins maladroits. La science
des Enarées provenait, disaient-ils eux-mêmes, d'une disposition physique comparable
à l'hystérie des femmes. Il est probable, en effet, qu'ils imitaient les convulsions
nerveuses des sibylles. De telles maladies éclatent beaucoup plus fréquemment chez
les peuples jaunes que dans les deux autres races. C'est pour cette raison que les
Russes sont, de tous les peuples métis de l'Europe moderne, ceux qui en sont le plus
atteints.
Cet être, rencontré par toutes les anciennes nations blanches de l'Europe sur
l'étendue entière du continent, et appelé par elles pygmée, fad, genius et nar, décrit
avec les mêmes caractères physiques, les mêmes aptitudes morales, les mêmes vices,
les mêmes vertus, est évidemment partout un être primitivement très réel. Il est
impossible d'attribuer à l'imagination collective de tant de peuples divers qui ne se sont
jamais revus ni consultés, depuis l'époque immémoriale de leur séparation dans la
haute Asie, l'invention pure et simple d'une créature si clairement définie et qui ne
serait que fantastique. Le bon sens le plus vulgaire se refuse à une telle supposition. La
linguistique n'y consent pas davantage ; on va le voir par le dernier mot qu'il faut
encore lui arracher, et qui va bien préciser qu'il s'agit ici, à l'origine, d'êtres de chair et
d'os, d'hommes très véritables.
Cessons un moment de lui demander quel sens spécial les Hellènes primitifs, peutêtre même encore les Titans, attachaient au mot de pygmée, les Celtes à celui de fad,
les Italiotes à celui de genius, presque tous à celui de nan et de nar. Envisageons ces
expressions uniquement en elles-mêmes. Dans toutes les langues, les mots commen1

2
3

Le mot cas-nar est lui-même composé des deux mots nar et c a s, racine ariane qui en sanscrit,
signifie aller, marcher. Benfey, Glossarium, p. 73. - Voir, sur le tombeau de Cortone, Dionys.
Halic., Antiq. rom., I, XXIII. - Abeken, ouv, cité, p. 26.
Barailon, Recherches sur plusieurs monuments celtiques et romains, in-8°, Paris, 1806, p. 143.
Hérod., IV, 17, 67, 69, et ailleurs.

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cent par avoir un sens large et peu défini, puis, avec le cours des siècles, ces mêmes
mots perdent leurs flexibilité d'application et tendent à se limiter à la représentation
d'une seule et unique nuance d'idée. Ainsi Haschaschi, a voulu dire un Arabe soumis à
la doctrine hérétique des princes montagnards du Liban, et qui, ayant reçu de son
maître un ordre de mort, mangeait du haschisch pour se donner le courage du crime.
Aujourd'hui, un assassin n'est plus un Arabe, n'est plus un hérétique musulman, n'est
plus un sujet du Vieux de la Montagne, n'est plus un séide agissant sous l'impulsion
d'un maître, n'est plus un mangeur de haschisch, c'est tout uniment un meurtrier. On
pourrait faire des observations semblables sur le mot gentil, sur le mot franc, sur une
foule d'autres ; mais, pour en revenir à ceux qui nous occupent plus particulièrement,
nous trouverons que tous renferment dans leur sens absolu des applications très
vagues, et que ce n'est que l'usage des siècles qui les a fixés peu à peu à un sens précis.
Pit-goma serait encore celui qui pourrait le plus échapper à cette définition, car,
formé de deux racines, il particularise, au premier aspect, l'objet auquel il s'applique. Il
indique un homme jaune, partant s'applique bien à un homme de la race finnique.
Mais, en même temps, comme il ne contient rien qui fasse allusion aux qualités particulières de cette race, autres que la couleur, c'est-à-dire à la petitesse, à la sensualité, à
la superstition, à l'esprit utilitaire, il ne suffit que faiblement à la désigner. D'ailleurs, il
ne s'arrête pas à cette phase incomplète de son existence : il subit une modification, et,
devenant (mot grec), il prend toutes les nuances qui lui manquaient pour se spécialiser.
Un pygmée n'est plus seulement un homme jaune, c'est un homme pourvu de tous les
caractères de l'espèce finnique, et, dès lors, le mot ne saurait plus s'appliquer à
personne autre. Dans le dialecte des Hellènes, la modification avait porté sur la lettre t,
de façon, en la rejetant, à contracter les deux mots Pit-goma en une seule et même
racine factice, parce que là où il n'y a pas une racine simple, factice ou réelle, il n'y a
pas un sens précis. Mais, dans la région extra-hellénique, l'opération se fit autrement,
et, pour atteindre à la forme concrète d'une racine, on rejeta tout à fait le mot pit, qui
aurait semblé pourtant devoir être considéré comme essentiel, et, se servant uniquement de goma, très légèrement altéré, on désigna les Finnois par une forme du mot
homme, consacrée à eux seuls, et le but fut atteint. Bien que gnome ne signifie pas
autre chose qu'homme, il ne saurait plus éveiller une autre idée que celle appliquée par
la superstition aux Finnois errants cachés dans les rochers et les cavernes.
Il est peut-être plus difficile d'analyser à fond le mot fad. On doit croire que, mutilé
comme pit-goma, par la nécessité d'en faire une racine, il a perdu la partie que gnome
a conservée, et rejeté celle que ce dernier vocable a gardée. Dans cette hypothèse, fad
ne serait autre chose que pit, en vertu de mutations d'autant plus admissibles que la
voyelle, étant longue dans la forme sanscrite, était toute préparée à recevoir au gré
d'un autre dialecte une prononciation plus large.
Avec le mot gen ou gan ou khorr, la même modification de transformation que
dans gnome se retrouve. Le sens primitif est simplement la descendance, la race, les
hommes, genus. Il se peut aussi que la question ne soit pas aussi facile à résoudre, et
qu'au lieu d'une mutilation, il s'agisse ici d'une contraction, aujourd'hui peu visible, et

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qui pourtant se laisse concevoir. L'affinité des sons p, f, w , g, ou, à, permet de
comprendre la progression suivante :
pit-gen,
fît-gen,
fî-gen,
fî-ouen,
gàn,
finn et fen.
Ce dernier mot n'a rien de mythologique, c'est le nom antique des vrais et naturels
Finnois, et Tacite le témoigne, non seulement par l'usage qu'il en fait mais par la
description physique et morale donnée par lui des gens qui le portent. Ses paroles
valent la peine d'être citées : « Chez les Finnois, dit-il, « étonnante sauvagerie, hideuse
misère ; ni armes, ni chevaux, ni maisons. « Pour nourriture, de l'herbe ; pour
vêtements, des peaux ; pour lit, le sol. « L'unique ressource, ce sont les flèches que,
par manque de fer, on arme « d'os. Et la chasse repaît également hommes et femmes.
Ils ne se quittent « pas, et chacun prend sa part du butin. Aux enfants, pas d'autre
refuge contre « les bêtes et les pluies, que de s'abriter dans quelque entrelacs de
branches. « Là reviennent les jeunes ; là se retirent les vieillards 1. »
Aujourd'hui ce mot de Finnois a perdu, dans l'usage ordinaire, sa véritable acception, et les peuples auxquels on le donne sont, pour la plupart du moins, des métis
germaniques ou slaves, de degrés très différents.
Avec nar ou nan, il y a évidemment mutilation. Ce mot, pour le sanscrit et le zend,
signifie également homme 2. On a encore dans l'Inde la nation des Naïrs, comme on a
eu dans la Gaule, à l'embouchure de la Loire, les Nannètes. Ailleurs le même nom se
présente fréquemment 3. Quant au mot perdu, il est retrouvé à l'aide de deux noms
mythologiques, dont l'un est appliqué par le Ramayana aux aborigènes du Dekkhan,
considérés comme des démons, les Naïrriti, autrement dit les hommes horribles,
redoutables 4 ; dont l'autre est le nom d'une divinité celtique, adoptée par les Suèves
Germains, riverains de la Baltique. C'est Nerthus ou Hertha ; son culte était des plus

1
2
3

4

De mor. Germ., XLVI.
En zend, c'est, au nominatif, nairya.
J'ai sous les yeux quatre médailles gréco-bactriennes ou gréco-indiennes, deux de cuivre, deux
d'argent. La première porte sur une face une figure debout, tournée de profil, vêtue d'une robe
longue ; légende à droite, NONO, à gauche, effacée. Au revers, figure de face, le bras droit étendu,
le bras gauche relevé vers la tête, tunique courte ; légende à gauche, illisible. La seconde : face,
figure nimbée sur un éléphant, légende à droite, NANO ; à gauche, illisible. Revers, divinité à
plusieurs bras nimbée, debout, de profil, traitée dans le style grec ; monogramme saytique, légende à
gauche : illisible. La troisième, médaille d'argent : face, tête royale de profil, tournée à droite,
légende à droite : AIIAII (?) ; à gauche : OEPKIKOPAZ au revers, deux figures très effacées, se
faisant face ; au milieu légende à droite NAN ; à gauche : OKTO. La quatrième : face, tête royale de
face, le bras droit levé légende à droite - AIIAIIO (?) ; à gauche : OEPKIKOP (?). - Cabinet de S. E.
M. le gén. baron de Prokesch-Osten.
On lit aussi Naïriti ; Gorresio, Ramayana, t. VI, introduct., p. 7, et notes, p. 402.

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sauvages et des plus cruels, et tout ce qu'on en sait tend à le rattacher aux notions
dégénérées que le sacerdoce druidique avait empruntées des sorciers jaunes.
Voici les aborigènes de l'Europe, considérés en personnes, décrits avec leurs
caractères physiques et moraux. Nous n'avons pas à nous plaindre cette fois de la
pénurie des renseignements. On voit que les témoignages et les débris abondent de
toutes parts, et établissent les faits sous la pleine clarté d'une complète certitude. Pour
que rien ne manque, il n'est plus besoin que de voir l'antiquité nous livrer des portraits
matériels de ces nains magiques dont elle était si préoccupée. Nous avons déjà pu
soupçonner que l'image de Tagès et d'autres, qui se rencontrent sur les pierres gravées,
étaient propres à remplir ce but. En désirant davantage, on demande presque une
espèce de miracle, et pourtant le miracle a lieu.
Entre Genève et le mont Salève, s'aperçoit, sur un monticule naturel, un bloc
erratique qui porte sur une de ses faces un bas-relief grossier, représentant quatre
figures debout, de stature rabougrie et ramassée, sans cheveux, à physionomie large et
plate, tenant des deux mains un objet cylindrique dont la longueur dépasse de quelques
pouces la largeur des doigts 1. Ce monument est encore uni dans le pays aux derniers
restes de certaines cérémonies anciennes qui s'y pratiquent comme dans tous les
cantons où se conserve un fond de population celtique 2.
Ce bas-relief a ses analogues dans les statues grossières appelées baba, que tant de
collines des bords du Jenisseï, de l'Irtisch, du Samara, de la mer d'Azow, de tout le sud
de la Russie, portent encore. Il est, comme elles, marqué d'une manière évidente du
type mongol. Ammien Marcellin faisait foi de cette circonstance ; Ruysbock l'a encore
remarquée au XIIIe siècle, et au XVIIIe, Pallas l'a relevée 3. Enfin, une coupe de cuivre,
trouvée dans un tumulus du gouvernement d'Orenbourg, est ornée d'une figure
semblable, et, pour qu'il ne subsiste pas le plus léger doute sur les personnages qu'on a
voulu reproduire, un des babas du musée de Moscou a une tête d'animal, et offre ainsi
l'image incontestable d'un de ces Neures qui jouissaient de la faculté de se transformer
en loups 4.
Les deux particularités saillantes de ces représentations humaines sont la nature
mongole, non moins fortement accusée sur le bas-relief du mont Salève que sur les
monuments russes, et aussi cet objet cylindrique, de longueur moyenne, que l'on y
remarque toujours tenu à deux mains par la figure. Or les légendes bretonnes considèrent comme l'attribut principal des Khorrigans un petit sac de toile qui contient des
crins, des ciseaux et autres objets destinés à des usages magiques. Le leur enlever, c'est
les jeter dans le plus grand embarras, et il n'est pas d'efforts qu'ils ne fassent pour le
ressaisir.
1
2

3
4

Troyon, Colline des sacrifices de Chavannes le Veuron, in-4°, Londres, 1854, p. 14.
C'est là « qu'on allume le premier feu des brandons, qui sert de signal pour le feu des autres
contrées ». Ibid., note D. - Ces feux remontent aux mêmes usages païens que les bûchers de la SaintJean en France, et le jeu des torches qu'on lance en l'air en Bretagne. Les courses de flambeaux dans
le Céramique, à Athènes, avaient aussi une origine non pas hellénique, mais pélasgique.
Ibid.
Hérod., IV, 105.

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On ne peut voir dans ce sac que la poche sacrée où les Chamans actuels conservent
leurs objets magiques, et qui, en effet, est absolument indispensable, ainsi que ce
qu'elle contient, à l'exercice de leur profession. Les babas et la pierre genevoise donnent donc, indubitablement, le portrait matériel des premiers habitants de l'Europe 1 :
ils appartenaient aux tribus finniques.

1

Il est encore évident que je ne me prononce pas plus sur l'âge de la pierre du mont Salève que sur
celui des babas russes. Il me suffit de trouver dans ces monuments une représentation, soit réelle,
soit légendaire, qui s'applique, avec une exactitude complète, aux êtres qu'elle a pour but de figurer.

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Livre cinquième

Chapitre II
Les Thraces. - Les Illyriens. Les Étrusques. - Les Ibères.

Retour à la table des matières

Quatre peuples, dignes du nom de peuples, se montrent enfin dans les traditions de
l'Europe méridionale, et viennent disputer aux Finnois la possession du sol. Il est
impossible de déterminer, même approximativement, l'époque de leur apparition. Tout
ce qu'on peut admettre, c'est que leurs plus anciens établissements sont bien antérieurs
à l'an 2000 avant Jésus-Christ. Quant à leurs noms, la haute antiquité grecque et
romaine les a connus et révérés, et même, en certains cas, honorés de mythes religieux.
Ce sont les Thraces, les Illyriens, les Étrusques et les Ibères.
Les Thraces étaient, à leur début et probablement lorsqu'ils résidaient encore en
Asie, un peuple grand et puissant, La Bible garantit le fait, puisqu'elle les nomme
parmi les fils de Japhet 1.
Les tribus jaunes, quand on les trouve pures, étant, en général, peu guerrières, et le
sentiment belliqueux diminuant dans un peuple à mesure que la proportion de leur
sang y augmente, il y a lieu de croire que les Thraces n'appartenaient pas à leur parenté
étroite. Puis les Grecs en parlent fort souvent aux temps historiques. Ils les
employaient, concurremment avec des mercenaires issus des tribus scythiques, en
1

La Genèse les appelle Thiras (mot hébreu) Hérodote affirme qu'après les Indiens, les Thraces sont la
nation la plus nombreuse de la terre, et qu'il ne leur manque pour être irrésistibles aux autres peuples
que l'union. Ils étaient divisés autant que possible. (V, 3.)

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qualité de soldats de police, et, s'ils se récrient sur leur grossièreté 1, nulle part ils ne
paraissent avoir été frappés de cette bizarre laideur qui est le partage de la race
finnoise. Ils n'auraient pas manqué, s'il y avait eu lieu, de nous parler de la chevelure
clairsemée, du défaut de barbe, des pommettes pointues, du nez camard, des yeux
bridés, enfin de la carnation étrange des Thraces, si ceux-ci avaient appartenu à la race
jaune 2. Du silence des Grecs sur ce point, et de ce qu'ils ont toujours semblé
considérer ces peuples comme pareils à eux-mêmes, sauf la rusticité, j'induis encore
que les Thraces n'étaient pas des Finnois.
Si l'on avait conservé d'eux quelque monument figuré certain pour les époques
vraiment anciennes, voire seulement des débris de leur langue, la question serait
simple. Mais de la première classe de preuves, on est réduit à s'en passer tout à fait. Il
n'y a rien. Pour la seconde, on ne possède guère qu'un petit nombre de mots, la plupart
allégués par Dioscoride 3.
Ces faibles restes linguistiques semblent autoriser à assigner aux Thraces une
origine ariane 4. D'autre part, ces peuples paraissent avoir éprouvé un vif attrait pour
les mœurs grecques. Hérodote en fait foi. Il y voit la marque d'une parenté qui leur
permettait de comprendre la civilisation au spectacle de laquelle ils assistaient ; or
l'autorité d'Hérodote est bien puissante 5. Il faut se rappeler, en outre, Orphée et ses
travaux. Il faut tenir compte du respect profond avec lequel les chroniqueurs de la
Grèce parlent des plus anciens Thraces, et de tout cela on devra conclure que, malgré
une décadence irrémédiable, amenée par les mélanges, ces Thraces étaient une nation
métisse de blanc et de jaune, où le blanc arian avait dominé jadis, puis s'était un peu
trop effacé, avec le temps, au sein d'alluvions celtiques très puissantes et d'alliages
slaves 6.
1

2

3

4

5
6

Horace reproduit cette opinion au début de l'ode XXVII du 1er livre
Natis in usum lætitiæ scyphis
Pugnare Thracum est ; tollite barbarum
Morem...
Une anecdote conservée par les polygraphes donne lieu de supposer, au contraire, que le type du
Thrace était fort beau. C'est celle qui a trait au jeune Smerdiès, esclave issu de cette nation, aimé de
Polycrate de Samos et d'Anacréon. Il était surtout remarquable par sa chevelure, que le tyran lui fit
couper pour faire pièce au poète. Le nom même de Smerdiès est arian.
Dioscor. lib. octo græce et latine, in-12, Paris, 1589, 1 IV, cap. XV. - Voir aussi quelques mots dans
Strabon : (mot grec), scansores fumi ; (mot grec), conditores ; (mot grec), absque fœminis viventes.
(VII, 33, etc.)
M. Munsch trouve à tous les mots thraces une physionomie décidément indo-européenne. (Trad. all.
de Claussen, p. 13.) Suivant cet auteur, on les rapproche aisément de racines lettones et slaves.
(Ibid.) Plusieurs noms de lieux thraces sont clairement arians, comme, par exemple, le mot Hémus,
corrélatif au sanscrit hima, neige. - D'après Athénée, 13, 1, Philippe de Macédoine, père
d'Alexandre, avait épousé Méda, fille d'un certain (mot grec), Thrace. - Étienne de Byzance nomme
cette femme (nom grec). Jornandès nomme le père Gothila, et la fille Medopa. Tous ces mots sont
arians, mais l'époque où on les trouve est assez basse.
Il n'hésite pas, non plus, un instant, à les confondre absolument avec les Gètes, Arians
incontestables. (V, 3.)
Rask en fait des Arians sans donner aucune preuve à l'appui de son opinion. Il ne tient pas compte
des différences notables existant entre ces peuples et les Hellènes, différences qui semblent
s'opposer, jusqu'à présent, non pas à ce qu'on reconnaisse entre eux un degré d'affinité, mais à ce

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Pour découvrir le caractère ethnique des Illyriens, les difficultés ne sont pas
moindres, mais elles se présentent autrement, et les moyens de les aborder sont tout
autres. Des adorateurs de Xalmoxis 1 il n'est rien demeuré. Des Illyriens, au contraire,
appelés aujourd'hui Arnautes ou Albanais, il reste un peuple et une langue qui, bien
qu'altérés, offrent plusieurs singularités saisissables.
Parlons d'abord de l'individualité physique. L'Albanais, dans la partie vraiment
nationale de ses traits, se distingue bien des populations environnantes. Il ne ressemble
ni au Grec moderne ni au Slave. Il n'a pas plus de rapports essentiels avec le Valaque.
Des alliances nombreuses, en le rapprochant physiologiquement de ses voisins, ont
altéré considérablement son type primitif, sans en faire disparaître le caractère propre.
On y reconnaît, comme signes fondamentaux, une taille grande et bien proportionnée,
une charpente vigoureuse, des traits accusés et un visage osseux qui, par ses saillies et
ses angles, ne rappelle pas précisément la construction du facies kalmouk, mais fait
penser au système d'après lequel ce facies est conçu. On dirait que l'Albanais est au
Mongol comme est à ce dernier le Turk, surtout le Hongrois. Le nez se montre saillant,
proéminent, le menton large et fortement carré. Les lignes, belles d'ailleurs, sont
rudement tracées comme chez le Madjar, et ne reproduisent, en aucune façon, la
délicatesse du modelé grec. Or, puisqu'il est irrécusable que le Madjar est mêlé de
sang mongol par suite de sa descendance hunnique 2, de même je n'hésite pas à
conclure que l'Albanais est un produit analogue.
Il serait à désirer que l'étude de la langue vînt donner son appui à cette conclusion.
Malheureusement cet idiome mutilé et corrompu n'a pu jusqu'ici être analysé d'une
manière pleinement satisfaisante 3. Il faut en élaguer d'abord les mots tirés du turk, du
grec moderne, des dialectes slaves, qui s'y sont amalgamés récemment en assez grand
nombre, Puis on aura encore à écarter les racines helléniques, celtiques et latines.
Après ce triage délicat, il reste un fond difficile à apprécier, et dont jusqu'à présent on
n'a pu rien affirmer de définitif, si ce n'est qu'il n'est rien moins que parent de l'ancien
grec. On n'ose donc l'attribuer à une branche de la famille ariane. Est-on en droit de
croire que cette affinité absente est remplacée par un rapport avec les langues finniques ? C'est une question jusqu'à présent irrésolue. Force est donc de s'accommoder
provisoirement du doute, de rejeter toutes démonstrations philologiques trop hâtives et

1
2
3

qu'on rapporte l'ensemble de leurs origines à la même source. - Consulter à ce sujet Pott, Encycl.
Ersch u. Gruber, indo-germ. Sprachst., p. 255. - Comme indice à l'appui du mélange des Thraces
avec des nations celtiques, je ferai remarquer combien se ressemblent les noms des villes de (nom
grec), très antique cité de la Thrace, et de Vesuntio, ville gallique dont la fondation se perd dans la
nuit des temps. À la vérité, Byzance fut colonisé par Mégare, mais certainement sur l'emplacement
d'une bourgade indigène. Le nom n'a rien de grec.
Le nom de cette divinité paraît être de provenance slave, et se rattacher au mot szalmas, casque. Munch, trad allem. de Claussen, p. 13.
T. I, p. 221 et pass.
L'ouvrage de M. de Xylander, die Sprache der Albanesen oder Schkipetaren, 1835, est à bon droit
estimé ; mais le livre que vient de publier M. de Hahn, Albanesische Studien, in-8°, Wien, 1853, est
beaucoup plus complet. Écrit sur les lieux et loin de tout secours scientifique, cet ouvrage excellent
sera d'un grand secours aux philologues qui vendront faire entrer l'albanais dans le cercle des études
comparées.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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de se borner à celles que j'ai tirées précédemment de la physiologie. Je dirai donc que
les Albanais sont un peuple blanc, arian, directement mélangé de jaune, et que, s'il est
vrai qu'il ait accepté des nations au milieu desquelles il a vécu un langage étranger à
son essence, il n'a fait en cela qu'imiter un assez grand nombre de tribus humaines,
coupables du même tort 1.
Les Thraces et les Illyriens 2 ont assez noblement soutenu leur origine ariane pour
n'en pas être déclarés indignes. Les premiers avaient pris une grande part à l'invasion
des peuples arians hellènes dans la Grèce.
Les seconds, en se mêlant aux Grecs Épirotes, Macédoniens et Thessaliens, les ont
aidés à gravir jusqu'à la domination de l'Asie antérieure 3 Si, dans les temps
historiques, les deux groupes auxquels sont donnés les noms de Thraces et d'Illyriens
ont toujours, malgré leur énergie et leur intelligence reconnues, été réduits, en tant que
nations, à un état subalterne, se contentant, au moins pour les derniers, de fournir en
abondance des individualités illustres d'abord à la Grèce, puis aux empires romain et
byzantin, enfin à la Turquie, il faut attribuer ce phénomène à leur fractionnement
amené par des hymens locaux de valeurs différentes, à la faiblesse relative des
groupes, et à leur séjour au milieu de tribus prolifiques, qui, les contenant dans des
territoires montagneux et infertiles, ne leur ont jamais permis de se développer sur
place. En tout état de cause, les Thraces et les Illyriens, considérés indépendamment
de leurs alliages, représentent deux rameaux humains singulièrement bien doués,
vigoureux et nobles, où l'essence ariane se fait très aisément deviner. Je me transporte
maintenant à l'autre extrémité de l'Europe méridionale. J'y trouve les Ibères, et, avec
eux, l'obscurité historique paraît s'amoindrir. Il serait oiseux de rappeler tous les
efforts tentés jusqu'ici pour déterminer la nature de ce peuple mystérieux dont les
Euskaras ou Basques actuels sont, avec plus ou moins de justesse, considérés comme
les représentants. Le nom de ce peuple s'étant rencontré dans le Caucase, on a cherché
à établir une sorte de ligne de route par laquelle il serait venu de l'Asie en Espagne 4.
1
2

3
4

T. I., p. 329 et 344.
L'Illyrie a changé très fréquemment d'étendue et de limites. Elle a embrassé les races les plus
diverses sous une même dénomination. Cc fut d'abord le pays riverain de l'Adriatique, entre la
Neretwa au nord et le Drinus au sud. Les Triballes formaient la frontière de l'Est.
Ensuite, cette circonscription s'étendit depuis le territoire des Taurisques Celtes jusqu'à l'Épire et la
Macédoine. La Mœsie y était comprise. Après le second siècle de notre ère, l'Illyrie, s'agrandissant
encore, contint les deux Noriques, les deux Pannonies, la Valérie, la Savoie, la Dalmatie, les deux
Dacies, la Mœsie et la Thrace. Enfin Constantin en détacha ces deux dernières provinces, mais y
réunit la Macédoine, la Thessalie, l'Achaïe, les deux Épires, Prævallis et la Crète. À cette époque,
l'Illyrie contenait dix-sept provinces. C'est probablement par suite de cette organisation
administrative qu'à un certain moment on a confondu les Thraces et les Illyriens comme n'étant
qu'un même peuple. Cette opinion est d'ailleurs soutenable ; quelques Grecs l'ont anciennement
professée. - Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 257.
Pott, ouvr. cité, p. 64.
Ewald, Gescbichte des Volkes Israel, t, I, p. 336. Ce savant ajoute que les Ibères du Caucase
devaient appartenir à la souche de Hebr. Ce qui rendrait le rapprochement avec les Ibères d'Espagne
impossible ; mais rien ne prouve que la supposition soit exacte. - Ce qui donne du prix au
rapprochement du nom des Ibères du Caucase de celui des Ibères d'Espagne, c'est ce fait qu'une
montagne de la Grèce continentale s'est très anciennement appelée les Pyrénées, tandis qu'un fleuve
de la Thrace se nommait l'Hèbre. Ce sont là des jalons dignes d'être remarqués.

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Ces hypothèses sont demeurées fort obscures. On sait mieux que la famille ibérique a
couvert la péninsule, habité la Sardaigne, la Corse, les îles Baléares, quelques points,
sinon toute la côte occidentale de l'Italie. Ses enfants ont possédé le sud de la Gaule
jusqu'à l'embouchure de la Garonne, couvrant ainsi l’Aquitaine et une partie du
Languedoc.
Les Ibères n'ont laissé aucun monument figuré, et il serait impossible d'établir leur
caractère physiologique, si Tacite ne nous en avait parlé 1. Suivant lui, ils étaient bruns
de peau et de petite taille. Les Basques modernes n'ont pas conservé cette apparence.
Ce sont visiblement des métis blancs à la manière des populations voisines. Je n'en
suis pas surpris. Rien ne garantit la pureté du sang chez les montagnards des Pyrénées,
et je ne tirerai pas de l'examen qu'on en a pu faire les mêmes résultats que pour le
guerrier albanais.
Dans celui-ci j'ai vu une différence marquée, un contraste notable avec les nations
avoisinantes. Impossible de confondre des Arnautes avec des Turcs, des Grecs, des
Bosniaques. Il est très difficile, au contraire, de démêler un Euskara parmi ses voisins
de la France et de l'Espagne. La physionomie du Basque, très avenante assurément
n'offre rien de particulier. Son sang est beau, son organisation énergique ; mais le
mélange, ou plutôt la confusion des mélanges, est évidente chez lui. Il n'a nullement ce
trait des races homogènes, la ressemblance des individus entre eux, ce qui a lieu à un
haut degré chez les Albanais.
Comment d'ailleurs Tibère des Pyrénées serait-il de race pure ? La nation entière a
été absorbée dans les mélanges celtiques, sémitiques, romains, gothiques. Quant au
noyau, réfugié dans les vallées hautes des montagnes, on sait que des couches nombreuses de vaincus sont venues successivement chercher un asile autour et auprès de
lui. Il ne peut donc être resté plus intact que les Aquitains et les Roussillonais.
La langue euskara n'est pas moins énigmatique que l'albanais 2. Les savants ont été
frappés de l'obstination avec laquelle elle se refuse à toute annexion à une famille
quelconque. Elle n'a rien de chamitique et peu d'arian. Les affinités jaunes paraissent
exister chez elle 3, mais cachées, et on ne les constate qu'approximativement. Le seul
fait bien avéré jusqu'ici, c'est que, par son polysynthétisme, par sa tendance à incorporer les mots les uns dans les autres, elle se rapproche des langues américaines 4.
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2
3
4

Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 10, Toutefois le passage de Tacite n'est pas très concluant, et on
peut lui opposer d'autres autorités, comme celle de Silius Italicus, qui fait les habitants de l'Espagne
blonds. Mais à ces contradictions apparentes il y a à dire que l'Espagne contenait, à l'époque
romaine, des populations de descendances bien diverses, et qu'il devait être fort difficile déjà d'y
rencontrer un Ibère de race pure.
Les Romains étaient extrêmement rebutés par sa rudesse. - Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 4849.
On croit apercevoir dans l'euskara quelques racines finnoises. - Schaffarik, Stawische Alterthümer, t.
I, p. 35 et 293.
Prescott, History of the Conquest of Mexico, t. III, p. 244, définit ainsi cette organisation
idiomatique : « A system which bringing the greatest number of ideas within the smallest possible
« compass, condenses whole sentences into a single word. » - W. v. Humboldt, Prüfung der
Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 174 et sqq.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Cette découverte a donné naissance à bien des romans plus hasardés les uns que les
autres. Des hommes doués d'une imagination véhémente se sont empressés de faire
passer le détroit de Gibraltar aux Ibères, de les acheminer au long de la côte
occidentale de l'Afrique, de reconstruire, tout exprès pour eux, l'Atlantide, de pousser
ces pauvres gens, bon gré, mal gré, et à pied sec, jusqu'aux rivages du nouveau
continent. L'entreprise est hardie, et je n'oserais m'y associer. J'aime mieux penser que
les affinités américaines de l'euskara peuvent avoir leur source dans le mécanisme
primitivement commun à toutes les langues finniques 1. Mais, comme ce point n'est
pas encore éclairci de manière à produire une certitude, je préfère surtout le laisser à
l'écart 2.
Rejetons-nous sur ce que l'histoire nous apprend des habitudes et des mœurs de la
nation ibère. Nous y trouverons plus de clartés conductrices.
Ici, la lumière saute aux yeux, et avec assez d'éclat pour détruire à peu près toutes
les incertitudes. Les Ibères, lourds et rustiques, non pas barbares, avaient des lois,
formaient des sociétés régulières 3. Leur humeur était taciturne, leurs habitudes étaient
sombres. Ils allaient vêtus de noir ou de couleurs ternes, et n'éprouvaient pas cet
amour de la parure si général chez les Mélaniens 4. Leur organisation politique se
montra peu vigoureuse ; car, après avoir occupé une étendue de pays à coup sûr
considérable, ces peuples, chassés de l'Italie, chassés des îles et dépossédés d'une
bonne partie de l'Espagne par les Celtes, le furent, plus tard encore et sans grand'peine,
par les Phéniciens et les Carthaginois 5.
Enfin, et voici le point capital : ils se livraient avec succès au travail des mines 6.
Ce labeur difficile, cette science compliquée qui consiste à extraire les métaux du
sein de la terre et à leur faire subir des manipulations assez nombreuses, est incontestablement une des manifestations, un des emplois les plus raffinés de la pensée
humaine. Aucun peuple noir ne l'a connue. Parmi les blancs, ceux qui l'ont pratiquée
1
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4
5

6

Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 15 et sqq.
M. Muller, Suggestions for the assistance of officers in learning the languages of the seat of war in
the East, London, 1854, considère l'agglutination comme le caractère distinctif de toutes les langues
finniques. Peut-être y aura-t-il lieu, d'une part, à mieux s'expliquer sur les limites exactes de
l'agglutination, et, d'une autre, à rechercher si les langues arianes elles-mêmes ne possèdent pas, de
leur propre fonds, ce même procédé. L'étude des langues finniques est malheureusement bien peu
avancée encore, et fait obstacle ainsi à toute connaissance définitive des autres familles d'idiomes.
W. v. Humboldt, Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 152 et pass.
Ibid., p. 158.
Au temps de Strabon, on vantait beaucoup le développement intellectuel des habitants de la Bétique.
On disait, entre autres choses, que les Turdétains avaient des poèmes et des lois dont la rédaction
remontait à 6,000 ans. Il serait erroné d'attribuer à des Ibères cette littérature remarquable. Existant
sur un point très anciennement sémitisé, elle n'offrait, sans aucun doute, que des originaux ou tout au
plus des copies d'ouvrages chananéens ou puniques. - Strabon, III, 1. - D'après le géographe
d'Apamée, les Ibères étaient, en guerre, plus rusés et plus adroits que braves et forts. - W. v.
Humboldt, ouvr. cité, p. 153.
L’Espagne, dans la haute antiquité, produisait en quelques années 400 pouds d'or, c'est-à-dire autant
que le Brésil et l'Oural réunis le font actuellement aux époques les plus prospères. -A. v. Humboldt,
Asie centrale, t. I, p. 540.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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davantage, habitant en Asie, au-dessus des Arians, vers le nord, ont reçu dans leurs
veines, par cette raison même, le mélange le plus considérable du sang des jaunes. À
cette définition on reconnaît, je pense, les Slaves. J'ajouterai que le sol de l'Espagne
portait, dans son Mons Vindius, le nom que, suivant Schaffarik, les nations étrangères,
surtout les Celtes, ont toujours donné de préférence à ces mêmes Slaves, et je ne sais
même si, invoquant la facilité que les langues wendes partagent avec les dialectes
celtiques et italiotes pour retourner les syllabes, on ne serait pas en droit de reconnaître
leur appellation nationale par excellence, le mot srb dans le mot ibr 1. Cette étymologie tend la main à la mystérieuse peuplade homonyme reléguée dans le Caucase, et
ajoute une apparence de plus à l'hypothèse que M. W. de Humboldt ne repoussait
pas 2.
Les Ibères étaient donc des Slaves. J'en répète ici les raisons : peuple mélancolique, vêtu de sombre, peu belliqueux 3, travailleur aux mines, utilitaire. Il n'est pas un
de ces traits qui ne se laisse apercevoir aujourd'hui dans les masses du nord-est de
l'Europe 4.
Viennent maintenant les Rasènes 5 ou, autrement dit, les Étrusques de première
formation. Par suite d'invasions pélasgiques, ce peuple extrêmement digne d'intérêt
s'est trouvé, à une époque antérieure au Xe siècle avant notre ère, composé de deux
éléments principaux, dont l'un, dernier venu, imprima à l'ensemble un élan civilisateur
qui a produit des résultats importants. Je ne parle pas, en ce moment, de cette seconde
période. Je m'attache uniquement à la plus grossière partie du sang, qui est en même
temps la plus ancienne, et qui seule, à ce titre, doit figurer près des populations
primordiales, thraces, illyriennes, ibères.
Les masses rasènes étaient certainement beaucoup plus épaisses que ne le furent
celles de leurs civilisateurs. C'est là, d'ailleurs, un fait constant dans toutes les invasions suivies de conquêtes. Ce fut aussi leur langue qui étouffa celle des vainqueurs, et
effaça chez ceux-ci presque toutes traces de l'ancien idiome. L'étrusque, tel que les

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La voyelle ouverte disparaît complètement dans le nom de fleuve, Ebre.
Le rapprochement entre srb et ibr n'est pas plus laborieux que celui établi par Schaffarik entre (mot
grec) srb. Quant à la signification du mot, je la trouverais volontiers dans obr, géant, et par
dérivation, un homme fort et redoutable. Il est admissible que les émigrants blancs aient pris et
conservé ce nom comme faisant contraste avec la faiblesse relative des indigènes finnois, et on verra
plus tard que les énoncés scandinaves et germaniques attribuaient aux héros wendes la même
exagération de taille avec le talent de forger des armes magiques.
Schaffarik insiste à plusieurs reprises sur l'esprit profondément pacifique et peu guerrier des nations
slaves. Il les loue de se montrer, dès la plus haute antiquité, paisibles et très laborieuses. Schaffarik, t. I, p. 167.
Rask ne voit dans les Ibères que des Finnois, et il prétend fonder sa démonstration sur la
linguistique. (Ursprung der altnordischen Sprachen, p. 112-146.)
C'est le nom que ce groupe se donnait à lui-même, suivant O. Muller, die Etrusker, p. 68. Mais
Dennis, au contraire, prétend que cette dénomination appartient aux conquérants tyrrhéniens. (Die
Stædte und Begræbnisse Etruriens, t. I, p. IX.) Je le crois mal fondé dans cette opinion.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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inscriptions nous l'ont conservé, se montre assez étranger au grec et même au latin 1. Il
est remarquable par ses sons gutturaux et son aspect rude et sauvage 2. Tous les efforts
tentés pour interpréter ce qui en reste sont restés à peu près vains jusqu'à présent. M.
W. de Humboldt inclinait à le considérer comme, une transition de l'ibère aux autres
langues italiotes 3.
Quelques philologues ont émis la pensée qu'on en pourrait retrouver des vestiges
dans le romansch des montagnes Rhétiennes. Peut-être ont-ils raison : cependant les
trois dialectes parlés au canton des Grisons, en Suisse, sont des patois formés de débris
latins, celtiques, allemands, italiens. Ils ne paraissent contenir que bien peu de mots
issus d'autres sources, sauf des noms de lieux, en fort petit nombre.
Les monuments étrusques sont nombreux, et de différents âges. On en découvre
tous les jours. Outre les ruines de villes et de châteaux, les tombeaux fournissent de
précieux renseignements physiologiques. L'individu rasène, tel que le représente en
ronde bosse le couvercle des sarcophages de pierre ou de terre cuite, est de petite
taille 4. Il a la tête grosse, les bras épais et courts, le corps lourd et gros, les yeux
bridés, obliques, de couleur brune, les cheveux jaunâtres. Le menton est sans barbe,
fort et proéminent ; le visage plein et rond, le nez charnu. Un poète latin, en quatre
mots, résume le portrait : obesos et pingues Etruscos.
Toutefois, ni cette expression de Virgile, ni les images qu'elle commente si bien, ne
s'appliquent, dans la pensée du poète, à des hommes de la race purement rasène.
Images et descriptions poétiques se reportent aux Étrusques de l'époque romaine, de
sang bien mêlé. C'est une nouvelle preuve, et preuve concluante, que l'immigration
civilisatrice avait été comparativement faible, puisqu'elle n'avait pas modifié sensiblement la nature des masses. Ainsi il suffit d'unir ces deux phénomènes de la
conservation d'une langue étrangère à la famille blanche, et d'une constitution
physiologique non moins distincte, pour être en droit de conclure que le sang de la
race soumise a gardé le dessus dans la fusion, et s'est laissé guider, mais non pas
absorber, par les vainqueurs de meilleure essence.
La démonstration de ce fait ressort encore mieux du mode de culture particulier
aux Étrusques. Encore une fois, je ne parle pas ici de l'ensemble raséno-tyrrhénien ; je
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4

O. Muller, die Etrusker. Voir le monument de Pérouse et les observations de Vermiglioli. Les
Romains appelaient l'étrusque une langue barbare, ce qu'ils ne disaient ni du sabin ni de l'osque.
Preuve qu'ils ne le comprenaient pas.
O. Muller, ouvr. cité.
Cette opinion est adoptée par O. Muller, ouvr. cité, p. 68.
Prichard, Hist. natur. de l'homme, t. I, p. 257. - Verhandlungen der Academie von Berlin, 18181819, p. 2. - Abeken donne, dans son ouvrage, tabl. VIII, un dessin copié sur une peinture funéraire
qui fait partie du musée de Berlin. Un des personnages surtout est remarquable par l'écrasement du
visage, la protubérance d'un front très fuyant, la disposition des yeux extrêmement obliques, la
grosseur des lèvres, les formes massives du corps. - Voir aussi la représentation de la statuette 2-a,
2-b, tabl. VII et 4 et 5 de la même table, pour la forme pointue de la tête, qui rappelle beaucoup
certains types américains. - Consulter aussi Micali, Monuments antiques, in-fol., Paris, 1824, tab.
XVI, fig. 1, 2, 4 et 8 ; tab. XVII, fig. 3 ; tab. LXI, fig. 9.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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ne relève que ce qui peut m'aider à découvrir la nature véritable de la population
rasène primitive.
La religion avait son type spécial. Ses dieux, bien différents de ceux des nations
helléniques sémitisées, ne descendirent jamais sur la terre. Ils ne se montraient pas aux
hommes, et se bornaient à faire connaître leurs volontés par des signes, ou par
l'intermédiaire de certains êtres d'une nature toute mystérieuse 1. En conséquence, l'art
d'interpréter les obscures manifestations de la pensée céleste fut la principale
occupation des sacerdoces. L'aruspicine et la science des phénomènes naturels, tels
que les orages, la foudre, les météores 2, absorbèrent les méditations des pontifes, et
leur créèrent une superstition beaucoup plus étroite et plus sombre, plus méticuleuse,
plus subtile, plus puérile que cette astrologie des Sémites, qui, au moins, avait pour
elle de s'exercer dans un champ immense et de s'adonner à des mystères vraiment
splendides. Tandis que le prêtre chaldéen, monté sur une des tours dont le relief de
Babylone ou de Ninive était hérissé, suivait d'un œil curieux la marche régulière des
astres semés à profusion dans les cieux sans limites, et apprenait peu à peu à calculer
la courbe de leurs orbites, le devin étrusque, gros, gras, court, à large face, errant, triste
et effaré, dans les forêts et les marécages salins qui bordent la mer Tyrrhénienne,
interprétait le bruit des échos, pâlissait aux roulements de la foudre, frissonnait quand
le bruissement des feuilles annonçait à sa gauche le passage d'un oiseau, et cherchait à
donner un sens aux mille accidents vulgaires de la solitude. L'esprit du Sémite se
perdait dans des rêveries absurdes sans doute, mais grandes comme la nature entière,
et qui emportaient son imagination sur des ailes de la plus vaste envergure. Le Rasène
traînait le sien dans les plus mesquines combinaisons, et, si l'un touchait à la folie en
voulant lier la marche des planètes à celle de nos existences, l'autre rasait l'imbécillité
en cherchant à découvrir une connexité entre la danse capricieuse d'un feu follet et tels
événements qu'il lui importait de prévoir. C'est là précisément le rapport entre les
égarements de la créature hindoue, suprême expression du génie arian mêlé au sang
noir, et ceux de l'esprit chinois, type de la race jaune animée par une infusion blanche.
En suivant cette indication, qui donne pour dernier terme aux erreurs des premiers la
1

2

O. Muller, die Etrusker, p. 266. Les Étrusques indigènes ne connaissaient pas le culte des héros
topiques, et, par conséquent, n'avaient pas d'éponymes comme leurs vainqueurs, les Tyrrhéniens, ni
comme les Grecs. Au-dessus de toutes leurs divinités, même de la plus grande, Tinia, ils plaçaient
ces êtres surnaturels que les Romains nommèrent dii involuti, les dieux enveloppés. (Dennis, t. I, p.
XXIV.) J'en ai parlé plus haut.
Les sources minérales et leurs chaudes exhalaisons étaient aussi un grand objet d'épouvante
religieuse ;
At tex sollicitus monstris, oracula Fauni
Fatidici genitoris, adit, lucosque sub alta
Consulit Albunea ; nemorum quæ maxima sacro
Fonte sonat, sævamque exhalat opaca mephitim.
Hinc Italæ gentes, omnisque OEnotria tellus,
In dubiis responsa petunt. Huc dona sacerdos
Quum tulit, et cæsarum ovium sub nocte silenti
Pellibus incubuit stratis, somnosque petivit :
Multa modis simulacra videt volitantia miris,
Et varias audit voces, fruiturque deorum
Colloquio, arque imis Acheronta affatur Avernis.
Æn., VII, 81-91

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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démence, et aux aberrations des seconds l'hébétement, on voit que les Rasènes
tombent dans la même catégorie que les peuples jaunes, faiblesse d'imagination,
tendance à la puérilité, habitudes peureuses.
Pour la faiblesse d'imagination, elle est démontrée par cette autre circonstance que
la nation étrusque, si recommandable à quelques égards, et douée d'une véritable
aptitude historique 1, n'a rien produit dans la littérature proprement dite que des traités
de divination et de discipline augurale. Si l'on y ajoute des rituels, établissant avec les
moindres détails l'enchaînement complexe des offices religieux, on aura tout ce qui
occupait les loisirs intellectuels d'un peuple essentiellement formaliste 2. Pour unique
poésie, la nation se contentait d'hymnes contenant plutôt des énumérations de noms
divins que des effusions de l'âme. À la vérité, une époque assez postérieure nous
montre dans une ville étrusque, Fescennium, un mode de compositions qui, sous forme
dramatique, fit longtemps les délices de la population romaine. Mais ce genre de
jouissance même démontre un goût peu délicat. Les vers fescennins n'étaient qu'une
sorte de catéchisme poissard, un tissu d'invectives dont le mérite était la virulence, et
qui n'empruntait aucune de ses qualités au charme de la diction, ni, bien moins encore,
à l'élévation de la pensée. Enfin, tout pauvre que serait cet unique exemple d'aptitude
poétique, on ne peut encore en attribuer complètement soit l'invention, soit la
confection, aux Rasènes - car, si Fescennium comptait parmi leurs villes, elle était
surtout peuplée d'étrangers, et, en particulier, de Sicules 3.
Ainsi, privés de besoins et de satisfactions d'esprit, il faut chercher le mérite des
Rasènes sur un autre terrain. Il faut les voir agriculteurs, industriels, fabricants, marins
et grands constructeurs d'aqueducs, de routes, de forteresses, de monuments utiles 4.
Les jouissances, et, pour me servir d'une expression devenue technique, les intérêts
matériels étaient la grande préoccupation de leur société. Ils furent célèbres, dans
l'antiquité la plus haute, par leur gourmandise et leur goût des plaisirs sensuels de toute
espèce 5. Ce n'était pas un peuple héroïque, tant s'en faut ; mais je m'imagine que, s'il
venait à sortir aujourd'hui de ses tombes, il serait, de toutes les nations du passé, celle
qui comprendrait le plus vite la partie utilitaire de nos mœurs modernes et s'en
accommoderait le mieux, Pourtant l'annexion à l'empire chinois lui conviendrait
davantage encore.

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4

5

Elle donna aux Romains le modèle de leurs annales ; mais il semble que ce n'étaient que des
catalogues de faits sans autre liaison que la chronologie, et tout à fait dénués de grâces narratives.
Valérius Flaccus, entre autres, et l'empereur Claude se servirent de chroniques étrusques pour
composer leurs histoires. (Abeken, ouvr. cité, p. 20.)
O. Muller, ouvr. cité, p. 281 et peu.
O. Muller, ouvr. cité, p. 183. - Sur l'incapacité poétique des Étrusques, voir Niebuhr, Rœm.
Gescbichte, t. I, p. 88.
O. Muller, ouvr. cité, p. 260. Abeken, p. 31 et 164, et pass. - On trouve des traces de ces travaux de
mines si dignes de remarque, ethniquement parlant, à Populonia et à Massa Marittima. On en
extrayait du cuivre.
Idem, ouvr. cité. - Les Étrusques employaient les femmes à la divination et aux choses du culte.
C'est une coutume finnique, comme on le verra plus bas. - Dennis, t. I, p. XXXII.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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De toute façon, l'Étrusque semblait un anneau détaché de ce peuple. Chez lui, par
exemple, se présente avec éclat cette vertu spéciale des jaunes, le très grand respect du
magistrat 1, uni au goût de la liberté individuelle, en tant que cette liberté s'exerce dans
la sphère purement matérielle. Il y a de cela chez les Ibères, tandis que les Illyriens et
les Thraces paraissent avoir compris l'indépendance d'une manière beaucoup plus
exigeante et plus absolue. On ne voit pas que les populations rasènes, dominées par
leurs aristocraties de race étrangère, aient possédé une part régulière dans l'exercice du
pouvoir. Cependant, comme on ne trouve pas non plus chez elles le despotisme sans
frein et sans remords des États sémitiques, et que le subordonné y jouissait d'une
somme suffisante de repos, de bien-être, d'instruction, l'instinct primordial de ce
dernier devait se rapprocher beaucoup plus des dispositions à l'isolement individuel,
qui caractérisent l'espèce finnique, que des tendances à l'agglomération, inhérentes à la
race noire, et qui la privent tout aussi bien de l'instinct de la liberté physique que du
goût de l'indépendance morale.
De toutes ces considérations, je conclus que les Rasènes, lorsqu'on les dégage de
l'élément étranger apporté par la conquête tyrrhénienne, étaient un peuple presque
entièrement jaune, ou, si l'on veut, une tribu slave médiocrement blanche 2.
J'ai porté un jugement analogue sur les Ibères, différents cependant des Étrusques
par le nombre et la quotité des mélanges. De leur côté, les Illyriens et les Thraces,
chacun avec des mœurs spéciales, m'ont présenté de fortes apparences d'alliages
finnois. C'est une nouvelle démonstration, mais cette fois a posteriori, et ce ne sera pas
la dernière ni la plus frappante, que le fond primitif des populations de l'Europe
méridionale est jaune. Il est bien clair que cet élément ethnique ne se trouvait pas à
l'état pur chez les Ibères, ni même chez les Étrusques de première formation. Le degré
de perfectionnement social auquel ces nations étaient parvenues, bien qu'assez
humble, indique la présence d'un germe civilisateur qui n'appartient pas à l'élément

1
2

O. Muller, die Etrusker, p. 375.
Abeken, assez empêché de trouver un nom à l'élément étrusque de première formation, l'appelle
pélasgique, et, lorsqu'il veut définir ce qu'il entend par ce mot, il ne sait pas s'en tirer autrement
qu'en l'expliquant par le mot plus obscur et plus vague encore d'urgriechisch (hellénique primitif).
Chez lui, le sens définitif paraît être de rattacher les Étrusques indigènes à la souche ariane. Cette
opinion semblera, je n'en doute pas, tout à fait inadmissible. (Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der
rœmiscben Herrschaft, p. 24.) - Du reste, autant de savants qui se sont occupés de cette question,
autant d'avis. Dans l'antiquité, Hérodote fait des Étrusques indigènes un peuple lydien, et la plupart
des historiens se rangent à son opinion. Denys d'Halicarnasse s'en éloigna le premier et les déclara
aborigènes, mais sans dire ce qu'il entendait par ce mot. O. Muller voit en eux une race à part, au
milieu des populations italiotes. Lepsius n'admet ni des autochtones, ni même plus tard une conquête
tyrrhénienne. À ses yeux, l'élément constitutif était formé de peuples umbriques qui, vaincus par des
Pélasges, parvinrent à dominer leurs maîtres, et créèrent ainsi ure nouvelle combinaison nationale
qui produisit les Étrusques. Sir William Betham assure que les Rasènes, les Tyrrhéniens, et autres
groupes qu'on distingue dans ce peuple, sont autant de fantômes. Il n'aperçoit là que des Celtes, et
passe légèrement sur les objections. Son but est de donner une illustre parenté aux Irlandais. Dennis,
après avoir énuméré tous ces sentiments si divers, se rallie purement et simplement à la bannière
d'Hérodote. (Dennis, die Stædte und Regræhnisse Etruriens, t. I, p. IX et pass.) Niebuhr fait venir les
Étrusques indigènes des montagnes Rhétiennes. (Rœmische Geschichte, in-8°, Berlin, 1811, t. I, p.
74 et pass.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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finnois, et que cet élément a seulement la puissance de servir dans une certaine
mesure.
Considérons donc les Ibères, puis, après eux, les Rasènes, les Illyriens et les
Thraces, toutes nations de moins en moins mongolisées, comme ayant constitué les
avant-gardes de la race blanche en marche vers l'Europe. Elles ont éprouvé avec les
Finnois les contacts les plus directs ; elles ont acquis au plus haut degré l'empreinte
spéciale qui devait distinguer l'ensemble des populations de notre continent de celles
des régions méridionales du monde.
La première et la seconde émigration, Ibères et Rasènes, contraintes de se diriger
vers l'extrême occident, attendu que le sud asiatique était déjà occupé par des
déplacements arians, percèrent à travers des couches épaisses de nations finniques déjà
éparpillées devant leurs pas. Par suite d'alliages inévitables, elles devinrent rapidement
métisses, et l'élément jaune domina chez elles.
Les Illyriens, puis les Thraces, gravitèrent, à leur tour, sur des chemins plus
rapprochés de la mer Noire. Ils eurent ainsi des contacts moins forcés, moins multipliés, moins dégradants avec les hordes jaunes. De là, une apparence physique et une
énergie supérieure, et, tandis que les Ibères et les Rasènes furent destinés de bonne
heure à l'asservissement, les Thraces maintinrent un rang convenable jusqu'au jour
beaucoup plus tardif où ils se fondirent, non sans honneur encore, dans les populations
ambiantes, Quant aux Illyriens, ils vivent aujourd'hui et se font respecter.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Livre cinquième

Chapitre III
Les Galls.

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Puisque les émigrations des Ibères et des Rasènes, celles des Illyriens et des
Thraces ont précédé tout autre établissement des familles blanches dans le sud de
l'Europe, on doit considérer comme démontré que, lorsque les Ibères ont traversé la
Gaule du nord au sud, et les Rasènes la Pannonie et un coin des Alpes Rhétiennes,
pour gagner leurs demeures connues, aucune nation de race noble n'était sur leur
chemin pour leur barrer le passage. Ibères et Rasènes ne formaient que des corps
détachés des grandes multitudes slaves déjà établies dans le nord du continent, et que
harcelaient en plus d'un lieu d'autres nations parentes, les Galls.
L'ensemble de la famille slave n'ayant joué aucun rôle de quelque importance aux
époques antiques, il est inutile d'en parler en ce moment. Il suffit d'avoir indiqué son
existence en Espagne, en Italie, et d'ajouter qu'établie, fortement au long de la mer
Baltique, dans les régions comprises entre les monts Krapacks et l'Oural, et au delà
encore, nous apercevrons bientôt quelques-unes de ses tribus entraînées au milieu du
torrent celtique. À l'exception de ces détails que le récit fera naître naturellement, la
personnalité de ce peuple restera dans l'ombre jusqu'au moment où l'histoire l'amènera
tout entier sur la scène.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

51

Déterminer, même vaguement, l'époque de l'acheminement des Galls vers le nord
et l'ouest présente des difficultés insurmontables. Voici tout ce qu'on peut dire à ce
sujet :
Au XVIIe siècle avant notre ère, on voit les Galls oocupés à forcer le passage des
Pyrénées, défendu par les Ibères. C'est le premier renseignement positif sur leur
existence dans l'ouest. Ils occupaient cependant les contrées situées entre la Garonne et
le Rhin, et avaient parcouru et possédé les rives du Danube, longtemps avant cette
époque.
D'autre part, il n'y a pas de doute qu'en quittant l'Asie, ils ne se résignèrent à
s'avancer du côté de l'ouest, beaucoup moins attrayant que le sud, et, en outre, occupé
déjà par des essaims de peuples jaunes, que parce que les routes méridionales leur
étaient visiblement fermées et interdites par les encombrements d'Arians en marche
vers l'Inde, l'Asie antérieure et la Grèce. Dès lors, leur arrivée dans l'Europe occidentale, si ancienne qu'on la suppose, est de beaucoup postérieure à l'apparition des Arians
sur les crêtes de l'Himalaya et des Sémites du côté de l'Arménie. Or nous avons à peu
près fixé, d'après des données convenables, l'âge de cette apparition à l'an 5000. C'est
donc entre cette date et l'an 2000 environ, période de 3.000 ans, qu'il faut chercher
l'époque de l'établissement des Celtes dans l'ouest.
La lutte des Ibères et des Galls, du côté de la Garonne, au XVIIe siècle, donne
naissance, on l'a déjà vu, au plus ancien récit des annales de l'Occident. Là se confirme
cette observation que l'histoire ne résulte jamais que du conflit des intérêts des blancs.
Nous trouvons les Ibères, gens laborieux, mais relativement faibles, aux prises avec
ces multitudes de guerriers hardis et turbulents, qui longtemps firent la loi dans notre
partie du monde.
Le nom de ces guerriers vient de Gall, fort. J'en rapporte l'origine à une ancienne
racine de la race blanche, très reconnaissable encore dans le sanscrit wala ou walya,
qui a le même sens. Les nations sarmates et, par suite, les gothiques restèrent fidèles à
cette forme, et appelèrent les Galls Walah. Les Slaves altéraient le mot davantage, et
en faisaient Wlach. Les Grecs le prononçaient (mot grec) ou (mot grec), dont les
Romains firent Celtæ, pour se rabattre ensuite, couramment, à la forme plus régulière
Galli 1.
1

P. Wachter, Encycl. Ersch a. Gruber, Galli, p. 47. - Le bas breton emploie aussi la forme Gallaouet,
qui garde bien le t originaire de (mot grec). Voir, à ce sujet, les médailles où l'on trouve les formes
(mots grecs) et autres. - Vischer, Keltische Münzen aus Hunningen, in-4°, Bâle, p. 17. - Voir aussi
Schaffarik, Slattische Alterth., t. I, p. 236. Cet auteur indique quelques formes intéressantes du rom :
Galedin, que s'attribuaient les Belges et qui est la racine évidente de Caledonia ; Gaoidheal, en
usage chez les Irlandais. Les Anglo-Saxons firent de walah le gothique vealh, fidèlement conservé
dans notre valet. Les Anglais ont depuis abandonné cette dérivation insultante, pour cette autre,
gallant, qui se rattache à notre vaillant. Ainsi, suivant l'humeur louangeuse ou méprisante de telle
tribu de conquérants, la même racine ethnique a fourni l'éloge et l'injure. Une autre transformation
de Gall, c'est Wallon, appliquée à un peuple de Belgique. Une autre encore, c'est Welche, dans la
Suisse française, etc. - Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 50 et pass. - On observe la trace du nom des
Celtes dans certaines appellations de localités modernes, comme dans Chaumont = Kaldun, où la
dernière syllabe est traduite ; dans Châlons, dans l'expression pays de Caux. Voir aussi la longue et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

52

Outre ce nom, les Galls en avaient un autre : celui de Gomer, inscrit dans les
généalogies bibliques, au nombre des fils de Japhet 1. On a ainsi la mesure de l'antique

1

savante dissertation de P.-L. Dieffenbach, Celtica II, in-8°, Stuttgart, 1840, 1re Abth., p. 9 et sqq.,
qui me paraît épuiser la matière.
(Mot hébreu) Les Arméniens, en transcrivant ce mot dans leurs chroniques, en ont fait Gamir. Je
n'ose décider s'ils le possèdent directement ou s'ils l'ont simplement emprunté à des traditions
étrangères. Cependant la première hypothèse est d'autant plus soutenable qu'ils étaient eux-mêmes
alliés de très près aux Celtes. Il y a plus : à examiner le nom que la Bible leur a appliqué à euxmêmes, ils ne sont qu'une branche détachée de ces Gomers ou Gamirs ; ils s'appellent dans la
Genèse (X, 3), Thogarma, (mot hébreu) les propres fils de Gourer. C'est ici le lieu de dire quelques
mots de la généalogie japhétide. La chronique mosaïque ne la pousse pas très loin, et n'entend
évidemment donner, à ce sujet, qu'un renseignement tout à fait fragmentaire. Il n'est question ni du
gros des peuples zoroastriens, ni, à plus forte raison, des Hindous. Je ne signale que les deux lacunes
les plus apparentes, En tête des fils de Japhet se trouve Gomer. C'est donc, dans la pensée biblique,
le peuple le plus important, le plus considérable de la famille, par la puissance et le nombre. Au
temps d'Ézéchiel, on pensait encore de même à Jérusalem et le prophète s'écriait : « Gomer et toutes
ses troupes, la maison de Thogarma, les flancs de l'Aquilon et toute sa force et ses peuples
nombreux. » (38,6.) - Ainsi les Celtes unis aux Arméniens, comme ne formant qu'une seule race,
c'est là pour les Hébreux la grande nation japhétide. Après elle vient Magog. Ce sont les peuples de
la région caucasienne, probablement arians, Gog étant la transcription sémitique de l’arian kogh. Le
livre saint les place dans un rapport d'apposition ou d'opposition avec Gomer : car le chef qui doit
conduire les armées cimmériennes s'appelle Gog. Il n'y a pas hostilité entre Gog et Magog. (Ezéch.
38, 2, 3, 4.) C'est le premier qui doit commander Magog tout comme Gomer. En conséquence, je
vois dans Magog une nation géographiquement voisine des Cimmériens, une nation de la même
souche, blanche comme eux, pouvant se réunir à eux ; je vois dans Magog des Slaves, et ne crois pas
qu'on soit fondé à y voir autre chose. - Après ce peuple s'offre Madaï, qui s'explique aisément : ce
sont les Mèdes, cette fraction des Zoroastriens, la plus anciennement connue, la seule connue même
des Chamites noirs et des premiers Sémites (t. I, p. 469). Il est naturel que la Genèse ne cite qu'elle.
Après Madaï se trouve Javan. J'ai montré ailleurs (voir t. Ier) les différentes destinées de ce mot. On
ne saurait lui attribuer ici un autre sens que celui d'occidental. Ainsi Javan n'indique ni les Ioniens ni
les Grecs, mais seulement des populations établies à l'ouest de la Palestine, soit qu'on entende par là
le nord, le nord-ouest ou simplement l'ouest. - Thubal succède à Javan. Les commentateurs y voient
un peuple insignifiant dans le Pont, les Tibaréniens. Il en est de même pour Meschesch, placé entre
l'Ibérie, l'Arménie et la Colchide. Ces deux groupes ont pu avoir, très anciennement, une importance
qui se dissipa dans les siècles suivants comme celle des Thiras, des Thraces, dont j'ai suffisamment
parlé en leur lieu. Ce dernier nom clôt la liste des produits de la première génération de Japhet.
Après eux viennent les fils de Gomer et les fils de Javan, c'est-à-dire les branches de la famille les
moins inconnues. Les fils de Gomer sont Thogarma dont j'ai déjà fait mention, les Arméniens, cités
(X, 3) les troisièmes et que je cite les premiers pour en finir avec eux, puis Aschkenas et Riphath.
Aschkenas ne s'est prêté jusqu'ici à aucune explication. Rosenmuller incline à y voir une peuplade
quelconque entre l'Arménie et la mer Noire. Il me semble que c'est supposer que la géographie
biblique s'appesantit bien inutilement sur une région qui ne lui tenait pas fort à cœur et où elle avait
déjà mis suffisamment d'habitants, si c'est à bon droit qu'on y place déjà Thubal et Meschesch.
Puisque les Aschkenas sont des fils de Gomer, des Celtes véritables, et que Gomer lui-même, c'està-dire la souche de la nation, a déjà été reconnu dans son plus ancien gîte, sur la côte de la mer
Noire, le parti le plus simple serait peut-être d'admettre qu'Aschkenas représente les groupes de
même sang placés plus à l'ouest, indéfiniment, peut-être les Slaves. Quant à Riphath, les habitants
des monts Riphées, ce sont encore des Celtes, s'allongeant du côté du nord dans des contrées froides,
montagneuses, vaguement entrevues, et se confondant au milieu des Carpathes avec les Aschkenas.
- Si les fils de Gomer paraissent assez difficiles à reconnaître, ceux de Javan, l'occidental, ne le sont
pas moins, comme le promettait, du reste, le nom de leur père. Ils apparaissent au nombre de quatre :
Elischah, les habitants de la Grèce continentale, soit ceux de l'Élide, soit ceux d'Éleusis, non pas des
Hellènes, mais, beaucoup plus vraisemblablement, des aborigènes, Celtes et Slaves. (Voir plus bas,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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notoriété d'un si puissant rameau de la famille blanche. À cette période très ancienne,
où les populations sémitiques étaient encore accumulées dans les montagnes de
l'Arménie, et s'adossaient au Caucase, elles ont pu, sans doute, entretenir des relations
directes avec les Celtes ou Gomers, dont plusieurs nations vivaient alors sur les côtes
septentrionales de la mer Noire. Cependant il est également probable que les Celtes
avaient eu des contacts avec les Sémites dès avant cette époque. Les rédacteurs de la
Genèse ont puisé, sans doute, plus d'un renseignement cosmogonique et historique
dans les annales des Chananéens 1, mais rien ne s'oppose à ce qu'ils aient eu les
moyens de compléter ces récits par des souvenirs qui leur étaient propres, et dont la
source remontait à l'âge où toute l'espèce blanche se trouvait rassemblée au fond de la
haute Asie.
Ces Gomers, connus traditionnellement des nations chananéennes du sud, le furent
plus directement des Assyriens. Il y eut, à la fin du XIIIe siècle, entre les deux peuples,
des conflits et des mêlées. Inhabiles à laisser à la postérité des monuments de leurs
triomphes, les Celtes en perdirent la mémoire ; mais leurs rivaux asiatiques, plus
soigneux, ont gardé des traces d'exploits dont ils s'honoraient. M. le lieutenant-colonel
Rawlinson a trouvé très fréquemment dans les inscriptions cunéiformes le nom des
Gumiris, entre autres, sur les pierres de Bisoutoun 2. C'est donc dans l'Asie occidentale
que se rencontrent les premières mentions du peuple qui devait se répandre le plus loin
en Europe.
Outre la Bible et les témoignages assyriens, l'histoire grecque aussi parle de
l'invasion cimmérienne au temps de Cyaxares 3. Ces Cimmériens, ces Gumiris, qui
firent alors tant de mal, et furent si rapidement dispersés par les Scythes, nous les
suivons, dès lors, au delà de l'Euxin où ils retournent, et, montant avec eux vers l'ouest
et le nord-ouest, nous ne perdons plus de vue leurs vastes pérégrinations.

1
2
3

chap. IV.) Tharschisch, les Ibères d'Espagne et, peut-être aussi, des îles voisines. Kittim, dans
l'hypothèse la plus ordinaire, les habitants de Chypre et des archipels grecs ; mais j'en doute, les
premiers colons de ces îles paraissant avoir été des Sémites. Enfin, Dodanim, les gens de l'Épire, par
conséquent les Illyriens. Consulter, entre autres, à ce sujet, Rosenmuller, Biblische Geographie, in8°, Berlin, 1823, t. I, p. 224 pass. ; plus récemment Delitsch, die Genesis, p. 284 et sqq. ; et Knobel,
Giessen, 1850. M. Richers a également publié un livre sur ce sujet, mais je ne l'ai pas eu entre les
mains. On peut tirer de ce qui précède les conclusions suivantes : la géographie japhétide de la
Genèse, basée sur les souvenirs antiques des Chamites et les connaissances acquises, très peu
nombreuses, des Sémites de Chaldée, n'embrasse pas, tant s'en faut, tout l'ensemble des nations
blanches du nord. Les Arians n'y figurent que par l'individualité médique, les races du Caucase, les
Thraces, et une combinaison ethnique au second degré, les Illyriens. On peut distinguer trois parties
dans le détail : 1° les noms de Gomer, de Magog, de Thubal, de Meschesch, de Thiras et
d'Aschkenas, sont des appellatifs patronymiques donnés à des peuples. Ils représentent probablement
les produits de la plus ancienne tradition. 2° Les mots Javan, Kittim et Dodanim sont des noms
collectifs de peuples, acquis après le temps des premières migrations. 3° Ceux de Madaï, Riphath,
Thogarma, Elischah et Thraschisch, véritables dénominations géographiques, indiquent des contrées
plutôt que des peuples, et résultent d'une connaissance topographique déjà plus expérimentée.
T. I, p. 441.
Lt-col. Rawlinson, Memoir on the babylonian and assyrian Inscriptions, 1851, p. XXI.
T. II, p. 379.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Ils s'enfoncent jusqu'aux contrées voisines de la met du Nord, et y portent leur nom
de Kimbr ou Cimri 1. Ils occupent la Gaule, et lui font connaître les Kymris. Ils
s'établissent dans la vallée du Pô, et y répandent la gloire des Umbri, des Ambrones 2.
En Écosse, on connaît encore le clan de Cameron ; en Angleterre, l'Humber et la
Cambrie ; en France, les villes de Quimper, de Quimperlé, de Cambrai, comme, dans
les plaines du pays de Posen, le souvenir des Ombrons est resté attaché, jusqu'à nos
jours, à un territoire nommé Obrz 3.
On a pensé que ce nom de Gumiri, de Kymri, de Cimbre, pouvait indiquer une
branche de la famille celtique, différente de celle des Galls, de même que dans les
Celtes on ne savait pas reconnaître ces derniers. Mais il suffit de considérer combien
les deux dénominations de Gall et de Kymri s'appliquent souvent aux mêmes tribus,
aux mêmes peuplades, pour abandonner cette distinction. D'ailleurs, les deux mots ont
le même sens ou à peu près : si Gall veut dire fort, Kymri signifie vaillant 4.
En réalité, il n'existe aucun motif de scinder les masses celtiques en deux fractions
radicalement distinctes, mais on n'aurait pas moins tort de croire que toutes les
branches de la famille aient été absolument semblables. Ces multitudes, accumulées
des rives de la Baltique et de la mer du Nord 5 au détroit de Gibraltar, et de l'Irlande à
la Russie 6, différaient notablement entre elles, suivant qu'elles s'étaient plus ou moins
alliées ici aux Slaves, là aux Thraces et aux Illyriens, partout aux Finnois. Bien
1

2

3
4

5

6

La nationalité celtique des plus anciens Cimbres n'est pas contestable. Ils nommaient l'Océan, sur les
bords duquel ils résidaient, Mori-Marusa. Ce sont deux mots kymriques qui veulent dire mer morte.
Ils lui donnèrent aussi le nom de crow, reproduit en latin dans la formation cronium, autre
expression kymrique qui signifie glacé. Lorsqu'ils vinrent attaquer Marius, un de leurs chefs se
nommait Boiorix ou le chef boïen, et, les Boïens étant des Galla incontestables, il n'y aurait aucun
motif qui eût pu porter un guerrier cimbre à prendre un titre celtique, s'il n'avait pas été Celte luimême. On retrouve encore à côté de ce même Boïorix un Lucius ou mieux Luk, et ce nom, très
connu des Latins, leur avait été transmis par les Umbres Celtes de la péninsule italique ; il était donc
gallique comme ses possesseurs.
C'est une règle celtique que le k et le g, deux lettres qui paraissent avoir été tout à fait confondues
dans la prononciation, s'effacent souvent devant une voyelle. - Aufrecht et Kirchhoff, D i e
umbrischen Sprachdenkmæler, Lautlehre, p. 15 et Pass. Il y en a beaucoup d'exemples : gwiper,
vipère ; win et gwin, vin ; gwir et fire, vrai ; gwell, devenu l’anglais well ; alon et galon, étranger
etc.
Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 51.
M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I, introduction. - Le nom est resté dans le danois Kiemper,
avec la signification de combattant. - Salverte, Essai sur l'origine des noms d'hommes, de peuples et
de lieux, 1821, in-8°, Paris, t. II, p. 108.
Je n'affirme nullement que l'inondation celtique se soit arrêtée au Danemark. - « Dans le « Nord (dit
Wormsaae), c'est une opinion fort répandue que les Celtes ont habité la « Scandinavie méridionale,
et, à défaut de renseignements historiques, on se fonde sur la « ressemblance des armes, des
instruments et des bijoux en bronze et en or, trouvés dans « nos tumulus, avec ceux qui ont été
découverts en Angleterre et en France. Cette opinion a « des partisans en Norwège, et les historiens
de ce pays l'ont tenue pour démontrée. » - Lettre à M. Mérimée, Moniteur du 14 avril 1853. - Voir
aussi Munch, ouvr. cité, p. 8.
En établissant les différents flux et reflux de la famille slave, Schaffarik donne d'excellentes
indications sur l'étendue des établissements celtiques, principaux compétiteurs des Wendes. Un des
points qui ressortent le mieux de cet examen, c'est que, sur plus d'une frontière, il est fort difficile de
distinguer les deux groupes. (Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 56, 66, 89, 104, 207, 379.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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qu'issues originairement d'une même souche, elles n'avaient souvent conservé qu'une
simple et lointaine parenté dont l'identité de langue, altérée d'ailleurs par des modifications infinies de dialectes, était l'insigne. Du reste, elles se traitaient à l'occasion en
rivales et en ennemies, ainsi que plus tard on vit les Franks austrasiens guerroyer, en
toute tranquillité de conscience, contre les Francs neustriens. Elles formaient donc des
réunions politiques pleinement étrangères les unes aux autres 1.
Qu'elles aient appartenu à la race blanche dans la partie originelle de leur essence,
il n'y a pas à en douter. Chez elles, les guerriers avaient une carrure solide, des
membres vigoureux et une taille gigantesque 2, les yeux bleus ou gris, les cheveux
blonds et rouges. C'étaient des hommes à passions turbulentes ; leur extrême avidité,
leur amour du luxe, les faisaient volontiers recourir aux armes. Ils étaient doués d'une
compréhension vive et facile, d'un esprit naturel très éveillé, d'une insatiable curiosité,
très mous devant l'adversité, et, pour couronner le tout, d'une redoutable inconsistance
d'humeur, résultat d'une inaptitude organique à rien respecter ni à rien aimer
longtemps 3.
Ainsi faites, les nations galliques étaient parvenues de très bonne heure à un état
social assez relevé, dont les mérites comme les défauts représentaient bien et la souche
noble d'où ces nations tiraient leur origine, et l'alliage finnois qui avait modifié leur
nature 4. Leur établissement politique présente le même spectacle que nous ont donné,
à leurs origines, tous les peuples blancs.
Nous y retrouvons cette organisation sévèrement féodale et ce pouvoir incomplet
d'un chef électif en usage chez les Hindous primitifs, chez les Iraniens, chez les Grecs
homériques, chez les Chinois de la plus ancienne époque. L'inconsistance de l'autorité
et la fierté ombrageuse du guerrier paralysent souvent l'action du mandataire de la loi.
Dans le gouvernement des Galls, comme dans celui des autres peuples issus de la
même souche, pas de vestiges de ce despotisme insensé d'une table d'airain ou de
pierre, forte de l'abstraction qu'elle représente, aberration si familière aux républiques
1

2
3

4

La monnaie d'or que frappaient les États celtiques n'avait cours que sur le territoire spécial de
chaque nation, parce que le titre en était toujours particulier. Bien que cette observation ne puisse
s'appliquer qu'au IVe siècle avant Jésus-Christ, comme cette époque est un temps d'indépendance
bien complète pour les peuples celtiques, je conclus qu'il y a là une preuve à ajouter à toutes celles
qui, par ailleurs, témoignent de l'isonomie respective des différents peuples kymriques. - Mommsen,
Die nordetruskischen Alphabete, dans les Mittheilungen der antiquarischen Geselischaft in Zurich,
VII B., 8 Heft, 1853, p. 265.
Wachter, ouvr. cité, p. 64.
César a ainsi dépeint les Gaulois en politique qui, prétendant se servir d'eux, voulait connaître et leur
fort et leur faible. (Liv. II, 30 ; IV, 5, et VII, 20.) - Strabon, les jugeant en littérateur désintéressé, est
beaucoup plus indulgent. Il trouve les Gaulois bonnes gens et sans malice, ne se fâchant que quand
ils sont les plus forts, et se laissant, du reste, persuader aisément. (Strab., IV, 4, 2.)
Schaffarik, après avoir déclaré qu'il considère les Celtes comme le premier des peuples blancs
établis en Europe, ajoute : « Déjà, dès les temps les plus anciens, ils étaient non « seulement riches
et puissants à l'extrême, mais encore extraordinairement cultivés « (ungewœhnlich gebildet). Ils
occupaient un tiers de l'Europe, et, du IIIe au IIe siècle avant « notre ère, ils s'étendaient d'un côté
jusqu'à la Vistule, de l'autre, sur le bas Danube, « jusqu'au Dniester. » - Slawische Alterthümer, t. I,
p. 89. - Il montre, en plus d'un pays, les Slaves dominés par les Celtes, et vivant en sujets au milieu
d'eux.

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sémitiques, La loi était assez flottante, médiocrement respectée ; la prérogative des
chefs incertaine. En un mot, le génie celtique maintenait ces droits hautains que
l'élément noir détruit partout où il parvient à s'introduire.
Qu'on ne prenne pas ici le change en attribuant à un état de barbarie ces instincts
peu disciplinables et cette organisation tourmentée. On n'a qu'à jeter les yeux sur la
situation politique de l'Afrique actuelle pour se convaincre que la barbarie la plus
radicale n'exclut pas, dans les sociétés, un développement monstrueux du despotisme.
Être libre, être esclave, à un moment donné, ce sont là des faits qui dérivent souvent,
pour un peuple, d'une série de combinaisons historiques fort longues ; mais, avoir une
prédisposition naturelle à l'une ou à l'autre de ces situations, ce n'est jamais qu'un
résultat ethnique. Le plus simple examen de la manière dont les idées sociales sont
distribuées parmi les races ne permet pas de s'y tromper.
À côté du système politique se place naturellement le système militaire. Les Galls
ne combattaient pas au hasard. Leurs armées, à l'image de celles des Arians Hindous,
étaient composées de quatre éléments, l'infanterie 1, la cavalerie, les chariots de
guerre 2 et les chiens de combat, qui tenaient la place des éléphants 3. Ces troupes
agissaient suivant les lois d'une stratégie sans doute médiocre, si l'on veut la considérer
au point de vue perfectionné de la légion romaine, mais qui n'avait rien de commun
avec l'élan grossier de la brute se précipitant sur sa proie. On en peut juger d'après la
manière intelligente dont furent conduites les grandes invasions celtiques et le mode
d'administration établi par les conquérants dans les pays occupés, régime original qui
n'empruntait que des détails aux usages des vaincus. La Gallo-Grèce présente ce
spectacle.
Les armes des Kymris étaient de métal 4, quelquefois de pierre, mais, en ce cas, très
finement travaillées au moyen d'outils de bronze ou de fer. Il semblerait même que les
épées et les haches de cette dernière espèce, qu'on a trouvées dans des tombes, étaient
plutôt emblématiques ou vouées à des usages sacrés qu'à un emploi sérieux. À la
même catégorie appartenaient, incontestablement, des glaives et des masses d'armes
en argile cuite, richement dorées et peintes, qui ne peuvent avoir eu qu'une destination
purement figurative 5. Du reste, il est bien probable aussi que les hommes de la plèbe
la plus pauvre se faisaient arme de tout. Il leur était meilleur marché et plus facile
d'emmancher un caillou percé dans un bâton que de se procurer une hache de bronze.
Mais ce qui établit d'une manière irrécusable que cette circonstance n'implique
nullement l'ignorance générale des métaux et l'inhabileté à les travailler, c'est que les
1
2

3
4
5

Ils avaient des archers excellents. (Cæsar, Comment. de Bello Gall., VII, 31.)
Le char de guerre, covinus, était, comme celui des Assyriens, des Grecs homériques et des Hindous,
monté par un guerrier et conduit par un écuyer. Fréquemment le guerrier, après avoir lancé ses
javelots, mettait pied à terre pour combattre corps à corps. C'est absolument la même tactique que
nous avons déjà observée en Asie. (César, ouvr. cité, IV, 36.)
Strabon, IV, 2.
Keferstein, Ansichten über die keltischen Alterthümer, t. I, p. 324 et passim. - Wormsaae, Primeval
antiquities of Denmark, p. 23 et pass
Ibidem. - Wormsaae donne la gravure d'une hache de cette espèce, qui est d'une grande élégance.
(Ouvr. cité, p. 39.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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langues galliques possèdent des mots propres pour dénommer ces produits, des mots
dont on ne rencontre l'origine ni dans le latin, ni dans le grec, ni dans le phénicien. Si
tels de ces vocables ont une affinité marquée avec leurs correspondants helléniques, ce
n'est pas à dire qu'ils aient été fournis par les Massaliotes. Ces ressemblances prouvent
seulement que les Arians Hellènes, pères des Phocéens et les aïeux des Celtes, étaient
issus d'une race commune.
Le fer s'appelle ierne, irne, uirn, jarann ; le cuivre copar, et c'était le métal le plus
en usage chez les Galls pour la fabrication des épées ; le plomb, luaid ; le sel, hal,
sal 1.
Toutes ces expressions sont entièrement galliques, et c'est un témoignage qu'on ne
peut récuser de l'antiquité du travail des métaux chez les Kymris. Il serait d'ailleurs
bien étrange, on en conviendra, que dans cet Occident où les Ibères étaient en
possession de l'art du mineur, où les Étrusques indigènes avaient le même avantage,
les Galls en eussent été privés, eux venus les derniers du pays du nord-est, terre
classique, terre natale des forgerons.
Les monuments des deux âges de bronze et de fer ont fourni une énorme quantité
d'outils divers, qui donnent encore une haute idée de l'aptitude des nations celtiques au
travail du minerai. Ce sont des épées, des haches, des fers de lance, des hallebardes,
des jambards, des casques, le tout d'or ou doré, de bronze ou d'argent, ou de fer, ou de
plomb, ou de zinc ; des baudriers, des chaînes précieuses, destinées aux hommes pour
suspendre leurs glaives, et aux femmes pour attacher les clefs de la ménagère ; des
bracelets de fil de métal tourné en spirales, des broderies appliquées sur des étoffes,
des sceptres, des couronnes pour les chefs, etc. 2.

1

2

Keferstein, t. II, Erste Abtheilung, Verzeichniss. Les mots employés aujourd'hui dans l'art du mineur
ont souvent l'avantage de fournir des notions fort anciennes. Keferstein fait cette réflexion pour
l'Allemagne, et retrouve dans la langue actuelle des travailleurs souterrains du Harz des formes et
des racines essentiellement celtiques, qui, en même temps que les procédés et les outils auxquels on
les applique, ont passé des Galls aux métis germaniques. Quant à l'étymologie des noms de métaux,
on peut remarquer que le mot celtique aes, ais, qui devient dans le breton aren et dans le latin aes,
avec la flexion aeris, ne désigne pas proprement du bronze, mais bien, par excellence, le métal le
plus dur. C'est à ce titre seulement qu'on le trouve employé dans la plus haute antiquité pour
désigner le bronze. Le sanscrit le possède sous la forme ayas ou ayasa, et lui donne le sens de fer.
L'allemand a de même Eisen, dérivé du gothique eisarn. L'anglo-saxon a iren, l'anglais iron,
l'irlandais iarn. Nous avons ici le celtique ierne, et l'on peut voir que dans la forme jarann il n'est
pas trop loin d'aren. - Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 243 et pass. - Voir sur le sens de la racine
primitive les recherches très curieuses de Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen
Sprache, in-8°, Frankfurt a. M., t. I, p. 14, 15, n° 18. La signification de dur parait être ici en
corrélation avec l'idée de fondamental. - Il résulte aussi de ce mot plusieurs applications plus ou
moins directes, comme celles de métal en génération, de richesses, d'armes, harnais, harnisch. On le
découvre non seulement dans le sanscrit, les langues celtiques et gothiques, mais aussi dans le
pouschtou ou afghan, le grec, le balouki, l'ossète, et on l'aperçoit jusque dans le chaldéen (mot
chaldéen), asina hache. On le remarque dans les langues slaves, avec une forme qui le rapproche de
certains dialectes galliques.
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 330 et pass.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

58

Les Galls pratiquaient la vie sédentaire. Ils vivaient dans de grands villages qui
devenaient souvent des villes considérables. Avant l'époque romaine, plusieurs des
capitales de leurs nations les plus opulentes avaient acquis un degré notable de
puissance. Bourges comptait alors quarante mille habitants 1. On peut juger, d'après ce
seul fait, si ces cités étaient à dédaigner quant à leur étendue et à leur population 2,
Autun, Reims, Besançon, dans les Gaules, Carrhodunum, en Pologne, bien d'autres
bourgades, n'étaient certainement pas sans importance et sans éclat 3.
L'antiquité latine nous a parlé de la forme des maisons. On en possède en France et
dans l'Allemagne méridionale 4 de nombreux restes. Ce sont ces sortes d'excavations
connues des antiquaires sous le nom de margelles. Plusieurs mesurent cent pas de tour.
Elles sont rondes et toujours réunies deux par deux. L'une servait d'habitation, l'autre
de grange. Quelques-uns de ces emplacements semblent avoir porté un mur de
soutènement en pierres, sur lequel s'élevait la bâtisse faite de planches et de torchis,
souvent recouverte de plâtre. Les Galls usaient volontiers, dans leurs constructions, de
la combinaison de la pierre ou du mortier avec le bois 5. Ces vieilles maisons, si
communes encore dans presque toutes nos villes de province, comme en Allemagne, et
formées de charpentes apparentes, dont les intervalles sont remplis de pierres ou de
terre, sont des produits du système celtique.
Rien n'indique que les habitations aient comporté plusieurs étages. Elles ne semblent pas avoir eu beaucoup de luxe à l'intérieur. Les Celtes recherchaient plus que le
beau, le bien-être.
Ils avaient des meubles travaillés en bois avec assez de soin, des ouvrages d'os et
d'ivoire, tels que peignes, aiguilles de tête, cuillers, dés à jouer, cornes servant de vases
à boire ; puis des harnais de chevaux garnis et ornés de plaques de cuivre ou de bronze
doré, et surtout un grand nombre, de vases de toutes formes, tasses, amphores, coupes,
etc. Les objets en verre n'étaient pas moins communs chez eux. On en trouve de blancs
et de coloriés en bleu, en jaune, en orange. On a aussi des colliers de cette matière. On
veut que ces ornements aient servi d'insignes au sacerdoce druidique pour distinguer
les degrés de la hiérarchie 6.
1
2
3
4
5

6

Cæar, de Bello Gallico, VII, 28.
Les Celtes de Bourges, avant de s'insurger brûlèrent, en un seul jour, vingt de leurs villes qu'ils ne se
jugeaient pas en état de défendre. Il s'en faut qu'aujourd'hui le Berry soit aussi peuplé.
Carrhodunum était dans le voisinage de Cracovie. Une autre ville celtique de Pannonie rappelle le
nom des Carnutes du pays chartrain, c'est Carnuntum. (Schaffarik, t. I, p. 104.)
On en a trouvé également dans le Brunswick et en Suisse, une première fois près de Bâle, plus tard
dans les Grisons. (Keferstein, t. I, p. 292.)
Ils appliquaient même fort habilement ce système à l'architecture militaire. César loue beaucoup leur
façon de construire certains remparts. (Comm. de Bello Gall., VII, 23.) En général, les traducteurs
rendent mal ce passage. Un historien de la ville d'Orléans me paraît l'entendre mieux. Voici sa
version : « Ces poutres sont placées à deux pieds l'une de l'autre « à angle droit avec le parement du
rempart. Du côté de la ville, elles sont liées à l'aide de « terres extraites du fossé ; à l'extérieur, de
grandes pierres remplissent l'intervalle qui les « sépare. Sur cette première assise on en établit une
seconde, alternant en échiquier avec les « pierres, et ainsi de suite. » (L. de Buzonnière, Histoire
architecturale de la ville d'Orléans, 1849, In-8°, t. I, p. 22.
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 321 et pass.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

59

La fabrication des étoffes avait lieu sur une grande échelle. On a découvert
souvent, dans les tombeaux, des restes de drap de laine de différents degrés de finesse,
et on sait, par les témoignages historiques, que les Celtes, s'ils étaient fort empressés à
se chamarrer de chaînes et de bracelets de métal, ne l'étaient pas moins à se vêtir de
ces étoffes bariolées dont les tartans écossais sont un souvenir direct 1.
De très bonne heure, cet amour des jouissances matérielles avait porté les Celtes au
travail, et du travail productif naquit le goût du commerce. Si les Massaliotes prospérèrent, c'est qu'il trouvèrent dans les populations qui les entouraient, et dans celles qui
couvraient derrière eux les pays du nord, un instinct mercantile qui, à sa façon,
répondait au leur, et que cet instinct avait créé de nombreux éléments d'échange. Il
avait aussi à sa disposition des moyens de transport abondants et faciles. Les Celtes
possédaient une marine. Ce n'étaient pas les pirogues misérables des Finnois, mais de
bons vaisseaux de haut bord, bien construits et solidement membrés, armés d'une forte
mâture et de voiles de peaux, souples et bien cousues. Ces navires, dans l'opinion de
César, étaient mieux entendus pour la navigation de l'Océan que les galères romaines.
Le dictateur s'en servit pour la conquête de l'île de Bretagne, et put les apprécier
d'autant mieux que, dans la guerre contre les Vénètes, il s'en fallut de peu que sa flotte
ne succombât à la supériorité de celle de ce peuple. Il parle aussi avec admiration de la
quantité de bâtiments dont disposaient les nations de la Saintonge et du Poitou 2.
De sorte que les Celtes avaient sur mer un puissant instrument d'activité et de
fortune. Pour tant de raisons, leurs villes peu brillantes, étant d'ailleurs grandes,
populeuses et bien pourvues de richesses de tout genre, le caractère belliqueux de la
race leur faisait courir de fréquents dangers. La plupart étaient fortifiées, et non pas
sommairement d'une palissade et d'un fossé, mais avec toutes les ressources d'un art
d'ingénieur qui n'était pas méprisable. César rend justice au talent des Aquitains
gaulois dans l'attaque des places au moyen de la mine. Il n'est pas à croire que les
Celtes, habiles aux travaux souterrains, comme les Ibères, fussent plus maladroits que
ces derniers dans l'application militaire de leurs connaissances 3.
Les défenses des villes étaient donc très fortes. Elles consistaient en murs de bois
et de pierres ainsi disposés, que, tandis que les poutres paralysaient l'emploi du bélier
par leur élasticité, les moellons mettaient obstacle à l'action du feu 4. Outre ce système,
il y en avait un autre, probablement beaucoup plus ancien encore et dont on a trouvé
de bien curieux vestiges en plusieurs endroits du nord de l'Écosse ; à Sainte-Suzanne, à
Péran, en France ; à Görlitz, dans la Lusace. Ce sont de gros murs dont la surface,
mise en fusion par l'action du feu, s'est recouverte d'une croûte vitrifiée qui fait du
travail entier un seul bloc d'une dureté incomparable 5. Ce mode de construction est si
1
2
3
4
5

Tacite les décrit très bien, d'un seul mot : il nomme le sagum celtique, versicolor. (Histor., II, 20.)
De Bello Gall, III, 8, 9, 11.
César dut renoncer à prendre Soissons, à cause de la largeur de ses fossés et de l'élévation de ses
murailles. (De Bello Gall., II, 12.)
Bourges avait aussi des tours revêtues de cuir. (Cæsar, VII, 22.)
Keferstein, t. I, p. 286. - Geslin de Bourgogne, Notice sur l'enceinte de Péran, extrait du XVIIIe
volume des Mémoires de la Société des Antiquaires de France, p. 6 et sqq., et 39.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

60

étrange que longtemps on a douté qu'il fût dû à l'action de l'homme, et on l'a pris pour
un produit volcanique, dans des contrées qui d'ailleurs ne révèlent pas une seule trace
de l'existence de feux naturels. Mais on ne peut nier l'évidence. Le camp de Péran
montre ses substructions vitrifiées sous une maçonnerie romaine, et il n'est pas
douteux que ce genre impérissable de travail ne soit l'ouvrage des Celtes. L'antiquité
en est certainement des plus reculées. J'en vois la preuve dans ce fait, qu'au temps des
Romains l'Ecosse était tombée en décadence, et que de tels monuments dépassaient, de
toute façon, ses besoins et les ressources dont elle disposait. On doit donc les attribuer
à une époque où la population calédonienne n'avait pas encore subi, à un point
dégradant, le mélange avec les hordes finniques qui l'entouraient 1.
Des murs vitrifiés, construits en grosses pierres, supposent l'existence de l'architecture fragmentaire. En effet, les Celtes, fort différents des peuplades jaunes, ne se
bornaient pas à juxtaposer des quartiers de roches énormes ; ils élevaient, l'un sur
l'autre, des blocs polygones qu'ils conservaient bruts, afin, a-t-on dit, de n'en pas
1

Au premier siècle avant notre ère, l'Angleterre proprement dite comptait deux espèces de populations celtiques : l'une qui se disait autochtone, et qui habitait l'intérieur des terres ; l'autre était due
à une immigration successive de Belges ou Galls germanisés, qui eut lieu vers le VIIe siècle à Rome.
(Cæsar, de Bello Gall, V, 12.) - C'est à ces conquérants qu'appartiennent les monnaies celtiques de
l'Angleterre. Ces restes numismatiques sont imités de ceux que l'on trouve depuis la Schelde jusqu'à
Reims et à Soissons. Le type primitif en est le statère macédonien. On possède dans ce genre des
exemplaires fort grossiers d'une monnaie d'or, marqués du cheval à gorge fourchue, pesant de 6,1
gr. à 5,4 gr. - Mommsen, Die nord-etruskischen Alphabete, dans les Mittheilungen der
antiquarischen Gesellschaft in Zürich, VII B., 8 Heft, 1813, p. 245. - Les Celtes de l’intérieur de
l'Angleterre étaient devenus fort barbares. Ils allaient vêtus de peaux de bêtes. La polyandrie était
presque générale parmi eux. Ils avaient déjà, en se mêlant aux Belges immigrés, communiqué à
ceux-ci l'usage de se peindre le corps. Ces derniers les surpassaient de beaucoup par le raffinement
des habitudes et par les richesses. Une population semblable à celle des Bretons de l'intérieur de l'île,
et peut-être plus avilie encore, c'étaient les Irlandais. On peut admettre comme vraisemblable qu'à
une époque fort ancienne leur île avait reçu quelques colonisations phéniciennes et carthaginoises ;
mais, d'après ce qu'on a vu en Espagne d'établissements semblables, il est douteux que l'influence en
ait dépassé les limites du comptoir. Toutefois M. Pictet pense avoir découvert dans l’erse des traces
sémitiques. Peut-être encore y a-t-il eu des immigrations ibériques ou plutôt celtibériennes. Quoi
qu'il en soit, Strabon dépeint les Irlandais comme des cannibales, mangeant leurs parents aînés.
Diodore de Sicile et saint Jérôme racontent d'eux les mêmes choses. Les traditions locales avec leurs
colonies antédiluviennes, commandées par César, leur Partholan, cinquième descendant de Magog,
fils de Japhet, leur Clanna, leur Nemihidh, parents de ce héros, leurs Fir-Bolgs, tous originaires de
Thrace, enfin leurs Milésiens, fils de Mileadh, venus d'Égypte en Espagne, et d'Espagne en Irlande,
sont trop évidemment influencées par des romanciers bibliques et classiques pour qu'on puisse leur
accorder beaucoup d'antiquité et, par suite, de confiance. C'est le pendant des histoires de France
commençant à Francus, fils d'Hector. Il paraît certain que l'île n'a commencé à se relever que vers le
IVe siècle de l'ère chrétienne. Elle avait alors une marine. - Dieffenbach, Celtica II, Abth. 2, 371 et
sqq., est peut-être l'écrivain le plus complet sur cette matière ardue, qui constitue un des chapitres
des chroniques celtiques sur lesquels il a été débité le plus de folies et les extravagances les plus
monstrueuses. Pour faire juger de l'esprit de ceux qui les ont mises en œuvre, je ne citerai qu'un
trait : partant de ce point, que l'Irlande est une terre sacrée, qualité qu'en effet lui reconnaissaient les
Druides, et qu'ont ensuite maintenue pour elle les Sculdées chrétiens, O'Connor raconte, dans ses
Proleg., II, 75, que de l'avis d'un savant allemand, l’erse était la seule langue inaccessible au diable,
comme trop saint pour qu'il pût jamais l'apprendre et qu'à Rome un possédé, « aliis linguis locutum,
at hibernice loqui, vel noluisse vel non potuisse. » Tout bien pesé cependant, il serait imprudent de
rejeter absolument les traditions irlandaises ; elles contiennent çà et là des faits dignes d'être
observés.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

61

diminuer la force 1. C'est là l'origine du système connu sous les noms de pélasgique et
de cyclopéen 2. On en trouve en France, comme en Grèce, comme en Italie. À ordre de
constructions appartiennent des enceintes découvertes dans nos provinces, et les
chambres sépulcrales d'un grand nombre de tumulus, qui se distinguent ainsi nettement des ouvrages finniques, dans lesquels les blocs ne sont jamais superposés de
manière à former muraille 3.
La puissance extraordinaire de ces débris massifs a résisté, en plus d'un lieu, à
l'outrage des siècles. Les Romains s'en sont servis, comme des remparts de SainteSuzanne, et en ont fait la base de leurs propres travaux. Puis, les chevaliers du moyen
âge, à leur tour, élevant leurs donjons sur cette double antiquité, sont venus compléter
les archives matérielles de l'architecture militaire en Europe.
Outre la pierre et le bois, les Galls usaient aussi de la brique. Ils ont bâti des tours
très remarquables, dont quelques-unes subsistent encore, une, entre autres, sur la
Loire, et d'usage inconnu, mais probablement religieux 4.
Les cités, ainsi bien peuplées, bien bâties, bien défendues, bien fournies de
meubles, d'ustensiles et de bijoux, communiquaient entre elles à travers le pays, non
par des sentiers et des gués difficiles, mais par des routes régulières et des ponts. Les
Romains n'ont pas été les premiers à établir des voies de communication dans les pays
kymriques : ils en ont trouvé qui existaient avant eux, et plusieurs de leurs chemins les
plus célèbres, parce qu'ils étaient les plus fréquentés, n'ont été que d'anciens ouvrages
nationaux entretenus et réparés par leurs soins. Quant aux ponts, César en nomme que
certes il n'avait pas bâtis 5.
1

2

3

4

5

Keferstein, t. I. - Suivant Abeken, les murs les plus rudement façonnés de l'Italie se trouvent dans
l'Apennin. (Ouvr. cité, p. 139.) Les constructions des Aborigènes, dans le Latium et l'Italie centrale,
étant faites de tuf très tendre, présentèrent promptement des traces de taille. - Ibid. Dennis, ouvr.
cité, t. II, p. 571 et pass. - Les ruines de Saturnia, une des plus anciennes villes de l'Étrurie, près
d'Orbitello, renferment un tumulus bien évidemment celtique. Or, Saturnia, avant d'être aux
Étrusques, appartenait aux aborigènes qui l'avaient fondée ; c'était une ville umbrique.
Abeken, ouvr. cité, p. 139. Cet auteur nomme pélasgiques les maçonneries non taillées, celles où
l'emploi de petites pierres pour boucher les interstices est le plus indispensable. Il rappelle que
Pausanias se sert de cette expression en décrivant les murs de Tyrinthe et de Mycènes. Les murs
cyclopéens marqueraient ainsi un perfectionnement dans le genre des constructions à blocs
polygones.
Keferstein, Ansichten, etc., t. IV, p. 287 Cet écrivain remarque qu'il y a fort peu de constructions
celtiques maçonnées en Angleterre et en Scandinavie. Son observation s'accorde pleinement avec ce
que dit César, que les Bretons de l'intérieur de l'île (non pas les Belges immigrés) appelaient ville
une de sorte de camp retranché formé de pieux et de branchages, au milieu des bois. (De Bello Gall.,
V, 21.) - Les contrées où l'on en trouve le plus, soit à l'état de murailles, soit comme tombeaux
recouverts ou ayant été recouverts d'un tumulus de terre, sont les pays que j'ai nommés déjà, la
Bohême, la Wetteravie, la Franconie, la Thuringe, le Jura, l'Asie Mineure. Voir aussi, quant à
l'existence des tumulus celtiques, Boettiger, Ideen zur Kunstmythologie, c. II, p. 294.
« Coram adire alloquique Velledam negatum. Arcebantur adspectu quo venerationis plus « inesset.
Ipsa edita in turre ; delectus e propinquis consulta responsaque, ut internuncius « numinis,
portabat. » Tacite, Hist., IV, 65.
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 192. Sur plusieurs bornes milliaires antiques, on trouve, en France,
l'indication de la lieue celtique au lieu du mille romain. Quant aux ponts, Orléans et Paris en avaient.
Cæs., de Bello Gall., VII, 11.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

62

Outre ces communications, les Celtes en avaient organisé de plus rapides encore
pour les circonstances extraordinaires. Ils possédaient une télégraphie véritable. Des
agents désignés se criaient de l'un à l'autre la nouvelle qu'il fallait transmettre : de cette
façon, un ordre ou un avis parti d'Orléans, au lever du soleil, arrivait en Auvergne
avant neuf heures du soir, ayant parcouru de la sorte quatre-vingts lieues de pays 1.
Si les villes étaient nombreuses et rassemblaient beaucoup d'habitants, les
campagnes paraissent n'avoir pas été moins peuplées. On le peut induire du nombre
considérable de cimetières découverts dans les différentes contrées de l'Europe
celtique. L'étendue de ces champs mortuaires est généralement remarquable. On n'y
voit pas de tumulus. Cette construction, lorsqu'elle contient un dolmen, appartient aux
premiers habitants finnois : il n'est pas question ici de cette variété. Lorsqu'elle
renferme une chambre sépulcrale en maçonnerie, elle appartient aux princes, aux
nobles, aux riches des nations. Les cimetières sont plus modestement le dernier asile
des classes moyennes ou populaires. Ils ne fournissent à l'observateur que des
tombeaux plats, la plupart construits avec soin, taillés souvent dans le roc ou établis
dans la terre battue. Les tombes y sont couvertes de dalles. Les corps ont presque
toujours été brûlés. Bien que ce fait ne soit pas absolument sans exception, sa
fréquence établit une sorte de distinction supplémentaire entre les cadavres des plus
anciens indigènes, toujours entiers, et ceux des Celtes. En tout cas, les tumulus à
chambres funéraires, pélasgiques et cyclopéennes, monuments probablement contemporains des cimetières, ne renferment jamais de squelettes intacts, mais toujours des
ossements incinérés contenus dans des urnes.
Une autre différence existe encore entre celles de ces sépultures qui appartiennent
à l'époque nationale, et celles qui ne remontent qu'à la période romaine : c'est que les
objets trouvés dans ces dernières ont un caractère mixte où l'élément latin hellénisé se
fait aisément apercevoir. Non loin de Genève, on voit un cimetière de cette espèce 2.
Outre que l'abondance des cimetières purement celtiques donne une haute idée de
l'ampleur des populations qui les ont fondés, elle inspire encore des réflexions d'un
autre ordre. Le soin et, par suite, les frais qu'on y a employés, le nombre, la nature et la
richesse des objets divers que renferment les tombes, tout cela, rapproché de
l'observation qu'en les contemplant on n'a pas sous les yeux le lieu de repos des grands
et des chefs, mais seulement des classes moyennes et inférieures, fait naître une très
haute idée du bien-être de ces classes, et conséquemment de l'opulence générale des
nations dont elles formaient la base 3. Nous voilà bien loin de l'opinion si longtemps
répandue, et si légèrement adoptée, sur la barbarie complète des tribus galliques,
opinion qui prenait surtout son point d'appui dans la fausse allégation que les
monuments finniques étaient leur œuvre.

1
2
3

Cæs., de Bello Gall., VII, 3.
Keferstein, ouvr. cité, t. I.
Keferstein, t. I, p. 304.

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Ce n'est pas encore fuir assez de si lourdes erreurs : plusieurs détails importants qui
restent à dire vont allonger la distance. Les Celtes, habiles à tant de travaux divers, ne
pouvaient pas être étrangers au besoin de les rémunérer et de leur reconnaître un prix.
Ils connaissaient l'usage du numéraire, et, trois cents ans avant la venue de César,
battaient monnaie pour les besoins du commerce extérieur. Ils avaient des pièces d'or,
d'argent, d'or-argent et cuivre, de cuivre et plomb, de fer, de cuivre seul, rondes,
carrées, radiées, concaves, sphériques, plates, épaisses, minces, frappées en creux ou
en relief 1. Un très grand nombre de ces monnaies ont été visiblement produites sous
l'influence massaliote, macédonienne ou romaine 2. Mais d'autres échappent complètement au soupçon de cette parenté. Ce sont certainement les plus anciennes : elles
remontent bien au delà de la date que je viens d'indiquer. Il en est, les radiées, qui ont
leurs analogues en Étrurie, soit que les hommes de ce pays les aient empruntées aux
peuples umbriques de leur voisinage, soit qu'un grand commerce entre les deux
nations, commerce qui n'est pas à révoquer en doute, et que la présence fréquente du
succin dans les tombeaux toscans les plus anciens suffirait à démontrer, ait de bonne
heure engagé les deux groupes contractants à user de moyens d'échange parfaitement
semblables 3.
Avec la monnaie, les Celtes possédaient encore l'art de l'écriture. Plusieurs inscriptions copiées sur des médailles celtibériennes, mais jusqu'à présent non déchiffrées, en
font foi pour une époque lointaine.
Tacite signale, de son côté, un fait qui semble remonter à un âge au moins aussi
éloigné. On disait de son temps qu'il existait, dans la Germanie et dans les Alpes
Rhétiennes, des monuments antiques couverts d'inscriptions grecques. On ajoutait que
ces monuments avaient été élevés par Ulysse, lors de ses grandes pérégrinations
septentrionales, aventures dont nous n'avons pas le récit 4. En rapportant cette
tradition, Tacite, fort judicieusement, exprime le doute que le fils de Laërte ait jamais
voyagé dans les Alpes et du côté du Rhin ; mais sa réserve devient excessive
1
2

3

4

Id., ouvr. cité, t. I, p. 341.
Les différentes catégories d'imitations paraissent se limiter à des territoires déterminés. Celles qui
ont pour objet les monnaies massaliotes se trouvent dans la Narbonnaise, sur le cours supérieur du
Rhône, dans la Lombardie entière, à Berne, à Genève, dans le Valais, le Tessin, les Grisons et le
Tyrol italien ; mais, en France, on n'en a pas rencontré jusqu'ici au-dessus de Lyon. -Sur le penchant
septentrional des Pyrénées et les côtes de l'Océan, ce sont les colonies grecques de Rhodæ et
d'Emporiac qui ont fourni les types ; il s'en rencontre dans les pays de la Garonne, à Toulouse, dans
le Poitou ; on en cite un exemplaire découvert en Sologne. Sur la Loire supérieure, sur le Rhin, sur
la Schelde, se voient les contrefaçons grossières des statères macédoniens de Philippe II. Mommsen
pense que cette habitude de copier, du moins mal possible, les types grecs pour la monnaie, a
commencé au IVe siècle avant J.-C., c'est-à-dire environ trois cents ans avant la conquête de César.
C'est, à coup sûr, l'indice de relations commerciales fort étendues, fort suivies et telles qu'on les
pourrait à peine dire supérieures aujourd'hui. - Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete, dans les
Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, VII B. 8e Heft., in-4° 1853, p. 204, 233,
236, 256.
Abeken, ouvr. cité, p. 284. - On a découvert de ces monnaies radiées, d'origine étrusque, marquées
de l'image d'une roue, à Posen et en Saxe. Elles se trouvaient mêlées à des médailles d'Égine et
d'Athènes du VIIIe siècle avant notre ère.
Odyssée, XXIII, 267 et pass.

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lorsqu'elle s'étend de la personne du voyageur à l'existence des inscriptions ellesmêmes 1.
Avec le témoignage de Tacite vient celui de César, qui, lorsqu'il eut défait les
Helvétiens, trouva dans leur camp un état détaillé de la population émigrante,
guerriers, femmes, enfants et vieillards. Ce registre était, à son dire, écrit en lettres
grecques 2.
Dans un autre passage des Commentaires, le dictateur raconte que, pour toutes les
affaires publiques 3 et privées, les Celtes faisaient usage des lettres grecques. Par une
singulière anomalie, les druides ne voulaient rien écrire de leurs doctrines ni de leurs
rites, et forçaient leurs élèves à tout apprendre par cœur 4. C'était une règle stricte.
D'après ces renseignements, il est hors de discussion qu'avant d'avoir passé par
l'éducation romaine, les nations celtiques étaient accoutumées à la représentation
graphique de leurs idées, et, ce qui est ici particulièrement intéressant, l'emploi qu'elles
faisaient de cette science était tout autre que celui dont les grands peuples asiatiques de
l'antiquité nous ont donné le spectacle. Chez ces derniers, l'écriture servait principalement aux prêtres, était révérée à l'égal d'un mystère religieux, et passait si difficilement
dans l'usage familier que jusqu'à l'époque de Pisistrate, on n'écrivit pas même les
poèmes d'Homère, objets, cependant, de l'admiration générale. Chez les Celtes, tout au
rebours, ce sont les sanctuaires qui ne veulent pas de l'alphabet. La vie privée et
l'administration profane s'en emparent : on s'en sert pour indiquer la valeur des
monnaies et pour ce qui est d'intérêt personnel ou public. En un mot, chez les Celtes,
l'écriture, dépouillée de tout prestige religieux, est une science essentiellement
vulgarisée.
Mais Tacite et César ajoutent que ces lettres, que cet alphabet si usité, dont la
présence n'est désormais pas douteuse en Allemagne 5, est certaine dans la péninsule
hispanique, les Gaules et l'Helvétie, que cet alphabet, dis-je, est hellénique, n'a rien de
national, et provient d'une importation grecque. Aussitôt, pour expliquer cette assertion, les gens qui ne veulent voir partout que des civilisations importées, se tournent
vers les Massaliotes. C'est leur grande ressource quand ils ne peuvent fermer les yeux
sur la réalité d'un état de choses étranger à la barbarie dans les pays celtiques. Mais
leur hypothèse n'est pas plus admissible cette fois que dans tant d'autres occasions où
la saine critique en a fait justice.
Si les Massaliotes avaient eu le pouvoir d'agir sur les idées des nations galliques
d'une manière assez constante, assez puissante, assez générale pour répandre partout
1

2
3
4
5

Tacite, de Moribus Germ., 3. - Mommsen considère comme démontré qu'avant l'époque romaine
l'usage de l'écriture s'étendait, par delà les Alpes et le cours du Rhône, jusqu'au Danube. (Die
nordetruskischen Alphabete, p. 221.)
Cæsar, de Bello Gall., I, 29.
Cæsar, de Bello Gall., VI, 14 : « In reliquis fere rebus (publicis) privatisque rationibus. » Publicis
n'est pas certain. Le mot semble interpolé, quoique la plupart des éditions le donnent.
Cæsar, de Bello Gall., VI, 14.
Mommsen (Die nordetruskischen Alphabete) regarde le fait comme indubitable pour les contrées en
deçà du Danube.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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l'usage de leur alphabet, à plus forte raison auraient-ils fait accepter les formes
séduisantes de leurs armes et de leurs ornements. Cette victoire eût été certainement la
plus facile de toutes. Cependant ils n'y réussirent pas. Lorsque les nations de la Gaule
imaginèrent de copier les monnaies grecques, elles cédèrent à un sentiment d'utilité
positif qui leur révélait tous les avantages attachés à l'unité du système monétaire ;
mais, au point de vue artistique, elles s'y prirent avec une maladresse et une grossièreté
qui montrent de la manière la plus évidente combien elles connaissaient peu les
intentions du peuple dont elles cherchaient à contrefaire les œuvres, et le peu de
fréquentation intellectuelle qu'elles avaient avec lui. Une race n'emprunte pas à une
autre son alphabet sans lui prendre quelque chose de plus, des croyances religieuses,
par exemple, et précisément les druides ne voulaient pas entendre parler de l'écriture.
Donc l'écriture, chez les Celtes, n'était dépositaire d'aucun dogme. Ou bien,
quelquefois, à défaut de doctrines théologiques, il pourrait être question d'importations
littéraires. Nul écrivain de l'antiquité n'en a jamais remarqué la moindre trace 1. Enfin,
cet usage de l'alphabet si répandu, si fort entré dans les mœurs des nations galliques
qui avaient entre elles le moins de contact, par quelle voie aurait-il passé des
Helvétiens aux gens de la Celtibérie ? Si ces derniers avaient été tentés de demander à
des étrangers un moyen graphique de conserver le souvenir des faits, ils se fussent
tournés certainement du côté des Phéniciens. Or, les letteras desconocidas gravées sur
les médailles indigènes de la Péninsule n'ont pas le moindre rapport avec l'alphabet
chananéen ; elles n'en ont pas non plus avec celui de la Grèce.
Ce mot terminera la discussion quant à l'identité matérielle des deux familles de
lettres, ce qui n'est pas vrai pour les Celtibériens ne l'est pas non plus pour la plupart
des autres nations kymriques. je ne prétends pas néanmoins qu'il n'y eut qu'un seul
alphabet pour elles toutes 2. Je m'arrête à cette limite que le système de l'agencement et
des formes était identique en principe, bien que pouvant offrir des nuances et des
variations locales fort tranchées.
On demandera comment il s'est pu faire que César, si accoutumé à la lecture des
ouvrages grecs, se soit trompé sur l'apparence des registres helvétiens, et ait vu des
lettres helléniques là où il n'y en avait pas ? Voici la réponse : César a tenu dans ses
1

2

Je dois dire que Strabon, venant au-devant de cette objection, affirme que les Gaulois écrivaient
leurs contrats en grec, non seulement avec les caractères, mais même dans la langue de l'Hellade :
(mots grecs) (Strab., IV.) - Mais, soit dit avec tout le respect possible pour l'autorité de Strabon,
cette assertion n'est guère recevable. Si les Celtes avaient à tel point sympathisé avec les Grecs,
qu'ils eussent fait de l'idiome de ces derniers l'instrument ordinaire de leurs transactions de toute
nature, ils eussent mérité, non pas le nom de barbares, que les écrivains classiques ne leur
ménageaient pas, mais celui de philologues, d'érudits consommés ; encore n'ai-je connaissance
d'aucun docte personnage, soit ancien, soit moderne, pas même Scaliger, qui se soit amusé à passer
des actes civils, par-devant notaire, dans une langue savante. Tout ce qu'il est possible d'accorder,
c'est que Strabon, ou plutôt Posidonius, aura vu entre les mains de quelques négociants massaliotes
des cédules grecques tracées par ces derniers, et souscrites par des commerçants gaulois.
Mommsen compte jusqu'à neuf alphabets différents, recueillis par lui au nord de l'Italie et dans les
Alpes. Voici la liste topographique qu'il en donne : Todi, Provence, Étrurie, Valais, Tyrol, Styrie,
Conegliano, Vérone, Padoue. - Les déviations qui peuvent créer l'originalité de chacun de ces
alphabets sont considérables, comme le déclare lui-même cet éminent et judicieux archéologue. (Die
nordetruskischen Alphabete, p. 221, taf. III.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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mains, probablement, ces manuscrits, mais c'est un interprète qui lui en a donné le
sens. Ils étaient tracés, suivant ce secrétaire, en caractères grecs, c'est-à-dire en
caractères qui ressemblaient fort aux grecs, mais la langue était gallique. L'apparence a
suffi au dictateur, et, comme il regardait comme indubitable que les alphabets italiotes
et étrusques étaient d'origine grecque, malgré leurs déviations de ce type, quand il a vu
un ensemble qu'il ne comprenait pas, mais où son œil démêlait les mêmes analogies, il
a conclu et dit ce qu'il a dit 1. Du reste, cette explication n'est pas facultative : il n'y a
pas à hésiter : les monuments récemment découverts ont fait connaître les alphabets en
usage, antérieurement aux Romains, chez les Salasses de la Provence, chez les Celtes
du Saint-Bernard, chez les montagnards du Tessin : tous ces modes d'écriture sont
originaux, ils n'ont que des affinités lointaines avec le grec 2.
Je ne nie pas en effet que, si l'alphabet ou les alphabets celtiques ne sont pas grecs,
ils ne soient placés, à l'égard de l'alphabet hellénique, dans des rapports très intimes,
en un mot, qu'ils ne puissent se reporter tous, eux et lui, à une même source. Ce ne
sont pas des copies, mais ils se forment sur un même système, sur un mode primordial,
antérieur à eux-mêmes comme au type hellénique, et qui leur a fourni leurs apparences
communes, en même temps qu'un mécanisme identique.
L'ancien alphabet grec, celui qui, au dire des experts, fut employé le premier par
les nations arianes helléniques, était composé de seize lettres. Ces lettres ont, il est
vrai, des noms sémitiques, ont même plusieurs points de ressemblance avec les
caractères chananéens et hébreux, mais rien ne prouve que l'origine des uns et des
autres soit locale et n'ait pas été apportée du nord-est par les premiers émigrants de
race blanche 3. L'alphabet grec primitif s'écrivait tantôt de droite à gauche, tantôt de
gauche à droite, et ce n'est que tard que sa marche actuelle a été fixée 1.
1

2
3

Denys d'Halicarnasse raconte comme un fait admis que l'alphabet avait été apporté chez les Italiotes
par les Pélasges arcadiens. Il ne tient nul compte des différences extrêmes que chacun peut
remarquer entre les lettres grecques et celles de la Péninsule. (Dionys. Halic., Antiq. rom., 1,
XXXIII.) - C'était un axiome scientifique, indiscutable pour les lettrés grecs et romains, que tout, le
bien, le mal, les vertus et les vices, l'ennui et le plaisir, l'art de marcher, de manger et de boire, avait
été inventé dans l'Hellade et s'était de là répandu sur le reste du monde. Homère et Hérodote, comme
Hésiode, sont complètement étrangers à cette puérile doctrine.
Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete.
Je ne saurais me rendre à l'observation qui a été faite, que les alphabets sémitiques ne peuvent
convenir qu'aux langues auxquelles ils sont adaptés, parce qu'ils ne comptent pas de voyelles
proprement dites. Ces langues ont toutes : (alphabet sémitique) comme les Grecs ont (alphabet
grec). Les runes, destinées incontestablement à des dialectes qui traitent les voyelles tout autrement
que les idiomes sémitiques, n'ont pas même tous ces caractères : il leur manque l’e. Le rôle de
consonnes attribué, dans les temps historiques, aux lettres chananéennes que je viens de citer, ne
s'oppose nullement à ce qu'on admette que, primitivement, elles ont été considérées sous un autre
point de vue. - Consulter le travail de Gesenius, dans l'Encycl. Ersch un Gruber, Palæograpbie, 3e
section, IX Theil, p. 287. et pass. - Le problème de l'origine des alphabets est encore loin d'être
éclairci comme il est désirable qu'il le devienne. Il tient d'aussi près que possible aux questions
ethniques, et est destiné à prêter de grands secours à bien des solutions de détail. Il est, du reste,
compliqué par une conception a priori, inventée au XVIIIe siècle et sur laquelle on se heurte, à
chaque instant, quand il s'agit des grands traits, des caractères principaux de l'histoire humaine. Les
gens qui font ce qu'ils appellent de la philosophie de l'histoire ont imaginé que l'écriture avait
commencé par le dessin, que du dessin elle était passée à la représentation symbolique, et qu'à un

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Il n'y a là rien d'insolite. On a démontré que le dévanagari, qui suit aujourd'hui
notre méthode, avait été inventé selon les besoins du système contraire. De même
encore, les runes se placent de toutes les façons, de droite à gauche, de gauche à droite,
de bas en haut, ou en cercle. On est même en droit d'affirmer qu'il n'existait pas
primitivement de façon normale d'écrire les runes.

1

troisième degré, à un troisième âge, elle avait produit, comme terme final de ses développements, les
systèmes phonétiques. C'est un enchaînement fort ingénieux, à coup sûr, et il est vraiment fâcheux
que l'observation en démontre si complètement l'absurdité. Les systèmes figuratifs, c'est-à-dire ceux
des Mexicains et des Égyptiens, sont devenus, ou plutôt ont été, dès les premiers moments de leur
invention, idéographiques, parce qu'en même temps qu'on a eu à donner la forme d'un arbre, d'un
fruit ou d'un animal, il a impérieusement fallu exprimer par un signe graphique l'idée incorporelle
qui motivait la représentation de ces objets. Or voilà un des deux degrés de transition supprimé.
Quant au troisième, il ne semble pas s'être produit nécessairement, puisque ni les Mexicains, ni les
Chinois, ni les Égyptiens n'ont fait sortir de leurs hiéroglyphes un alphabet proprement dit. Le
procédé que les deux derniers de ces peuples emploient pour rendre les noms propres est la plus
grande preuve à offrir que le principe sur lequel se base leur système de reproduction du langage
oppose des obstacles invincibles à ce prétendu développement. Les écritures idéographiques sont
donc nécessairement symboliques, et, d'autre part, n'ont aucun rapport, ni passé, ni présent, ni futur,
avec la méthode de décomposition élémentaire et de représentation abstraite des sons. Elles restent
ce qu'elles sont, et n'atteignent pas à un but logiquement contraire au principe fondamental de leur
construction primitive. – Peut-on affirmer de même que les alphabets phonétiques que nous
possédons ne soient pas des descendants de systèmes idéographiques oubliés ? Poser une telle
question, c'est, je le sais, affronter des axiomes qui ont acquis force de loi, mais qu'on juge de leur
valeur. On part du type phénicien comme paradigme, comme souche de toutes les écritures
phonétiques, et l'on veut que (alphabet étranger) représente le cou et la forme du chameau ; (...), de
même, est censé rappeler parfaitement un œil ; (...) une maison ou une tente, etc. Pourquoi ? c'est
que (...) et (...) sont les initiales de (...), de (...) et de (...). Mais (...) l'est également de (...), qui veut
dire un puits, de (...)qui signifie un bouc, et, si l'on consent à examiner les choses sans prévention,
on conviendra que (...) ressemble tout autant à un puits ou à un bouc qu'à un chameau. On pourrait
trouver, sans nulle peine, d'aussi nombreuses analogies pour toutes les lettres de l'alphabet. Il suffit
d'un peu de bonne volonté. Voilà ce que c'est que le système qui fait dériver, inévitablement, les
alphabets phonétiques des séries idéographiques, et voilà les puissantes raisons sur lesquelles il
s'appuie. Aussi est-il nécessaire d'y renoncer, et au plus tôt.
D'autant mieux que les études actuelles sur les alphabets assyriens font découvrir une nouvelle
méthode graphique qui, de quelque façon qu'on la torture, ne saurait nullement être rapprochée du
dessin symbolique. Ces combinaisons claviformes affichent, bien certainement, la prétention la
mieux justifiée à ne présenter la pensée qu'au moyen de signes abstraits.
Puis, au besoin, on pourrait citer encore tels modes d'écriture qui ne sont ni idéographiques, ni
phonétiques, ni syllabiques, mais seulement mnémoniques, et qui se composent de traits sans autre
signification que celle qui leur est attribuée par l'écrivain. Ce dernier système, fort imparfait,
assurément, et privé du pouvoir d'exprimer des mots, rappelle seulement au lecteur certains objets
ou certains faits déjà connus. L'écriture lenni-lenape est de ce genre.
Voilà donc, la question étant prise en gros quatre catégories de ressources graphiques employées par
les hommes pour garder la trace à leurs pensées. Ces quatre catégories sont fort inégales en mérite,
et atteignent bien diversement le but pour lequel elles sont inventées. Elles résultent d'aptitudes très
spéciales chez leurs créateurs, de façons très particulières de combiner les opérations de l'esprit et de
déduire les rapports des choses. Leur étude approfondie mène à des résultats pleins d'intérêt, et sur
les sociétés qui s'en servent, et sur les races dont elles émanent.
Bœckh, Ueber die griechischen Inschriften auf Thera, in-4°, Berlin, 1836, p. 17. -Généralement, et
en dehors de l'influence romaine, les inscriptions osques, umbriques et étrusques vont donc de droite
à gauche ; au contraire, l'alphabet sabellien, dans les deux seuls exemples connus jusqu'ici, suit la
forme serpentine. - Mommsen, Die nord etruskischen Alphabete, p. 222.

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68

Les seizes lettres du modèle grec ne rendaient pas tous les sons de la langue mixte
formée d'éléments aborigènes, sémitiques et arians-helléniques. Elles ne pouvaient
répondre davantage au besoin des idiomes de l'Asie antérieure, qui tous ont des
alphabets beaucoup plus nombreux. Mais peut-être convenaient-elles mieux à l'idiome
de ces habitants primitifs du pays, vaguement nommés Pélasges, dont je n'ai encore
qu'indiqué l'origine celtique ou slave. Ce qui est certain, c'est que les runes du nord,
que W. Grimm considère comme n'ayant point été inventées pour les dialectes
teutoniques 1, n'ont aussi que seize lettres, également insuffisantes pour reproduire
toutes les modulations de la voix chez un Goth. W. Grimm 2, comparant les runes aux
caractères découverts par Strahlenberg et par Pallas sur les monuments arians des rives
du Jenisseï, n'hésite pas à voir dans ces derniers le type originel. Il reporte, ainsi au
berceau même de la race blanche la souche de tous nos alphabets actuels, et partant de
l'alphabet grec ancien lui-même, sans parler des systèmes sémitiques. Cette considération deviendra dans l'avenir, je n'en doute pas, le point de départ des études les plus
importantes pour l'histoire primitive.
Keferstein, poursuivant les traces de Grimm, relève, avec beaucoup de sagacité,
que des lettres, des plus essentielles aux dialectes gothiques, manquent parmi les
runes : ce sont les suivantes : c, d, e, f, g, h, q, w, x.
Appuyé sur cette observation, il complète fort bien la remarque de son devancier,
en concluant que les runes ne sont autres que des alphabets à l'usage celtique 3. Les
caractères runiques, ainsi rendus à leurs véritables inventeurs, trouvent à l'instant un
analogue très authentique chez un peuple de même race : c'est l'alphabet irlandais fort
ancien, appelé bobelot ou beluisnon. Il est composé, comme les anciens prototypes, de
seize lettres seulement, et offre avec les runes des ressemblances frappantes 4.
Il ne faut pas perdre de vue que le système de tous ces modes d'écriture est
absolument le même que celui de l'ancien grec, et que les rapports généraux de formes
avec ce dernier ne cessent jamais d'exister. je termine cette revue générale en citant les
alphabets italiotes, tels que 1'umbrique, l'osque, l'euganéen, le messapien 5 et les
alphabets étrusques 6, également rapprochés du grec par leurs formes, et conséquemment ses alliés. Tous ces alphabets sont d'une date très reculée, et, bien qu'ayant entre
eux de grandes ressemblances, ils ne présentent pas moins de diversités. Ils possèdent
1
2
3

4
5
6

W. C. Grimm, Ueber die teutsche Runen.
W. C. Grimm ouvr. cité, p. 128. - Strahlenberg, Der nord und œstliche Theil von Europa und Asien,
p. 407, 410 et 356, tab. v.
Keferstein Ansichten. etc., t. I, p. 353. - Verelius, dans sa Runographia, avait déjà remarqué, il y a
longtemps, ainsi que Rudbock, l'antériorité des runes à l'égard de la civilisation des Ases, et insisté
sur l'interprétation fautive du Havamaal, qui semble attribuer à Odin l'invention des lettres sacrées,
tandis que ce dieu ne peut prétendre qu'à celle de la poésie. Verelius a, de plus, fait observer que les
runes étaient d'autant mieux tracées et mieux faites qu'elles étaient plus anciennes. - Salverte, Essai
sur l'origine des noms d'hommes, de peuples et de lieux, t. II, p. 74, 75.
Keferstein, t. I, p. 355. - Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 19.
Dennis constate l'extrême similitude de tous ces alphabets. (T. I, p. XVIII.)
On en compte plusieurs et dans lesquels le nombre de lettres varie. - Dennis, ouvr. cité, t. II, p. 399.
- Voir aussi Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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des lettres qui n'ont rien d'hellénique, et jouissent ainsi d'une physionomie vraiment
nationale, dont il est fort difficile à la critique la plus systématique de les dépouiller 1.
En outre, tous, sauf les étrusques, sont celtiques, comme on le verra plus tard. Pour le
moment, personne n'en doutera quant à l'euganéen et à 1'umbrique.
Les monuments qui nous les ont conservés se montrent, pour la plupart, antérieurs
à l'invasion de l'hellénisme dans la péninsule italique. Il faut donc conclure que ces
alphabets européens, parents les uns des autres, parents du grec, ne sont pas formés
d'après lui ; qu'ils remontent, ainsi que lui, à une origine plus ancienne ; que, comme le
sang des races blanches, ils ont leur source dans les établissements primitifs de ces
races au fond de la haute Asie ; que, comme les peuples qui les possèdent, ils sont
originaux et vraiment indépendants de toute imitation grecque sur le territoire européen où ils ont été employés ; enfin, que les nations celtiques, n'ayant pas emprunté
leur genre de culture sociale à la Grèce, non plus que leur religion, non plus que leur
sang, ne lui devaient pas davantage leurs systèmes graphiques 2.
Ce qui est bien frappant chez elles, c'est l'emploi tout à fait utilitaire qui y était fait
de la pensée écrite. Nous n'avons encore rien rencontré de semblable dans les sociétés
féminines élevées à un degré correspondant sur l'échelle de la civilisation, et, l'esprit
encore tout plein des faits que l'examen du monde asiatique a fournis aux pages du
premier volume, nous devons nous reconnaître ici sur un terrain tout nouveau. Nous
sommes au milieu de gens qui comprennent et éprouvent l'empire d'une raison plus
sèche, et qui obéissent aux suggestions d'un intérêt plus terre à terre.

1

2

Niebuhr reconnaît que l'origine des alphabets étrusques et grecs est la même. Il la croit sémitique, à
tort, suivant moi, si on veut admettre, ce qui me paraît discutable, que les écritures sémitiques soient
elles-mêmes étrangères à l'invention ariane et nées sur le sol même de l'Asie antérieure après les
grandes migrations. Mais le savant prussien déclare très positivement que, dans son opinion, les
lettres étrusques ne se sont pas formées sur le type grec, et il en donne des raisons tout à fait
concluantes. (Rœm. Geschichte, t. I, p. 89.) Un argument à l'appui de cette assertion, qui ne me
paraît pas sans valeur, c'est que le mot celtique, le mot latin et le mot grec qui signifient écrire, ont,
avec une même racine, des physionomies si différentes, qu'ils doivent s'être formés sur place et ne
pas provenir d'un emprunt opéré dans les âges où l'un de ces peuples a pu exercer une action sur les
autres. Ainsi, (mot grec), scribere, et le gallois, crifellu, ysgriffen, ysgrifan, ne se ressemblent que de
loin, et on remarquera que le passage de (mot grec) à scribere est assez bien marqué par les mots
celtiques, tandis que scribere, au contraire, n'est pas un intermédiaire entre ces mots et l'expression
grecque.
César, après avoir dit que les Celtes se servaient de caractères grecs, prouve, du reste, lui-même,
l'inexactitude de son renseignement. Il raconte qu'ayant à envoyer une lettre à un de ses lieutenants,
assiégé par les Belges, et ne voulant pas qu'elle pût être lue en route, il l'écrivit, non pas en langue
grecque, mais en caractères grecs. Donc les caractères grecs étaient inconnus de ses adversaires.
(Cæs., de Bello Gall., v.) - Tout ce qu'il y a de peu satisfaisant dans l'assertion que les lettres en
usage chez les Celtes étaient d'origine grecque a, du reste, frappé les commentateurs de César. Pour
concilier les nombreuses difficultés qui leur sautaient aux yeux, ils ont eu recours à des subtilités
infinies, mais dont ils se montrent, eux-mêmes tout les premiers, fort médiocrement satisfaits. - Voir
l'édition d'Oudendorp, in-8°, Lipsiæ, 1805. - Il est effectivement inadmissible que les Celtes, ayant
pour les légendes de leurs monnaies des alphabets nationaux, comme les médailles le démontrent,
aient employé, dans les détails de leur vie, des caractères étrangers.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

70

Les nations celtiques étaient guerrières et belliqueuses, sans doute ; mais, en
définitive, beaucoup moins qu'on ne le suppose généralement. Leur renommée
militaire se fonde sur les quelques invasions dont elles ont troublé la tranquillité des
autres peuples. On oublie que ce furent là des convulsions passagères d'une multitude
que des circonstances transitoires jetaient hors de ses voies naturelles, et que, pendant
de très longs siècles, avant et après leurs grandes guerres, les États celtiques ont
profondément respecté leurs voisins. En effet, leur organisation sociale avait ellemême besoin de repos pour se développer.
Ils étaient surtout agriculteurs, industriels et commerçants. S'il leur arrivait, comme
à toutes les nations du monde, même les plus policées, de porter la guerre chez autrui,
leurs citoyens s'occupaient, beaucoup plus ordinairement, de faire pâturer leurs bœufs
et leurs immenses troupeaux de porcs dans les vastes clairières des forêts de chênes
qui couvraient le pays. Ils étaient sans rivaux dans la préparation des viandes fumées
et salées. Ils donnaient à leurs jambons un degré d'excellence qui rendit célèbre, au
loin et jusqu'en Grèce, cet article de commerce 1. Longtemps avant l'intervention des
Romains, ils débitaient dans la péninsule italique, aussi bien que sur les marchés de
Marseille, et leurs étoffes de laine, et leurs toiles de lin, et leurs cuivres, dont ils
avaient inventé l'étamage. À ces différents produits ils joignaient la vente du sel, des
esclaves, des eunuques, des chiens dressés pour la chasse ; ils étaient passés maîtres
dans la charronnerie de toute espèce, chars de guerre, de luxe et de voyage 2. En un
mot, les Kymris, comme je le faisais remarquer tout à l’heure, aussi avides marchands,
pour le moins, que soldats intrépides, se classent, sans difficulté, dans le sein des
peuples utilitaires, autrement dit, des nations mâles. On ne saurait les assigner à une
autre catégorie. Supérieurs aux Ibères, militairement parlant, voués comme eux et plus
qu'eux aux travaux lucratifs, ils ne semblent pas les avoir dépassés en besoins
intellectuels. Leur luxe était surtout d'une nature positive : de belles armes, de bons
habits, de beaux chevaux. Ils poussaient d'ailleurs ce dernier goût jusqu'à la passion, et
faisaient venir à grands frais des coursiers de prix des pays d'outre-mer 3.
Ils paraissent cependant avoir possédé une littérature. Puisqu'ils avaient des bardes,
ils avaient des chants. Ces chants exposaient l'ensemble des connaissances acquises
par leur race, et conservaient les traditions cosmogoniques, théologiques, historiques.
La critique moderne n'a pas à la disposition de ses études des compositions écrites
remontant à la véritable époque nationale. Toutefois il est, dans le fonds commun des
richesses intellectuelles appartenant aux nations romanes comme aux peuples
germaniques, un certain coin marqué d'une origine toute spéciale, que l'on peut
revendiquer pour les Celtes. On trouve aussi, chez les Irlandais, les montagnards du
nord de l'Écosse et les Bretons de l'Armorique, des productions en prose et en vers
composées dans les dialectes locaux.

1
2
3

Strabon, IV, 3.
M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, Introduct.
Cæs., de Bello Gall., IV, 2.

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71

L'attention des érudits s'est fixée avec intérêt sur ces œuvres de la muse populaire.
Elle leur a dû quelquefois de ressaisir les traces de quelques linéaments de l'ancienne
physionomie du monde kymrique. Malheureusement, je le répète, ces compositions
sont loin d'appartenir à la véritable antiquité. C'est tout ce que peuvent faire leurs
admirateurs les plus enthousiastes, que d'en reporter quelques fragments au cinquième
siècle 1, date bien jeune pour permettre de juger de ce que pouvaient être les ouvrages
celtiques à l'époque anté-romaine, au temps où l'esprit de la race était indépendant
comme sa politique. En outre, on ressent, à l'aspect de ces œuvres, une défiance dont il
n'est guère possible de se débarrasser, si l'on veut garder l'oreille ouverte à la voix de
la raison. Bien que leur authenticité, en tant que produits des bardes gallois ou
armoricains, des sennachies irlandais ou gaëliques, soit incontestable, on est frappé de
leur ressemblance extrême avec les inspirations romaines et germaniques des siècles
auxquels elles appartiennent.
La comparaison la plus superficielle rend cette vérité par trop notoire. Les allures
de la pensée, les formes matérielles de la poésie, sont identiques 2. Le goût est tout
semblable pour la recherche énigmatique, pour la tournure sentencieuse du récit, pour
l'obscurité sibyllienne, pour la combinaison ternaire des faits, pour l'allitération. À la
vérité, on peut admettre que ces marques caractéristiques sont dues précisément à des
emprunts primordiaux opérés sur le génie celtique par le monde germanique naissant.
Tout porte à croire, en effet, que, dans le domaine moral, les Arians Germains ont dû
prendre énormément des Kymris, puisque, dans l'ordre des faits ethniques et linguistiques, ils se sont laissé si puissamment modifier par eux. Mais, tout en reconnaissant
comme admissible et même comme nécessaire ce point de départ, il n'en est pas moins
très vraisemblable que les formes, les habitudes littéraires, désormais communes, ont
pu, à la suite des invasions du Ve siècle, rentrer dans le patrimoine des Celtes, et, cette
fois, fortement développées et enrichies par des apports dus à l'essence particulière des
conquérants.
Les Kymris des quatre premiers siècles de l'Église étaient, en tant que Kymris,
tombés bien bas et devenus fort peu de chose. Leur vie intellectuelle, dépouillant son
originalité, fut, comme le sang de la plupart de leurs nations, extrêmement altérée par
l'influence romaine. La question n'en est pas une pour ce qui concerne la Gaule. Les
compositions des ovates avaient péri en laissant peu de traces. Il n'en fut nullement de
ces œuvres comme de celles des Étrusques, qui, bien que frappés d'impopularité
auprès des vieux Sabins par la prétendue barbarie de la langue, n'en maintinrent pas
moins leur importance et leur dignité, grâce à leur valeur historique. Le généalogiste et
l'antiquaire se virent contraints d'en tenir compte, de les traduire, de les faire entrer,
bien qu'en les transformant, dans la littérature dominante. La Gaule n'eut pas autant de
bonheur. Ses peuples consentirent à l'abandon presque complet d'un patrimoine qu'ils
apprirent rapidement à mépriser, et, sous toutes les faces où ils pouvaient s'examiner
eux-mêmes, ils s'arrangèrent de façon à devenir aussi Latins que possible. Je veux que
les idées de terroir, peut-être même quelques anciens chants, traduits et défigurés, se
1
2

La Villemarqué, Barzaz Breiz, t. I, p. XIV.
Voir le chant gallois attribué à Taliesin. (La Villemarqué, t. I, p. XIV). C'est un véritable sermon
chrétien de l'époque

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soient conservés dans la mémoire du peuple. Ce fonds, resté celtique au point de vue
absolu, a cessé de l'être littérairement parlant, puisqu'il n'a vécu qu'à la condition de
perdre ses formes.
Il faut donc considérer, à partir de l'époque romaine, les nations celtiques de la
Gaule, de la Germanie, du pays helvétien, de la Rhétie, comme devenues étrangères à
la nature spéciale de leur inspiration antique, et se borner à ne plus reconnaître chez
elles que des traditions de faits et certaines dispositions d'esprit qui, persistant avec la
mesure du sang des Kymris demeuré dans le nouveau mélange ethnique, ne gardaient
d'autre puissance que de prédisposer les populations nouvelles à reprendre un jour
quelques-unes des voies jadis familières à l'intelligence spéciale de la race gallique.
Les Celtes du continent, ainsi mis hors de cause longtemps avant la venue des
Germains, il reste à examiner si ceux des îles de Bretagne, d'Irlande, ont conservé
quelques débris du trésor intellectuel de la famille, et ce qu'ils en ont pu transmettre à
leur colonie armoricaine.
César considère les indigènes de la grande île comme fort grossiers. Les Irlandais
l'étaient encore davantage. À la vérité, les deux territoires passaient pour sacrés, et
leurs sanctuaires étaient en vénération auprès des druides. Mais, autre chose est la
science hiératique, autre la science profane. J'indiquerai plus bas les motifs qui me
portent à croire la première très anciennement corrompue et avilie chez les Bretons. La
seconde était évidemment peu cultivée par eux non pas parce que ces insulaires
vivaient dans les bois ; non pas parce qu'ils n'avaient pour villes que des circonvallations de branches d'arbres au milieu des forêts ; non pas parce que la dureté de leurs
mœurs autorisait, à tort ou à raison, à les accuser d'anthropophagie ; mais parce que les
traditions génésiaques qu'on leur attribue contiennent une trop faible proportion de
faits originaux.
La prédominance des idées classiques y est évidente. Elle saute aux yeux, et elle ne
nous apparaît même pas sous le costume latin ; c'est dans la forme chrétienne, dans la
forme monacale, dans le style de pensée germano-romain, qu'elle s'offre à nos
regards 1. Aucun observateur de bonne foi ne peut se refuser à reconnaître que les
pieux cénobites du VIe siècle ont, sinon composé toutes ses œuvres, du moins donné le
ton à leurs compositeurs, même païens. Dans tous ces livres, à côté de César et de ses
soldats, on voit apparaître les histoires bibliques : Magog et les fils de Japhet, les
Pharaons et la terre d'Égypte ; puis le reflet des événements contemporains : les
Saxons, la grandeur de Constantinople, la puissance redoutée d'Attila.
De ces remarques je ne tire pas la conséquence qu'il n’existe absolument aucun
reste de souvenir véritablement ancien dans cette littérature ; mais je pense qu'elle
appartient, totalement dans ses formes et presque entièrement dans le fond, à l'époque
où les indigènes n'étaient plus seuls à habiter leurs territoires, à l'époque où leur race
avait cessé d'être uniquement celtique, à celle où le christianisme et la puissance
germanique, bien que trouvant encore parmi eux de grandes résistances, n'en étaient
1

Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 55.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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pas moins victorieux, dominateurs, et capables de plier à leurs vues l'intelligence
intimidée des plus haineux ennemis.
Toutes ces raisons, en établissant que les groupes parlant, depuis l'ère chrétienne,
des dialectes celtiques, avaient, depuis longtemps, perdu toute inspiration propre,
appuient encore cette proposition, avancée tout à l'heure, que, si le génie germanique
s'est, à son origine, enrichi d'apports kymriques, c'est sous son influence, c'est avec ce
qu'il a rendu aux peuplades gaéliques, galloises et bretonnes, que s'est composée, vers
le Ve siècle, la littérature de ces tribus, littérature que dès lors on est en droit d'appeler
moderne. Celle-ci n'est plus qu'un dérivé de courants multiples, non pas une source
originale. Je ne répéterai donc pas, avec tant de philologues, que les habitants celtiques
de l'Angleterre possédaient, à l'aurore de l'âge féodal, des chants et des romans
purement tirés de leur propre invention, et qui ont fait le tour de l'Europe ; mais, tout
au contraire, je dirai que, de même que les moines irlandais, les sculdées ont brillé
d'un éclat de science théologique, d'une énergie de prosélytisme tout à fait admirable
et étranger aux habitudes égoïstes et peu enthousiastes des races galliques, de même
leurs poètes, placés sous les mêmes influences étrangères, ont puisé dans le conflit
d'idées et d'habitudes qui en résultèrent, dans le trésor des traditions si variées ouvert
sous leurs yeux, enfin dans le faible et obscur patrimoine qui leur avait été légué par
leurs pères, cette série de productions qui a, en effet, réussi dans toute l'Europe, mais
qui a dû son vaste succès à ce motif même qu'elle ne reflétait pas les tendances
absolues d'une race spéciale et isolée : tout au contraire, elle était à la fois le produit de
la pensée celtique, romaine et germanique, et de là son immense popularité.
Cette opinion ne serait assurément pas soutenable, elle serait même opposée à
toutes doctrines de ce livre, si la pureté de race qu'on attribue généralement aux
populations parlant encore le celtique était prouvée. L'argument, et c'est le seul dont on
se sert pour l'établir, consiste dans la persistance de la langue. On a déjà vu plusieurs
fois, et notamment 1 à propos des Basques, combien cette manière de raisonner est peu
concluante . Les habitants des Pyrénées ne sauraient passer pour les descendants d'une
race primitive, encore moins d'une race pure ; les plus simples considérations physiologiques s'y opposent. Les mêmes raisons ne font pas moins de résistance à ce que les
Irlandais, les montagnards de l'Écosse, les Gallois, les habitants de la Cornouaille
anglaise et les Bretons soient considérés comme des peuples typiques et sans mélange.
Sans doute, on rencontre, en général, parmi eux, et chez les Bretons surtout, des
physionomies marquées d'un cachet bien particulier ; mais nulle part on n'aperçoit
cette ressemblance générale des traits, apanage, sinon des races pures, au moins des
races dont les éléments sont depuis assez longtemps amalgamés pour être devenus
homogènes. Je n'insiste pas sur les différences très graves que présentent les groupes
néo-celtiques quand on les compare entre eux. La persistance de la langue n'est donc
pas, ici plus qu'ailleurs, une garantie certaine de pureté quant au sang. C'est le résultat
des circonstances locales, fortement servies par les positions géographiques.
Ce que la physiologie ébranle, l'histoire le renverse. On sait de la manière la plus
positive que les expéditions et les établissements des Danois et des Norwégiens dans
1

Vid. supra et livre Ier.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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les îles semées autour de la Grande-Bretagne et de l'Irlande ont commencé de très
bonne heure 1. Dublin a appartenu à des populations et à des rois de race danoise, et un
écrivain on ne peut plus compétent a solidement établi que les chefs des clans écossais
étaient, au moyen âge, d'extraction danoise, comme leurs nobles ; que leur résistance à
la couronne avait pour appuis les dominateurs danois des Orcades, et que leur chute,
au XIIe siècle, fut la conséquence de celle de ces dynastes, leurs parents 2
Dieffenbach constate, en conséquence, l'existence d'un mélange scandinave et
même saxon très prononcé chez les Highlanders. Avant lui, Murray avait reconnu
l'accent danois dans le dialecte du Buchanshire, et Pinkerton, analysant les idiomes de
l'île entière, avait également signalé, dans une province qui passe d'ordinaire pour
essentiellement celtique, le pays de Galles, des traces si évidentes et si nombreuses du
saxon, qu'il nomme le gallois a saxonised celtic 3.
Ce sont là les principaux motifs qui me semblent s'opposer à ce que l'on puisse
considérer les ouvrages gallois, erses ou bretons comme reproduisant, même d'une
manière approximative, soit les idées, soit le goût des populations kymriques de
l'occident européen. Pour se former une idée juste à ce sujet, il me paraît plus exact de
choisir un terrain d'abstraction. Prenons en bloc les productions romaines et germaniques ; résumons, d'autre part, tout ce que les historiens et les polygraphes nous ont
transmis d'aperçus et de détails sur le génie particulier des Celtes, et nous en pourrons
tirer les conclusions suivantes.
L'exaltation enthousiaste, observée en Orient, n'était pas le fait de la littérature des
Galls. Soit dans les ouvrages historiques, soit dans les récits mythiques, elle aimait
l'exactitude, ou, à défaut de cette qualité, ces formes affirmatives et précises qui,
auprès de l'imagination, en tiennent lieu 4. Elle cherchait les faits plus que les
sentiments ; elle tendait à produire l'émotion, non pas tant par la façon de dire, comme
les Sémites, que par la valeur intrinsèque, soit tristesse, soit énergie, de ce qu'elle
énonçait. Elle était positive, volontiers descriptive, ainsi que le voulait l'alliance intime
qui la rapprochait du sang finnique, ainsi qu'on en voit l'exemple dans le génie chinois,
et, par son défaut intime de chaleur et d'expansion, volontiers elliptique et concise.
Cette austérité de forme lui permettait d'ailleurs une sorte de mélancolie vague et
facilement sympathique qui fait encore le charme de la poésie populaire dans nos pays.
1

2
3

4

Dieffenbach, Celtica 11, 2e Abth., p. 310 et pass. - Tacite n'hésitait déjà pas à reconnaître parmi les
habitants de la Calédonie la présence d'une race germanique : « Rutilæ Caledoniam « habitantium
comæ, magni artus germanicum originem adseverant. » (Vita Agric., II) – Je n’en conclus pas que
tous les Calédoniens étaient des Germains ; mais rien ne s'oppose à ce qu'en effet il y eût alors des
immigrants germains en Écosse.
Ibid.
Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 286. Sur l'extrême appauvrissement du breton et les mutilations
qu'il a subies en se rapprochant dans ses formes grammaticales du français moderne, voir La
Villemarqué, Barzaz Breiz, t. I, p. LXI.
M. de La Villemarqué relève avec raison, chez les auteurs des chants populaires de l'Europe,
l'habitude de fixer aussi exactement que possible le lieu et la date des faits rapportés. (Barzaz Breiz,
t. I, p. XXVI.) Le but de ce qu'il appelle le poète de la nature « est toujours, dit-il, de rendre la
réalité. » (P. XXVIII.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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On trouvera, je l'espère, cette appréciation admissible, si l'on se rappelle qu'une
littérature est toujours le reflet du peuple qui l'a produite, le résultat de son état
ethnique, et si l'on compare les conclusions qui ressortent de cette vérité avec
l'ensemble des qualités et des défauts que le contenu des pages précédentes a fait
apercevoir dans le mode de culture des nations celtiques.
Il en résulte sans doute que les Kymris ne pouvaient pas être doués, intellectuellement, à la manière des nations mélanisées du sud. Si cette condition mettait son
empreinte sur leurs productions littéraires, elle n'était pas moins sensible dans le
domaine des arts plastiques. De tout le bagage que les Galls ont laissé derrière eux en
ce genre, et que leurs tombes nous ont rendu, on peut admirer la variété, la richesse, la
bonne et solide confection : il n'y a pas lieu de s'extasier sur la forme. Elle y est des
plus vulgaires, et ne fournit aucune trace qui puisse faire reconnaître un esprit amusé,
comme dans l'Asie antérieure, à donner de belles apparences aux moindres objets ou
sentant le besoin de plaire à des yeux exigeants 1.
Il est vraiment curieux que César, qui s'étend avec assez de complaisance sur tout
ce qu'il a rencontré dans les Gaules, et qui loue avec beaucoup d'impartialité ce qui le
mérite, ne se montre aucunement séduit par la valeur artistique de ce qu'il observe. Il
voit des villes populeuses, des remparts très bien conçus et exécutés : il ne mentionne
pas une seule fois un beau temple 2. S'il parle des sanctuaires aperçus par lui dans les
cités, cet aspect ne lui inspire ni éloge ni blâme, ni expression de curiosité. Il paraît
que ces constructions étaient, comme toutes les autres, appropriées à leur but, et rien
de plus. J'imagine que ceux de nos édifices modernes qui ne sont copiés ni du grec, ni
du romain, ni du gothique, ni de l'arabe, ni de quelque autre style, inspirent la même
indifférence aux observateurs désintéressés.
On a trouvé, outre les armes et les ustensiles, un très petit nombre de représentations figurées de l'homme ou des animaux. J'avoue même que je n'en connais pas
d'exemple bien authentique.
Le goût général, semblerait-il donc, ne portait pas les fabricants ou les artistes à ce
genre de travail. Le peu qu'on en possède est fort grossier et tel que le moindre
manœuvre en saurait faire autant. L'ornementation des vases, des objets en bronze ou
en fer, des parures en or ou en argent, est de même dénuée de goût, à moins que ce ne
soient des copies d'œuvres grecques ou plutôt romaines, particularité qui indique,
lorsqu'elle se rencontre, que l'objet observé appartient à l'époque de la domination des
Césars, ou du moins à un temps qui en est assez rapproché. Dans les périodes
nationales, les dessins en spirales simples et doubles ou en lignes ondulées sont
extrêmement communs : c'est même le sujet le plus ordinaire.
1
2

Keferstein, Ansichten, t. I p. 334.
Le fait que les Celtes élevaient des sanctuaires dans leurs villes, à Toulouse entre autres, prouve que
les dolmens n'appartenaient pas à leur culte ordinaire. Strabon, parlant de l'ancienne splendeur des
Tectosages, raconte qu'ils déposaient leurs trésors dans les chapelles, (mot grec) ou dans les étangs
sacrés, (mots grecs). Si les dolmens avaient été ces (mot grec), leur forme les aurait rendus trop
remarquables pour que Posidonius n'en eût pas fait la description. (Strab., IV, 13.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Nous avons vu que les gravures observées sur les plus beaux dolmens de
construction finnique affectaient ordinairement cette forme. Il semblerait donc que les
Celtes, tout en gardant leur supériorité vis-à-vis des habitants antérieurs du pays, se
sont sentis assez pauvrement pourvus du côté de l'imagination pour ne pas dédaigner
les leçons de ces malheureux 1. Mais, comme de pareils emprunts ne s'opèrent jamais
qu'entre nations parentes, en trouver la marque peut servir à faire remarquer qu'outre
les mélanges jaunes, déjà subis pendant la durée de la migration à travers l'Europe, les
Celtes en contractèrent beaucoup d'autres avec les édificateurs des dolmens dans la
plupart des contrées où ils s'établirent, sinon dans toutes. Cette conclusion n'a rien
d'inattendu pour l'esprit du lecteur : de puissants indices l'ont déjà signalée.
Il en est d'ailleurs d'autres encore, et d'une nature plus relevée et plus importante
que de simples détails d'éducation artistique. C'est ici le lieu d'en parler avec quelque
insistance.
Quand j'ai dit que le système aristocratique était en vigueur chez les Galls, je n'ai
pas ajouté, ce qui pourtant est nécessaire, que l'esclavage existait également parmi eux.
On voit que leur mode de gouvernement était assez compliqué pour mériter une
sérieuse étude. Un chef électif, un corps de noblesse moitié sacerdotale, moitié militaire, une classe moyenne, bref l'organisation blanche, et, au-dessous, une population
servile. Sauf le brillant des couleurs, on croit se retrouver dans l'Inde.
Dans ce dernier pays, les esclaves, aux temps primitifs, se composaient de noirs
soumis par les Arians. En Égypte, les basses castes ayant été également formées, et
presque en totalité, de nègres, force est d'en conclure qu'elles devaient de même leur
situation à la conquête ou à ses conséquences. Dans les États chamo-sémitiques, à Tyr,
à Carthage, il en était ainsi. En Grèce, les Hélotes lacédémoniens, les Pœnestes
thessaliens et tant d'autres catégories de paysans attachés à la glèbe, étaient les descendants des aborigènes soumis. Il résulte de ces exemples que l'existence de populations
serviles, même avec des nuances notables dans le traitement qui leur est infligé, dénote
toujours des différences originelles entre les races nationales.
L'esclavage, ainsi que toutes les autres institutions humaines, repose sur d'autres
conditions encore que le fait de la contrainte. On peut, sans doute, taxer cette institution d'être l'abus d'un droit ; une civilisation avancée peut avoir des raisons
philosophiques à apporter au secours de raisons ethniques, plus concluantes, pour la
détruire : il n'en est pas moins incontestable qu'à certaines époques l'esclavage a sa
légitimité, et on serait presque autorisé à affirmer qu'il résulte tout autant du
consentement de celui qui le subit que de la prédominance morale et physique de celui
qui l'impose.

1

Telle est la persistance des goûts dans les races qu'aux environs de Francfort-sur-le-Main, où l'on
trouve beaucoup de maisons construites à la manière celtique, les dessins dont ces maisons sont
ornées reproduisent constamment les mêmes spirales qui se voient sur les monuments de Gavr-Innis.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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On ne comprend pas qu'entre deux hommes doués d'une intelligence égale ce pacte
subsiste un seul jour sans qu'il y ait protestation et bientôt cessation d'un état de choses
illogique. Mais on est parfaitement en droit d'admettre que de tels rapports s'établissent
entre le fort et le faible, ayant tous deux pleine conscience de leur position mutuelle, et
ravalent ce dernier à une sincère conviction que son abaissement est justifiable en
saine équité.
La servitude ne se maintient jamais dans une société dont les éléments divers se
sont un tant soit peu fondus. Longtemps avant que l'amalgame arrive à sa perfection,
cette situation se modifie, puis s'abolit. Bien moins encore est-il possible que la moitié
d'une race dise à son autre moitié : « Tu me serviras, » et que l'autre obéisse 1.
De tels exemples ne se sont jamais produits, et ce que le poids des armes pourrait
consacrer un moment, n'étant jamais ratifié par la conscience des opprimés, fragile et
vacillant, s'anéantirait bientôt. Ainsi, partout où il y a esclavage, il y a dualité ou
pluralité de races. Il y a des vainqueurs et des vaincus, et l'oppression est d'autant plus
complète que les races sont plus distinctes. Les esclaves, les vaincus, chez les Galls, ce
furent les Finnois. Je ne m'arrêterai pas à combattre l'opinion qui veut apercevoir dans
la population servile de la Celtique des tribus ibériennes proprement dites. Rien
n'indique que cette famille hispanique ait jamais occupé les provinces situées au nord
de la Garonne 2. Puis les différences n'étaient pas telles entre les Galls et les maîtres de
l’Espagne, que ces derniers aient pu être abaissés en masse au rôle d'esclaves vis-à-vis
de leurs dominateurs. Quand des expéditions kymriques, pénétrant dans la Péninsule,
allèrent y troubler tous les rapports antérieurs, nous en voyons résulter des expulsions
et des mélanges ; mais tout démontre que, la guerre finie, il y eut, entre les deux
parties contendantes, des relations généralement basées sur la reconnaissance d'une
certaine égalité 3.
Il en fut absolument de même pour d'autres groupes à demi blancs, apparentés aux
Ibères d'assez près, et plus tard aux Galls. Ces groupes étaient composés de Slaves qui,
1

2

3

On opposera peut-être à ceci qu'en Russie comme en Pologne le servage est d'institution récente ;
mais il faut observer, d'abord, que la situation du paysan de l'empire mérite à peine ce nom ; puis,
dans les deux pays, elle se transforme rapidement en liberté complète, preuve qu'elle n'a jamais été
subie sans protestation. Elle n'aura donc constitué qu'un accident transitoire, résultat naturel de la
superposition de races différemment douées ; car, en Pologne aussi bien qu'en Russie, la noblesse est
issue de conquérants étrangers. Aujourd'hui, cette ligne de démarcation ethnique disparaissant ou
ayant disparu, le servage n'a plus de raison d'être et le prouve en s'éteignant.
Le rapprochement que l'on peut établir entre le nom de la nation hispanique métisse des Ligures et
celui du fleuve de Loire, Liger, prouverait simplement que les Ligures avaient adopté le nom de la
tribu austro-celtique paternelle, qui leur semblait plus honorable que celui de tout autre peuple, ibère
d'origine, dont ils pouvaient également descendre. L'héritage de cette partie de leur généalogie se
composait de souvenirs moins brillants. (Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 22.) - Voir encore le
même auteur pour le nom des Llœgrwys, que les Triades gaéliques rattachent à la souche primitive
des Kymris. (Ibid., 27- Abth., p. 71 et 130.)
Les Celtibériens, produit de l'hymen des deux peuples, se montrèrent peut-être un peu supérieurs
aux familles d'où ils sortaient. J'ai déjà fait remarquer que ce fait était assez ordinaire dans les
alliages d'espèces inférieures ou secondaires. (Voir t. I, livre Ier.) Dieffenbach (Celtica II, 2e Abth.,
p. 47) fait cette même observation, précisé ment à propos du sujet dont il s'agit ici.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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semés sur plusieurs points des pays celtiques, y vivaient sporadiquement, côte à côte
avec les Kymris. Les mêmes motifs qui empêchaient les Ibères d'Espagne, envahis par
les Celtes, d'être réduits en esclavage, assuraient à ces Wendes, perdus loin du gros de
leur race, une attitude d'indépendance. On les voit formant dans l'Armorique une
nation distincte, et y portant leur nom national de Veneti. Ces Vénètes avaient aussi
dans le pays de Galles actuel une partie des leurs 1, dont la résidence était Wenedotia
ou Gwineth. La Vilaine s'appelait, d'après eux, Vindilis. La ville de Vannes garde aussi
bien dans son nom une trace de leur souvenir, et ce qui est assez curieux, c'est qu'elle
le garde dans la forme que les Finnois donnent au mot Wende : Wane 2.
Une tribu gallique, parente des Vénètes, les Osismii, possédait un port qu'elle
nommait Vindana 3. Bien loin de là encore, sur l'Adriatique et tout à côté des Celtes
Euganéens, résidaient les Veneti, Heneti ou Eneti, dont la nationalité est un fait
historiquement reconnu, mais qui, bien que parlant une langue particulière, avaient
absolument les mêmes mœurs que les Galls, leurs voisins. Plusieurs autres populations
slaves, celtisées dans des proportions diverses, vivaient au nord-est de l'Allemagne et
sur la ligne des Krapacks, côte à côte avec les nations galliques.
Tous ces faits démontrent que les Slaves de la Gaule et de l'Italie, comme les
Ibères d'Espagne, conservaient un rang assez digne et faisaient nombre parmi les États
kymriques auxquels ils s'étaient alliés. Sans donc songer à déshonorer gratuitement
leur mémoire, cherchons la race servile où elle put être : nous ne trouvons que les
Finnois.
Leur contact immédiat devait nécessairement exercer sur leurs vainqueurs, bientôt
leurs parents, une influence délétère. On en retrouve les preuves évidentes.
Au premier rang il faut mettre l'usage des sacrifices humains, dans la forme où on
les pratiquait, et avec le sens qu'on leur donnait. Si l'instinct destructif est le caractère
indélébile de l'humanité entière, comme de tout ce qui a vie dans la nature, c'est
assurément parmi les basses variétés de l'espèce qu'il se montre le plus aiguisé. À ce
titre, les peuples jaunes le possèdent tout aussi bien que les noirs. Mais, attendu que
les premiers le manifestent au moyen d'un appareil spécial de sentiments et d'actions,
il s'exerçait aussi chez les Galls, atteints par le sang finnique, d'une autre façon que
chez les nations sémitiques, imbues de l'essence mélanienne. On ne voyait pas, dans
les cantons celtiques, les choses se passer comme aux bords de l'Euphrate. Jamais, sur
des autels publiquement élevés au milieu des villes, au centre de places inondées de la
clarté du soleil, les rites homicides du sacerdoce druidique ne s'accomplirent
1
2
3

Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 260.
Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 260.
En breton, Gwenet et Wenet. C'est une règle curieuse que là où les Hellènes mettaient le digamma et
où les Grecs modernes placent le C, les Celtes, les Latins et les Slaves emploient le W. Le digamma
se confond avec l'esprit rude ; les dialectes gothiques, et le sanscrit même, remplacent le W par le H.
(Shaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 160.) On trouve encore en France la racine Vend dans
plusieurs autres noms de lieux à l'ouest, tels que Vendôme et la Vendée. Strabon nomme encore des
(mot grec) ou Vennones au-dessus de Côme, à côté des Rhétiens, non loin, par conséquent, des
Vénètes de l'Adriatique. (L. IV, 6.) - Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 342, 219, 220, 222.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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impudemment, avec une sorte de rage bruyante, solennelle, délirante, joyeuse de nuire.
Le culte morose et chagrin de ces prêtres d'Europe ne visait pas à repaître des
imaginations ardentes par le spectacle enivrant de cruautés raffinées. Ce n'était pas à
des goûts savants dans l'art des tortures qu'il fallait arracher des applaudissements. Un
esprit de sombre superstition, amant des terreurs taciturnes, réclamait des scènes plus
mystérieuses et non moins tragiques. À cette fin, on réunissait un peuple entier au fond
des bois épais. Là, pendant la nuit, des hurlements poussés par des invisibles
frappaient l'oreille effrayée des fidèles. Puis, sous la voûte consacrée du feuillage
humide qui laissait à peine tomber sur une scène terrible la clarté douteuse d'une lune
occidentale, sur un autel de granit grossièrement façonné, et emprunté à d'anciens rites
barbares, les sacrificateurs faisaient approcher les victimes et leur enfonçaient, en
silence, le couteau d'airain dans la gorge ou dans le flanc. D'autres fois, ces prêtres
remplissaient de gigantesques mannequins d'osier de captifs et de criminels, et
faisaient tout flamber dans une des clairières de leurs grandes forêts.
Ces horreurs s'accomplissaient comme secrètement ; et, tandis que le Chamite
sortait de ses boucheries hiératiques ivre de carnage, rendu insensé par l'odeur du sang
dont on venait de lui gonfler les narines et le cerveau, le Gall revenait de ses solennités
religieuses, soucieux et hébété d'épouvante. Voilà la différence : à l'un, la férocité
active et brûlante du principe mélanien ; à l'autre, la cruauté froide et triste de
l'élément jaune. Le nègre détruit parce qu'il s'exalte, et s'exalte parce qu'il détruit.
L'homme jaune tue sans émotion et pour répondre à un besoin momentané de son
esprit. J'ai montré, ailleurs, qu'à la Chine l'adoption de certaines modes féroces, comme d'enterrer des femmes et des esclaves avec le cadavre d'un prince, correspondait à
des invasions de nouveaux peuples jaunes dans l'empire.
Chez les Celtes, tout l'ensemble du culte portait également témoignage de cette
influence. Ce n'est pas que les dogmes et certains rites fussent absolument dépouillés
de ce qu'ils devaient à l'origine primitivement noble de la famille. Les mythologues y
ont découvert de frappantes analogies avec les idées hindoues, surtout quant aux
théories cosmogoniques. Le sacerdoce lui-même, voué à la contemplation et à l'étude,
façonné aux austérités et aux fatigues, étranger à l'usage des armes, placé au-dessus,
sinon au dehors de la vie mondaine, et jouissant du droit de la guider, tout en ayant le
devoir d'en faire peu de cas, ce sont là autant de traits qui rappellent assez bien la
physionomie des purohitas.
Mais ces derniers ne dédaignaient aucune science et pratiquaient toutes les façons
de perfectionner leur esprit. Les druides avilis s'en tenaient à des enseignements à
jamais fermés et à des formes traditionnelles. Ils ne voulaient rien savoir au delà, ni
surtout rien communiquer, et les terreurs dangereuses dont ils entouraient leurs
sanctuaires, les périls matériels qu'ils accumulaient autour des forêts ou des landes qui
leur servaient d'école, étaient moins rébarbatifs encore que les obstacles moraux
apportés par eux à la pénétration de leurs connaissances. Des nécessités analogues à
celles qui dégradèrent les sacerdoces chamitiques pesaient sur leur génie.

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Ils craignaient l'usage de l'écriture. Leur doctrine entière était confiée à la mémoire.
Bien différents des purohitas sur ce point capital, ils redoutaient tout ce qui aurait pu
faire apprécier et juger leurs idées. Ils prétendaient, seuls de leurs nations, avoir les
yeux ouverts sur les choses de la vie future. Forcés de reconnaître l'imbécillité
religieuse des masses serviles, et plus tard des métis qui les entouraient, ils n'avaient
pas pris garde que cette imbécillité les gagnait, parce qu'ils étaient des métis euxmêmes. En effet, ils avaient omis ce qui aurait pu seul maintenir leur supériorité en
face des laïques : ils ne s'étaient pas organisés en caste ; ils n'avaient pris nul soin de
garder pure leur valeur ethnique. Au bout d'un certain temps, la barbarie, dont ils
avaient cru sans doute se garantir par le silence, les avait envahis, et toutes les plates
sottises et les atroces suggestions de leurs esclaves avaient pénétré au sein de leurs
sanctuaires si bien clos, en s'y glissant dans le sang de leurs propres veines. Rien de
plus naturel.
Comme tous les autres grands faits sociaux, la religion d'un peuple se combine
d'après l'état ethnique. Le catholicisme lui-même condescend à se plier, quant aux
détails, aux instincts, aux idées, aux goûts de ses fidèles. Une église de la Westphalie
n'a pas l'apparence d'une cathédrale péruvienne ; mais, lorsque c'est de religions
païennes qu'il s'agit, comme elles sont issues presque entièrement de l'instinct des
races, au lieu de dominer cet instinct, elles lui obéissent sans réserve, reflétant son
image avec la fidélité la plus scrupuleuse. Il n'y a pas de danger, d'ailleurs, qu'elles
s'inspirent avec partialité de la partie la plus noble du sang. Existant surtout pour le
plus grand nombre, c'est au plus grand nombre qu'elles doivent parler et plaire. S'il est
abâtardi, la religion se conforme à la décomposition générale, et bientôt se fait fort
d'en sanctifier toutes les erreurs, d'en refléter tous les crimes. Les sacrifices humains,
tels qu'ils furent consentis par les druides, donnent une nouvelle démonstration de
cette vérité.
Parmi les nations galliques du continent, les plus attachées à ce rite épouvantable
étaient celles de l'Armorique. C'est, en même temps, une des contrées qui possèdent le
plus de monuments finnois. Les landes de ce territoire, le bord de ses rivières, ses
nombreux marécages, virent se conserver longtemps l'indépendance des indigènes de
race jaune. Cependant les îles normandes, la Grande-Bretagne, l'Irlande et les
archipels qui l'entourent, furent encore plus favorisés à cet égard 1.
Dans ses provinces intérieures, l'Angleterre possédait des populations celtiques
inférieures de tout point à celles de la Gaule 2, et qui, plus tard, ayant renvoyé à

1

2

Il ne serait pas impossible qu'au temps de César, les îles situées à l'embouchure du Rhin aient été
encore occupées par des tribus purement finnoises. Le dictateur raconte que les hommes qui les
habitaient étaient extrêmement barbares et féroces, et vivaient uniquement de poissons et d'œufs
d'oiseaux. Il les distingue complètement des Belges. (De Bello Gall., IV, 10.) Quant à la situation
ethnique des Celtes des îles de l'ouest, on peut juger combien elle était dégradée, par ce fait que
certaines tribus avaient adopté le nom même des jaunes et s'appelaient les Féniens. On trouve
également l'indication d'un mélange avoué dans le nom caractéristique de Fin-gal.
Strabon (IV, chap. v, 2) raconte que plusieurs peuplades de la Grande-Bretagne étaient tellement
grossières qu'ayant beaucoup de lait, elles ne savaient pas même en confectionner du fromage. Ce

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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l'Armorique des habitants pour repeupler ses campagnes désertes, lui donnèrent cette
colonie singulière qui, au milieu du monde moderne~ a conservé l'idiome des Kymris.
Certains Bas-Bretons, avec leur taille courte et ramassée, leur tête grosse, leur face
carrée et sérieuse, généralement triste, leurs yeux souvent bridés et relevés à l'angle
extrême, trahissent, pour l'observateur le moins exercé, la présence irrécusable du sang
finnique à très forte dose.
Ce furent ces hommes si mélangés, tant de l'Angleterre que de l’Armorique, qui se
montrèrent le plus longtemps attachés aux superstitions cruelles de leur religion
nationale. De tels rites étaient abandonnés et oubliés par le reste de leur famille, qu'eux
s'y cramponnaient avec passion. On peut juger du degré d'amour qu'ils lui portaient, en
songeant qu'ils conservent actuellement, dans leur préoccupation pour le droit de bris,
des notions tirées du code de morale honoré chez leurs antiques compatriotes, les
Cimmériens de la Tauride.
Les druides avaient placé parmi ces Armoricains leur séjour de prédilection. C'était
chez eux qu'ils entretenaient leurs principales écoles 1.
Conformément à l'instinct le plus obstiné de l'espèce blanche, ils avaient admis les
femmes au premier rang des interprètes de la volonté divine. Cette institution, impossible à maintenir dans les régions du sud de l'Asie, devant les notions mélaniennes, leur
avait été facile à conserver en Europe. Les hordes jaunes, tout en repoussant leurs
mères et leurs filles dans un profond état d'abjection et de servilité, les emploient
volontiers, aujourd'hui encore, aux œuvres magiques. L'extrême irritabilité nerveuse
de ces créatures les rend propres à ces emplois. J'ai déjà dit qu'elles étaient, des trois
races qui composent l'humanité, les femmes les plus soumises aux influences et aux
maladies hystériques. De là, dans la hiérarchie religieuse de toutes les nations
celtiques, ces druidesses, ces prophétesses qui, soit renfermées à jamais dans une tour
solitaire, soit réunies en congrégations sur un îlot perdu dans l'océan du Nord, et dont
l'abord était mortel pour les profanes, tantôt vouées à un éternel célibat, tantôt offertes
à des hymens temporaires ou à des prostitutions fortuites, exerçaient sur l'imagination
des peuples un prestige extraordinaire, et les dominaient surtout par l'épouvante,
C'est en employant de tels moyens que les prêtres, flattant la populace jaune de
préférence aux classes moins dégradées, maintenaient leur pouvoir en l'appuyant sur
des instincts dont ils avaient caressé et idéalisé les faiblesses. Aussi n'y a-t-il rien
d'étrange à ce que la tradition populaire ait rattaché le souvenir des druides aux

1

détail emprunte de l'intérêt à la même incapacité signalée chez plusieurs peuples jaunes. - Voir plus
loin.
Les réunions druidiques annuelles du pays Chartrain n'avaient pas pour but de traiter des questions
religieuses ; il ne s'agissait là que d'affaires temporelles. (Cæs., de Bello Gall., vi, 13.) -Une
singulière opinion des druides voulait que le peuple entier des Celtes descendît de Pluton. Cette
doctrine, reproduite par une bouche et avec des formes romaines, pourrait bien se rattacher à des
idées finnoises, et se rapprocher de celles qui mêlent constamment cette race de petite taille aux
rochers, aux cavernes et aux mines. (Cæsar, de Bello Gall., VI, 18.) Peut-être aussi n'était-ce qu'un
jeu de mots sur le nom commun à toutes les tribus : gal, qui signifie aussi obscurité, et qui, dans
cette acception, est la racine des mots teutoniques : Hœlle et Hell, l'enfer, comme du latin : caligo,
les ténèbres.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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cromlechs et aux dolmens. La religion était de toutes les choses kymriques celle qui
s'était mise le plus intimement en rapport avec les constructeurs de ces horribles
monuments.
Mais ce n'était pas la seule. La grossièreté primitive avait pénétré de toutes parts
dans les mœurs du Celte. Comme l'Ibère, comme l'Étrusque, le Thrace et le Slave, sa
sensualité, dénuée d'imagination, le portait communément à se gorger de viandes et de
liqueurs spiritueuses, simplement pour éprouver un surcroît de bien-être physique.
Toutefois, disent les documents, cette habitude avait d'autant plus de prise sur le Gall
qu'il se rapprochait davantage des basses classes 1. Les chefs ne s'y abandonnaient qu'à
demi. Dans le peuple, mieux assimilé aux populations esclaves, on rencontrait souvent
des hommes qu'une constante ivrognerie avait conduits par degrés à un complet
idiotisme. C'est encore de nos jours chez les nations jaunes que se trouvent les
exemples les plus frappants de cette bestiale habitude. Les Galls l'avaient évidemment
contractée par suite de leurs alliances finnoises, puisqu'ils y étaient d'autant moins
soumis que le sang des individus était plus indépendant de ces mélanges 2.
À tous ces effets moraux ou autres, il ne reste plus qu'à joindre les résultats
produits dans la langue des Kymris par l'association des éléments idiomatiques provenus de la race jaune. Ces résultats sont dignes de considération.
Bien que la conformation physique des Galls, très pareille à celle qu'on observa
plus tard chez les Germains, ait conservé longtemps aux premiers la marque
irréfragable d'une alliance étroite avec l'espèce blanche, la linguistique n'est arrivée
que très tard à appuyer cette vérité de son assentiment 3.
Les dialectes celtiques faisaient tant de résistance à se laisser assimiler aux langues
arianes, que plusieurs érudits crurent même pouvoir les dire de source différente.
Toutefois, après des recherches plus minutieuses, plus scrupuleuses, on a fini par
casser le premier arrêt, et d'importantes conversions ont décidément révisé le jugement. Il est aujourd'hui reconnu et établi que le breton, le gallois, Perse d'Irlande, le
gaëlique d'Écosse, sont bien des rameaux de la grande souche ariane, et parents du
sanscrit, du grec et du gothique 4. Mais combien ne faut-il pas que les idiomes
1

2

3

4

Am. Thierry, Hist. des Gaulois, t. II, p. 62. - Il ne faut pas confondre cet amour de la débauche avec
la puissance de consommation dont s'honoraient les Arians Hellènes et les Scandinaves. Pour ces
derniers peuples, c'était uniquement un signe de force chez les héros. On ne voit nulle part d'allusion
qui puisse indiquer que l'ivresse en fût le résultat et parût excusable.
Dans les populations de l'Europe actuelle l'ivrognerie est surtout répandue chez les Slaves, les restes
de la race kymrique, les Allemands slavisés du sud, et les Scandinaves métis de Finnois ; mais les
Lapons y sont les plus abandonnés de tous.
Il est bon de remarquer que la numismatique favorise ce doute. Je citerai, entre autres, une médaille
d'or des Médiomatrices, dont la face porte une figure marquée du type le plus laid, le plus vulgaire,
le plus commun, et dans lequel l'influence finnique est impossible à méconnaître. Nos rues et nos
boutiques sont remplies aujourd'hui de ce genre de physionomies. - Cabinet de S. E. M. le général
baron de Prokesch-Osten.
Pott, Encl. Ersch u. Gruber ; Indo-germanischer Sprachst., p. 87. - M. Bopp pense que le celtique
ne le cède à aucune langue européenne en abondance de mots provenant de la souche indogermanique. (Ueber die keltischem Sprachen, et Mémoires de l'Académie de Berlin, 1838, p. 189.) Il

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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celtiques soient défigurés pour avoir rendu cette démonstration si lente et si laborieuse ! Combien ne faut-il pas que d'éléments hétérogènes se soient mêlés à leur
contexture pour leur avoir donné un extérieur si différent de celui de toutes les langues
de leur famille ! Et, en effet, une invasion considérable de mots étrangers, des
mutilations nombreuses et bizarres, voilà les éléments de leur originalité.
Tels sont les dégâts accomplis dans le sang, les croyances, les habitudes, l'idiome
des Celtes, par la population esclave qu'ils avaient d'abord soumise, et qui ensuite,
suivant l'usage, les pénétra de toutes parts et les fit participer à sa dégradation. Cette
population n'était pas restée et ne pouvait rester longtemps reléguée dans son
abjection, loin du lit de ses maîtres. Les Celtes, par des mariages contractés avec elle,
firent de bonne heure éclore, de leur propre abaissement, des séries nouvelles de
capacités, d'aptitudes, et par suite de faits, qui ont, à leur tour, servi et serviront de
mobile et de ressort à toute l'histoire du monde. Les antagonismes et les mélanges de
ces forces hybrides ont, suivant les temps, favorisé le progrès social et la décadence
transitoire ou définitive. De même que dans la nature physique les plus grandes
oppositions contribuent mutuellement à se faire ressortir, de même ici les qualités
spéciales des alliages jaunes et blancs forment un repoussoir des plus énergiques à
celles des produits blancs et noirs. Chez ces derniers, sous leur sceptre, au pied de
leurs trônes magnifiques, tout embrase l'imagination, la splendeur des arts, les
inspirations de la poésie s'y décuplent et couvrent leurs créateurs des rayons étincelants d'une gloire sans pareille. Les égarements les plus insensés, les plus lâches
faiblesses, les plus immondes atrocités, reçoivent de cette surexcitation perpétuelle de
la tête et du cœur un ébranlement, un je ne sais quoi favorable au vertige. Mais, quand
on se retourne vers la sphère du mélange blanc et jaune, l'imagination se calme
soudain. Tout s'y passe sur un fond froid.
Là, on ne rencontre plus que des créatures raisonnables, ou, à ce défaut, raisonneuses. On n'aperçoit plus que rarement, et comme des accidents remarqués, de ces
despotismes sans bornes qui, chez les Sémites, n'avaient pas même besoin de s'excuser
par le génie. Les sens ni l'esprit n'y sont plus étonnés par aucune tendance au sublime.
L'ambition humaine y est toujours insatiable, mais de petites choses. Ce qu'on y
appelle jouir, être heureux, se réduit aux proportions les plus immédiatement
matérielles. Le commerce, l'industrie, les moyens de s'enrichir afin d'augmenter un
bien-être physique réglé sur les facultés probables de consommation, ce sont là les
sérieuses affaires de la variété blanche et jaune. À différentes époques, l'état de guerre
et l'abus de la force, qui en est la suite, ont pu troubler la marche régulière des
transactions et mettre obstacle au tranquille développement du bonheur de ces races
utilitaires. Jamais cette situation n'a été admise par la conscience générale, comme
devant être définitive. Tous les instincts en étaient blessés, et les efforts pour en
amener la modification ont duré jusqu'au succès.

ajoute encore que, pour la désignation des rapports grammaticaux, les dialectes celtiques n'ont pas
inventé de formes neuves non indo-germaniques, ni rien emprunté, sous ce même rapport, des
familles de langues étrangères au sanscrit. Tous leurs idiomes proviennent uniquement de
mutilations et de pertes. (Ouvr. cité, p. 195.)

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Ainsi, profondément distinctes dans leur nature, les deux grandes variétés métisses
ont été au-devant de destinées qui ne pouvaient pas l'être moins. Ce qui s'appelle durée
de force active, intensité de puissance, réalité d'action, la victoire, le royaume, devait,
nécessairement, rester un jour aux êtres qui, voyant d'une manière plus étroite,
touchaient, par cela même, le positif et la réalité ; qui, ne voulant que des conquêtes
possibles et se conduisant par un calcul terre à terre, mais exact, mais précis, mais
approprié rigoureusement à l'objet, ne pouvaient manquer de le saisir, tandis que leurs
adversaires nourrissaient principalement leur esprit de bouffées d'exagérations et de
non-sens.
Si l'on consulte les moralistes pratiques les mieux écoutés par les deux catégories,
on est frappé de l'éloignement de leurs points de vue. Pour les philosophes asiatiques,
se soumettre au plus fort, ne pas contredire qui peut vous perdre, se contenter de rien
pour braver en sécurité la mauvaise fortune, voilà la vraie sagesse.
L'homme vivra dans sa tête ou dans son cœur, touchera la terre comme une ombre,
y passera sans attache, la quittera sans regret.
Les penseurs de l'Occident ne donnent pas de telles leçons à leurs disciples. Ils les
engagent à savourer l'existence le mieux et le plus longtemps possible. La haine de la
pauvreté est le premier article de leur foi. Le travail et l'activité en forment le second.
Se défier des entraînements du cœur et de la tête en est la maxime dominante : jouir, le
premier et le dernier mot.
Moyennant l'enseignement sémitique, on fait d'un beau pays un désert dont les
sables, empiétant chaque jour sur la terre fertile, engloutissent avec le présent l'avenir.
En suivant l'autre maxime, on couvre le sol de charrues et la mer de vaisseaux ; puis
un jour, méprisant l'esprit avec ses jouissances impalpables, on tend à mettre le paradis
ici-bas, et finalement à s'avilir.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Livre cinquième

Chapitre IV
Les peuplades italiotes aborigènes.

Retour à la table des matières

Les chapitres qui précèdent ont montré que les éléments fondamentaux de la
population européenne, le jaune et le blanc, se sont combinés de bonne heure d'une
manière très complexe. S'il est resté possible d'indiquer les groupes dominants, de
dénommer les Finnois, les Thraces, les Illyriens, les Ibères, les Rasènes, les Galls, les
Slaves, il serait complètement illusoire de prétendre spécifier les nuances, retrouver les
particularités, préciser la quotité des mélanges dans les nationalités fragmentaires.
Tout ce qu'on est en droit de constater avec certitude, c'est que ces dernières étaient
déjà fort nombreuses avant toute époque historique, et cette seule indication suffira
pour établir combien il est naturel que leur état linguistique porte dans sa confusion la
trace irrécusable de l'anarchie ethnique du sang d'où elles étaient issues. C'est là le
motif qui défigure les dialectes des Galls, et rend l'euskara, l'illyrien, le peu que nous
savons du thrace, l'étrusque, même les dialectes italiotes, si difficiles à classer.
Cette situation problématique des idiomes se prononce d'autant mieux que l'on
considère des contrées plus méridionales en Europe.
Les populations immigrantes, se poussant de ce côté et y rencontrant bientôt la mer
et l'impossibilité de fuir plus loin, sont revenues sur leurs pas, se sont renversées les
unes sur les autres, se sont déchirées, enveloppées, enfin mélangées plus confusément
que partout ailleurs, et leurs langues ont eu le même sort.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Nous avons déjà contemplé ce jeu dans la Grèce continentale. Mais l'Italie surtout
était réservée à devenir la grande impasse du globe. L'Espagne n'en approcha pas. Il y
eut, dans cette dernière contrée, des tourbillonnements de peuples, mais de peuples
grands et entiers quant au nombre, tandis qu'en Italie ce furent surtout des bandes
hétérogènes qui se montrèrent et accoururent de toutes parts. De l'Italie on passa en
Espagne, mais pour coloniser quelques points épars. D'Espagne on vint en Italie en
masses diverses, comme on y venait de la Gaule, de l’Helvétie, des contrées du
Danube, de l'Illyrie, comme on y vint de la Grèce continentale ou insulaire. Par la
largeur de l'isthme qui la tient attachée au continent aussi bien que par le développement étendu de ses côtes de l'est et de l'ouest, l'Italie semblait convier toutes les
nations européennes à se réfugier sur ses territoires d'un aspect si séduisant et d'un
abord si facile. Il semble qu'aucune peuplade errante n'ait résisté à cet appel.
Quand furent achevés les temps donnés à la domination obscure des familles
finnoises, les Rasènes se présentèrent, et, après eux, ces autres nations qui devaient
former la première couche des métis blancs, maîtres du pays depuis les Alpes jusqu'au
détroit de Messine.
Elles se séparaient en plusieurs groupes qui comptaient plus ou moins de tribus.
Les tribus, comme les groupes, portaient des noms distinctifs, et parmi ces noms le
premier qui se montre, c'est, absolument comme dans la Grèce primitive, celui des
Pélasges 1. À leur suite, les chroniqueurs amènent bientôt d'autres Pélasges sortis de
l'Hellade, de sorte qu'aucun lieu ne saurait être mieux choisi et aucune occasion plus
convenable pour examiner à fond ces multitudes qui, aux yeux des Grecs et des
Romains, représentaient les sociétés primitivement cultivées, voyageuses et conquérantes de leur histoire.
La dénomination de Pélasge n'a pas de sens ethnique. Elle ne suppose pas une
nécessaire identité d'origine entre les masses auxquelles on l'attribue 2. Il se peut que
cette identité ait existé ; c'est même, dans certains cas, l'opinion plausible, mais
assurément l'ensemble des Pélasges y échappe, et, par conséquent, le mot, en tant
qu'indiquant une nationalité spéciale, est absolument sans valeur 3.
Sous un certain point de vue cependant, il acquiert un mérite relatif. Tout ainsi que
son synonyme aborigène, il n'a jamais été appliqué, par les annalistes anciens, qu'à
des populations blanches ou à demi blanches, de la Grèce ou de l'Italie, que l'on
supposait primitives 4. Il est donc pourvu, au moins, d'une signification géographique,
1
2
3

4

Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 206.
Voir plus haut.
Hérodote, parlant des Pélasges de Dodone, remarque qu'ils considéraient les dieux comme de
simples régulateurs anonymes de l'univers, et nullement comme en étant les créateurs. C'est le
naturalisme arian. Ces Pélasges semblent donc avoir été des Illyriens Arians, ce que n'étaient pas
d'autres Pélasges. (Hérod., II, 52.)
Abeken, Mittel-italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 18 et 125: « Si nous « considérons
cette race grecque primitive que l'Italie se partage avec l'Hellade, il est à « remarquer qu'on la
reconnaît sur les deux points, non seulement aux bases des deux « langues, qui sont identiques, mais

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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ce qui n'est pas dénué d'utilité pour élaborer l'éclaircissement de la question de race.
Mais là s'arrêtent les services qu'il faut en attendre. Si ce n'est pas beaucoup, encore
est-ce quelque chose.
En Grèce, les populations pélasgiques jouent le rôle d'opprimées, d'abord devant
les colonisateurs sémites, ensuite devant les émigrants arians-hellènes. Il ne faut pas
surfaire le malheur de ces victimes : la sujétion qu'on leur imposait avait des bornes 1.
Dans son étendue la plus grande, elle s'arrêtait au servage. L’aborigène vaincu et
soumis devenait le manant du pays. Il cultivait la terre pour ses conquérants, il
travaillait à leur profit. Mais, ainsi que le comporte cette situation, il restait maître
d'une partie de son travail et conservait suffisamment d'individualité 2. Toute subordonnée qu'elle était, cette attitude valait mieux, à mille égards, que l'anéantissement
civil auquel étaient réduites partout les peuplades jaunes. Puis, les Pélasges de la
Grèce n'avaient pas été indistinctement asservis. Nous avons vu que la plupart des
Sémites, puis des Arians Hellènes s'établirent sur l'emplacement des vinages
aborigènes, en conservèrent souvent les noms anciens, et s'allièrent avec les vaincus de
manière à produite bientôt un nouveau peuple. Ainsi les Pélasges ne furent pas traités
en sauvages. On les subordonna sans les annihiler. On leur accorda un rang conforme
à la somme et au genre de connaissances et de richesses qu'ils apportaient dans la
communauté.
Cette dot était certainement d'une nature grossière : les aptitudes et les produits
agricoles en faisaient le fond. Le poète de ces aborigènes, qui est Hésiode, non pas
comme issu de leur race, mais parce qu'il a surtout envisagé et célébré leurs travaux,
nous les montre fort attachés aux emplois rustiques. Ces pasteurs sont également
habiles à élever de grands murs, à bâtir des chambres funéraires, à amonceler des
tumulus de terre d'une imposante étendue 3. Or, toutes ces œuvres, nous les avons déjà
observées dans les pays celtiques. Nous les reconnaissons pour semblables, quant aux
traits généraux, à celles qui ont couvert le sol de la France et de l'Allemagne, sous
l'action des premiers métis blancs.
Les auteurs grecs ont analysé les idées religieuses des aborigènes. Ils ont dit leur
respect pour le chêne 4, l'arbre druidique. Ils les ont montrés croyant aux vertus
prophétiques de ce patriarche des bois, et cherchant dans la solitude des vertes forêts la
présence de la Divinité. Ce sont là des habitudes, des notions toutes galliques. Ces
mêmes Pélasges avaient encore l'usage d'écouter les oracles de femmes consacrées, de
prophétesses semblables aux Alrunes, qui exerçaient sur leurs esprits une domination

1
2
3

4

encore dans les plus anciens restes d'architecture. » – Voir encore même ouvrage, p. 82. – O, Muller,
die Etrusker, p. 27 et 56. – Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 363. – Strabon, V, 2, 4.
Voir plus haut.
Voir plus haut.
On ne doit pas oublier que ces constructions, formées de blocs entassés et encastrés l'un sur l'autre,
d'après leurs formes naturelles, n'ont rien de commun avec les édifices arians-helléniques, où les
pierres sont taillées d'une façon régulière.
Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, t. I, p. 203. Cette adoration se perpétua longtemps parmi les
populations agricoles de l'Arcadie. – « Habitæ Graiis oracula quercus. » (Georg., II, 16.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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absolue 1. Ces devineresses furent les mères des sibylles, et, dans un rang moins élevé,
elles eurent aussi pour postérité les magiciennes de la Thessalie 2.
On ne doit pas non plus oublier que le théâtre des superstitions les moins conformes à la nature de l'esprit asiatique resta toujours fixé au sein des contrées septentrionales de la Grèce. Les ogres, les lémures, l'entrée du Tartare, toute cette fantasmagogie
sinistre s'enferma dans l'Épire et la Chaonie, provinces où le sang sémitisé ne pénétra
que très tard, et où les aborigènes maintinrent le plus longtemps leur pureté.
Mais, si ces derniers semblent, pour toutes ces causes, devoir être comptés au rang
des nations celtiques, il y a des motifs d'admettre des exceptions pour d'autres tribus.
Hérodote a raconté que plusieurs langages étaient parlés, à une époque antéhellénique, entre le cap Malée et l'Olympe 3. Le texte de l'historien, peu précis en cette
occasion, se prête sans doute à des ambiguïtés. Il peut avoir voulu dire qu'il existait sur
cet espace des dialectes chananéens et des dialectes kymriques. Toutefois une telle
explication, n'étant qu'hypothétique, ne s'impose pas inévitablement, et on est autorisé
à la prendre encore dans un autre sens non moins vraisemblable.
Les usages religieux de la Grèce primitive offrent plusieurs particularités absolument étrangères aux habitudes kymriques, par exemple, celle qui existait à Pergame, à
Samos, à Olympie, de construire des autels avec la cendre des victimes mêlée de
monceaux d'ossements incinérés. Ces monuments dépassaient quelquefois une hauteur
de cent pieds 4. Ni en Asie, chez les Sémites, ni en Europe, chez les Celtes, nous
n'avons rencontré trace d'une pareille coutume. En revanche, nous la trouvons chez les
nations slaves. Là, il n'est pas une ruine de temple qui ne nous montre son tas de
cendres consacré, et souvent même ce tas de cendres, entouré d'un mur et d'un fossé,
forme tout le sanctuaire 5. Il devient ainsi très probable que parmi les aborigènes
kymriques il se mêlait aussi des Slaves. Ces deux peuples, si fréquemment unis l'un à
l'autre, avaient ainsi succédé aux Finnois, jadis parvenus en plus ou moins grand
nombre sur ce point du continent, et s'étaient alliés à eux dans des mesures
différentes 6.

1
2

3
4

5
6

Bœttiger, loc. cit.
Parmi d'autres traces de la présence des Celtes dans la population primitive de la Grèce, on peut
encore relever le nom tout à fait significatif du pays de Calydon, (mot grec), et des Calydoniens,
(mot grec), qui l'habitent. Le mythe entier de Méléagre semble également faire partie de la tradition
aborigène.
Voir plus haut.
Pausanias, in-8°, Lips., 1823, t. II, chap. XIII – « Olympii quidem Jovis ara pari intervallo a
« Pelopis et Junonis æde distat... Congesta illa est e cinere collecta ex adustis victimarum
« femoribus. Talis et Pergami ara est, talis Samiæ Junonis, nihilo illa quidem ornatior quam « in
Attica quos Rudes appellant focos. Aræ olympicæ una crepido... ambitum peragit « centum et
amplius quinque et viginti. »
Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 236 et pass.
Les collines de sacrifices, de création slave se trouvent avec abondance jusqu'en Servie. M. Troyon
pense qu'il faut en faire remonter l’époque au Ve et VIe siècle de notre ère seulement. En tout cas,
c'est un mode de construction fort antique et tout à fait semblable aux autels d'Olympie et de Samos.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Je ne trouve plus dès lors impossible que, dans les grandes révolutions amenées par
la présence des colons sémites et des conquérants arians-titans, puis arians-hellènes,
des fugitifs aborigènes de race slave aient pu passer en Asie à différentes époques, et y
porter dans la Paphlagonie le nom wende des Enètes ou Henètes 1. Ces malheureux
Pélasges, Slaves, Celtes, Illyriens ou autres, mais toujours métis blancs, attaqués par
des forces trop considérables, et souvent assez forts cependant pour ne pas accepter un
esclavage absolu, émigraient de tous côtés, se faisaient à leur tour pillards, ou, si l'on
veut, conquérants, et devenaient l'effroi des pays où ils portaient leur belliqueuse
misère.
La terre italique était déjà peuplée de leurs pareils, appelés, comme eux, Pélasges
ou aborigènes, reconnus de même pour être les auteurs de grandes constructions
massives en pierres brutes ou imparfaitement taillées, voués également aux travaux
agricoles, ayant des prophétesses ou des sibylles toutes pareilles, enfin leur ressemblant de tout point, et conséquemment identifiés de plein droit avec eux.
Ces aborigènes italiotes paraissent avoir appartenu le plus généralement à la
famille celtique. Néanmoins ils n'étaient pas seuls, non plus que ceux de la Grèce, à
occuper leurs provinces. Outre les Rasènes, dont le caractère slave a déjà été reconnu,
on y aperçoit encore d'autres groupes de provenance wende, tels que les Vénètes 2. Il
n'y a pas non plus de motifs pour refuser à Festus l'origine illyrienne des Peligni 3. Les
japyges, venus vers l'an 1186 avant notre ère, et établis dans le sud-est du royaume de
Naples, semblent avoir appartenu à la même famille. De son côté, M. W. de Humboldt
a donné aussi de trop bonnes raisons pour qu'on puisse nier, après lui, que des
populations ibériennes aient vécu et exercé une assez notable influence sur le sol de la
1

2

3

Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 159. – Tite-Live contient ce passage digne de remarque :
« Casibus deinde variis Antenorem, cum multitudine Henetum, qui seditione ex Paphlagonia pulsi,
et sedes et ducem, rege Pylæmene ad Trojam amisso, quærebant. » – Liv. Gron., in-8°, Basileæ,
1740, t. I, p. 8.
Hérodote les confond avec les Illyriens. Leur territoire s'étendait, au sud, jusqu'à l'embouchure de
l'Etsch, et, à l'ouest jusqu'aux hauteurs qui vont de cette rivière au Bacciglione. (O. Muller, die
Etrusker, p. 134.)
Abeken, ouvr. cité p 85. – Cependant Ovide range cette nation parmi les tribus sabines. Les deux
opinions peuvent se soutenir, et les Peligni n'être, comme la plupart des nations italiotes, que le
résultat de nombreux mélanges où des émigrants illyriens, probablement Liburnes, auront eu leur
place. Pour montrer combien les travaux auxquels donne lieu l'ethnographie d'un peuple sont
épineux, et doivent tendre plutôt d'abord, à concilier qu'à rejeter les traditions, même les plus
disparates, il n'y a qu'à étudier ce que Tacite dit des Juifs, lorsque, au livre V, ch. II des Histoires, il
recherche leur origine. Il énumère quatre opinions : la première les fait venir de Crète, et dérive le
nom de Judaei du mont Ida. Ceux qui lui avaient donné cet avis confondaient tous les habitants en
une seule race, et leur sentiment, juste par rapport aux Philistins, se trouvait inexact en ce qui avait
trait aux Abrahamides. La seconde opinion les faisait venir d'Égypte, et les accusait de descendre
des lépreux expulsés de ce pays qu'ils infectaient de leur mal. En laissant de côté le trait de haine
nationale, il n'y a rien que de vrai dans cette assertion. Cependant elle ne détruit pas la valeur de la
troisième, qui fait des Juifs une colonie d'Éthiopiens. Seulement Tacite paraît entendre, par ce mot,
des Abyssins, et nous savons (voir t. I) que, dans la plus haute antiquité, il s'appliquait aux hommes
de l'Assyrie. Cette vérité contribue à faire agréer du même coup la quatrième opinion citée par
l'historien romain, et qui disait les juifs Assyriens d'origine. Ils l'étaient, sans doute, en tant que
Chaldéens. Je n'ai voulu ici que donner un exemple de l'attention soutenue et scrupuleuse, de la
réserve prudente qui doit diriger les élucidations et surtout les conclusions ethnologiques.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

90

Péninsule 1. Quant aux Troyens d’Énée, la question est plus difficile. Il semble plus
que probable que l'ambition de se rattacher à cette souche épique ne vint aux Romains
qu'à la suite de leurs rapports avec la colonie grecque de Cumes, qui leur en fit sentir
la beauté.
Voilà, dès le début, une assez grande variété d'éléments ethniques. Mais, de tous le
plus répandu, c'était incontestablement celui des Kymris ou des aborigènes, reconnus
par les ethnographes, comme Caton, pour avoir appartenu à une seule et même race.
Ces aborigènes, lorsque les Grecs voulurent leur imposer un nom spécial et
géographique, furent qualifiés d'abord d’Ausoniens 2.
Ils étaient composés de différentes nations, telles que les Œnotriens, les Osques,
les Latins, toutes subdivisées en fractions d'inégale puissance. C'est ainsi que le nom
des Osques ralliait les Samnites, les Lucaniens, les Apuliens, les Calabrais, les
Campaniens 3.
Mais, comme les Grecs n'avaient noué leurs premiers rapports qu'avec l'Italie
méridionale, le terme d’Ausonien ne désignait que l'ensemble des masses trouvées
dans cette partie du pays, et le sens ne s'en étendait pas aux habitants de la contrée
moyenne.
L'appellation qui échut à ces derniers fut celle de Sabelliens 4. Au delà, vers le
nord, on connut encore les Latins, puis les Rasènes et les Umbres 5.
Cette classification, tout arbitraire qu'elle est, a pour premier et assez grand
avantage de restreindre considérablement l'application du titre vague d'aborigène. En
toutes circonstances, on croit connaître ce qu'on a dénommé. On mit donc à part les
peuples déjà classés, Ausoniens, Sabelliens, Rasènes, Latins et Umbres, et on fit une
catégorie spéciale de ceux qui ne restèrent aborigènes que parce qu'on n'avait pas eu
de contact assez intime avec eux pour leur attribuer un nom. De ce nombre furent les
Æques, les Volsques et quelques tribus de Sabins 6.
Les inconvénients du système étaient flagrants. Les Samnites, rangés parmi les
Osques, et les Osques eux-mêmes, avec toutes celles de leurs peuplades citées plus
haut, et ensuite les Mamertins et d'autres, n'étaient pas étrangers aux Sabelliens. Ces
groupes tenaient à la souche sabine. Par conséquent, ils avaient des affinités certaines
avec les gens de l'Italie moyenne, et tous, ce qui est significatif, avaient émigré, de
1
2
3
4
5

6

Voir Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 49. – M. W. de Humboldt
fait dériver le mot latin murus de l'euskara murua. (Ibid., p. 3 et pass.)
O. Muller, die Etrusker, p. 27.
Ouvr. cité, p. 40.
Mommsen, Unter-ital. Dialekte, p. 363.
Ibidem. Dont les trois subdivisions principales sont essentiellement celtiques, quant au nom : les
Olombri, de ol, hauteur, habitaient les Alpes ; les Isombri, de is, bas, les plaines de la vallée du Pô ;
les Vilombri, de bel, le rivage, l'Ombrie actuelle, sur l'Adriatique.
Mommsen, ouvr. cité, p. 324.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

91

proche en proche, de la partie septentrionale des montagnes Apennines 1. Ainsi, en
laissant à part les Rasènes et en remontant du sud au nord de la Péninsule, on arrivait,
de parentés en parentés, à la frontière des Umbres, sans avoir remarqué une solution de
continuité dans la partie dominante de cet enchaînement.
On a dit longtemps que les Umbres ne dataient, dans la Péninsule, que de l'invasion
de Bellovèse, et qu'ils avaient remplacé une population qui ne portait pas le même
nom qu'eux. Cette opinion est aujourd'hui abandonnée 2. Les Umbres occupaient la
vallée du Pô et le revers méridional des Alpes bien antérieurement à l'irruption des
Kymris de la Gaule. Ils se rattachaient par leur race aux nations qui ont continué à être
nommées aborigènes ou pélasgiques, tout comme les Osques et les Sabelliens 3, et
même on les reconnaissait pour la souche d'où les Sabins étaient dérivés, et, avec ces
derniers, les Osques.
Les Umbres donc, étant la racine même des Sabins, c'est-à-dire des Osques, c'est-àdire encore des Ausoniens, et se trouvant ainsi germains des Sabelliens 4 et de toutes
les populations appelées du nom peu compromettant d'aborigènes, on serait, par cela
seul, autorisé à affirmer que la masse entière de ces aborigènes, descendus du nord
vers le sud, était de race umbrique, toujours à l'exception des Étrusques, des Ibères,
des Vénètes et de quelques Illyriens. Ayant répandu sur la Péninsule les mêmes modes
et le même style d'architecture, se réglant sur la même doctrine religieuse, montrant les
mêmes mœurs agricoles, pastorales et guerrières, cette identification semblerait assez
solidement justifiée pour ne devoir pas être révoquée en doute 5. Ce n'est pas assez
cependant : l'examen des idiomes italiotes, autant qu'on le peut faire, enlève encore à
la négative sa dernière ressource.
Mommsen pose en fait que la langue des aborigènes offre un mode de structure
antérieur au grec, et il réunit dans un même groupe les idiomes umbriques, sabelliens
et samnites, qu'il distingue de l'étrusque, du gaulois et du latin. Mais il ajoute ailleurs
qu'entre ces six familles spéciales il existait de nombreux dialectes qui, se pénétrant
les uns les autres, formaient autant de liens, établissaient la fusion et réunissaient
l'ensemble 6.

1
2
3
4

5
6

O. Muller, die Etrusker, p. 45 et pass.
O. Muller, ouvr. cité, p. 58.
O. Muller, ouvr. cité, p. 56. – Abeken, p. 82. – Mommsen, p. 206.
Suivant Mommsen, les alphabets découverts dans la Provence, le Valais, le Tyrol, la Styrie, sont
plus parents de l'alphabet sabellien que de tous les autres de l'Italie, c'est-à-dire que de ceux de
l'Étrurie proprement dite et de la Campanie, et plus rapprochés du type grec archaïque. Cependant il
établit, entre tous ces systèmes d'écriture, un caractère commun. (Mommsen, Die nord-etruskichen
Alpbabete, p. 222.) Il est utile de se reporter ici à ce qui a été dit plus haut des alphabets celtiques en
général. Dans un sujet si difficile et si compliqué, les plus petits faits se portent mutuellement
secours pour s'élever au rang de preuves, et il est indispensable de pouvoir compter sur l'attention
soutenue du lecteur.
Voir les autorités dénombrées par Dieffenbach, Celtica Il, l re Abth., p. 112 et sqq.
Mommsen, ouvr. cité, p. 364.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

92

En vertu de ce principe, il corrige son assertion séparatiste, et affirme que les
Osques parlaient une langue très parente du latin 1.
O. Muller remarque, dans cette langue composite, des rapports frappants avec
l'umbrique, et le savant archéologue danois dont je viens d'invoquer le jugement donne
leur véritable sens et toute leur portée à ces rapports, en affirmant que 1'umbrique est,
de toutes les langues italiotes, celle qui est restée le plus près des sources aborigènes 2.
En d'autres termes, l'osque, comme le latin, tel que nous l'offrent la plupart des
monuments, est d'un temps où les mélanges ethniques avaient exercé une grande
influence et développé des corruptions considérables, tandis que, les circonstances
géographiques ayant permis à 1'umbrique de recevoir moins d'éléments grecs et
étrusques, ce dernier langage s'était tenu plus près de son origine et avait mieux
conservé sa pureté. Il mérite, en conséquence, d'être pris comme prototype, lorsqu’il
s'agit de juger dans leur essence les dialectes italiotes.
Nous avons donc bien conquis ce point capital : les populations aborigènes de
l'Italie, sauf les exceptions admises, se rattachent fondamentalement aux Umbres ; et
quant aux Umbres, ce sont, ainsi que leur nom l’indique, des émissions de la souche
kymrique, peut-être modifiées d'une manière locale par la mesure de l'infusion
finnique reçue dans leur sein.
Il est difficile de demander à 1'umbrique même une confirmation de ce fait. Ce qui
en reste est trop peu de chose, et jusqu'ici, ce qu'on en a déchiffré offre sans doute des
racines appartenant au groupe des idiomes de la race blanche, mais défigurées par une
influence qui n'a pas encore été déterminée dans ses véritables caractères. Adressonsnous donc d'abord aux noms de lieux, puis à la seule langue italiote qui nous soit
pleinement accessible, c'est le latin.
Pour ce qui est des noms de lieux, l'étymologie du mot Italie est naturellement
offerte par le celtique talamb, tellus, la terre par excellence, Saturnia tellus,Œnotria
tellus 3.
Deux peuplades umbriques, les Euganéens et les Taurisques, portent des noms
purement celtiques 4. Les deux grandes chaînes de montagne qui partagent et bornent
1

2
3
4

Ibidem, p. 205. – Opici ou Opsci. Leur langue était encore en usage à Rome dans certaines pièces
de théâtre, soixante ans après le début de l'ère chrétienne. (Strabon, V, 3, 6.) On trouve à Pompéi des
inscriptions osques, et, comme l'ensevelissement de la ville ne date que de l'an 79 après J.-C., on
peut comprendre, par cela seul, qu’elle fut la longévité de cet idiome. Peut-être y aurait-il grand
profit à appliquer les dialectes populaires actuels de l'Italie au déchiffrement des inscriptions locales.
On arriverait plus sûrement à un résultat qu'en se servant du latin, qui, en définitive, fut seulement la
langue franque ou malaye, l'hindoustani de la Péninsule.
Mommsen, ouvr. cité, p. 206. – C'est pourquoi il ajoute aussi que le Volsque avait de plus grands
rapports avec 1'umbrique que l'osque (p. 322.)
Dieffenbach, Celtica II, 1 re Abth,, p. 114.
Euganéens, d'aguen, eau ; c'étaient les riverains des lacs de Lugano, Como et Garda. Les
Taurisques, comme les Taurini, tirent leur nom de tor, montagne. Niebuhr, pour établir un lien
intime entre les Rhétiens et les Rasènes, incline à faire des Euganéens des Étrusques. Mais il

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

93

le sol italien, les Apennins et les Alpes, ont des dénominations empruntées à la même
langue 1. Les villes d'Alba, si nombreuses dans la Péninsule et toujours de fondation
aborigène, puisent l'étymologie de leur nom dans le celtique 2. Les faits de ce genre
sont abondants. Je me borne à en indiquer la trace, et je passe de préférence à l'examen
de quelques racines kymro-latines.
On remarque, en premier lieu, qu'elles appartiennent à cette catégorie d'expressions
formant l'essence même du vocabulaire de tous les peuples, d'expressions qui, tenant
au fond des habitudes d'une race, ne se laissent pas aisément expulser par des influences passagères. Ce sont des noms de plantes, d'arbres, d'armes, Je ne m'étonnerais,
dans aucun cas, de voir les dialectes celtiques et ceux des aborigènes de l'Italie
posséder des racines semblables pour tous ces emplois, puisque, même en mettant à
part la question actuelle, il faudrait toujours reconnaître qu'issus également de la
souche blanche, ils ont assis leurs développements postérieurs sur une base unique.
Mais, si les mêmes mots se présentent avec les mêmes formes, à peine altérées dans le
celtique et dans l'italiote, il devient bien difficile de ne pas confesser l'évidence de
l'identité d'origine secondaire.
Voyons d'abord le vocable employé pour désigner le chêne. C'est un sujet digne
d'attention. Chez les Celtes de l'Europe septentrionale, chez les aborigènes de la Grèce
et de l'Italie, cet arbre jouait un grand rôle, et, par l'importance religieuse qui lui était
attribuée, il tenait de près aux idées les plus intimes de ces trois groupes.
Le mot breton est cheingen, qui, au moyen de la permutation locale de l’n en r,
devient chergen, d'où il y a peu de chemin jusqu'au latin quercus.
Le mot guerre fournit un rapport non moins frappant. La forme française reproduit
presque pur le celtique, queir. Le sabin queir le garde tout entier. Mais, outre que ce
mot, en celtique, a le sens que je viens d'indiquer, il a aussi celui de lance. En sabin, il
en est encore de même, et de là le nom et l'image du dieu héroïque Quirinus, adoré
sous l'aspect d'une lance chez les premiers Romains, vénéré encore chez les Falisques,
qui avaient leur Pater curis, et divinisé à Tibur, où la Junon Pronuba portait l'épithète
de Curitis ou Quiritis 3.
Arm en breton, airm en gaëlique, équivaut à l’arma latin.

1
2

3

n'exprime cette idée que timidement et comme entraîné par le besoin de sa cause. (Rœmische
Geschichte, t. I, p. 70.)
A pen gwin, la crête, la montagne blanche.
Alb ou Alp, l'élévation, la montagne, la colline ; Albany, la contrée montagneuse de l'Écosse ;
l'Albanie, les montagnes de l'Illyrie ; Albania, une partie du Caucase ; Albion, l'île aux grandes
falaises, et les nombreuses villes d'Alba, placées sur des éminences. On connaissait aussi, dans la
Narbonnaise, les Ligures albienses et les Albæci, peuples demi-celtiques. Alb signifie également
blanc et donne la racine d'albus. – Consulter Dieffenbach, Celtica I, p. 18, 13, et Celtica II, l re
Abth., p. 310, 6.
Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 20 ; t. II, p. 227 et pass.

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Le gallois pill est le latin pilum, le trait 1.
Le bouclier, scutum, apparaît dans le sgiath gaëlique gladius, le glaive, dans le
cleddyf gallois et le cledd gaëlique ; l'arc, arcus, dans l’archelte breton ; la flèche,
sagitta, dans le saeth gallois, le saighead gaëlique ; le char, currus, dans le car
gaëlique et le carr breton et gallois.
Si je passe aux termes d'agriculture et de vie domestique, je trouve la maison, casa,
et l’erse cas ; ædes et le gaëlique aite ; cella et le gallois cell ; sedes et le sedd du
même dialecte. Je trouve le bétail, pecus ; et le gaëlique beo ; car le bétail par
excellence, ce sont les bêtes bovines. Je trouve le vieux latin bus, le bœuf, et bo,
gaëlique, ou buh, breton ; le bélier, aries, et reithe, gaëlique ; la brebis, ovis, et le
breton ovein, avec le gallois oen ; le cheval equus, et le gallois echw ; la laine, lana, et
le gaëlique olann, et le gallois gwlan ; l'eau, aqua, et le breton aguen, et le gallois aw ;
le lait, lactum, et le gaëlique lachd ; le chien, canis, et le gallois can ; le poisson,
piscis, et le gallois pysg ; l'huître, ostrea, et le breton oistr ; la chair, caro, et le
gaëlique carn, qui présente l’n des flexions de caro ; le verbe immoler, mactare, et le
gaëlique mactadh ; mouiller, madere, et le gallois madrogi.
Le verbe labourer, arare, et le gaëlique ra avec les deux formes galloises aru et
aredig ; le champ, arvum, avec le gaëlique ar et le gallois arw ; le blé, hordeum, et le
gaëlique eorma ; la moisson, seges, et le breton segall ; la fève, f ba, et le gallois ffa ; la
vigne, vitis, et le gallois gwydd ; l'avoine, avena, et le breton havre ; le fromage,
caseus, et le gallique caise, avec le breton casu ; butyrum, le beurre, et le gaëlique
butar ; la chandelle, candela, et le breton cantol ; le hêtre, fagus, et l’erse feagha,
avec le breton fao et faouenn ; la vipère, vipera, et le gallois gwiper ; le serpent,
serpens, et le gallois sarff ; la noix, nux, et le gaëlique cnu, exemple notable de ces
renversements de sons fréquemment subis par les monosyllabes, dans le passage d'un
dialecte à un autre.
Puis j'énumère pêle-mêle des mots comme ceux-ci : la mer, mare, gaëlique muir,
breton et gallois mor ; se servir, uti, gaëlique usinnich ; l'homme, vir, gallois gwir ;
l'année, annus, gaëlique ann ; la vertu, gaëlique feart, qui se confond bien avec le mot
fortis, courageux 2 le fleuve, amnis, gaëlique amba, amhuin ; revenir, redire, gallois
rhetu ; le roi, rex, gaëlique righ ; mensis, le mois, gallois mis ; la mort, murn, gallois,
et mourir, mori, breton marheuein. Je terminerai par penates, qui n'a pas d'étymologie

1

2

Et le sanscrit pilu. – A. V. Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 209.) – D'ailleurs, MM. Aufrecht et
Kirchhof, Die umbrischen Sprachdenkmæler, établissent très bien le rapport de l’umbrique avec le
sanscrit et les langues de la race blanche. Voir, Lautlehre, p. 15 et pass. – Abeken exprime la même
opinion : « Quant à la langue (umbrique), dit-il, elle est aussi « incompréhensible aujourd'hui que
l'étrusque ; bien qu'en somme on y démêle beaucoup « mieux une souche grecque primitive (on
n'oublie pas que pour Abeken ce mot composé « est synonyme de pélasgique). L'umbrique semble
être une langue sœur de l'osque et du « latin. » (Ouvr. cité, p. 28.)
Ce mot feart se rapproche aussi du grec (mot grec) et de la racine typique ar. (Voir tome I er.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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ailleurs qu'en celtique 1 : ce mot ne se dérive d'une manière simple et complètement
satisfaisante que du gallois penaf, qui veut dire élevé, et qui a pour superlatif penaeth,
très élevé, le plus élevé 2.
On pourrait étendre ces exemples bien loin. Les trois cents mots allégués par le
cardinal Maï, au tome V de sa collection des classiques édités sur les manuscrits du
Vatican, seraient dépassés. Cependant c'en est assez, j'en ai la confiance, pour fixer
toute indécision 3. On peut choisir des verbes tout aussi bien que des substantifs : les
résultats de l'examen seront les mêmes, et lorsqu'on découvre des rapports aussi
frappants, aussi intimes entre deux langues, que d'ailleurs les formes de l'oraison sont,
de leur côté, parfaitement identiques, le procès est jugé : les Latins, descendants, en
partie, des Umbres, étaient bien, comme leur nom l'indique, apparentés de près aux
Galls, ainsi que leurs ancêtres, et, partant, les aborigènes de l'Italie, non moins que
ceux de la Grèce, appartenaient, pour une forte part, à ce groupe de nations.
C'est ainsi, et seulement ainsi, que s'explique cette sorte de teinte uniforme, cette
couleur terne qui couvre également, aux âges héroïques, tout ce que nous savons et
pénétrons des faits et des actes de la masse appelée pélasgique, comme de celle qui
porte son vrai nom de kymrique. On y observe une pareille allure grossière et
soldatesque, une pareille façon de laboureur et de pasteur de bœufs. Quoi ! c'est une
pareille manière de s'orner et de se parer. Nous ne retrouvons pas moins de bracelets et
1

2

3

Rien ne le saurait mieux prouver que la lecture du passage où Denys d'Halicarnasse à trouver à cette
dénomination ethnologique un sens qui lui échappe, malgré tous ses efforts, ainsi qu'à ses
commentateurs. (C. XLVII.)
J'aurais pu de même et, peut-être dû donner une liste semblable pour les Kymris Grecs, et montrer le
grand nombre de mots celtiques demeurés dans les dialectes de l'Hellade ; mais ce soin me paraît
superflu. je me borne à renvoyer le lecteur au vocabulaire de M. Keferstein (Ansichten, etc., t. II, p.
3) ; il ne contient pas moins de soixante pages, et, bien que plusieurs mots gréco-gallois ou grécobretons y soient évidemment d'importation très moderne, le fond est décisif et présente un tableau
plus curieux encore, s'il est possible, que ce qui résulte de la comparaison que je fais ici.
Je ne saurais cependant passer sous silence les noms de nombre :
latins :
celtiques :
1.
unus,
un, aon.
2.
duo,
dau.
3.
tres,
tri.
4.
quatuor,
ceither.
5.
quinque,
cinq.
6.
sex,
chuech.
7.
septem,
saith.
8.
octo,
ochd.
9.
novem,
naw.
10.
decem,
deich.
Enfin, je ne ferai plus qu'une dernière observation : des liens généraux paraissent avoir uni assez
étroitement les langues primitives de toute l'Europe occidentale, quelque différents que se
présentent, aujourd'hui, l'un de l'autre l’ibère, l'étrusque les dialectes italiotes et les kymriques. On a
vu que des règles analogues s'appliquent, dans toutes ces langues, à la permutation des consonnes. Il
faut ajouter qu'elles pratiquaient, avec une égale facilité, le renversement des syllabes, si familier au
latin et qu'on retrouve dans la manière d'écrire indifféremment Pratica ou Patrica, nom d'une ville
aborigène, Lanuvium ou Lavinium, Agendicum ou Agedincum. Les dialectes slaves ne sont pas
moins aptes que les celtiques à cette évolution.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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d'anneaux dans le costume des Sabins de la Rome primitive que dans celui des
Arvernes et des Boïens de Vercingetorix 1. Chez les deux peuples, le brave se montre à
nous sous le même aspect physique et moral, bataillant et travaillant, austère et sans
rien de pompeux 2.
Cependant les œuvres des aborigènes italiotes furent des plus considérables. Il n'y
a pas dans la Péninsule de vieille ville en ruines, depuis des siècles, où l'on ne
découvre encore la trace de leurs mains. Longtemps on a même attribué aux Étrusques
telle de leurs œuvres. C'est ainsi que Pise 3, Saturnia, Agylla, Alsium, très anciennement acquises aux Rasènes, avaient commencé par être des villes kymriques, des cités
fondées par les aborigènes. Il en était de même de Cortone 4.
Dans un autre genre de construction, il paraît certain que la partie de la voie
Appienne qui va de Terracine à Fondi était d'origine kymrique, et de beaucoup antérieure au tracé romain qui fit entrer ce tronçon dans un plan général 5.
Mais il n'était pas au pouvoir des races italiotes de maintenir en rien leur pureté.
Ibères, Étrusques, Vénètes, Illyriens, Celtes, engagés dans des guerres permanentes,
devaient tous, à chaque instant, perdre ou gagner du terrain. C'était l'état ordinaire.
Cette situation s'empirait par l'effet des mœurs sociales qui avaient créé, sous le nom
1
2

3

4

5

Liv., I, 129 : « Vulgo Sabini aureas armillas magni ponderis brachio lævo gemma tosque « magna
specie annulos habuerint ».
Niebuhr signale chez les aborigènes de l'Italie cet usage, tout à fait étranger aux races sémitiques et
sémitisées, de porter des noms propres permanents, qui maintenaient la notion généalogique de la
famille. Probablement il en était ainsi chez les premiers habitants blancs de la Grèce, mais on ne
possède plus aucun moyen de s'en assurer. Cette coutume fut conservée par les Romains. (Niebuhr,
Rœm. Gescbichte, t. I, p. 115. – Salverte, Essai sur l'origine des noms propres d'hommes, de
peuples et de lieux, t. I, p. 187.) L'auteur de ce livre paraît croire que l'usage des noms propres
permanents cessa vers le IIIe siècle pour n'être repris que vers le Xe siècle. C'est, je crois, une
opinion erronée, et j'inclinerais à penser que jamais l'habitude ne fut complètement abandonnée dans
les couches celtiques de la population. II y avait à Bordeaux une famille de Paulins au IVesiècle.
(Voir Elle Vinet, l'Antiquité de Bourdeaus et de Bourg, Bourdeaus, petit in-4°, 1554.) – Notons en
passant que cette habitude, très commode et très simple, de conserver indéfiniment aux descendants
le nom du père, paraît faire partie des instincts de plusieurs groupes jaunes. Les Chinois la
pratiquent de toute antiquité et avec une telle ténacité que certaines familles originaires de leur pays,
qui se sont transportées et fixées en Arménie, ont bien pu, en changeant de langue, oublier leurs
noms primitifs ; mais elles en ont pris de locaux et les conservent fidèlement au milieu d'une
population qui n'en a pas. Ce sont les Orpélians, les Mamigonéans, d'autres encore. Au japon, la
même coutume existe, et, fait plus notable encore, elle est immémoriale chez les Lapons européens,
chez les Bouriates, les Ostiaks, les Baschkirs. (Salverte, ouvr. cité, t. I, p, 135, 141 et 144.)
Deux ruines remarquables sont Testrina, la plus ancienne cité sabine, située sur une montagne audessus d'Amiternum. On y trouve des restes de murs gigantesques dont les blocs, extraits d'un tuf
assez tendre, portent des marques d'une taille grossière. (Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 86 et 140.)
Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 125, Cortone présente une singularité remarquable. Comme d'autres
villes métisses, et entre autres Thèbes, elle avait deux légendes : l'une probablement tyrrhénienne,
qui lui attribuait un éponyme grec ; puis une autre plus ancienne, et, quoi qu'en dise Abeken, aussi
facilement kymrique que rasène, qui en faisait le lieu où avait été enterré ce personnage mystérieux
appelé le Nain, le (alphabet étranger), voyageur. (Dionys., Halic., I, XXIII Abeken, ouvr. cité, p.
26.)
Abeken, ibidem, p. 141.

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de printemps sacré, une cause puissante de confusion ethnique. À l'occasion d'une
disette ou d'un surcroît de population, une tribu vouait à un dieu quelconque une partie
de sa jeunesse, lui mettait les armes à la main, et l'envoyait se faire une nouvelle patrie
aux dépens du voisinage. Le dieu patron était chargé de l'y aider 1. De là des conflits
perpétuels qui, enfin, s'empirèrent par l'effet et le contre-coup de grands événements
dont la source inconnue se cachait fort loin dans le nord-est du continent.
De tumultueuses nations de Galls transrhénans, probablement chassées par d'autres
Galls que dérangeaient des Slaves harcelés par des Arians ou des peuples jaunes, firent
invasion au delà du fleuve, poussèrent sur leurs congénères, entrèrent en partage de
leurs territoires, et, bon gré, malgré, se culbutant avec eux, parvinrent, les armes à la
main, jusque sur la Garonne, où leur avant-garde s'établit de force au milieu des
vaincus. Puis ces derniers, mal contents d'un domaine devenu trop étroit, se portèrent
en masse du côté des Pyrénées, les franchirent en longeant les côtes du golfe de
Gascogne, et allèrent imposer aux Ibères une pression toute semblable à celle dont ils
venaient de souffrir eux-mêmes.
Les Ibères, à leur tour, malmenés, s'ébranlèrent. Après s'être débattus et mêlés en
partie à leurs conquérants, voyant leur pays insuffisant pour sa nouvelle population, ils
partirent, non plus seulement Ibères, mais aussi Celtibères, sortirent par l'autre
extrémité des montagnes, c'est-à-dire par les plages orientales de la Méditerranée, et,
vers l'an 1600 avant notre ère, se répandirent sur les parties maritimes du Roussillon et
de la Provence. Pénétrant ensuite en Italie par la côte génoise, se montrant en Toscane,
enfin passant où ils purent mettre le pied, ils apprirent à ces vastes contrées à connaître
leurs noms nouveaux de Ligures et de Sicules. Puis, confondus avec des aborigènes de
diverses peuplades 2, ils semèrent au loin un élément ou plutôt une combinaison
ethnique destinée à jouer un rôle considérable dans l'avenir. Sous plus d'un rapport, ils
ajoutaient un lien de plus à ceux qui unissaient déjà les Italiotes aux populations
transalpines.
Ce que leur présence occasionna surtout, ce furent de terribles commotions dont
toutes les parties de la Péninsule éprouvèrent le contre-coup. Les Étrusques, repoussés
sur les provinces umbriques, y subirent des mélanges qui probablement ne furent par
les premiers. Beaucoup de Sabelliens ou de Sabins, beaucoup d'Ausoniens eurent le
même sort, et le sang ligure lui-même s'infiltra partout d'autant plus avant que la masse
de cette nation immigrante, établie principalement dans la campagne de Rome 3, ne put
jamais se créer une patrie suffisamment vaste. Elle n'eut pas la force de prévaloir
contre toutes les résistances qui lui étaient opposées. Elle se contenta de vivre, à l'état
flottant dans les contrées où les aborigènes, comme les Étrusques, surent se maintenir ; de sorte que les Ligures, intrus et tolérés en plus d'un lieu, ne purent que s'y
confondre avec la plèbe 4.

1
2
3
4

Dionys. Halic., Ant. Rom., I, XVI.
O. Muller, die Etrusker, p. 16.
Ibid., p. 10.
O. Muller, die Etrusker, p. 11.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Tandis qu'ils supportaient ainsi les conséquences de leur origine, en se voyant
forcés, tout envahisseurs qu'ils étaient, de rester au rang d'égaux, parfois d'inférieurs
vis-à-vis des nations dont ils venaient troubler les rapports, une autre révolution
s'opérait, mais presque en silence, à l'autre extrémité, à la pointe méridionale de la
Péninsule. Vers le Xe siècle avant Jésus-Christ, des Hellènes, déjà sémitisés, commençaient à y établir des colonies, et, bien que formant, comparés aux masses ligures ou
sicules, un contraste marqué par leur petit nombre, on les voyait déployer sur celles-ci
et sur les aborigènes une telle supériorité de civilisation et de ressources, que la
conquête de tout ce qu'ils voudraient prendre semblait d'avance leur être assurée.
Ils s'étendirent à leur aise. Ils placèrent des villes là où il leur plut. Ils traitèrent les
Pélasges italiotes ainsi que leurs pères avaient traité les parents de ceux-ci dans
l'Hellade. Ils les subjuguèrent ou les forcèrent de reculer, quand ils ne se mêlèrent pas
à eux, comme il en advint avec les Osques. Ceux-ci, atteints, d'assez bonne heure, par
l'alliage hellénique sémitisé, portèrent témoignage de cette situation dans leurs mœurs
comme dans leur langue. Plusieurs de leurs tribus cessèrent d'être, à proprement parler,
aborigènes. Elles offrirent un spectacle analogue à celui que présentèrent plus tard,
vers le milieu du IIe siècle avant notre ère, les gens de la Provence soumis à l'hymen
romain. C'est ce qu'on appelle la seconde formation des Osques 1.
Mais la plupart des nations pélasgiques éprouvèrent un traitement moins heureux.
Chassées de leurs territoires par les colonisateurs hellènes, il ne leur resta que
l'alternative de se porter sur des groupes de Sicules, établis un peu plus au nord dans le
Latium 2, et elles se mêlèrent à eux. L'alliance, ainsi conclue, se renforça graduellement 3 de nouvelles victimes des colons grecs. À la fin, cette masse confuse,
ballottée et pressée de tous côtés par des rassemblements rivaux, et surtout par des
Sabins, demeurés plus Kymris que les autres, et, par conséquent, supérieurs en mérite
guerrier aux Osques déjà sémitisés, comme aux Sicules demi-Ibères, comme aux
Rasènes demi-Finnois, cette masse confuse, dis-je, recula pied à pied, et, un millier
d'années à peu près avant l'ère chrétienne, s'en alla chercher un refuge en Sicile.
Voilà ce qu'on sait, ce que l'on peut voir des plus anciens actes de la population
primitive de l'Italie, population qui, en général, échappe à l'accusation de barbarie,
mais qui, à l'instar des Celtes du nord, bornait sa science sociale à la recherche de
l'utilité matérielle. Bien des guerres la divisaient, et cependant l'agriculture florissait
chez elle, ses champs étaient cultivés et productifs. Malgré la difficulté de passer les
montagnes et les forêts, de traverser les fleuves, son commerce allait chercher les
peuples les plus septentrionaux du continent. De nombreux morceaux de succin,
conservés bruts ou taillés en colliers, se rencontrent fréquemment dans ses tombeaux 4,
et l'identité, déjà signalée, ainsi que ce fait, de certaines monnaies rasènes avec des

1
2
3
4

Ibidem.
Ibid.
Ammien Marcellin affirme (I, 15, 9) que les aborigènes du Latium étaient des Celtes.
Abeken, Unter-Italien, p. 267. – Voir la description que fait cet auteur du tumulus d'Alsium.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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monnaies de la Gaule, démontre irrésistiblement l'existence de relations régulières et
permanentes entre les deux groupes 1.
À cette époque si reculée, les souvenirs ethniques encore récents des races européennes, leur ignorance des pays du sud, la similitude de leurs besoins et de leurs
goûts, devaient tendre nécessairement à les rapprocher 2. Depuis la Baltique jusqu'à la
Sicile 3, une civilisation existait incomplète, mais réelle et partout la même, sauf des
nuances correspondantes aux nuances ethniques découlant des hymens, sporadiquement contractés, entre des groupes issus des deux rameaux blanc et jaune.
Les Tyrrhéniens asiatiques vinrent troubler cette organisation sans éclat, et aider
les colons de la Grande-Grèce dans la tâche de rallier l'Europe à la civilisation adoptée
par les peuples de l'est de la Méditerranée4.
1
2
3

4

Abeken, Unter-Italien, p. 282. – Aristote assure qu'une route allait d'Italie dans la Celtique et en
Espagne.
Tite-Live a pu écrire au sujet du roi Mézence : « Cœre opulento tam, oppido imperitans. »
« Plus je m'avance profondément dans l'antiquité, dit Schaffarik, plus je demeure « convaincu de la
fausseté complète des opinions émises et reçues jusqu'ici sur la « comparaison des peuples antiques
du sud de l'Europe (des Grecs et des Romains) avec « ceux du nord, principalement des riverains de
la Vistule et de la Baltique, comparaison « qui semblait convaincre ces derniers de sauvagerie, de
rudesse et de misère, et rendre « inadmissible toute idée de relations commerciales entre les deux
groupes. » (Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 107, note 1.) – Voici, sur le même propos, un
jugement de Niebuhr : « Les aborigènes sont dépeints par Salluste et Virgile comme des sauvages
qui « vivaient par bandes, sans lois, sans agriculture, se nourrissant des produits de la chasse « et de
fruits sauvages. Cette façon de parler ne parait être qu'une pure spéculation « destinée à montrer le
développement graduel de l'homme, depuis la rudesse bestiale « jusqu'à un état de culture complète.
C'est l'idée que, dans le dernier demi-siècle, on a « ressassée jusqu'à donner le dégoût, sous le
prétexte de faire de l'histoire philosophique. « On n'a pas même oublié la prétendue misère
idiomatique qui rabaisse les hommes au « niveau de l'animal. Cette méthode a fait fortune, surtout à
l'étranger (Niebuhr veut dire « en France). Elle s'appuie de myriades de récits de voyageurs
soigneusement recueillis « par ces soi-disant philosophes. Mais ils n'ont pas pris garde qu'il n'existe
pas un seul « exemple d'un peuple véritablement sauvage qui soit passé librement à la civilisation, et
« que, là où la culture sociale a été imposée du dehors, elle a eu pour résultat la « disparition du
groupe opprimé, comme on l'a vu, récemment, pour les Natticks, les « Guaranis, les tribus de la
Nouvelle-Californie, et les Hottentots des Missions. Chaque « race humaine a reçu de Dieu son
caractère, la direction qu'elle doit suivre et son « empreinte spéciale. De même, encore, la société
existe avant l'homme isolé, comme le « dit très sagement Aristote ; le tout est antérieur à la partie et
les auteurs du système du « développement successif de l'humanité ne voient pas que l'homme
bestial n'est qu'une « créature dégénérée ou originairement un demi-homme. » (Rœm. Geschichte, t.
I, p. 121.)
Les médailles grecques de la plus ancienne époque présentent, ainsi que quelques statues qui sont
venues jusqu'à nous, un type fort étrange complètement différent de la physionomie hellénique, et
que l'on ne peut attribuer qu'aux anciens Pélasges. Le nez est long, droit et pointu, courbé en dedans,
au milieu, de façon que l'extrémité se relève légèrement. Les pommettes sont un peu saillantes ; les
yeux montrent une légère tendance à l'obliquité ; la bouche est grande, et affecte une sorte de sourire
singulier qu'on pourrait dire impitoyable. La tête est oblongue, le front bas et assez fuyant, sans
exclure une certaine ampleur des tempes. Il n'y a pas de doute que ce type est pélasgique. Son centre
paraît avoir été dans la Samothrace et les pays environnants, à Thasos, Lete, Orreskia, Selybria. Les
médailles de Thasos l'offrent uni à la représentation d'une scène phallique qui fait allusion, sans
doute, à quelque tradition d'enlèvement et de violence analogue à celle dont les Pélasges
Tyrrhéniens, chassés de l'Attique, se rendirent coupables envers les femmes hellènes d'Athènes au
milieu du XIIe siècle avant J.-C. On le contemple sur les vieilles monnaies de la ville de Minerve,

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FIN DE LA NOTE DE BAS DE PAGE

sur celles d'Égine, d'Arcadie, d'Argos, de Potidée, de Pharsale ; puis, en Asie, sur celles de Gergitus,
de Mysie, d'Harpagia, de Lampsaque ; enfin, en Italie, sur celles de Velia ; en Sicile, sur celles de
Syracuse ; peut-être même, en Espagne, sur une médaille d'argent d'Obulco. Tous ces pays, sauf le
dernier, ont été historiquement occupés par des populations soit aborigènes, soit immigrées,
appartenant aux groupes pélasgiques, et toutes les médailles dont il est ici question et qui tranchent,
de la manière la plus frappante, la plus impossible à méconnaître, avec le caractère hellénique, qui
n'ont rien de commun avec sa régularité, sa beauté, appartiennent toutes à la plus ancienne époque.
Certaines sculptures en Sicile, remarquables par leur laideur, s'y peuvent rapporter ; mais ce qui ne
laisse pas le moindre doute sur cette corrélation, ce sont les statues du fronton d'Égine et quelques
figures italiotes antéromaines. – Cabinet de S. E. M. le général baron de Prokesch-Osten.

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Livre cinquième

Chapitre V
Les Étrusques Tyrrhéniens.
– Rome étrusque.

Retour à la table des matières

Il semble peu naturel, au premier abord, de voir les souvenirs positifs en Étrurie ne
remonter qu'au commencement du Xe siècle avant notre ère. C'est une antiquité en
somme bien médiocre.
Cette particularité s'explique de deux manières qui ne s'excluent pas. Pour premier
point, l'arrivée des nations blanches dans la partie occidentale du monde est
postérieure à leur apparition dans le sud. Ensuite le mélange des blancs avec les noirs a
donné, tout d'abord, naissance à la civilisation qu'on pourrait appeler apparente et
visible, tandis que l'union des blancs avec les Finnois n'a créé qu'un mode de culture
latente, cachée, utilitaire. Longtemps, confondant les apparences avec la réalité, on n'a
voulu reconnaître le perfectionnement social que là où des formes extérieures très
saillantes accusaient moins sa présence qu'une nature, qu'une façon d'être plus ornée
dans sa manière de se produire. Mais, comme il n'est pas possible de nier que les
Ibères et les Celtes aient eu le droit de se dire régulièrement constitués en sociétés
civiles, il faut leur reconnaître, et, avec eux, à toute l'Europe primitive de l'ouest et du
nord, un rang légitime dans la hiérarchie des peuples cultivés.
Je suis loin toutefois de traiter avec indifférence ce que j'appelle ici question de
forme, et, de même que je ne prendrai jamais pour type de l'homme social l'industriel

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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consommé, ou le marchand le plus habile dans sa partie, et que je mettrai toujours audessus d'eux, mais certes à une hauteur incomparable, soit le prêtre, soit le guerrier,
l'artiste, l'administrateur, ou ce qu'on appelle aujourd'hui l'homme du monde, et qu'on
nommait au temps de Louis XIV l’honnête homme ; comme, de même, je préférerai
toujours, dans l'ordre des hommes d'élite, saint Bernard à Papin ou à Watt, Bossuet à
Jacques Cœur, Louvois, Turenne, l'Arioste ou Corneille à toutes les illustrations
financières, je n'appelle pas civilisation active, civilisation de premier ordre, celle qui
se contente de végéter obscurément, ne donnant à ses sectateurs que des satisfactions
en définitive fort incomplètes et par trop humbles, confinant leurs désirs sous une
sphère bornée, et tournant dans cette spirale de perfectionnements limités dont la
Chine a atteint le sommet. Or, tant qu'un groupe de peuples est réduit, pour tout
mélange, à l'élément jaune combiné avec le blanc, il n'acquiert dans les qualités, les
capacités, les aptitudes, soit mixtes, soit nouvelles, que cet hymen procrée, rien qui
l'attire dans le courant nécessaire de l'élément féminin, et lui fasse rechercher la
divination de ce qu'il y a de transcendantalement utile à cultiver les jouissances que
l'imagination pure répand sur une société.
Si donc les peuples occidentaux avaient dû rester bornés à la combinaison de leurs
premiers principes ethniques, il est plus que probable qu'à force d'efforts ils auraient
fini par arriver à un état comparable à celui du Céleste Empire, sans cependant trouver
le même calme. Il y avait déjà trop d'affluents divers dans leur essence, et surtout trop
d'apports blancs. Pour cette raison, le despotisme raisonné du Fils du Ciel ne se serait
jamais établi. Les passions militaires auraient, à chaque instant, bouleversé cette
société vouée ainsi à une culture médiocre et à de longs et inutiles conflits.
Mais les invasions du Sud vinrent apporter aux nations européennes ce qui leur
manquait. Sans détruire encore leur originalité, cette heureuse immixtion alluma l'âme
qui les fit marcher, et le flambeau qui, en les éclairant, les conduisit à associer leur
existence au reste du monde.
Deux cent cinquante ans avant la fondation de Rome 1, des bandes pélasgiques
sémitisées pénétrèrent en Italie par la voie de mer, et ayant fondé, au milieu des
Étrusques conquis et domptés, la ville de Tarquinii, en firent le centre de leur puissance. De là ils s'étendirent, de proche en proche, sur une très grande partie de la
Péninsule.
Ces civilisateurs, appelés plus particulièrement Tyrrhéniens ou Tyrséniens,
venaient de la côte ionienne, où ils avaient appris beaucoup de choses des Lydiens,
auxquels ils s'étaient alliés 2. Ils apparurent aux yeux des Rasènes couverts d'armures
d'airain, animant les combats du son des trompettes, ayant les flûtes pour égayer leurs
1
2

Cette date est celle d'O. Muller. Abeken reporte l'arrivée des Tyrrhéniens à l'an 290 avant Rome.
(Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 23.)
Les peintures étrusques montrent ces Tyrrhéniens comme ayant parfaitement le type blanc. Ils
ressemblent aux Celtes et aux Grecs, et cette ressemblance est d'autant plus saillante que l'on voit
mêlés à eux les anciens Rasènes avec leurs statures et leurs visages de métis finnois. (Abeken, ouvr.
cité, tabl. IX et X.) Dans le n° 7 de la tabl. VII on peut constater la fusion des deux types.

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banquets, et important une forme et des éléments de société inconnus partout ailleurs
qu'en Asie et en Grèce, où les Sémites en avaient introduit de semblables.
Au lieu d'imiter les constructions puissantes, mais grossières, des populations
italiotes, les nouveaux venus, plus habiles parce qu'ils étaient métis de nations plus
cultivées, apprirent à leurs sujets à bâtir sur les hauteurs, sur les crêtes de montagnes,
des villes fortifiées avec un art tout nouveau, des refuges inexpugnables, aires redoutées, d'où la domination planait sur les contrées environnantes 1. Les premiers dans
l'Occident, ils taillèrent, au moyen de la règle de plomb, des blocs de pierre qui,
s'encastrant les uns dans les autres par les angles rentrants et saillants adroitement
ménagés 2, formèrent des murailles épaisses et d'une solidité dont on peut juger encore,
puisque, en plus d'un lieu, elles ont survécu à tout 3.
Après avoir ainsi créé des fortifications gigantesques, redoutables à leurs sujets
autant qu'aux peuples rivaux 4, les Tyrrhéniens ornèrent leurs villes de temples, de
palais, et leurs palais et leurs temples de statues et de vases de terre cuite, dans ce
qu'on appelle l'ancien style grec, et qui n'était autre que celui de la côte d'Asie 5. C'est
ainsi qu'un groupe pélasgique se trouvait en état, par ses alliances avec le sang
sémitique, d'apporter aux Rasènes ce qui leur manquait, non pour devenir une nation,
mais pour le paraître et le révéler à tout ce qui dans le monde tenait le même rang.
Il est probable que le nombre des Tyrrhéniens était petit en comparaison de celui
des Rasènes. Ces vainqueurs parvinrent donc à donner à la société, pour le plus grand
honneur de celle-ci, ses formes extérieures ; cependant ils ne réussirent pas à l'entraîner jusqu'à une assimilation complète avec l'hellénisme. Ils ne le possédaient d'ailleurs
eux-mêmes que sous une dose assez faible, n'étant pas Hellènes, mais seulement
Kymris, Slaves ou Illyriens Grecs. Puis ils s'accommodèrent sans peine de partager
nombre d'idées essentielles que la part sémitique de leur sang n'avait pas détruites dans
leur propre sein, De là, cette continuité de l'esprit utilitaire chez la race étrusque ; de
là, cette prédominance du culte et des croyances antiques sur la mythologie importée ;
de là, en un mot, la persistance des aptitudes slaves. Le gros de la nation resta, sauf
peu de différences, tel qu'il était avant la conquête. Comme cependant les vainqueurs
se trouvèrent, malgré leurs concessions et leurs mélanges ultérieurs avec la population,
marqués d'un cachet spécial dû à leur origine à demi asiatique, la fusion ne fut jamais
1

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4

5

Ce fut probablement le genre de mérite qui éclata le plus en eux, et leur valut le surnom de
Tyrrhéniens, dont la racine semble se trouver dans le mot turs, ou tour, fortitication, et dériver
primitivement de tur ou tor, élévation, montagne. – On pourrait, du reste, tirer ainsi des habitudes
architecturales des différentes populations pélasgiques certains noms encore, ou, au rebours, faire
sortir ceux des nations de leur façon de se loger. Oppidum, le bourg ouvert, serait en corrélation
intime avec les habitudes des Opsci, des Osques, et arx, la forteresse fermée, avec celui des Argiens.
Abeken, ouvr. cité, p. 128-135.)
O. Muller, 1. c.
Ibid., p. 260.
Dans plusieurs endroits, les Tyrrhéniens avaient construit leurs demeures à part de celles des vaincus
et de manière à tenir en bride la ville ancienne. Ainsi Fidenæ et Veies avaient des citadelles placées
en dehors de leurs murs. (Abeken, ouvr. cité, p. 152.)
O. Muller, t. II, p. 247.

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complète, et des tiraillements nombreux préparèrent les révolutions et les déchirements.
Les Tyrrhéniens, que j'appellerai aussi, d'après leurs titres, les lars 1 les lucumons,
les nobles, car, ayant perdu l'usage de leur langue primitive, remplacée par l'idiome de
leurs sujets, et s'étant assez mariés à ces derniers, ils ne constituèrent bientôt plus une
nation à part, les nobles, dis-je, avaient conservé le goût des idées grecques, et, comme
un moyen d'y satisfaire, Tarquinii était restée leur ville de prédilection 2. Cette cité
servait de lien à des communications constantes avec les nations helléniques 3. On doit
donc la considérer comme le siège de la culture naturelle en Étrurie, et le point d'appui
de l'aristocratie et de sa puissance 4.
Tant que les Rasènes avaient été abandonnés à leurs seuls instincts, ils n'avaient
pas dû être, pour les autres nations italiotes, des rivaux particulièrement à craindre.
Occupés surtout de leurs travaux agricoles et industriels, ils aimaient la paix et
cherchaient à la maintenir avec leur voisinage. Mais, lorsqu'une noblesse d'essence
belliqueuse, se trouvant à leur tête, leur eut distribué des armes et construit de nobles
forteresses, les Rasènes furent contraints de chercher aussi la gloire et les aventures :
ils se jetèrent dans la vie de conquêtes.
L'Italie n'était pas encore devenue, tant s'en faut, une région tranquille. Au milieu
des agitations incessantes des Italiotes aborigènes, des Illyriens, des Ligures, des
Sicules, au milieu des déplacements de tribus, causés par les envahissements des
colonies de la Grande-Grèce, les Étrusques s'emparèrent d'un rôle capital. Ils profitèrent de tous les déchirements pour s'étendre à leur convenance. Ils s'agrandirent aux
dépens des Umbres dans toute la vallée du Pô 5. Conservant ce qu'avait déjà produit

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5

Ce mot n'appartenait pas à l'étrusque proprement dit. Soit qu'il ait été Importé par les Tyrrhéniens
eux-mêmes, soit que les anciennes alliances des Rasènes avec les Kymris italiotes l'eussent mis en
usage avant l'arrivée des immigrants vainqueurs, ce mot était celtique – c'est le larth que l'on
retrouve dans le laird écossais, et le lord anglais. Il est assez curieux de voir les grands seigneurs de
l'empire britannique glorifier encore la qualification que se donnait le larth Porsenna.
Tarquinii, bâtie sur un rocher au bord de la Marta, n'était pas une ville maritime ; mais Gravisæ, qui
lui appartenait, lui servait de port. (Abeken, ouvr. cité, p. 36.) Longtemps après la chute de l'Étrurie
comme nation indépendante, Tarquinii conservait encore une assez grande valeur pour fournir les
flottes romaines de toiles à voile lors de la seconde guerre punique. (Liv., XXVIII, 45.)
Ces relations étaient intimes, et Tite-Live a pu mettre en avant l'idée que la maison de Tarquin avait
une origine hellénique. Ce roi même, au dire de l'historien, avait consulté, par députés, l'oracle de
Delphes. – Abeken signale des traces nombreuses de l'influence assyrienne dans les vases, les
peintures murales et les ornements des tombeaux à une époque où cette influence ne pouvait
s'exercer que par l'intermédiaire des Hellènes. (Abeken, ouvr. cité, p. 274.) – Je ne parle pas des
nombreuses productions égyptiennes que l'on rencontre dans les hypogées étrusques ; elles
appartiennent toutes à la période romaine avec les monuments qui les renferment. (Ibidem, p. 268. –
Dennis, die Stædte und Begræbnisse Etruriens, t. I, p. XLII.)
Les Annales étrusques, d'où le Romain Verrius Flaccus avait tiré les éléments de ses Libri rerum
memoria dignarum, affirmaient que le héros Tarchon avait fondé Tarquinii, puis les douze villes
étrusques du pays plat, et en outre, tout le nomen etruscum Tarquinii était donc la cité historique et
illustre par excellence, aux yeux de la famille tyrrhénienne. (Abeken, ouvr. cité, p. 20.)
O. Muller, die Etrusker, p. 116.

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l'industrie de ce peuple dans les trois cents villes que l'histoire lui attribue 1, ils
augmentèrent leur propre richesse et leur importance. Puis 2, du nord tournant leurs
armes vers le sud et refoulant sur les montagnes les nations ou plutôt les fragments de
nations réfractaires, ils s'étendirent jusque dans la Campanie 3, en prenant pour limite
occidentale le cours inférieur du Tibre. Ainsi ils touchaient aux deux mers 4. L'État
rasène devint, de la sorte, le plus puissant de la Péninsule, et même un des plus respectables de l'univers civilisé d'alors. Il ne se borna pas aux acquisitions continentales : il
s'empara de plusieurs îles, porta des colonies sur la côte d'Espagne 5. Puissance
maritime, il imita l'exemple des Phéniciens et des Grecs en couvrant les mers de
navires tout à la fois commerçants et pirates 6.
Avec des progrès si vastes, les Étrusques, déjà métis et fortement métis, soit qu'on
les envisage dans leurs classes inférieures, soit qu'on décompose le sang de leur
noblesse, ne s'étaient pas soustraits à de plus nombreux mélanges. Soumis au sort de
toutes les nations dominatrices, ils avaient, à chacune de leurs conquêtes, annexé à leur
individualité la masse des populations domptées, et des Umbres, des Sabins, des
Ibères, des Sicules, probablement aussi beaucoup de Grecs, étaient venus se confondre
dans la variété nationale, en en modifiant incessamment et les penchants et la nature.
À l'inverse de ce qui a lieu d'ordinaire, les altérations subies par l'espèce étrusque
étaient, en général, de nature à l'améliorer. D'une part, le sang kymrique italiote, en se
mêlant aux éléments rasènes, relevait leur énergie ; de l'autre, l'essence ariane
sémitisée, apportée par les Grecs, donnait à l'ensemble un mouvement, une ardeur,
trop faible pour le jeter dans les frénésies helléniques ou asiatiques, mais suffisantes
pour corriger quelque peu ce que les alliages occidentaux avaient de trop absolument
utilitaire. Malheureusement ces transformations s'opéraient surtout dans les classes
moyennes et basses, dont la valeur se trouvait ainsi rapprochée de celle des familles
nobles, et ce n'était pas là de quoi maintenir l'équilibre politique intact et la puissance
aristocratique incontestée.
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5
6

Ou 358. – Nous savons déjà, pour parer à tout étonnement de ce côté, combien la race des Celtes
était abondante et prolifique. (Keferstein, Ansichten, etc., t. II, p. 323.)
Ils fondèrent Adria et Spezia entre le Pô et l'Etsch. (O. Muller, ouvr. cité, p. 140.)
O. Muller, ouvr. cité. p. 178. – Ils restèrent fort longtemps à l'état de puissance prépondérante dans
cette province, et n'en furent chassés que l'an 332 de Rome par les Samnites.
Il existe des monuments tyrrhéniens en Corse et en Sardaigne. On en trouve encore sur la côte
méridionale de l'Espagne, et le nom de Tarraco, Tarragone, est très vraisemblablement un indice
d'autant moins à négliger que, non loin de cette cité, s'élève Suessa, qui rappelle les villes
campaniennes de Suessa, Veseia et Sinuessa. (Abeken, ouvr. cité, p. 129.) Seulement, je ne suis pas
aussi convaincu que cet auteur de l'origine tyrrhénienne des Sepolcri dei giganti en Sardaigne. On
peut les revendiquer, sans grande difficulté, pour les Rasènes de la première formation, ou pour les
Ibères. – Eu égard à la racine Tur, Turs, Tusc, il est à noter aussi qu'on la retrouve, aujourd'hui
même, chez les Albanais. Entre Durazzo et Alessio on connaît une ville appelée (nom grec). Une
autre encore existe aux environs de Kroja, dans l'Albanie méridionale, qui elle-même se nomme
(nom grec), et ses habitants (nom grec). (Voir Hahn, Albanesische Studien, p. 232, 233. Cet auteur
fait dériver ce mot de l’arnaute (mot grec), courir, se précipiter, d'où (mot grec), le coureur,
l'envahisseur.)
O. Muller, p. 109 et pass. ; p. 178.
Ibid., p. 105.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

106

Puis, cette grande bigarrure d'éléments ethniques créait trop de mélanges
fragmentaires et de petits groupes séparés. Des antagonismes s'établirent dans le sein
de la population, presque comme en Grèce, et jamais l'empire étrusque ne put parvenir
à l'unité. Puissant pour la conquête, doué d'institutions militaires si parfaites que les
Romains n'ont eu, plus tard, rien de mieux à faire que de les copier, tant pour
l'organisation des légions que pour leur armement, les Étrusques n'ont jamais su
concentrer leur gouvernement 1. Ils en sont toujours restés, dans les moments de crise,
à la ressource celtique de l'embratur, l'imperator, qui guidait leurs troupes confédérées
avec un pouvoir absolu, mais temporaire. Hors de là, ils n'ont réalisé que des
confédérations de villes principales, entraînant les cités inférieures dans l'orbite de
leurs volontés. Chaque centre politique était le siège de quelques grandes races,
maîtresses des pontificats, interprètes des lois, directrices des conseils souverains,
commandant à la guerre, disposant du trésor public. Quand une de ces familles
acquérait une prépondérance décidée sur ses rivales, il y avait, en quelque sorte,
royauté, mais toujours entachée de ce vice originel, de cette fragilité implacable, qui
constituait en Grèce le premier châtiment de la tyrannie. Pendant longtemps, il est vrai,
la prédominance que toutes les cités étrusques s'accordaient à laisser à Tarquinii
sembla corriger ce que cette constitution fédérative avait de bien débile. Mais une
déférence si salutaire n'est jamais éternelle – en butte à mille accidents, elle périt au
premier choc. Les peuples gardent plus longtemps le respect pour une dynastie, pour
un homme, pour un nom que pour une enceinte de murailles. On le voit donc, les
Tyrrhéniens avaient implanté en Italie quelque chose des vices inhérents aux gouvernements républicains du monde sémitique. Néanmoins, comme ils n'eurent pas
l'influence de modeler complètement l'esprit de leurs populations sur ce type
dangereux, ils ne purent détruire une aptitude finnoise que j'ai déjà eu l'occasion de
relever : les Étrusques professaient pour la personne des chefs et des magistrats un
respect tout à fait illimité 2.
Ni chez les Arians, ni chez les Sémites, il ne se rencontra jamais rien de semblable.
Dans l’Asie antérieure, on vénère à l'excès, on idolâtre, pour ainsi dire, la puissance ;
on se tient prêt à en supporter tous les caprices comme des calamités légitimes. Que le
maître s'appelle roi ou patrie, on adore en lui jusqu'à sa démence. C'est qu'on redoute
la possibilité de la contrainte, et qu'on se prosterne devant le principe abstrait de la
souveraineté absolue. Quant à la personne revêtue du pouvoir et des prérogatives du
principe, on n'en fait nul cas. C'est une notion commune aux nations serviles et aux
démagogies que de considérer le magistrat comme un simple dépositaire de l'autorité
qui, du jour où, par cessation régulière ou bien par dépossession violente, il est jeté
hors de sa charge, n'est pas plus respectable que le dernier des hommes, et n'a pas plus
de droits à la déférence. De ce sentiment naissent le proverbe oriental qui accorde tout
au sultan vivant, rien au sultan mort, et encore cet axiome, cher aux révolutionnaires
modernes, en vertu duquel on prétend honorer le magistrat en couvrant l'homme de
bruyantes injures et d'outrages déclarés.

1
2

La royauté existait de nom chez les Étrusques, mais elle resta de fait une magistrature très
faiblement constituée ; à Veies, elle était élective. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 83.)
O. Muller, die Etrusker, p. 375.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

107

La notion étrusque, toute différente, aurait sévèrement réprimé chez Aristophane
les attaques contre Cléon, chef de l'État, ou contre Lamachus, général de l'armée. Elle
jugeait la personne même du représentant de la loi comme tellement sacrée, que le
caractère auguste des fonctions publiques ne s'en séparait pas, ne pouvait en être
distrait. J'insiste sur ce point, car cette vénération fut la source de la vertu que plus
tard, on admira, à juste titre, chez les Romains.
Dans ce système, on admet que le pouvoir est, de soi, si salutaire et si vénérable,
qu'il impose un caractère en quelque sorte indélébile à celui qui l'exerce ou l'a exercé.
On ne croit pas que l'agent de la puissance souveraine redevienne jamais l'égal du
vulgaire. Parce qu'il a participé au gouvernement des peuples, il reste à jamais audessus d'eux. Reconnaître un tel principe, c'est placer l'État dans une sphère d'éternelle
admiration, donner une récompense incomparable aux services qu'on lui rend, et en
proposer l'exemple aux émulations les plus nobles. Ainsi on n'accepte jamais qu'il soit
loisible d'ouvrir, même respectueusement, la robe du juge, pour frotter de boue le cœur
de celui qui la porte, et l'on pose une infranchissable barrière devant les emportements
de cette prétendue liberté, avide de déshonorer qui commande, pour arriver d'un pas
plus sûr à déshonorer le commandement même.
La nation étrusque, riche de son agriculture et de son industrie, agrandie par ses
conquêtes, assise sur deux mers, commerçante, maritime 1, recevant, par Tarquinii et
par les frontières du sud, tous les avantages intellectuels que sa constitution ethnique
lui permettait d'emprunter à la race des Hellènes, exploitant les richesses que lui
valaient ses travaux utiles et sa puissance territoriale, au profit des arts d'agrément,
bien que, dans une mesure toute d'imitation 2, livrée à un grand luxe, à un vif entraînement sensuel vers les plaisirs de tout genre, la nation étrusque faisait honneur à
l'Italie, et semblait n'avoir à craindre pour la perpétuité de sa puissance que le défaut
essentiel d'une constitution fédérative et la pression des grandes masses de peuples
celtiques, dont l'énergie pouvait un jour, dans le nord, lui porter de terribles coups.
Si ce dernier péril avait existé seul, il est probable qu'il eût été combattu avec
avantage, et qu'après quelques essais d'invasion vigoureusement déjoués, les Celtes de
la Gaule auraient été contraints de plier sous l'ascendant d'un peuple plus intelligent.
La variété étrusque formait certainement, prise en masse, une nation supérieure aux
Kymris, puisque l'élément jaune y était ennobli par la présence d'alliages, sinon
toujours meilleurs en fait, du moins plus avancés en culture. Les Celtes n'auraient donc
eu d'autre instrument que leur nombre. Les Étrusques, déjà en voie de conquérir la
Péninsule entière, avaient assez de forces pour résister, et auraient facilement rembarré
les assaillants dans les Alpes. On aurait vu alors s'accomplir, et beaucoup plus tôt, ce
1

2

Les Tyrrhéniens exerçaient en grand la piraterie, et mirent en mer des flottes assez considérables
pour lutter contre les villes grecques. Les Massaliotes n'osaient, à cause d'eux, traverser les mers
occidentales qu'avec des convois armés. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 84.) L'Étrurie avait
conclu avec Carthage des traités de navigation et de commerce qui portaient encore leur plein effet
au temps d'Aristote, vers 430 de Rome. (Ibid., p. 85.)
Voir, pour les détails des rapports intellectuels des Tyrrhéniens avec les Grecs, Niebuhr, Rœm.
Geschichte, t. I, p. 88.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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que les Romains firent ensuite. Toutes les nations italiotes, enrôlées sous les aigles
étrusques, eussent franchi, quelques siècles avant César, la limite des montagnes, et un
résultat d'ailleurs semblable à celui qui eut lieu, puisque les éléments ethniques se
seraient trouvés les mêmes, eût seulement avancé l'heure de la conquête et de la
colonisation des Gaules. Mais cette gloire n'était pas réservée à un peuple qui devait
laisser échapper de son propre sein un germe fécond dont l'énergie lui porta bientôt la
mort.
Les Étrusques, pleins du sentiment de leur force, voulaient continuer leurs progrès.
Apercevant du côté du sud les éclatants foyers de lumières que la colonisation grecque
y avait allumés dans tant de cités magnifiques, c'était là que les confédérations
tyrrhéniennes cherchaient surtout à s'étendre. Elles y trouvaient l'avantage de se mettre
dans un rapport plus direct que par la voie de mer avec la civilisation la plus parente.
Les lucumons avaient déjà porté les efforts de leurs armes vers la Campanie. Ils y
avaient pénétré assez loin dans l'est. À l'ouest, ils s'étaient arrêtés au Tibre.
Désormais ils souhaitaient de franchir ce fleuve, ne fût-ce que pour se rapprocher
du détroit, où Cumes les attirait tout autant que Vulturnum.
Ce n'était pas une entreprise facile. La rive gauche était longée par le territoire des
Latins, peuple de la confédération sabine. Ces hommes avaient prouvé qu'ils étaient
capables d'une résistance trop vigoureuse pour qu'on pût les déposséder à force
ouverte. On préféra, avant de s'engager dans des hostilités sans issue, user de ces
moyens à demi pacifiques, familiers à tous les peuples civilisés avides du bien
d'autrui 1.
Deux aventuriers latins, bâtards, disait-on, de la fille d'un chef de tribu, furent les
instruments dont s'arma la politique rasène. Romulus et Rémus, c'étaient leurs noms,
accostés de conseillers étrusques et d'une troupe de colons de la même nation,
s'établirent dans trois bourgades obscures, déjà existantes sur la rive gauche du Tibre 2,
non pas au bord de la mer, on ne voulait pas faire un port ; non pas sur le cours
supérieur du fleuve, on ne pensait pas à créer une place de commerce qui ralliât plus
tard les intérêts des deux parties nord et sud de l'Italie centrale, mais indifféremment
sur le point qu'on put saisir, attendu que le résultat, pour les promoteurs de cette
fondation, n'était que de faire passer le fleuve à leurs établissements. Ils s'en remettaient ensuite aux circonstances pour développer ce premier avantage 3.
1

2

3

Les populations italiotes tenaient beaucoup à ce que les Étrusques ne passassent pas le fleuve. Il y
avait eu un traité entre les Latins et les Tyrrhéniens qui en stipulait la défense : « Pax ita
« convenerat ut Etruscis Latinique fluvius Albula, quem nunc Tiberim vocant, finis esset. » (Liv, I,
12.)
Qui mérita dès lors le nom de Tuscum Tiberim que lui donne Virgile (Georg., I, 499). – Suivant
toute probabilité, les deux jumeaux se cantonnèrent sur l'Aventin, à côté d'une bourgade peuplée de
Latins, prisci Latini, qui occupait, antérieurement, le Janicule. (Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit
der rœmischen Herrsch, p. 70.) – Un autre établissement latin couronnait le sommet du Palatin –
Des Étrusques prirent possession plus tard du mons Cœlius. Ibidem. – Tac., Ann., IV, 65.)
Denys d'Halicarnasse remarque que plusieurs historiens ont appelé Rome une ville tyrrhénienne. Ces
historiens avaient parfaitement raison de le faire, et ils exprimaient une vérité incontestable. (mots
grecs). (I, XXIX.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

109

Comme il fallait agrandir trois hameaux destinés à devenir une ville, les deux
fondateurs appelèrent, de toutes parts, les gens sans aveu. Ceux-ci, trop heureux de se
créer des foyers, et, pour la plupart, Sabins ou Sicules errants, formèrent le gros des
nouveaux citoyens.
Mais il n'aurait pas été conforme aux vues des directeurs de l'entreprise de laisser
des races étrangères s'emparer de la tête de pont qu'ils jetaient dans le Latium. On
donna donc à cette agglomération de vagabonds une noblesse tout étrusque. On
reconnaît sa présence aux noms significatifs des Ramnes, des Luceres, des Tities 1. Le
gouvernement local porta la même empreinte 2. Il fut sévèrement aristocratique, et
l'élément religieux, ou, pour mieux dire, pontifical, s'y présenta strictement uni au
commandement militaire, ainsi que le voulaient les notions sémitisées des Tyrrhéniens, si différentes, sur ce point, des idées galliques. Enfin, le pouvoir judiciaire,
confondu avec les deux autres, fut également remis aux mains du patriciat, de sorte
que, suivant le plan des organisateurs, il ne resta à la disposition des rois, sauf les
bribes de despotisme, glanées dans les moments de crise, que l'action administrative 3.
Si le gouvernement s'institua dans tout étrusque, la forme extérieure de la
civilisation, et même l'apparence de la nouvelle cité, ne le furent pas moins 4. On
construisit, sous le nom de Capitole, une citadelle de pierre à la mode tyrrhénienne, on
bâtit des égouts et des monuments d'utilité publique, tels que les populations latines
n'en connaissaient pas 5. On érigea, pour les dieux importés, des temples ornés de
vases et de statues de terre cuite fabriquées à Fregellæ 6. On créa des magistratures qui
portèrent les mêmes insignes que celles de Tarquinii, de Falerii, de Volterra. On prêta
à la ville naissante les armes, les aigles, les titres militaires 7, on lui donna enfin le

1

2
3

4

5
6
7

O. Muller, die Etrusker, p. 381 et pass. – Cette opinion me paraît avoir tout avantage sur celle
d'Abeken, qui voit dans les Ramnes les habitants primitifs du Palatin, dans les Luceres ceux du
Cœlius, dans les Tities ceux du Capitole. (Ouvr. cité, p. 136.) Les deux opinions peuvent du reste, se
concilier, si l'on admet que les trois noms, également étrusques, ont été donnés non pas au gros des
trois populations, mais seulement à leurs nobles, ce qui serait une conception parfaitement conforme
aux idées italiotes et tyrthéniennes. (O. Muller, ouvr. cité, p. 381 et pass.)
Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 181.
Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 206. – Il n'était pas indispensable que les rois fussent nés dans la
ville. On les prenait comme on les trouvait, ou mieux, comme ils étaient imposés du dehors.
(Ibidem., p. 213 et 220.)
Liv., I : « Me haud pœnitet eorum, sententiæ quibus et apparitores et hoc genus ab Etruscis
« finitimis unde sella curilis unde rosa prætexta sumpta est, numerum quoque ipsum « ductum est :
et ira habuisse Etruscos quod, ex duodecim populis communiter creato « rege, singulos singuli
populi lectores dederint. »
O. Muller, die Etrusker, p. 120.
O. Muller, die Etrusker, p. 247. – Voir, sur la statue de Turanius de Fregellæ qui représentait un
Jupiter, ce que dit Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie (t. II, p. 193.)
La tunique triomphale, le bâton de commandement du dictateur, en ivoire, surmonté d'un aigle, les
jeux équestres, etc., etc. (O. Muller, ouvr. cité, p. 121.) – jusqu'à l'expulsion des rois, le système
militaire, à Rome et en Étrurie, fut absolument le même dans les détails comme dans l'ensemble.
(Ibidem, p. 391.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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culte 1, et, en un mot, Rome ne se distingua des établissements purement rasènes que
par ce fait intime, très important d'ailleurs, que le gros de sa population, autrement
composé, avait beaucoup plus de vigueur et de turbulence 2.
Les plébéiens n'y ressemblaient nullement à la masse pacifique et molle jadis
soumise par les Tyrrhéniens, sans quoi les colonisateurs, plus heureux, auraient obtenu
de leurs savantes combinaisons les résultats qu'ils s'en promettaient. Il y avait un
élément de trop dans cette population plébéienne, qu'on avait si fort mélangée, peutêtre avec l'intention de la rendre faible par le défaut d'homogénéité. Si ce calcul
présida, en effet, au mode de recrutement adopté pour elle, on peut dire que les
précautions de la politique étrusque allèrent tout à fait contre leur espoir de s'assurer
une domination plus facile. Ce fut précisément ce qui inculqua dans le jeune
établissement les premiers instincts d'émancipation, les premiers germes et mobiles de
grandeur future, et cela par une voie si particulière, si bizarre, qu'un fait analogue ne
s'est pas présenté deux fois dans l'histoire.
Au milieu du concours de gens sans aveu, de toutes tribus, appelés à devenir les
habitants de la ville, on avait des Sicules. Cette nation métisse et errante possédait
partout des représentants. Plusieurs des villes de l'Étrurie en comptaient en majorité
dans leur plèbe ; des parties entières du Latium en étaient couvertes ; le pays sabin en
renfermait des multitudes. Ces gens-là furent, en quelque sorte, le fil conducteur qui
amena l'élément hellénique, plus ou moins sémitisé, dans la nouvelle fondation. Ce
furent eux qui, en mêlant leur idiome au sabin, créèrent le latin proprement dit,
commencèrent à lui donner une forte teinture grecque, et opposèrent ainsi l'obstacle le
plus vigoureux à ce que la langue étrusque passât jamais le Tibre 3. Le nouveau dialecte, se pesant comme une digue devant l'idiome envahisseur, fut toujours considéré par
les grammairiens romains comme un type dont l'osque et le sabin, altérés de leur
valeur première, étaient devenus des variétés, mais qui se tenait dans un dédaigneux
éloignement de la langue des lucumons, traitée d'idiome barbare. Ainsi les Sicules, en
tant qu'habitants plébéiens de Rome, ont été surtout les adversaires du génie des

1

2

3

Tite-Live déclare qu'on n'admit qu'une seule divinité non étrusque, c'était celle de la ville d'Albe à
laquelle les deux maîtres nominaux de la ville avaient probablement conservé leur dévotion natale :
« Sacra diis aliis, albano ritu, græco Herculi, ut ab Evandro instituta erant, facit. Hæc tum sacra
Romulus una ex omnibus peregrina suscepit. » (Liv. I.) – Toutefois, cette assertion de l'historien de
Padoue me paraît ne devoir pas être prise au pied de la lettre. Elle s'applique, sans doute, au culte
officiel seulement ; car il est bien probable que les gens de races si diverses qui peuplaient Rome
avaient conservé, dans l'intérieur de leurs maisons, leurs divinités nationales. Ainsi se prépara la
vaste confusion des cultes qui devait avoir lieu au sein de Rome impériale.
Virg., Georg., II, 167 :
Hæc genus acre virum : Marsos, pubemque Sabellam,
Adsuetumque malo Ligurem, Volscosque verutos
Extulit.
O. Muller, die Etrusker, p, 66. – Il est, en effet, très remarquable que l'étrusque, resté toujours pour
les Romains, et même au temps des empereurs, une espèce de langue sacrée, n'ait jamais pu se
répandre chez eux. Cependant, jusque vers l'époque de Jules, les patriciens l'apprenaient et en
faisaient cas comme d'un instrument de civilisation. Plus tard elle fut abandonnée aux augures. À
aucun moment elle n'avait pu devenir populaire.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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fondateurs, comme l'importation de leur langue devait être le plus grand empêchement
à l'adoption du rasène.
Il n'est pas nécessaire de faire remarquer, sans doute, qu'il ne s'agit ici que d'un
antagonisme organique, instinctif, entre les Sicules et les Étrusques, et nullement d'une
lutte ouverte et matérielle. Assurément cette dernière n'aurait pas eu de chance de
succès. Ce fut l'Étrurie elle-même qui, bien malgré elle, se chargea de jeter Rome
naissante dans la voie des agitations politiques.
La petite colonie était, depuis son premier jour, l'objet des haines déclarées des
peuples du Latium. Bien que l'attrait des avantages divers qu'elle avait à offrir, sa
construction étrusque, son organisation du même cru et la civilisation de son patriciat
eussent porté quelques peuplades assez misérables, les Crustumini, les Antemnati, les
Cæninenses 1, et, un peu plus tard, les Albains, à se fondre dans ses habitants, les vrais
possesseurs du sol sabin la considéraient de très mauvais œil. Ils reprochaient à ses
fondateurs d'être des gens de rien, de ne représenter aucune nationalité, et de n'avoir
d'autre droit à la patrie qu'ils s'étaient faite que le vol et l'usurpation. Ainsi sévèrement
jugée, Rome était tenue en dehors de la confédération dont Amiternum était la cité
principale, et exposée sur la rive gauche du Tibre, où elle se voyait isolée, à des
attaques que très probablement elle n'aurait pas eu la force de repousser, si elle s'était
trouvée sans soutiens.
Dans l'intérêt de son salut, elle se rattachait de toutes ses forces à la confédération
étrusque dont elle était une émanation, et, quand les discordes civiles eurent éclaté au
sein de ce corps politique, Rome ne put songer à rester neutre : il lui fallut prendre
parti pour se conserver des amis actifs au milieu de ses périls.
L'Étrurie en était à cette phase politique où les races civilisatrices d'une nation se
montrent abaissées par les mélanges avec les vaincus, et les vaincus relevés quelque
peu par ces mêmes mélanges. Ce qui contribuait à hâter l'arrivée de cette crise, c'était
la présence d'un trop grand nombre d'éléments kymriques plus ou moins hellénisés, et
parfaitement de nature et de force à contester la suprématie aux descendants bâtards de
la race tyrrhénienne. Il se développa, en conséquence, dans les cités rasènes un
mouvement libéral qui déclara la guerre aux institutions aristocratiques, et prétendit
substituer aux prérogatives de la naissance celles de la bravoure et du mérite.
C'est le caractère constant de toute décomposition sociale que de débuter par la
négation de la suprématie de naissance. Seulement le programme de la sédition varie
suivant le degré de civilisation des races insurgées. Chez les Grecs, ce furent les riches
qui remplacèrent les nobles ; chez les Étrusques, ce furent les braves, c'est-à-dire les
plus hardis. Les métis raséno-tyrrhéniens, mêlés à la plèbe, sujets umbres, sabins,
samnites, sicules, se déclarèrent candidats au partage de l'autorité souveraine. Les
doctrines révolutionnaires obtinrent leurs plus nombreux partisans dans les villes de
l'intérieur où les anciens vaincus abondaient. Volsinii paraît avoir été le principal point
1

Liv., I, 28. – Les Sabins de Tatius, pères des femmes enlevées, des Sabinæ mulieres, n e
s'incorporèrent au nouvel État qu'après les trois tribus que je viens de nommer.

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de ralliement des novateurs 1, tandis que le centre de la résistance aristocratique
s'établit à Tarquinii, où le sang tyrrhénien avait conservé quelque force en gardant plus
d'homogénéité. Le pays se partagea entre les deux partis. Il est même vraisemblable
que chaque cité eut à la fois une majorité et une minorité au service de l'un et de
l'autre. Ce qui occupait tout le nomen etruscum eut son retentissement naturel dans la
colonie transtibérine, et Rome, obéissant aux raisons que j'ai déduites plus haut, prit
fait et cause dans le mouvement.
On devine déjà pour quel ordre d'idées elle devait se prononcer. Le caractère de sa
population répondit d'avance de ses sympathies libérales. Son sénat étrusque, d'ailleurs
mêlé déjà de Sabins, n'était pas en état de contenir l'opinion générale dans le camp de
Tarquinii 2. L'esprit ambitieux et ardent des Sicules, des Quirites et des Albains y
parlait trop haut. La majorité se prononça donc pour les novateurs, et le roi Servius
Tullius essaya de réaliser la révolution en acheminant Rome vers le régime des
doctrines anti-aristocratiques.
La constitution servienne donna satisfaction à l'élément populaire, en appelant à un
rôle politique tout ce qui pouvait porter les armes 3. On demandait, il est vrai, au
membre de l'exercitus urbanus quelques conditions de fortune, mais non pas telles
qu'elles constituassent une timocratie à la manière grecque. C'était plutôt un cens dans
le genre de celui qui, au moyen âge, était exigé des bourgeois de plusieurs communes.
Le but n'était pas, dans ce dernier exemple, de créer chez le citoyen des garanties
de puissance ou d'influence, mais seulement de moralité politique. Chez les plébéiens
de Roma-Quirium, il s'agissait de moins encore : on ne voulait qu'obtenir des guerriers
qui fussent en état de s'armer convenablement et de se suffire à eux-mêmes pendant
une campagne.
Cette organisation, soutenue par les sympathies générales, ne put cependant que
s'asseoir à côté des institutions tyrrhéniennes ; elle ne parvint pas à les renverser. Il y
avait encore trop de force dans la façon dont était combiné l'élément militaire et
sacerdotal avec la puissance juridique. L'attaque, d'ailleurs, ne fut pas d'assez longue
durée pour briser le faisceau et arracher le pouvoir aux races nobles. On y serait
parvenu peut-être en recourant aux violences d'un coup de main. Il paraît qu'on ne
voulut pas user de ce moyen contre des hommes que le pontificat revêtait d'un
caractère sacré. Ce que les sociétés bien vivaces baissent davantage, c'est l'impiété, et
évitent le plus longtemps, c'est le sacrilège.

1

2
3

Suivant Abeken, les villes principalement libérales auraient été Arretium, Volaterræ, Rusellæ et
Clusium ; et ainsi s'expliquerait, pour le dernier de ces États, la promptitude avec laquelle son chef,
le larth Porsenna, s'empressa de conclure la paix avec les Romains insurgés contre les Tarquiniens,
après s'être laissé émouvoir à la commencer par un intérêt patriotique opposé à ses intérêts de parti.
(Ouvr. cité, p. 24.) – Je remarquerai, en passant, que le nom de Volaterræ est latin ; les Étrusques
appelaient cette ville Felathri, ce qui est beaucoup plus près du Velletri moderne. C'est un argument
de plus en faveur de l'étude des anciens idiomes de l'Italie au moyen des dialectes locaux actuels.
O. Muller,,die Etrusker, p. 316.
Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 252 et pass.

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Servius Tullius et ses partisans, manquant donc de ce qu'il eût fallu pour vaincre
complètement leur noblesse étrusque, se contentèrent de placer le code militaire
nouveau auprès de l'ancien, laissant aux progrès de leur cause dans les autres cités
rasènes le soin de fournir la possibilité d'aller plus loin. Ces espérances furent
trompées. Bientôt l'opposition libérale en Etrurie, battue par le parti aristocratique, se
trouva réduite à la soumission. Volsinii fut prise, et un des chefs les plus éminents de
la révolte, Cœlius, ne se trouva d'autre ressource que de fuir, d'aller chercher quelque
part un asile pour ses plus chauds partisans et pour lui-même.
Cet asile, quel pouvait-il être, sinon la ville étrusque qui, après Volsinii, avait
montré le plus de dévouement à la révolution, et dû très probablement à sa position
territoriale excentrique, à son isolement au delà du Tibre, d'en pousser le plus loin les
doctrines et d'en appliquer le plus ouvertement les idées ? Rome vit ainsi accourir
Mastarna, Cœlius, et leur monde ; et le tuscus vicus, devenant le séjour de ces
bannis 1, agrandit encore l'enceinte d'une ville qui, au point de vue de ses fondateurs
aristocratiques, comme à celui des réformateurs libéraux, était une espèce de camp
ouvert à tous ceux qui cherchaient une patrie, et voulaient bien la prendre au sein de la
négation de toutes les nationalités.
Mais l'arrivée de Mastarna, non moins que la réforme de Servius Tullius 2, ne
pouvaient être des faits indifférents à la réaction victorieuse. Les lucumons n'étaient
pas disposés à souffrir qu'une ville fondée pour leur ouvrir le sud-ouest de l'Italie
devînt une sorte de place d'armes aux mains de leurs ennemis intérieurs. Les nobles de
Tarquinii se chargèrent d'étouffer l'esprit de sédition dans son dernier asile. Coryphées
du parti qui avait créé la civilisation et la gloire nationales, ils en étaient restés les
représentants ethniques les plus purs et les agents les plus vigoureux. Ils devaient à
leurs relations plus constantes avec la Grèce et l'Asie Mineure de surpasser les autres
Étrusques en richesse et en culture. C'était à eux d'achever la pacification en détruisant
l'œuvre des niveleurs dans la colonie transtibérine.
Ils y parvinrent. La constitution de Servius Tullius fut renversée, l'ancien régime
rétabli. La partie sabine du sénat et la population mélangée formant la plèbe rentrèrent
dans leur état passif 3, rôle où la pensée étrusque les avait toujours voulu contenir, et
les Tarquiniens se proclamèrent les arbitres suprêmes et les régulateurs du gouvernement restauré. Ce fut ainsi que le libéralisme vit se fermer son dernier asile 4.

1
2

3
4

O. Muller, p. 116 et pass.
L'origine latine de Servius, l'usurpation par laquelle il succédait à la dynastie étrusque, la façon dont
il flattait les intérêts populaires le rendaient très propre à rallier et à protéger toutes les idées hostiles
à la suprématie tyrrhénienne. (Dionys. Halic., 4, I-XL.)
Dionys. Halic., Antiq. Rom., XLII, XLIII. – Le sénat fut renouvelé, et les pères nommés par Tullius,
chassés. Les plébéiens rentrèrent dans leur condition de nullité primitive.
À ce moment, le parti qui conduisait les affaires à Tarquinii se trouva très fort dans tout le nomen
etruscum. Il tenait, d'un côté, sa capitale et Rome, puis Veies, Cæræ, Gabii, Tusculum, Antium, et,
au sud, s'appuyait sur les sympathies de Cumes, colonie hellénique qui ne pouvait pas voir sans
plaisir des efforts si soutenus pour maintenir la civilisation sémitisée dans la Péninsule. (Abeken,
ouvrage cité, p. 24.)

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114

On ne sait trop l'histoire des luttes ultérieures de ce parti dans le reste du territoire
rasène. Il est cependant certain qu'il releva la tête après un temps d'abattement. Les
causes ethniques qui l'avaient suscité ne pouvaient que devenir plus exigeantes à
mesure que les races sujettes gagnaient en importance par l'extinction graduelle du
sang tyrrhénien. Toutefois, la race rasène du fond national étant de valeur médiocre, il
eût fallu beaucoup de temps pour que le résultat égalitaire s'opérât, même avec
l'appoint des vaincus, Umbres, Samnites et autres. De sorte que la résistance aristocratique avait des chances de se prolonger indéfiniment dans les villes anciennes 1.
Mais précisément l'inverse de cette situation se rencontrait à Rome. Outre que les
nobles étrusques, natifs de la ville, même appuyés par les Tarquiniens, n'étaient qu'une
minorité, ils avaient contre eux une population qui valait infiniment plus que la plèbe
rasène. La compression ne pouvait être que difficilement maintenue. Les idées de
révolution continuaient à prendre un développement irrésistible en s'appuyant sur les
idées d'indépendance, et, un jour ou l'autre, inévitablement, Rome allait secouer le
joug. Si, par un coup du sort, Populonia, Pise ou toute autre ville étrusque, possédant
jusqu'au fond de ses entrailles non seulement du sang tyrrhénien, mais surtout du sang
rasène, avait réussi dans sa campagne contre les idées aristocratiques, l'usage que la
cité victorieuse aurait fait de son triomphe se serait borné à changer sa constitution
politique intérieure, et, du reste, elle serait restée fidèle à sa race en ne se séparant pas
de la partie collective, en continuant à tenir au nomen etruscum.
Rome n'avait, elle, aucun motif pour s'arrêter à ce point. Précisément les raisons
qui la poussaient si chaudement dans le parti libéral, qui lui en avaient fait appliquer
les théories, qui l'avaient désignée pour servir, en quelque sorte, de seconde capitale à
la révolution, ces raisons-là, par leur énergie, la conduisaient bien au delà d'une simple
réforme politique. Si elle ne goûtait pas la domination des lars et des lucumons, c'était,
avant tout, parce que ceux-ci, avec les meilleurs droits de se dire ses fondateurs, ses
éducateurs, ses maîtres, ses bienfaiteurs 2, n'avaient pas celui d'ajouter qu'ils étaient ses
concitoyens. Dans la débilité de ses premiers jours, elle avait trouvé un grand profit,
une véritable nécessité à se faire protéger par eux ; mais, pourtant, son sang ne s'était
pas fondu avec le leur, leurs idées n'étaient pas devenues les siennes, ni leurs intérêts
ses intérêts. Au fond, elle était sabine, elle était sicule, elle était hellénisée, puis encore
elle était séparée géographiquement de l'Étrurie : elle lui était donc, en fait, étrangère,
et voilà pourquoi la réaction des Tarquiniens ne pouvait avoir là qu'un temps de succès
plus court que dans les autres villes, réellement étrusques, et pourquoi, l'aristocratie
tyrthénienne une fois renversée, on devait s'attendre à ce que Rome se précipitât dans
les nouveautés fort au delà de ce que souhaitaient les libéraux de l'Étrurie. Bien plus,
nous allons voir, tout à l'heure, la ville émancipée revenir sur les théories libérales,
1

2

C'est ce qui fut en effet, et, même au temps de la guerre d'Annibal, le gouvernement de la plupart
des cités étrusques était resté entier dans les mains de la noblesse, non pas toutefois sans résistances.
(Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 81.) Volsinii, la ville démocratique par excellence, réussit à
maintenir une administration révolutionnaire entre les mains de la plèbe, depuis la campagne de
Pyrrhus jusqu'à la première guerre punique. (Ouvr. cité, t. I, p. 82.)
Dans la guerre de Romulus contre les Sabins de Quirium, le roi romain avait été ouvertement
soutenu par une armée étrusque sous le commandement d'un lucumon de Solonium ; celui-ci avait
partagé l'autorité avec lui. (Dionys. Halic., Antiq. Rom., 2, XXXVII)

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source première de sa jeune indépendance, et rétablir l'aristocratie dans toute sa
plénitude. Les révolutions, d'ailleurs, sont remplies de pareilles surprises.
Ainsi Rome, après un temps de soumission aux Tarquiniens, réussit à accomplir un
soulèvement heureux 1. Elle chassa de ses murailles ses dominateurs, et, avec eux,
cette partie du sénat qui, bien que née dans la cité, parlait la langue des maîtres et se
vantait d'être de leur parentage. De cette façon, l'élément tyrrhénien disparut à peu près
de sa colonie, et n'y exerça plus qu'une simple influence morale. À dater de cette
époque, Rome cesse d'être un instrument dirigé par la politique étrusque contre
l'indépendance des autres nations italiotes. La cité entre dans une phase où elle va
vivre pour elle-même. Ses rapports avec ses fondateurs tourneront désormais au profit
de sa grandeur et de sa gloire, et cela d'une façon que ceux-ci n'avaient certainement
jamais soupçonnée.

1

La domination des Tarquiniens avait été, matériellement parlant, on ne peut plus heureuse pour
Rome. Ces nobles pleins de génie l'avaient beaucoup embellie. Ils y avaient importé la construction
en pierres quadrangulaires sans ciment. (Abeken, ouvr. cité, p. 141.) Ils avaient étendu ses
fortifications en agrandissant son enceinte. (O. Muller, ouvr. cité, P. 120.) Ils y avaient fait venir des
artisans habiles de toutes les villes d'Étrurie : « Fabris undique ex Etruria accitis. » (Liv., I.) Ils
avaient placé Rome à la tête de la confédération latine, détruite de fait par la chute d'Alba Longs.
(Abeken, ouvr. cité, p. 52.) Ils avaient même augmenté cette confédération en y réunissant quarantesept villes nouvelles, tant en deça qu'au delà du Tibre. (Ibidem.) Enfin, des cités telles que Circeii et
Signia avaient été fondées, ou du moins agrandies par eux. Rome fit donc une très mauvaise affaire
dès le premier moment où sa séparation d'avec Tarquinii fut consommée. L'œuvre entière de
l'habileté tyrrhénienne s'écroula, du reste, en même temps. La confédération fut dissoute et le parti
aristocratique très affaibli dans toute l'étendue de la domination étrusque. (O. Muller, ouvr. cité, p.
124.)

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Livre cinquième

Chapitre VI
Rome italiote.

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J'ai déjà indiqué que, si l'aristocratie étrusque avait conservé sa prépondérance dans
la Péninsule, il ne serait arrivé rien autre que ce qui s'est produit dans le monde sous le
nom de Rome. Tarquinii aurait absorbé à la longue les indépendances des autres villes
fédérées, et, ses éléments de pression sur les peuples voisins, comme sur ceux de
l'Espagne, de la Gaule, de l'Asie et du nord de l'Afrique, étant les mêmes que ceux
dont Rome disposa plus tard, le résultat final serait demeuré identique. Seulement la
civilisation y aurait gagné de se développer plus tôt.
Il ne faut pas se le dissimuler : le premier effet de l'expulsion des Tarquiniens fut
d'abaisser considérablement le niveau social dans l'ingrate cité 1.
Qui possédait la science sous toutes formes, politique, judiciaire, militaire, religieuse, augurale ? Les nobles étrusques, et presque personne avec eux. C'étaient eux
qui avaient dirigé ces grandes constructions de la Rome royale dont plusieurs
survivent encore, et qui dépassaient de si loin tout ce qu'on pouvait voir dans les
capitales rustiques des autres nations italiotes. C'étaient eux qui avaient élevé les
temples admirés du premier âge, eux encore qui avaient fourni le rituel indispensable
pour l'adoration des dieux. On en tombait si bien d'accord que, sans eux, la Rome
1

O. Muller, die Etrusker, p. 259. – Les possessions de Rome s'arrêtaient à ce moment au Janicule.
Elle avait perdu tout le reste. Servius avait partagé le peuple en trente tribus ; il n'en restait plus que
vingt en 271 de la ville. (Abeken, ouvr. cité, p. 25.)

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républicaine ne pouvait ni construire, ni juger, ni prier. Pour cette dernière et
importante fonction de la vie domestique autant que sociale, leur concours resta
toujours tellement nécessaire que, même sous les empereurs, quand depuis longtemps
il n'y avait plus d'Étrurie, quand depuis des siècles les Romains, absorbés par les idées
grecques, n'apprenaient plus même la langue, organe vénérable de l'ancienne civilisation, il fallait encore, pour maints emplois du sanctuaire, se confier à des prêtres que la
Toscane instruisait seule 1. Mais, au dernier moment, il ne s'agissait que de rites ; sous
la Rome républicaine, il s'agissait de tout. En chassant les fondateurs de l'État, on
arracha les éléments les plus essentiels de la vie publique, et on n'eut d'autre ressource,
après s'être assez félicité de la liberté acquise, que de s'accommoder de la misère et
d'en faire l'éloge sous le nom de vertu austère. Au lieu des riches étoffes dont s'étaient
habillés les seigneurs de la Rome royale, les patriciens de la Rome républicaine
s'enveloppèrent dans de grossiers sayons. Au lieu de belles poteries, de plats de métal,
entassés sur les tables, et pleins d'une nourriture somptueuse, ils n'eurent plus qu'une
rude vaisselle, mal fabriquée par eux-mêmes, où ils s'offrirent leurs pois chiches et du
lard. En place de maisons bien ornées 2, ils durent se contenter de métairies sauvages,
où, parmi les porcs et les poules, vivaient les consuls et les sénateurs qui se louaient
judicieusement d'une pareille vie, faute de pouvoir l'échanger contre une meilleure.
Bref, pour faire comprendre, par un seul trait, combien la Rome républicaine était audessous de son aînée, qu'on se rappelle que, lorsque, après l'invasion des Gaulois, la
ville incendiée fut rétablie par Camille, on avait si bien oublié les nécessités d'une
grande capitale, que l'on rebâtit les maisons au hasard, et sans tenir aucun compte de la
direction des égouts construits par les fondateurs. On ne savait plus même l'existence
de la cloaca maxima 3. C'est que, grâce à ces mœurs farouches, si admirées depuis, les
Romains de cette époque étaient fort au-dessous de leurs pères, et tout autant que leur
bourg l'était de la ville régulière fondée jadis par la noblesse étrusque.
Voilà cependant la civilisation partie avec le bagage des Tarquiniens. Eut-on au
moins la liberté, je dis cette liberté dont les rêves des classes moyennes d'Étrurie
avaient cru déposer le germe dans le système de Servius Tullius ? J'ai laissé entrevoir
qu'il n'en fut rien, et, en effet, il n'en pouvait rien être.
Une fois les Tyrrhéniens chassés, la population se trouva composée en grande
majorité de Sabins, gens rudes, austères, belliqueux, et qui, très susceptibles de se
développer dans le sens matériel, très capables de résistance contre les agressions, très
1

2

3

Tac., Ann., XI, 15 : « Retulit (Claudins) deinde ad senatum super collegio aruspicum « ne
« vetustissima Italiæ disciplina per desidiam exolesceret : sæe adversis reipublicæ « temporibus
accitos, quorum monitu redintegratas cærimonias et in posterum rectius « habitas ; primoresque
Etruriæ, sponte aut patrum romanorum impulsu retinuisse « scientiam aut in familias propagasse ;
quod nunc segnius fieri, publica circa bonas artes « socordia et quia externæ superstitiones
valescant : et iæta quidam in præsens omnia ; « sed benignitatideum gratiam referendam, ne ritus
sacrorum, inter ambigua « culti,prospera oblitarentur. – Factum ex eo senatusconsultum, viderent
pontifices quæ « retinenda firmandaque aruspicum. »
Un des griefs le, plus violents de la population romaine contre Tarquin le Superbe était qu'il
employait la plèbe à construire des palais, des temples et des portiques afin d'embellir la ville.
(Dionys. Halic., Antiq. Rom., 4, XLIV, LXI, etc.)
O. Muller, die Etrusker, p . 259.

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aptes à imposer leurs notions par la force, n'étaient pas disposés à céder du premier
coup leurs droits de suprématie aux Sicules plus spirituels, mais moins vigoureux, aux
Rasènes descendants des soldats de Mastarna, bref, au chaos de tant de races qui
avaient les représentants dans les rues de Rome 1. De sorte qu'après s'être débarrassés
de la partie étrusque de la nation, les libéraux se trouvèrent avoir sur les bras la partie
sabine, et celle-ci fut assez forte pour attirer à elle tout le pouvoir.
Suivant l'esprit des blancs, l'amour et le culte de la famille étaient très forts chez les
Sabins, et, pour être mal vêtus, mal nourris et assez ignorants, les nobles de cette
descendance n'étaient pas moins aristocratiquement inspirés que les lucumons les plus
orgueilleux. Les Valériens, les Fabiens, les Claudiens, tous de race sabine, ne
souffrirent pas que d'autres que leurs égaux partageassent avec eux les soins du
gouvernement, et la seule satisfaction qu'ils laissèrent aux plébéiens fut d'abolir cette
royauté qu'eux-mêmes auraient difficilement soufferte. Du reste, ils s'ingénièrent à
imiter de leur mieux les maîtres dépossédés en concentrant sous leurs mains jalouses
toutes les prérogatives sociales 2.
Ils n'étaient pourtant pas dans cette position de supériorité complète où les
Tyrthéniens, Pélasges sémitisés, s'étaient trouvés vis-à-vis des Rasènes, de sorte que
les plébéiens ne reconnurent pas très explicitement la légitimité de leur puissance, et
n'en supportèrent le joug qu'en murmurant. L'embarras ne se bornait pas là : euxmêmes, pour peu qu'ils fussent illustres et puissants, gardaient des splendeurs de la
royauté un souvenir secret qui leur faisait souhaiter le pouvoir suprême, et redouter
que des compétiteurs ne le saisissent avant eux, de sorte que la république commença
sa carrière avec toutes les difficultés que voici :
Une civilisation très abaissée ;
Une aristocratie qui voulait gouverner seule ;
Un peuple, tourmenté par elle, qui s'y refusait 3 ;
L'usurpation imminente chez un noble quelconque ;
La révolte non moins imminente dans la plèbe ;
Des accusations perpétuelles contre tout ce qui s'élevait au-dessus du niveau
vulgaire par le talent ou les services

1
2
3

O. Muller, ouvr. cité, p. 204.
Id., ibid., p. 204.
Liv., I : « Civitas secum ipsa discors intestino inter patres plebemque flagrabat odio, « maxime
propter nexos ob æs alienum. Fremebant se foris pro libertate et imperio « dimicantes, domi a
civibus captos et oppressos esse : tutioremque in bello quam in pace, « inter hostes quam inter cives,
libertatem plebis esse. » – Tac., Ann., VI, 16 : « Sane vetus Urbi fœnebre malum, et seditionum
discordiarumque creberrima causa. »

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Des ruses incessantes chez les gens d'en bas pour renverser ceux d'en haut sans
employer la force ouverte.
Une telle situation ne valait rien. La société romaine, placée dans de telles
conditions, ne subsistait qu'à l'aide d'une compression permanente de tout le monde ;
de là un despotisme qui n'épargnait personne, et cette anomalie que, dans un État qui
fondait son plus cher principe sur l'absence du gouvernement d'un seul, qui proclamait
son amour jaloux pour une légalité émanant de la volonté générale, et qui déclarait
tous les patriciens égaux, le régime ordinaire fut l'autorité d'un dictateur, sans bornes,
sans contrôle, sans rémission, et empruntant à son caractère soi-disant transitoire un
degré de violence hautaine inconnu à l'administration de tout monarque avoué.
Au milieu de la terrible éruption des fureurs politiques, on est cependant surpris de
voir cette Rome, ainsi faite qu'elle semblait une offrande à la discorde, ne pas représenter ce qu'on a observé chez les Grecs. Si la passion du pouvoir y tourmente toutes
les têtes, c'est une passion qui tend chez les ambitieux, patriciens ou plébéiens, à
s'emparer de la loi pour lui donner une forme régulatrice conséquente à telle et telle
notion de l'utile ; mais on n'a pas le spectacle répugnant, si constamment étalé sur les
places publiques d'Athènes, d'un peuple se ruant en forcené dans les horreurs de
l'anarchie avec une sorte de conscience de cette tendance abominable. Ces Romains
sont honnêtes, ce sont des hommes ; ils comprennent souvent mal le bien et donnent à
gauche, mais au moins est-il évident qu'ils croient alors marcher à droite. Ils ne
manquent ni de désintéressement ni de loyauté 1. Examinons la question dans le détail.
Les patriciens se supposent un droit natif à gouverner l'État exclusivement.
Ils ont tort. Les Étrusques pouvaient réclamer cette prérogative ; les Sabins, non,
car il n'y a pas de leur côté de supériorité ethnique bien clairement prouvée sur les
autres Italiotes qui les entourent et qui sont devenus leurs nationaux. Tout au plus, les
Fabiens, les grandes familles possèdent-elles un degré de pureté de plus que la plèbe.
En le concédant, on ne peut encore supposer ce mérite assez tranché pour conférer le
pouvoir du civilisateur sur le peuple vaincu et dominé 2. Il n'y avait pas, dans la Rome
républicaine, deux races placées sous des rapports inégaux, mais uniquement un
groupe plus nombreux que les autres. Ce genre de hiérarchie était de nature à
disparaître assez promptement. La défaite du patriciat romain ne fut donc pas une
1
2

Voir dans Tite-Live la violente insurrection apaisée par les consuls P. Servilius et Ap. Claudius, et
l'affaire du mont Sacré. (Liv., I)
Dès le temps des rois, il y avait eu des modifications très importantes dans la constitution ethnique
du patriciat. Tarquin l'Ancien y avait appelé tout l'ordre équestre en masse. (Niebuhr, Rœm.
Geschichte, t. I, p. 239.) De sorte qu'aux premiers jours de la république, les plébéiens étaient fondés
à se considérer comme du même sang ou d'un sang égal en valeur à celui de leurs gouvernants. Bien
mieux, beaucoup de familles plébéiennes rivalisaient de noblesse reconnue avec les plus fières
maisons sénatoriales, et formaient, réunies à l'ordre équestre, une classe en réalité aristocratique,
avide de saisir les emplois, et toutefois forcée de faire cause commune avec la plèbe. (Ibid., t. I, p.
375.) Beaucoup de maisons plébéiennes, comme les Marciens, les Mamiliens, les Papiens, les
Cilniens, les Marruciniens, se trouvaient dans les mêmes rapports vis-à-vis du patriciat où furent à
Venise, dans les temps modernes, les nobles de terre ferme vis-à-vis des nobles de Saint-Marc.

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révolution anormale et violant les lois ethniques, mais un fait malheureux et inopportun, comme l'est constamment la chute d'une aristocratie.
La lutte des partis grecs tourna constamment autour des théories extrêmes. Les
riches d'Athènes ne tendaient qu'à gouverner eux-mêmes, qu'à absorber les avantages
de l'autorité ; le peuple d'Athènes ne visait qu'à la dilapidation des caisses publiques
par les mains de l'écume démocratique. Quant aux gens impartiaux, ils imaginaient des
doctrines toutes littéraires, toutes d'imagination, et voulaient solidifier des rêves pour
corriger des faits. Dans tous les partis, à tous les points de vue, on ne désirait que table
rase, et la tradition, l'histoire ne comptaient pour rien sur un sol où le sentiment du
respect était absolument inconnu.
On n'aurait aucun droit à s'en étonner, Avec l'égrenage ethnique qui faisait le fond
de la société athénienne, avec cette dissolution complète de la race qui réunissait, sans
avoir jamais pu les fondre, les éléments les plus divers, avec cette prédominance,
surtout, de l'élément spirituel, mais insensé, des Sémites, c'était bien là ce qui devait
arriver. Une seule chose surnageait au milieu de l'anarchie des notions politiques,
l'absolutisme du pouvoir incarné dans le mot de patrie.
Mais à Rome il en fut très différemment, et les partis eurent nécessairement
d'autres allures. Les races étaient surtout utilitaires. Elles possédaient un sens pratique
étranger à l'imagination grecque, et toutes comprenaient, à travers les passions
engagées dans la défense de ce qu'on supposait le vrai bien de l'État, une égale horreur
pour l'anarchie. C'est ce sentiment qui les rejeta bien souvent dans la ressource
extrême de la dictature ; car nativement, il faut le reconnaître, elles étaient sincères, et
beaucoup plus que les Grecs, quand elles protestaient de leur haine pour la tyrannie.
Métisses de blanc et de jaune, elles avaient le goût de la liberté, et, malgré les
sacrifices en ce genre, presque permanents, que les nécessités du salut social leur
imposaient, on peut encore trouver la marque de leur esprit natif d'indépendance dans
le rôle que le sentiment appelé par eux aussi l'amour de la patrie jouait au milieu de
leurs vertus politiques.
Cette passion, vive comme chez les nations helléniques, n'avait pas le même
despotisme cassant. La délégation que la patrie faisait à la loi de ses pouvoirs donnait
au culte des Romains pour cette divinité quelque chose de beaucoup plus régulier, de
bien autrement grave, et, en somme, de plus modéré. La patrie régnait sans doute, mais
ne gouvernait pas, et nul ne songeait, comme chez les Grecs, à justifier les caprices des
factions, leurs énormités et leurs exactions en les couvrant de ce mot unique : la
volonté de la patrie 1. La loi, pour les Grecs, faite et défaite tous les jours, et
1

Rien ne le montre mieux que la grande commotion civile qui porta les plébéiens à se retirer sur le
mont Sacré, en laissant dans la ville les patriciens avec leurs clients et leurs esclaves. Toute cette
affaire est admirablement exposée dans ses causes et sa conduite par Niebuhr. (Rœm. Geschichte, t.
I, p. 412.) C'est un des morceaux les plus remarquables qui aient jamais été écrits sur l'antiquité.
L'élévation de la pensée, comme sa justesse, en donnant au style du grand historien une beauté
inattendue, le fait échapper cette fois au jugement d'ailleurs équitable de M. Macaulay : « Niebuhr, a
man who would have been the first « writer of his time. If his talent for communicating thoughts had
borne any proportion to « his talent for investigating them. » (Lays of Ancient Rom. Préface.)

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constamment au nom du pouvoir supérieur, la loi n'avait ni prestige, ni autorité, ni
force. Au contraire, à Rome, la loi ne s'abrogeait, pour ainsi dire, jamais ; elle était
toujours vivante, toujours agissante, on la rencontrait partout, elle seule ordonnait, et,
de fait, la patrie restait à son état d'abstraction, et n'avait pas le droit, bien que très
honorée, de s'engouer tous les matins de quelque mauvais révolutionnaire nouveau
comme cela n'avait lieu que trop souvent sur le Pnyx.
Il n'est rien de mieux, pour comprendre ce que c'était que l'omnipotence de la loi
dans la société romaine, que de voir le pouvoir des conventions augurales se perpétuer
jusqu'à la fin de la république. Quand on lit qu'au temps de Cicéron, l'annonce d'un
prodige météorologique suffisait encore pour faire rompre les comices et lever la
séance, alors que les hommes politiques se moquaient non seulement des prodiges,
mais des dieux même, on trouve là certainement un indice irrécusable d'un grand
respect pour la loi, même jugée absurde 1.
Les Romains furent ainsi le premier peuple d'Occident qui sut faire tourner au
profit de sa stabilité, en même temps que de sa liberté, ces sortes de défauts de la
législation qui sont ou organiques ou produits par les changements survenus dans les
mœurs. Ils constatèrent qu'il y avait dans les constitutions politiques deux éléments
nécessaires, l'action réelle et la comédie, vérité si bien reconnue et exploitée depuis par
les Anglais. Ils surent pallier les inconvénients de leur système par leur patience à
chercher et leur habileté à découvrir les moyens de paralyser les vices de la législation,
sans toucher jamais à ce grand principe de vénération sans bornes dont ils avaient fait
leur palladium, marque évidente d'une raison saine et d'une grande profondeur de
jugement.
Enfin rien de tout ce qu'on pourrait accumuler d'exemples ne rendrait plus claires
les différences de la liberté grecque et de la romaine que ce simple mot : les Romains
étaient des hommes positifs et pratiques, les Grecs des artistes ; les Romains sortaient
d'une race mâle, les Grecs s'étaient féminisés ; et c'est pourquoi les Romains Italiotes
purent conduire leurs successeurs, leurs héritiers au seuil de l'empire du monde avec
tous les moyens d'achever la conquête, tandis que les Grecs, au point de vue politique,
n'eurent que la gloire d'avoir poussé la décomposition gouvernementale aussi loin
qu'elle peut aller avant de rencontrer la barbarie ou la servitude étrangère.
Je reviens à l'examen de l'état du peuple de Rome, après l'expulsion des Étrusques,
et à l'étude de ses destinées.
Les Sabins étaient, nous l'avons reconnu, la portion la plus nombreuse et la plus
influente de cette nationalité de hasard. L'aristocratie sortait d'eux, et ce furent eux qui
1

M. d'Erkstein (Recherches historiques sur l’humanité primitive) a peint avec succès l'immobilité des
idées romaines. Ses paroles s'adressent surtout à la religion, mais on peut sans difficulté en faire
l'application à la loi. « Tandis que nous vivons, dit cet écrivain, dans « une plus ou moins heureuse
inconséquence de nos œuvres et de nos pensées, les vieux « peuples poussaient l'esprit de
conséquence souvent jusqu'aux dernières limites de « l'absurde... Seuls les Grecs ont pu s'affranchir
jusqu'à un certain point de cette tyrannie « dans leurs temps religieux même ; jamais les Romains,
esclaves absolus de leurs rites et « du forum sacré. » (p. 63.)

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dirigèrent les premières guerres, Ils ne s'y épargnèrent pas ; cette justice leur est due 1.
En leur qualité de rameau kymrique, ils étaient naturellement hardis. Ils se portaient
aisément aux entreprises militaires. Ils étaient très propres à présider aux périlleux
travaux d'une république qui ne voyait guère autour de son territoire que des haines ou,
à tout le moins, des malveillances.
On ne l'a pas oublié : les Romains, bien que de race italiote et sabine, étaient l'objet
de la violente animadversion des tribus latines. Celles-ci ne trouvaient dans ce ramas
de guerriers que des renégats de toutes les nationalités de la Péninsule, des gens sans
foi ni loi, des bandits qu'il fallait exterminer, et d'autant plus détestables qu'ils étaient
des proches parents. Tous ces peuples, ainsi animés, étaient sous les armes contre
Rome, ou prêts à s'y mettre.
Autrefois, du temps des rois, la confédération étrusque avait constamment pris fait
et cause pour sa colonie ; mais, depuis l'expulsion des Tarquiniens, l'amitié avait fait
place à des sentiments tout différents 2. Ainsi, n'ayant pas plus d'alliés sur la rive droite
du Tibre que sur la rive gauche, Rome, malgré son courage, eût succombé, si la
diversion la plus heureuse n'avait été faite en sa faveur par des masses puissantes qui,
certes, ne songeaient pas à elle ; et ici vient se placer une de ces grandes périodes de
l'histoire que les interprètes religieux des annales humaines, tels que Bossuet, ont
coutume de considérer avec un saint respect comme le résultat admirable des longues
et mystérieuses combinaisons de la Providence.
Les Galls d'au delà des Alpes, faisant un mouvement agressif hors de leur
territoire, inondèrent tout à coup le nord de l'Italie, asservirent le pays des Umbres, et
vinrent présenter la bataille aux Étrusques 3.
Les ressources diminuées de la confédération rasène suffirent à peine à résister à
des antagonistes si nombreux, et Rome, quitte de son principal adversaire, prit autant
de loisirs qu'il lui en fallut pour répondre à ses ennemis de la rive gauche.
1

2

3

XXXI
For Romans in Rome's quarrel
Spared neither land nor gold,
Nor son, nor wife, nor limb, nor life,
In the brave days of old.
XXXII
Then none was of a party ;
Then all were for state, etc.
Macaulay's Lays of Ancient Rom. Horatius
« Les Tarquiniens semblent avoir même un moment rallié contre les Romains, renégats de l'Étrurie,
jusqu'aux villes libérales : Clusium, par exemple. – Liv., I : « Incensus « Tarquinius non dolore
solum tantæ ad irritum cadentis spei, sed etiam odio iraque... « bellum aperte moliendum ratus,
circumire supplex Etruriæ urbes ; orare maxime Veientes « Tarquiniensesque, ne se ortum ejusdem
sanguinis... perire sinerent. »
O. Muller, ouvr. cité, p. 165. – Cet auteur fait très bien ressortir la nécessité où se trouvèrent les
Étrusques, par suite de l'invasion gallique, de tolérer les agrandissements de Rome. Il les montre
forcés de laisser prendre Véies, de voir, sans y parvenir, la soumission des Sabins, des Latins et des
Osques, et cependant servant de rempart à ce cruel rival contre les ennemis qui les dévoraient euxmêmes.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

123

Elle réussit : elle les abaissa. Puis, lorsque de ce côté ses armes lui eurent assuré,
non seulement le repos, mais la domination, elle mit à profit les embarras inextricables
où les efforts des Galls plongeaient ses anciens maîtres, et, les prenant à dos, remporta
sur eux des triomphes qui, sans cette circonstance, eussent probablement été mieux
disputés et fort incertains.
Tandis que les Étrusques, culbutés dans le nord par les agresseurs sortis de la
Gaule, fuyaient en bandes effarées jusqu'au fond de la Campanie 1, l'armée romaine,
avec toute son ordonnance et son attirail jadis imités de ses victimes d'aujourd'hui,
passait le fleuve et faisait sa main sur ce qui lui convenait. Elle n'était pas l'alliée des
Gaulois, heureusement, car, n'ayant pas à partager le butin, elle le gardait tout entier ;
mais elle combinait de loin ses entreprises avec les leurs, et, pour mieux assurer ses
coups, ne les assenait qu'en même temps. Elle y trouva encore un autre profit.
Les Tyrrhéniens Rasènes, assaillis de toutes parts, défendirent leur indépendance
aussi longtemps que faire se put. Mais, lorsque le dernier espoir de rester libres eut
disparu pour eux, il leur fallut raisonnablement penser à quel vainqueur il valait mieux
se rendre. Les Gaulois, on ne saurait trop insister sur cette vérité méconnue, n'avaient
pas agi en barbares, car ils ne l'étaient pas. Après s’être abandonnés, dans la première
ardeur de l'invasion, à saccager des cités umbriques, ils avaient à leur tour fondé des
villes, comme Milan, Mantoue et autres 2. Ils avaient adopté le dialecte des vaincus et,
probablement, leur manière de vivre. Cependant, en somme, ils étaient étrangers au
pays, avides, arrogants, brutaux. Les Étrusques espérèrent sans doute un sort moins
dur sous la domination du peuple qui leur devait la vie. On vit donc des cités ouvrir
aux consuls leurs citadelles, et se déclarer sujettes, quelquefois alliées, du peuple
romain 3. C'était le meilleur parti à prendre. Le sénat, dans sa politique sérieuse et
froide, eut longtemps la sagesse de ménager l'orgueil des nations soumises.
Une fois l'Étrurie annexée aux possessions de la république, comme les liaisons les
plus voisines de Rome avaient, pendant ce temps, subi le même sort les unes après les
autres le plus fort, le plus difficile du thème romain se trouva fait, et, quand l'invasion
gauloise eut été rejetée loin des murs du Capitole, la conquête de la Péninsule tout
entière ne fut plus qu'une question de temps pour les successeurs de Camille.
À la vérité, s'il avait alors existé dans l'Occident une nation énergique, issue de la
race ariane, les destinées du monde eussent été différentes on eût vu bientôt les ailes
de l'aigle tomber brisées ; mais la carte des États contemporains ne nous montre que
trois catégories de peuples en situation de lutter avec la république.

1
2
3

O. Muller, ouvr. cité, p. 162.
Ibid., p. 139.
Ibid., p. 128-130. – Le dernier soupir de l'Étrurie indépendante fut recueilli par le consul Marcius
Philippus, qui triompha en 471 de Rome. Cependant la nationalité se maintint jusqu'au temps de
Sylla. Ce dictateur inonda le pays de colonies sémitisées. César continua, Octave acheva, et le sac de
Pérouse mit le sceau à la dispersion de la race.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

124

1° Les Celtes, – Brennus avait trouvé son maître, et ses bandes, après avoir
dompté les Kymris métis de l'Umbrie et les Rasènes de l'Italie moyenne, avaient dû
s'en tenir là. Les Celtes étaient divisés en trop de nations, et ces nations étaient
chacune trop petites, pour qu'il leur fût loisible de recommencer des expéditions
considérables. La migration de Bellovèse et de Sigovèse fut la dernière jusqu'à celle
des Helvétiens au temps de César.
2° Les Grecs. – Comme nationalité ariane, ils n'existaient plus depuis longtemps,
et les brillantes armées de Pyrrhus n'auraient pas été en état de faire une trouée au
milieu des redoutables bandes kymriques vaincues par les Romains. Que prétendre
contre les Italiotes ?
3° Les Carthaginois. – Ce peuple sémitique, appuyé sur l'élément noir, ne pouvait,
dans aucune supposition, prévaloir contre une quantité moyenne de sang kymrique.
La prépondérance était donc assurée aux Romains. Ils n'auraient pu la perdre que si
leur territoire, au lieu d'être situé dans l'occident du monde, les avait faits voisins de la
civilisation brahmanique d'alors, ou, encore, s'ils avaient eu déjà sur les bras les
populations germaniques qui ne vinrent qu'au Ve siècle.
Tandis que Rome marchait ainsi à la rencontre d'une gloire immense en s'appuyant
sur la force respectée de ses constitutions, les crises les plus graves s'accomplissaient
dans son enceinte, je ne dirai pas sans violences matérielles, car il y en eut beaucoup,
mais sans destruction des lois. L'émeute triomphante ne fit jamais que modifier, et
jamais ne renversa l'édifice légal de fond en comble, de telle sorte que ce patriciat si
odieux à la plèbe, dès le lendemain de l'expulsion des Étrusques subsista jusque sous
les empereurs, constamment détesté, constamment attaqué, affaibli par de perpétuelles
atteintes, mais point assassiné : la loi ne le souffrait pas 1.
Ces luttes, ces querelles avaient pour causes véritables les modifications ethniques
subies sans cesse par la population urbaine, et pour modérateur la parenté plus ou
moins lointaine de tous les affluents ; autrement dit, les institutions se modifiaient
parce que la race variait, mais elles ne se transformaient pas du tout au tout, elles ne
passaient pas d'un extrême à l'autre, parce que ces variations de race, n'étant encore
que relatives, tournaient à peu près dans le même cercle. Ce n'est pas à dire que les
oscillations perpétuelles ainsi entretenues dans l'État ne fussent pas senties ni
comprises. Le patriciat se rendait parfaitement compte du tort que les incessantes
adjonctions d'étrangers causaient à son influence, et il prit pour maxime fondamentale
de s'y opposer autant que possible, tandis que le peuple, au contraire, également
éclairé sur ce qu'il gagnait en nombre, en richesses, en savoir, à tenir grandes ouvertes
les portes de la cité devant des nouveaux venus qui, repoussés par la noblesse,
1

Je n'ai pas besoin d'ajouter que le patriciat subsista, mais non pas les races nobles sabines, sauf un
bien petit nombre. Elles furent graduellement remplacées par des familles plébéiennes. Sous Tibère,
Gallus pouvait dire avec vérité dans le Sénat : « Distinctos « senatus et equitum census, non quia
diversi natura, sed ut locis, ordinibus, dignationibus « antistent et aliis quæ ad requiem animi sur
salubritatem corpurum parentur. » (Tacit., Ann., II, 33.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

125

n'avaient rien à faire qu'à s'adjoindre à lui, le peuple, la plèbe, se montra partisan
déclaré des gens du dehors 1. Elle aspira toujours à les attirer, et rendit ainsi éternel le
principe qui avait jadis fortifié la cité naissante, et qui consistait à inviter au festin de
ses grandeurs tous les vagabonds du monde connu 2. Comme l'univers d'alors était
infirme, Rome ne pouvait manquer de devenir la sentine de toutes les maladies
sociales 3.
Cette soif immodérée d’agrandissement aurait paru monstrueuse dans les villes
grecques, car il en résultait de terribles atteintes aux doctrines d'exclusivité de la
patrie 4. Des multitudes toujours offrant, toujours prêtes à conférer le droit de cité à qui
le souhaitait, n'avaient pas un patriotisme jaloux. Les grands historiens des siècles
impériaux, ces panégyristes si fiers des temps anciens et de leurs mœurs, ne s'y
trompent nullement. Ce qu'ils célèbrent dans leurs mâles et emphatiques périodes sur
l'antique liberté, c'est le patricien romain, et non pas jamais l'homme de la plèbe 5.
Lorsqu'ils parlent avec adoration de ce citoyen vénérable dont les années se sont
écoulées à servir l'État, qui porte sur son corps les cicatrices de tant de batailles
gagnées contre les ennemis de la majesté romaine, qui a sacrifié non seulement ses
membres, mais sa fortune, celle de sa famille, et quelquefois ses enfants, et,
quelquefois même, a tué ses fils de sa propre main pour un manquement aux lois
austères du devoir civique ; lorsqu'ils représentent cet homme des anciens âges, honoré
jadis de la robe triomphale, une ou deux fois consul, questeur, édile, sénateur
héréditaire, et préparant, de cette même main qui ne trouva jamais trop lourdes l'épée
et la lance, les raves de son souper 6, puis, avec cette rectitude de jugement, cette
1
2

3

4

5

Amédée Thierry, Hist. de la Gaule sous l'admin. rom., t. I, p. 3.
« Ne vana urbis magnitudo esset, adficiendæ multitudinis causa... locum qui nunc septus
« descendentibus inter duos lucos est, Asylum aperit. Eo ex finitimis populis, turba omnis, « sine
discrimine, liber an serves esset, avida novarum rerum perfugit. » (Liv., I) L'horreur que les gens de
tous les ordres prirent de très bonne heure pour le mariage régulier ne contribua guère moins que la
guerre à détruire la population de souche italiote. En 131 avant J.-C., Q. Métellus Macédonicus,
censeur, porte plainte aux sénateurs, et un décret engage les citoyens à renoncer au célibat. Ce ne fut
pas le seul effort de la loi ; et aucun n'eut de succès. (Zumpt, ouvr. cité, p. 25.) Il faut encore tenir
compte de l'usage qui permettait aux parents d'exposer leurs enfants, cause puissante de
dépopulation.
En principe, des citoyens seuls pouvaient entrer dans les légions. Lors de la seconde guerre punique,
on y admit des affranchis. Marius y reçut indistinctement tous les prolétaires. (Zumpt, ouvr. cité, p.
23 et 27.)
Denys d'Halicarnasse fait ressortir la différence des points de vue hellénique et romain, et donne,
comme de juste chez un homme de son temps, toute louange et tout avantage à la méthode qui lui
avait conféré à lui-même son rang de citoyen. (Antiq. Rom., 2, XVII.)
Il ne faut pas s'y méprendre lorsqu'on lit dans Tacite : « Igitur, verso civitatis statu, nihil « usquam
prisci et integri moris : omnes, exuta æqualitate, jussa principis adspectare. » (Ann., I. t. 4.) Cette
égalité, c'est l'égalité patricienne qui n'a que des inférieurs et pas de maîtres.
6
...............................
Gratus insigni referam Camœna,
Fabriciumque
Hunc, et incomptis Curtium capillis,
Utilem bello tulit, et Camillum,
Sæva paupertas, et avitus apto
Cum lare fundus.
Hor., Od. I, 12, 39.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

126

froide raison si utile à la république, calculant les intérêts de ses prêts usuraires,
d'ailleurs méprisant les arts et les lettres, et ceux qui les cultivent, et les Grecs qui les
aiment : ce vieillard, cet homme vénérable, ce citoyen idéal, ce n'est jamais qu'un
patricien, qu'un vieux sabin. L'homme du peuple est, au contraire, ce personnage actif,
hardi, intelligent, rusé, qui, pour renverser ses chefs, cherche d'abord à leur enlever le
monopole judiciaire, y parvient, non pas par la violence, mais par l'infidélité et le vol ;
qui, exaspéré de l'énergique résistance des nobles, prend enfin le parti, non de les
attaquer, la loi ne le veut pas, et il faudrait les tuer tous sans espoir d'en faire céder un
seul, mais le parti de s'en aller pour ne revenir qu'après avoir commenté avec profit la
fable des membres et de l'estomac. Le plébéien romain, c'est un homme qui n'aime pas
la gloire autant que le profit 1, et la liberté autant que ses avantages ; c'est le
préparateur des grandes conquêtes, des grandes adjonctions par l'extension du droit
civique aux villes étrangères ; c'est, en un mot, le politique pratique qui comprendra
plus tard la nécessité du régime impérial, et se trouvera heureux de le voir éclore,
échangeant volontiers l'honneur de se gouverner, et le monde avec soi, pour les
mérites plus solides d'une administration mieux ordonnée. Les écrivains à grands
sentiments n'ont jamais eu la moindre intention de louer ce plébéien toujours égoïste
au milieu de son amour pour l'humanité, et si médiocre dans ses grandeurs.
Tant que le sang italiote, ou même gaulois, ou, encore, celui de la Grande-Grèce,
se trouvèrent seuls à satisfaire les besoins de la politique plébéienne, en affluant dans
Rome et dans les villes annexées, la constitution républicaine et aristocratique ne
perdit pas ses traits principaux. Le plébéien d'origine sabine ou samnite désirait
l'agrandissement de son rôle sans vouloir abroger complètement le régime du patriciat,
dont ses idées ethniques sur la valeur relative des familles, dont ses doctrines
raisonnables en matière de gouvernement lui faisaient apprécier les irremplaçables
avantages. La dose de sang hellénique qui se glissait dans cet amalgame avivait le tout,
et n'avait pas encore réussi à le dominer.
Après le coup d'éclat qui termina les guerres puniques, la scène changea. L'ancien
sentiment romain commença à s'altérer d'une manière notable : je dis s'altérer, et non
plus se modifier. Au sortir des guerres d'Afrique, vinrent les guerres d'Asie. L'Espagne
était déjà acquise à la république. La Grande-Grèce et la Sicile tombèrent dans son
domaine, et ce que l'hospitalité intéressée du parti plébéien 2 fit désormais affluer dans
1

2

Il ne faut pas perdre de vue un seul instant, quand il s'agit de la Rome italiote, l'esprit profondément
utilitaire de sa population. Les lois concernant les débiteurs, l'usure, le partage du butin et des terres
conquises, voilà le fond, voilà l'essentiel de ses constitutions et les causes réelles de plus d'une de
ses agitations politiques. (Niebuhr, Rœm. Geshichte, t. I, p. 394 et pass. ; t. II, 22, 231, 310, etc.)
Am. Thierry, la Gaule sous l'administration romaine, Introduct., t. I, p. 62 : « Il serait « injuste, sans
doute, de faire peser sur les hommes du parti patricien tout l'odieux de ces « abominables excès (les
rapines de Verrès et de ses pareils). Le parti populaire ne « possédait assurément ni tant de
désintéressement ni tant de vertu ; mais, comme les « accusations contre les vols publics et les
réclamations en faveur des provinciaux « sortirent presque toujours de ses rangs, comme il
promettait beaucoup de réformes, que « l'appui qu'il avait prêté aux Italiens avant et depuis la guerre
sociale inspirait confiance « en sa parole, les provinces s'attachèrent à lui. Elles lui rendirent
promesses pour « promesses, espérance pour espérance. Il se forma entre elles et les agitateurs des
« derniers temps de la république des liens analogues à ceux qui avaient, un siècle « auparavant,
compromis les alliés latins dans les entreprises des Gracques. On peut se « rappeler avec quel

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

127

la ville, ce ne fut plus du sang celtique plus ou moins altéré, mais des éléments
sémitiques ou sémitisés. La corruption s'accumula à grands flots. Rome, entrant en
communion étroite avec les idées orientales, augmentait, avec le nombre de ses
éléments constitutifs, la difficulté déjà grande de les amalgamer jamais. De là, tendances irrésistibles à l'anarchie pure, au despotisme, à l'énervement, et, pour conclure,
à la barbarie ; de là, haine chaque jour mieux prononcée pour ce que le gouvernement
ancien avait de stable, de conséquent et de réfléchi.
Rome sabine avait été marquée, vis-à-vis de la Grèce, d'une originalité tranchée
dans sa physionomie ; désormais ses idées, ses mœurs, perdent graduellement cette
empreinte. Elle devient à son tour hellénistique, comme jadis la Syrie, l'Égypte, bien
qu'avec des nuances particulières. Jusqu'alors, bien modeste dans toutes les choses de
l'esprit, quand ses armes commandaient aux provinces, elle s'était souvenue avec
déférence que les Étrusques étaient la nation cultivée de l'Italie, et elle avait persisté à
apprendre leur langue, à imiter leurs arts, à leur emprunter savants et prêtres, sans
s'apercevoir que, sur beaucoup de points, l'Étrurie répétait assez mal la leçon des
Grecs, et d'ailleurs que les Grecs eux-mêmes traitaient de suranné et de hors de mode
ce que les Étrusques continuaient à admirer sur la foi des modèles anciens.
Graduellement Rome ouvrit les yeux à ces vérités, elle renia ses antiques habitudes
vis-à-vis des descendants asservis de ses fondateurs. Elle ne voulut plus entendre
parler de leurs mérites, et prit un engouement de parvenue pour tout ce qui se taillait,
se sculptait, s'écrivait, se pensait ou se disait dans le fond de la Méditerranée. Même
au siècle d'Auguste, elle ne perdit jamais, dans ses rapports avec la Grèce dédaigneuse,
cette humble et niaise attitude du provincial devenu riche qui veut passer pour
connaisseur.
Mummius, vainqueur des Corinthiens, expédiait tableaux et statues à Rome en
signifiant aux voituriers qu'ils auraient à remplacer les chefs-d’œuvre endommagés sur
la route. Ce Mummius était un vrai Romain : un objet d'art n'avait pour lui que le prix
vénal Saluons ce digne et vigoureux descendant des confédérés d'Amiternum. Il n'était
pas dilettante, mais avait la vertu romaine, et on ne riait que tout bas dans les villes
grecques qu'il savait si bien prendre.
Le latin, jusqu'alors, avait gardé une forte ressemblance avec les dialectes osques 1.
Il inclina davantage vers le grec, et si rapidement qu'il varia presque avec chaque
génération. Il n'y a peut-être pas d'exemple d'une mobilité aussi extrême dans un
idiome, comme il n'y en a pas non plus d'un peuple aussi constamment modifié dans
son sang. Entre le langage des Douze Tables et celui que parlait Cicéron, la différence
était telle que le savant orateur ne pouvait s'y reconnaître. Je ne parle pas des chants

1

héroïsme l'Espagne adopta et défendit de son sang les derniers chefs « du parti de Marius. Catilina
lui-même parvint à enrôler sous son drapeau la province « gauloise cisalpine, et déjà il entraînait
quelques parties de la transalpine, réduites aussi « en province. » – Le parti démocratique à Rome,
outre qu'il tendait essentiellement à la destruction de la forme républicaine, résultat qu'il obtint, était
aussi avec ferveur ce que la phraséologie moderne appellerait le parti de l'étranger.
Le livre de Meier présente cette vérité dans un jour vraiment frappant. (Voir Meier, Lateinische
Anthologie.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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sabins, c'était encore pis. Le latin, depuis Ennius, tint à honneur de mettre en oubli ce
qu'il avait d'italique.
Ainsi, pas de langue vraiment et uniquement nationale, un engouement de plus en
plus prononcé pour la littérature, les idées d'Athènes et d'Alexandrie, des professeurs
helléniques, des maisons à l'asiatique, des meubles syriens, le dédain profond des
usages locaux : voilà ce qu'était devenue la ville qui, ayant commencé par la domination étrusque, avait grandi sous l'oligarchie sabine : le moment de la démocratie
sémitique n'était pas loin désormais.
La foule entassée dans les rues s'abandonnait tout entière à l'étreinte de cet
élément. L'âge des institutions libres et de la légalité allait se clore. L'époque qui
succéda fut celle des coups d'État violents, des grands massacres, des grandes perversités, des grandes débauches. On se croit transporté à Tyr, aux jours de sa décadence ;
et en effet, avec un plus grand espace aréal, la situation est pareille : un conflit des
races les plus diverses ne pouvant parvenir à se mélanger, ne pouvant se dominer, ne
pouvant pas transiger, et n'ayant de choix possible qu'entre le despotisme et l'anarchie.
Dans de pareils moments, les douleurs publiques trouvent souvent un théoricien
illustre pour les comprendre et pour inventer un système supposé capable d'y mettre
fin. Tantôt cet homme bien intentionné n'est qu'un simple particulier. Il ne devient
alors qu'un écrivain de génie : tel fut, chez les Grecs, Platon. Il chercha un remède aux
maux d'Athènes, et offrit, dans une langue divine, un résumé de rêveries admirables.
D'autres fois, ce penseur se trouve, par sa naissance ou par les événements, placé à la
tête des affaires. Si, attristé d'une situation tellement désastreuse, il est d'un naturel
honnête, il voit avec trop d'horreur les maux et les ruines accumulés sous ses pas pour
accepter l'idée de les agrandir encore, il reste impuissant. De telles gens sont
médecins, non chirurgiens, et, comme Épaminondas et Philopœmen, ils se couvrent de
gloire sans rien réparer.
Mais il apparut une fois, dans l'histoire des peuples en décadence, un homme
mâlement indigné de l'abaissement de sa nation, apercevant d'un coup d'œil perçant, à
travers les vapeurs des fausses prospérités, l'abîme vers lequel la démoralisation
générale traînait la fortune publique, et qui, maître de tous les moyens d'agir, naissance, richesses, talents, illustration personnelle, grands emplois, se trouva être, en
même temps, fort d'un naturel sanguinaire, déterminé à ne reculer devant aucune
ressource. Ce chirurgien, ce boucher, si l'on veut, ce scélérat auguste, si on le préfère,
ce Titan, se montra dans Rome au moment où la république, ivre de crimes, de
domination et d'épuisement triomphal, rongée par la lèpre de tous les vices, s'en allait
roulant sur elle-même et vers l'abîme. Ce fut Lucius Cornélius Sylla.
Véritable patricien romain, il était pétri de vertus politiques 1, vide de vertus
privées ; sans peur pour lui, pour les autres ; pour les autres pas plus que pour lui, il
n'avait de faiblesse. Un but à saisir, un obstacle à écarter, une volonté à réaliser, il
1

Dion. Cass., Hist. rom., Hamb. (alphabet étranger), in-fol., t. (, p. 47, fragm. CXVII : (phrase
grecque) – Dion Cassius est un écrivain très démocratique et fort ennemi du dictateur.

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129

n'apercevait rien en dehors. Ce qu'il fallait briser de choses ou d'hommes pour faire
pont n'entrait pas dans ses calculs. Arriver, c'était tout, et, après, reprendre l'essor.
Les dispositions impitoyables de son sang, de sa race, s'étaient d'ailleurs fortifiées à
l'odieux contact de ce soldat que, dans la personne bestiale de Marius, le parti
populaire opposait à ses desseins.
Sylla n'était pas allé chercher dans les théories idéales le plan du régime régénérateur qu'il se proposait d'imposer. Il voulait simplement restaurer en son entier la
domination patricienne, et, par ce moyen, rendre l'ordre avec la discipline à la
république raffermie. Il s'aperçut bientôt que le plus difficile n'était pas de mettre en
déroute les émeutes ou même les armées plébéiennes, mais bien de trouver une
aristocratie digne de la grande tâche qu'il voulait lui livrer. Il lui fallait des Fabius, il
lui fallait des Horaces ; il eut beau les appeler, il ne les fit pas sortir de ces maisons
luxueuses où résidaient leurs images, et, comme il ne reculait devant rien, il voulut
recréer les nobles qu'il ne trouvait plus.
On le vit alors, plus redoutable à ses amis qu'à ses rivaux, tailler et retailler d'un
bras impitoyable l'arbre de la noblesse romaine. Pour rendre la virilité à un corps
appauvri, il fit tomber les têtes par centaines, ruina, exila ceux qu'il ne mit pas à mort,
et traita avec la dernière férocité bien moins les gens de la plèbe, francs ennemis, que
les grands, obstacles directs de ses desseins par leur impuissance à les servir. À force
de receper le vieux tronc, il s'imaginait en tirer des bourgeons nouveaux, porteurs
d'autant de suc que ceux d'autrefois. Il espérait qu'après avoir élagué les branches
indignes, il réussirait, à force d'effrayer, à faire des braves, et qu'ainsi la démocratie
recevrait de sa main, pour être matée à jamais, des chefs inflexibles et des maîtres
résolus.
Il serait dur d'avoir à reconnaître que de tels moyens se soient trouvés bons. Luimême il cessa de le croire. Au bout d'une longue carrière, après des efforts dont
l'intensité se mesure aux violences qu'ils accumulèrent, Sylla, désespérant de l'avenir,
triste, épuisé, découragé, déposa de lui-même la hache de la dictature, et, se résignant
à vivre inoccupé au milieu de cette population patricienne ou plébéienne que sa vue
seule faisait encore frémir, il prouva du moins qu'il n'était pas un ambitieux vulgaire,
et qu'ayant reconnu l'inanité de ses espérances, il ne tenait pas à garder un pouvoir
stérile. Je n'ai pas d'éloges à donner à Sylla, mais je laisse à ceux que ne frappe pas
d'une respectueuse admiration le spectacle d'un tel homme, échouant dans une telle
entreprise, le soin de lui reprocher ses excès.
Il n'y avait pas moyen qu'il réussît. Le peuple qu'il voulait ramener aux mœurs et à
la discipline des vieux âges ne ressemblait en rien au peuple républicain qui les avait
pratiquées. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les éléments ethniques des
temps de Cincinnatus à ceux qui existaient à l'époque où vécut le grand dictateur.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

N. B.

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TEMPS DE CICINNATUS

Aristoc
ratie

130

Sabins, en majorité
Quelques Étrusques
Quelques Italiotes

1° Majorité
métisse de
blanc et de
jaune ;

TEMPS DE SYLLA

Arist.

Italiotes mêlés de
sang hellénique*

1° Majorité
sémitisée;

Italiotes
2° Minorité
ariane ;

Plèbe

Sabins.
Samnites.
Sabelliens.
Sicules
Quelques Hellènes.

2° Très faible
apport
sémitique.

Plèbe

Grecs de la GrandeGrèce et de la Sicile
Hellénistes d’Asie.
Sémites d’Asie.
Sémites d’Afrique.
Sémites d’Espagne.
.

3° Subdivision extrême
du principe
jaune.

* Quand, sous Néron, il fut question au Sénat de restreindre les droits des affranchis, on rencontra
beaucoup d'oppositions basées sur des raisons très dignes d'être rapportées ici comme aveux
complets de la part des patriciens : « Disserebatur contra paucorum culpam « ipsis exitiosam esse
debere, nihil universorum juri derogandum ; quippe late fusum id « corpus ; hinc plerumque tribus,
decurias, ministeria magistratibus et sacerdotibus, « cohortes etiam in urbe conscriptas ; et plurimis
equitum, plerisque senatoribus, non « aliunde originem trahi. Si separarentur libertini, manifestata
fore penuriam ingenuorum. » (Tac., Ann., XIII, 27.) Déjà du temps de Cicéron, l'usage s'était
introduit d'affranchir un esclave après six ans de bons services et de bonne conduite. À dater de la
même époque, un Romain de la classe riche se faisait un devoir en mourant de donner la liberté à
toute sa maison, et l'opinion publique considérait cet acte comme une affaire de conscience. (Zumpt,
loc. cit., p. 30.) Il me semble bien difficile de ne pas conclure de ces faits que la décadence de
l'esclavage dans tout pays est correspondante à la confusion des races, et résulte directement de la
parenté de plus en plus proche entre les maîtres et les serviteurs.

Impossible de ramener dans un même cadre deux nations qui, sous le même nom,
se ressemblaient si peu 1. Toutefois l'équité n'est pas aussi sévère pour l'œuvre de Sylla
que le fut son auteur. Le dictateur eut raison de perdre courage, car il compara son
résultat à ses plans. Il n'en avait pas moins donné au patriciat une vigueur factice,
renforcée, il est vrai, par la terreur qui paralysait le parti contraire, et la république lui
dut plusieurs années d'existence qu'elle n'aurait pas eues sans lui. Après la mort du
réformateur, l'ombre cornélienne protégea encore quelque temps le sénat. Elle se
dressait derrière Cicéron, lorsque ce rhéteur, devenu consul, défendait si maigrement
la cause publique contre les audaces emportées des factions. Sylla réussit donc à
entraver la course qui entraînait Rome vers d'incessantes transformations. Peut-être,
sans lui, l'époque qui s'écoula jusqu'à la mort de César n'aurait-elle été qu'un enchaînement bien plus lamentable encore de proscriptions et de brigandages, qu'une lutte

1

Denys d'Halicarnasse rend très bien compte de cette situation et de ses conséquences : (paragraphe
en grec) Antiq. Rom.,I, LXXXIX.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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perpétuelle entre des Antoines et des Lépides prématurés, écrasés dans l’œuf par sa
farouche intervention.
Voilà la part à lui faire ; mais il est incontestable que le plus terrible génie ne peut
arrêter bien longtemps l'action des lois naturelles, pas plus que les travaux de l'homme
ne sauraient empêcher le Gange de faire et de défaire les îles éphémères dont ce fleuve
peuple son lit spacieux 1.
Il s'agit maintenant de contempler Rome avec la nouvelle nationalité que les
alluvions ethniques lui ont donnée. Voyons ce qu'elle devint quand un sang de plus en
plus mêlé lui eut imprimé avec un nouveau caractère une nouvelle direction.

1

Niebuhr s'indigne contre les écrivains modernes qui, prétendant signaler, au VIIe siècle de Rome,
l'existence de factions patriciennes dans cet État, oublient ou ignorent que Sylla fut la dernière
expression légitime de cet ordre d'idées. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 375.)

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132

Livre cinquième

Chapitre VII
Rome sémitique.

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Depuis la conquête de la Sicile jusqu’assez avant dans les temps chrétiens, l'Italie
n'a pas cessé de recevoir de nombreux, d'innombrables apports de l'élément sémitique,
de telle façon que le sud entier fut hellénisé et que le courant des races asiatiques
remontant vers le nord ne s'arrêta que devant les invasions germaniques 1. Mais le
mouvement de recul, le point où s'arrêtèrent les alluvions du sud dépassa Rome. Cette
ville alla toujours perdant son caractère primitif. Il y eut gradation sans doute dans
cette déchéance, jamais temps d'arrêt véritable. L'esprit sémitique étouffa sans
rémission son rival. Le génie romain devint étranger au premier instinct italiote, et
reçut une valeur où l'on reconnaît bien aisément l'influence asiatique.
Je ne mets pas au nombre des moins significatives manifestations de cet esprit
importé la naissance d'une littérature marquée d'un sceau particulier, et qui mentait à
l'instinct italiote déjà par cela seul qu'elle existait.
Ni les Étrusques, je l'ai dit, ni aucune tribu de la Péninsule, pas plus que les Galls,
n'avaient eu de véritable littérature ; car on ne saurait appeler ainsi des rituels, des
traités de divination, quelques chants épiques servant à conserver les souvenirs de
l'histoire, des catalogues de faits, des satires, des farces triviales dont la malignité des
1

Les dernières immigrations hellénistiques dans le royaume de Naples, la Sicile, la basse Italie
byzantines et arabes. En 1461, 1532 et 1744, il vint encore des Albanais en Sicile et en Calabre.

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Fescennins et des Atellans amusaient les rires des désœuvrés. Toutes ces nations
utilitaires, capables de comprendre au point de vue social et politique le mérite de la
poésie, n'y avaient pas de tendance naturelle, et, tant qu'elles n'étaient pas fortement
modifiées par des mélanges sémitiques, elles manquaient des facultés nécessaires pour
rien acquérir dans ce genre 1. Ainsi ce ne fut que lorsque le sang hellénistique domina
les anciens alliages dans les veines des Latins, que la plèbe la plus vile, ou de la
bourgeoisie la plus humble, exposées surtout à l'action des apports sémitisés, sortirent
les plus beaux génies qui ont fait la gloire de Rome. Certes, Mucius Scévola aurait
tenu en bien petite estime l'esclave Plaute, le Mantouan Virgile, et Horace, Vénusien,
l'homme qui jetait son boucher à la bataille et en racontait l'anecdote pour faire rire
Pompéius Varus 2. Ces hommes étaient de grands esprits, mais non pas des Romains, à
parler chimie.
Quoi qu'il en soit, la littérature naquit, et avec elle une bonne part, sans contredit,
de l'illustration nationale, et la cause du bruit qu'a fait le reste ; car on ne disconviendra
pas que la masse sémitisée d'où sont sortis les poètes et les historiens latins dût à son
impureté seule le talent d'écrire avec éloquence, de sorte que ce sont les doctes
emphases des bâtards collatéraux qui nous ont mis sur la voie d'admirer les hauts faits
d'ancêtres qui, s'ils avaient pu réviser et consulter leurs généalogies, n'auraient rien eu
de plus pressé à faire que de renier ces respectueux descendants 3.
Avec les livres, le goût du luxe et de l'élégance étaient de nouveaux besoins qui
témoignaient aussi des changements survenus dans la race. Caton les dédaignait, mais
il y mettait de l'affectation. N'en déplaise à la gloire de ce sage, les prétendues vertus
romaines dont il se parait étaient plus consciencieuses encore chez les antiques
patriciens, et toutefois plus modestes 4. De leur temps, il n'était pas besoin d'en faire
parade pour se singulariser ; tout le monde était sage à leur manière. Au contraire,
après avoir reçu le sang de mères orientales et d'affranchis grecs ou syriens, le
marchand, devenu chevalier, riche de son trafic ou de ses extorsions, ne comprenait
rien, pour sa part, aux mérites de l'austérité primitive, Il voulait jouir en Italie de ce
que ses ancêtres méridionaux avaient créé chez eux, et il l'y transportait. Il poussa du
pied sous sa table le banc de bois où s'était assis Dentatus ; il remplaça de telles
1

2

3

4

Dyon. Halicarn., Antiq. Rom., (phrase en grec).
– Sans me faire le champion de la confiance vaniteuse d'Ennius dans son propre mérite, je suis tout
disposé à croire avec lui qu'avant le temps où il se mit à écrire, en cherchant l'imitation des chefsd’œuvre grecs, il y avait des chants, mais pas de poésie dans le Latium : « Quum neque « Musarum
scopulos quisquam superarat, nec dicti studiesus erat. »
Tecum Philippes et celerem fugam
Sensi, relicta non bene parmula,
Quum fracta virtus et minaces
Turpe solum tetigere mento.
Hor., Od., II, 7, 9.
Voir, sur la richesse des annales latines, et la différence existant entre elles et les histoires grecques,
Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. II, p. 1 et pass. – La méthode hellénique offre la transition des
épopées hindoues et persanes, complètement nulles sous le rapport de la chronologie et de
l'exactitude matérielle, aux fastes italiotes, qui n'avaient, au contraire, que ces deux qualités.
Polybe rend justice entière à l'avarice sordide de l'esprit romain : (phrase en grec) (Fragm., libr.
XXXII c. 12.)

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misères par des lits de citronnier incrustés de nacre et d'ivoire. Il lui fallut, comme aux
satrapes de Darius, des vases d'argent et d'or pour contenir les vins précieux dont se
repaissait son intempérance, et des plats de cristal pour servir les sangliers farcis, les
oiseaux rares, les gibiers exotiques que dévorait sa fastueuse gloutonnerie. Il ne se
contenta plus, pour ses demeures particulières, des constructions que les gens d'autrefois eussent trouvées assez splendides pour héberger les dieux ; il voulut des palais
immenses avec des colonnades de marbre, de granit, de porphyre, des statues, des
obélisques, des jardins, des basses-cours, des viviers 1, et, au milieu de ce luxe, afin
d'animer l'aspect de tant de créations pittoresques, Lucullus faisait circuler des multitudes d'esclaves désœuvrés, d'affranchis et de parasites dont la servilité bassement
intéressée n'avait rien de commun avec le dévouement martial et la sérieuse
dépendance des clients d'un autre âge.
Mais, au milieu de ce débordement de splendeurs, persistait une souillure singulière qui, pour l'opinion même des contemporains, s'attachait à tout, enlaidissait tout.
La gloire et la puissance, le pouvoir de faire des profusions et la volonté de s'y
abandonner appartenaient, la plupart du temps, à des gens inconnus la veille 2. On ne
savait d'où sortaient tant d'opulents personnages 3, et tour à tour, soit que ce fussent les
flatteurs ou les envieux qui parlassent, on prêtait à Trimalcion la plus illustre ou la plus
immonde origine 4. Toute cette brillante société était, en outre, un ramas d'ignorants ou
d'imitateurs. Au fond, elle n'inventait rien, et tirait tout ce qu'elle savait des provinces
helléniques. Les innovations qu'elle y mêlait étaient des altérations, non des
embellissements. Elle s'habillait à la grecque ou à la phrygienne, se coiffait de la mitre
persane, osait même, au grand scandale des louangeurs du temps passé, porter des
caleçons à la mode asiatique sous une toge douteuse ; et tout cela qu'était-ce ? Des
emprunts à l'hellénisme, et quoi de plus ? Rien, pas même les dieux nouveaux, les Isis,
les Sérapis, les Astarté, et, plus tard, les Mithra et les Élagabal que Rome vit s'impatroniser dans ses temples. Il ne perçait de tous côtés que ce sentiment d'une population
asiatique transplantée, apportant dans le pays qui s'imposait à elle les usages, les idées,
les préjugés, les opinions, les tendances, les superstitions, les meubles, les ustensiles,
1

« Quid enim premium prohibere et pliscum ad morem recidere aggrediar ? Villarumne « infinita
spatia ? familiarum numerum et nationes ? argenti et auri pondus ? æris « tabularumque miracula ? »
(Tac., Ann., III, 53.)
2
Am. Thierry, la Gaule sous l'adm. rom. Introd., t. I, p. 145.
3
« Petron., Satyr., XXXVII : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata appellatur, quæ « nummos
modio metitur. » – « Ipse nescit quid habeat adeo zaplutus (mot grec) est. »
– « Argentum in hostiarii illius plus jacet quam quisquam in fortunis habet. Familia vero « babæ !
babæ ! non me hercules puto decumam partem esse quæ dominum suum novit, « etc., etc. » –
XXXVIII : « Reliquos autem collibertos ejus cave contemnas, valde succosi « sunt. Vides illum qui
in imo imus recumbit ? Hodie sua octingenta possidet ; de nihilo « crevit ; solebat collo modo suo
ligna portare. »
4
Am. Thierry, ibid., t. I, p. 208 : « Cette nouvelle société qui se formait alors, et qui, en « Italie,
depuis la guerre sociale, ne se recrutait plus que parmi les affranchis. Il n'y a rien « d'étonnant à ce
que des hommes de cette étoffe répétassent volontiers avec Trimalcion : « Amici et servi homines
sunt, et æque unum lactem biberunt. » (Petron., Satyr., LXXI.) Ils n'en étaient pas meilleurs pour
cela, et n'écrivaient pas moins sur la porte de leur maison, comme ce même financier : Tout esclave
qui, sans ma permission, sortira d'ici, recevra cent coups. « Quisquis servus sine dominico jussu
foras exierit, accipiet plagas centum. » (Petron., Satyr., XXVIII.)

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135

les vêtements, les coiffures, les bijoux, les aliments, les boissons, les livres, les
tableaux, les statues, en un mot, toute l'existence de la patrie.
Les races italiotes s'étaient fondues dans cette masse amenée par ses défaites sur le
sein des vainqueurs que son poids achevait d'étouffer ; ou bien les nobles Sabins,
méconnus, croupissaient dans les plus obscurs bas-fonds de la populace, mourant de
faim sur le pavé de la ville illustrée par leurs ancêtres. Ne vit-on pas les descendants
des Gracques gagner leur pain, cochers du cirque 1, et ne fallut-il pas que les
empereurs prissent en pitié la dégradante abjection où le patriciat était tombé ? Par une
loi, ils refusèrent aux matrones issues des vieilles familles le droit de vivre de
prostitution 2. Du reste, la terre d'Italie elle-même était traitée comme ses indigènes par
les vaincus devenus tout-puissants. Elle ne comptait plus parmi les régions dignes de
nourrir les hommes. Elle n'avait plus de métairies, on n'y traçait plus de sillons, elle ne
produisait plus de blé 3. C'était un vaste jardin semé de maisons de campagne et de
châteaux de plaisance. On va voir bientôt le jour où il fut même défendu aux Italiotes
de porter les armes 4. Mais ne devançons pas les temps.
Lorsque l'Asie, prédominant ainsi dans la population de la Ville, eut enfin amené la
nécessité prochaine du gouvernement d'un maître, César, pour illustrer d'habiles
loisirs, s'en alla conquérir la Gaule. Le succès de son entreprise eut des conséquences
ethniques tout opposées à celles des autres guerres romaines. Au lieu d'amener des
Gaulois en Italie, la conquête entraîna surtout des Asiatiques au delà des Alpes, et,
bien qu'un certain nombre de familles de race celtique ait, depuis lors, apporté leur
sang à l'épouvantable tohu-bohu qui se mélangeait et se battait dans la métropole, cette
immigration toujours restreinte n'eut pas une importance proportionnée à celle des
colonisations sémitisées qui furent jetées à travers les provinces transalpines.
La Gaule, la proie future de César, n'avait pas l'étendue de la France actuelle, et,
entre autres différences, le sud-est de ce territoire, ou, suivant l'expression romaine, la
Province, avait dès longtemps subi le joug de la république, et n'en faisait plus
réellement partie.
Depuis la victoire de Marius sur les Cimbres et leurs alliés, la Provence et le
Languedoc étaient devenus le poste avancé de l'Italie contre les agressions du Nord 5.
1
2

3

4

5

Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administr. rom., t. I, p. 181.
« Eodem anno, gravibus senatus decretis libido feminarum coercita, cautumque ne « quæstum
corpore faceret cui avus, aut pater aut maritus eques romanos fuisset. Nam « Vistilia, prætoria
familia genita, licentiam stupri apud ædiles vulgaverat. » (Tacit., Ann., II, 85.)
« At, hercule, nemo refert quod Italia externæ opis indiget quod vita populi romani per « incerta
maris et tempestatum quotidie volvitur, ac, nisi provinciarum copiæ et dominis et « servitiis et agris
subvenerint, nostra nos scilicet nemora nostræque villæ tuebuntur ! » (Tac., Ann., III, 54.)
Dans la guerre Flavienne, Antonius traita bien dédaigneusement les prétoriens licenciés par Vitellius
et recueillis par lui, lorsque, leur rappelant qu'ils étaient nés en Italie, à la différence des légionnaires
de son armée, Germains ou Gaulois, il les appelle pagani, paysans. (Hist., III, 24.) Ce fut dans cette
garde spéciale, qui ne quittait jamais les résidences impériales et portait fort peu les armes, que les
Italiotes continuèrent encore un certain temps à servir ; mais, à la fin, les empereurs se lassèrent
d'eux, et les remplacèrent par de vrais soldats levés dans le Nord.
Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 119.

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Le sénat s'était laissé aller à cette fondation d'autant plus aisément que les Massaliotes,
avec leurs colonies diverses, Toulon, Antibes, Nice, n'avaient rien épargné pour lui en
prouver l'utilité. Ils espéraient gagner, à cette nouveauté, un repos plus profond et une
extension notable de leur commerce.
Il n'y a pas à douter non plus que les populations originairement phocéennes, mais
très sémitisées, établies à l'embouchure du Rhône et dans les environs, n'aient modifié,
à la longue, les populations galliques et ligures de leur voisinage immédiat en se
mêlant à elles. Les tribus de ces contrées apparaissent dès lors comme les moins
énergiques de toute leur parenté.
Les hommes d'État romains avaient annexé solidement tous ces territoires au
domaine de la république, en y envoyant des colonies, en y établissant des légionnaires
vétérans, en y faisant naître, pour tout dire, une multitude aussi romaine que possible.
C'était, certes, le meilleur moyen de s'en rendre maîtres à jamais.
Mais avec quels éléments créa-t-on ces gens de la Province, ou, comme ils
s'appelaient eux-mêmes, ces véritables Romains ? Deux siècles plus tôt, on aurait pu
composer leur sang d'un mélange italiote. Désormais, le mélange italiote lui-même
étant presque absorbé dans les apports sémitisés, ce fut surtout de ces derniers que se
forma la nouvelle population. On y mêla, en foule, d'anciens soldats recrutés en Asie
ou en Grèce. Ceux-ci vinrent, avec leurs familles, déposséder les habitants du sol, leur
prendre leurs chaumières et leurs cultures, et essayer, avec cette fortune conquise, de
fonder pour l'avenir souche d'honnêtes gens. On donna aux villes gauloises une
physionomie aussi romaine que possible ; on défendit aux habitants de conserver ce
que les pratiques druidiques avaient de trop violent ; on les força de croire que leurs
dieux n'étaient autres que les dieux romains ou grecs défigurés par des noms barbares,
et, en mariant les jeunes Celtes aux filles des colons et des soldats, en obtint bientôt
une génération qui aurait rougi de porter les mêmes noms que ses ancêtres paternels et
qui trouvait les appellations latines bien plus belles.
Avec les groupes sémitiques attirés sur le sol gallique par l'action directe du
gouvernement, il y eut encore plusieurs classes d'individus dont le séjour temporaire
ou l'établissement fortuit et permanent vinrent contribuer à transformer le sang
gallique. Les employés militaires et civils de la république apportèrent, avec leurs
mœurs faciles, de grandes causes de renouvellement dans la race. Les marchands, les
spéculateurs arrivèrent aussi ; ceux qui faisaient le commerce d'esclaves ne se
rendirent pas les moins actifs, et la déroute morale des Galls fut achevée, comme l'est
aujourd'hui celle des indigènes de l’Amérique, par le contact d'une civilisation
inacceptable par ceux à qui elle était offerte, tant que leur sang restait pur, et partant
leur intelligence fermée aux notions étrangères.
Tout ce qui était romain ou métis romain devint maître absolu. Les Celtes ou bien
s'en allèrent chercher des mœurs analogues aux leurs chez leurs parents du centre des
Gaules, ou bien tombèrent dans la foule des travailleurs ruraux, espèce d'hommes que
l'on supposait libres, mais qui en réalité menaient la vie d'esclaves, En peu d'années, la

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Province se trouva aussi bien transfigurée et sémitisée que nous voyons aujourd'hui la
ville d'Alger être devenue, après vingt ans, une ville française.
Ce que désormais on appela Gaulois ne désigna plus un Gall, mais seulement un
habitant du pays possédé autrefois par les Galls, de même que lorsque nous disons un
Anglais, nous n'entendons pas indiquer un fils direct des Saxons à longues barbes
rouges, oppresseurs des tribus bretonnes, mais un homme issu du mélange breton,
frison, anglais, danois, normand, et, par conséquent, moins Anglais que métis. Un
Gaulois de la Province représenta, à prendre les choses au pied de la lettre, le produit
sémitisé des éléments les plus disparates ; un homme qui n'était ni Italiote, ni Grec, ni
Asiatique, ni Gall, mais de tout cela un peu, et qui portait dans sa nationalité, formée
d'éléments inconciliables, cet esprit léger, ce caractère effacé et changeant, stigmate de
toutes les races dégénérées. L'homme de la Province était peut-être le spécimen le plus
mauvais de tous les alliages opérés dans le sein de la fusion romaine ; il se montrait,
entre autres exemples, très inférieur aux populations du littoral hispanique.
Celles-ci avaient au moins plus d'homogénéité. Le fond ibère s'était marié avec un
apport très puissant de sang directement sémitique où la dose des éléments mélaniens
était forte. Au fond des provinces que les invasions anciennes avaient rendues
celtiques, l'aptitude à embrasser la civilisation hellénisée resta toujours faible ; mais,
sur le littoral, le penchant contraire se trouva très marqué. Les colonies implantées par
les Romains, venant d'Asie et de Grèce, peut-être encore d'Afrique, trouvèrent assez
facilement accueil, et, tout en gardant un caractère particulier que lui assuraient les
mélanges ibères et celtiques, déposés au fond de sa nature, le groupe d'Espagne se
haussa sur un degré honorable de la civilisation romano-sémitique 1. Même, à un
certain moment, on le verra devancer l'Italie dans la voie littéraire, par cette raison que
le voisinage de l'Afrique, en renouvelant incessamment la partie mélanienne de son
essence le poussa vigoureusement dans cette voie. Rien donc de surprenant à ce que
l'Espagne du sud fût un pays supérieur à la Province, et maintînt sa préséance aussi
longtemps que la civilisation sémitisée eut la haute main dans le monde occidental.
Mais, de ce que la Gaule romaine se sémitisait, le sang celtique, loin de servir à
rectifier ce que l'essence féminine asiatique apportait d'excessif dans la péninsule
italique, était obligé, au contraire, de fuir devant sa puissance, et cette fuite-là ne
devait jamais finir 2.
1
2

Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 115 et pass., 166, 211.
À cette époque, il ne faut plus guère parler de nations celtiques indépendantes au delà du Rhin. Par
conséquent, la race des Kymris n'occupait plus, avec sa liberté plus ou moins complète, que la Gaule
au-dessus de la Province, l'Helvétie et les îles Britanniques. Toutes ces contrées étaient certainement
fort peuplées, mais elles ne pouvaient entrer en comparaison sous ce rapport avec l'empire. Rome
seule comptait pour le moins deux millions d'habitants. Alexandrie en avait 600.000 (58 avant J.-C.).
Jérusalem, pendant le siège de Titus, perdit 1,100,000 personnes, et 97,000 ayant été réduites en
esclavage par les Romains, cette multitude, qui représentait d'ailleurs à peu près la population de
toute la Judée doit être considérée comme ayant formé, avant la guerre, 1,200.000 à 1,300,000 âmes
pour cette très petite province. L'empire, sous les Antonins, comptait 160 millions d'âmes, et
Gibbon, pour la même époque, n'en attribue que 107 à l'Europe entière. Il n'y avait donc aucune
proportion entre la résistance que pouvaient offrir les nations galliques et l'énergie numérique dont

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César donc, ayant pour point d'appui la Province, complètement romanisée 1,
entreprit et conduisit à bien la conquête des Gaules supérieures. Lui et ses successeurs
continuèrent à tenir les Celtes sous les pieds de la civilisation du sud. Toutes les
colonies, en si grand nombre, qui s'abattirent sur le pays, devinrent de véritables
garnisons, agissant vigoureusement pour la diffusion du sang et de la culture
asiatiques. Dans ces municipes gaulois où tout, depuis la langue officielle jusqu'aux
costumes, jusqu'aux meubles, était romain, où l'indigène était tellement considéré
comme un barbare que ce pouvait être un sujet de vanité pour un grand que de devoir
le jour à l'intrigue de sa mère avec un homme d'Italie 2 ; dans ces rues bordées de
maisons à la mode grecque et latine, personne ne s'étonnait de voir, gardant le pays et
circulant partout, des légionnaires nés en Syrie ou en Égypte, de la cavalerie
cataphracte recrutée chez les Thessaliens, des troupes légères arrivant de Numidie, et
des frondeurs baléares. Tous ces guerriers exotiques, au teint cuivré de mille nuances
ou même noirs, passaient incessamment du Rhin au Pyrénées, et modifiaient la race à
tous les degrés sociaux.
Tout en démontrant l'impuissance du sang celtique et sa passivité dans l'ensemble
du monde romain, il ne faut pas pousser les choses trop avant, et méconnaître
l'influence conservée par la civilisation kymrique sur les instincts de ses métis. L'esprit
utilitaire des Galls, bien qu'agissant dans l'ombre, qui ne lui est d'ailleurs que
favorable, continua à croître et à soutenir l'agriculture, le commerce et l'industrie.
Pendant toute la période impériale, la Gaule eut dans ce genre, mais dans ce genre
seul, de perpétuels succès. Ses étoffes communes, ses métaux travaillés, ses chars,
continuèrent à jouir d'une vogue générale. Portant son intelligence sur les questions
industrielles et mercantiles, le Celte avait gardé et même perfectionné ses antiques
aptitudes. Pardessus tout, il était brave, et l'on en faisait aisément un bon soldat, qui
allait tenir garnison le plus ordinairement en Grèce, dans la Judée, au bord de
l'Euphrate. Sur ces différents points, il se mêlait à la population indigène. Mais là, en
fait de désordre, tout était opéré depuis longtemps, et un peu plus, un peu moins
d'alliage dans ces masses innombrables, n'était pas pour changer rien à leur incohérence, d'une part, à la prédominance foncière des éléments mélanisés, de l'autre.
On n'oubliera pas que ce n'est qu'épisodiquement si je parle en ce moment de la
Gaule, et seulement pour expliquer comment son sang n'eut pas d'action pour

1

2

Rome disposait contre elles. – Voir Zumpt, dans les Mémoires de l'Académie des sciences de
Berlin, 1840, p. 20.
On inventa, sous les empereurs, un mot spécial pour exprimer l'ensemble hétérogène de l’univers
romain : ce fut celui de romanité, romanitas ; on l'opposait à la barbaria, qui comprenait toutes les
nations, soit du sud, soit du nord, soit de l'Asie, soit de l'Europe, les Parthes comme les Germains,
vivant en dehors de cette confusion. Voir Améd. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administrat. rom.
Introd., t. I, p. 199.
Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administrat. rom., t. I, p. 13. Tac., Hist., IV, 55 : « Sabinus,
super insitam vanitatem, falsæ stirpis gloria incendebatur : proaviam suam divo « julio, pet Gallias
bellanti, corpore atque adulterio placuisse. » Ce qui rendait cette prétention encore plus bizarre, c'est
que Sabinus ne la faisait valoir que pour faire mieux sentir ses droits à diriger une insurrection
contre la puissance romaine.

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empêcher Rome et l'Italie de se sémitiser. Par la même occasion, j'ai montré ce que
cette province elle-même était devenue après sa conquête. Je rentre dans le courant du
grand fleuve romain.
Les races italiotes pures n'existaient donc plus, à l'époque de Pompée, en Italie : le
pays était devenu jardin. Cependant, quelque temps encore, les multitudes jadis
vaincues, glorifiées par leur défaite, n'osèrent pas proposer pour le gouvernement de
l'univers des hommes nés dans leurs pays déshonorés. L'ancienne force d'impulsion
subsistait, bien que mourante, et c'était sur le sol sacré par la victoire qu'on s'accommodait encore de chercher le maître universel. Comme les institutions ne découlent
jamais que de l'état ethnique des peuples, cette situation doit être bien assise avant que
les institutions s'établissent et surtout se complètent. Jadis l'Italie n'avait obtenu le
droit de cité romaine que longtemps après l'invasion complète de Rome par les
Italiotes. Ce ne fut également que lorsque le désordre le plus complet dans la ville et la
Péninsule eut effacé l'influence de leurs populations nationales que les provinces
furent admises en masse aux droits civiques, et que l'on vit l'Arabe au fond de son
désert, le Batave dans ses marais, s'intituler, mais sans trop d'orgueil, citoyen romain.
Néanmoins, avant qu'on en fût là, et que l'état des faits eût été confessé par celui de
la loi, l'incohérence ethnique et la disparition des races italiotes s'étaient déjà affichées
dans l'acte le plus considérable que pût amener la politique, je dis, dans le choix des
empereurs.
Pour une société arrivée au même point que l'agglomération assyrienne, la royauté
persane et le despotisme macédonien, et qui ne cherchait plus que la tranquillité, et,
autant que possible, la stabilité, on peut être étonné que l'empire n'ait pas, dès le
premier jour, accepté le principe de l'hérédité monarchique. Certainement, ce n'est pas
le culte d'une liberté trop prude qui l'en tenait d'avance dégoûté. Ses répugnances
provenaient de la même source qui avait ailleurs empêché la domination sur le monde
gréco-asiatique de se perpétuer dans la famille du fils d'Olympias.
Les royaumes ninivites et babyloniens avaient pu inaugurer des dynasties. Ces
États étaient dirigés par des conquérants étrangers qui imposaient aux vaincus une
certaine forme, en se passant de tout assentiment, et ainsi la loi constitutive n'était pas
assise sur un compromis, mais bien sur la force. Ce fait est si vrai que les dynasties ne
se succédaient pas autrement que par le droit de victoire. Dans la monarchie persane, il
en fut de même. La société macédonienne, issue elle-même d'un pacte entre les
diverses nationalités de la Grèce, et englobée dès son premier pas dans l'anarchie des
idées asiatiques, ne fonctionna pas d'une manière aussi aisée ni aussi simple. Elle ne
put fonder rien d'unitaire ni même de stable, et, pour vivre, elle dut consentir à
éparpiller ses forces. Toutefois son influence agit encore assez fortement sur les
Asiatiques pour déterminer la fondation des différents royaumes de la Bactriane, des
Lagides, des Séleucides. Il y eut là des dynasties, sans doute médiocrement régulières,
quant à l'observation domestique des droits de successibilité, mais du moins
inébranlables dans la possession du trône, et respectées de la race indigène. Cette

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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circonstance fait bien voir à quel point étaient reconnus la suprématie ethnique des
vainqueurs et les droits qui en découlaient.
C'est donc un fait incontestable que l'élément macédonien-arian parvenait à
maintenir en Asie sa supériorité, et, bien que fort combattu et même annulé sur la
plupart des points, demeurait capable de produire des résultats pratiques d'une assez
notable importance 1.
Mais il n'en pouvait être de même chez les Romains. Puisqu'il n'avait jamais existé
au monde de nation romaine, de race romaine, il n'y avait jamais eu non plus, pour la
cité qui ralliait le monde, de race paisiblement prédominante. Tour à tour, les
Étrusques, mêlés au sang jaune, les Sabins, dont le principe kymrique était moins
brillamment modifié que l'essence ariane des Hellènes, et enfin la tourbe sémitique
avaient gagné le dessus dans la population urbaine. Les multitudes occidentales étaient
vaguement réunies par l'usage commun du latin ; mais que valait ce latin, qui de l'Italie
avait débordé sur l'Afrique, l'Espagne, les Gaules et le nord de l'Europe, en suivant la
rive droite du Danube, et la dépassant quelquefois ? Ce n'était nullement le pendant du
grec, même corrompu, répandu dans l'Asie antérieure jusqu'à la Bactriane, et même
jusqu'au Pendjab ; c'était à peine l'ombre de la langue de Tacite ou de Pline ; un
idiome élastique connu sous le nom de lingua rustica, ici se confondant avec l'osque,
là s'appariant avec les restes de l’umbrique, plus loin empruntant au celtique et des
mots et des formes, et, dans la bouche des gens qui visaient à la politesse du langage,
se rapprochant le plus possible du grec. Un langage d'une personnalité si peu exigeante
convenait admirablement aux détritus de toutes nations forcées de vivre ensemble et
de choisir un moyen de communiquer. Ce fut pour ce motif que le latin devint la
langue universelle de l'Occident, et qu'en même temps on aura toujours quelque peine
à décider s'il a expulsé les langues indigènes, et, dans ce cas, l'époque où il s'est
substitué à elles, ou bien s'il s'est borné à les corrompre et à s'enrichir de leurs débris.
La question demeure si obscure qu'on a pu soutenir en Italie cette thèse, vraie sous
beaucoup de rapports, que la langue moderne exista de tous temps parallèlement au
langage cultivé de Cicéron et de Virgile.
Ainsi cette nation qui n'en était pas une, cet amas de peuples dominé par un nom
commun, mais non pas par une race commune, ne pouvait avoir et n'eut pas d'hérédité
monarchique, et ce fut plutôt même le hasard qu'une conséquence des principes
ethniques qui, en mettant pour le début le commandement dans la famille des Jules et
les maisons ses parentes, conféra à une sorte de dynastie trop imparfaite, mais issue de
la Ville, les premiers honneurs du pouvoir absolu. Ce fut hasard, car rien n'empêchait,
dans les dernières années de la république, qu'un maître d'extraction italiote, ou
asiatique, ou africaine, fît valoir avec succès les droits du génie 2. Aussi, ni le
1
2

L'hellénisme avait encore assez d'individualité pour que les Séleucides fussent amenés par fanatisme
religieux à persécuter les Juifs. (Voir Bœttiger, ouvr. cité, t. I, p. 28.)
La population noble italiote commença à disparaître de Rome vers la seconde guerre punique. En
220 av. J.-C., deux ans avant l’ouverture des hostilités, le cens avait donné 270,213 citoyens
romains. En 204, il n'y en avait plus que 214,000 ; cependant 8,000 esclaves avaient été affranchis
pour pouvoir être incorporés dans les légions. (Zumpt, ouvr. cité, p. 13.) Après la guerre, il se trouva
que huit légions avaient été anéanties à Cannes, et deux autres, avec les alliés italiotes, si bien

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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conquérant des Gaules, ni Auguste, ni Tibère, ni aucun des Césars, ne songea-t-il un
instant au rôle de monarque héréditaire. Vaste comme était l'empire, on n'aurait pas
reconnu à dix lieues de Rome, on n'aurait ni admis ni compris l'illustration d'une race
sabine, et bien moins encore les droits universels que ses partisans eussent prétendu en
faire découler. En Asie, au contraire, on connaissait encore les vieilles souches
macédoniennes, et on ne leur contestait ni la gloire supérieure, ni les prérogatives
dominatrices.
Le principat ne fut pas une dignité fondée sur les prestiges du passé, mais, au
contraire, sur toutes les nécessités matérielles du présent. Le consulat lui apporta son
contingent de forces ; la puissance tribunitienne y adjoignit ses droits énormes ; la
préture, la questure, le censorat, les différentes fonctions républicaines vinrent tour à
tour se fondre dans cette masse d'attributions aussi hétérogènes que les masses de
peuples sur lesquelles elles devaient s'exercer 1, et quand plus tard on voulut joindre le
brillant l'imposant à l'utile comme couronnement nécessaire, on put décerner au maître
du monde les honneurs de l'apothéose, on put en faire un dieu 2, mais jamais on ne
parvint à introniser ses fils nés ou à naître dans la possession régulière de ses droits.
Amasser sur sa tête des nuages d'honneurs, faire fouler à ses pieds l'humanité
prosternée, concentrer dans ses mains tout ce que la science politique, la hiérarchie
religieuse, la sagesse administrative, la discipline militaire avaient jamais créé de
forces pour plier les volontés : ces prodiges s'accomplirent, et nulle réclamation ne
s'éleva ; mais c'était à un homme que l'on prodiguait tous ces pouvoirs, jamais à une
famille, jamais à une race. Le sentiment universel, qui ne reconnaissait plus nulle part
de supériorité ethnique dans le monde dégénéré, n'y aurait pas consenti. On put croire
un instant, sous les premiers Antonins, qu'une dynastie sacrée par ses bienfaits allait
s'établir pour le bonheur du monde. Caracalla se montra soudain, et le monde, qui
n'avait été qu'entraîné, non encore convaincu, reprit ses anciens doutes. La dignité
impériale resta élective. Cette forme de commandement était décidément la seule
possible, parce que, dans cette société sans principes fixes, sans besoins certains,
enfin, en un mot qui dit tout, sans homogénéité de sang, on ne pouvait vivre, quoi
qu'on en eût, qu'en laissant toujours la porte ouverte aux changements, et en prêtant les
mains de bonne grâce à l'instabilité 3.

1

2
3

massacrées dans la forêt Litana qu'il n'en avait échappé que dix hommes. On combla ces vides
terribles au moyen d'étrangers, et les familles plébéiennes d'ancienne extraction passèrent au sénat et
dans l'ordre équestre. (Ibidem, p. 25.) On voit à quel point les vieilles maisons d'origine sabine
devaient être devenues rares parmi les patriciens au temps des premiers Césars.
« ... Potestatem tribunitiam... Id summi fastigii vocabulum Augustus repperit, ne regis aut
« dictatoris nomen assurneret, ac tamen appellatione aliqua cætera imperia præmineret. » (Tac.,
Ann., III, 56.)
« ... Cuncta legum et magistratum munera in se trahens princeps... » (Tac., Ann., XI, 5.) – Suet.,
Dom., 13 : « Dominus et deus noster sic fieri jubet. »
On dit beaucoup que ce sont les guerres qui troublent la conscience des peuples, les ramènent vers
l'ignorance et les empêchent de se créer une idée juste de leurs besoins. Or, depuis la bataille
d'Actium jusqu'à la mort de Commode, il n'y eut dans l'intérieur de l'empire d'autre levée de
boucliers que la lutte des Flaviens contre Vitellius. La prospérité matérielle fut très grande ; mais le
pouvoir resta irrégulier, garda son inconsistance, et l'intelligence nationale alla toujours déclinant.
(Voir Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine. t. I, p. 241.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Rien ne démontre mieux la variabilité ethnique de l'empire romain que le catalogue
des empereurs. D'abord, et par le hasard assez ordinaire qui mit le génie sous le front
d'un patricien démocrate, les premiers princes sortirent de la race sabine. Comment le
pouvoir se perpétua un temps dans le cercle de leurs alliances, sans qu'une hérédité
réelle pût s'établir jamais, c'est ce que Suétone raconte avec perfection. Les Jules, les
Claude, les Néron eurent chacun leur jour, puis bientôt ils disparurent, et la famille
italiote des Flavius les remplaça. Elle s'effaça promptement, et à qui fit-elle place ? À
des Espagnols. Après les Espagnols, vinrent des Africains, après les Africains, dont
Septime Sévère se montra le héros, et l'avocat Macrinus le représentant, non le plus
fou, mais le plus vil, parurent les Syriens, bientôt supplantés par de nouveaux
Africains, remplacés à leur tour par un Arabe, détrôné par un Pannonien. Je ne pousse
pas plus loin la série, et je me contente de dire qu'après le Pannonien il y eut de tout
sur le trône 1 impérial, sauf un homme de famille urbaine.
Il faut considérer encore la manière dont le monde romain s'y prenait pour former
l'esprit de ses lois 2. Le demandait-il à l'ancien instinct, je ne dirai pas romain, puisqu'il
n'y eut jamais rien de romain, mais du moins étrusque ou italique ? Nullement.
Puisqu'il lui fallait une législation de compromis, il alla la chercher dans le pays qui
offrait, après la ville éternelle, la population la plus mélangée : sur la côte syrienne, et
il entoura, avec raison du reste, de toute son estime l'école d'où sortit Papinien. En fait
de religion, il avait dès longtemps été large dans ses vues 3. La Rome républicaine,
avant de posséder un panthéon, s'était adressée à tous les coins de la terre pour se
procurer des dieux 4. Il vint un jour où, dans ce vaste éclectisme, on eut encore peur de
s'être mis trop à l'étroit, et, pour ne pas sembler exclusif, on inventa ce mot vague de
Providence, qui est, en effet, chez des nations pensant différemment, mais ennemies
des querelles, le meilleur à mettre en avant. Ne signifiant pas grand'chose, il ne peut
choquer personne. La Providence devint le dieu officiel de l'empire 5.
1
2

3

4

5

Am. Thierry, la Gaule sous l'administration romaine. Introduction, t. I, p. 163 et pass.
César avait désiré un code établi sur un principe unitaire. Il mourut trop tôt pour réaliser son projet.
(Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 73.) Je crois aussi que le temps n'en
était pas encore arrivé. Il aurait eu à vaincre des résistances qui, un peu plus tard, n'existèrent plus.
(Voir Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'adm. rom. Introd., t. I, p. 253 et pass.) – Savigny,
Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 4 et pass. « Très promptement, remarque
« l'illustre écrivain, le droit romain cessa d'être animé d'un véritable esprit créateur. Les grands
« jurisconsultes de l'époque de Caracalla et d'Alexandrie furent à peu près les derniers qui aient pu
« répandre la vie dans la doctrine. » Cette opinion est encore trop favorable.
L'étonnement des républicains peu idéalistes de la Rome sabine n'avait pas dû être médiocre en
voyant Annibal mettre en avant contre lui des griefs théologiques. Le Carthaginois se présenta en
apôtre de Milytta, et, au nom de cette divinité chananéenne, il détruisait les temples italiotes et
faisait fondre les idoles en métal. (Voir Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 29.)
M. Am. Thierry félicite chaudement Adrien de ce que, dans ses voyages perpétuels à travers
l'empire, le touriste-administrateur étudiait toutes les religions, et, pour bien en pénétrer l'esprit et les
mérites, se faisait révéler tous leurs mystères en agréant toutes leurs initiations. (La Gaule sous
l'administr. rom. Introd., t. I, p. 173.) – Pétrone, Satyr., XVII, dit excellemment : « Nostra regio tain
præsentibus plena est numinibus, ut facilius possis deum quam hominem « invenire. »
Avant l'invention de la Providence, qui offrait cet avantage politique de ne trancher aucune question,
les Grecs sémitisés avaient éprouvé le même besoin que les Romains et pour les mêmes causes, de
réunir les cultes reconnus dans la sphère de l'action politique ; mais, au lieu de les accepter
également, ils avaient cherché querelle à tous. Deux rhéteurs, Charax et Lampsacus, s'étaient fait

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Les peuples se trouvaient ainsi ménagés autant que possible dans leurs intérêts,
dans leurs croyances, dans leurs notions du droit, dans leur répugnance à obéir
toujours aux mêmes noms étrangers ; bref, il semblait qu'il ne leur manquât rien en fait
de principes négatifs. On leur avait donné une religion qui n'en était pas une, une
législation qui n'appartenait à aucune race, des souverains fournis par le hasard, et qui
ne se réclamaient que d'une force momentanée. Et, cependant, que l'on s'en fût tenu là
en fait de concessions, deux points auraient pu blesser encore. Le premier, si l'on eût
conservé à Rome les anciens trophées : les provinciaux y auraient ravivé le souvenir
de leurs défaites ; le second, si la capitale du monde était restée dans les mêmes lieux
d'où s'étaient élancés les vainqueurs disparus. Le régime impérial comprit ces
délicatesses et leur donna pleine satisfaction.
L'engouement des derniers temps de la république pour le grec, la littérature
grecque et les gloires de la Grèce, avait été poussé jusqu'à l'extrême. Au temps de
Sylla, il n'y avait homme de bien qui n'affectât de considérer la langue latine comme
un patois grossier. On parlait grec dans les maisons qui se respectaient. Les gens
d'esprit faisaient assaut d'atticisme, et les amants qui savaient vivre se disaient, dans
leurs rendez-vous : (mots grecs), au lieu d'anima mea 1.
Après l'empire établi, cet hellénisme alla se renforçant ; Néron s'en fit le fanatique.
Les héros antiques de la Ville furent considérés comme d'assez tristes hères, et on leur
préféra tout haut le Macédonien Alexandre et les moindres porte-glaives de l'Hellade.
Il est vrai qu'un peu plus tard une réaction se fit en faveur des vieux patriciens et de
leur rusticité ; mais on peut soupçonner cet enthousiasme de n'avoir été qu'une mode
littéraire : il n'eut, du moins, pour organes que des hommes fort éloquents sans doute,
mais très étrangers au Latium, l'Espagnol Lucain, par exemple. Comme ces louangeurs
inattendus ne purent déranger les préoccupations générales, le courant continua à
pousser vers les illustrations grecques ou sémitiques. Chacun se sentait plus attiré, plus
intéressé par elles. Ce que le gouvernement fit de mieux pour complaire à ces instincts
fut accompli par Septime Sévère, lorsque ce grand prince érigea de riches monuments
à la mémoire d'Annibal, et que son fils Antonin Caracalla dressa à ce même vainqueur
de Cannes et de Trébie, des statues triomphales en grand nombre 2. Ce qu'il faut
admirer davantage, c'est qu'il en remplit Rome même. J'ai dit ailleurs que, si Cornélius
Scipion avait été vaincu à Zama, la victoire n'aurait pu cependant changer l'ordre
naturel des choses, et amener les Carthaginois à dominer sur les races italiotes. De
même, le triomphe des Romains, sous l'ami de Lælius, n'empêcha pas non plus ces

1
2

fort de réduire tous les mythes au pied d'une explication rationnelle. Evhémère généralisa cette
méthode, et il n'y eut plus pour lui dans les récits divins que des faits fort ordinaires, ou mal
compris, ou défigurés ; enfin, à son avis, toutes les religions reposaient sur des malentendus de la
nature la plus mesquine. Il avait découvert que Cadmus était un cuisinier du roi de Sidon, qui s'était
enfui en Béotie avec Harmonia, joueuse de flûte de ce même monarque. (Bœttiger, Ideen zur KunstMythologie, t. I, p. 187 et pass.) Le grand écueil de l'évhémérisme, c'est d'avancer des explication
qui ont autant besoin de preuves que les faits qu'ils prennent à partie.
Pétrone, Satyr., XXXVII : « Nunc nec quid nec quare in cœlum abiit et Trimalchionis tapanta est
(mot grec). »
Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introduct., t. I, p. 187 et pass.

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mêmes races, une fois leur œuvre accomplie, de s'engloutir dans l'élément sémitique,
et Carthage, la malheureuse Carthage, une vague de cet océan, put savourer aussi son
heure de joie dans le triomphe collectif, et dans l'outrage posthume appliqué sur la
joue de la vieille Rome.
Il semble que, le jour où les simulacres vermoulus des Fabius et des Scipions
virent le borgne de la Numidie obtenir son marbre au milieu d'eux, il ne dut plus se
trouver dans tout l'empireio un seul provincial humilié : chacun de ses citoyens put
librement chanter les louanges des héros topiques. Le Gétule, le Maure célébra les
vertus de Massinissa, et Jugurtha fut réhabilité. Les Espagnols vantèrent les incendies
de Sagonte et de Numance, tandis que le Gaulois éleva plus haut que les nues la
vaillance de Vercingétorix. Personne n'avait désormais à s'inquiéter des gloires
urbaines insultées par ces gens qui se disaient citoyens, et le plus piquant, c'est que ces
citoyens romains eux-mêmes, métis et bâtards qu'ils étaient à l'égard de toutes les
vieilles races, n'avaient pas plus de droits à s'approprier les mérites des héros barbares
dont il leur plaisait de se réclamer, que de honnir les grandes ombres patriciennes du
Latium 1.
Reste la question de suprématie pour la Ville. Sur cet article, comme sur les autres,
le monde de vaincus abrité sous les aigles impériales fut parfaitement traité.
Les Étrusques, constructeurs de Rome, n'avaient pas eu la prévision des hautes
destinées qui attendaient leur colonie. Ils n'avaient pas choisi son territoire dans la vue
d'en faire le centre du monde, ni même d'en rendre l'abord facile. Aussi, dès le règne
de Tibère, on comprit que, puisque l'administration impériale se chargeait de surveiller
les intérêts universels des nations amalgamées, il fallait qu'elle se rapprochât des pays
où la vie était le plus active. Ces pays n'étaient pas les Gaules, nulles d'influence,
n'étaient pas l'Italie dépeuplée : c'était l'Asie, où la civilisation croupissante, mais
générale, et surtout l'accumulation de masses énormes d'habitants, rendaient nécessaire
la surveillance incessante de l'autorité. Tibère, pour ne pas rompre du premier coup
avec les anciennes habitudes, se contenta de s'établir à l'extrémité de la Péninsule. Il y
avait alors plus d'un siècle que le dénouement des grandes guerres civiles et les
résultats solides de la victoire ne s'acquéraient plus là, mais en Orient, ou, à tout le
moins, en Grèce.
Néron, moins scrupuleux que Tibère, vécut le plus possible dans la terre classique,
si douce à ce terrible ami des arts. Après lui, le mouvement qui entraînait les souverains vers l'est devint de plus en plus fort. Tels empereurs, comme Trajan ou Septime
Sévère, passèrent leur vie à voyager ; tels autres, comme Héliogabale, visitèrent à
peine et en étrangers, la ville éternelle. Un jour, la vraie métropole du monde fut
Antioche. Quand les affaires du Nord prirent une importance majeure, Trèves devint la
résidence ordinaire des chefs de l'État. Milan en reçut ensuite le titre officiel, et,
1

Les gens réfléchis se rendaient bien compte de cette indignité des populations nouvelle vis-à-vis de
la gloire des anciennes : « Cn. Pison, accusant indirectement Germanicus, lui « reprocha d'avoir, à la
honte du nom romain, montré trop de bienveillance. non pour les « Athéniens, éteints par tant de
désastres, mais pour l'écume des nations qui les avait « remplacés. » (Tac., Ann., II, 55.)

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cependant, que devenait Rome ? Rome gardait un sénat pour jouer dans les affaires un
rôle triste, passif, et tel qu'un grand seigneur imbécile, produit adultérin des affranchis
de ses aïeules, mais protégé par les souvenirs de son nom, peut encore l'avoir. De fait,
ce sénat servait à peu de choses. Quelquefois, quand on y songeait, on le priait de
reconnaître les empereurs issus de la volonté des légions. Des lois formelles
interdisaient aux membres de la curie le métier des armes, et comme d'autres lois, en
apparence bienveillantes, excluaient tous les Italiotes du service militaire actif, ces
honnêtes sénateurs, qui d'ailleurs n'avaient rien de commun avec les pères conscrits
des temps passés 1, n'auraient pas rencontré de soldats qui les connussent, s'ils avaient
voulu de force se faire chefs d'une armée. Réduits pour toute occupation à la plus
médiocre intrigue, ils ne trouvaient dans le monde personne qu'eux-mêmes pour croire
à leur importance. Quand, par un malheur, quelque prince les employait dans ses
combinaisons, leur autorité d'emprunt ne manquait jamais de les conduire à quelque
abîme. Malheureux hommes, parvenus de hasard, vieillards sans dignité, ils aimaient
encore à parader dans leurs séances oiseuses, combinant des périodes et jouant à
l'éloquence dans ces jours terribles où l'empire n'appartenait qu'aux poignets
vigoureux.
Ces sénateurs impuissants auraient pu s'avouer un défaut de plus, qui plus tard, du
reste, leur porta grand préjudice, ce fut leur affectation de goûts littéraires, quand
personne autre ne se souciait plus de savoir ce que c'était qu'un livre, Rome comptait
parmi ses illustrations civiles des amateurs très prétentieux ; mais, sur ce point encore,
Rome n'était plus le champ fécond de la littérature latine. Avouons aussi qu'elle ne
l'avait jamais été.
À compter tous les beaux génies qui ont illustré les muses ausoniennes, poètes,
prosateurs, historiens ou philosophes, depuis le vieux Ennius et Plaute, peu sont nés
dans les murs de la Ville ou appartinrent à des familles urbaines. C'était une sorte de
stérilité décidée, jetée comme une malédiction sur le sol de la cité guerrière, qui
pourtant, il faut lui rendre cette justice, accueillit toujours noblement, et d'une façon
conséquente au génie utilitaire du premier esprit italique, tout ce qui put rehausser sa
splendeur. Ennius, Livius, Andronicus, Pacuvius, Plaute et Térence n'étaient pas
Romains. Ne l'étaient pas non plus : Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, Vitruve,
Cornélius Népos, Catulle, Valérius Flaccus, Pline. Encore bien moins cette pléiade
espagnole venu-- à Rome avec ou après Portius Latro, les quatre Sénèque, le père et
les trois fils, Sextilius Héna, Statorius Victor, Sénécion, Hygin, Columelle, Pomponius
Méla, Silius Italicus, Quintilien, Martial, Florus, Lucain, et une longue liste encore 2.
1

2

« Iisdem diebus in numerum patriciorum adscivit Cæsar (Claudius) vetustissimum « quemque e
senatu aut quibus clari parentes fuerant ; paucis jam reliquis familiarum « quas Romulus majorum et
L. Brutus minorum gentium appellaverant ; exhaustis etiam « quæ dictator Cæsar lege Cassia et
princeps Augustus lege Sænia, sublegere. » (Tac., Ann., XI, 25.) Claude venait de déclarer que,
l'ancienne coutume de la république étant de s'adjoindre tous les chefs des peuples conquis, les
Gaulois pouvaient être reçus dans le sénat, et il y avait admis les Éduens. (Ibidem, 24.) Il est à
remarquer que les plus vieilles maisons de Rome, les plus illustres avaient à peine six cents ans de
durée, et on en comptait bien peu qui fussent dans ce cas, tant la fusion des races italiotes avait été
rapide.
Am. Thierry, la Gaule sous l'administration romaine, t. I, p. 200 et pass.

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Les puristes urbains trouvaient toujours quelque chose à redire aux plus grands
écrivains. Ceux de ces derniers qui venaient d'Italie avaient de trop la saveur du
terroir, qui rendait leur style provincial. Ce reproche était plus mérité encore par les
Espagnols. Toutefois la vogue de personne n'en était diminuée, et le mérite, quoi qu'on
en ait dit depuis cent ans chez nous, était tout aussi reconnu chez les poètes de
Cordoue que s'ils avaient écrit justement comme Cicéron. Nous ne pouvons trop juger
la portée des critiques adressées au Padouan Tite-Live, mais nous sommes
parfaitement en mesure de constater la vérité de celles qui poursuivaient les Sénèque,
et Lucain, et Silius Italicus. Ces critiques se rattachent trop bien au sujet de ce livre
pour n'en pas toucher un mot. On accusait donc l'école espagnole d'afficher à un degré
choquant ce que je nomme le caractère sémitique, c'est-à-dire l'ardeur, la couleur, le
goût du grandiose poussé jusqu'à l'emphase, et une vigueur dégénérant en mauvais
goût et en dureté.
Acceptons toutes ces attaques. On a remarqué déjà combien elles étaient méritées
par le génie des peuples mélanisés. Il n'y a donc pas lieu de les repousser quand il
s'agit des œuvres de ce génie sur le sol espagnol, car on ne perd pas de vue que nous
observons ici une poésie et une littérature qui ne florissaient dans la péninsule ibérique
que là où il y avait du sang noir largement infusé, c'est-à-dire sur le littoral du sud. En
conséquence, retournant le fait pour le faire entrer dans le rang de mes démonstrations,
j'observe de nouveau combien la poésie, la littérature, sont plus fortes, et en même
temps plus défectueuses par exubérance, partout où le sang mélanien se trouve
abondamment, et, suivant cette veine, il n'y a qu'à passer jusqu'à la province qui
marqua le plus dans les lettres après l'Espagne, ce fut l'Afrique 1.
Là, autour de la Carthage romaine, la culture de l'imagination et de l'esprit était une
habitude et, pour ainsi dire, un besoin général. Le philosophe Annæus Cornutus, né à
Leptis, Septimius Sévérus, de la même ville, l'Adrumétain Salvius Julianus, le Numide
Cornélius Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, et enfin Apulée, élevèrent au plus haut
point la gloire de l'Afrique dans la période païenne, tandis que l'Église militante dut à
cette contrée de bien puissants et bien illustres apologistes dans la personne des
Tertullien, des Minutius Félix, des saint Cyprien, des Arnobe, des Lactance, des saint
Augustin. Chose plus remarquable encore : quand les invasions germaniques
couvrirent de leurs masses régénératrices la face du monde occidental, ce fut sur les
points où l'élément sémitique restait fort que les lettres romaines obtinrent leurs
derniers succès. Je nomme donc cette même Afrique, cette même Carthage, sous le
gouvernement des rois vandales 2.
Ainsi, Rome ne fut jamais, ni sous l'empire, ni même sous la république, le
sanctuaire des muses latines. Elle le sentait si bien que, dans ses propres murailles, elle
n'accordait à sa langue naturelle aucune préférence. Pour instruite la population
urbaine, le fisc impérial entretenait des grammairiens latins, mais aussi des grammairiens grecs. Trois rhéteurs latins, mais cinq grecs, et, en même temps, comme les gens
1
2

Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 182 et seqq.
Meyer, Lateinische Anthologie, t. II.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

147

de lettres de langue latine trouvaient des honneurs et un salaire et un public partout
ailleurs qu'en Italie, de même les écrivains helléniques étaient attirés et retenus à
Rome par des avantages pareils : témoin Plutarque de Chéronée, Arrien de Nicomédie,
Lucien de Samosate, Hérode Atticus de Marathon, Pausanias de Lydie, qui, tous,
vinrent composer leurs ouvrages et s'illustrer au pied du Capitole.
Ainsi, à chaque pas que nous faisons, nous nous enfonçons davantage dans les
preuves accumulées de cette vérité que Rome n'avait rien en propre, ni religion, ni lois,
ni langue, ni littérature, ni même préséance sérieuse et effective, et c'est ce que de nos
jours on a proposé de considérer sous un point de vue favorable et d'approuver comme
une nouveauté heureuse pour la civilisation. Tout dépend de ce qu'on aime et cherche,
de ce qu'on blâme et réprouve 1.
Les détracteurs de la période impériale font remarquer, de leur côté, que, sur toute
la face du monde romain depuis Auguste, aucune individualité illustre ne ressort plus.
Tout est effacé ; plus de grandeur honorée, plus de bassesse flétrie ; tout vit en silence.
Les anciennes gloires ne passionnent que les déclamateurs rhétoriciens à l'heure des
classes ; elles n'appartiennent plus à personne, et les têtes vides seulement peuvent
prendre feu pour elles. Plus de grandes familles ; toutes sont éteintes, et celles qui,
occupant leur place, essayent de jouer leur rôle, sorties ce matin de la tourbe, y
rentreront ce soir 2. Puis cette antique liberté patricienne qui, avec ses inconvénients,
avait aussi ses beaux et nobles côtés, c'en est fini d'elle. Personne n'y songe, et ceux-là
qui, dans leurs livres, balancent encore devant son souvenir un encens théorique,
recherchent, en bons courtisans, l'amitié des puissants de l'époque, et seraient désolés
qu'on prît au mot leurs regrets. En même temps, les nationalités quittent leurs insignes.
Elles vont les unes chez les autres porter le désordre de toutes les notions sociales,
elles ne croient plus en elles-mêmes. Ce qu'elles ont gardé de personnel, c'est la soif
d'empêcher l'une d'entre elles de se soustraire à la décadence générale.
Avec l'oubli de la race, avec l'extinction des maisons illustres dont les exemples
guidaient jadis les multitudes, avec le syncrétisme des théologies, sont venus en foule,
non pas les grands vices personnels, partage de tous les temps, mais cet universel
1

2

Savigny (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter) a très bien exprimé l'opinion ancienne
en la raisonnant : « Lorsque Rome était petite, dit cet homme éminent, et qu'elle « rangeait sous sa
dépendance quelques cités italiotes par l'octroi de son droit civique, en « pouvait supposer entre ces
dernières et la ville conquérante une sorte d'égalité, et c'est « sur cette notion que reposa la
constitution libre de ces villes. Mais, lorsque l'empire se « fut étendu sur trois parties du monde,
cette égalité cessa complètement, de sorte que la « liberté locale dut diminuer. Vint ensuite la
pression de l'administration impériale, qui, « en imposant partout un même niveau d'obéissance, fit
disparaître peu à peu les « différences qui existaient entre l'Italie et les provinces. La Péninsule, jadis
la partie du « territoire la plus favorisée, perdit de sa valeur individuelle, les terres autrefois
conquises « se relevèrent quelque peu, puis enfin tout s'abîma ensemble dans un affaiblissement
« incurable. Pour Rome même, cet énervement est de toute évidence... » (T. I, p. 31.)
Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 181 : « Le parti des idées
« républicaines et aristocratiques n'eut même bientôt plus pour chefs que des hommes « nouveaux ;
ni Corbulon, ni Paetus Thraséas, ni Agricola, ni Helvidius, n'appartinrent à « l'ancien patriciat. Dès
le second siècle, et surtout au troisième, les familles sénatoriales « étaient pour la plupart étrangères
à l'Italie. »

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relâchement de la morale ordinaire, cette incertitude de tous les principes, ce
détachement de toutes les individualités de la chose publique, ce scepticisme tantôt
riant, tantôt morose, indifféremment porté sur ce qui n'est pas d'intérêt ou d'usage
quotidien, enfin ce dégoût effrayé de l'avenir, et ce sont là des malheurs bien
autrement avilissants pour les sociétés. Quant aux éventualités politiques, interrogez la
foule romaine. Plus rien ne lui répugne, plus rien ne l'étonne. Les conditions que les
peuples homogènes exigent de qui veut les gouverner, elles en ont perdu jusqu'à l'idée.
Hier c'était un Arabe qui montait sur le trône, demain ce sera le fouet d'un berger
pannonien qui mènera les peuples. Le citoyen romain de la Gaule ou de l'Afrique s'en
consolera en pensant qu'après tout ce ne sont pas là ses affaires, que le premier
gouvernant venu est le meilleur, et que c'est une organisation acceptable que celle où
son fils, sinon lui-même, peut à son tour devenir l'empereur.
Tel était le sentiment général au IIIe siècle, et, pendant seize cents ans, tous ceux,
païens ou chrétiens, qui ont réfléchi à cette situation ne l'ont pas trouvée belle. Les
politiques comme les poètes, les historiens comme les moralistes, ont déversé leur
mépris sur les immondes populations auxquelles on ne pouvait faire accepter un autre
régime. C'est là le procès que des esprits d'ailleurs éminents, des hommes d'une
érudition vaste et solide s'efforcent aujourd'hui de faire réviser. Ils sont emportés à leur
insu par une sympathie bien naturelle et que les rapprochements ethniques n'expliquent que trop.
Ce n'est pas qu'ils ne tombent d'accord de l'exactitude des reproches adressés aux
multitudes de l'époque impériale ; mais ils opposent à ces défauts de prétendus
avantages qui, à leurs yeux, les rachètent. De quoi se plaint-on ? du mélange des
religions ? Il en résultait une tolérance universelle. Du relâchement de la doctrine officielle sur ces matières ? Ce n'était rien que l'athéisme dans la loi 1. Qu'importent les
effets d'un tel exemple partant de si haut ?
À ce point de vue, l'avilissement et la destruction des grandes familles, voire même
des traditions nationales qu'elles conservaient, sont des résultats acceptables. Les
classes moyennes du temps n'ont pu manquer de bien accueillir cet holocauste quand
on l'a jeté sur leurs autels. Voir des hommes héritiers des plus augustes noms, des
hommes dont les pères avaient donné à la patrie mille victoires et mille provinces, voir
ces hommes, pour gagner leur vie, réduits à porter la balle et à faire les gladiateurs ;
voir des matrones, nièces de Collatin, réduites au pain de leurs amants, ce ne sont pas
là des spectacles à dédaigner pour les fils d'Habinas, pas plus que pour les cousins de
Spartacus. La seule différence est que le fabricant de cercueils mis en scène par
Pétrone désire en arriver là doucement et sans violence, tandis que la bête des
ergastules savoure mieux la misère qu'elle-même, en personne, a faite, surtout si elle
est ensanglantée. Un État sans noblesse, c'est le rêve de bien des époques. Il n'importe
pas que la nationalité y perde ses colonnes, son histoire morale, ses archives : tout est
bien quand la vanité de l'homme médiocre a abaissé le ciel à la portée de sa main.
1

Tibère avait émis cette maxime toute moderne : « Deorum injurias diis curæ. » (Tacit., Ann., liv. I,
73.) C'était à propos de la loi sur les crimes de lèse-majesté, dont il cherchait à étendre les effets,
non pour les dieux, mais pour lui.

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Qu'importe la nationalité elle-même ? Ne vaut-il pas mieux pour les différents
groupes humains perdre tout ce qui peut les séparer, les différencier ? À ce titre, en
effet, l'âge impérial est une des plus belles périodes que l'humanité ait jamais
parcourues.
Passons aux avantages effectifs. D'abord, dit-on, une administration régulière et
unitaire. Ici il faut examiner.
Si l'éloge est vrai, il est grand ; cependant on peut douter de son exactitude.
J'entends bien qu'en principe tout aboutissait à l'empereur, que les moindres officiers
civils et militaires devaient attendre hiérarchiquement l'ordre descendu du trône, et
que, sur le vaste pourtour comme au centre de l'État, la parole du souverain était
censée décisive. Mais que disait-elle, cette parole, et que voulait-elle ? Jamais qu'une
seule et même chose : de l'argent, et, pourvu qu'elle en obtînt, l'intervention d'en haut
ne prenait pas souci de l'administration intérieure des provinces, des royaumes, à plus
forte raison des villes et des bourgades, qui, organisées sur l'ancien plan municipal,
avaient le droit de n'être gouvernées que par leur curie. Ce droit survivait, énervé à la
vérité, parce que le caprice d'en haut en troublait en mille occasions l'exercice, mais il
existait seul, privé de bien des avantages et offrant tous les inconvénients de l'esprit de
clocher.
Les écrivains démocratiques font grand éclat du titre de citoyen conféré à l'univers
entier par Antonin Caracalla. J'en suis moins enthousiaste. La plus belle prérogative
n'a de valeur que lorsqu'elle n'est pas prodiguée. Quand tout le monde est illustre,
personne ne l'est plus, et ce fut ainsi qu'il en advint à la cohue innombrable des
citoyens provinciaux 1.
Tous ils furent astreints à payer l'impôt, tous ils devinrent passibles des peines que
la jurisprudence impériale appliquait ; et, sans souci de ce qu'eût pensé de cette
innovation le civis romanus d'autrefois, on les soumettait à la torture quand s'en
présentait la moindre tentation juridique. Saint Paul avait dû à sa qualité civique
réclamée à propos un traitement d'honneur ; mais les confesseurs, les vierges de la
primitive Église, bien que décorés du droit de cité, n'en étaient pas moins menés en
esclaves. C'était désormais l'usage commun. L'édit de nivellement put donc plaire un
jour aux sujets, en leur montrant abaissés ceux qu'ils enviaient naguère ; mais, pour
eux, il ne les releva pas : ce fut simplement une grande prérogative abolie et jetée à
l'eau 2.
Et quant aux sénats municipaux, maîtres, soi-disant, d'administrer leurs villes
suivant l'opinion de la localité, leur félicité n'était pas non plus si grande qu'on le
1

2

Rien ne fut changé par la constitution de Caracalla dans le mode d'administration des villes, aucun
avantage nouveau ne fut introduit, et Savigny n'y aperçoit qu'une simple évolution de l'état
personnel des gouvernés. (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 63.)
Pour n'en citer qu'un exemple, voir ce que dit Suétone de l'administration financière de Vespasien.
(Vesp., 16.)

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donne à croire 1 Je veux que, dans les petites affaires, leur action demeurât assez libre.
Il ne faut pas l'oublier, aussitôt qu'il s'agissait des demandes du fisc, plus de
délibération, pas de raisonnements, bourse déliée ! Or ces demandes étaient fréquentes
et peu discrètes 2. Pour quelques empereurs qui, dans un long principat, trouvèrent le
loisir de régler leur appétit, combien n'en vit-on pas davantage qui, pressés de s'asseoir
à la table du monde, n'eurent que le temps d'y dévorer ce que leurs mains purent
saisir ? Et encore, parmi les princes favorisés d'un beau règne, combien y en eut-il que
des guerres presque incessantes ne forcèrent pas de dévorer la substance de leurs
peuples ? Et enfin, parmi les pacifiques, combien encore en peut-on citer dont les plus
belles années ne se soient passées à diriger les meilleures ressources de l'empire contre
les flots d'usurpateurs sans cesse renaissants, qui, de leur côté, emportaient aux villes
tout ce qui était à prendre ? Le fisc ne fut donc presque jamais, excepté sous les
Antonins, en disposition de ménager ses exigences ; et ainsi les magistrats municipaux
avaient pour principale fonction, pour préoccupation première, de jeter de l'argent dans
les caisses impériales, ce qui ôtait beaucoup au mérite de leur quasi-indépendance sur
le reste, ou plutôt la réduisait à néant.
Le décurion, le sénateur, les vénérables membres de la curie, comme ils s'intitulaient, car ces gens-là, descendus de quelques méchants affranchis, de marchands
d'esclaves, de vétérans colonisés, tranchaient du patricien et du vieux Quirite, n'étaient
pas toujours en mesure de remettre à l'agent du fisc la quote-part que celui-ci avait
ordre d'exiger. Voter n'était rien, il fallait percevoir, et quand la commune était
épuisée, à bout de voies, ruinée, les citoyens romains qui la composaient pouvaient
sans doute être bâtonnés jusqu'à extinction de force par les appariteurs et gardes de
police de la localité ; mais en espérer des sesterces, c'était illusoire. Alors l'officier
impérial, victime lui-même de ses supérieurs, n'hésitait pas longtemps. Il faisait, à son
tour, appel à ses propres licteurs, et demandait sans façon aux vénérables, aux illustres
sénateurs de parfaire sur leurs propres fonds la somme à lui nécessaire pour établir ses
1

2

Consulter, sur l'organisation municipale pendant l'époque impériale, l'Histoire du droit municipal en
France, par M. Raynouard, Paris, 1829, 2 vol. in-8°, et l'Histoire critique du pouvoir municipal en
France, par C. Leber, Paris, 1829, in-8°. – Bien que spécialement destinés à l'examen des
institutions gallo-romaines, ces deux ouvrages renferment un grand nombre d'observations
générales. M. Raynouard, homme de cabinet et d'origine provençale, est un admirateur enthousiaste
des idées et des procédés romains. M. Leber, érudit d'un immense savoir, mais en même temps
administrateur pratique, et né dans une province moins complètement romanisée que M. Raynouard,
est infiniment plus prudent dans ses éloges, et souvent cette prudence va jusqu'au blâme. Ce sont
deux ouvrages curieux, bien que le second soit supérieur au premier. J'en ai beaucoup usé dans ces
pages ; mais comme, malheureusement, je ne les ai pas sous les yeux, je suis réduit à citer de
souvenir. – Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, in-8°, Heidelberg, 1815, t. I,
p. 18 et pass.
Je n'oserais ici me montrer aussi sévère, quoique je puisse le sembler beaucoup, qu'un écrivain dont
le secours m'était assez inattendu dans une lutte contre des opinions dont M. Amédée Thierry est le
principal propagateur. Je vais me couvrir de son autorité bien puissante en cette rencontre. Voici ce
qu'il dit : « Sous le prétexte humain de gratifier le « monde d'un titre flatteur, un Antonin appela
dans ses édits du nom de citoyens romains « les tributaires de l'empire romain, ces hommes qu'un
consul pouvait légalement torturer, « battre de coups, écraser de corvées et d'impôts. Ainsi fut
démentie la puissance de ce « titre autrefois inviolable, et devant lequel s'arrêtait la tyrannie la plus
éhontée ; ainsi « périt ce vieux cri de sauvegarde qui faisait reculer les bourreaux : Je suis citoyen
« romain. » (Augustin Thierry, Dix ans d'études historiques, in-12, Paris, 1846, p. 188.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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comptes. Les illustres sénateurs refusaient, trouvant l'exigence mal placée, et alors,
mettant de côté tout respect, on leur infligeait le même traitement, les mêmes
ignominies dont ils se montraient si prodigues envers leurs libres administrés 1.
Il arriva de ce régime que bientôt les curiales, désabusés sur les mérites d'une toge
qui ne les garantissait pas des meurtrissures, fatigués de siéger dans un capitole qui ne
préservait pas leurs demeures des visites domiciliaires et de la spoliation, épouvantés
des menaces de l'émeute qui, sans se préoccuper de rechercher les légitimes objets de
sa colère, se ruait sur eux, tristes instruments, ces misérables curiales s'accordèrent à
penser que leurs honneurs étaient trop lourds et qu'il valait mieux préférer une
existence moins en vue, mais plus calme. Il s'en trouva qui émigrèrent et allèrent
s'établir, simples citoyens, dans d'autres villes. Quelques-uns entrèrent dans la milice,
et, quand le christianisme fut devenu religion légale, beaucoup se firent prêtres.
Mais ce n'était pas le compte du fisc. L'empereur rendit donc des lois pour dénier
aux curiales, sous les peines les plus sévères, le droit d'abandonner jamais le lieu de
leurs fonctions. Peut-être était-ce la première fois que des malheureux étaient cloués,
de par la loi, au pilori des grandeurs 2. Puis, de même que, pour abaisser et avilir le
sénat de Rome, on avait interdit à ses membres le métier de la guerre, de même, pour
conserver au fisc les sénateurs provinciaux et l'exploitation de leurs fortunes, on
défendit à ceux-là de se faire soldats, et par extension de quitter la profession de leurs
pères, et, par extension encore, la même loi fut appliquée aux autres citoyens de
l'empire ; de sorte que, par le plus singulier concours de convenances politiques, le
monde romain, qui n'avait plus de races différentes à isoler les unes des autres, fit ce
qu'avaient décrété le brahmanisme et le sacerdoce égyptien ; il prétendit créer des
castes héréditaires, lui, le vrai génie de la confusion ! Mais il est des moments où la
nécessité du salut force les États comme les individus aux plus monstrueuses
inconséquences.
Voilà les curiales qui ne peuvent être ni soldats, ni marchands, ni grammairiens, ni
marins ; ils ne peuvent être que curiales, et, tyrannie plus monstrueuse au milieu de la
ferveur passionnée du christianisme naissant, on vit, au grand mépris de la conscience,

1

2

Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 25. – Certains dignitaires des
curies municipales jouissaient d'heureux privilèges au point de vue des peines corporelles,
auxquelles ils n'étaient pas astreints comme leurs collègues ; mais, en revanche, on était en droit de
leur imposer de plus fortes amendes. (Ibid., p. 71.)
Voir, pour la situation quasi-aristocratique de l'ordo decurionum sous les empereurs, Savigny,
Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 22 et seqq. Au même lieu, le détail de la
vie misérable du curiale. L'auteur que je cite est d'avis que rien ne peut donner une plus juste idée de
la décomposition intérieure de l'État sous les principats chrétiens que les constitutions théodosiennes
ayant trait aux curies municipales. Non seulement les curiales ne voulaient pas l'être, mais ils
préféraient même le servage, et il fallait une loi pour leur fermer ce refuge. On en vint même à cette
étrange ressource de condamner des gens poursuivis pour crime à l'état de décurions. À la vérité, un
décret impérial restreignit l'usage de cette singulière pénalité au châtiment des ecclésiastiques
indignes, et des militaires qui, par lâcheté, s'étaient soustraits aux ordres de leurs chefs. (Savigny,
loc. cit.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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la loi empêcher ces misérables d'entrer dans les ordres sacrés, toujours parce que le
fisc, tenant en eux le meilleur de ses gages, ne voulait pas les lâcher 1.
De pareilles extrémités ne sauraient se produire chez des nations où un génie
ethnique un peu noble souffle encore ses inspirations aux multitudes. La honte en
retombe tout entière, non pas sur les gouvernements, que l'avilissement des peuples
contraint d'y avoir recours, mais sur ces peuples dégénérés 2. Ceux-ci s'accommodaient
de vivre sous ce joug. On connut à la vérité, dans le monde romain, quelques
insurrections partielles, causées par l'excès des maux ; mais ces bagauderies, stimulées
par la chair en révolte et ne s'appuyant sur rien de généreux, ne furent toujours qu'un
surcroît de fléaux, qu'une occasion de pillage, de massacres, de viols, d'incendie. Les
majorités n'en apprenaient l'explosion qu'avec une légitime horreur, et, la révolte une
fois étouffée dans le sang, chacun s'en félicitait, et avait raison de le faire. Bientôt, n'y
songeant plus, on continuait à souffrir le plus patiemment possible ; et, comme rien ne
se prend plus vite que les mœurs de la servitude, il devint bientôt impossible aux gens
du fisc d'obtenir le payement des impôts sans recourir à des violences. Les curiales ne
tiraient rien de leurs administrés les plus solvables qu'en les faisant assommer, et, à
leur tour, ils ne lâchaient guère que sur reçu de coups de verges. Morale particulière
très comprise en Orient, où elle forme une sorte de point d'honneur. Même en temps
ordinaire et sous des prétextes d'utilité locale, les curiales en arrivèrent à dépouiller
leurs concitoyens, et les magistrats impériaux les en laissaient libres, trop heureux de
savoir où trouver l'argent au jour du besoin.
Jusqu'ici, j'ai admis très bénévolement que les gens de l'empereur se tenaient
immaculés de la corruption générale ; mais la supposition était gratuite. Ces hommes
avaient tout autant de rapacité que les anciens proconsuls de la république. De plus, ils
étaient bien autrement nombreux, et, quand les provinces épuisées prétendaient
réclamer auprès du maître commun, on peut juger si la chose était facile. Tenant
l'administration des postes impériales, dirigeant une police nombreuse et active, ayant
seuls le droit d'accorder des passeports, les tyrans locaux rendaient presque impossible
le départ de mandataires accusateurs. Si toutes ces précautions préalables se trouvaient
déjouées, que venaient faire dans le palais du prince d'obscurs provinciaux, desservis
par tous les amis, par les créatures, les protecteurs de leur ennemi ? Telle fut
l'administration de la Rome impériale, et, bien que je concède aisément que tout le
1
2

Tacite a pu mettre avec toute vérité ces mots dans la bouche d'Arminius : « Aliis gentibus,
« ignorantia imperii romani, inexperta esse supplicia, nescia tributa. » (Ann., 1. I, 59.)
Au milieu de ses déclamations, toujours défavorables à la puissance suprême, Tacite se laisse aller
une fois à un singulier aveu. Il raconte qu'après avoir épié les délibérations du sénat, Tibère allait
s'asseoir dans un angle du prétoire et assistait aux jugements ; puis il ajoute : « Bien des arrêts, par
l'effet de sa présence, furent rendus contrairement aux « intrigues, aux prières des puissants ; mais,
tandis que l'équité était sauve, la liberté se « perdait. » (Ann., I, 75.) La liberté de quoi ? la liberté de
faire pendre l'innocent et de ruiner le pauvre ? Quand une nation en est au point des Romains de
l'empire, le premier de ses besoins, c'est un maître ; un maître seul peut lui éviter des convulsions
incessantes. Le génie de Tibère suppléait à la honteuse inertie du sénat et du peuple ; sa férocité était
à tout le moins excusable par l'abjection sanguinaire de l'un et de l'autre. Ce qu'il tuait valait à peine
la pitié, et il eût sans doute ménagé davantage des hommes qui n'eussent pas mérité de sa part cette
réflexion empreinte du plus profond dégoût, et qui lui échappait chaque fois qu'il sortait du sénat :
« O homines ad servitutem paratos ! » (Tac., Ann., III, 65.)

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monde y jouissait du titre de citoyen, que l'empire était gouverné par un chef unique,
et que les villes, maîtresses de leur régime intérieur, pouvaient s'intituler à leur gré
autonomes, frapper monnaie, se dresser des statues et tout ce qu'on voudra, je n'en
comprends pas davantage le bien qui en résultait pour personne 1.
Le suprême éloge adressé à ce système romain, c'est donc d'avoir été ce qu'on
nomme régulier et unitaire. J'ai dit de quelle régularité ; voyons maintenant de quelle
unité.
Il ne suffit pas qu'un pays ait un maître unique pour que le fractionnement et ses
inconvénients en soient bannis. À ce titre, l'ancienne administration de la France aurait
été unitaire, ce qui n'est l'avis de personne. Unitaire également se fût montré l'empire
de Darius, autre chose fort contredite, et, à ce prix-là, ce qu'on avait connu sous telle
monarchie assyrienne était aussi de l'unité. La réunion des droits souverains sur une
seule tête, ce n'est donc pas assez ; il faut que l'action du pouvoir se répande d'une
manière normale jusqu'aux dernières extrémités du corps politique ; qu'un même
souffle circule dans tout cet être et le fasse tantôt mouvoir, tantôt dormir dans un juste
repos. Or, quand les contrées les plus diverses s'administrent chacune d'après les idées
qui leur conviennent, ne relèvent que financièrement et militairement d'une autorité
lointaine, arbitraire, mal renseignée, il n'y a pas là cohésion véritable, amalgame réel.
C'est une concentration approximative des forces politiques, si l'on veut ; ce n'est pas
de l'unité.
Il est encore une condition indispensable pour que l'unité s'établisse et témoigne du
mouvement régulier qui est son principal mérite ; c'est que le pouvoir suprême soit
sédentaire, toujours présent sur un point désigné, et de là fasse diverger sa sollicitude,
par des moyens, par des voies, autant que possible uniformes, sur les villes et les
provinces. Alors seulement les institutions, bonnes ou mauvaises, fonctionnent comme
une machine bien montée. Les ordres circulent avec facilité, et le temps, ce grand et
indispensable agent de tout ce qui se fait de sérieux dans le monde, peut être calculé,
mesuré et employé sans prodigalité inutile, comme aussi sans parcimonie désastreuse.
Cette condition manqua toujours à l'organisation impériale. J'ai montré comment la
plupart des maîtres de l'État avaient, dès le principe, abandonné Rome, pour se fixer
tantôt à l'extrémité méridionale de l'Italie, tantôt au nord des Gaules, tandis que
d'autres voyagèrent pendant toute la durée de leur règne. Que pouvait être une
administration dont les agents ne savaient où trouver sûrement le chef de qui émanait
leur pouvoir, et dont ils étaient censés n'exécuter que les ordres ? Si l'empereur s'était
constamment tenu à Antioche, il aurait fallu, sans doute, beaucoup de temps pour faire
parvenir ses instructions aux prétoires de Cadix, de Trèves ou de l'île de Bretagne ;
1

Les magistratures locales étaient, en principe, dispensatrices suprêmes du droit sur tout le territoire ;
mais, en fait, elles n'exerçaient que le jugement en première instance ; l'appel se faisait aux officiers
impériaux, et même elles n'appliquaient leur juridiction que dans les affaires minimes ne dépassant
pas une certaine somme. Les contestations entre les cités, entre les autorités d'une même ville, le
jugement au criminel, etc., ressortissaient aux tribunaux du souverain. (Savigny, Geschichte des
rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 35 et seqq.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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cependant, à tout prendre, on aurait pu calculer sur cet éloignement la constitution de
ces provinces lointaines, l'étendue de la responsabilité accordée aux magistrats pour
les régir et les défendre : on serait parvenu ainsi, tant bien que mal, à leur donner une
organisation régulière.
Mais, quand un messager parti de Paris ou d'Italica pour prendre des ordres,
arrivait lentement à Antioche, et apprenait là que l'empereur était parti pour
Alexandrie ; que, le mandataire provincial parvenu dans cette ville, un nouveau départ
l'amenait à Naples, et pouvait l'entraîner au delà du Rhin vers les limites décumates, en
quoi, je le demande, une telle organisation avait-elle le caractère unitaire ? L'affirmer,
c'est soutenir l'absurde ; l'empereur devait laisser, et laissait en effet, à l'initiative du
préfet et des généraux une indépendance d'action d'où résultaient les conséquences les
plus graves, tant pour la bonne administration du territoire que pour les plus hautes
questions, l'hérédité impériale, par exemple.
Si le gouvernement avait été unitaire, ses forces vives étant rassemblées autour du
trône, c'eût été à la cour même du prince décédé que la capacité de succession aurait
été débattue ; il n'en était nullement ainsi. Quand l'empereur mourait en Asie, son
héritier se révélait parfaitement en Illyrie, en Afrique ou dans l'île de Bretagne, suivant
que, dans l'une ou l'autre de ces provinces, il s'improvisait un souverain qui avait su
rattacher à sa cause plus d'intérêts, et qui ainsi jouissait d'un pouvoir plus étendu.
Chaque grande circonscription de l'État possédait dans sa ville principale une cour en
miniature où le pouvoir, tout délégué qu'il fût, prenait les allures d'une autorité
suprême et absolue, disposait de tout en conséquence, et interprétait les lois mêmes,
allant jusqu'à confisquer l'impôt, sans souci du trésor. Je ne nie pas que la foudre du
dieu mortel, du héros souverain, n'éclatât quelquefois sur la tête des audacieux ;
pourtant, dans la plupart des cas, ce n'était qu'après une longue tolérance d'où naissait
l'excuse de l'abus. D'ailleurs, il n'était pas extrêmement rare que le magistrat
récalcitrant, renvoyant la foudre d'où elle était partie et se déclarant empereur luimême, ne démontrât le ridicule de ce fantôme d'unité monarchique qui cherchait, sans
y parvenir, à embrasser et à féconder un monde soumis par son seul accablement.
Ainsi, je ne saurais rien accorder de tout ce qu'on réclame désormais de sympathie
théorique et de louanges pour l'époque impériale. Je me borne à être exact ; c'est
pourquoi je termine en avouant que, si le régime inauguré par Auguste ne fut en luimême ni beau, ni fécond, ni louable, il eut un genre de supériorité bien préférable
encore : c'est qu'en face des populations multiples tombées au pouvoir des aigles, il
était le seul possible. Tous les efforts, il les fit pour gouverner avec raison et honneur
les masses qui lui étaient confiées. Il échoua. La faute n'en fut pas à lui : qu'elle
retombe sur ces populations elles-mêmes.
Si le gouvernement fit sa religion d'une formule théologique sans valeur, d'un mot
complètement vide de sens, je l'en absous. Il y avait été contraint par la nécessité de
rester impartial entre mille croyances. Si, abolissant dans ses tribunaux d'appel les
législations locales, il leur substitua une jurisprudence éclectique dont les trois bases
étaient la servilité, l'athéisme et l'équité approximative, c'est qu'il s'était senti dominé
par la même nécessité de nivellement. S'il avait, enfin, soumis ses procédés

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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d'administration à une balance compliquée, relâchée, mal équilibrée entre la mollesse
et la violence, c'est que, dans l'intelligence des masses sujettes, il n'avait pas trouvé de
secours pour étayer un régime plus noble. Nulle part n'existait désormais la moindre
trace d'aucune compréhension des devoirs sérieux. Les gouvernés n'étaient engagés à
rien avec les gouvernants : faut-il donc accuser le chef, la tête de l'empire, de l'impuissance du corps 1 ? Ses défauts, ses vices, ses faiblesses, ses cruautés, ses oppressions,
ses défaillances, et, de nouveau, ses enivrements furieux de domination, ses efforts
insensés pour faire descendre le ciel sur la terre, et le mettre sous les pieds de son
pouvoir que personne n'imaginait jamais assez énorme, assez divinisé, entouré d'assez
de prestige, assez obéi, qui, avec tout cela, ne pouvait parvenir à se donner simplement
l'hérédité, toutes ces folies ne provenaient d'autre chose que de l'épouvantable anarchie
ethnique dominant cette société de décombres.
Les mots sont aussi impuissants à la rendre que la pensée à se la figurer. Essayons
pourtant d'en prendre une idée en récapitulant à grands traits les principaux, seulement
les principaux alliages auxquels avaient abouti les décadences assyrienne, égyptienne,
grecque, celtique, carthaginoise, étrusque, et les colonisations de l'Espagne, de la
Gaule et de l'Illyrie ; car c'est bien de tous ces détritus que l'empire romain était formé.
Qu'on se rappelle que dans chacun des centres que j'indique il y avait déjà des fusions
presque innombrables. Qu'on ne perde pas de vue que, si la première alliance du noir
et du blanc avait donné le type chamitique, l'individualité des Sémites, des plus
anciens Sémites, avait résulté de ce triple hymen noir, blanc et encore blanc, d'où était
sortie une race spéciale ; que cette race, prenant un autre apport d'éléments noir, ou
blanc, ou jaune, s'était, dans la partie atteinte, modifiée de manière à former une
nouvelle combinaison. Ainsi à l'infini ; de sorte que l'espèce humaine, soumise à une
telle variabilité de combinaisons, ne s'était plus trouvée séparée en catégories
distinctes. Elle l'était désormais par groupes juxtaposés, dont l'économie se dérangeait
à chaque instant, et qui, changeant sans cesse de conformation physique, d'instincts
moraux et d'aptitudes, présentaient un vaste égrenage d'individus qu'aucun sentiment
commun ne pouvait plus réunir, et que la violence seule parvenait à faire marcher d'un
même pas 2. J'ai appliqué à la période impériale le nom de sémitique. Il ne faut pas
prendre ce mot comme indiquant une variété humaine identique à celle qui résulta des
anciens mélanges chaldéens et chamites. J'ai seulement prétendu indiquer que, dans les
1

2

« Toute nation a le gouvernement qu'elle mérite. De longues réflexions et une longue « expérience,
payée bien cher, m'ont convaincu de cette vérité comme d'une proposition de « mathématiques.
Toute loi est donc inutile et même funeste (quelque excellente qu'elle « puisse être en elle-même), si
la nation n'est pas digne de la loi et faite pour la loi. » (Le comte de Maistre, Lettres et opuscules
inédits, t. I, p. 215.)
Dans ce pêle-mêle, les éléments septentrionaux étaient moins nombreux sans doute que ceux qui
provenaient des régions méridionales. Ils méritent pourtant d'être remarqués plus qu'on ne l'a fait
jusqu'ici. Beaucoup d'esclaves de race wende étaient répandus en Italie comme en Grèce bien avant
le dernier siècle de la république. Les noms donnés aux personnages serviles par les poètes de la
nouvelle comédie et par l'école latine de Plaute et de Térence en font foi. On peut aussi attribuer à
des Slaves romanisés certaines inscriptions, gravées sur des tombes ou sur des instruments, que
Mommsen et Lepsius ont citées et que M. Wolanski a interprétées d'une manière exacte par le slave.
Je crois seulement que Mommsen, comme M. Wolanski, attribue une antiquité beaucoup trop haute
à ces monuments d'ailleurs curieux en eux-mêmes. – Voir Mommsen, Die unter-italischen Dialekte,
et Wolanski, Schriftdenkmale der Slawen.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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multitudes répandues avec la fortune de Rome sur toutes les contrées soumises aux
Césars, la majeure partie était affectée d'un alliage plus ou moins grand de sang noir,
et représentait ainsi, à des degrés infinis, une combinaison, non pas équivalente, mais
analogue à la fusion sémitique. Il serait impossible de trouver assez de noms pour en
marquer les nuances innombrables et douées pourtant, chacune, d'une individualité
propre que l'instabilité des alliances combinait à tout moment avec quelque autre.
Cependant, comme l'élément noir se présentait en plus grande abondance dans la
plupart de ces produits, certaines des aptitudes fondamentales de l'espèce mélanienne
dominaient le monde, et l'on sait que, si, contenues dans de certaines limites
d'intensité, et appariées avec des qualités blanches, elles servent au développement des
arts et aux perfectionnements intellectuels de la vie sociale, elles se montrent peu
favorables à la solidité d'une civilisation sérieuse.
Mais l'égrenage des races n'aboutissait pas uniquement à rendre impossible un
gouvernement régulier, en détruisant les instincts et les aptitudes générales d'où
seulement résulte la stabilité des institutions ; cet état de choses attaquait encore, d'une
autre façon, la santé normale du corps social en faisant éclore une foule
d'individualités pourvues fortuitement de trop de forces, et exerçant une action funeste
sur l'ensemble des groupes dont elles faisaient partie. Comment la société serait-elle
restée assise et tranquille quand, à tout instant, quelque combinaison des éléments
ethniques en perpétuelle pérégrination et fusion créait en haut, en bas, au milieu de
l'échelle, et plus souvent en bas qu'ailleurs, parce que là il y a plus de place pour les
appariements de hasard, des individualités qui naissaient armées de facultés assez
puissantes pour agir, chacune dans un sens différent, sur leurs voisins et leurs
contemporains ?
Dans les époques où les races nationales se combinent harmonieusement, les
hommes de talent jettent un plus vif éclat parce qu'ils sont plus rares, et ils sont plus
rares parce que, ne pouvant, issus qu'ils sont d'une masse homogène, que reproduire
des aptitudes et des instincts très répandus autour d'eux, leur distinction ne vient pas
du disparate de leurs facultés avec celles des autres hommes, mais bien de l'opulence
plus grande dans laquelle ils possèdent les mérites généraux. Ces créatures-là sont
donc bien réellement grandes, et, comme leur pouvoir supérieur ne consiste qu'à
mieux démêler les voies naturelles du peuple qui les entoure, elles sont comprises,
elles sont suivies et font faire, non pas des phrases brillantes, non pas même toujours
de très illustres choses, mais des choses utiles à leur groupe. Le résultat de cette
concordance parfaite, intime, du génie ethnique d'un homme supérieur avec celui de la
race qu'il guide, se manifeste par ceci, que, si le peuple est encore dans l'âge héroïque,
le chef se confond plus tard, pour les annalistes, avec la population, ou bien la
population avec le chef 1. C'est ainsi que l'on parle de l'Hercule Tyrien seul sans
mentionner les compagnons de ses voyages, et, au rebours, dans les grandes
1

Ainsi les récits mythologiques de la Grèce parlent des exploits d'Hercule sans jamais mentionner ses
compagnons, et les chefs de différents peuples voyageurs ne sont autres que la personnification des
nations elles-mêmes ; Leck ou Tschek, suivant les légendes, a dirigé les exploits des Lecks, Suap
ceux des Souabes, Saxneat ceux des Saxons, Francus ceux des Franks, etc. (Schaffarik, Slawische
Alterthümer, t. I, p. 235.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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migrations, on a oublié généralement le nom du guide pour ne se souvenir que de celui
des masses conduites. Puis, lorsque la lumière de l'histoire, devenue trop intense,
empêche de telles confusions, on a toujours bien de la peine à distinguer, dans les
actions et les succès d'un souverain éminent, ce qui constitue son œuvre personnelle de
ce qui appartient à l'intelligence de sa nation.
À de pareils moments de la vie des sociétés, il est très difficile d'être un grand
homme, puisqu'il n'y a pas moyen d'être un homme étrange. L'homogénéité du sang
s’y oppose, et pour se distinguer du vulgaire il faut, non pas être autrement fait que lui,
mais, au contraire, en lui ressemblant, dépasser toutes ses proportions. Quand on n'est
pas très grand, on se perd toujours plus ou moins dans la multitude, et les médiocrités
ne sont pas remarquées, puisqu'elles ne font que reproduire un peu mieux la
physionomie commune. Ainsi les hommes d'élite demeurent isolés, comme le sont des
arbres de haute futaie au milieu d'un taillis. La postérité, les découvrant de loin dans
leur stature immense, les admire plus qu'elle ne fait leurs analogues à des époques où
les principes ethniques trop nombreux et mal amalgamés font sortit la puissance
individuelle de faits complètement différents.
Dans ces derniers cas, ce n'est plus uniquement parce qu'un homme a des facultés
supérieures qu'il peut être déclaré grand. Il n'existe plus de niveau ordinaire ; les
masses n'ont plus une manière uniforme de voir et de sentir. C'est donc tantôt parce
que cet homme a saisi un côté saillant des besoins de son temps, ou bien même parce
qu'il a pris son époque à rebours, qu'il se rend glorieux. Dans la première alternative,
je reconnais César ; dans la seconde, Sylla ou Julien. Puis, à la faveur d'une situation
ethnique bien composite, des myriades de nuances se développent au sein des instincts
et des facultés humaines ; de chacun des groupes formant les masses, sort
nécessairement une supériorité quelconque. Dans l'état homogène, le nombre des
hommes remarqués était restreint ; ici, au sein d'une société formée de disparates, ce
nombre se montre tout à coup très considérable, bigarré de mille manières, et depuis le
grand guerrier qui étend les bornes d'un empire jusqu'au joueur de violon qui réussit à
faire grincer d'une manière acceptable deux notes jusque-là ennemies, des légions de
gens acquièrent la renommée. Toute cette cohue s'élance au-dessus des multitudes en
perpétuelle fermentation, les tire à droite, les tire à gauche, abuse de leur impossibilité
fatalement acquise de discerner le vrai même d'avoir une vérité au-dessus d'elles, et
fait pulluler les causes de désordre. C'est en vain que les supériorités sérieuses
s'efforcent de remédier au mal : ou bien elles s'éteignent dans la lutte, ou bien elles ne
parviennent, au prix d'efforts surhumains, qu'à bâtir une digue momentanée. À peine
ont-elles quitté la place que le flot se désenchaîne et emporte leur ouvrage.
Dans la Rome sémitique, les natures grandioses ne manquèrent pas. Tibère savait,
pouvait, voulait et faisait. Vespasien, Marc-Aurèle, Trajan, Adrien je compterais en
foule les Césars dignes de la pourpre, mais tous, et le grand Septime Sévère lui-même,
se reconnurent impuissants à guérir le mal incurable et rongeur d'une multitude
incohérente, sans instincts ni penchants définis, rebelle à se laisser diriger longtemps
vers le même but, et pourtant affamée de direction. Trop imbécile pour rien comprendre d'elle-même, et d'ailleurs empoisonnée par les succès des coryphées infimes qui, se

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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faisant un public d'abord, un parti ensuite, arrivaient à la fin où il plaisait au ciel :
plusieurs à d'éminents emplois, le plus grand nombre à la plantureuse opulence des
délateurs, pas assez à l'échafaud. Il faut encore distinguer dans ces supériorités
subalternes deux classes exerçant une action fort différente : l'une suivait la carrière
civile, l'autre prenait la casaque militaire, et entrait dans les camps. Je ne saurais faire
de celle-là, au point de vue social, que des éloges 1.
En effet, la nécessité unique, pour me servir de l'expression d'un antique chant des
Celtes 2, n'admet pour les armées qu'un seul mode d'organisation, le classement
hiérarchique et l'obéissance. Dans quelque état d'anarchie ethnique que se trouve un
corps social, dès qu'une armée existe, il faut sans biaiser lui laisser cette règle
invariable. Pour ce qui concerne le reste de l'organisme politique, tout peut être en
question. On y doutera de tout ; on essayera, raillera, conspuera tout ; mais, quant à
l'armée, elle restera isolée au milieu de l'État, peut-être mauvaise quant à son but
principal, mais toujours plus énergique que son entourage, immobile, comme un
peuple facticement homogène. Un jour, elle sera la seule partie saine et partant
agissante de la nation 3. C'est dire qu'après beaucoup de mouvement, de cris, de
plaintes, de chants de triomphe étouffés bientôt sous les débris de l'édifice légal, qui,
sans cesse relevé, sans cesse s'écroule, l'armée finit par éclipser le reste, et que les
masses peuvent se croire encore quelquefois aux temps heureux de leur vigoureuse
enfance où les fonctions les plus diverses se réunissaient sur les mêmes têtes, le peuple
étant l'armée, l'armée étant le peuple. Il n'y a pas trop à s'applaudir, toutefois, de ces
faux-semblants d'adolescence au sein de la caducité ; car, parce que l'armée vaut
mieux que le reste, elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non plus les
ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont les masses.
Dans l'empire romain, les légions furent ainsi la seule cause de salut qui empêchait
la civilisation de s'engloutir trop vite au milieu des convulsions sans cesse déterminées
par le désordre ethnique, Ce furent elles seules qui fournirent les administrateurs de
premier rang, les généraux capables de maintenir le bon ordre, d'étouffer les révoltes,
de défendre les frontières, et, bref, ces généraux étaient la pépinière d'où sortaient les
empereurs, la plupart assurément moins considérables encore par leur dignité que par
leurs talents ou leur caractère. La raison en est transparente et facile à pénétrer. Sortis
1

2
3

On m'objectera les perturbations que les révoltes militaires amenèrent souvent dans l'empire. Je
répondrai que l'armée, pouvant tout, abusa souvent, et que c'est là un inconvénient de
l'omnipotence ; mais je renvoie au spectacle même de ces commotions, par exemple, aux luttes
sanglantes des légions de Germanie contre les Flaviens dans Rome, pour qu'on ait à se convaincre
que les soldats étaient, malgré leur brutalité, bien supérieurs en toute manière à la population civile.
Je n'en veux pour gage que leur bizarre fidélité à Vitellius. (Tac., Hist., III.)
La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 1.
Toutefois l'armée n'aura de mérite réel, outre une plus grande subordination, ce qui est, après tout,
une valeur négative, tout indispensable qu'elle soit, que si elle est composée de meilleurs éléments
ethniques que le corps social auquel elle prête son appui. C'est précisément ce qui arriva pour les
légions de Rome, ainsi que je l'expose en lieu utile. De même, en notre temps, les troupes
mantchoues sont certainement supérieures aux populations chinoises ; mais, comme elles sont aussi
recrutées un peu trop parmi ces populations, leur mérite militaire laisse beaucoup à désirer. Ce qu'il
y a d'excellent dans la loi des camps ne saurait neutraliser que dans une certaine mesure les
mauvaises conséquences des mélanges.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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presque tous des rangs inférieurs de la milice, ils étaient, par la vertu de quelque
grande qualité, montés de grade en grade, avaient dépassé le niveau commun par
quelque heureux effort, et, portés aux alentours du dernier et plus sublime degré,
s'étaient mesurés avant de le franchir avec des rivaux dignes d'eux et sortis des mêmes
épreuves. Il y eut des exceptions à la règle ; mais je tiens le catalogue impérial sous
mes yeux, et je ne me laisserai pas dire que la majorité des noms ne confirme pas ce
que j'avance.
L'armée était donc non seulement le dernier refuge, le dernier appui, l'unique
flambeau, l'âme de la société, c'était elle encore qui, seule, fournissait les guides
suprêmes, et généralement les donnait bons. Par l'excellence du principe éternel sur
lequel repose toute organisation militaire, principe qui n'est d'ailleurs que l'imitation
imparfaite de cet ordre admirable résultant de l'homogénéité des races, l'armée faisait
tourner à l'avantage général le mérite de ses supériorités de premier rang, et contenait
l'action des autres d'une manière encore profitable par l'influence de la hiérarchie et de
la discipline, Mais, dans l'ordre civil, il en était tout autrement : les choses ne s'y
passaient pas si bien.
Là, un homme, le premier venu, qu'une combinaison fortuite des principes
ethniques accumulés dans sa famille rendait quelque peu supérieur à son père et à ses
voisins, se mettait le plus souvent à travailler dans un sens étroit et égoïste,
indépendant du bien social. Les professions lettrées étaient naturellement la tanière où
se tapissaient ces ambitions, car là, pour captiver l'attention et agiter le monde, il n'est
besoin que d'une feuille de papier, d'un cornet d'encre et d'un médiocre bagage
d'études. Dans une société forte, un écrivain ou un orateur ne se mettent pas en crédit
sans être d'une haute volée. Personne ne s'arrêterait à écouter des massacres, car tout le
monde a sur chaque chose le même parti pris et vit dans une atmosphère intellectuelle
plus ou moins délicate, mais toujours sévère. Il n'en est pas de même aux temps des
dégénérations. Chacun ne sachant que croire, ni que penser, ni qu'admirer, écoute
volontiers celui qui l'interpelle, et ce n'est plus même ce que dit l'histrion qui plaît,
c'est comme il le dit, et non pas s'il le dit bien, mais s'il le présente d'une manière
nouvelle, et pas même nouvelle, mais bizarre, seulement inattendue. De sorte que,
pour obtenir les bénéfices du mérite, il n'est pas nécessaire d'en avoir, il suffit de
l'affirmer, tant on a affaire à des esprits appauvris, engourdis, dépravés, hébétés.
À Rome, depuis des siècles et à l'image de la Grèce croupissante, elle aussi dans la
période sémitique, la carrière de tout adolescent sans fortune et sans courage était celle
du grammairien. Le métier consistait à composer des pièces de vers pour les riches, à
faire des lectures publiques, à prêter sa plume aux factums, aux pétitions, aux mémoires destinés aux curiales, voire aux préfets des provinces. Les téméraires risquaient des
libelles, au risque de voir quelque jour leur dos et leur muse ressentir la mauvaise
humeur d'un tribunal peu littéraire 1. Beaucoup encore se faisaient délateurs. La
plupart de ces grammairiens menaient la vie d'Encolpe et d'Ascylte, héros débraillés
du roman de Pétrone. On les rencontrait dans les bains publics, pérorant sous les
1

Suet., Dom., 8 : « Scripta famosa, vulgoque edita, quibus primores viri ac feminæ « notabantur,
abolevit non sine auctorum ignominia. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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colonnades 1, chez les personnes qui donnaient à souper, et plus régulièrement dans les
maisons de débauche, dont ils étaient les hôtes habituels et souvent les introducteurs.
Ils menaient cette vie capricieuse et déhontée que l'euphémisme moderne appelle la
vie d'artiste ou de bohème 2. Ils s'introduisaient dans les familles opulentes à titre de
précepteurs, et n'y donnaient pas toujours à leurs élèves les meilleures leçons de
morale 3.
Plus tard, ceux qui ne s'arrêtaient pas aux débuts de cette existence de fantaisie,
soit plus heureux, soit plus habiles, devenaient professeurs publics, rhéteurs patentés
dans quelque municipe 4. Alors ils se gourmaient en fonctionnaires, et ajoutaient un
commentaire de leur façon aux milliers de gloses déjà publiées sur les auteurs. De
cette catégorie sortaient les simples pédants ; ceux-là se mariaient et tenaient leur
place au sein de la bourgeoisie. Mais le plus grand nombre ne se faisait pas jour dans
ces fonctions laborieuses et enviées, bien que modestes ; il fallait donc continuer à
vivre en dehors des classifications sociales. Avocats, rien ne distinguait les débutants
romains des hommes de même profession dans tous les temps et tous les pays 5. Ceux
qui savaient marquer par l'éclat de leur parole ou la solidité de leur doctrine sortaient
des barreaux obscurs et pouvaient prétendre aux augustes fonctions du prétoire. Plus
d'un héros s'est trouvé parmi ceux-là. Les autres se nourrissaient de procès et
gonflaient les basiliques de sophismes et d'arguties 6. Mais l'avocature, le professorat,
le métier de libelliste, ce n'était pas là ce qui attirait surtout la foule des lettrés, c'était
la profession de philosophe.
On ne distinguait plus guère, quant aux mœurs, les différentes écoles : philosophe
était l'homme portant barbe, besace et manteau à la grecque. Fût-il né dans les
montagnes extrêmes de la Mauritanie, un manteau à la grecque était indispensable au
vrai sage. Un tel vêtement donnait infailliblement cet air capable qui attirait le respect
des amateurs. Du reste, on était platonicien, pyrrhonien, stoïcien, cynique ; on
1
2

3
4

5

6

Bormanni, T. Perron., Satyr., VI : « Ingens scholasticorum turba in porticum venit. »
Ibid.,X : « Quid ego, homo stultissime, facere debui, quum fame morerer ?... multo me « turpior es
tu, hercule, qui, ut foris cœnares, poetam laudasti. Itaque ex turpissima lire in « risum diffusi,
pacatius ad reliqua secessimus. »
Ibid., LXXXV.
Ce furent les méthodes d'enseignement adoptées par ces éducateurs d'enfants dont un personnage de
Pétrone, rhéteur lui-même, parle en ces termes : « Et ideo ego « adolescentulos existimo in scholiis
stultissimos fieri, quia nihil ex iis quæ in usu habemus « aut audiunt aut vident. Sed piratas cum
catenis in littore stantes et tyrannos edicta « scribentes quibus imperent filiis, ut patrum eorum capita
præcidant ; sed responsa in « pestilentia data ut virgines tres aut plures immolentur ; sed mellitos
verborum globulos « et omnia dicta, factaque quasi papavere et sesamo sparsa. » (T. Petronii A.,
Satyricon, I.)
Petron., Satyr., XV : « Advocati, tamen, jam pene nocturni, qui volebant pallium « luctifacere,
flagitabant, uti apud se utraque depenerentur, ac posteto die judex querelam « inspiceret... Tam
sequestri placebant, et nescio quis ex concionibus, calvus, « tuberosissimæ frontis, qui solebat
aliquando et caussas agere, invaserat pallium, « exhibiturumque crastino die adfirmabat. »
Petron., Satyr., V :
Det primos versibus annos,
Mæoniumque bibat felici pectore fontem ;
Mox et Socratico plenus grege, mater habenas
Liber et ingentis quatiat magni Demosthenis arma.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

161

développait sous les portiques des villes les doctrines de Proclus, de Fronton ou, plus
souvent, de leurs commentateurs, aujourd'hui ignorés, alors à la mode, peu importait ;
l'essentiel était de savoir occuper les oisifs et mériter l'admiration du citadin, le mépris
du soldat 1. La plupart de ces philosophes étaient des athées confirmés, et prêchaient
des doctrines qui menaient là, ou pas loin. Quelques-uns, doués d'une éloquence hors
ligne, parvenaient à plaire aux grands personnages, et, vivant à leurs frais, agissaient
sur leurs résolutions ou sur leur conscience. Beaucoup, après avoir professé qu'il n'y
avait pas de Dieu, ne trouvant pas leur métier assez lucratif, se faisaient isiaques, ou
prêtres de Mithra, ou desservants d'autres divinités asiatiques découvertes par eux et
qu'ils avaient l'ait d'inventer. C'était le goût dominant dans les hautes classes que
d'aller jeter à la tête d'idoles, inconnues la veille, des flots d'adoration superstitieuse
qui ne savaient plus où se répandre, depuis que les cultes réguliers n'étaient pas moins
discrédités par la mode que les autres traditions nationales. Tous ces philosophes, tous
ces savants, tous ces rhéteurs sémitisés étaient le plus souvent gens d'esprit. Ils
tenaient généralement dans un coin de leur cervelle un système propre à régénérer le
corps social ; mais, par un malheur fâcheux et qui paralysait tout, autant de têtes,
autant d'avis, de sorte que les multitudes dont ils rêvaient de régler la vie intellectuelle
se plongeaient de plus en plus, avec eux, dans un chaos inextricable.
Puis, effet naturel de l'abaissement des puissances ethniques et de l'énervement des
races fortes, les aptitudes littéraires et artistiques avaient été chaque jour déclinant. Ce
qu'on était contraint, par pauvreté, de considérer comme mérite, devenait très
misérable. Les poètes ressassaient ce qu'avaient dit et redit les anciens. Bientôt le
suprême talent se borna à copier d'aussi près que possible la forme de tel ou tel
classique. On en arriva à s'extasier sur les centons. Le métier poétique en devint plus
difficile. La palme appartenait à qui savait composer le plus de vers possible avec des
hémistiches pris à Virgile ou à Lucain. De théâtres, depuis longtemps, plus l'ombre.
Les mimes jadis avaient détrôné la comédie ; les acrobates, les gladiateurs, les coqs et
les courses de chars avaient fait taire les mimes.
La sculpture et la peinture eurent le même sort – ces deux arts se dégradèrent.
D'un public sans idées il ne sortait plus de vrais artistes. Veut-on savoir dans quel
genre d'écrits se réfugia la dernière étincelle de composition originale ? Dans
l'histoire ; et par qui fut-elle le mieux écrite ? Par des militaires. Ce furent des soldats
qui, surtout, rédigèrent l'Histoire Auguste. En dehors des camps, il y eut aussi sans
doute des écrivains de génie et d'une rare élévation, mais ceux-là étaient inspirés par
un sentiment surhumain, illuminés d'une flamme qui n'est pas terrestre : ce furent les
Pères de l'Église.

1

Petron., Satyr., III : « Minimum in his exercitationibus doctores peccant, qui necesse « habent cum
insanientibus furere. Nam, nisi dixerint quæ adolescentuli probent, ut ait « Cicero, soli in scholiis
relinquentur ; sicut ficti adulatores, quum cœnas divitura captant, « nihil prius meditantur quam id
quod putant gratissimum auditoribus fore (nec enim « aliter impetrabunt, quod petunt, nisi quasdam
insidias auribus fecerint) : sic eloquentiæ « magister, nisi, tamquam piscator, eam imposuerit hamis
escam, quam scierit appetituros « esse pisciculos, sine spe prædæ moratur in scopulo. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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On arguera peut-être, des œuvres de ces grands hommes, que, malgré ce qui
précède, il était encore des cœurs fermes et honnêtes dans l'empire. Qui le nie ? Je
parle des multitudes, et non des individualités. Bien certainement, au milieu de ces
flots de misère, il subsistait encore çà et là, nageant dans le vaste gouffre, les plus
belles vertus, les plus rares intelligences. Ces mêmes conjonctions fortuites d'éléments
ethniques dispersés créaient, et, comme je l'ai remarqué dans le premier volume, en
nombre même très considérable, les hommes les plus respectables par leur intégrité
solide, leurs talents innés ou acquis. On en trouvait quelques-uns dans les sénats, on en
voyait sous la saie des légionnaires, il s'en rencontrait à la cour. L'épiscopat, le service
des basiliques, les réunions monacales en nourrissaient en foule, et déjà d'ailleurs des
bandes de martyrs avaient certifié de leur sang que Sodome contenait encore bien des
justes.
Je ne prétends pas contredire cette évidence ; mais, je le demande, à quoi tant de
vertus, à quoi tant de mérites, à quoi tant de génie servaient-ils au corps social ?
Pouvaient-ils d'une minute arrêter sa pourriture ? Non ; les plus nobles esprits ne
convertissaient pas la foule, ne lui donnaient pas du cœur. Si les Chrysostome et les
Hilaire rappelaient à leurs contemporains l'amour de la patrie, c'était de celle d'en
haut ; ils ne songeaient plus à la misérable terre que foulaient leurs sandales.
Assurément on eût pu dénombrer beaucoup de gens de vertu qui, trop persuadés de
leur impuissance, ou bien vivaient de leur mieux en sachant s'accommoder au temps,
ou bien, et c'étaient les plus noblement inspirés, abandonnaient le monde à sa
décrépitude et s'en allaient demander à la pratique de l'héroïsme catholique et au désert
le moyen de se dégager sans faiblesse d'une société gangrenée. L'armée encore était un
asile pour ces âmes froissées, un asile où l'honneur moral se conservait sous l'égide
fraternelle de l'honneur militaire. Il s'y trouva en abondance des sages qui, le casque en
tête, le glaive au côté et la lance à la main, allèrent par cohortes, sans regrets, tendre la
gorge au couteau du sacrifice.
Aussi, quoi de plus ridicule que cette opinion, cependant consacrée, qui attribue à
l'invasion des barbares du Nord la ruine de la civilisation ! Ces malheureux barbares,
on les fait apparaître au Ve siècle comme des monstres en délire qui, se précipitant en
loups affamés sur l'admirable organisation romaine, la déchirent pour déchirer, la
brisent pour briser, la ruinent uniquement pour faire des décombres !
Mais, en acceptant même, fait aussi faux qu'il est bien admis, que les Germains
aient eu ces instincts de brutes, il n'y avait pas de désordres à inventer au Ve siècle.
Tout existait déjà en ce genre ; d'elle-même, la société romaine avait aboli depuis
longtemps ce qui jadis avait fait sa gloire. Rien n'était comparable à son hébétement,
sinon son impuissance. Du génie utilitaire des Étrusques et des Kymris Italiotes, de
l'imagination chaude et vive des Sémites, il ne lui restait plus que l'art de construire
encore avec solidité des monuments sans goût, et de répéter platement, comme un
vieillard qui radote, les belles choses autrefois inventées. En place d'écrivains et de
sculpteurs, on ne connaissait plus que des pédants et des maçons, de sorte que les
barbares ne purent rien étouffer, par ce concluant motif que talents, esprit, mœurs

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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élégantes, tout avait dès longtemps disparu 1. Qu'était, au physique et au moral, un
Romain du IIIe du IVe, du Ve siècle ? Un homme de moyenne taille, faible de
constitution et d'apparence, généralement basané, ayant dans les veines un peu du sang
de toutes les races imaginables ; se croyant le premier homme de l'univers, et, pour le
prouver, insolent, rampant, ignorant, voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa
femme, son pays et son maître, et doué d'une peur sans égale de la pauvreté, de la
souffrance, de la fatigue et de la mort. Du reste, ne doutant pas que le globe et son
cortège de planètes n'eussent été faits pour lui seul.
En face de cet être méprisable, qu'était-ce que le barbare ? Un homme a blonde
chevelure, au teint blanc et rosé, large d'épaules, grand de stature, vigoureux comme
Alcide, téméraire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au monde, et la
mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait sur toutes choses des idées justes ou
fausses, mais raisonnées, intelligentes et qui demandaient à s'étendre. Il s'était, dans sa
nationalité, nourri l'esprit des sucs d'une religion sévère et raffinée, d'une politique
sagace, d'une histoire glorieuse. Habile à réfléchir, il comprenait que la civilisation
romaine était plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce n'était
nullement cet enfant tapageur que l'on s'imagine d'ordinaire, mais un adolescent bien
éveillé sur ses intérêts positifs, qui savait comment s'y prendre pour sentir, voir,
comparer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable opposait sa
fourberie à l'astuce rivale du barbare, qui décidait la victoire ? Le poing du second.
Tombant comme une masse de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus, ce poing
musculeux lui apprenait de quel côté était passée la force. Et comment alors se
vengeait le Romain écrasé ? Il pleurait, et criait d'avance aux siècles futurs de venger
la civilisation opprimée en sa personne. Pauvre vermisseau ! Il ressemblait au
contemporain de Virgile et d'Auguste comme Schylock au roi Salomon.
Le Romain mentait, et ceux qui, dans le monde moderne, par haine de nos origines
germaniques et de leurs conséquences gouvernementales au moyen âge, ont amplifié
ces hâbleries, n'ont pas été plus véridiques.
Bien loin de détruire la civilisation, l'homme du Nord a sauvé le peu qui en
survivait. Il n'a rien négligé pour restaurer ce peu et lui rendre de l'éclat. C'est son
intelligente sollicitude qui nous l'a transmis, et qui, lui donnant pour protection son
génie particulier et ses inventions personnelles, nous a appris à en tirer notre mode de
culture. Sans lui, nous ne serions rien. Mais ses services ne commencent pas là. Bien
loin d'attendre l'époque d'Attila pour se précipiter, torrent aveugle et dévastateur, sur
une société florissante, il était déjà depuis cinq cents ans l'unique soutien de cette
société chaque jour plus caduque et plus avilie. À défaut de sa protection, de son bras,
1

Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l'habitude de se servir des anciennes statues pour
glorifier les contemporains. On se contentait de changer les têtes, ce qui épargnait beaucoup de
peine et d'invention. – Voir, entre autres, la statue de Plotine, du musée du Louvre, n° 692. (Clarac,
Manuel de l'Histoire de l'Art, 1re partie, p. 238.) – Pétrone parle plusieurs fois de la profonde
décadence des arts et surtout de la peinture, causée par l'amour exclusif que ses contemporains
avaient pour le lucre : « Nolito ergo mirari, si pictura « deficit, quum omnibus diis hominibusque
formosior videatur massa auri, quam « quidquid Apelles, Phidiasve, Græculi delirantes, fecerunt. »
(Satyr., LXXXIX.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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de ses armes, de son talent de gouverner, elle serait tombée, dès le IIe siècle, au point
misérable où la réduisit Alaric, le jour qu'il culbuta si justement d'un trône ridicule
l'avorton qui s'y prélassait. Sans les barbares du Nord, la Rome sémitique n'aurait pu
maintenir la forme impériale qui la fit subsister, parce qu'elle ne serait jamais parvenue
à créer cette armée qui seule conserva le pouvoir, lui recruta ses souverains, lui donna
ses administrateurs, et, çà et là, sut allumer encore les derniers rayons de gloire qui
enorgueillirent sa vieillesse.
Pour tout dire et sans rien outrer, presque tout ce que la Rome impériale connut de
bien sortit d'une source germanique. Cette vérité s'étend si loin que les meilleurs
laboureurs de l'empire, les plus braves artisans, on pourrait l'affirmer, furent ces lètes
barbares colonisés en si grand nombre dans les Gaules et dans toutes les provinces
septentrionales 1.
Quand enfin les nations gothiques vinrent en corps exercer un pouvoir qui, depuis
des siècles, appartenait à leurs compatriotes, à leurs enfants mal romanisés, furentelles coupables d'une révolution inique ? Non ; elles saisirent avec justice les fruits
mûris par leurs soins, conservés par leurs labeurs, et que l'abâtardissement des races
romaines laissait par trop corrompre. La prise de possession des Germains fut l'œuvre
légitime d'une nécessité favorable. Depuis longtemps la démocratie énervée ne
subsistait que grâce à la délégation perpétuelle du pouvoir absolu aux mains des
soldats. Cet arrangement avait fini par ne plus suffire, l'abaissement général était
devenu trop grand. Dieu alors, pour sauver l'Église et la civilisation, donna au monde
ancien, non plus une troupe, mais des nations de tuteurs. Ces races nouvelles, le
soutenant et le pétrissant de leurs larges mains, lui firent subir avec plein succès le
rajeunissement d'Eson. Rien de plus glorieux dans les annales humaines que le rôle
des peuples du Nord ; mais, avant de le caractériser avec l'exactitude qu'il exige, avant
de montrer combien on a eu tort de clore la société romaine au jour des grandes
invasions, puisqu'elle vécut encore longtemps après sous l'égide des envahisseurs, il
convient de faire un temps d'arrêt et de rechercher une dernière fois ce que la réunion
des anciens éléments ethniques du monde occidental, dans le vaste bassin de la
romanité, avait, en définitive, offert de neuf à l'univers. On doit donc se demander si le
colon romain avait su remanier de telle sorte ce que lui avaient légué les civilisations
précédentes, qu'il en ait fait sortir des principes inconnus jusqu'à lui, et constituant ce
qu'on aurait droit d'appeler une civilisation romaine.
La question posée, qu'on entre dans les champs d'observation qu'elle ouvre
aussitôt, vastes champs, démesurés comme les territoires ajoutés les uns aux autres
qu’elle fait parcourir aux yeux. Tous sont déserts. Rome, n'ayant jamais eu de race
originale, n'a jamais élaboré non plus une pensée qui le fût. L'Assyrie avait une
1

Suivant Grimm, Deutsche Rechtsalterth., p. 305 et pass., les lètes formaient une classe intermédiaire
entre les hommes libres et les esclaves. Schaffarik (t. I, p. 261, note 1) les considère comme
descendus originairement des Lettes, Lettons ou Lithuaniens. Le mot allemand, Leute, auquel M.
Aug. Thierry rapporte cette étymologie, n'en serait que le dérivé. On disait læti Franci, læti Batavi,
læti Suevi, etc., probablement pour indiquer l'origine de ces différents lètes. (Guérard, Polyptique
d'Irminon, t. I, p. 251. – Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1852, p. 934 et 948.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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empreinte particulière ; l'Égypte, la Grèce, l'Inde et la Chine de même. Les Perses
avaient jadis dévoilé des principes aux regards des populations maîtrisées par leur
glaive. Les Celtes, les aborigènes italiotes, les Étrusques possédèrent également leur
patrimoine, à la vérité peu brillant, peu digne d'exciter l'admiration, mais réel, mais
solide, mais positif et bien caractérisé.
Rome attira à elle un peu, un coin, un lambeau de toutes ces créations, à des
moments où elles étaient déjà vieillies, salies, usées, à peu près hors de service. Dans
ses murs, elle installa, non pas un atelier de civilisation où, d'un génie supérieur, elle
ait jamais travaillé des œuvres frappées d'un cachet qui lui fût propre, mais un magasin
d'oripeaux où elle entassa sans choix tout ce qu'elle déroba sans peine à l'impuissante
vieillesse des nations de son temps. Imposante comme la fit la faiblesse de ses entours,
elle ne le fut jamais assez pour combiner quoi que ce soit de général, ne fût-ce qu'un
compromis étendu partout et à tout. Elle ne l'essaya même pas. Dans les localités
diverses, elle laissa la religion, les mœurs, les lois, les constitutions politiques, à peu
près comme elle les avait trouvées, se contentant d'énerver ce qui aurait pu gêner le
contrôle dominateur que la nécessité la portait à se réserver.
Conduite par ce modèle unique, il lui fallut cependant déroger parfois plus
gravement à ses habitudes d'inerte tolérance.
L'étendue de ses possessions constituait un fait qui, à lui seul, créait une situation
et des obligations nouvelles. Ce fut donc sur ce terrain que, bon gré, mal gré, elle eut à
montrer son savoir-faire. Il fut petit. Elle inventa très peu ; elle agit à la façon du
jardinier qui taille les orangers et les buis de manière à leur faire prendre certaines
formes, sans s'inquiéter autrement des lois naturelles qui dirigent la croissance de ces
arbres.
L'action particulière de Rome se renferma dans l'administration et le droit civil 1. Je
ne sais jusqu'à quel point il serait jamais possible, en se bornant à ces deux spécialités,
de donner naissance à des résultats réellement civilisateurs dans le sens large du mot.
La loi n'est que la manifestation écrite de l'état des mœurs. C'est un des produits
majeurs d'une civilisation, ce n'est pas la civilisation elle-même. Elle n'enrichit pas
matériellement ni intellectuellement une société ; elle réglemente l'usage de ses forces,
et son mérite est d'en amener une meilleure dispensation ; elle ne les crée pas. Cette
définition est incontestable chez les nations homogènes. Toutefois il faut avouer
qu'elle ne se présente pas d'une manière aussi claire, aussi immédiatement évidente,
dans le cas particulier de la loi romaine. Il se pourrait, à la rigueur, que les éléments de
ce code recueillis chez une multitude de nations vieillies, et partant expérimentées,
résumassent une sagesse plus générale que ne faisait chacune des législations
antérieures en son particulier, et de la constatation théorique de cette possibilité, on est
facilement induit à conclure, sans y regarder de plus près, qu'en effet elle s'était
réalisée dans la loi romaine. C'est l'opinion généralement reçue aujourd'hui. Cette
opinion admet, fort à la légère, que le droit impérial découle d'une conception d'équité
abstraite, dégagée de toute influence traditionnelle, hypothèse parfaitement gratuite.
1

Tu, regere imperio populos, Romane, memento.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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La philosophie du droit romain, comme la philosophie de toutes choses, a été faite
après coup. Elle a surtout été inspirée par des notions complètement étrangères à
l'antiquité, et qui eussent grandement surpris les légistes aux œuvres desquels elle se
rattache.
Pour être nombreuses, les sources de cette jurisprudence ne sont pas infinies, et
elles sont très positives. Les doctrines analytiques ont dû les influencer ; mais ces
doctrines elles-mêmes, n'étant que des émanations de l'esprit italiote ou de
l'imagination hellénistique, ne pouvaient rien y introduire de plus général. Quant au
christianisme, il a été bien peu deviné par les juristes, car un des caractères remarquables de leur monument, c'est l'indifférence religieuse. Certainement une telle
donnée est des plus antipathiques aux tendances naturelles de l'Église, et elle l'a
témoigné par la manière dont elle a réformé le droit romain, en en faisant le droit
canonique.
Rome, étrangère dans ses propres murs, ne put, dès son origine, jamais avoir que
des lois empruntées. Dans sa toute première période, sa législation était modelée sur
celle du Latium, et, lorsque les Douze Tables furent instituées pour répondre aux vues
d'une population déjà composite, on y conserva quelques stipulations anciennes en les
soutenant par une dose suffisante d'articles choisis dans les codes de la Grande-Grèce.
Mais ce n'était pas encore satisfaire aux besoins d'une nation qui changeait à tout
moment de nature et, par conséquent, de visées. Les immigrants abondant dans la Ville
ne voulaient pas de cette compilation des décemvirs, étrangère en tour ou en partie à
leurs idées nationales de justice. Les anciens habitants, qui, de leur côté, ne pouvaient
modifier leur loi avec la même rapidité que leur sang, instituèrent un magistrat spécial
chargé de régler les conflits entre les étrangers et les Romains, et les étrangers entre
eux. Ce magistrat, le prætor peregrinus, eut pour obligation distinctive de prendre sa
jurisprudence en dehors des dispositions des Douze Tables.
Quelques auteurs, trompés par la faveur dont jouissait, aux derniers temps de la
république, la qualité de citoyen romain parmi les populations soumises, ont cru que
cette préoccupation avait toujours existé, et ils l'ont supposée à tort pour les époques
antérieures. C'est une faute grave. La concession du droit latin ou italiote n'était pas, à
l'origine, une marque d'infériorité laissée par le sénat à ses vaincus. C'était, tout au
contraire, un acte dicté par une prudente réserve vis-à-vis de peuples qui voulaient
bien se soumettre à la suprématie politique des Romains, mais non pas à leur système
juridique. Ces nations tenaient à leurs coutumes. On les laissa, et le prætor peregrinus,
qui devait juger ceux de leurs citoyens domiciliés dans la Ville, n'eut pas pour mission,
en laissant de côté la loi locale, de chercher dans son imagination un idéal fantastique
d'équité, mais d'appliquer de son mieux ce qu'il connaissait des principes de la justice
positive en usage chez les Italiotes, les Grecs, les Africains, les Espagnols, les Gaulois
amenés, pour la protection de leurs intérêts, devant son tribunal.
Et, en effet, si ce magistrat avait dû faire appel à sa force d'invention, celle-ci se fût
adressée aussitôt à sa conscience. Or il était Romain, il avait les notions de son pays
sur le juste et l'injuste ; il eût argumenté en Romain et, tout couramment, appliqué les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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prescriptions des Douze Tables, les plus belles du monde à ses yeux. C'était
précisément là ce qu'il lui était commandé d'éviter. Il n'existait que pour ne pas
prononcer ainsi. Il était donc tout naturellement forcé de s'enquérir des idées de ses
justiciables, de les étudier, de les comparer, de les apprécier, et de tirer, pour son
usage, des résultats de cette recherche, une conviction officielle, qui devenait pour lui
le droit naturel, le droit des gens, le jus gentium. Mais ce pot-pourri de doctrines
positives ainsi combiné par un individu isolé, aujourd'hui magistrat, demain néant,
n'avait rien d'évidemment juste et vrai. Aussi changeait-il avec les préteurs. Chacun
d'eux arrivait en charge avec le sien, qui était contredit au bout de l'année d'exercice
par celui d'un autre. Suivant que tel ou tel juge comprenait ou connaissait mieux telle
législation étrangère, celle d'Athènes ou de Corinthe, de Padoue ou de Tarente, c'était
la coutume d'Athènes, de Corinthe, de Padoue ou de Tarente qui composait la
meilleure part de ce que, cette année-là, on nommait à Rome le droit des gens.
Quand le mélange romanisé fut à son comble, on s'ennuya avec raison de cette
indigente mobilité. On força les prætores peregrini à juger d'après des règles fixes, et,
pour se procurer ces règles, on eut recours à la seule ressource admissible : on étudia,
compila, amplifia des articles de lois pris dans tous les codes dont on put acquérir
connaissance, et l'on produisit ainsi une législation sans nulle originalité, une
législation qui ressemblait parfaitement aux races métisses et épuisées qu'elle était
appelée à régir, qui avait gardé quelque chose de toutes, mais quelque chose d'indécis,
d'incertain, d'à peine reconnaissable, et qui, dans cet état, se trouva convenir si bien à
l'ensemble de la société qu'elle étouffa l'esprit sabin resté dans les Douze Tables,
s'incorpora ce qu'elle en put conserver, peu de chose, et étendit son empire de toutes
parts jusqu'aux points ou finissaient les voies romaines dans le dernier avant-poste des
légions.
Pourtant une objection subsiste. Les grands légistes de la belle époque n'ont-ils pu
réussir à extraire de tous ces lambeaux disparates, de tous ces membres arrachés à des
codes souvent antipathiques, un suc tout nouveau devenu l'élément vital de ce corps de
doctrines si laborieusement combiné, et donner à son ensemble une valeur que ses
parties n'avaient pas ? Je répondrai que les plus éminents parmi les jurisconsultes ne
s'appliquèrent pas à cette tâche. Pour la remplir, il leur aurait fallu sortir non seulement
d'eux-mêmes, mais surtout de la société qui les absorbait. C'est une figure de
rhétorique que de dire qu'un homme est plus grand que son siècle ; il n'est donné à
personne d'avoir des yeux si perçants qu'ils dépassent l'horizon. Le nec plus ultra du
génie consiste à bien voir tout ce que cet horizon renferme. Les hommes spéciaux ne
pouvaient acquérir et n'eurent de notions que celles existant autour d'eux. Il ne leur
était pas loisible de prêter à leurs travaux une originalité qui ne s'offrait nulle part. Ils
firent merveille dans l'appropriation des matériaux dont ils disposaient, dans l'art d'en
tirer les conséquences pratiques que les plus subtils replis du texte pouvaient
renfermer. Voilà ce qui les a faits grands, rien de plus, et c'est assez.
Mais, ajoutent quelques-uns, oubliez-vous ce suprême éloge mérité par le droit
romain : son universalité ? Qu'est-ce à dire ? Il fut universel dans l'empire romain, oui.
Il fut, il est en haute estime chez les peuples romanisés de tous les temps, j'en

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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conviens. Mais, en dehors de ce cercle, nul esprit n'a jamais montré la moindre velléité
de l'admettre. Lorsqu'il régnait avec toute sa plénitude sous la protection des aigles, il
n'a pas fait une conquête hors de ses frontières. Les Germains l'ont vu pratiquer, l'ont
même protégé chez leurs sujets, et ne l'ont jamais pris. Une grande partie de l'Europe
actuelle, l'Amérique, l'étudient et ne l'adoptent pas. Que, dans les écoles, tel docteur lui
voue son admiration, c'est une question de controverse ; mais, en mille endroits, en
Angleterre, en Suisse, dans telles contrées de l'Allemagne, les mœurs le repoussent. En
France même et en Italie, on ne saurait l'accepter sans des modifications profondes. Ce
n'est donc pas la raison écrite, comme on l'a dit ambitieusement. C'est la raison d'un
temps, d'un lieu, vaste sans doute, mais loin de l'être autant que la terre. C'est la raison
spéciale d'une agglomération d'hommes, et nullement de la plupart des hommes ; en
un mot, c'est une loi locale, comme toutes celles qui furent jusqu'ici. Ce n'est donc, en
aucune manière, une invention qui mérite le nom d'universelle. Elle n'est pas suffisante
pour se gagner toutes les consciences et réglementer tous les intérêts humains. Dès
lors, puisqu'elle est si loin de pouvoir revendiquer avec justice un tel caractère ;
puisque, d'ailleurs, elle ne contenait rien qui ne provienne d'une source qui, dans sa
pureté, n'appartenait pas à Rome ; puisqu'elle n'a rien d'entier, de vivant, d'original, la
loi romaine ne se trouve pas douée d'une action civilisatrice plus puissante que celle
des autres législations. Elle ne fait donc pas exception, elle n'est qu'un résultat et non
pas une cause de culture sociale ; elle ne saurait en aucune façon servir à caractériser
une civilisation particulière.
Si le droit était ainsi dénué de principes vraiment nationaux, on en peut dire tout
autant de l'administration, je l'ai montré ailleurs, et ce qu'on blâme aujourd'hui, avec
tant de raison, dans les empires asiatiques modernes, cette indifférence profonde pour
le gouverné, qui ne connaît le gouvernant et n'est connu de lui qu'à l'occasion de
l'impôt et de la milice, existait absolument au même degré dans la Rome républicaine
et dans la Rome impériale. La hiérarchie des fonctionnaires et leur manière de
procéder étaient semblables, avec une nuance de despotisme de plus, à celle qui
régissait les Perses, modèle que les Romains ont imité beaucoup plus souvent qu'on ne
l'a dit. Du reste, l'administration comme la justice civile restaient soumises, dans la
pratique, aux notions de moralité communément reçues. C'est sur ces points que l'on
reconnaît combien l'empire des Césars est loin d'avoir rien produit de nouveau, d'avoir
mis en circulation une idée ou un fait qui ne lui fût pas antérieur.
Un honnête homme romain, je l'ai dit en plus d'un lieu, n'était pas, très
certainement, un phénix introuvable. Dans toutes les situations sociales, on rencontrait
en abondance, au déclin de l'empire, de beaux et nobles caractères naturellement
portés au bien et ne demandant pas mieux que de le faire. Mais l'honnête homme, dans
toute société, se dirige en vue de l'idéal particulier créé par la civilisation au centre de
laquelle il se trouve. Le vertueux Hindou, le Chinois intègre, l'Athénien de bonnes
mœurs, sont des types qui se ressemblent surtout dans leur volonté commune de bien
agir, et, de même que les différentes classes, les différentes professions, ont des
devoirs spéciaux qui souvent s'excluent, de même la créature humaine est partout
dominée, suivant les milieux qu'elle occupe, par une théorie préexistante au sujet des
perfections dignes d'être recherchées. Le monde romain subissait cette loi comme les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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autres ; il avait, comme eux, son idéal du bien. Scrutons-le, et voyons s'il contenait ce
principe nouveau que nous poursuivons, et qui jusqu'à ce moment nous a toujours
échappé.
Hélas ! il en est ici de même que lorsqu'il s'est agi de la législation ; on n'aperçoit
que des doctrines empruntées et écourtées. Tout ainsi que la philosophie venait en
grande partie des Grecs, et n'abonda plus particulièrement vers le stoïcisme, dogme, en
définitive, malgré ses beaux semblants, grossier et stérile, que sous l'influence du sang
celtique-italiote, de même les vertus sabines, graduellement sémitisées, ne recelèrent
rien que de très connu des premières races européennes. Le plus honnête homme et le
plus doux ne croyait pas mal faire en exposant sa progéniture. Il eût estimé duperie et
démence de pratiquer ou seulement de ressentir ces beaux mouvements d'abnégation
qui font la base de la morale germanique et chevaleresque, et dont le christianisme tira
si grand parti. J'ai beau regarder, je ne vois pas se développer dans la société romaine
un seul sentiment, une seule idée morale dont je ne puisse retrouver l'origine, soit dans
l'ancienne rudesse des aborigènes, soit dans la culture utilitaire des Étrusques, soit
dans le raffinement composite des Grecs sémitisés, soit dans la spirituelle férocité de
Carthage et de l'Espagne.
La tâche de Rome ne fut donc pas de donner au monde une floraison de nouveautés. L'immense puissance qui s'accumula dans ses mains ne produisit aucune
amélioration, tout au contraire. Mais si l'on veut parler d'éparpillement de notions et de
croyances, alors il faut tenir un bien autre langage. Rome exerça dans ce sens une
action vraiment extraordinaire. Seuls, les Sémites et les Chinois seraient recevables à
lui contester la prééminence. Rien de plus vrai, de plus évident. Si Rome n'éclaira pas,
ne grandit pas les fractions de l'humanité tombées dans son orbite, elle hâta
puissamment leur amalgame. J'ai dit les motifs qui m'empêchent d'applaudir à un tel
résultat : le dénommer encore, c'est indiquer suffisamment que je suis loin de
m'incliner devant la majesté du nom romain.
Cette majesté, cette grandeur ne dut la vie qu'à la prostration commune de tous les
peuples antiques. Masse informe de corps expirants ou expirés, la force qui la soutint
pendant la moitié de sa longue et pénible marche fut empruntée à ce qu'elle détestait le
plus, à son antipode, à la barbarie, pour me servir de son expression. Acceptons, si l'on
veut, et ce nom et l'intention insultante qui s'y attache. Laissons la tourbe romaine se
hausser sur ses piédestaux ; il n'en est pas moins vrai que ce fut seulement à mesure
que cette barbarie protectrice agrandit davantage et son influence et son action, qu'on
voit poindre et régner enfin des notions dont le germe ne se trouvait plus nulle part
dans l'ancien monde occidental, ni parmi les doctes concitoyens de Périclès, ni sous les
ruines assyriennes, ni chez les premiers Celtes.
Cette action commença de bonne heure et se prolongea longtemps. De même, en
effet, qu'il y avait eu une Rome étrusque, une Rome italiote, une Rome sémitique, il
devait y avoir et il y eut une Rome germanique.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

LIVRE SIZIÈME
LA CIVILISATION OCCIDENTALE

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Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

171

Livre sixième

Chapitre premier
Les Slaves. – Domination de quelques
peuples arians antégermaniques.

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Depuis le IVe siècle jusque vers l'an 50 avant Jésus-Christ, les parties du monde
qui se considéraient comme exclusivement civilisées, et qui nous ont fait partager cette
opinion, c'est-à-dire les pays de sang et de coutumes helléniques, les contrées de sang
et de coutumes italo-sémitiques, n'eurent que peu de contacts apparents avec les
nations établies ou delà des Alpes. On eût pu croire que les seules de celles-ci qui
eussent jamais menacé sérieusement le Sud, les Gaulois, s'étaient englouties dans les
entrailles de la terre. Peu de bruit de ce qui se passait chez elles se répandait chez leurs
voisins. Pour les savoir vivantes encore et même bien vivantes, il fallait être, comme
les Massaliotes, involontairement soumis aux contrecoups de leurs discordes, ou,
comme Posidonius, avoir voyagé dans ces régions qu'un peu bénévolement l'on avait
peuplées jadis de terreurs plus fantastiques que réelles.
Les invasions celtiques ne s'étaient plus renouvelées. Leur fleuve dévastateur, qui
jadis avait abouti à la fondation des États galates, était tari. Les descendants de
Sigovèse avaient pris des allures si modestes que, quelques bandes d'entre eux s'étant
pacifiquement transportées dans la haute Italie, avec l'intention d'y cultiver des terres
vacantes, elles en sortirent sur une simple injonction du sénat, après avoir vu échouer
les plus humbles supplications.

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172

Ce repos que les Gaulois n'osaient plus troubler chez les autres peuples, ils n'en
jouissaient pas eux-mêmes. La période de trois cents ans qui précéda la conquête de
César fut pour eux une époque de douleur. Ils pratiquèrent, ils connurent à fond les
phases les plus misérables de la décadence politique. Aristocratie, théocratie, royauté
héréditaire ou élective, tyrannie, démocratie, démagogie, ils goûtèrent de tout, et tout
fut transitoire 1. Leurs agitations ne réussissaient pas à produire de bons fruits. La
raison en est que la généralité des nations celtiques en était arrivée à ce point de
mélange, et partant de confusion, qui ne permet plus de progrès nationaux. Elles
avaient dépassé le point culminant de leurs perfectionnements naturels et possibles ;
elles ne pouvaient désormais que descendre. Ce sont là cependant les masses qui
servent de bases à notre société moderne, associées dans cet emploi avec d'autres
multitudes, non moins considérables, qui sont les Slaves ou Wendes.
Ceux-ci, à l'époque dont il s'agit, étaient encore plus déprimés, dans la plupart de
leurs nations, et l'étaient depuis beaucoup plus longtemps. Par la position topographique qu'occupaient et occupent encore leurs principales branches, ils sont
évidemment les derniers de tous les grands peuples blancs qui, dans la haute Asie, ont
cédé sous les efforts des hordes finniques, et surtout ceux qui ont été le plus
constamment en contact direct avec elles 2. Ceci soit dit en faisant abstraction de
quelques-unes de leurs bandes, entraînées dans les tourbillons voyageurs des Celtes,
ou même les devançant, tels que les Ibères, les Rasènes, les Venètes des différentes
contrées de l'Europe et de l'Asie. Mais, pour ce qui est du gros de leurs tribus,
expulsées de la patrie primitive postérieurement au départ des Galls, elles n'ont plus
trouvé à s'établir que dans les parties du nord-est de notre continent, et là jamais n'a
cessé pour elles le voisinage dégradant de l'espèce jaune 3. Plus elles en ont absorbé de
familles, plus elles ont été constamment disposées à abonder dans de nouveaux
hymens de même sorte 4. Aussi leurs caractères physiques sont-ils faciles à déchiffrer ; les voici, tels que les décrit Schaffarik : « Tête approchant de la forme carrée,
plus large que longue, front aplati, nez court avec tendance à la concavité ; les yeux
horizontaux, mais creux et petits ; sourcils minces rapprochés de l’œil à l'angle
interne, et dès lors montants. Trait général, peu de poil 5. »
Les aptitudes morales étaient en parfait accord, et n'ont jamais cessé de s'y
maintenir, avec ces marques extérieures. Toutes leurs tendances principales aboutissent à la médiocrité, à l'amour du repos et du calme, au culte d'un bien-être peu
exigeant, presque entièrement matériel, et aux dispositions les plus ordinairement
pacifiques 6. De même que le génie du Chamite, métis du noir et du blanc, avait tiré
1
2
3

4

5
6

Cæs., de Bell. Gall., VI.
Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 57.
Ouvr. cité, t. I, p. 74. – Schaffarik considère comme formant la première extension des Slaves en
Europe, la région située entre l'Oder, le Niémen, le Bug, le Dnieper, le Dniester et le Danube. Mais
ces limites ont très souvent changé.
Ouvr. cité. – Le slave, pourvu des affinités originelles nécessaires avec les autres langues arianes
montre la trace d'une grande influence exercée par la famille finnoise sur ses éléments constitutifs.
(T. I, p. 47.)
Ouvr. cité, t, I, p. 33.
Ibidem, t. I, p. 66, 167.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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des aspirations véhémentes du nègre la sublimité des arts plastiques, de même le génie
du Wende, hybride de blanc et de finnois, transforma le goût de l'homme jaune pour
les jouissances positives en esprit industriel, agricole et commercial 1. Les plus
anciennes nations formées par cet alliage devinrent des nids de spéculateurs, moins
ardents sans doute, moins véhéments, moins activement rapaces, moins généralement
intelligents que les Chananéens, mais tout aussi laborieux et tout aussi riches, bien que
d'une façon plus terne.
Dans une antiquité fort respectable, un affluent énorme de denrées diverses
provenant des pays occupés par les Slaves appela vers le bassin de la mer Noire de
nombreuses colonies sémitiques et grecques. L'ambre recueilli sur les rives de la
Baltique, et que nous avons vu figurer dans le commerce des peuples galliques, passait
aussi dans celui des nations wendes. Elles se le transmettaient de l'une à l'autre,
l'amenaient jusqu'à l'embouchure du Borysthène et des autres fleuves de la contrée. Ce
précieux produit répandait ainsi l'aisance chez ses différents facteurs, et faisait
pénétrer jusqu'à eux une part des trésors métalliques et des objets fabriqués de l'Asie
antérieure. À ce transit s'unissaient d'autres branches de spéculation non moins
importantes, celle du blé, par exemple, qui, cultivé sur une très grande échelle dans les
régions de la Scythie 2 et jusqu'à des latitudes impossibles à préciser, parvenait, au
moyen d'une navigation fluviale organisée et exploitée par les indigènes, jusqu'aux
entrepôts étrangers de l'Euxin. On le voit, les Slaves ne méritaient pas plus le reproche
de barbarie que les Celtes 3.
Ce ne sont pas non plus des peuples que l'on puisse dire avoir été civilisés, dans la
haute signification du mot. Leur intelligence était trop obscurcie par la mesure du
mélange où elle s'était absorbée, et, loin d'avoir développé les instincts natifs de
l'espèce blanche, ils les avaient, au contraire, en grande partie émoussés ou perdus.
Ainsi, leur religion et le naturalisme qui en fournissait l'étoffe s'étaient ravalés plus bas
que ce qu'on voyait même chez les Galls. Le druidisme de ceux-ci, qui n'était
assurément pas une doctrine exempte des influences corruptrices de l'alliance finnique,
en était cependant moins pénétré que la théologie des Slaves. C'est en celle-ci que se
1
2

3

Ibidem, t. I, p. 1, 59.
Ouvr. cité, t. I, p. 271. – Schaffarik fait venir une grande partie de cette production des pays situés
derrière les Karpathes. Mais il y avait aussi plus bas, dans la direction du sud-est, une nation à demi
wende, celle des Alazons, qui se livrait au même commerce. (Hérod., IV, 17.)
Ils vivaient dans des villages, à la façon des peuples blancs purs, leurs ancêtres. (Schaff., t. I, p. 59.)
S'il était besoin d'en donner une preuve, on la trouverait dans le nom d'une tribu slave, les Budini,
(alphabet étranger) dont la racine est budy, maison ; par conséquent, les hommes qui habitent des
maisons, des demeures permanentes. Ce nom de Budini rappelle une des plus singulières erreurs
auxquelles la science ait pu se complaire. Hérodote raconte que les gens ainsi nommés étaient (mot
grec) ; tous les traducteurs ont compris et dit qu'ils mangeaient de la vermine, ou plus clairement
des poux. Cette circonstance, qui parlait peu en faveur des Budini, n'a pas empêché les érudits
allemands et les slavistes de se disputer ce peuple, les uns le réclamant pour germain, les autres pour
wende. Larcher, Mannert, Buchon, bien d'autres, ont répété que les Budini mangeaient des poux ;
enfin Ritter, se rapportant à l'abréviateur de Tzetzès, et guidé par le sens commun, a démontré que,
comme beaucoup de populations actuelles de l'extrême nord, ils se nourrissaient de jets de sapin ;
mais l'habitude de l'absurde est si bien prise que Passow lui-même, dans son dictionnaire, tout en
donnant les deux versions, montre une prédilection marquée pour la plus ancienne.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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montrait la source des opinions le plus grossièrement superstitieuses, la croyance à la
lycanthropie, par exemple. Ils fournissaient aussi des sorciers de toutes les espèces
désirables 1.
Cette contemplation superstitieuse de la nature, qui n'était pas moins absorbante
pour l'esprit des Slaves septentrionaux que pour celui de leurs parents, les Rasènes de
l'Italie, tenait une très grande place dans l'ensemble de leurs notions. Les monuments
nombreux qu'ils ont laissés, tout en attestant chez eux un certain degré d'habileté, et
surtout un génie patient et laborieux, ne valent pas ce qu'on trouve sur les terres
celtiques, et, ce qui met le sceau à la démonstration de leur infériorité, c'est qu'ils n'ont
jamais pu agir sur les autres familles d'une façon dominatrice. La vie de conquête leur
a été constamment inconnue. Ils n'ont pas même su créer pour eux-mêmes un État
politique véritablement fort 2.
Quand, dans cette race prolifique, la tribu devenait quelque peu populeuse, elle se
scindait. Trouvant par trop pénible pour sa dose de vigueur intellectuelle le gouvernement de trop de têtes réunies et l'administration de trop d'intérêts, elle s'empressait
d'envoyer au dehors de ses limites une ou plusieurs communautés sur lesquelles elle ne
prétendait conserver qu'une sorte de préséance maternelle, leur laissant d'ailleurs
pleine liberté de se régir à leur guise. Les dispositions politiques du Wende, essentiellement sporadiques, ne lui permettaient pas de comprendre, encore moins de pratiquer
le gouvernement nécessairement compliqué d'un empire vaste et compact. Vivre
citoyen d'un municipe aussi étroit que possible, c'était là son rêve. Les conceptions
orgueilleuses de domination, d'influence, d'action extérieure, y trouvaient sans doute
peu leur compte ; mais, précisément, le Slave ne les connaissait pas. L'agrandissement
de son bien-être direct et personnel, la protection de son travail, l'assistance pour ses
besoins physiques, la satisfaction de ses attachements, sentiment vif chez cet être doux
et affectueux, bien que froid, tout cela lui était assuré par son régime municipal, avec
une facilité, une liberté, une abondance qu'un état social plus perfectionné ne saurait
jamais produire, il faut l'avouer. Il s'y tenait donc, et la modération de ces goûts si
humbles doit lui mériter, au moins, l'hommage des moralistes, tandis que les politiques, plus difficiles à satisfaire, considèrent que les résultats en furent déplorables.
L'antique gouvernement de la race blanche, si naturellement propre à servir toutes les
dispositions d'indépendance, les plus dangereuses comme les plus utiles, se laissa
énerver sans peine par tant de mollesse. On le voulait de plus en plus faible et
incertain ; il s'y prêta. Les magistrats, pères fictifs de la commune, continuèrent à ne
devoir qu'à l'élection une autorité temporaire, étroitement limitée par le concours
incessant d'une assemblée souveraine composée de tous les chefs de famille. Il est bien
évident que ces aristocraties rurales et marchandes composaient les républiques les
moins exposées aux usurpations de pouvoir que l'espèce blanche ait jamais réalisées ;
mais elles en étaient, en même temps, les plus faibles, les plus incapables de résister
aux troubles intérieurs comme à l'agression étrangère.

1
2

Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 195.
Id., ibid., t. I, p. 167.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Il n'est pas même sans vraisemblance que les nombreux inconvénients de cet
isolement si mesquin ne fissent parfois désirer, à ceux-là même qui en aimaient les
douceurs, un changement d'état résultant de la conquête d un peuple plus habile. Cette
calamité, au milieu du dommage qu'elle entraîne nécessairement, leur devait apporter
d'une manière non moins sûre plusieurs avantages capables de les frapper, de leur
plaire, ~t, jusqu'à un certain point, de leur fermer les yeux sur la perte de leur
indépendance. On peut mettre de ce nombre l'accroissement des bénéfices matériels,
conséquence facile d'un agrandissement de population et de territoire. Une commune
isolée a peu de ressources ; deux réunies en ont davantage. La chute des barrières
politiques trop rapprochées facilite les relations entre pays frontières ; elle les crée
même souvent. Les denrées et les produits circulent plus abondamment, vont plus
loin ; les gains et les profits s'accumulent, et l'instinct commercial émerveillé, séduit,
gagné, renonçant à ses préjugés contre les concurrences pour se livrer tout entier au
charme de la possession d'un marché plus étendu, renie un excès pour se jeter dans
l'autre, et devient l'apôtre le plus ardent de cette fraternité universelle que des
sentiments un peu plus nobles, que des opinions plus clairvoyantes repoussent comme
n'étant autre chose que la mise en commun de tous les vices et l'avènement de toutes
les servitudes.
Mais les conquérants des Slaves aux époques primitives n'étaient pas en état de
pousser le système d'agglomération jusqu'à l'excès. Leurs groupes étaient trop peu
considérables par le nombre et trop mal pourvus de moyens intellectuels ou matériels
pour exécuter de si gigantesques fautes. Ils ne les imaginaient même pas, et leurs
sujets, qui en auraient accepté sans doute les pires conséquences, pouvaient encore,
assez raisonnablement, se réjouir de l'extension gagnée à leurs travaux économiques.
Puis, sous la loi d'un vainqueur dispensant de tels bienfaits, leur existence moins
libre était, en définitive, mieux garantie. Tandis que l'isolement national les avait toujours livrés, presque sans défense, à toutes les agressions du dehors, leur constitution
nouvelle, sous, des maîtres vigoureux, les soustrayait à ce genre de fléaux, et les
envahisseurs rencontraient désormais, entre leur soif de pillage et les laboureurs qu'ils
voulaient dépouiller, l'arc et l'épée d'un dominateur jaloux. Donc, pour bien des
raisons, les Wendes étaient enclins à prendre la sujétion politique en patience, de
même qu'ils avaient ignoré et repoussé les moyens d'y échapper. Et, d'ailleurs, cette
sujétion qu'ils n'avaient pas l'orgueil ni même la fierté de haïr, le temps se chargeait,
comme toujours, d'en adoucir les aspérités. À mesure qu'une longue cohabitation
amenait entre les étrangers et leurs humbles tributaires les alliances inévitables, le
rapprochement des esprits s'effectuait. Les relations mutuelles perdaient de leur
rigueur première ; la protection se faisait mieux sentir, et le commandement beaucoup
moins. À la vérité, les conquérants, victimes de ce jeu, devenaient graduellement des
Slaves, et, s'affaissant à leur tour, à leur tour aussi subissaient la domination étrangère,
qu'ils ne savaient plus écarter ni de leurs sujets ni d'eux-mêmes. Mais les mêmes
mobiles poursuivant incessamment leur action, avec une régularité toute semblable
aux mouvements du pendule, amenaient constamment des effets identiques, et les
races wendes n'apprenaient pas, et même, arianisées au point médiocre où elles ont pu
l'être, n'ont jamais appris que d'une manière imparfaite le besoin et l'art d'organiser un

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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gouvernement qui fût à la fois national et plus complexe que celui d'une municipalité.
Elles n'ont jamais pu se soustraire à la nécessité de subir un pouvoir étranger à leur
race. Bien éloignées d'avoir rempli dans le monde antique un rôle souverain, ces
familles, les plus anciennement dégénérées des groupes blancs d'Europe, n'ont même
jamais eu, aux époques historiques, un rôle apparent 1, et c'est tout ce que peut faire
l'érudition la plus sagace que d'apercevoir leurs masses, cependant si nombreuses, si
prolifiques, derrière les poignées d'aventuriers heureux qui les régissent pendant les
périodes lointaines. En un mot, par suite des alliages jaunes immodérés d'où résulta
pour elles cette situation éternellement passive, elles furent plus mal partagées, moralement parlant, que les Celtes, qui, du moins, outre de longs siècles d'indépendance et
d'isonomie, eurent quelques moments bien courts, il est vrai, mais bien marqués, de
prépondérance et d'éclat.
La situation subordonnée des Slaves, dans l'histoire, ne doit cependant pas faire
prendre le change sur leur caractère. Lorsqu'un peuple tombe au pouvoir d'un autre
peuple, les narrateurs de ses misères n'éprouvent généralement aucun scrupule de
prononcer que l'un est vaillant et que l'autre ne l'est pas. Lorsqu'une nation, ou plutôt
une race, s'adonne exclusivement aux travaux de la paix, et qu'une autre, déprédatrice
et toujours armée, fait de la guerre son métier unique, les mêmes juges proclament
hardiment que la première est lâche et amollie, la seconde virile, Ce sont là des arrêts
rendus à la légère, et qui donnent aux conséquences qu'on en tire autant de maladresse
que d'inexactitude.
Le paysan de la Beauce, plein d'aversion pour le service militaire et d'amour pour
sa charrue, n'est certes pas le rejeton d'une souche héroïque, mais il est, à coup sûr,
plus réellement brave que l'Arabe guerrier des environs du Jourdain. On l'amènera
facilement, ou, pour mieux dire, il s'amènera lui-même, en un besoin, à faire des
actions d'une intrépidité admirable pour défendre ses foyers, et, une fois enrégimenté,
son drapeau, tandis que l'autre n'attaquera que rarement à force égale, n'affrontera que
le danger le plus petit, et ce petit danger, il s'y soustraira même sans honte, en répétant
à part lui l'adage favori du guerrier asiatique : « Se battre, ce n'est pas se faire tuer. »
Cependant cet homme circonspect fait profession presque exclusive de manier le fusil.
À son avis, c'est là le seul lot convenant à un homme, ce qui ne l'empêche pas, depuis
des siècles, de se laisser subjuguer par qui veut s'en donner la peine.
Tous les peuples sont braves, en ce sens qu'ils sont tous également capables, sous
une direction appropriée à leurs instincts, d'affronter certains périls et de s'exposer à la
mort. Le courage, pris dans ses effets, n'est le caractère particulier d'aucune race. Il
existe dans toutes les parties du monde, et c'est un tort que de le considérer comme la
conséquence de l'énergie, encore plus de le confondre avec l'énergie elle-même : il en
diffère essentiellement.
Ce n'est pas que l'énergie ne le produise aussi, mais d'une façon bien reconnaissable. Surtout cette faculté est loin de n'avoir que cette manière de se manifester. En
conséquence, si toutes les races sont braves, toutes ne sont pas énergiques, et,
1

Schaff., ouvr. cité, t. I, p. 128.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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fondamentalement, il n'y a que l'espèce blanche qui le soit. On ne rencontre que chez
elle la source de cette fermeté de la volonté, produite par la sûreté du jugement. Une
nature énergique veut fortement, par la raison qu'elle a fortement saisi le point de vue
le plus avantageux ou le plus nécessaire. Dans les arts de la paix, sa vertu s'exerce
aussi naturellement que dans les fatigues d'une existence belliqueuse. Si les races
blanches, fait incontestable, sont plus sérieusement braves que les autres familles, ce
n'est aucunement parce qu'elles font moins de cas de l'existence, au contraire ; c'est
que, tout aussi obstinées quand elles attendent du travail intellectuel ou matériel un
résultat précieux que lorsqu'elles prétendent jeter bas les remparts d'une ville, elles
sont surtout pratiquement intelligentes, et perçoivent le plus distinctement leur but.
Leur bravoure résulte de là, et non pas de la surexcitation des organes nerveux, comme
chez les peuples qui n'ont pas eu ou qui ont laissé perdre ce mérite distinctif.
Les Slaves, trop mélangés, étaient dans ce dernier cas. Ils y sont encore, et plus
peut-être qu'autrefois. Ils déployaient beaucoup de valeur guerrière quand il le fallait,
mais leur intelligence, affaiblie par les influences finniques, ne s'élevait que dans un
cercle d'idées trop étroit, et ne leur montrait pas assez souvent ni assez clairement les
grandes nécessités qui s'imposent à la vie des nations illustres. Quand le combat était
inévitable, ils y marchaient, mais sans entraînement, sans enthousiasme, sans autre
désir que celui de se retirer bien moins du péril que des fatigues, infructueuses à leurs
yeux, dont l'état de guerre est hérissé. Ils souscrivaient à tout pour en finir, et retournaient avec joie au travail des champs, au commerce, aux occupations domestiques.
Toutes leurs prédilections se concentraient là.
Cette race, ainsi faite, ne posséda donc son isonomie que d'une manière fort
obscure, puisque cette isonomie ne s'exerça que dans des centres trop petits pour être
encore visibles à travers les ténèbres des âges, et ce n'est guère que par son association
à ses conquérants mieux doués que l'on réussit à l'apercevoir et à juger ses qualités
comme ses défauts. Trop faible et trop douce pour exciter de bien longues colères chez
les hommes qui l'envahissent, sa facilité à accepter le rôle secondaire dans les
nouveaux États fondés par la conquête, son naturel laborieux qui la rendait aussi utile
à exploiter qu'elle était aisée à régir, toutes ces humbles facultés lui faisaient conserver
la propriété du sol, en lui en laissant perdre le haut domaine. Les plus féroces
agresseurs repoussaient bien vite la pensée de créer inutilement des solitudes qui ne
leur auraient rien rapporté. Après avoir envoyé quelques milliers de captifs sur les
marchés lointains de la Grèce, de l'Asie, des colonies italiotes, un moment arrivait où
la soumission de leurs vaincus lassait leur furie 1. Ils prenaient en pitié ce travailleur
débonnaire qui opposait si peu de résistance, et désormais ils le laissaient cultiver ses
champs. Bientôt la fécondité du Slave avait comblé les vides de la population.
L'ancien habitant était plus solidement établi que jamais sur le sol qui lui était laissé,
et, pour peu que ses souverains conservassent les faveurs de la victoire, il gagnait du
terrain avec eux ; car il poussait l'obéissance jusqu'au point d'être intrépide à leur
profit, quand on lui commandait une telle vertu.

1

Schaff., ouvr. cité, t. I, p. 244.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Ainsi, indissolublement mariés à la terre d'où rien ne pouvait les arracher, les
Slaves occupaient dans l'orient de l'Europe le même emploi d'influence muette et
latente, mais irrésistible, que remplissaient en Asie les masses sémitiques. Ils formaient, comme ces dernières, le marais stagnant où s'engloutissaient, après quelques
heures de triomphe, toutes les supériorités ethniques. Immobile comme la mort, actif
comme elle, ce marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds
et les plus généreux, sans en éprouver d'autre modification, quant à lui-même, que çà
et là une élévation relative du fond, mais pour en revenir finalement à une corruption
générale plus compliquée.
Cette grande fraction métisse de la famille humaine, ainsi prolifique, ainsi patiente
devant l'adversité, ainsi obstinée dans son amour utilitaire du sol, ainsi attentive à tous
les moyens de le conquérir matériellement, avait étendu de fort bonne heure le réseau
vivant de ses milliers de petites communes sur une énorme étendue de pays. Deux
mille ans avant Jésus-Christ, des tribus wendes cultivaient les contrées du bas Danube
et les rives septentrionales de la mer Noire, couvrant d'ailleurs, autant qu'on en peut
juger, en concurrence avec les hordes finnoises, tout l'intérieur de la Pologne et de la
Russie. Maintenant que nous les avons reconnues dans la véritable nature de leurs
aptitudes et de leur tâche historique, laissons-les à leurs humbles travaux, et considérons leurs divers conquérants.
Au premier rang il convient de placer les Celtes. À l'époque très ancienne où ces
peuples occupaient la Tauride et faisaient la guerre aux Assyriens, et, même au temps
de Darius, ils avaient des sujets slaves dans ces régions 1. Plus tard ils en avaient
également sur les Krapacks et dans la Pologne et probablement dans les contrées
arrosées par l'Oder. Quand ils firent, venant de la Gaule, la grande expédition qui porta
les bandes tectosages jusqu'en Asie 2, ils semèrent dans toute la vallée du Danube, et
dans les pays des Thraces et des Illyriens, de nombreux groupes de noblesse qui
restèrent à la tête des peuplades wendes, jusqu'à ce que des envahisseurs nouveaux
fussent venus les soumettre eux-mêmes avec elles 3. En plusieurs occasions les Kymris
1

2
3

Hérodote (IV, 11) indique clairement cette situation, quand il raconte qu'au moment où les Scythes
vinrent attaquer les Cimmériens, ceux-ci se consultèrent sur ce qu'il y avait à faire. Les rois étaient
d'avis de résister, le peuple voulait émigrer ; les deux partis en vinrent aux mains, et, comme ils
étaient égaux en nombre, la bataille fut sanglante ; enfin le peuple eut le dessus, c'est-à-dire les
Slaves, et, après avoir enterré les morts, on s'enfuit devant les Scythes. – Ce passage donne le sens
de cet autre du même livre (102) ou les Scythes, attaqués par Darius, demandent secours à leurs
voisins. Alors se réunirent les rois des Taures, des Agathyrses, des Neures, des Androphages, des
Mélanchlènes, des Gélons, des Boudini et des Sauromates. Le mot rois, ( en grec), doit être entendu
ici comme au § 11. Il indique les tribus nobles, étrangères, qui régnaient sur les Taures Celtiques, les
Agathyrses Slaves, les Neures, les Androphages, les Mélanchlènes Finnois, les Gélons, les Boudini,
les Sauromates Slaves. Dans ces derniers, il y a à remarquer que c'étaient des Sarmates Satages ou
servants qui formaient la couche inférieure de la population. Ces Satages, bien qu'ayant déjà pris le
nom de leurs maîtres, étaient incontestablement de race wende. – Un roi des Agathyrses porte un
nom arian : il s'appelle Spargapithès (IV, 78.)
Schaff., I, 243.
Ce fut aux invasions kymriques que les poètes de la comédie grecque durent les noms de Davus et
de Geta, si souvent appliqués par eux aux esclaves qui jouaient un rôle dans leurs fables. Les
hommes portant ces noms appartenaient originairement à la classe supérieure des nations slaves
vaincues, et provenaient d'une autre source première. (Schaff., t. I, p. 244.) – Ce même auteur pense

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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avaient exercé, et ils exercèrent encore vers la fin du IIIe siècle avant notre ère, une
pression victorieuse sur telle ou telle des nations slaves.
Cependant, s'il faut les nommer en première ligne, c'est surtout parce que les
raisons de voisinage multiplièrent les incursions de détail. Ils ne furent ni les plus
puissants, ni les plus apparents, ni, peut-être même, les plus anciens des dominateurs
que les Slaves virent abonder chez eux. Cette suprématie revient surtout à différentes
nations fort célèbres qui, sous leurs noms divers, appartiennent toutes à la race ariane.
Ce furent ces nations qui opérèrent avec le plus de force et d'autorité dans les contrées
pontiques, et jusqu'au delà vers le plus extrême nord. C'est d'elles que les annales de ce
pays s'entretiennent surtout, et c'est sur elles que l'attention doit ici se concentrer pour
des causes plus graves encore.
Le fait que, malgré les mélanges qui déterminèrent successivement la chute et la
disparition de la plupart d'entre elles, ces nations appartenaient originairement à la
fraction la plus noble de l'espèce blanche serait déjà de nature à leur mériter le plus vif
intérêt ; mais un si grand motif est encore renforcé par cette circonstance que c'est de
leur sein, que c'est du milieu de leurs multitudes, et des plus pures et des plus
puissantes, que se dégagèrent les groupes d'où sortirent les nations germaniques. Ainsi
reconnues dans leur étroite intimité originelle avec le principe générateur de la société
moderne, elles apparaissent comme plus importantes pour nous, et comme plus
sympathiques, dans le sens général de l'histoire, que ne le peuvent être même les
groupes de pareille origine, fondateurs ou restaurateurs des autres civilisations du
monde.
Les premiers de ces peuples qui aient pénétré en Europe, à des époques extrêmement obscures, et quand des groupes de Finnois, peut-être même des Celtes et des
Slaves, occupaient déjà quelques contrées du nord de la Grèce, paraissent avoir été les
Illyriens et les Thraces. Ces races subirent nécessairement les mélanges les plus
considérables ; aussi leur prépondérance a-t-elle laissé le moins de vestiges. Il n'est
vraiment utile d'en parler ici que pour montrer l'étendue approximative de la plus
ancienne expansion des Arians extra-hindous et extra-iraniens. Vers l'ouest les
Illyriens et des Thraces occupaient alors en maîtres les vallées et les plaines, de
l'Hellade au Danube, et, poussant jusqu'en Italie, ils étaient surtout établis fortement
sur les versants septentrionaux de l'Hémus 1.
Bientôt ils furent suivis par une autre branche de la famille, les Gètes, qui s'établirent à côté d'eux, souvent au milieu d'eux, et enfin beaucoup plus loin qu'eux, vers le
nord-ouest et le nord 2. Les Gètes se considéraient comme immortels, dit Hérodote. Ils
pensaient que le passage au monde d'en bas, loin de les conduire au néant ou à une

1
2

que l'extension des Celtes, à cette dernière époque, alla jusqu'à la Save et à la Drave dans l'est, et au
nord jusqu'aux sources de la Vistule et au Dniester. (T. I, p. 397.)
Schaffarik (I, 271) croit reconnaître des vestiges de leur domination jusque dans la Bessarabie.
Pline (Hist. natur., IV, 18) place une nation de Gètes après les Thraces, au nord de l’Hémus.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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condition souffrante, les menait aux célestes et glorieuses demeures de Xamolxis 1. Ce
dogme est purement arian.
Mais l'établissement des Gètes en Europe est tellement ancien qu'à peine est-il
possible de les y entrevoir à l'état pur. La plupart de leurs tribus, telles qu'elles sont
nommées dans les plus vieilles annales, avaient été profondément affectées déjà par
des alliages slaves, kymriques, ou même jaunes. Les Thyssagètes ou Gètes géants, les
Myrgètes ou apparentés à la tribu finnique des Merjans, les Samogètes à la race des
Suomis, comme s'appellent eux-mêmes les Finnois, formaient de leur propre aveu,
autant de tribus métisses qui, ayant uni le plus beau sang de l'espèce blanche à l'espèce
mongole, en portaient la peine par l'infériorité relative dans laquelle elles étaient
tombées vis-à-vis de leurs parents plus purs. Les Jutes de la Scandinavie, les Iotuns,
pour employer l'expression de l'Edda, paraissent avoir été les plus septentrionaux, et,
au point de vue moral, les plus dégradés de tous les Gètes 2.
Du côté de l'Asie, du côté de la Caspienne, vivaient encore d'autres branches de la
même nation, que les historiens grecs et romains connaissaient sous le nom de
Massagètes 3. Plus tard, on les nomma Scytho-Gètes ou Hindo-Gètes. Les écrivains
chinois les nommaient Khou-te, et l'authenticité, l'exactitude parfaite de cette transcription est garantie d'une manière rare par le témoignage décisif des poèmes hindous
qui, à une époque infiniment plus ancienne, la produisent sous la forme du mot Khéta.
Les Khétas sont un peuple vratya, réfractaire aux lois du brahmanisme, mais
incontestablement arian et vivant au nord de l'Himalaya 4.

1

2

3

4

Hérod., IV, 93. – Il est à remarquer que, dans ce même paragraphe, il y a une identification complète
des Gètes avec les Thraces ce qui peut servir d'argument supplémentaire pour appuyer l'origine
ariane de ces derniers. – Les médailles apportent ici leur secours. Toutes celles qui appartiennent
aux nations situées au nord de Mésons et à l'ouest de la Caspienne montrent des types souvent fort
grossiers d'expression comme d'exécution ; la plupart sont évidemment arians, quelques-uns sont
slaves, aucun ne montre la plus légère trace de la physionomie finnoise. je citerai, entre autres, les
monnaies de Cotys V, type slave ; celles de la ville de Panticapée, type arian, etc.
Au point de vue physique, ils étaient restés très vigoureux et très grands, puisqu'ils sont assimilés
aux géants. (Schaff., I, 307.) – Wachter, qui tient aussi les Jotuns pour un peuple métis, les croit
issus d'un mélange celte et finnois (Encycl. Ersch u. Gr., 83.) – Il est plus que vraisemblable qu'avec
le temps toute espèce d'alliage s'opéra dans le sang des différentes tribus gètes ; mais que la base
première ait été ariane, c'est ce dont il n'est pas possible de douter.
Les Chinois les nommaient très régulièrement Ta-Yueti, grands Gètes ; ta est la traduction exacte de
massa ou maba, grand. (Ritter, 7e Th., 3e Buch, Ve Band., page 609.) – Voir les deux notes qui
suivent.
Les Chinois nommaient aussi certaines nations gétiques, et probablement les groupes les plus
nombreux, Yueti ou Yuei-tchi. La première de ces formes se rapproche beaucoup de Jotun, ce qui
semble indiquer que, bien que cette dernière nous soit surtout connue par les Scandinaves, elle était
déjà employée dès la noire antiquité au fond de la haute Asie. – (Ritter, Asien, 7e Th., 3e Buch, Ve
Band., p. 604.) Les renseignements si importants donnés par les écrivains du Céleste Empire sur les
nations arianes de la haute Asie empruntent une nuance d'intérêt de plus à ce fait qu'ils ne datent que
du IIe siècle avant J.-C., ce qui prouve qu'à cette époque encore, et, par conséquent, bien longtemps
après le départ des peuples d'où sont sortis les Scandinaves, puis les Germains, il y avait encore de
grandes masses blanches dans l'ouest de la Chine, et que ces masses portaient en partie ces mêmes
noms que leurs parents européens, probablement bien oubliés par eux, allaient illustrer, quelques
siècles plus tard, sur le Rhin et sur le Danube. – On peut ainsi se faire une idée de l'heureuse

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

181

Au IIe siècle de notre ère, celles des tribus gétiques qui étaient restées dans la haute
Asie se transportèrent sur le Sihoun, puis vers la Sogdiane, et eurent la gloire de
substituer un empire de leur fondation à l'État bactro-macédonien. Ce succès toutefois
fut peu de chose, comparé à l'éclat que leur nom acquit au IVe et au Ve siècle en
Europe. Un groupe descendu de leurs frères émigrés, et que nous allons retrouver tout
à l'heure avec sa généalogie, partit alors des rives orientales de la Baltique et du sud du
pays scandinave pour effacer tout ce que ses homonymes avaient pu faire de grand. La
vaste confédération des Goths promena son étendard radieux en Russie, sur le Danube,
en Italie, dans la France méridionale, et sur toute la face de la péninsule hispanique.
Que les deux formes Goth et Gète soient absolument identiques, c'est ce dont témoigne au mieux un historien national fort instruit des antiquités de sa race, Jornandès. Il
n'hésite pas à intituler les annales des rois et des tribus gothiques, Res geticæ.
À côté des Gètes et un peu moins anciennement, se présente sur la Propontide et
dans les régions avoisinantes un autre peuple également arian. Ce sont les Scythes,
non pas les Scythes laboureurs, véritables Slaves 1, mais les Scythes belliqueux, les
Scythes invincibles, les Scythes royaux, que l'écrivain d'Halicarnasse nous dépeint
comme des hommes de guerre par excellence. Suivant lui, ils parlent une langue
ariane ; leur culte est celui des plus anciennes tribus védiques, helléniques, iraniennes.
Ils adorent le ciel, la terre, le feu, l'air. Ce sont bien là les différentes manifestations de
ce naturalisme divinisé chez les plus anciens groupes blancs. Ils y joignent la
vénération du génie inspirateur des batailles ; mais, dédaignant l'anthropomorphisme,
à l'exemple de leurs ancêtres, ils se contentent de représenter l'abstraction qu'ils
conçoivent par le symbole d'une épée plantée en terre.
Le territoire des Scythes en Europe s'étend dans la même direction que celui des
Gètes, et, pour les connaissances italo-grecques, se confond avec cette région, comme
les deux populations se confondaient en réalité 2. Des Celto-Scythes, des ThracoScythes, voilà ce que les plus anciens géographes de l'Hellade connaissent dans le
nord de l'Europe, et ils n'ont pas aussi tort qu'on le leur a reproché dans les temps
modernes. Cependant leur terminologie n'était ni claire ni précise, il faut en convenir,
et, bien qu'elle s'appliquât assez correctement à l'état réel des choses, c'était à leur
insu : le vague servait leur ignorance et ne l'égarait pas.

1

2

influence que les invasions et les infiltrations latentes de ces peuples eurent sur les races jaunes ou
malayes de la Chine.
Le mot de (en grec) employé par Hérodote marque, de l'aveu commun, une catégorie de populations
qui étaient soumises à des tribus militaires, et, par conséquent, une classe inférieure, une race
différente et soumise. Il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'elle se retrouvait chez d'autres nations
arianes, les Sarmates, par exemple. C'étaient partout des Slaves, soit purs, soit mêlés de débris de
noblesses subjuguées avec eux. (Schaff., t. I, p. 184-185, 350.) Un exemple de cette dernière
situation existait au IIIe siècle de notre ère dans la Dacie, où les Sarmates Yazyges dominaient des
tribus gétiques, et, par contrecoup, les Slaves qui en formaient la base sociale. (Schaff., I, 250.)
Les pays situés sur la Baltique et sur le golfe de Finlande s'appelaient, longtemps avant Ptolémée, la
Scythie. Pythéas les nommait ainsi, et il était dans le vrai, comme on va le voir plus bas. (Schaff., I,
221.)

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Dans la direction de l'est, les Scythes guerriers donnaient la main à leurs frères, les
peuples du nord de la Médie, que les Grecs avaient tort de considérer comme étant
leurs auteurs, mais qu'ils avaient raison de leur donner pour parents. Ils s'étendaient
jusque dans les montagnes arméniennes où ils se nommaient Sakasounas. Puis, au
nord de la Bactriane, ils se confondaient avec les Indo-Scythes, appelés par les Chinois
les Szou. Ils recevaient là une dénomination légèrement altérée et évidemment offerte
par ce dernier nom, et devenaient pour les Romains les Sacae ; puis, en reprenant les
traditions écrites du Céleste Empire, c'étaient ces Hakas, établis encore, à une époque
assez basse, sur les rives du Jénisséi 1. On ne peut voir en eux que les Sakas du
Ramayana, du Mahabharata, des lois de Manou : des vratyas rebelles aux prescriptions sacrées de l'Arya-varta, comme les Khétas, mais, comme eux aussi,
incontestablement parents des Arians de l'Inde 2. Ils l'étaient de même et d'une façon
aussi reconnue de ceux de l'Iran ; et, s'il pouvait rester quelque doute que tous ces
Scythes cavaliers de l'Asie et de l'Europe, ces Scythes que les Chinois voyaient errer
sur les bords du Hoang-Ho et dans les solitudes du Gobi, que les Arméniens
reconnaissaient pour maîtres sur plusieurs points de leur pays 3, et que les rivages de la
Baltique, que les provinces kymriques 4 redoutaient tout autant ; que ces Scythes, disje, errant dans le Touran 5 et dans le Pont, ces Skolotes 6, comme ils se nommaient
eux-mêmes, ne fussent absolument d'une même origine sur les points les plus divers
où ils se montraient, sur l'Hémus, autant que sur le Bolor, il y aurait encore à alléguer
le témoignage décisif des épigraphistes de la Perse. Les inscriptions achéménides

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2

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5

6

Westergaard, dans ses études sur les inscriptions cunéiformes de la seconde espèce, observe que le
mot Saka doit y être lu avec deux k, pour exprimer la palatale dure avec l's aspirée, que les Perses
n'avaient pas. Ceci rapproche d'autant Haka de Saka, et semble indiquer que les tribus arianes du
nord avaient conservé un dialecte plus rude, qui confondait volontiers la sibilante avec l'aspiration.
(P. 32.) – Les Sakas ou Hakas sont aussi nommés, dans les annales chinoises, Sse. (Ritter, l. c., p.
605 et pass.)
Sur cette origine commune, ouvertement consentie par la tradition britannique, je ne puis que donner
le passage du Ramayana qui l'expose ; je me sers de l'admirable traduction de M. Gorresio : « Di
nuovo ella (la vacca Sabalâ) produsse i fieri Saci, misti insieme cogli Yavani. Da questi Saci,
commisti cogli Yavani, fu inondata la terra. Erano scorridori, robustissimi, condensati, in frotte
come fibre di loto ; portavano bipenni e lunghe spade, avean armi e armadure d'oro. » – (Gorresio,
Ramayana, t. VI, Adicanda, cap. LV, p. 150.) Voilà une description qui fait, avec justice, des Sakas
tout autre chose qu’une horde misérable de pillards mongols. – Voir aussi Manava-Dharma-Sastra,
ch. X, 44.
Sharon-Turner, Hist. of the Anglo-Saxons, t. I.
Une des stations avancées, non pas la plus avancée, des Arians vers le sud-ouest, était, au VIIIe
siècle avant notre ère, celle des Sigynnes, qui, vêtus comme les Mèdes et vivant, disait-on, dans des
chariots, se disaient colonie médique au temps d'Hérodote. Ils étaient voisins des Vénètes de
l'Adriatique. (V, 9.)
Spiegel, Benfey et Weber se sont récemment occupés de fixer la signification du mot persan (en
persan) zend, tuirya, sanscrit, tûrya. Il est d'un grand intérêt de préciser, en effet, si cette
dénomination, qui faisait naître dans les esprits des Hindous et des Iraniens de si fortes idées de
haine et de crainte, renferme une notion de différence ethnique entre ces peuples et leurs adversaires.
Il paraît qu'il n'en est rien, tûrya ne signifie qu'ennemi. – Voir Spiegel, Studien über das ZendAvesta, Zeitschrift a. deutsch. morg. Gesellsch., t. V, p. 223.
(Mot grec) Hérod., IV, 6. – Ce mot semble formé de Saka et de lot, ou d'une racine parente de cette
expression sanscrite qui signifie être hors de soi, exalté, furieux ; les Saka lota auraient été les Sakas
au courage inspiré, téméraire, sans bornes, pareils aux Berserkars scandinaves.

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connaissent en effet deux nations de Sakas, l'une résidant aux environs du Iaxartes,
l'autre dans le voisinage des Thraces 1.
1

Westergaard et Lassen, Inscript. de Darius, p. 94-95. – Hérodote, Pline et Strabon se prononcent
dans le même sens. Le dernier est encore plus péremptoire, puisqu'il confond nettement les Sakas
avec les Massagètes et les Dahae : (phrases en grec) – Ainsi il est bien convenu pour Strabon que,
sur les bords de la Caspienne, les Dahae et les Scythes sont un même peuple ; qu'à l'orient de ces
contrées, les Massagètes et les Saces sont dans des rapports égaux d'identité, et que, de plus, le nom
de Scythe convient à l'un comme à l'autre de ces groupes. – J'ai longtemps hésité à classer les
Scythes, les Skolotes comme ils doivent l'être, au nombre des groupes arians et non pas mongols,
bien que soutenu par l'imposante autorité d'hommes tels que M. Ritter et M. A. de Humboldt. Je
répugnais à rompre en visière, sans nécessité bien démontrée, à une opinion fortement établie, et,
dans le premier volume de cet ouvrage, j'ai même raisonné dans le sens routinier ; mais il m'a fallu
me rendre à l'évidence, et comprendre qu'une complaisance exagérée me jetterait dans des erreurs et
des non-sens trop graves. Je me suis donc résigné. Ayant allégué déjà plusieurs des motifs sur
lesquels j'appuie mon opinion, je me bornerai surtout, pour en bien établir la force, à résumer l'état
de la question. D'une voix presque unanime, la science moderne considère les Scythes Skolotes
comme des Finnois. Elle a pour cela trois raisons : d'abord, qu'Hippocrate les décrit comme tels ;
ensuite que les Grecs appelaient Scythie tout le nord de l'Europe, et ne faisaient aucune distinction
entre les populations de ce pays ; enfin que, puisqu'elle a prononcé une fois, elle ne veut pas se
déjuger. Laissant respectueusement à l'écart le troisième motif, je ne m'occuperai que des deux
premiers. Il est bien vrai qu'Hippocrate décrit des hommes habitant sur les rives de la Propontide
comme ayant le caractère physiologique de la race finnoise, et ces hommes, il les qualifie de
Scythes. Mais, de la façon dont il emploie ce nom, il est de toute évidence qu'il n'entend par là que
des gens établis en Scythie parmi beaucoup d'autres qui ne leur ressemblaient pas. Or, qu'au temps
d'Hippocrate, c'est-à-dire deux cents ans après Hérodote, des tribus jaunes pussent être descendues
jusque dans le voisinage de la Propontide, et, y habitant pêle-mêle avec bien d'autres races, y eussent
reçu des Grecs le nom de Scythes, il n'y a rien là que de très naturel et de très admissible. Il ne
s'ensuit pas nécessairement qu'à une époque antérieure, ces mêmes gens fussent déjà dans le pays.
Hérodote parle beaucoup de Scythes, il les avait visités, il avait conversé avec eux, il savait leur
histoire ; nulle part il ne témoigne qu'ils eussent le moindre trait de la nature finnique ; tout au
contraire, quand il décrit cette nature, à l'occasion du récit qu'il a fait des mœurs des Argippéens, il
avoue qu'il n'a pas vu lui-même ces hommes chauves, au nez aplati, au menton allongé et que tout ce
qu'il en rapporte, il ne le sait que par tradition des marchands et des voyageurs. Et non seulement il
n'indique pas par un seul mot, lui, observateur si soigneux et si attentif, que les Scythes aient eu le
moindre trait différent de la physionomie grecque ou thrace, mais aucun écrivain d'Athènes, de cette
ville d'Athènes où la garde de police était composée, en partie, de soldats scythes, n'a jamais fait la
moindre allusion à une particularité qui aurait, au moins, pu fournir l'étoffe d'une plaisanterie à
Aristophane, lequel introduit un Scythe fort grossier dans une de ses pièces. Ce n'est pas tout :
Hérodote, parlant de la Scythie, proteste contre l'usage de ses compatriotes de la considérer comme
étant d'un seul tenant et habitée par une seule race ; il déclare. au contraire, que le nombre des
Skolotes y est relativement très petit ; avec eux il nomme un grand nombre de nations qui ne leur
sont apparentées en rien (IV, 20, 21, 22, 23, 46, 57, 99). Il les considère comme le peuple
dominateur de la région pontique, et, en outre, comme le plus intelligent (IV, 46). Il leur attribue une
langue médique, et, en effet, d'après tous les mots et tous les noms qu'il allègue, les Scythes
parlaient incontestablement une langue ariane ; enfin, il n'y a pas de doute à conserver que, pour lui,
les Skolotes ne soient les Sakas des Hindous et des Iraniens. Beaucoup plus tard, c'est encore l'avis
de Strabon. Il est inévitable désormais de s'y ranger et de convenir, dans le cas actuel, comme dans
bien d'autres, que c'est un mauvais système que de ne vouloir jamais apercevoir dans un pays qu'une
seule race ; d'attribuer à cette race le premier type venu, en dépit des réclamations des gens mieux
informés, et il faut donner raison, en l'affaire présente, au plus récent historien de la Norwège, M.
Munch, qui, dans l'admirable préambule de son récit, montre les régions pontiques, avant le Xe
siècle qui précéda notre ère, comme incessamment parcourues et dominées par des nations de
cavaliers arians qui se succédaient les unes aux autres, courbant les populations slaves, finniques et
métisses sous leur souffle, comme le vent d'est courbe les épis sous le sien. (Munch, Det norske folk

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Ce nom antique des Sakas s'est maintenu non moins longtemps et a parcouru plus
de régions encore que celui des Khétas. Aux époques des migrations germaniques, il
était appliqué à la contrée noble par excellence, Skanzia, la Scandinavie, l'île ou la
presqu’îles des Sakas. Enfin, une dernière transformation, qui fait dans ce moment
l'orgueil de l'Amérique, après avoir brillé dans la haute Germanie et dans les îles
Britanniques, est celle de Saxna, Sachsen, les Saxons, véritables Sakasunas, fils des
Sakas des dernières époques 1.
Les Sakas et les Khétas constituent, en fait, une seule et même chaîne de nations
primitivement arianes. Quel qu'ait pu être, çà et là, le genre et le degré de dégradation
ethnique subie par leurs tribus, ce sont deux grandes branches de la famille qui, moins
heureuses que celles de l'Inde et de l'Iran, ne trouvèrent dans le partage du monde que
des territoires déjà fortement occupés, relativement à ce qu'avaient eu leurs frères, et
surtout bien inférieurs en beauté. Longtemps embarrassés de fixer leur existence
tourmentée par les Finnois du nord, par leurs propres divisions et par l'antagonisme de
leurs parents plus favorisés, la plupart de ces peuples périrent sans n'avoir pu fonder
que des empires éphémères, bientôt médiatisés, absorbés ou renversés par des voisins
trop puissants 2. Tout ce qu'on aperçoit de leur existence dans ces régions vagues et
illimitées du Touran, et des plaines pontiques, le Touran européen, qui étaient leurs
lieux de passage, leurs stations inévitables, révèle autant d'infortune que de courage,
une ardente intrépidité, la passion la plus chevaleresque des aventures, plus de

1

2

Historie, trad. all. p. 13.) – En dernier lieu, enfin, il faut en croire les médailles des rois scythes, qui
ne portent jamais dans leurs effigies l'ombre d'un trait mongol, comme on peut s'en convaincre
aisément en jetant un coup d'œil sur les monnaies de Leuko 1er, de Phascuporis Ier, de Gegaepirès, de
Rhaemetalcès, de Rhescuporis, etc. Toutes ces médailles montrent la physionomie ariane
parfaitement évidente, ce qui constitue une démonstration matérielle à laquelle il n'y a pas de
réplique. – Voir aussi toute la série des démonstrations appuyées sur des faits et des témoignages
historiques, puisés dans les écrivains grecs, romains et chinois. Ritter, Asien, Ier Th., VIe Buch, WestAsien, Band. V, P. 583 à p. 716.) J'ai emprumté de nombreux détails à cette admirable et féconde
accumulation de recherches.
À l'ordinaire on fait dériver le nom de Saxon du mot sax ou seax couteau. Cette étymologie convient
d'autant moins que les Saxons étaient remarqués pour la grandeur de leurs épées, et se servaient
d'ailleurs préférablement des haches d'armes : « Securibus gladiisque longis, » dit Henri de
Huntingdon. – Kemble produit un passage d’un document ancien qui repousse de même cette
opinion : « Incipit linea Saxonum et Anglorum descendes ab Adamo linealiter usque ad Sceafum de
« quo Saxones vocabantur » Mullenhoff ne me paraît nullement bien fondé dans la critique qu'il fait
de ce texte. (Voir Zeitschrift für das d. Alterth., t. VII, p. 415.) – Sceaf est un personnage tellement
ancien, au jugement de la légende germanique, qu'il est placé à la tête des aïeux d'Odin . Les
Scandinaves chrétiens ont exprimé cette idée en le faisant naître dans l'arche de Noé. Mullenhoff luimême considère les aventures qui sont attribuées à ce personnage comme un mythe de l'arrivée par
mer des Roxolans dans la Suède. (Loc. cit., p. 413 .)
On compte cependant dans ces États, souvent réduits à un bien faible périmètre, de nombreuses
villes. On y remarque la présence de familles royales très respectées pour leur antiquité, une
agriculture développée et surtout la mise en rapport de vignobles célèbres, l'élève de superbes races
de chevaux, une grande réputation de bravoure militaire, une habileté commerciale dont les
annalistes chinois, excellents juges en cette matière, se préoccupent beaucoup, et, ce qui est plus
honorable encore, l'existence d'une littérature nationale et d'un ou plusieurs alphabets particuliers.
(Ritter, loc, cit., pass.) – Je rappellerai que les traits distinctifs physiologiques de tous ces peuples,
aux yeux des écrivains chinois, sont d'avoir eu les yeux bleus, la barbe et la chevelure blondes et
épaisses, et le nez proéminent. (Loc. cit.)

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grandeur idéale que de succès durables. En mettant à part celles de ces nations qui
réussirent, mais beaucoup plus tard, à dominer notre continent, les Parthes furent
encore une des plus chanceuses parmi les tribus arianes de l'ouest 1.
Ce n'est pas assez que de montrer par les faits que les Khétas, les Sakas, et les
Arians, pris dans leur ensemble et à leurs origines, sont tout un. Les trois noms,
analysés en eux-mêmes, donnent le même résultat : ils ont tous trois le même sens ; ce
ne sont que des synonymes : ils veulent dire également les hommes honorables, et,
s'appliquant aux mêmes objets, exposent clairement que la même idée réside sous
leurs apparences différentes 2.
Ce point établi, suivons maintenant dans les phases ascendantes de leur histoire les
tribus les mieux prédestinées de cette agglomération de maîtres que la Providence
amenait graduellement au milieu des peuples de l'ancien monde, et, d'abord, des
Slaves.
Il se trouvait parmi elles une branche particulière et fort étendue de nations
d'essence très pure, du moins au moment où elles arrivèrent en Europe. Cette
circonstance importante est garantie par les documents ; je parle des Sarmates. Ils
descendaient, disaient les Grecs du Pont, d'une alliance entre les Sakis et les
Amazones, autrement dit, les mères des Ases ou des Arians 3. Les Sarmates, comme
tous les autres peuples de leur famille, se reconnaissent des frères dans les contrées les
plus distantes. Plusieurs de leurs nations habitaient au nord de la Paropamise, tandis
que d'autres, connues des géographes du Céleste-Empire sous les noms de Suth,
Suthle, Alasma et Jan-thsaï, vinrent au IIe siècle avant Jésus-Christ, occuper certains
cantons orientaux de la Caspienne. Les Iraniens se mesurèrent maintes fois avec ces
essaims de guerriers, et la crainte excessive qu'ils avaient de leur opiniâtreté martiale

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Les médailles des rois barbares, des rois sakas, qui renversèrent l'empire gréco-macédonien, ne
permettent pas non plus de douter que les conquérants ne parlassent une langue ariane, qu'ils
n'eussent un culte arian, et enfin que leurs traits ne fussent tout à fait ceux de la famille blanche, sans
rien qui rappelle le type mongol. (Benfey, Bemerkungen über die Gœtter-namen auf Indoskythischen-münzen, Zeitsch. d. d. m. Gesellsch., t. VIII, p. 450 seqq.)
J'ai déjà parlé ailleurs du changement normal de l’r en s dans les langues arianes, et de la cause de
cette loi. Je n'en donnerai ici que quelques exemples, amenés par le sujet, et pour montrer qu'elle
s'exécute partout également. Dans les inscriptions achéménides de la seconde espèce, Westergaard
observe que le mot asa peut également être lu arsa ; ainsi Parsa ou Pasa. Le savant indianiste ajoute
que le médique n'admettait pas l'r devant une consonne et le supprimait (pp. 87, 115.) On se rappelle
involontairement ici la façon complexe dont Ammien Marcellin et Jornandès transcrivirent le nom
des dieux scandinaves : au lieu d'ases, ils disent anses ou anseis. (On sait combien la mutation de l'r
en n est d'ailleurs fréquente.) Cette forme ansi était connue des Chinois, qui disent indifféremment
asi et ansi. (Ritter, loc. cit., pass.) – Chez les Doriens, la même mobilité avait lieu entre l's et l'r. On
lit, dans le décret des Spartiates contre Timothée, (mots grecs), etc. – Chez les Latins, même
observation, mais en sens inverse ; ainsi genus, generis, majosibus, majoribus, plurima, plusima,
Papisius, Papirius, arbos, arbor. On en trouve des traces dans un dialecte français, le poitevin, où
on dit : il ertait pour : il estait, et dans les romans du XIIe siècle. – Ainsi, Arya et Asa sont
identiques. L'Asie, Asia, c'est le pays des Arians. Sak ou hak veut dire honorer. (Lassen et
Westergaard, p. 25.) – Ket, (mot persan) en persan moderne, veut dire honorable.
Le mot mère est, en sanscrit, âmaba. Il s'agit ici d'une forme dialectique plus courte.

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s'était perpétuée dans les traditions bactriennes et sogdes. C'est de là que Firdousi les a
fait passer dans son poème 1.
Ces vigoureuses populations, arrivées en Europe, pour la première fois, un millier
d'années avant notre ère, pas davantage 2, avaient mis le pied dans le monde occidental
avec des mœurs toutes semblables à celles des Sakas, leurs cousins et leurs antagonistes principaux. Revêtus de l'équipage héroïque des champions du Schahnameh,
leurs guerriers ressemblaient assez bien déjà à ces paladins du moyen âge germanique,
dont ils étaient les lointains ancêtres. Un casque de métal sur le front, sur le corps une
armure écailleuse de plaques de cuivre ou de corne, ajustées en manière de peau de
dragon, l'épée au côté, l'arc et le carquois au dos, à la main une lance démesurément
longue et pesante 3, ils cheminaient à travers les solitudes sur des chevaux lourdement
caparaçonnés, escortant et surveillant d'immenses chariots couverts d'un large toit.
Dans ces vastes machines étaient renfermés leurs femmes, leurs enfants, leurs
vieillards, leurs richesses. Des bœufs gigantesques les traînaient pesamment en faisant
vaciller et crier leurs roues de bois plein sur le sable ou l'herbe courte de la steppe. Ces
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3

Les trois fils de Féridoun sont Iredj, Tour et Khawer. Ce sont les personnifications des trois rameaux
blancs de la Perse, de l'Iran proprement dit, puis de l'intérieur de l'Asie, puis des contrées
occidentales du monde. La parenté de ces trois groupes est ainsi rigoureusement reconnue. On ne
manquera pas de retrouver dans la forme Khawer une transcription toute naturelle de l'antique
expression de Yavana. C'est un témoignage de plus de l'antiquité des renseignements dont s'est servi
Firdousi. (Voir tome Ier. – Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 350-351.)
Hérodote fournit trois traditions sur l'origine des Scythes et une sur celle des Sarmates. La première,
considérant les Scythes comme autochtones, les déclarait les derniers nés de tous les peuples de la
terre et leur donnait une antiquité de quinze cents ans environ avant J.-C. (Livre IV, 5.) La seconde,
fournie par les Grecs du Pont, les faisant descendre d'Hercule et d'une nymphe du pays, ne leur
assigne que treize cents et quelques années avant notre ère. (Livre IV, 8.) La troisième, due à Aristée
de Proconnèse, qui l'avait rapportée de ses voyages dans l'Asie centrale, n'a rien de mythique, et fait
simplement venir les Scythes de l'est, d'où ils avaient été chassés par les Issédons, fuyant à leur tour
devant les Arimaspes. Il ne serait nullement difficile de montrer le point de concordance de ces trois
manières d'envisager le même fait. Quant à la formation des peuples sarmates, nés des Scythes et
des Amazones, je l'ai déjà indiquée. Ils parlaient un dialecte arian, différent de celui des Skolotes.
(Livre IV, 17.) Pline, Pomponius Mela et Ammien Marcellin font les Sarmates beaucoup plus jeunes
que je ne crois devoir l'admettre ici avec Hérodote. Ils supposent que les premiers groupes de leurs
tribus furent établis sur le Don par les Scythes, au retour de l'expédition de ces derniers en Asie, vers
la fin du VIIe siècle avant notre ère. Au fond, de telles questions sont peu réelles : 1° parce que les
Sarmates ne sont qu'une simple variété des Sakas ; 2° parce que leurs nations, venant de l'est, dans la
direction du Touran, se succédèrent à des époques très rapprochées, et qu'il n'y a pas lieu d'en choisir
une à l'exclusion des autres pour servir aux éphémérides.
Ces détails de costume et d'armement se trouvent dans les écrivains romains et grecs qui ont parlé
des Sarmates avec détail. Quant à l'équipement général des autres peuples de la même famille, on a
vu plus haut que le Ramayana attribuait aux Sakas des armures d'or, de lourdes haches et de longues
épées. Hérodote, en parfait accord avec ce livre, montre les Massagètes avec des baudriers, des
cuirasses et des casques revêtus d'or, et employant le cuivre à forger les pointes de leurs lances, de
leurs javelots et de leurs flèches. (Hérodote, II, 215.) – Dans l'expédition de Xerxès, les Arians
Perses avaient des cuirasses de fer travaillées en écailles de poisson. (Hérodote, VII, 61.) Cette
coutume, dit l'historien, avait été empruntée aux Mèdes. (Livre VII, 62.) – Les Arians Cissiens la
suivaient aussi. (Ibidem), ainsi que les Arians Hyrcaniens. (Ibidem). Il en était de même des Parthes,
des Chorasmiens, des Sogdiens, des Gandariens, des Dadices et des Bactriens. (Ibidem., 64 et 66.) –
Il n'y a donc nul doute possible que les armures complètes de métal. et en forme d'écailles ne fussent
d'un usage général chez toutes les nations arianes désignées par les Hindous sous le nom de Sakas

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

187

maisons roulantes étaient les pareilles de celles que la plus ténébreuse antiquité avait
vues transporter vers le Pendjab, la contrée opulente des cinq fleuves, les familles des
premiers Arians. C'étaient les pareilles encore de ces constructions ambulantes dont,
plus tard, les Germains formèrent leurs camps ; c'était, sous des formes austères,
l'arche véritable portant l'étincelle de vie aux civilisations à naître et le rajeunissement
aux civilisations énervées, et, si les temps modernes peuvent encore fournir quelque
image capable d'en évoquer le souvenir, c'est bien assurément la puissante charrette
des émigrants américains, cet énorme véhicule, si connu dans l'ouest du nouveau
continent, où il apporte sans cesse jusqu'au delà des montagnes Rocheuses, les
audacieux défricheurs anglo-saxons et les viragos intrépides, compagnes de leurs
fatigues et de leurs victoires sur la barbarie du désert.
L'usage de ces chariots décide un point d'histoire. Il établit une différence radicale
entre les nations qui l'ont adopté et celles qui lui ont préféré la tente. Les premières
sont voyageuses ; elles ne répugnent pas à changer absolument d'horizon et de
climats ; les autres seules méritent la qualification de nomades. Elles ne sortent
qu'avec peine d'une circonscription territoriale assez limitée. C'est être nomade que
d'imaginer l'unique espèce d'habitation qui, par sa nature, soit éternellement mobile et
présente le symbole le plus frappant de l'instabilité. Le chariot ne saurait jamais être
une demeure définitive. Les Arians qui s'en sont servis, et qui, pendant un temps plus
ou moins long, ou même jamais, n'ont pu se créer d'autres abris, ne possédaient pas et
ne voulaient pas de tentes. Pourquoi ? C'est qu'ils voyageaient, non pour changer de
place, mais, au contraire, pour trouver une patrie, une résidence fixe, une maison.
Poussés par des événements contraires ou particulièrement excitants, ils ne réussissaient à s'emparer d'aucun pays de manière à y pouvoir bâtir d'une manière définitive.
Aussitôt que ce problème a pu se résoudre, l'habitation roulante s'est attachée au sol et
n'en a plus bougé. Le mode de demeure encore en usage dans la plupart des pays
européens qui ont possédé des établissements arians en offre la preuve : la maison
nationale n'y est autre chose qu'un chariot arrêté. Les roues ont été remplacées par une
base de pierre sur laquelle s'élève l'édifice de bois. Le toit est massif, avancé ; il
enveloppe complètement l'habitation, à laquelle on ne parvient que par un escalier
extérieur, étroit et tout semblable à une échelle. C'est bien, à très peu de modifications
près, l'ancien chariot arian. Le chalet helvétique, la cabane du moujik moscovite, la
demeure du paysan norwégien, sont également la maison errante du Saka, du Gète et
du Sarmate, dont les événements ont enfin permis de dételer les bœufs et d'enlever les
roues 1. En arriver là, c'était l'instinct permanent, sinon le vœu avoué des guerriers qui
ont traîné en tant de lieux et si loin cette demeure vénérable par les héroïques
souvenirs qu'elle rappelle. Malgré leurs pérégrinations multipliées, quelquefois
séculaires, ces hommes n'ont jamais consenti à accepter l'abri définitivement mobile
de la tente ; ils l'ont abandonné aux peuplades d'espèce ou de formation inférieure.

1

Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, Wien 1851, p. 327. – A. de Haxthausen, dans
son excellent ouvrage sur la Russie, fait une remarque qui aboutit au même résultat : « Les
« ornements, dit-il, et les découpures qui ornent les toits (des maisons « des paysans russes aux
environs de Moscou), les galeries et l'escalier conduisant à « l'intérieur, rappellent les habitations
« des Alpes, et particulièrement les chalets suisses. » (T. I, p. 19-20.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Les Sarmates 1, les derniers venus des Arians, au Xe siècle avant notre ère, et
conséquemment les plus purs, ne tardèrent pas à faire sentir aux anciens conquérants
des Slaves la force supérieure de leur bras et de leur intelligence, dans les
contestations qui ne manquèrent pas de s'élever. Bientôt ils se firent une grande place.
Ils dominèrent entre la Caspienne et la mer Noire, et commencèrent à menacer les
plaines du nord 2. Longtemps, toutefois, les pentes septentrionales du Caucase demeurèrent leur point d'appui. C'est dans les défilés de cette grande chaîne que, plusieurs
siècles après, quand ils eurent perdu l'empire exclusif des régions pontiques, celles de
leurs tribus qui n'avaient pas émigré allèrent chercher un refuge parmi quelques
peuplades parentes plus anciennement établies dans ces gorges 3. Elles durent à cette
circonstance, heureuse pour le maintien de leur intégrité ethnique, l'honneur dont elles
jouissent aujourd'hui d'avoir été choisies par la science physiologique pour représenter
le type le plus accompli de l'espère blanche. Les nations actuelles de ces montagnes
continuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie guerrier, par cette
énergie indomptable qui intéresse les peuples les plus cultivés et les plus amollis aux
chances de leurs combats, et par une résistance plus difficile encore à ce souffle
d'avilissement qui, sans pouvoir les toucher, atteint autour d'elles les multitudes
sémitiques, tatares et slaves. Loin de dégénérer, elles ont contribué, dans la proportion
où leur sang s'est mêlé à celui des Osmanlis et des Persans, à réchauffer ces races. Il ne
faut pas oublier non plus les hommes éminents qu'elles ont fournis à l'empire turc, ni
la puissante et romanesque domination des beys circassiens en Égypte.
Il serait ici hors de place de prétendre suivre dans le détail les innombrables
mouvements des groupes sarmates vers l'occident de l'Europe. Quelques-unes de ces
migrations, comme celle des Limigantes, s'en allèrent disputer la Pologne à des
noblesses celtiques, et, sur leur asservissement, fondèrent des États qui, parmi leurs
villes principales, ont compté Bersovia, la Varsovie moderne, D'autres, les Iazyges,
conquirent la Pannonie orientale, malgré les efforts des anciens vainqueurs de race
thrace ou kymrique, qui déjà y dominaient les masses slaves. Ces invasions et bien
d'autres n'intéressent que des histoires spéciales 4. Elles ne furent pas exécutées sur une
1

2
3

4

Ce nom est formé des deux racines sâr et mat, qui signifient destructeur des peuples. L'une, sâr, est
médique. (Westergaard, p. 81.) L'autre, mat, répond au verbe sanscrit déchirer. – Je crois avoir déjà
dit, mais je le répète encore, qu'il ne s'agit pas de trouver, pour des mots touraniens, une source
directe dans le sanscrit, mais seulement des analogies de dialectes qui puissent faire entrevoir le sens
à travers la forme peu concordante des vocables. – Le mot sâr, habitant, est le même qui apparaît
dans le nom de la capitale de la Lydie, (mot grec) de sâr et de dhâ, Sarda, le lieu où l'on établit des
habitants, la colonie.
Schaffarik, Slaw. Alterth., t. I, p. 120-121, 141.
Les Ossètes du Caucase, nommés, dans les anciennes annales russes, Iasi ou Osi, et par Plan-Carpin,
ou XIIIe siècle, Alani et Asses, s'attribuent à eux-mêmes le titre d'Iron, et à leur pays celui
d'Ironistan. C'est un nouvel exemple de permutation de l'r en s. (Schaff., Slaw. Alterth., t. I, 141,
353.)
Schaffarik reconnaît quelques faibles restes d'une tribu de Sarmates Iazyges dans la population
d'aujourd'hui clairsemée sur la rive gauche de la Pialassa. Ils sont d'une carnation très brune,
s'habillent de noir, et conservent des usages différents de ceux des races qui les entourent. Ils parlent
le russe blanc, mais avec un accent lithuanien. Ils sont nommés par les gens du pays Iatwjèses ou
Iodwezaj. C'est une formation de métis tout à fait tombés. (Schaff., Slawische Alterth., t. I, p. 338,
340, 343, 349.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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assez grande échelle ni avec des forces suffisantes pour affecter d'une manière durable
la valeur active des groupes subjugués. Il n'en est pas de même du mouvement qu'une
vaste association des tribus de la même famille, issues de la grande branche des
Alains, Alani, peut-être, plus primitivement, Arani ou Arians, et portant pour nom
fédératif celui de Roxolans 1, opéra du côté des sources de la Dwina, dans les contrées
arrosées par le Wolga et le Dnieper, en un mot dans la Russie centrale, vers le VIIe ou
le VIIIe siècle avant l'ère chrétienne 2. Cette époque, marquée par de grands changements dans la situation ethnique et topographique d'un grand nombre de nations
asiatiques et européennes, constitue également pour les Arians du nord un nouveau
point de départ, et par conséquent une date importante dans l'histoire de leurs
migrations.
Il n'y avait guère que deux à trois cents ans qu'ils étaient arrivés en Europe, et cette
période avait été remplie tout entière par les conséquences violentes de l'antagonisme
qui les opposait aux nations limitrophes. Livrés sans réserve à leurs haines nationales,
absorbés par les soins uniques de l'attaque et de la défense, ils n'avaient pas eu le
temps sans doute de perfectionner leur état social ; mais cet inconvénient avait été
largement compensé, au point de vue de l'avenir, par l'isolement ethnique, gage assuré
de pureté, qui en avait été la conséquence. Maintenant ils se voyaient contraints de se
transporter dans une nouvelle station. Cette station leur était assignée, exclusivement à
toute autre, par des nécessités impérieuses.
La propulsion qui les jetait en avant venait du sud-est. Elle était donnée par des
congénères, évidemment irrésistibles, puisqu'on ne leur résistait pas. Il n'y avait donc
pas moyen que les Arians-Sarmates-Roxolans prissent leur marche contre cette
direction. Ils ne pouvaient davantage s'avancer indéfiniment vers l'ouest, parce que les
Sakas, les Gètes, les Thraces, les Kymris, y étaient demeurés par trop forts, et surtout
par trop nombreux. C'eût été affronter une série de difficultés et d'embarras
inextricables. Incliner vers le nord-est était non moins difficile. Outre les amoncellements finnois qui opéraient sur ce point, des nations arianes encore considérables, des
métis arians jaunes qui augmentaient chaque jour d'importance, devaient très
légitimement faire repousser l'idée d'une marche rétrograde vers les anciens gîtes de la
famille blanche. Restait l'accès du nord-ouest. De ce côté, les barrières, les empêchements étaient sérieux encore, mais pas insurmontables. Peu d'Arians, beaucoup de
Slaves, des Finnois, en quantité moindre que dans l'est, il y avait là des probabilités de
conquêtes plus grandes que partout ailleurs. Les Roxolans le comprirent ; le succès
leur donna raison. Au milieu des populations diverses que leurs traditions conservées
nous font encore connaître sous leurs noms significatifs de Wanes, de Iotuns et
d'Alfars, ou fées, ou nains, ils réussirent à établir un état stable et régulier dont la

1

2

Munch (Det Norske Folk Historie (traduct. allem.), p. 63) cherche assez péniblement à établir
l'étymologie de ce mot. Il veut que, de même que les Allemands sont appelés par les Slaves Njemzi,
muets, parce qu'on ne comprend pas ce qu'ils disent, ces mêmes Slaves, mieux instruits du langage
des Sarmates, leur aient donné le nom de Ruotslaine, Rootslaine, de la racine rot, le peuple de ceux
qui parlent.
Munch, p. 14, 52-53.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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mémoire, dont les dernières splendeurs projettent encore, à travers l'obscurité des
temps, un éclat vif et glorieux sur l'aurore des nations scandinaves.
C'est le pays que l'Edda nomma le Gardarike, ou l'empire de la ville des Arians 1.
Les Sarmates Roxolans y purent dételer leurs bœufs voyageurs, y remiser leurs
chariots. Ils connurent enfin des loisirs qu'ils n'avaient plus eus depuis bien des séries
de siècles, et en profitèrent pour s'établir dans des demeures permanentes. Asgard, la
ville des Ases ou des Arians, fut leur capitale. C'était probablement un grand village
orné de palais à la façon des anciennes résidences des premiers conquérants de l'Inde
et de la Bactriane. Son nom n'était d'ailleurs pas prononcé pour la première fois dans le
monde. Entre autres applications qui en furent faites, il exista longtemps, non loin du
rivage méridional de la Caspienne, un établissement médique appelé de même
Açagarta 2.
Les traditions concernant Asgard sont nombreuses et même minutieuses. Elles
nous montrent les pères des dieux, les dieux eux-mêmes, exerçant avec grandeur dans
cette royale cité la plénitude de leur puissance souveraine, rendant la justice, décidant
la paix ou la guerre, traitant avec une hospitalité splendide et leurs guerriers et leurs
hôtes. Parmi ceux-ci nous apercevons quelques princes wanes 3 et iotuns, voire des
chefs finnois. Les nécessités du voisinage, les hasards de la guerre forçaient les
Roxolans de s'appuyer tantôt sur les uns, tantôt sur les autres, pour se maintenir contre
tous. Des alliances ethniques furent alors contractées et étaient inévitables 4. Toutefois
le nombre, et par conséquent l'importance, en resta minime, l'Edda le démontre, parce
que l'état de guerre moins constant que jadis, lorsque les Roxolans résidaient aux
environs du Caucase, n'en fut pas moins très ordinaire, et surtout parce que le
Gardarike, bien qu'ayant jeté beaucoup d'éclat sur l'histoire primitive des Arians
Scandinaves, dura trop peu de temps pour que la race qui le possédait ait eu le temps
de s'y corrompre. Fondé du VIIe au VIIIe siècle avant l'ère chrétienne, il fut renversé
vers le IVe 5, malgré le courage et l'énergie de ses fondateurs, et ceux-ci, forcés encore
1

2

3
4
5

Garta est employé dans les Védas dans le double sens de chariot et de maison. On en voit la cause.
Sur une inscription achéménide, karta signifie château. Dans ce sens, il fait partie de la composition
du nom de plusieurs capitales asiatiques, entre autres Tigranocerta, le château de Tigrane. En latin,
en gothique, et dans toutes les langues dérivées de cette double source, hortus, gard, gardun, gurten,
giœrd, giardino, jardin, garden, veut dire principalement une enceinte, et c'est là, certainement, le
sens intime du mot. (Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gotbischen Sprache, t. II, p.
382.) – Lassen et Westergaard, Die Achem. Keilinschriften, p. 29 et 72. – Weinhold, Die Deutschen
Frauen in dem Mittelalter, Wien, 1851, p. 327. – Pott Etymologische Forschun gen, th. I, p. 144) y
joint très bien le (mot grec) grec et le mot italiote chors. J'y ajouterai le terme militaire de même
origine cohors, qui garde dans ses flexions le t primitif.
Ptolémée nomme le peuple de ce pays (mot grec). Une inscription perse recueillie par Niebuhr, I,
tabl. XXXI, le mentionne également. Hérodote compte huit mille Sagartes dans l'armée de Darius
(VII, 85). (Lassen et Westergaard, Achem. Keilinschriften, p. 54.)
L'Edda place les Ases, les Roxolans, sur la rive orientale du Don, tandis que les nations wendes
indépendantes occupent la rive occidentale. (Schaffarik, t. I, p. 134, 307, 358.)
Suivre la trace et l'indication de ces mélanges dans l'Edda, principalement dans la Vœluspa. La
forme mythique du récit n'empêche en aucune façon d'apercevoir le noyau historique.
Munch attribue la ruine du Gardarike à la pression des nations de Sakas qui avaient remplacé les
Sarmates dans les régions du Caucase, et qui étaient elles-mêmes dépossédées par les Achéménides.
(P. 61.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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une fois de céder à la fortune qui les conduisait à travers tant de catastrophes à
l'empire de l'univers, remirent leurs familles et leurs biens dans leurs chariots,
remontèrent sur leurs coursiers, et, abandonnant Asgard, s'enfoncèrent, à travers les
marais désolés des régions septentrionales, au-devant de cette série d'aventures qui
leur était réservée, et dont rien assurément ne pouvait leur faire présager les étonnantes
péripéties et le succès final.

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Livre sixième

Chapitre II
Les Arians Germains.

Retour à la table des matières

Arrivée à un certain point de sa route, l'émigration des nobles nations roxolanes se
sépara en deux rameaux. L'un se dirigea vers la Poméranie actuelle, s'y établit, et de là
conquit les îles voisines de la côte et le sud de la Suède 1. Pour la première fois les
Arians devenaient navigateurs et s'emparaient d'un mode d'activité dans lequel il leur
était réservé de dépasser un jour, en audace et en intelligence, tout ce que les autres
civilisations avaient jamais pu exécuter. L'autre rameau, qui, à son heure, ne fut pas
moins remarquable ni moins comblé dans ce genre, continua à marcher dans la
direction de la mer Glaciale, et, arrivé sur ces tristes rivages, fit un coude, les longea,
et, redescendant ensuite vers le midi, entra dans cette Norwège, Nord-wegr, le chemin
septentrional 2 contrée sinistre, peu digne de ces guerriers, les plus excellents des êtres.
Ici l'ensemble des tribus qui s'arrêta abandonna les dénominations de Sarmates, de
Roxolans, d'Ases, qui jusqu'alors avaient servi à le distinguer au milieu des autres
races. Il reprit le titre de Sakas. Le pays s'appela Skanzia, la presqu'île des Sakas. Très
probablement ces nations avaient toujours continué entre elles à se donner le titre
d'hommes honorables, et, sans un trop grand souci du mot qui rendait cette idée, elles
ne nommaient indifféremment Khétas, Sakas, Arians ou Ases. Dans la nouvelle
demeure, ce fut la seconde de ces dénominations qui prévalut, tandis que, pour le
1
2

Munch, ouvr. cité, p. 61.
Munch, p. 9 et 61. – Il donne, par extension, au mot Norwégien le sens de gens qui marchent vers le
nord, et, par induction, de gens qui marchent vers le nord relativement à leurs compatriotes,
Suédois et Poméraniens, ou, autrement dit, Goths restés au sud.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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groupe établi dans la Poméranie et les terres adjacentes, celle de Khéta devint d'un
usage commun 1. Néanmoins, les peuples voisins n'admirent jamais cette dernière
modification, dont ils ne comprenaient pas sans doute la simplicité, et avec une
ténacité de mémoire des plus précieuses pour la clarté des annales, les peuples finniques continuent encore d'appeler les Suédois d'aujourd'hui Ruotslaine ou Rootslane,
tandis que les Russes ne sont pour eux que des Wænalnine ou Wænelane, des
Wendes 2.
Les nations scandinaves étaient à peine établies dans leur péninsule, quand un
voyageur d'origine hellénique vint pour la première fois visiter ces latitudes, patrie
redoutée de toutes les horreurs, au sentiment des nations de la Grèce et de l'Italie. Le
Massaliote Pythias poussa ses voyages jusque sur la côte méridionale de la Baltique.
Il ne trouva encore dans le Danemark actuel que des Teutons, alors celtiques,
comme leur nom en fait foi 3. Ces peuples possédaient le genre de culture utilitaire des
autres nations de leur race ; mais à l'est de leur territoire se trouvaient les Guttons, et
avec ceux-ci nous revoyons les Khétas ; c'était une fraction de la colonie
poméranienne 4. Le navigateur grec les visita dans un bassin intérieur de la mer qu'il
nomme Mentonomon. Ce bassin est, à ce qu'il semble, Frische-Haff, et la ville qui
s'élève sur ses bords, Königsberg 5. Les Guttons s'étendaient alors très peu vers
l'ouest ; jusqu'à l'Elbe, le pays était partagé entre des communes slaves et des nations
celtiques 6. En deçà du fleuve, jusqu'au Rhin d'une part, jusqu'au Danube de l'autre, et
par delà ces deux cours d'eau, les Kymris régnaient à peu près seuls. Mais il n'était pas
possible que les Sakas de la Norwège, que les Khétas de la Suède, des îles et du
continent, avec leur esprit d'entreprise, leur courage et le mauvais lot territorial qui
leur était échu, laissassent bien longtemps les deux amas de métis blancs qui bordaient
leurs frontières en possession tranquille d'une isonomie qui n'était pas trop difficile à
troubler.
Deux directions s'ouvraient à l'activité des groupes arians du nord. Pour la branche
gothique, la façon la plus naturelle de procéder, c'était d'agir sur le sud-est et le sud,
1
2
3

4
5

6

Munch, ouvr. cité, p. 59.
Ibid., p. 56.
Le nom de Teut, que se donnent aujourd'hui les Allemands, est d'un usage fort ancien parmi les
nations des Kyrnris, et n'a absolument rien de germanique. On trouve dans l'Italie aborigène Teuta
pour le nom primitif de Pise. Les habitants s'appelaient Teutanes, Teutani ou Teutæ. (Pline, Hist.
natur., III, 8.) – Les guerriers de la Gaule avaient établi en Cappadoce la tribu des Teutobodiaci, en
Pannonie, la ville de (nom grec), dans le nord de la Grèce, les (nom grec) (Id., ibid.) On connaît une
foule de noms d'hommes celtiques dans la composition desquels entre ce mot, Teutobochus,
Teutomalus, etc. (Dieffenbach, Celtica II, I Abth, p. 193, 338.) – Munch considère les Thjust du
Smaaland comme des Celtes d'origine. (P. 46.) – Deutsch ne paraît pas avoir été pris collectivement
avant le IXe siècle de notre ère.
Ils s'étaient établis sur les terres des nations slaves qu'ils avaient forcées au partage et dont ils
paraissent avoir expulsé la noblesse. (Schaffarik, Slaw. Alterth., t. I, p. 106.)
Pythias, Ptolémée, Mela et Pline ont montré les Goths tendant vers la Vistule. Ce fut longtemps leur
frontière. Ils touchaient là à des peuples arians qu'on nommait les Scytho-Sarmates, et qui, bien que
de même souche qu'eux, faisaient partie d'un autre groupe d'invasion. (Munch, 36-37, 52-53.)
Munch, loc. cit., 31.

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d'attaquer de nouveau les provinces qui avaient fait anciennement partie du Gardarike
et les contrées où antérieurement encore tant de tribus arianes de toutes dénominations
étaient venues commander aux Slaves et aux Finnois et avaient subi l'inévitable
dépréciation qu'amènent les mélanges. Pour les Scandinaves, au contraire, la pente
géographique était de s'avancer dans le sud et l'ouest, d'envahir le Danemark, encore
kymrique, puis les terres inconnues de l'Allemagne centrale et occidentale, puis les
Pays-Bas, puis la Gaule. Ni les Goths ni les Scandinaves no manquèrent aux avances
de la fortune 1.
Dès le second siècle avant notre ère, les nations norwégiennes donnaient des
marques irrécusables de leur existence aux Kymris, qu'ils avaient pour plus proches
voisins. De redoutables bandes d'envahisseurs, s'échappant des forêts, vinrent réveiller
les habitants de la Chersonnèse cimbrique, et, franchissant toutes les barrières,
traversant dix nations, passèrent le Rhin, entrèrent dans les Gaules, et ne s'arrêtèrent
qu'à la hauteur de Reims et de Beauvais 2.
Cette conquête fut rapide, heureuse, féconde. Pourtant elle ne déplaça personne.
Les vainqueurs, trop peu nombreux, n'eurent pas besoin d'expulser les anciens
propriétaires du sol. Ils se contentèrent de les faire travailler à leur profit, comme toute
leur race avait l'habitude de s'y prendre chez les métis blancs soumis. Bientôt même,
nouvelle marque du peu d'épaisseur de cette couche d'arrivants, ils se mêlèrent
suffisamment avec leurs sujets pour produire ces groupes germanisés si fort célébrés
par César, comme représentant la partie la plus vivace des populations gauloises de
son temps, et qui avaient conservé l'antique nom kymrique de Belges 3.
1

2
3

Cette séparation des premières nations véritablement germaniques en Scandinaves et en Goths me
paraît commandée par les faits, et je la préfère aux traditions généalogiques que nous ont conservées
Tacite et Pline. Celles-ci font descendre les races du Nord d'un homme-type, appelé Tuisto, et de ses
trois fils, Istæwo, Irmino et Ingævo. Tout prouve que ce mythe n'a jamais existé dans les pays
purement germaniques, et s'est développé surtout dans l'Allemagne centrale et méridionale. Il paraît
donc être d'origine celtique, bien qu'il ait été adopté et peut-être modifié dans quelques parties par
les Germains métis. Les efforts de W. Muller pour retrouver dans les noms de Tuisto, d'Ingævo,
d'Irmino et d'Istævo des surnoms de dieux scandinaves ne sont pas certainement très heureux.
(Altdeutsche Religion, p. 292 et seqq.) – Comme exemple des changements que cette tradition a
subis dans le cours des temps, on peut présenter le tableau donné par Nemnius (éd. Gunn, p. 53-54),
où, au lieu de Tuisto, dans lequel on ne peut, en tout cas, reconnaître que Teut, transformé en
éponyme de la race celtique, le chroniqueur donne Alanus, et quant aux noms des trois héros fils de
cet Alanus, il les écrit Hisicion, Armenon et Neugio.
Munch, ouvr. cité, p. 18.
Il se passa alors chez les populations celtiques de l'occident ce qui arrivait depuis des siècles, dans
l'orient de l'Europe, à d'autres Celtes et surtout aux Slaves. Des maîtres arians commencèrent par
s'imposer à elles, puis acceptèrent leur nom national en se mêlant. C'est là un des motifs qui
portèrent si longtemps les Romains à confondre les deux groupes et Strabon à proposer cette
singulière étymologie du mot de Germain, venu, disait-il, de ce que les Gaulois les appellent Frères,
(mot grec). (VII, 1, 2.) Ils étaient frères, en effet, au moment où le géographe d'Apamée les
observait, mais non pas frères d'origine. (Voir Wachter, Encycl. Ersch u. Gruber, Galli, p. 47 –
Dieffenbach, Celtica II, p. 68.) – De même que les premiers clans germaniques de l'Orient, ceux qui
venaient de la Norwège, se mêlèrent aux Celtes, qu'ils trouvèrent sur leur chemin, de même les
premières expéditions gothiques contractèrent des alliances qui les modifièrent profondément. Ainsi
les Gothini de la Silésie avaient adopté la langue de leurs sujets de la race kymrique. Tacite le dit
expressément. (Germ., 43.) J'insiste d'autant plus fortement sur les faits de ce genre, qu'ils forment la

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Cette première alluvion fit grand bien aux nations qu'elle pénétra. Elle restitua leur
vitalité, atténua chez elles l'influence des alliages finniques, leur rendit pour un certain
temps une activité conquérante, qui leur valut une partie des Gaules et les cantons
orientaux de l'île de Bretagne ; bref, elle leur donna une supériorité si marquée sur tous
les autres Galls que, lorsque les Cimbres et les Teutons, s'ébranlant à leur tour,
franchirent le Rhin, ces émigrants passèrent à côté des territoires belges sans oser les
attaquer, eux qui affrontaient sans crainte les légions romaines. C'est qu'ils
reconnaissaient sur l'Escaut, la Somme et l'Oise des parents qui les valaient presque.
Le caractère de furie et de rage déployé par ces antagonistes de Marius, leur
incroyable audace, leur pesante avidité sont tout à fait dignes de remarque, parce que
rien de tout cela n'était plus ni dans les habitudes ni dans les moyens des peuples
celtiques proprement dits. Toutes ces tribus cimbriques et teutonnes avaient été, plus
particulièrement encore que les Celtes, fortifiées par des accessions scandinaves.
Depuis que les Arians du nord vivaient dans leur voisinage immédiat et avaient
commencé à leur faire sentir plus activement leur présence, depuis que les Jotuns
avaient aussi pénétré dans leurs domaines, elles avaient subi de grandes transformations, qui les mettaient au-dessus du reste de leur ancienne famille. C'étaient toujours
des Celtes fondamentalement, mais des Celtes régénérés.
En cette qualité, ils n'étaient pas cependant devenus les égaux de ceux qui leur
avaient communiqué une part de leur puissance ; et quand les Scandinaves, quittant un
jour en nombre suffisant leur péninsule, étaient venus réclamer non plus seulement la
suprématie souveraine, mais le domaine direct de ces métis, ces derniers s'étaient vus
contraints de leur faire place. C'est ainsi qu'une grande partie d'entre eux, quittant un
pays qui n'avait plus à leur offrir que la pauvreté et la sujétion, composèrent ces
bandes exaspérées qui renouvelèrent un moment dans le monde romain la vision des
jours désastreux de l'antique Brennus.
Tous les Teutons, tous les Cimbres n'eurent pas recours sans exception à ce violent
parti et ne se jetèrent pas dans l'exil. Ce furent les plus hardis, les plus nobles, les plus
germanisés qui le firent. S'il est dans les instincts des familles guerrières et dominantes
d'abandonner en masse une contrée où l'attrait de leurs anciens droits ne les retient
plus, il n'en est point ainsi des couches inférieures de la population, vouées aux
travaux agricoles et à la soumission politique. Pas d'exemple qu'elles aient jamais été
ni expulsées en masse, ni absolument détruites dans aucune contrée. Ce fut le cas des
Cimbres et de leurs alliés. La couche germanisée disparut, pour faire place à une
couche plus homogène dans sa valeur scandinave. Les substructions celtiques mêlées
d'éléments finnois se conservèrent. La langue danoise moderne le révèle nettement 1.
Elle a conservé des traces profondes du contact celtique, qui n'a pu s'opérer qu'à cette

1

partie essentielle de l'histoire, qu'ils expliquent une multitude d'énigmes, jusqu'ici insolubles, et que
jamais on ne les a pris en considération.
Munch (ouvr. cité, p. 8) ne pense pas qu'avant le VIIIe siècle de notre ère on puisse affirmer que les
populations aient été germaniques. L'extrême nord du Juttland paraît avoir porté un grand nombre de
populations diverses, d'abord des Finnois, puis des Celtes, puis des Slaves, puis des Jotuns, enfin des
Scandinaves. – Wachter (Gali) considère les Danois comme un mélange primitif de Finnois et de
Celtes.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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époque. Un peu plus tard on trouve encore, chez les diverses nations germaniques de
ces pays, de nombreuses croyances et pratiques druidiques.
L'époque de l'expulsion des Teutons et des Cimbres constitue un second
déplacement des Arians du nord, plus important déjà que le premier, celui qui avait
créé les Belges de seconde formation. Il en résulta trois grandes conséquences, dont
les Romains éprouvèrent les contrecoups. Je viens d'en citer une : ce fut la convulsion
cimbrique. La seconde, en donnant pied aux Scandinaves de la Norwège sur la rive
méridionale du Sund, fit arriver dans le nord de l'Allemagne, et peu à peu jusqu'au
Rhin, des peuples nouveaux, de race mixte, plus arianisés que les Belges, pour la
plupart, car ils apportèrent des dénominations nationales nouvelles au sein des masses
celtiques qu'ils conquirent. Le troisième effet fut d'amener, au Ier siècle avant JésusChrist, jusqu'au centre de la Gaule, une conquête germanique bien caractérisée, bien
nette, celle dont Arioviste se montra le seul meneur apparent. Ces deux derniers faits
demandent quelque attention, et, nous occupant d'abord du premier, remarquons à quel
point le dictateur connaît peu les nations transrhénanes de son temps. Ce ne sont plus
pour lui, comme jadis pour Aristote, des populations kymriques, mais des groupes
parlant une langue toute particulière, et que leur mérite, dont il a pu juger par
expérience personnelle, rend fort supérieurs à la dégénération où sont en proie les
Gaulois contemporains. La nomenclature donnée par lui de ces familles, si dignes
d'intérêt, n'est pas plus riche que les détails qu'il rapporte sur leurs mœurs. Il n'en
connaît et n'en cite que quelques tribus ; et encore si les Trévires et les Nerviens se
déclarent Germains d'origine, comme ils en avaient le droit jusqu'à un certain point, il
les range non moins légitimement parmi les Belges. Les Boïens vaincus avec les
Helvètes sont à ses yeux demi-germains, mais d'une autre façon que les Rèmes ; et il
n'a pas tort. Les Suèves, malgré l'origine celtique de leur nom, lui semblent pouvoir
être comparés aux guerriers d'Arioviste 1. Enfin, il met absolument dans cette dernière
catégorie d'autres bandes, également originaires d'outre-Rhin, qui un peu avant son
consulat avaient pénétré, l'épée au poing, au sein du pays des Arvernes, et qui, s'y étant
établies dans des terres concédées de gré, ou plutôt de force, par les indigènes, avaient
ensuite appelé auprès d'eux un assez grand nombre de leurs compatriotes pour former
là une colonisation de vingt mille âmes à peu près. Ce trait suffit, soit dit en passant,
pour expliquer cette terrible résistance qui, parmi les habitants énervés de la Gaule, fit
rivaliser les sujets de Vercingétorix avec le courage des plus hardis champions du
Nord 2.
C'est à ce peu de renseignements que se bornait, au Ier siècle avant notre ère, la
connaissance qu'on avait dans le monde romain de ces vaillantes nations qui allaient
un jour exercer une si grande influence sur l'univers civilisé. Je ne m'en étonne pas :
1

2

Les Suèves avaient une très grande réputation parmi les métis germaniques. Ils n'étaient cependant
pas de race pure. Leur organisation politique était celle des Kymris, leur religion était druidique. Ils
habitaient des villes, ce que ne faisait aucune nation scandinave ou gothique ; ils cultivaient même la
terre, au dire de César.
Il paraît qu'avant l'époque de César les nations de la Gaule, les plus considérables, avaient eu
recours, pour augmenter leur puissance, à ce moyen familier aux peuples en décadence, de coloniser
chez eux des étrangers sous la condition du service militaire. Ce qu'avaient fait les Arvernes, peutêtre un peu de force, leurs rivaux, les Éduens, l'avaient essayé de bonne grâce.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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elles venaient d'arriver ou à peine de se former, et n'avaient pu encore révéler qu'à
demi leur présence. On serait en droit de considérer ces détails incomplets comme à
peu près nuls, quant au jugement à porter sur la nature spéciale des peuples
germaniques de la seconde invasion, si, par la description spéciale que l'auteur de la
guerre gallique a laissée du camp et de la personne d'Arioviste, il ne se trouvait
heureusement avoir suppléé, dans une mesure utile, à ce que ses autres observations
avaient de trop vague pour autoriser une conclusion.
Arioviste, aux yeux du grand homme d'État romain, n'est pas seulement un chef de
bande, c'est un conquérant politique de la plus haute espèce, et ce jugement, à coup
sûr, fait honneur à celui qui l'a mérité. Avant d'entrer en lutte avec le peuple-roi, il
avait inspiré une bien forte idée de sa puissance au sénat, puisque celui-ci avait cru
devoir le reconnaître déjà pour souverain et le déclarer ami et allié. Ces titres si
recherchés, si appréciés des riches monarques de l'Asie, ne l'infatuaient pas. Lorsque le
dictateur, avant d'en venir aux mains avec lui, cherche à l'étudier et, dans une
négociation astucieuse, tente de discuter son droit à s'introduire dans les Gaules, il
répond pertinemment que ce droit est égal et tout pareil à celui du Romain lui-même,
qu'il est venu, comme lui, appelé par les peuples du pays, et pour intervenir dans leurs
discordes. Il maintient sa position d'arbitre légitime ; puis, déchirant avec fierté les
voiles hypocrites dont son compétiteur cherche à envelopper et à cacher le fond
sérieux de la situation : « Il ne s'agit, dit-il, ni pour « toi ni pour moi, de protéger les
cités gauloises, ni d'arranger leurs débats, en « pacificateurs désintéressés. Nous
voulons, l'un et l'autre, les asservir. »
En parlant ainsi, il pose le débat sur son véritable terrain et se déclare digne de
disputer la proie. Il connaît bien les affaires de la contrée, les partis qui la divisent, les
passions, les intérêts de ceux-ci. Il parle le gaulois avec autant de facilité que sa propre
langue. Bref, ce n'est pas plus un barbare par ses habitudes qu'un subalterne par son
intelligence.
Il fut vaincu. Le sort prononça contre lui, contre son armée, mais non pas, on le
sait, contre sa race. Ses hommes, qui n'appartenaient à aucune des nations riveraines
du Rhin, se dispersèrent. Ceux que César, ébloui de leur valeur, ne put prendre à son
service, allèrent se mêler, sans bruit, aux tribus mixtes qui couvraient derrière eux le
terrain. Ils apportèrent de nouveaux éléments à leur génie martial.
C'étaient eux, bien qu'ils ne fussent pas une nation, mais seulement une armée 1,
qui avaient fait connaître les premiers dans l'Occident le nom des Germains. C'était
d'après la plus ou moins grande ressemblance que les Trévires, les Boïens, les Suèves,
les Nerviens avaient avec eux, soit dans l'apparence corporelle, soit dans les mœurs et
le courage, que César avait accordé à ceux-ci l'honneur de leur trouver quelque chose
de germanique. C'est donc à leur propos qu'il faut s'enquérir de ce que signifie ce nom
glorieux, que j'ai déjà employé en attendant l'occasion vraie de l'expliquer.
1

Arioviste dit à César que depuis quatorze ans que ces campagnes dans la Gaule avaient commencé,
ni lui ni ses hommes n'avaient dormi sous un toit. Cette remarque indique bien la situation
absolument militaire des gens de ce chef.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Puisque les gens d'Arioviste n'étaient pas un peuple et ne constituaient qu'une
troupe en expédition, voyageant, suivant l'usage des nations arianes, avec ses femmes,
ses enfants et ses biens, ils n'avaient pas lieu de se parer d'un nom national ; peut-être
même, comme il arriva souvent depuis à leurs congénères, s'étaient-ils recrutés dans
bien des tribus différentes. Ainsi privés d'un nom collectif, que pouvaient-ils répondre
aux Gaulois qui leur demandaient : Qui êtes-vous ? Des guerriers, répliquaient-ils
nécessairement, des hommes honorables, des nobles, des Arimanni, Heermanni, et
suivant la prononciation kymrique, des Germanni. C'était en effet la dénomination
générale et commune qu'ils donnaient à tous les champions de naissance libre 1. Les
noms synonymes de Saka, de Khéta, d'Arian, avaient cessé de désigner, comme
autrefois, l'ensemble de leurs nations ; certaines branches particulières et quelques
tribus se les appliquaient exclusivement 2. Mais partout, comme dans l'Inde et la Perse,
ce nom, dans une de ses expressions, et plus généralement dans celle d'Arian,
continuait à s'appliquer à la classe la plus nombreuse de la société ou à la plus prépondérante. L'Arian chez les Scandinaves, c'était donc le chef de famille, le guerrier par
excellence, ce que nous appellerions le citoyen. Quant au chef de l'expédition dont il
s'agit ici, et qui, de même que Brennus, Vercingétorix et tant d'autres, paraît n'avoir
reçu de l'histoire que son titre, et non pas son nom propre, Arioviste, c'était l'hôte des
héros, celui qui les nourrissait, les payait, c'est-à-dire, d'après toutes les traditions, leur
général. Arioviste, c'est Ariogast, ou Ariagast, l'hôte des Arians.
Avec le second siècle de l'ère chrétienne commence cette époque où les émissions
scandinaves s'étant déjà multipliées dans la Germanie, l'instinct d'initiative y est
devenu patent et éveille toutes les préoccupations des hommes d'État romains. L'âme
de Tacite est en proie à de poignantes inquiétudes, et il ne sait qu'espérer de l'avenir.
« Qu'elle persiste, s'écrie-t-il, qu'elle dure, j'en « adjure tous les dieux, non l'affection
que ces peuples nous portent, mais la « haine dont ils s'entre-déchirent. Une société
telle que la nôtre n'a rien de « mieux à attendre de la fortune que les discordes de ses
voisins 3. »
Ces terreurs si naturelles furent cependant trompées par l'événement. Les
Germains, limitrophes de l'empire au temps de Trajan, devaient, malgré leurs apparences effrayantes, rendre à la chose romaine les plus éminents services et ne prendre
guère de part à sa transformation future, si toutefois ils en ont pris. Ce n'était pas à eux
1

2

3

Savigny, D. Rœmische Recht im Mittelalter, t. I, p. 193. – jusqu'aux IXe et Xe siècles on a dit
indifféremment Germanus et Arimannus, pour indiquer un homme libre parmi les populations
germaniques de l'Italie. (Ibidem, p. 166.) Il y en a même des exemples au XIIe siècle. On appelait
alors Arimannia l'ensemble des hommes libres d'une même circonscription et aussi la propriété libre
d'un ariman. (Ibid., 170-171.)
Outre les Oses Sarmates, qui habitaient encore la Pannonie, mais fort dégénérés et tributaires
d'autres Sarmates et des Quades germaniques, on avait les Osyles dans la Baltique ; c'étaient des
Roxolans d'origine. (Munch, p. 34.) On avait ainsi des Arii germaniques au delà de la Vistule (Tac.,
43), des Guttes, des Chattes, des Gotones, etc., etc. Pline, Strabon, Ptolémée et Méla donneraient, au
besoin, tous les éléments d'une longue liste.
« Maneat, quæso, duretque gentibus, sinon amor nostri, at certe odium sui ; quando « urgentibus
imperii fatis, nihil jam præstare fortuna majus potest quam hostium « discordiam. » (Germ., 33).

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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qu'était promise la gloire de régénérer le monde et de constituer la société nouvelle.
Tout énergiques qu'ils étaient comparativement aux hommes de la république, ils
étaient déjà trop affectés par les mélanges celtiques et slaves pour accomplir une tâche
qui exigeait tant de jeunesse et d'originalité dans les instincts. Les noms de la plupart
de leurs tribus disparaissent sans éclat avant le Xe siècle. Un bien petit nombre se
montre encore dans l'histoire de la grande migration ; encore sont-ils très loin d'y
paraître aux premiers rangs. Ils s'étaient laissé gagner par la corruption romaine.
Pour trouver le foyer véritable des invasions décisives qui créèrent le germe de la
société moderne, il faut se transporter sur la côte baltique et dans la péninsule
scandinave. Voilà cette contrée que les plus anciens chroniqueurs nomment justement,
et avec un ardent enthousiasme, la source des peuples, la matrice des nations 1. Il faut
lui associer aussi, dans une si illustre désignation, ces cantons de l'est où, depuis le
départ du Gardarike de l'Asaland, la branche ariane des Goths avait fixé ses
principales demeures. Au temps où nous les avons quittés, ces peuples étaient fugitifs
et contraints à se contenter de misérables territoires. Nous les retrouvons à cette heure
tout-puissants, dans d'immenses régions conquises par leurs armes.
Les Romains commencèrent à connaître non pas toutes leurs forces, mais celles des
provinces extrêmes de leur empire, dans la guerre des Marcomans, autrement dit, des
hommes de la frontière 2. Ces populations furent, à la vérité, contenues par Trajan ;
mais la victoire coûta fort cher, et ne fut nullement définitive. Elle ne préjugea rien
contre les destinées futures de cette grande agglomération germanique, qui, bien que
touchant déjà au bas Danube, plongeait encore ses racines dans les terres les plus
septentrionales, et partant les plus franches, les plus pures, les plus vivifiantes de la
famille 3.
En effet, quand, vers le Ve siècle, les grandes invasions commencent, ce sont des
masses gothiques toutes nouvelles qui se présentent, en même temps que sur toute la
ligne des limites romaines, depuis la Dacie jusqu'à l'embouchure du Rhin, des peuples,
à peine connus naguère, et qui se sont graduellement rendus redoutables, deviennent
irrésistibles. Leurs noms, indiqués par Tacite et Pline comme appartenant à des tribus
extrêmement reculées vers le nord n'avaient paru à ces écrivains que très barbares ; ils
avaient considéré les peuples qui les portaient comme les moins propres à éveiller leu
sollicitude. Ils s'étaient trompés du tout au tout.
C'étaient, comme je viens de le dire, et en première ligne, les Goths, arrivés en
masse de tous les coins de leurs possessions, d'où les expulsait la puissance d'Attila,
appuyée plus encore sur des races arianes ou arianisées que sur ses hordes mongoles 4.
1
2
3
4

Jornandès, c. 4 : « Scandia insula, quasi officina gentium, aut certe velut vagina nationum. »
Munch, p. 31 et 38.
Ibid., p. 40. – Keferstein, Keltische Alterth., t. I, p. XXXI.
M. Amédée Thierry, dans ses travaux sur le Ve siècle, est entré, le premier, dans une voie qui jette
des lueurs toutes nouvelles sur les faits politiques de ces époques. On ne saurait trop louer la
méthode employée par cet écrivain pour étudier et juger l'action d'Attila. – Schaffarik, Slaw.
Alterth., t. I, p. 124. – La grande migration fut surtout composée des Vandales, des Suèves et des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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L'empire des Amalungs, la domination d'Hermanarik, s'étaient écroulés sous ces
assauts terribles. Leur gouvernement, plus régulier, plus fort que celui des autres races
germaniques 1, et qui reproduisait sans doute les mêmes formes en s'appuyant sur les
mêmes principes que celui de l'antique Asgard, n'avait pu les sauver d'une ruine
inévitable. Cependant ils avaient conservé leur grandeur entière ; leurs rois ne
dégénéraient pas de la souche divine à laquelle remontait leur maison, non plus que du
nom brillant qu'elle leur valait, les Amâls, les Célestes, les Purs 2 ; enfin, la suprématie
de la famille gothique était, en quelque sorte, avouée parmi les nations germaines, car
elle éclate dans toutes les Pages de l'Edda, et ce livre, compilé en Islande d'après des
chants et des récits norwégiens, célèbre principalement le Visigoth Théodorik. Ces
honneurs extraordinaires étaient complètement mérités. Ceux auxquels ils étaient
rendus aspirèrent à tous les genres de gloire. Ils comprirent beaucoup mieux que ne le
faisaient les Romains l'importance et le prix des monuments de toute espèce provenus
de l'ancienne civilisation ; ils exercèrent l'influence la plus noble dans tout l'Occident.
Ils en furent récompensés par une gloire durable ; au XIIe siècle, un poète français se
faisait encore honneur d'être issu de leur sang 3, et, beaucoup plus tard, les derniers
tressaillements de l'énergie gothique inspirèrent l'orgueil de la noblesse espagnole.
Après les Goths, les Vandales tiendraient un rang distingué dans l’œuvre du
renouvellement social, si leur action avait pu se soutenir et durer davantage. Leurs
bandes nombreuses n'étaient pas purement germaniques, ni par les recrues dont elles
s'étaient renforcées, ni par l'origine même du noyau : l'élément slave tendait à y
dominer 4. Bientôt la fortune les jeta au milieu de populations plus civilisées de
beaucoup qu'ils ne l'étaient, et infiniment plus nombreuses. Les alliages particuliers
qui s'opérèrent furent d'autant plus pernicieux, pour la partie germanique de leur
essence, qu'étrangers à la combinaison première des éléments vandales, ces alliages y
créèrent et y développèrent plus de désordres. Un mélange fondamentalement slave,
jaune et arian, acceptant de proche en proche, en Italie et en Espagne, le sang romanisé
de différentes formations pour prendre ensuite toutes les nuances mélanisées
répandues sur le littoral africain, ne pouvait que dégénérer d'autant plus promptement

1
2

3
4

Alains, quant aux masses envahissantes, mais non pas quant à la direction qui leur était donnée.
(Munch., p. 40.)
C'est à Tacite qu'on doit cette remarque.
Strahlenberg (Der nœrdl. u. oestl. Theil Europas u. Asiens, p. 104) avait déjà remarqué que les
Visigoths appelaient le ciel amal. – Schlegel Ind. Biblioth., t. I, p. 235) a fait observer, après lui, que
le mot amala, qui en gothique signifie pur, sans tache, a exactement le même sens en sanscrit. – Les
Amala, en anglo-saxon, Amalunga, dans le Nibelungenlied, Amalungen, les Amalungs descendaient
de Géat ou Khéta. Suivant W. Muller (Alt. deutsche Religion, p. 297), Géat est un surnom d'Odin. Je
suis plutôt porté à voir dans ce nom une forme antique du nom national des Goths, comme Séaf est
une forme de Sako. (Voir une note precédente.) Les Amalungs descendaient ainsi de la plus pure
souche ariane.
Rigord, mort vers 1209, se qualifie, dans sa chronique : « Magister Rigordus, natione Gothu. » (Hist.
litt. de France, t. XVII, p. 7. )
Schaffarik (Slaw. Alterth., t. I, p. 163) pense que les Slaves, dans leurs établissements situés entre la
Vistule et l'Oder, ayant reçu des immixtions des Suèves (Celtes germanisés), donnèrent naissance
aux Vandales. La terminaison il, ul, al indique un dérivé. Parmi les Vandales se mêlèrent plusieurs
bandes dont l'origine purement germanique est incontestable. Cependant ces bandes étaient peu
nombreuses.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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qu'il cessa bientôt de recevoir tout affluent germanique. Carthage vit les Vandales
accepter avec empressement sa civilisation décrépite et en mourir. Ils disparurent. Les
Kabyles, que l'on prétend descendre d'eux, ont conservé en effet quelque chose de la
physionomie septentrionale, et cela d'autant plus aisément que les habitudes sporadiques dans lesquelles leur décadence les a fait choir, en les rangeant au niveau des
peuplades voisines, continuent à maintenir un certain équilibre entre les éléments
ethniques dont ils sont actuellement formés. Mais, examinés avec quelque attention, ils
laissent constater que le peu de traits teutoniques survivant dans leur physionomie est
contrasté par beaucoup d'autres appartenant aux races locales. Et pourtant ces Kabyles
si dégénérés sont encore les plus laborieux, les plus intelligents et les plus utilitaires
des habitants de l'occident africain.
Les Longobards ont mieux défendu leur pureté que les Vandales ; ils ont eu aussi
cet avantage de pouvoir se retremper à plusieurs reprises dans la source d'où sortait
leur sang ; aussi ont-ils duré plus longtemps et exercé une plus grande action. Tacite
les avait à peine remarqués aux environs de la Baltique, où ils vivaient de son temps.
Ils y touchaient encore au berceau commun des nobles nations dont ils faisaient partie.
Descendant ensuite plus au sud, ils gagnèrent les contrées moyennes du Rhin et le haut
Danube, et ils y séjournèrent assez pour s'empreindre de la nature des races locales, ce
dont le caractère celtisé de leur dialecte porte témoignage 1. Malgré ces mélanges, ils
n'avaient nullement oublié ce qu'ils étaient, et longtemps après qu'ils se furent établis
dans la vallée du Pô, Prosper d'Aquitaine, Paul Diacre et l'auteur du poème anglosaxon de Beowulf voyaient encore en eux des descendants primitifs des Scandinaves 2.
Les Burgondes, placés jadis par Pline dans le Jutland, peu de temps sans doute
après qu'ils venaient d'y arriver, appartenaient, comme les Longobards, à la branche
norwégienne 3 ; ils s'étaient dirigés vers le sud, postérieurement au IIIe siècle, et ayant
dominé longtemps dans l'Allemagne méridionale, ils s'y étaient mariés aux Germains
celtisés des invasions précédentes, comme aussi à tous les éléments divers, kymriques
et slaves, qui pouvaient s'y trouver en fusion. Leur destinée ressembla en beaucoup de
points à celle des Longobards, avec cette nuance cependant que leur sang put se
conserver un peu davantage. Ils eurent le bonheur de se trouver directement, à dater du
VIIe siècle, sous le coup d'un groupe germanique dont la pureté correspondait à celle
des Goths, la nation des Franks. S'ils se virent promptement réduits à obéir à ces
supérieurs, ils leur durent des immixtions ethniques très favorables.
Les Franks, qui survécurent comme nation puissante à presque toutes les autres
branches de la souche commune, même à celle des Goths, n'avaient été qu'à peine
entrevus, dans le noyau de leur race, par les historiens romains du Ie siècle de notre
ère 4. Leur tribu royale, les Mérowings, habitait alors et jusqu'au VIe siècle compta
1
2
3

4

Munch, p. 46 et 48.
Munch, p. 46 et 48.
Keferstein (Keltische Alterth., t. I, p. XXXI) signale dans leur composition, au moment où ils
arrivèrent sur le Rhin, des mélanges gothiques et vandales. Il n'y a, en e effet, rien de plus
vraisemblable. Je n'entends parler ici que de leur état premier.
Pline connaît ce peuple.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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encore des représentants sur un territoire, assez borné, situé entre les embouchures de
l'Elbe et de l'Oder, aux bords de la Baltique, au-dessus de l'ancien séjour des
Longobards. Il est évident, d'après cette situation géographique, que les Mérowings
étaient issus de la Norwège, et n'appartenaient pas à la branche gothique 1. Ils acquirent une grande prépondérance dans l'histoire des territoires gaulois postérieurement
au Ve siècle. Toutefois, aucune des généalogies divines que l'on possède aujourd'hui
ne les mentionne et ne permet de les rattacher à Odin, circonstance essentielle
cependant, au gré des nations germaniques, pour fonder les droits à la royauté, et que
remplirent, aussi bien que les Amalungs gothiques, les Skildings danois, les Astings
suédois, et toutes les dynasties de l'heptatchie anglo-saxonne 2. Malgré ce silence des
documents, il n'y a pas à douter, en voyant la prééminence incontestée des Mérowings
parmi les Franks, et la gloire de cette nation, que l'origine divine, la descendance
odinique, autrement dit la condition de pureté ariane, ne faisait pas défaut à cette
famille de rois, et que c'est uniquement par l'effet destructeur des temps que ses titres
ne sont pas venus jusqu'à nous.
Les Franks étaient descendus assez promptement sur le Rhin inférieur où le poème
de Beowulf les montre en possession des deux rives du fleuve, et séparés de la mer par
les Flamands, Flæmings, et les Frisons, deux peuples avec lesquels leur alliance était
étroite 3 Là, ils ne trouvèrent sous leurs pas que des races extrêmement et de longue
main germanisées 4, et de ce fait uni à leur départ tardif des pays les plus arians, ils

1

2

3
4

C'est le pays appelé par l'anonyme de Ravenne, Maurungania, la terre des Mérowings. -Le poème
de Beowulf établit bien la relation entre les Mérowings et les Franks lorsqu'il dit, v. 5836 :
Us waes à-Syddan
Mere-wionigas
Milts un-gyfede,
« Depuis ce temps, la bienveillance des Mérovingiens nous a toujours été refusée », c'est-à-dire
depuis que les Franks sont en guerre avec celui qui parle. (Kemble, Anglosaxon Poëm of Beowulf, p.
206. – Ettmuller, Beowulfslied, 21. – J. Bachlechner, Zeitschrift f. a. Alt., t. VIII, p. 526.) –
Keferstein montre bien comment, par la route qu’ils suivirent dans leur migration de l'extrême nord,
les Franks ont pu arriver jusque dans la Gaule sans avoir été nullement mêlés aux Slaves et presque
point aux Celtes purs. (T. I, p. XXXIV)
Les généalogies héroïques qui nous ont été conservées, soit dans l'Edda, soit dans les annales
compilées par des moines, soit dans les préambules des différents codes, constituent une des sources
les plus importantes que l'on puisse consulter pour l'histoire germanique des plus anciennes époques.
(Voir à ce sujet Grimm, W. Muller, Ettmuller, etc.) La forme des noms, l'ordre dans lequel ils sont
placés, le nombre des aïeux donnés à Odin lui-même, enfin les traces d'allitération qui se retrouvent
dans les compilations en prose sont autant de traits dignes d'être observés avec la plus extrême
attention pour les résultats importants auxquels ils amènent. Je remarque surtout trois noms parmi
les aieux d'Odin, Suaf, Heremod et Géat ; ce sont autant de souvenirs ethniques se rapportant aux
grandes dénominations nationales de Saka, d'Arya, et de Khéta. On en peut signaler encore deux
autres, indiquant des mélanges qui certainement ont eu lieu : Hwala, Gall, et Funi, Fenn.
Les Frisons s'étaient autrefois appelé Eotenas, Eotan ou Jutæ. C'étaient des Jotuns germanisés.
(Ettmuller, Beowulfslied, p. 36.)
Parmi celles qui l'étaient le moins, on peut compter les Ubiens. Mais l'élément celtique n'en avait pas
moins été très fortement affaibli chez cette nation par les mélanges d'autre nature qu'avaient
apportées les Romains. (Dieffenbach, Celtica I, p. 68.) Les Sicambres, dont le nom joue un rôle dans
nos premières annales, étaient nécessairement germanisés à un très haut point, leur situation
géographique le voulant ainsi. Cependant leur nom est celtique et rappelle celui des Segobrigi,

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

203

emportèrent de puissantes garanties de force et de durée pour l'empire qu'ils allaient
fonder. Cependant, sur le dernier point, plus favorisés que les Vandales, que les
Longobards, que les Bourguignons, et même que les Goths, ils le furent moins que les
Saxons, et, s'ils eurent plus d'éclat, ils leur cédèrent en longévité. Ceux-ci ne furent
jamais portés par leurs conquêtes extérieures dans les parties vives du monde romain 1.
En conséquence, ils n'eurent pas de contact avec les races les plus mélangées, le plus
anciennement cultivées, mais aussi les plus affaiblissantes. À peine peut-on les
compter au nombre des peuples envahisseurs de l'empire, bien que leurs mouvements
aient commencé presque en même temps que ceux des Franks. Leurs principaux
efforts se portèrent sur l'est de l'Allemagne et sur les îles bretonnes de l'Océan
occidental. Ils ne contribuèrent donc nullement à régénérer les masses romaines. Ce
défaut de contact avec les parties vives du monde civilisé, qui les priva d'abord de
beaucoup d'illustration, leur a été avantageux au plus haut degré. Les Anglo-Saxons
représentent, parmi tous les peuples sortis de la péninsule scandinave, le seul qui, dans
les temps modernes, ait conservé une certaine portion apparente de l'essence ariane.
C'est le seul qui, à proprement parler, vive encore de nos jours. Tous les autres ont
plus ou moins disparu, et leur influence ne s'exerce plus qu'à l'état latent.
Dans le tableau que je viens de tracer, j'ai laissé de côté les détails. Je ne me suis
pas arrêté à décrire les innombrables petits groupes qui, toujours en mouvement, sans
cesse traversant et retraversant les voies des masses plus considérables, contribuent à
donner aux invasions des IVe et Ve siècles cette apparence fiévreuse et tourmentée qui
n'est pas une des moindres causes de leur grandeur. Il faudrait, pour bien faire, se
représenter vivement et dans un incessant tumulte ces myriades de tribus, d'armées, de
bandes en expédition, qui, poussées par les causes les plus diverses, tantôt la pression
des nations rivales, tantôt le surcroît de population, ici la famine, là une ambition
subitement éveillée, d'autres fois le simple amour de la gloire et du butin, se mettaient
en marche, et, secondées par la victoire, déterminaient de proche en proche les plus
terribles ébranlements 2. Depuis la mer Noire, depuis la Caspienne jusqu'à l'océan
Atlantique, tout s'agitait. Le fond celtique et slave des populations rurales débordait
incessamment d'un pays sur l'autre, emporté par l'impétuosité ariane ; et, au milieu de
mille cohues, les cavaliers mongols d'Attila et de ses alliés, se faisant jour au travers
de ces forêts d'épées et de ces troupeaux effarés de laboureurs, y traçaient dans tous les
sens d'ineffaçables sillons. C'était un désordre extrême. Si à la surface apparaissaient
de grandes causes de régénération, dans les profondeurs tombaient de nouveaux
éléments ethniques d'abaissement et de ruine que l'avenir allait avoir beau jeu à
développer.
Résumons maintenant l'ensemble des mouvements arians en Europe, je dis des
mouvements qui aboutirent à la formation des groupes germaniques et à la descente de

1
2

nation qui très anciennement était connue de la colonie phocéenne de Marseille. Ce nom paraît
signifier les illustres Ambres ou Kymris.
Keferstein, ouvr. cité, t. 1, p. XXXIV.
Dans ce nombre sont les Astings, les Scyrres, les Ruges, les Gépides et surtout les Hérules. Tous ces
groupes, qui de même que les gens d'Arioviste, constituaient plutôt des armées, ou même des bandes
en expédition, que des peuples à la recherche d'un gîte retournaient très souvent dans le Nord après
avoir beaucoup épouvanté le Sud. (Munch, p. 44.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

204

ceux-ci sur les frontières de l'empire romain. Vers le VIIIe siècle avant notre ère, les
tribus sarmates roxolanes se dirigent vers les plaines du Volga. Au IVe, elles occupent
la Scandinavie et quelques points de la côte baltique vers le sud-est. Au IIIe, elles
commencent à refluer en deux directions vers les contrées moyennes du continent.
Dans la région occidentale, leurs premières nappes rencontrent des Celtes et des
Slaves ; à l'est, outre ces derniers, d'assez nombreux détritus arians, provenant des
invasions très anciennes des Sarmates, des Gètes, des Thraces, bref des collatéraux de
leurs propres ancêtres, sans compter les dernières nations de race noble qui
continuaient à sortir de l’Asie. De là, supériorité marquée chez les tribus gothiques,
que de tels mélanges ne pouvaient affaiblir. Peu à peu cependant l'égalité, l'équilibre
ethnique entre les deux courants se rétablit. À mesure que les premières émissions
occidentales sont recouvertes par de nouvelles plus pures, l'invasion scandinave s'élève
aux plus majestueuses proportions ; de telle sorte que, si les Sicambres et les
Chérusques avaient promptement cessé d'équivaloir aux hommes de l'empire gothique,
les Franks peuvent être hardiment considérés comme les dignes frères des guerriers
d'Hermanrik, et à plus forte raison les Saxons de la même époque ont droit au même
éloge.
Mais, en même temps que tant de grandes races affluaient vers la Germanie
méridionale, la Gaule et l'Italie, les catastrophes hunniques, arrachant les Goths et les
derniers Alains à leurs sujets slaves, les reportaient en masse sur les points où les
autres nations germaniques tendaient également à se concentrer. Il en résulta que
l'orient de l'Europe, à peu près dépouillé de ses forces arianes, fut rendu au pouvoir des
Slaves et des envahisseurs de race finnique, qui devaient plonger définitivement ces
derniers dans l'abaissement irrémédiable dont de plus nobles dominateurs n'avaient
jamais eu l'influence de les tirer. Il en résulta aussi que toutes les forces de l'essence
germanique tendaient à s'accumuler d'une façon à peu près exclusive dans les parties
les plus occidentales du continent, voire dans le nord-ouest. De cette disposition des
principes ethniques devait résulter toute l'organisation de l'histoire moderne.
Maintenant, avant d'aller plus loin, il convient d'examiner en elle-même cette famille
ariane germanique dont nous venons de suivre les étapes. Rien de plus nécessaire que
de préciser exactement sa valeur avant de l'introduire au milieu de la dégénération
romaine.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

205

Livre sixième

Chapitre III
Capacité des races germaniques natives.

Retour à la table des matières

Les nations arianes d'Europe et d'Asie, prises dans leur totalité, observées dans
leurs qualités communes et typiques, nous ont également étonnés par cette attitude
impérieuse et dominatrice qu'elles exercèrent constamment sur les autres peuples,
même sur les peuples métis et blancs au milieu desquels ou auprès desquels elles
vécurent. À ce seul aspect, il est déjà difficile de ne pas leur reconnaître à l'égard du
reste de l'espèce humaine une suprématie réelle ; car en pareilles matières ce qui
semble existe nécessairement. Il ne faudrait cependant pas prendre le change sur la
nature de cette suprématie et la chercher ou prétendre la trouver dans des faits qui ne
lui appartiendraient pas. Il ne faut pas davantage la croire obscurcie et mise en
question par certains détails qui choquent les préventions vulgaires sur l'idée généralement admise de supériorité. Celle des Arians ne réside pas dans un développement
exceptionnel et constant des qualités morales ; elle existe dans une plus grande
provision des principes d'où ces qualités découlent.
Il ne faut jamais oublier que, lorsqu'on étudie l'histoire des sociétés, il ne s'agit en
aucune façon de la moralité en elle-même. Ce n'est ni par des vices ni par des vertus
que des civilisations se distinguent essentiellement les unes des autres, bien que, prises
dans l'ensemble, elles valent mieux sous ce rapport que la barbarie ; mais c'est là une
conséquence purement accessoire de leur travail. Ce qui fait essentiellement leur
physionomie, ce sont les capacités qu'elles possèdent et développent.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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L'homme est l'animal méchant par excellence. Ses besoins plus multipliés le
harcèlent de plus d'aiguillons. Dans son espèce, il a d'autant plus de besoins, partant de
souffrances, partant d'excitations au mal, qu'il est plus intelligent. Il semblerait donc
naturel que ses mauvais instincts augmentassent en raison directe de la nécessité de
briser plus d'obstacles pour arriver à un état de satisfaction. Mais, par un heureux
retour, il n'en est pas ainsi. La raison, plus perfectionnée en même temps qu'elle vise
plus haut et est plus exigeante, éclaire la créature qu'elle conduit sur les inconvénients
matériels d'un abandon trop absolu à toutes les suggestions de l'intérêt. La religion,
même imparfaite ou fausse, que cet être conçoit toujours d'une façon quelque peu
élevée, lui interdit de céder en toute occasion à ses penchants destructeurs.
C'est ainsi que l'Arian est toujours sinon le meilleur des hommes au point de vue
de la pratique morale, du moins le plus éclairé sur la valeur intrinsèque en ce genre des
actes qu'il commet. Ses idées dogmatiques sont toujours en cette matière les plus
développées et les plus complètes, bien que dépendant étroitement de l'état de sa
fortune. Tant qu'il est le jouet d'une situation trop précaire, son corps reste cuirassé et
son cœur de même ; dur envers sa propre personne, rien de moins étonnant qu'il soit
impitoyable pour autrui, et c'est dans cette donnée inflexible qu'il pratique cette justice
dont Hérodote vantait l'intégrité chez le Scythe belliqueux. Le mérite consiste ici dans
la loyauté avec laquelle est acceptée une loi d'ailleurs si féroce peut-être, et qui ne
s'adoucit que dans la proportion où l'atmosphère sociale ambiante réussit elle-même à
se tempérer.
L'Arian est donc supérieur aux autres hommes, principalement dans la mesure de
son intelligence et de son énergie ; et c'est par ces deux facultés que, lorsqu'il parvient
à vaincre ses passions et ses besoins matériels, il lui est également donné d'arriver à
une moralité infiniment plus haute, bien que, dans le cours ordinaire des choses, on
puisse relever chez lui tout autant d'actes répréhensibles que chez les individus des
deux autres espèces inférieures.
Cet Arian se présente maintenant à notre observation dans le rameau occidental de
sa famille, et là il nous apparaît aussi vigoureusement bâti, aussi beau d'aspect, aussi
belliqueux de cœur, que nous l'avons admiré jadis dans l'Inde 1 et dans la Perse,
comme dans l'Hellade homérique. Une des premières considérations auxquelles
l'aspect du monde germanique donne lieu, c'est encore celle-ci, que l'homme y est tout
et la nation peu de chose. On y aperçoit l'individu avant de voir la masse associée,
circonstance fondamentale, qui excitera d'autant plus l'intérêt qu'on prendra plus de
soin de la comparer avec le spectacle offert par les agrégations de métis sémitiques,
helléniques, romains, kymris et slaves. Là on ne voit presque que les multitudes ;
l'homme ne compte pour rien, et il s'efface d'autant plus que, le mélange ethnique
auquel il appartient étant plus compliqué, la confusion est devenue plus considérable.

1

« L'inclito mio figlio Rama dagli occhi del color del loto. » (Ramayana, t. VII, Ayodyacanda, cap.
III, p. 218.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

207

Ainsi placé sur une sorte de piédestal, et se dégageant du fond sur lequel il agit,
l'Arian Germain est une créature puissante, qui attire d'abord l'examen sur lui-même
avant de permettre de le porter sur le milieu qui l'entoure. Tout ce que cet homme
croit, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, acquiert de la sorte une importance majeure.
En matière de religion et de cosmogonie, voici quels sont ses dogmes la nature est
éternelle, la matière infinie 1. Cependant le vide béant, gap gunninga, le chaos, a
précédé toutes choses 2. « En ce temps dit la Vœluspa, il n'y « avait ni sable, ni mer, ni
les molles vagues. La terre ne se trouvait nulle part, ni le « ciel enveloppant. Du sein
des ténèbres sortirent douze fleuves, qui en coulant « gelèrent. »
Alors l'air doux qui venait du sud, de la contrée du feu, fit fondre la glace ; ses
gouttes d'eau prirent vie, et le géant Imir, personnification de la nature animée,
apparut. Bientôt il s'endormit, et de sa main gauche ouverte, et de ses pieds fécondés
l'un par l'autre, sortit la race des géants 3.
Cependant la glace continuant à dégeler, il en provint la vache Audhumbha. C'est
le symbole de la force organique, qui donne le mouvement à toutes choses. À ce
moment, un être nommé Buri sortit encore de ces gouttes d'eau, et il eut un fils, Börr,
qui, s'unissant à la fille d'un géant, donna le jour aux trois premiers dieux, les plus
anciens, les plus vénérables, Odhin, Vili et Ve 4.
Cette trinité, ainsi venue quand les grandes créations cosmiques étaient déjà
achevées, n'avait à réaliser qu'un travail d'organisation, et en effet ce fut là sa tâche.
Elle ordonna le monde, et de deux troncs d'arbre échoués sur le rivage de la mer, elle
façonna les durs auteurs de l'espèce humaine. Un chêne fut l'homme, un saule devint la
femme 5.
Cette doctrine n'est toujours que le naturalisme arian, modifié par des idées
développées dans l'extrême Nord 6. La matière vivante et intelligente, représentée
encore par le mythe tout asiatique de la vache Audhumbha, s'y maintient au-dessus des
1
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3
4

5

6

W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 163.
Vœluspa, 3.
W. Muller, p. 164.
Ibid., p. 165. – Il est inutile de donner ici les développements ultérieurs de cette formule
théologique, qui finit par contenir douze grands dieux et une foule de personnalités célestes de tout
ordre et de toute provenance ; car il y eut des dieux wanes, jotuns et nanis, comme il y avait des
dieux ases.
Ibid., ouvr. cité, p. 164. – Vœlusp, st. 17. – Je ne développe ici que les plus grands traits de la
théologie et de la cosmogonie scandinaves, ne m'arrêtant surtout qu'aux parties les plus anciennes.
La nouvelle Edda montre de nombreuses traces de mythes qui ne sont pas originairement arians ou
qui ont été développés dans l'extrême Nord postérieurement à l'arrivée des Roxolans. – Le plus
vénérable document scandinave, la Vœluspa, a été composé dans la première moitié du VIIIe siècle
de notre ère. M. Dietrich y aperçoit des traces de cinq différents poèmes, beaucoup plus antiques.
(Dietrich, Alter der Vœluspa, dans la Zeitschr. f. deutsch. Alterth., t. VIII, p. 318.)
César pense que les Germains, ne reconnaissant pour dieux que les forces naturelles qui se
manifestaient à leur vue, n'adoraient que le soleil, la lune et le feu, Sol, Luna, Vulcanus. (De Bello
gall., VI, 21.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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trois grands dieux eux-mêmes. Ils sont nés après elle : rien de moins étonnant qu'ils ne
soient pas copartageants de son éternité. Ils doivent périr ; ils doivent disparaître un
jour, vaincus par les géants, par les forces organiques de la nature, et cette organisation
du monde dont ils sont les ordonnateurs est destinée à s'engloutir avec eux, avec les
hommes leurs créatures, pour faire place à de nouveaux ordonnateurs, à un nouvel
arrangement de toutes choses, à de nouvelles générations de mortels. Encore une fois,
les antiques sanctuaires de l'Inde connaissaient l'essentiel de toutes ces notions 1.
Des dieux transitoires, si grands qu'ils fussent, n'étaient pas trop distants de
l'homme. Aussi l'Arian Germain n'avait-il pas perdu l'habitude de s'élever jusqu'à eux.
Sa vénération pour ses ancêtres confondait volontiers ceux-ci avec les puissances
supérieures, et sans effort se changeait en adoration. Il aimait à se croire descendu de
plus grand que lui, et de même que tant de races helléniques se rattachaient à Jupiter, à
Neptune, au dieu de Chryse, de même le Scandinave traçait fièrement sa généalogie
jusqu'à Odin, ou jusqu'aux autres individualités célestes que les conséquences
naturelles du symbolisme firent monter sans peine autour de la trinité primitive 2.
L'anthropomorphisme était complètement étranger à ces notions natives 3 ; il ne s'y
associa que fort tard et sous l'influence irrésistible des mélanges ethniques. Tant que le
fils des Roxolans resta pur, il se plaisait à ne voir les dieux que dans le miroir de son
imagination, et répugna à se faire d'eux des images tangibles. Il aimait à se les figurer
planant à demi cachés au sein des nuages rougis par les lueurs du couchant. Les bruits
mystérieux des forêts lui révélaient leur présence 4. Il croyait aussi trouver et il
vénérait une émanation de leur nature dans certains objets précieux pour lui. Les
Quades prêtaient serment sur des épées, ce qu'avaient déjà fait les Thraces. Les
Longobards honoraient un serpent d'or ; les Saxons, un groupe mystique formé d'un
lion, d'un dragon et d'un aigle ; les Franks avaient aussi des usages semblables 5.
Mais des alliances avec les métis européens leur firent accepter plus tard, en tout
ou en partie, le panthéon matériel des Slaves et des Celtes. Ils devinrent alors idolâtres.
Chez les Suèves, ils admirent le culte sauvage de la déesse Nerthus, et apprirent à
promener, une fois l'an, sa statue voilée dans un char 6. Le sanglier de Freya, symbole
favori des Galls, fut adopté par la plupart des nations germaniques, qui en surmontèrent le cimier de leurs casques, et le firent briller sur les pignons de leurs palais. Jadis,
dans les époques purement arianes, les Germains n'avaient pas même connu les
1
2
3
4
5
6

W. Muller, ouvr. cité, p. 175.
Les plus nobles familles, se rappelant le Gardarike, se représentaient leurs aïeux comme ayant vécu
dans Asgard, que la tradition avait divinisée. (Munch, ouvr. cité, p. 53.)
W. Muller, ouvr. cité, p. 64 et sqq. – Tac., Germ., 9, 43.
Tac., Ann., XIII, 55 ; Germ., 45. – Ils n'avaient pas et n'admettaient pas de temples, tandis que les
populations celtiques de la Gaule et de l'Allemagne en avaient.
W. Muller, ouvr. cité, p. 67, 70 et pass.
Tous les cultes indiqués par les écrivains romains portent la trace et révèlent la puissance de
l'influence celtique. Nerthus, mater deum, se retrouve dans le gallois neath, force, secours, et dans le
gaélique neart, qui a le même sens. – L'usage de consacrer des îles principalement comme
sanctuaires est tout à fait celtique. (W. Muller, ouvr. cité, p. 37.) Cet auteur signale chez les Danois
des usages religieux d'origine slave (p. 37). – L'Isis dont parle Tacite, et qu'il s'étonne de trouver
chez les Suèves, c'était Hésu ou Hu, divinité celtique par excellence. (Tac., Germ., 9.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

209

temples. Ils finirent par en avoir, où ils entassèrent des idoles monstrueuses 1. Comme
il était arrivé aux anciens Kymris, il leur fallut complaire, à leur tour, aux instincts les
plus tenaces des races inférieures au milieu desquelles ils s'étaient établis 2.
Il en fut de même pour les formes du culte, cependant avec plus de mesure dans la
dégénération. Primitivement l'Arian Germain était à lui-même son prêtre unique, et
même longtemps après qu'on eut institué des pontifes nationaux, chaque guerrier
conserva dans ses foyers la puissance sacerdotale 3. Elle resta même annexée à la
propriété foncière, et l'aliénation d'un domaine entraîna celle du droit d'y sacrifier 4.
Lorsqu'on modifia cet état de choses, le prêtre germanique n'exerça d'action que pour
l'ensemble de la tribu. Il ne fut d'ailleurs jamais que ce qu'avait été le purohita chez les
Arians Hindous, dans les temps antévédiques. Il ne forma pas une caste distincte
comme les brahmanes, un ordre puissant comme les druides, et, non moins sévèrement
exclu des fonctions de la guerre, il ne lui fut pas laissé la moindre possibilité de
dominer, ni même de diriger l'ordre social. Toutefois, par un sentiment empreint d'une
haute et profonde sagesse, à peine les Arians eurent-ils reconnu des prêtres publics
qu'ils leur confièrent les plus imposantes fonctions civiles, en les chargeant de
maintenir l'ordre dans les assemblées politiques et d'exécuter les arrêts de la justice
criminelle. De là chez ces peuples ce qu'on a appelé les sacrifices humains 5.
Le condamné, après avoir entendu sa sentence, était retranché de la société et livré
au prêtre, c'est-à-dire au dieu. Une main sacrée, lui infligeant le dernier supplice,
apaisait sur lui la colère céleste. Il tombait, non pas tant parce qu'il avait offensé
l'humanité que parce qu'il avait irrité la divinité protectrice du droit. Le châtiment se
trouvait de la sorte moins honteux pour la dignité de l'Arian et, il faut l'avouer, plus
moral que ne le rendent nos coutumes juridiques, où un homme est égorgé simplement
en compensation d'en avoir égorgé un autre, ou, suivant une opinion plus étroite
encore, simplement pour le forcer à s'en tenir là 6.
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3
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5
6

Adam de Brème parle d'une statue de Wodan, qui se trouvait de son temps dans le temple d'Upsala.
(W. Muller, p. 195.)
Il arriva même que tel dieu considéré en Scandinavie comme des plus puissants, Wodan, par
exemple, fut à peu près inconnu chez les tribus demi-germanisées du sud de l'Allemagne. Les
Bavarois ne le connaissaient pas, ou, pour mieux dire, ce qu'ils avaient de germanique dans leur sang
ne l'avait pas conservé. (W. Muller, p. 76.)
W. Muller, ouvr. cité, p. 52, 81, 83.
Sous l'influence celtique, slave et finnique, les fonctions et, comme on dirait aujourd'hui, les
spécialités religieuses ou seulement superstitieuses se développèrent, avec le temps, d'une façon très
surabondante. En même temps qu'il y eut chez les Goths, chez les Thuringiens, chez les Burgondes,
chez les Anglo-Saxons, des grands prêtres, qui finirent même par exercer une certaine action
politique, principalement chez les Burgondes, il y eut aussi des devins, des sorciers, des enchanteurs,
des schamans de toute espèce. Les uns expliquaient les songes, les autres pénétraient l'avenir au
moyen de cordes nouées. Or, appelait ces derniers caragni, du gallois caraï, une cordelette. (W
Muller, ouvr. cité, p. 83.) Mais tout cela ne concerne pas les nations germaniques.
W. Muller, ouvr. cité, p. 52.
Les sacrifices humains sont attestés, par des témoignages positifs chez les Goths, chez les Hérules,
chez les Saxons, chez les Frisons, chez les Thuringiens, chez les Franks, à l'époque où ces derniers
étaient déjà chrétiens. (W. Muller, ouvr. cité, p. 75-79.) – Le sacrifice des chevaux était aussi, dans
la plus ancienne époque germanique, comme l'asvamédha, chez les Arians Hindous, une des
cérémonies du culte les plus solennelles et les plus méritoires.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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On s'est demandé, avec plus ou moins de raison, si les nations sémitiques avaient
eu originairement une idée bien nette de l'autre vie. Chez aucune race ariane ce doute
n'est possible. La mort ne fut jamais pour toutes qu'un passage étroit, à la vérité, mais
insignifiant, ouvert sur un autre monde. Ils y entrevoyaient diverses destinées, qui,
d'ailleurs, n'étaient pas déterminées par les mérites de la vertu ou le châtiment qu'aurait
dû recevoir le vice. L'homme de noble race, le véritable Arian arrivait par la seule
puissance de son origine à tous les honneurs du Walhalla, tandis que les pauvres, les
captifs, les esclaves, en un mot, les métis et les êtres d'une naissance inférieure,
tombaient indistinctement dans les ténèbres glaciales du Niflheimz 1.
Cette doctrine ne fut évidemment de mise que pendant les époques où toute gloire,
toute puissance, toute richesse se trouva concentrée entre les mains des Arians et où
nul Arian ne fut pauvre en même temps que nul métis ne fut riche. Mais lorsque l'ère
des alliages ethniques eut complètement troublé cette simplicité primitive des rapports,
et que l'on vit, ce qui aurait été jugé impossible autrefois, des gens de noble extraction
dans la misère, et des Slaves et des Kymris, et même des Tchoudes, des Finnois
opulents, les dogmes relatifs à l'existence future se modifièrent, et l'on accepta des
opinions plus conformes à la distribution contemporaine des qualités morales dans les
individus 2.
L'Edda partage l'univers en deux parties 3. Au centre du système, la terre, résidence
des hommes, formée comme un disque plat, ainsi que l'a décrite Homère, est entourée
de tous côtés par l'Océan. Au-dessus d'elle s'étend le ciel, demeure des dieux. Au nord
s'ouvre un monde sombre et glacé, d'où vient le froid ; au sud, un monde de feu, où
s'engendre la chaleur. À l'est est Jotanheimz, le pays des géants ; à l'ouest,
Svartalfraheimz, la demeure des nains noirs et méchants. Puis, dans une situation
vague, Vanaheimz, la contrée habitée par les Wendes 4.
Si l'on arrête ici cette description, où s'unissent les idées cosmogoniques à la
simple géographie, on a l'exacte reproduction du système des sept divissas brahmaniques, ou, ce qui est pareil, des sept kischwers iraniens 5, et, comme on va le voir, un
1

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3
4

5

Cette notion se conserva très longtemps chez les Arians de l'Inde. À l'époque héroïque, elle régnait
encore, ainsi que le passage suivant en fait foi. « Chi ha sortito il nascere da una « schialta pari alla
tua, non puô ire in infimo, luogo ; par laqual cosa tu, privato della « terrestre sede, vanne ai mondi
dove stella il neltare. » (Ramayana, t. VI, Ayodhyacanda, cap. LXVI, p. 394)
W. Muller, ouvr. cité, p. 410.
Vœluspa, st. 2.
Vœluspa pass. – On retrouve dans les noms des nains donnés par la Vœluspa, des appellations bien
significatives, telles que Nar, Naïn, st. 11 ; Nori, Ann et Anar, puis encore une fois par Nar, puis
Nyzardz, st. 12 ; Nali, et Hanar, st. 13 ; Alfr, st. 14, Funiar et Guinar, st. 16. – Il est à remarquer que
les nains, non plus que les géants, n'ont pas été créés par les dieux comme l'homme, mais sont le
produit direct des forces de la nature.
C'est même à cette partie de la cosmogonie des Arians primitifs qu'il convient de rattacher celle des
Scandinaves, descendants légitimes et directs des cavaliers du Touran. Quand on veut suivre la
filiation des idées arianes, il importe de ne jamais perdre de vue que les Hindous, qui en ont, à la
vérité, conservé jusqu'à nos jours le plus riche trésor, ne sont cependant pas l'intermédiaire auquel
nous les devons. En marche vers la vallée du Gange, ils n'ont rien pu faire pour éclairer l'Occident ;

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

211

monde complet, au point de vue des premiers Arians Germains. Le territoire
scandinave occupe le centre : c'est excellemment le pays des hommes. L'empyrée
règne au-dessus. Le pôle nord lui envoie la froidure ; les régions méridionales, le peu
de chaleur qui l'atteint. À l'est, c'est-à-dire tirant vers la côte de la Baltique, sont les
principales tribus des Gètes métis ; à l'ouest, entre la Suède méridionale et la côte de
l'Océan du Nord, les Lapons, un peu partout, des Wendes et des Celtes, justement
confondus les uns avec les autres. Les connaissances positives de l'époque ne
permettent pas d'ajouter rien. Mais les cosmographes nationaux, dans le travail de
leurs idées, ne s'en tinrent pas à ces anciennes notions ; ils voulurent avoir neuf
divissas, neuf kischwers, au lieu de sept qu'avaient connus leurs ancêtres, et, pour
atteindre à ce chiffre, ils imaginèrent deux cieux nouveaux, placés au-dessus de celui
des dieux, et les nommèrent, l'un Liôsâlfraheimz ou Andlanger, l'autre Vidhblacên 1.
Tous deux sont peuplés de nains lumineux. Cette conception serait absolument
arbitraire et inutile, si elle ne se fondait pas, en quelque chose, sur la distinction que
les plus anciens Arians de la haute Asie paraissent avoir faite entre l'atmosphère
immédiate du globe et le ciel proprement dit, l'empyrée, où se meuvent les astres 2.
Telles étaient les opinions que l'Arian Germain entretenait sur les objets de
considération les plus élevés. Il y puisait sans peine une haute idée de lui-même et de
son rôle dans la création, d'autant plus qu'il s'y contemplait non seulement comme un
demi-dieu, mais comme un possesseur absolu d'une portion de ce Mitgardhz, ou terre
du milieu, que la nature lui avait assigné pour demeure. Il avait constitué sa propriété
foncière d'une manière toute conforme à ses fiers instincts. Deux modes de propriété
étaient chez lui en usage.
Le plus ancien incontestablement est celui dont il avait apporté l'idée constitutive
de la haute Asie, c'était l'odel 3. Ce mot emporte avec lui les deux idées de noblesse et
de possession si intimement combinées, que l'on est fort embarrassé de découvrir si
l'homme était propriétaire parce qu'il était noble, ou l'inverse 4. Mais il est peu douteux
que l'organisation primordiale, ne reconnaissant pour homme véritable que l'Arian, ne

1
2

3

4

c'est surtout aux groupes arians de la Sogdiane et des pays situés au-dessus que nous sommes
redevables de ce que nous possédons, dans nos antiquités germaniques, de l'ancien fonds des
connaissances primordiales. Malheureusement la philologie justement séduite, d'ailleurs, par
l'importance des Védas, est tout occupée, en France surtout, à méconnaître cette vérité, et n'hésite
même pas à faire émigrer les Germains des bords de la Yamouna, ce qui, en soi, constitue une
absurdité au premier chef.
W Muller, ouvr. cité, p. 163.
Lorsque les doctrines scandinaves auront été comparées plus rigoureusement qu'on ne l'a fait encore
aux idées iraniennes, on reconnaîtra sans doute que de grands rapports unissent les habitants célestes
du Liôsâlfraheimz et du Adlanger aux Ireds et aux Amschespends du Zend-Avesta.
Ce mot est un des plus anciens qui se puissent trouver, et la notion qu'il représente est vieille comme
lui. C'est l'ædes latin. – Voir, pour les différentes formes et significations dans les langues gothiques,
Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen Sprache, t. I, p. 56.
Chez les Anglo-Saxons il arriva même que la perte de l'odel entraînait celle des droits politiques, et
par conséquent de la qualité d'homme libre. (Kemble, t. I, p. 70-71 et seqq.) On peut voir, du reste,
avec toute raison, dans cette union étroite de la qualité légale d'Arian avec celle de propriétaire, à
quel point les instincts de la race étaient éloignés des dispositions à la vie nomade.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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voyait aussi de propriété régulière qu'entre ses mains et n'imaginait pas d'Arian privé
de cet avantage.
L'odel appartenait sans restriction aucune à son maître. Ni la communauté ni le
magistrat n'avaient qualité pour exercer sur cette sorte de possession la revendication
la plus légère, le droit le plus minime. L'odel était absolument libre de toute charge ; il
ne payait pas d'impôts. Il constituait une véritable souveraineté, souveraineté inconnue
aujourd'hui, où la nue-propriété, l'usufruit et le haut domaine se confondaient
absolument. Le sacerdoce en était inséparable, et inséparable aussi la juridiction à tous
ses degrés, au civil comme au criminel. L'Arian Germain siégeait à son foyer,
disposait à son gré de la terre allodiale et de tout ce qui l'habitait. Femmes, enfants,
serviteurs, esclaves, ne reconnaissaient que lui, ne vivaient que par lui, ne rendaient
compte qu'à lui seul, qui ne rendait compte à personne. Soit qu'il eût construit sa
demeure et mis ses champs en culture sur un terrain désert, soit que ses propres forces
lui eussent suffi pour en dépouiller le Finnois, le Slave, le Celte ou le Jotun, tous gens
placés nativement hors la loi, ses prérogatives ne rencontraient pas de limites.
Il n'en était pas tout à fait de même lorsque, en société avec d'autres Arians,
agissant sous la direction commune d'un chef de guerre, il se trouvait être participant à
la conquête d'un territoire dont une portion, grande ou petite, lui avait été adjugée.
Cette autre situation créait un autre système de tenure tout différent ; et comme elle se
réalisa presque seule quand furent venues les grandes migrations sur le continent
d'Europe, on y doit chercher le germe véritable des principales institutions politiques
de la race germanique. Mais pour pouvoir exposer clairement ce que c'était que cette
forme de propriété et les conséquences qu'elle entraînait, il faut faire connaître
auparavant les rapports de l'homme arian avec sa nation.
En tant qu'il était chef de famille et possesseur d'un odel, ces rapports se
réduisaient à fort peu de chose. D'accord avec les autres guerriers pour conserver la
paix publique, il élisait un magistrat, que les Scandinaves nommaient drottinn, et que
d'autres peuples sortis de leur sang appelèrent graff 1 Choisi dans les races les plus
anciennes et les plus nobles, dans celles qui pouvaient réclamer une origine divine, ce
pendant exact du viçampati hindou exerçait une autorité des plus restreintes, sinon des
plus précaires. Son action légale ressemblait fort à celle des chefs chez les Mèdes
avant l'époque d'Astyage, ou à celle des rois hellènes dans les temps homériques. Sous
l'empire de cette règle facile, chaque Arian, au sein de son odel, n'était guère plus lié à

1

Palsgrave a eu pleine raison de dire que la royauté n'existait pas, dans les formes et avec la puissance
qu'on lui a connues après le Ve siècle, aux époques véritablement germaniques. (The Rise and
Progress of the English Commonwealth, in-4°, Lond., 1832, t. I, p. 553.) Il est moins bien inspiré
quand il ne voit dans le mot king qu'un emprunt fait aux langues celtiques. C'est, de toute antiquité,
un titre porté par les chefs militaires des nations arianes. Nous l'avons vu chez les Ou-douns. (Voir
tome Ier). C'est le kava de la première période iranienne. (Westergaard et Lassen, Die Achem.
Keilinschriften, p. 122), le ku des inscriptions médiques (ibid., p. 57). Il est assez remarquable qu'on
ne le donnât pas aux magistrats réguliers et ordinaires des tribus. – Quant au titre de graff, ou gereta,
chez les Anglo-Saxons gravio, il n'est pas bien certain qu'on puisse le rapporter à une racine
germanique. Peut-être faut-il en chercher l'origine chez les Celtes ou chez les Slaves.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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son voisin de même nation que ne le sont entre eux les différents États formant un
gouvernement fédératif.
Une telle organisation, admissible en présence de populations numériquement
faibles ou complètement subjuguées par la conscience de leur infériorité, n'était
nullement compatible avec l'état de guerre, ni même avec l'état de conquête au milieu
de masses résistantes. L'Arian, qui, dans son humeur aventureuse, vivait principalement dans l'une ou l'autre de ces situations difficiles, avait trop de bon sens pratique
pour ne pas apercevoir le remède du mal et chercher les moyens d'en concilier
l'application avec les idées d'indépendance personnelle qui, avant tout, lui tenaient à
cœur. Il imagina donc qu'au moment d'entrer en campagne, des rapports tout
particuliers, tout spéciaux, complètement étrangers à l'organisation régulière du corps
politique, devaient intervenir entre le chef et les soldats ; voici comment le nouvel
ordre de choses se fondait :
Un guerrier connu se présentait à l'assemblée générale, et se proposait lui-même
pour commander l'expédition projetée. Quelquefois, surtout dans les cas d'agression, il
en ouvrait même la première idée. En d'autres circonstances, il ne faisait que soumettre
un plan qui lui était propre et qu'il appliquait à la situation. Ce candidat au commandement prenait soin d'appuyer ses prétentions sur ses exploits antérieurs, et de faire
valoir son habileté éprouvée ; mais, sur toutes choses, le moyen de séduction qu'il
pouvait employer avec le plus de bonheur, et qui lui assurait la préférence sur ses
concurrents, c'était l'offre et la garantie, pour tous ceux qui viendraient combattre sous
ses ordres, de leur assurer des avantages individuels dignes de tenter leur courage et
leur convoitise. Il s'établissait ainsi un débat et une surenchère entre les candidats et
les guerriers. Ce n'était que par conviction ou par séduction que ceux-ci pouvaient être
amenés à s'engager avec l'entrepreneur d'exploits, de gloire et de butin.
On conçoit que beaucoup d'éloquence et un passé quelque peu digne d'estime
étaient absolument nécessaires à ceux qui voulaient commander. On ne leur demandait
pas, comme aux drottinns, comme aux graffs, la grandeur de la naissance ; mais ce
qu'il leur fallait indispensablement, c'était du talent militaire, et plus encore une
libéralité sans bornes envers le soldat. Sans quoi il n'y aurait eu à suivre leur drapeau
que des dangers, sans espérance de victoire ni de rémunération.
Mais une fois que l'Arian s'était laissé persuader que l'homme qui le sollicitait avait
bien toutes les qualités requises, et qu’après avoir fait ses conditions il s'était engagé
avec lui, aussitôt un état tout nouveau intervenait entre eux 1. L'Arian libre, l'Arian
souverain absolu de son odel, abdiquant pour un temps donné l'usage de la plupart de
ses prérogatives, devenait, sauf le respect des engagements réciproques, l'homme de
son chef, dont l'autorité pouvait aller jusqu'à disposer de sa vie, s'il manquait aux
devoirs qu'il avait contractés.

1

Le droit de l'homme libre de choisir son chef se conserva très longtemps dans les lois anglosaxonnes. C'est ce que les commentateurs du Domesday-Book appellent Commendatio. (Palsgrave,
Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 15.)

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L'expédition commençait ; elle était heureuse. En principe, le butin appartenait tout
entier au chef, mais avec l'obligation stricte et rigoureuse de le partager avec ses
compagnons, non pas seulement dans la mesure des promesses échangées, mais,
comme je viens de le dire, avec une prodigalité extrême. Manquer à cette loi eût été
aussi dangereux qu'impolitique. Les chants scandinaves appellent avec intention le
chef de guerre illustre « l'ennemi de l'or », parce qu'il n'en doit pas garder ; « l'hôte des
héros », parce qu'il doit mettre son orgueil à les loger dans sa demeure, à les réunir à
sa table, à leur prodiguer les longs banquets, les amusements de toute espèce et les
riches présents. Ce sont là les moyens, et les seuls, de conserver leur amitié, de
s'assurer leur appui, et partant de maintenir sa renommée avec sa puissance. Un chef
avare et égoïste est aussitôt abandonné de tout le monde, et il rentre dans le néant 1.
Je viens de montrer là quel emploi le général vainqueur pouvait faire du butin
mobilier, de l'argent, des armes, des chevaux, des esclaves. Mais lorsque, avec ces
avantages, il y avait encore prise de possession d'une contrée, le principe des
générosités recevait nécessairement des applications différentes. En effet, le pays
conquis prenait le nom de rik, c'est-à-dire pays gouverné absolument, pays soumis ;
titre que les territoires vraiment arians, les pays à odels, se faisaient un point d'honneur
de repousser, se considérant comme essentiellement libres 2. Dans le rik, les
populations vaincues étaient entièrement placées sous la main du chef de guerre 3, qui
se parait de la qualification de konungr, titre militaire, gage d'une autorité qui
n'appartenait ni au drottinn ni au graff, et dont les souverains de l'extrême Nord
n'osèrent s'emparer que très tard, car ils gouvernaient des provinces qui, n'ayant pas
été acquises par le glaive à leur couronne, ne leur donnaient pas le droit de le prendre.
Le konungr donc, le könig allemand, le king anglo-saxon, le roi, pour tout dire 4,
dans son obligation étroite de faire participer ses hommes à tous les avantages qu'il
recueillait lui-même, leur concédait des biens-fonds. Mais comme les guerriers ne
pouvaient emporter avec eux ce genre de présents, ils n'en jouissaient qu'aussi
longtemps qu'ils restaient fidèles à leur conducteur, et cette situation comportait pour
leur qualité de propriétaires toute une série de devoirs étrangers à la constitution de
l'odel.

1

2

3
4

Il y a similitude parfaite entre les vertus que l'on exigeait d'un chef de guerre et l'idéal du chef de
famille arian-hindou, comme le décrit le Ramayana : « Capi di famiglia que vissero « casti colle lor
consorti, coloro che donarono con larghezze vacche oro, alimienti, e « terre, quelli che « diedero,
altrui sicuranza e colore, che furon veridici. » Gorresio, ouvr. cité, t. VI, p. 394.)
La Norwège n'a jamais porté le titre de rik, ni l'Islande non plus, tandis qu'il y avait eu le Gardarike
et que toutes les conquêtes germaniques dans le reste de l'Europe portèrent cette dénomination.
(Munch, ouvr. cité, p. 112 et note 2.)
Savigny, D. Rœm. Recht im Mittelalter, t. I, p. 229.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce roi n'avait nullement la physionomie du roi celtique ou
italiote, bien qu'il ressemblât un peu mieux au (mot grec) macédonien des époques antérieures à
Alexandre. Un roi, dans le poème de Beowulf, s'appelle : folces hyrde, pasteur du peuple, comme
dans l'Iliade. (Kemble, The anglo-saxon Poem of Beowulf, v. 1213, p. 44.) – Le theodr gothique et
l'anglo-saxon theoden signifient de même celui qui mène le peuple. Ce sont autant de titres
militaires, plutôt qu'administratifs.

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Le domaine ainsi possédé à condition s'appelait feod. Il offrait plus d'avantages que
la première forme de tenure pour le développement de la puissance germanique, parce
qu'il contraignait l'humeur indépendante de l'Arian à abandonner au pouvoir dirigeant
une autorité plus grande. Il préparait ainsi l'avènement d'institutions propres à mettre
en accord les droits du citoyen et ceux de l'État, sans détruire les uns au profit exclusif
des autres. Les peuples sémitisés du midi n'avaient jamais eu la moindre idée d'une
telle combinaison. puisqu'il était de règle chez eux que l'État devait absorber tous les
droits.
L'institution du féod amenait aussi des résultats latéraux qui méritent d'être
enregistrés. Le roi qui le concédait, comme le guerrier qui le recevait, étaient également intéressés à n'en pas laisser péricliter la valeur vénale. Aux yeux du premier,
c'était un don temporaire, qui pouvait rentrer dans ses mains au cas où l'usufruitier
viendrait à mourir ou romprait son engagement pour aller chercher aventure sous un
autre chef, circonstance assez commune. Dans cette prévision, il fallait que le domaine
restât digne de servir d'appât à un remplaçant. Pour le second, posséder une terre
n'était un avantage qu'autant que cette terre fructifiait ; et comme il n'avait ni le goût ni
le temps de s'occuper par lui-même de la culture du sol, il ne manquait jamais de
traiter, sous la garantie de son chef, avec les anciens propriétaires, auxquels il
abandonnait l'entière et paisible possession d'une part, en leur donnant le reste à ferme.
C'était une sage opération que les Doriens et les Thessaliens avaient très bien pratiquée
jadis. Il en résulta que les conquêtes germaniques, malgré les excès des premiers
moments, probablement un peu exagérés d'ailleurs par l'éloquente lâcheté des écrivains de l'histoire Auguste, furent, en définitive, assez douces, médiocrement
redoutées des peuples et, sans nulle comparaison, infiniment plus intelligentes, plus
humaines et moins ruineuses que les colonisations brutales des légionnaires et
l'administration féroce des proconsuls au temps où la politique romaine était dans
toute la fleur de la civilisation 1.
Il semblerait que le féod, récompense des travaux de la guerre, preuve éclatante
d'un courage heureux, ait eu tout ce qu'il fallait pour se concilier les faveurs de
l'opinion chez des races belliqueuses et fort sensibles au gain ; il n'en était cependant
pas ainsi. Le service militaire à la solde d'un chef répugnait à beaucoup d'hommes, et
surtout à ceux de haute naissance. Ces esprits arrogants trouvaient de l'humiliation à
recevoir des dons de la main de leurs égaux, et quelquefois même de ceux qu'ils
considéraient comme leurs inférieurs en pureté d'origine. Tous les profits imaginables
ne les aveuglaient pas non plus sur l'inconvénient de laisser suspendre pour un temps,
sinon de perdre pour toujours, l'action plénière de leur indépendance. Quand ils
n'étaient pas appelés à commander eux-mêmes, par une incapacité d'une nature
1

En thèse générale, les prétentions des Germains, arrivés dans les contrées de domination romaine, se
bornèrent à prendre un tiers des terres. (Savigny, D. Rœm, Recht im Mittelalter, t. I, p. 289.) – Les
Burgondes furent des plus durs. Ils voulurent avoir la moitié de la maison et du jardin, les deux tiers
de la terre cultivable, un tiers des esclaves ; les forêts restèrent en commun. Le Romain fut qualifié
hospes du Burgonde. Tout guerrier doté ailleurs par le roi dut abandonner à son hôte la terre à
laquelle il avait droit, et, s'il voulait vendre ce qui lui appartenait du fonds, l'hôte était le premier
acquéreur légal. (Ibid., p. 254 et seqq.)

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quelconque, ils préféraient ne prendre part qu'aux expéditions vraiment nationales ou à
celles qu'ils se sentaient en état d'entreprendre avec les seules forces de leur odel.
Il est assez curieux de voir ce sentiment devancer l'arrêt sévère d'un savant
historien qui, dans sa haine sentie envers les races germaniques, se fonde principalement sur les conditions du service militaire, et s'en autorise pour refuser aux Goths
d'Hermantik, comme au Franks des premiers Mêrowings, toute notion véritable de
liberté politique. Mais il ne l'est pas moins assurément de voir les Anglo-Saxons
d'aujourd'hui, ce dernier rameau, bien défiguré il est vrai, mais encore ressemblant
quelque peu aux antiques guerriers germains, les habitants indisciplinés du Kentucky
et de l'Alabama, braver tout à la fois le verdict de leurs plus fiers aïeux et celui du
savant éditeur du Polyptique d'Irminon. Sans croire porter la moindre atteinte à leurs
principes de sauvage républicanisme, ils s'engagent en foule à la solde des pionniers
qui s'offrent à leur faire tenter la fortune au milieu des indigènes du nouveau monde et
dans les prairies les plus dangereuses de l'Ouest 1. C'est là certainement de quoi
répondre, d'une manière suffisante, aux exagérations anciennes et modernes.
Possesseur d'un odel, ou jouissant d'un féod, l'Arian Germain se montre à nous
également étranger au sens municipal du Slave, du Celte et du Romain. La haute idée
de sa valeur personnelle, le goût d'isolement qui en est la suite, dominent absolument
sa pensée et inspirent ses institutions. L'esprit d'association ne saurait donc lui être
familier. Il sait y échapper jusque dans la vie militaire ; car chez lui cette organisation
n'est que l'effet d'un contrat passé entre chaque soldat et le général, abstraction faite
des autres membres de l'armée. Très avare de ses droits et de ses prérogatives, il n'en
fait jamais l'abandon, non pas même de la moindre parcelle ; et s'il consent à en
restreindre, à en suspendre l'usage, c'est qu'il trouve dans cette concession temporaire
un avantage direct, actuel et bien évident. Il a les yeux grands ouverts sur ses intérêts.
Enfin, perpétuellement préoccupé de sa personnalité et de ce qui s'y rapporte d'une
façon directe, il n'est pas matériellement patriote, et n'éprouve pas la passion du ciel,
du sol, du lieu où il est né. Il s'attache aux êtres qu'il a toujours connus, et le fait avec
amour et fidélité ; mais aux choses, point, et il change de province et de climat sans
difficulté. C'est là une des clefs du caractère chevaleresque au moyen âge et le motif
de l'indifférence avec laquelle l'Anglo-Saxon d'Amérique, tout en aimant son pays,
quitte aisément sa contrée natale, et, de même, vend ou échange le terrain qu'il a reçu
de son père.
Indifférent pour le génie des lieux, l'Arian Germain l'est aussi pour les nationalités,
et ne leur porte d'amour ou de haine que suivant les rapports que ces milieux
inévitables entretiennent avec sa propre personne. Il considère de prime abord tous les
étrangers, fussent-ils de son peuple, sous un jour à peu près égal, et la supériorité qu'il
s'arroge mise à part, une certaine partialité pour ses congénères également exceptée, il
est assez libre de préjugés natifs contre ceux qui l'abordent, de quelque contrée
éloignée qu'ils puissent venir ; de telle sorte que, s'il leur est donné de faire éclater à
1

L'homme qui prend à son service plusieurs chasseurs, laboureurs ou commis, et les mène dans les
déserts, est appelé par eux du titre militaire de captain, bien que ce soit, au fond, un marchand ou un
défricheur de forêts.

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ses yeux des mérites réels, il ne refusera pas d'en reconnaître les bienfaits. De là vient
que, dans la pratique, il accorda de très bonne heure aux Kymris et aux Slaves qui
l'entouraient une estime proportionnée à ce qu'ils pouvaient lui montrer de vertus
guerrières ou de talents domestiques. Dès les premiers jours de ses conquêtes, l'Arian
mena à la guerre les serviteurs de son odel, et encore plus volontiers les hommes de
son féod. Tandis qu'il était, lui, le compagnon gagé du chef de guerre, cette suite de
rang inférieur combattait sous sa conduite et prenait part à tous ses profits. Il lui permit
de recueillir de l'honneur, et reconnut cet honneur noblement quand il fut bien acquis ;
il avoua l'illustration là où elle se trouva ; il fit mieux : il laissa son vaincu devenir
riche, et l'achemina ainsi, pour toutes ces causes, à un résultat qui ne pouvait manquer
d'arriver et qui arriva, que ce vaincu devint avec le temps son égal. Dès avant les
invasions du Ve siècle, ces grands principes et toutes leurs conséquences avaient agi et
porté leurs fruits 1. On va en voir la démonstration.
Les nations germaniques ne s'étaient, dans l'origine, composées que de Roxolans,
que d'Arians ; mais au temps où elles habitaient encore, à peu près compactes, la
péninsule scandinave, la guerre avait déjà réuni dans les odels trois classes de
personnes : les Arians proprement dits, ou les Jarls : c'étaient les maîtres 2 ; les karls,
agriculteurs, paysans domiciliés, tenanciers du jarl, hommes de famille blanche
métisse, Slaves, Celtes ou Jotuns 3 ; puis les traëlls, les esclaves, race basanée et
difforme, dans laquelle il est impossible de ne pas reconnaître les Finnois 4.
Ces trois classes, formées aussi spontanément, aussi nécessairement dans les États
germains que chez le anciens Hellènes, composèrent d'abord la société tout entière ;
mais les mélanges, promptement opérés, firent naître des hybrides nombreux ; la
liberté que les mœurs germaniques donnaient aux karls de marcher à la guerre, et, par
suite, de s'enrichir, profita aux métis que cette classe de paysans avait produits en
s'alliant à la classe dominatrice ; et tandis que la race pure, exposée surtout aux
hasards des batailles, tendait à diminuer de nombre dans la plupart des tribus, et à se
limiter aux familles qu'on nommait divines, et parmi lesquelles l'usage permettait seul
de choisir les drottinns et les graffs, les demi-Germains voyaient sortir de leurs rangs
d'innombrables chefs riches, vaillants, éloquents, populaires, et qui, libres de proposer
à leurs concitoyens des plans d'expéditions et des projets d'aventures, ne trouvaient pas
moins de compagnons prêts à les écouter que le pouvaient des héros d'une extraction
plus noble. Il en advint des résultats de toute espèce, les plus divergents, les plus
disparates, mais tous également faciles à comprendre. Dans certaines contrées, où la
pureté de descendance, toujours estimée, était devenue extrêmement rare, le titre de
jarl prit une valeur énorme, et finit par se confondre avec celui de konungr ou de roi ;
mais là encore ce dernier fut rapidement égalé par les qualifications, d'abord fort
modestes, de fylkir et de hersir, q u i n'avaient été portées au début que par des
1

2
3
4

Voir plus haut. – Je renvoie à ce passage, où j'ai indiqué la double loi d'attraction et de répulsion qui
préside aux mélanges ethniques, et qui est, dans sa première partie tout à la fois l'indice de l'aptitude
à la civilisation chez une race et l'agent de sa décadence.
Rigsmal, st. 23-31.
Ibid., st. 14-18.
Ibid, st. 2-7.

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capitaines d'un rang inférieur. Ce mode de confusion eut lieu en Scandinavie, et à
l'ombre du gouvernement vraiment régulier, suivant le sens de la race, des anciens
drottinns. Là, sur ce terrain, essentiellement arian, les jarls, les konungrs, les fylkirs,
les hersirs n'étaient en fait que des héros sans emplois et, comme on dirait dans notre
langue administrative, des généraux en disponibilité. Tout ce que le sentiment public
pouvait leur accorder, c'était une part égale du respect qu'obtenait la noblesse du sang,
bien qu'ils ne l'eussent pas tous ; mais on n'était nullement tenté de leur donner un
commandement sur la population. Aussi fut-il très difficile à la monarchie militaire,
qui est la monarchie moderne, issue des chefs de guerre germaniques, de s'établir dans
les pays scandinaves. Elle n'y parvint qu'à force de temps et de luttes, et après avoir
éliminé la foule des rois, au sein de laquelle elle était comme noyée, rois de terre, rois
de mer, rois des bandes.
Les choses se passèrent tout autrement dans les pays de conquête, comme la Gaule
et l'Italie. La qualité de jarl ou d'ariman, ce qui est tout un, n'étant plus soutenue là par
les formes libres du gouvernement national, ni rehaussée par la possession de l'odel,
fut rapidement abaissée sous le fait de la royauté militaire, qui gouvernait les
populations vaincues et commandait aux Arians vainqueurs. Donc, le titre d'ariman 1
au lieu d'augmenter d'importance comme en Scandinavie, s'abaissa, et ne s'appliqua
bientôt plus qu'aux guerriers de naissance libre, mais d'un rang inférieur, les rois
s'étant entourés d'une façon plus immédiate de leurs plus puissants compagnons, des
hommes formant ce qu'ils nommaient leur truste, de leurs fidèles, tous gens qui, sous
le nom de leudes, ou possesseurs d'odels, domaines fictivement constitués suivant
l'ancienne forme par la volonté du souverain, représentaient seuls et exclusivement la
haute noblesse. Chez les Franks, les Burgondes, les Longobards, l’ariman, ou, suivant
la traduction latine, le bonus homo, en arriva à ne plus être qu'un simple propriétaire
rural ; et pour empêcher le seigneur du fief de réduire en servage le représentant légal,
mais non plus ethnique, des anciens Arians, il fallut l'autorité de plus d'un concile, qui
d'ailleurs ne prévalut pas toujours contre la force des circonstances.
En somme, dans toutes les contrées originairement germaniques, comme dans
celles qui ne le devinrent que par conquête, les principes des dominateurs furent
identiquement les mêmes, et d'une extrême générosité pour les races vaincues.
En dehors de ce qu'on peut appeler les crimes sociaux, les crimes d'État, comme la
trahison et la lâcheté devant l'ennemi, la législation germanique nous paraîtrait
aujourd'hui indulgente et douce jusqu'à la faiblesse. Elle ne connaissait pas la peine de
mort 2 et pour les crimes de meurtre n'appliquait que la composition pécuniaire. C'était
assurément une mansuétude bien remarquable, chez des hommes d'une aussi excessive
énergie et dont les passions étaient assurément fort ardentes. On les en a loués, on les
1
2

Chez tes Anglo-Saxons, on disait sokeman. (Palsgrave, ouvr, cité, t. I, p, 15.)
Même pour le meurtre du roi, chez les Anglo-Saxons, la composition en argent était admise. On
s'était contenté de la porter au plus haut degré. (Kemble, t. I, p. 123.) – Cependant les souverains de
cette branche germanique s'étaient arrangés de façon à réunir sur leur tête au titre de theedr, ou chef
militaire, celui de dryht, ou magistrat civil, ce que ne firent pas les chefs des Goths ni des Franks.
(Ibid., t. II, p. 23.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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en a blâmés ; mais on a peut-être examiné la question un peu superficiellement. Pour
asseoir avec pleine connaissance de cause une opinion définitive, il faut distinguer ici
entre la justice rendue sous l'autorité ou plutôt sous la direction du drottinn, et plus
tard, par assimilation, du konungr, ou roi militaire et celle qui, s'exerçant dans les
odels, émanait, d'une manière bien autrement puissante et tout incontestée, de la
volonté absolue et de l'initiative de l'Arian, chef de famille. Cette distinction est non
seulement dans la nature des choses, mais nécessaire pour comprendre la théorie
génératrice de la composition en argent dans les jugements criminels.
Le possesseur de l'odel, maître suprême de tous les habitants de sa terre et leur juge
sans appel, suivait certainement dans ses arrêts les suggestions d'un esprit nativement
rigide et porté à la doctrine du talion, cette loi la plus naturelle de toutes, et dont une
sagesse très raffinée, appuyée sur l'expérience de cas très complexes, apprend seule à
reconnaître l'injustice. Pas de doute que dans ce cercle de juridiction domestique on ne
demandât œil pour œil et dent pour dent. Il n'y aurait pas même eu moyen de recourir
à la composition pécuniaire, car rien n'établit que les membres inférieurs de l'odel
aient eu le droit personnel de propriété dans les époques vraiment arianes.
Mais quand le crime, se produisant en dehors du cercle intérieur gouverné par le
chef de famille, avait pour victime un homme libre, la répression se compliquait
soudain de ces difficultés dirimantes qui hérissent toujours le redressement des torts
d'un souverain envers son égal. On admettait bien en principe, dans l'intérêt évident du
lien social, que la communauté, représentée par l'assemblée des hommes libres sous la
présidence du drottinn ou du graff, avait le droit de punir les infractions à la
tranquillité publique, état que ces pouvoirs avaient la mission de maintenir de leur
mieux. Le point scabreux était de fixer l'étendue de ce droit. Il se trouvait, pour le
circonscrire dans les plus étroites limites possibles, autant de volontés qu'il y avait de
juges impartiaux, c'est-à-dire d'Arians Germains, attentifs à sauvegarder l'indépendance de chacun contre les empiétements éventuels de la communauté. On fut ainsi
conduit à envisager sous un jour de compromis la position des coupables et à substituer, dans le plus grand nombre de cas, à l'idée du châtiment celle de la réparation
approximative. Placée sur ce terrain, la loi considéra le meurtre comme un fait
accompli, sur lequel il n'y avait plus à revenir, et dont elle devait seulement borner les
conséquences quant à la famille du mort. Elle écarta à peu près toute tendance à la
vindicte, évalua matériellement le dommage, et, moyennant ce qu'elle jugea être un
équivalent pour la perte de l'homme que l'action homicide avait rayé du nombre des
vivants et arraché à ceux parmi lesquels il vivait, elle ordonna le pardon, l'oubli et le
retour de la paix. Dans ce système, plus le défunt était d'un rang élevé, plus la perte
était estimée considérable. Le chef de guerre valait plus que le simple guerrier, celui-ci
plus que le laboureur, et certainement un Germain devait être mis à plus haut prix
qu'un de ses vaincus.
Avec le temps, cette doctrine, pratiquée dans les camps comme dans les territoires
scandinaves, devint la base de toutes les législations germaniques, bien qu'elle ne fût à
l'origine qu'un résultat de l'impuissance de la loi à atteindre ceux qui faisaient la loi.
Elle étouffa la coutume des odels à mesure que ceux-ci diminuèrent de nombre et

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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virent ensuite restreindre leurs privilèges, à mesure que l'indépendance des membres
de la nation fut moins absolue, que, le féod étant devenu le mode de tenure le plus
ordinaire, les rois prirent plus d'empire, et enfin que les multitudes agrégées par la
conquête et reconnues comme propriétaires du sol devinrent aptes à composer pour
leurs délits et leurs crimes, comme les plus nobles personnages, comme les hommes
de la plus haute lignée pour les leurs.
L'Arian Germain n'habitait pas les villes ; il en détestait le séjour, et, par suite, en
estimait peu les habitants. Toutefois il ne détruisait pas celles dont la victoire le rendait
maître, et, au IIe siècle de notre ère, Ptolémée énumérait encore quatre-vingt-quatorze
cités principales entre le Rhin et la Baltique, fondations antiques des Galls ou des
Slaves, et encore occupées par eux 1 À la vérité, sous le régime des conquérants venus
du nord, ces villes entrèrent dans une période de décadence. Créées par la culture
imparfaite de deux peuples métis, assez étroitement utilitaires, elles succombèrent à
deux effets tout-puissants, bien qu'indirects, de la conquête qu'elles avaient subie. Les
Germains, en attirant la jeunesse indigène à l'adoption de leurs mœurs, en conviant les
guerriers du pays à prendre part à leurs expéditions, partant à leurs honneurs et à leur
butin, firent goûter promptement leur genre de vie à la noblesse celtique. Celle-ci
tendit à se mêler étroitement à eux. Quant à la classe commerçante, quant aux industriels, plus casaniers, l'imperfection de leurs produits ne pouvait que difficilement
soutenir la concurrence contre ceux des fabricants de Rome, qui, établis de très bonne
heure sur les limites décumates, livraient aux Germains des marchandises italiennes ou
grecques beaucoup moins chères, ou du moins infiniment plus belles et meilleures que
les leurs. C'est le double et constant privilège d'une civilisation avancée. Réduits à
copier les modèles romains pour se prêter aux goûts de leurs maîtres, les ouvriers du
pays ne pouvaient espérer un véritable profit de ce labeur qu'en se mettant directement
au service des possesseurs d'odels et de féods, ceux-ci ayant une tendance naturelle à
réunir dans leur clientèle immédiate et sous leur main tous les hommes qui pouvaient
leur être de quelque utilité. C'est ainsi que les villes se dépeuplèrent peu à peu et
devinrent d'obscures bourgades.
Tacite, qui ne veut absolument voir dans les héros de son pamphlet que d'estimables sauvages, a faussé tout ce qu'il raconte d'eux en matière de civilisation 2 Il les
représente comme des bandits philosophes. Mais, sans compter qu'il se contredit luimême assez souvent, et que d'autres témoignages contemporains, d'une valeur au
moins égale au sien, permettent de rétablir la vérité des faits, il ne faut que contempler
le résultat des fouilles opérées dans les plus anciens tombeaux du Nord pour se
1
2

H. Leo, Vorlesungen über die Geschichte des deutschen Volkes und Reiches, in-8°, Halle, 1854, t. I,
p. 194.
Entre autres assertions contestables, on remarque celle-ci : « Litterarum secreta viri pariter ac
fœminæ ignorant. » (Germ., 18.) – On ne peut expliquer ce passage qu'en l'appliquant seulement à
quelques tribus très mélangées et exceptionnellement pauvres. – Tous les mots qui se rapportent à
l'écriture sont gothiques, et, si l'allemand moderne a emprunté au latin l'expression schreiben, écrire,
c'est que les Allemands ne sont pas d'essence germanique. – On trouve dans Ulfila spilda, planchette
pour tracer les caractères runiques ; vrits, une fente, une lettre formée par incision ; mêljan,
gamêljan, écrire, peindre ; bôka, un livre formé d'écorce de hêtre, etc. (W. C. Grimm, Uber
deutsche Runen, p. 47.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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convaincre que, malgré les emphatiques déclamations du gendre d'Agrippa, les
Germains, ces héros qu'il célèbre d'ailleurs avec raison, n'étaient ni pauvres, ni
ignorants, ni barbares 1
La maison de l'odel ne ressemblait pas aux sordides demeures, à demi enfouies
dans la terre, que l'auteur de la Germania se plaît tant à décrire sous des couleurs stoïques. Cependant ces tristes retraites existaient ; mais c'était l'abri des races celtiques à
peine germanisées ou des paysans, des karls, cultivateurs du domaine. On peut encore
contempler leurs analogues dans certaines parties de l'Allemagne méridionale, et
surtout dans le pays d'Appenzell, où les gens prétendent que leur mode de construction
traditionnel est particulièrement propre à les préserver des rigueurs de l'hiver. C'était la
raison qu'alléguaient déjà les anciens constructeurs ; mais les hommes libres, les
guerriers arians étaient mieux logés, et surtout moins à l'étroit 2
Lorsqu'on entrait dans leur résidence, on se trouvait d'abord dans une vaste cour,
entourée de divers bâtiments, consacrés à tous les emplois de la vie agricole, étables,
buanderies, forges, ateliers et dépendances de toute espèce, le tout plus ou moins
considérable, suivant la fortune du maître. Cette réunion de bâtisses était entourée et
défendue par une forte palissade. Au centre s'élevait le palais, l'odel proprement dit,
que soutenaient et ornaient en même temps de fortes colonnes de bois, peintes de
couleurs variées. Le toit, bordé de frises sculptées, dorées ou garnies de métal brillant,
était d'ordinaire surmonté d'une image consacrée, d'un symbole religieux, comme, par
exemple, le sanglier mystique de Freya 3 La plus grande partie de ce palais était
occupée par une vaste salle, ornée de trophées et dont une table immense occupait le
milieu.
C'était là que l'Arian Germain recevait ses hôtes, rassemblait sa famille, rendait la
justice, sacrifiait aux dieux, donnait ses festins, tenait conseil avec ses hommes et leur
distribuait ses présents. Quand, la nuit venue, il se retirait dans les appartements
1

2

3

Ils avaient eu leur période de bronze avant d'arriver dans le Nord, et probablement avant de
conquérir le Gardarike. (Munch, ouvr. cité, p. 7.) – Toutes les antiquités de cet âge trouvées en
Danemark sont celtiques. (Ibidem. – Wormsaæ, Lettre à M. Mérimée, Moniteur universel du 14 avril
1853.) – D'ailleurs, si les Germains avaient assez de goût pour apprécier les produits des arts, il est
certain qu'ils n'avaient pas eux-mêmes, eux si richement doués sous le rapport de la poésie,
l'inspiration des oeuvres plastiques. M. Wormsaæ a dit avec raison : « On remarquera que l'influence
des arts de Rome est évidente « pour l'observateur attentif qui examine nos antiquités de l'âge de fer.
Dès avant les « grandes expéditions normanniques, les Scandinaves imitaient des modèles romains,
tout « en donnant par la fabrication un cachet particulier à leurs armes et à leurs bijoux. » – Il est
inutile de répéter ici que les races les mieux douées ne deviennent artistes que par un contact
quelconque avec l'essence mélanienne ; les Scandinaves ne l'avaient pas eu.
On peut trouver sans peine la mention d'un certain nombre de palais ou châteaux germaniques dans
les auteurs latins. – Le Scopes-Vidsidh nomme encore Heorot, dans le pays des Hadubards
(Ettmuller, Beowulfied, Eprileit, p. XXXIX) ; puis Hreosnabeorh, dans le pays des Géates ;
Finnesburh, chez les Frisons ; Headhoraemens et Hrones-næs, en Suède. – Le poème de Beowulf
cite également toutes ces résidences.
Tacite (Germ., 45) parle de ce sanglier ; l'Edda de même, dans le Hyndluliodh, st. 5. – On appelait
cette figure emblématique hildisvin ou hildigœltr, le porc des combats. (Ettmuller, ouvr. cité,
introd., p. 49.) – Charlemagne avait fait mettre un aigle sur le faîte de son palais impérial d'Aix-laChapelle.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

222

intérieurs, c'était là que ses compagnons, ranimant la flamme du foyer, se couchaient
sur les bancs qui entouraient les murailles, et s'endormaient la tête appuyée sur leurs
boucliers 1.
On est sans doute frappé par la ressemblance de cette demeure somptueuse, de ses
grandes colonnes, de ses toits élevés et ornés, de ses larges dimensions, avec les palais
décrits dans l'Odyssée et les résidences royales des Mèdes et des Perses. En effet, les
nobles manoirs des Achéménides étaient toujours situés en dehors des villes de l'Iran
et composés d'un groupe de bâtiments affectés aux mêmes usages que les dépendances
des palais germaniques. On y logeait également tous les ouvriers ruraux du domaine,
une foule d'artisans, selliers, tisserands, forgerons, orfèvres, et jusqu'à des poètes, des
médecins et des astrologues. Ainsi, les châteaux des Arians Germains décrits par
Tacite, ceux dont les poèmes teutoniques parlent avec tant de détails, et, plus
anciennement encore, la divine Asgard des bords de la Dwina, étaient l'image de
l'iranienne Pasagard, au moins dans les formes générales, sinon dans la perfection de
l'œuvre artistique 2, ni dans la valeur des matériaux 3. Et après tant de siècles écoulés
depuis que l'Arian Roxolan avait perdu de vue les frères qu'il avait quittés dans la
Bactriane et peut-être même beaucoup plus haut dans le nord, après tant de siècles de
voyages poursuivis par lui à travers tant de contrées, et, ce qui est plus remarquable
encore, après tant d'années passées à n'avoir, dit-on, pour abri que le toit de son
chariot, il avait si fidèlement conservé les instincts et les notions primitives de la
culture propre à sa race, que l'on vit se mirer dans les eaux du Sund, et plus tard dans
celles de la Somme, de la Meuse et de la Marne, des monuments construits d'après les
mêmes données et pour les mêmes mœurs que ceux dont la Caspienne et même
l'Euphrate avaient reflété les magnificences 4.
1
2

3

4

Weinhold, Die deutsche Frauen in ; Mittelalt., p. 348-349.
On a, dans les descriptions qui nous restent d'Ecbatane et de son palais, l'exacte reproduction d'une
demeure ariane de l'extrême nord de l'Europe au Ve siècle. Rien ne manque au portrait : l'édifice
médique était de bois, formé de grandes salles reposant sur des piliers peints de couleurs variées ; il
n'y manque pas même les frises de métal au sommet des murs, ni les plaques argentées et dorées
pour former la toiture. Ce genre de construction, opposé à celui de Persépolis et des villes de
l'époque sassanide qui sont l'un et l'autre, des imitations assyriennes, est essentiellement arian.
(Polybe, X, 24, 27.) – Cet auteur était tellement ébloui de la splendeur, de la richesse et de l'étendue
(sept stades de tour) du palais d'Ecbatane, qu'il proteste d'avance contre ce que son récit peut avoir
de semblable au fabuleux.
Le palais d'Ecbatane était entièrement construit en bois de cyprès et de cèdre, et toutes les chambres
étaient peintes, dorées et argentées. (Polybe, loc. cit.) – Ritter fait la remarque très juste que les
palais persans de l'époque moderne se rapprochent beaucoup de ce style (West-Asien, t. VI, 2e Abth.,
p. 108.) J'ajouterai les palais chinois.
Cette réunion de bâtiments agglomérés, que nous ne savons, dans notre langage romano-celtique,
autrement nommer que du mot ferme, et qui éveille ainsi pour nous une idée fausse, est ce que les
Allemands nomment très justement bof. Cette expression s'applique à toute résidence patrimoniale
héréditaire, à celle des rois comme à celle des nobles et même des paysans. C'est exactement le mot
persan (mot persan) ivan, qui se rapporte à la même racine et présente absolument le même sens
partout où Firdousi l'emploie, comme, par exemple, dans ce vers :
(vers persan)
« Vous êtes en sûreté dans mon ivan. »
Du reste, le poème de Firdousi, à part le placage musulman, et dans ses éléments primitifs, peut être
considéré, pour les mœurs, les caractères, les actions qu'il célèbre comme étant par excellence un
poème germanique.

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223

Quand l'Arian Germain se tenait dans sa grand'salle, assis sur un siège élevé, au
haut bout de la table, vêtu de riches habits, les flancs ceints d'une épée précieuse,
forgée par les mains habiles et estimées magiques des ouvriers jotuns, slaves ou
finnois, et qu'entouré de ses braves, il les conviait à se réjouir avec lui, au bruit des
coupes et des cornes à boire, garnies d'argent ou dorées sur les bords, ni des esclaves,
ni même des domestiques vulgaires, n'étaient admis à l'honneur de servir cette
vaillante assemblée. De telles fonctions semblaient trop nobles et trop relevées pour
être abandonnées à des mains si humbles ; et de même qu'Achille s'occupait lui-même
du repas de ses hôtes, de même les héros germaniques se faisaient un honneur de
conserver cette lointaine tradition de la courtoisie particulière à leur famille. Le glaive
au côté, ils allaient quérir, ils plaçaient sur les tables les viandes, la bière, l'hydromel ;
ensuite ils s'asseyaient librement, et parlaient sans crainte, suivant que leur pensée les
inspirait.
Ils n'étaient pas tous sur le même pied dans la maison. Le maître estimait avant
tous les autres son orateur, son porte-glaive, son écuyer, et, lorsqu'il était jeune encore,
son père nourricier, celui qui lui avait appris le maniement des armes et l'avait préparé
à l'expérience du commerce des hommes. Ces divers personnages, et le dernier surtout,
avaient la préséance parmi leurs compagnons. On accordait aussi des égards
particuliers au champion d'élite qui avait accompli des exploits hors ligne.
Le festin était commencé. La première faim s'apaisait ; les coupes se vidaient
rapidement, la parole et la joie circulaient comme du feu dans toutes ces têtes violentes. Les actions de guerre racontées de toutes parts enflammaient ces imaginations
combustibles et multipliaient les bravades. Tout à coup un convive se levait
bruyamment ; il annonçait la volonté d'entreprendre telle expédition hasardeuse, et, la
main étendue sur la corne qui contenait la bière, il jurait de réussir ou de tomber. Des
applaudissements terribles éclataient de toutes parts. Les assistants, exaltés jusqu'à la
folie, entre-choquaient leurs armes pour mieux célébrer leur allégresse ; ils entouraient
le héros, le félicitaient, l'embrassaient. C'étaient là des délassements de lions.
Passant alors à d'autres idées, ils se mettaient au jeu, passion dominante et
profonde chez des esprits amoureux d'aventures, avides de hasards, qui, dans leur
façon de s'abandonner, sans réserve et sans mesure, à toutes les formes du danger, en
arrivaient souvent à se jouer eux-mêmes et à affronter l'esclavage, plus redoutable
dans leurs idées que la mort même. On conçoit que de longues séances ainsi
employées pouvaient faire naître d'épouvantables orages, et il était des moments où le
seigneur du lieu devait tenir à en écarter même l'occasion. Prenant donc ces imaginations actives par un de leurs côtés les plus accessibles, il avait recours aux récits des
voyageurs, toujours écoutés avec une attention également vive et intelligente ; ou bien
encore il proposait des énigmes, amusement favori 1 ; ou enfin, profitant de l'influence
incalculable dont jouissait la poésie, il ordonnait à son poète de remplir son office.
1

Ce goût des énigmes est un des traits principaux de la race ariane, et, comme il a été remarqué déjà
ailleurs, il s'unit au personnage mystérieux du sphinx ou griffon, dont la patrie primitive est
incontestablement l'Asie centrale ; c'est de là qu'il est descendu sur le Cythéron avec les Hellènes,

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Les chants germaniques avaient, sous leurs formes ornées, le caractère et la portée
de l'histoire, mais de l'histoire passionnée, préoccupée surtout de maintenir éternellement l'orgueil des journées de gloire, et de ne pas laisser périr la mémoire des
outrages et le désir de les venger 1 Elle proposait aussi les grands exemples des aïeux.
On y trouve peu de traces de lyrisme. C'étaient des poèmes à la manière des
compilations homériques, et, j'ose même le dire, les fragments mutilés qui en sont
venus jusqu'à nous respirent une telle grandeur avec un tel enthousiasme, sont revêtus
d'une si curieuse habileté de formes, que sous quelques rapports ils méritent presque
d'être comparés aux chefs-d’œuvre du chantre d'Ulysse. La rime y est inconnue ; ils
sont rythmés et allitérés 2. L'ancienneté de ce système de versification est incontestable. Peut-être en pourrait-on retrouver des traces aux époques les plus primitives de
la race blanche.
Ces poèmes, qui conservaient les traits mémorables des annales de chaque nation
germanique, les exploits des grandes familles, les expéditions de leurs braves, leurs
voyages et leurs découvertes sur terre et sur mer 3, tout enfin ce qui était digne d'être
chanté, n'étaient pas seulement écoutés dans le cercle de l'odel, ni même de la tribu où
ils avaient pris naissance et qu'ils célébraient Suivant qu'ils avaient un mérite
supérieur, ils circulaient de peuple à peuple passant des forêts de la Norwège aux
marais du Danube, apprenant aux Frisons, aux riverains du Weser les triomphes
obtenus par les Amalungs sur les bords des fleuves de la Russie, et répandant chez les
Bavarois et les Saxons les faits d'armes du Longobard Alboin dans les régions
lointaines de l'Italie 4. L'intérêt que l'Arian Germain prenait à ces productions était tel,
que souvent une nation demandait à une autre de lui prêter ses poètes et lui envoyait
les siens. L'opinion voulait même rigoureusement qu'un jarl, un ariman, un véritable
guerrier, ne se bornât pas à connaître le maniement des armes, du cheval et du
gouvernail, l'art de la guerre, de toutes les sciences assurément les premières 5 ; il
fallait encore qu'il eût appris par cœur et fût en état de réciter les compositions qui

1
2

3

4

5

après avoir habité le Bolor avec les Iraniens, qui l'appelèrent Simourgh. Les énigmes font partie du
génie national des Scythes et des Massagètes dans Hérodote, et c'est de là qu'elles ont continué à
vivre dans les préoccupations du génie germanique.
Tac., Germ., 2. – W. Muller, ouvr. cité, p. 297.
Wackernagel, Geschichte, d. d. Litteratur, p. 8 et seqq. – L'allitération cesse d'être en usage en
Allemagne au IXe siècle. On la trouve dans les généalogies gothiques, vandales, burgondes,
longobardes, frankes, anglo-saxonnes, dans les anciennes formules juridiques, dans quelques
recettes d'incantation. C'est un mode d'harmonie poétique on ne peut plus ancien chez la race
blanche ; les noms des trois éponymes Ingœvo, Irmino et Istæwo, cités par Tacite, sont allitérés. Il
ne serait pas impossible d'en trouver des vestiges dans les généalogies bibliques.
Les Goths avaient des poèmes qui chantaient leur premier départ de l'île de Scanzia et les hauts faits
des ancêtres de leurs chefs, les annales Ethrpamara, Hanala, Fridigern, Vidicula ou Vidicoja. (W.
Muller, ouvr. cité, p. 297.)
M. Amédée Thierry a éloquemment et exactement décrit cette ubiquité des poèmes germaniques et,
par suite, des grandes actions qui y étaient consacrées. (Revue des Deux-Mondes, 1er déc. 1852, p.
844-845, 883. – Munch, ouvr. cité, p. 43-44.)
La tactique germanique avait pour principe le coin ; on en attribuait l'invention à Odin. (W. Muller,
Altdeutsche Religion, p. 197.)

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intéressaient sa race ou qui de son temps avaient le plus de célébrité. Il devait de plus
être habile à lire les runes, à les écrire et à expliquer les secrets qu'elles renfermaient 1.
Qu'on juge de la puissante sympathie d'idées, de l'ardente curiosité intellectuelle
qui, possédant toutes les nations germaniques, reliait entre eux les odels les plus
éloignés, neutralisait chez leurs fiers possesseurs, et sous les rapports les plus nobles,
l'esprit d'isolement, empêchait le souvenir de la commune origine de s'éteindre, et, si
ennemis que les circonstances pussent les faire, leur rappelait constamment qu'ils
pensaient, sentaient, vivaient sur le même fonds commun de doctrines, de croyances,
d'espérances et d'honneur. Tant qu'il y eut un instinct qu'on put appeler germanique,
cette cause d'unité fit son office. Charlemagne était trop grand pour la méconnaître ; il
en comprenait toute la force et le parti qu'il en devait tirer. Aussi, malgré son
admiration pour la romanité et son désir de restaurer de pied en cap le monde de
Constantin, il n'eut jamais la moindre velléité de rompre avec ces traditions, bien que
méprisées par la triste pédanterie gallo-romaine. Il fit réunir de toutes parts les poésies
nationales, et il ne tint pas à lui qu'elles n'échappassent à la destruction. Malheureusement, des nécessités d'un ordre supérieur contraignirent le clergé à tenir une conduite
différente.
Il lui était impossible de tolérer que cette littérature, essentiellement païenne,
troublât incessamment la conscience mal assurée des néophytes, et, les faisant
rétrograder vers leurs affections d'enfance, ralentît le triomphe du christianisme. Elle
mettait un tel emportement, une obstination si haineuse à célébrer les dieux du
Walhalla et à préconiser leurs orgueilleuses leçons, que les évêques ne purent hésiter à
lui déclarer la guerre. La lutte fut longue et pénible. La vieille attache des populations
aux monuments de la gloire passée protégeait l'ennemi Mais enfin, la victoire étant
restée à la bonne cause, l’Église ne se montra nullement désireuse de pousser son
succès jusqu'à l'extermination totale. Lorsqu'elle n'eut plus rien à craindre pour la foi,
elle tâcha elle-même de sauver des débris désormais inoffensifs. Avec cette tendre
considération qu'elle a toujours montrée pour les œuvres de l'intelligence, même les
plus opposées à ses sentiments, noble générosité dont on ne lui sait pas assez de gré,
elle fit pour les œuvres germaniques exactement ce qu'elle faisait pour les livres
profanes des Romains et des Grecs. Ce fut sous son influence que les Eddas furent
recueillies en Islande. Ce sont des moines qui ont sauvé le poème de Beowulf, les
annales des rois anglo-saxons, leurs généalogies, les fragments du Chant du Voyageur,
de la Bataille de Finnesburh, de Hiltibrant 2. D'autres religieux compilèrent tout ce
1

2

Rigsmal, st. 39-42 : « Alors les fils du jarl grandirent ; ils domptèrent des étalons, « peignirent des
boucliers, aiguisèrent des flèches, taillèrent des bois de lance. Korner, le « cadet, sut lire les runes,
comprit les alphabets et les caractères divinatoires. Il apprit par là à dompter les hommes, à
émousser les glaives, à contenir les mers. Il connut le langage « des oiseaux, sut apaiser l 'incendie,
calmer les flots, guérir les chagrins. Quelquefois « aussi il put se donner la force de huit hommes. Il
lutta avec Rigr (le dieu) dans la « science des runes et en toutes sortes de talents d'esprit ; il remporta
la victoire. Alors il « lui fut donné, il lui fut accordé de s’appeler Rigr lui-même, et d'être savant en
toutes les « choses de l'intelligence. » – Cette peinture hyperbolique de tout ce que devait savoir un
jarl, ou noble, pour être digne de son titre, n'est assurément pas d'une race barbare.
Dans sa forme actuelle, le poème de Beowulf est du VIIIe siècle environ. (Ettmuller, Beowulfslied,
Einl. LXIII.) Les événements qu'il rapporte ne sont pas postérieurs à l'an 600 ; et même la mort

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que nous possédons des traditions du Nord, non comprises dans l'ouvrage de Sæmund,
les chroniques d'Adam de Brême et du grammairien Saxon ; d'autres, enfin,
transmirent à l'auteur du Nibelungenlied les légendes d'Attila que le Xe siècle vit
mettre en œuvre 1. Ce sont là des services qui méritent d'autant plus de reconnaissance,
que la critique ne doit qu'à eux seuls de pouvoir rattacher directement les parties
originales des littératures modernes, les inspirations qui ne proviennent pas absolument de l'influence hellénistique ou italiote, aux anciennes sources arianes, et par là
aux grands souvenirs épiques de la Grèce primitive, de l'Inde, de l'Iran bactrien et des
nations génératrices de la haute Asie.
Les poèmes odiniques avaient eu d'exaltés défenseurs, mais parmi ceux-ci les
femmes s'étaient surtout fait distinguer. Elles avaient témoigné d'un attachement particulièrement opiniâtre aux anciennes mœurs et aux anciennes idées ; et, contrairement à
ce qu'on suppose généralement de leur prédilection pour le christianisme, opinion
vraie quant aux pays romanisés, mais dénuée de fondement dans les contrées
germaniques, elles prouvèrent qu'elles aimaient du fond du cœur une religion et des
coutumes assez austères peut-être, mais qui, leur attribuant un esprit sagace et
pénétrant jusqu'à la divination, les avaient entourées de ces respects et armées de cette
autorité que leur refusaient si dédaigneusement les paganismes du Sud sous l'empire
de l'ancien culte. Bien loin qu'on les crût indignes de juger des choses élevées, on leur
confiait les soins les plus intellectuels : elles avaient la charge de conserver les
connaissances médicales, de pratiquer, en concurrence avec les thaumaturges de
profession, la science des sortilèges et des recettes magiques. Instruites dans tous les
mystères des runes 2, elles les communiquaient aux héros, et leur prudence avait le
droit de diriger, de hâter, de retarder les effets du courage de leurs maris ou de leurs
frères. C'était une situation dont la dignité était faite pour leur plaire, et il n'y a rien de
surprenant à ce qu'elles n'aient pas cru tout d'abord devoir gagner au change. Leur
opposition, nécessairement limitée, se manifesta par leur entêtement pour la poésie
germanique même. Devenues chrétiennes, elles en excusaient volontiers les défauts
hétérodoxes ; et ces dispositions mutines persistèrent si bien chez elles, que,
longtemps après avoir renoncé au culte de Wodan et de Freya, elles restèrent les
dépositaires attitrées des chants des scaldes. Jusque sous les voûtes bénies des
monastères, elles maintenaient cette habitude réprouvée, et un concile de 789 ne put
même réussir, en fulminant les défenses les plus absolues et les menaces les plus
effrayantes, à empêcher d'indisciplinables épouses du Seigneur de transcrire, d'apprendre par cœur et de faire circuler ces œuvres antiques qui ne respiraient que les
louanges et les conseils du panthéon scandinave 3.
La puissance des femmes dans une société est un des gages les plus certains de la
persistance des éléments arians. Plus cette puissance est respectée, plus on est en droit

1
2
3

d'Hygeiak, dont il fait mention, est placée par Grégoire de Tours entre 515 et 520. Ce poème semble
avoir été formé de plusieurs chants différents ; on y remarque des espèces de sutures.
Am. Thierry, Revue des Deux-Mondes,1er décembre 1852, p. 845.
Weinhold, ouvr. cité, p. 56. – W. C. Grimm, Deutsche Runen, p. 51.
Weinhold, ouvr. cité, p. 91. – Les canons de Chalcédoine avaient défendu aux femmes de
s'approcher de l'autel et d'y remplir aucune fonction. Le pape Gélase renouvela cette interdiction
dans ses décrétales, à cause des manquements fréquents qu'y faisaient les populations germanisées.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

227

de déclarer la race qui s'y montre soumise rapprochée des vrais instincts de la variété
noble ; or, les Germaines n'avaient rien à envier à leurs sœurs des branches antiques de
la famille 1.
La plus ancienne dénomination que leur applique la langue gothique est quino ;
c'est le corrélatif du grec (alphabet grec). Ces deux mots viennent d'un radical
commun, gen, qui signifie enfanter 2. La femme était donc essentiellement, aux yeux
des Arians primitifs, la mère, la source de la famille, de la race, et de là provenait la
vénération dont elle était l'objet. Pour les deux autres variétés humaines et beaucoup
de races métisses en décadence, bien que fort civilisées, la femme n'est que la femelle
de l’homme.
De même que l'appellation de l'Arian Germain, du guerrier, jarl, finit, dans la
patrie du nord, par s'élever à la signification de gouvernant et de roi, de même le mot
quino, graduellement exalté, devint le titre exclusif des compagnes du souverain, de
celles qui régnaient à ses côtés, en un mot, des reines. Pour le commun des épouses,
une appellation qui n'était guère moins flatteuse y succéda : c'est frau, frouwe, mot
divinisé dans la personnalité céleste de Freya 3. Après ce mot, il en est d'autres encore
qui sont tous frappés au même cachet. Les langues germaniques sont riches en
désignations de la femme, et toutes sont empruntées à ce qu'il y a de plus noble et de
plus respectable sur la terre et dans les cieux 4. Ce fut sans doute par suite de cette
tendance native à estimer à un haut degré l'influence exercée sur lui par sa compagne,
que l'Arian du nord accepta, dans sa théologie, l'idée que chaque homme était dès sa
naissance placé sous la protection particulière d'un génie féminin, qu'il appelait fylgja.
Cet ange gardien soutenait et consolait, dans les épreuves de la vie, le mortel qui lui
était confié par les dieux, et, lorsque celui-ci touchait à l'heure suprême, il lui
apparaissait pour l'avertir 5.
Cause ou résultat de ces habitudes déférentes, les mœurs étaient généralement si
pures, que dans aucun des dialectes nationaux il ne se trouve un mot pour rendre l'idée
de courtisane. Il semblerait que cette situation n'ait été connue des Germains qu'à la
suite du contact avec les races étrangères, car les deux plus anciennes dénominations
de ce genre sont le finnique kalkjô et le celtique lenne et laënia 6.

1

2
3
4

5
6

Une marque singulière de la puissance que les races germaniques prêtaient aux femmes s'est
empreinte dans cette tradition très tardive que Charlemagne, abattu par la défaite de Roncevaux,
leva, d'après le conseil d'un ange, une armée de cinquante-trois mille vierges, auxquelles les païens
n'osèrent résister. (Weinhold, ouvr. cité, p. 44.)
Gothique : ginan, genûm, gen ; c'est le latin gignere, et le grec (alphabet grec). C'est un radical fort
ancien.
Sanscrit : prî ; zend : frî ; gothique : frijô, j'aime. (Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 123.)
Weinhold, ouvr. cité, p. 20. – L'expression muine, ancien féminin de mann, n est pas germanique.
Elle paraît être d'origine celtique. Elle ne s'est conservée que comme indiquant un démon femelle,
dans les composés murmuine, sirène, et wuldmuine, dryade. (W. Muller, Altdeutsche Religion, p.
366.)
Weinhold, ouvr. cité, p. 49.
Ibid., p. 291. – Les crimes contre les femmes ne trouvaient même pas toujours d'excuse dans
l'emportement de la conquête, et, au sac de Rome par Alaric, un Goth de grande naissance, ayant

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

228

L'épouse germanique apparaît, dans les traditions, comme un modèle de majesté et
de grâce, mais de grâce imposante. On ne la confinait pas dans une solitude jalouse et
avilissante ; l'usage voulait, au contraire, que, lorsque le chef de famille traitait des
hôtes illustres, sa compagne, entourée de ses filles et de ses suivantes, toutes richement
vêtues et parées, vînt honorer la fête de sa présence. C'est avec un enthousiasme bien
caractéristique que des scènes de ce genre sont décrites par les poètes 1.
« Le plaisir des héros était au comble, a chanté l'auteur de Beowulf. La
« grand'salle retentissait de paroles bruyantes. Alors entra Wealthéow, l'épouse « de
Hrôdhgâr. Gracieuse pour les hommes de son mari, la noble créature, ornée « d'or,
salua gaiement les guerriers attablés. Puis, charmante femme, elle offrit « d'abord la
coupe au protecteur des odels danois et avec d'aimables paroles « l'encouragea à se
réjouir et à bien traiter ses fidèles.
« Le chef magnanime saisit joyeusement la coupe. Puis la fille des nobles
« Helmings salua, à la ronde, ceux des convives, jeunes ou vieux, à qui leur « valeur
avait mérité d'illustres dons ; enfin, elle s'arrêta, la belle souveraine, « couverte de
bracelets et de chaînes précieuses, la généreuse dame, devant le « siège de Beowulf.
Elle salua en lui le soutien des Goths et lui versa la bière. « Pleine de sagesse, elle prit
le ciel à témoin des vœux qu'elle formait pour « lui, car elle n'avait foi que dans ce
champion valeureux pour punir les « crimes de Grendel 2. »
Après avoir accompli ses devoirs de courtoisie, la maîtresse du logis s'asseyait
auprès de son époux et se mêlait aux entretiens. Mais avant que le banquet n'arrivât à
sa période la plus animée, et quand les fumées de l'ivresse commençaient à gagner les
héros, elle se retirait. C'est encore ainsi qu'on en use en Angleterre, le pays qui a le
mieux conservé les débris des usages germaniques.
Retirées dans leur intérieur, les soins domestiques, les travaux de l'aiguille et du
fuseau, la préparation des compositions pharmaceutiques, l'étude des runes, celle des
compositions littéraires, l'éducation de leurs enfants, les entretiens intimes avec leurs
époux, composaient aux femmes un cercle d'occupations qui ne manquait ni de variété
ni d'importance. C'était dans le séjour particulièrement intime de la chambre nuptiale
que ces sibylles de la famille rendaient leurs oracles écoutés du mari. Dans cette vie de
confiance mutuelle, on jugeait que l'affection sérieuse et bien fondée sur le libre choix
n'était pas de trop ; les filles avaient le droit de ne se marier qu'à leur convenance.
C'était la règle ; et, lorsque la politique ou d'autres raisons la transgressaient, il n'était
pas sans exemple que la victime apportât dans la demeure qu'on lui imposait une
rancune implacable et n'y excitât de ces tempêtes qui finirent quelquefois, au dire de
nombreuses légendes, par la ruine complète des plus puissantes familles, tant était
grande et indomptable la fierté de l'épouse germanique.

1
2

violé la fille d'un Romain, fut condamné à mort, malgré la résistance du roi, et exécuté. (Kemble, t.
I, p. 190.)
Ettmuller, Beowulfslied, Einl., p. XLVII.
Kemble, The anglo-saxon Poem of Beowulf, v. 1215 et seqq., p. 44-45.

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229

Ce n'est pas à dire toutefois que les prérogatives féminines n'eussent leurs limites 1.
S'il est plus d'un exemple de la participation des femmes aux travaux guerriers, la loi
les tenait, en principe, pour incapables de défendre la terre 2 ; par conséquent, elles
n'héritaient pas de l'odel. Encore moins pouvaient-elles prétendre à être substituées
aux droits de leurs époux défunts sur les féods 3. On les croyait propres au conseil,
impropres à l'action. Si, en outre, on admettait chez elles l'esprit divinatoire, on ne
pouvait leur confier les fonctions sacerdotales, puisque le glaive de la loi y était joint.
Cette exclusion était si absolue, que dans plusieurs temples les rites voulaient que le
pontife portât les habits de l'autre sexe ; néanmoins c'était toujours un prêtre. Les
Arians Germains n'avaient pu accepter qu'avec cette modification les cultes que leur
avaient fait adopter les nations celtiques parmi lesquelles ils vivaient 4.
Malgré ces restrictions et d'autres encore, l'influence des femmes germaines et leur
situation dans la société étaient des plus considérables. Vis-à-vis de leurs pareilles de
la Grèce et de Rome sémitisées, c'étaient de véritables reines en présence de serves,
sinon d'esclaves. Quand elles arrivèrent avec leurs maris dans les pays du sud, elles se
trouvèrent dans la meilleure des conditions pour transformer à l'avantage de la
moralité générale les rapports de famille, et par suite la plupart des autres relations
sociales. Le christianisme, qui, fidèle à son désintéressement de toutes formes et de
toutes combinaisons temporelles, avait accepté la sujétion absolue de l'épouse
orientale, et qui pourtant avait su ennoblir cette situation en y faisant entrer l'esprit de
sacrifice, le christianisme, qui avait appris à sainte Monique à se faire de l'obéissance
conjugale un échelon de plus vers le ciel, était loin de répugner aux notions nouvelles,
et évidemment beaucoup plus pures, que les Arians Germains introduisaient. Néanmoins il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons observé tout à l'heure. L'Église eut
d'abord assez peu à se louer de l'esprit d'opposition qui animait les Germaines. Il
sembla que les derniers instincts du paganisme se fussent retranchés dans les
institutions civiles qui les concernaient. Sans parler de la chevalerie, dont les idées sur
cette matière appelèrent souvent la réprobation des conciles, il est curieux de voir toute
la peine qu'éprouve le clergé à faire accepter comme indispensable son intervention
dans la célébration des mariages 5. La résistance existait encore, chez certaines

1

2
3

4
5

La considération vouée aux femmes était plus religieuse que civile, plus passive qu'active. On les
jugeait faibles de corps et grandes par l'esprit. On les consultait, mais on ne leur confiait pas l'action.
(Weinhold, p. 149.)
Weinhold cite, d'après Luitprand et Jornandès, une foule de cas où les femmes germaniques
prenaient les armes. (Ouvr. cité, p. 42.)
La notion germanique sur l'exercice des droits politiques était que celui-là seul y était admis qui
pouvait remplir tous les devoirs de la communauté. La loi excluait donc les enfants, les esclaves, les
vaincus et les femmes, tous par des causes inhérentes à leur situation. (Weinhold, ouvr. cité, p. 120.)
W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 53. – Nerthus même avait un prêtre, et non une prêtresse.
Les doubles mariages des Mérowings, qui produisaient régulièrement tous leurs effets civils, avaient
lieu assurément sans la participation de l'Église. – jusqu'au XVe siècle, il fut très difficile de faire
accepter aux populations allemandes l'intervention d'un prêtre dans les cérémonies du mariage.
Souvent même, lorsque sa présence fut requise, elle n'eut lieu qu'au milieu de la fête et sans qu'il fût
question de se rendre à l'église. – On admit aussi la bénédiction ecclésiastique après la
consommation du mariage. (Weinhold, ouvr. cité, p. 260.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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populations germanisées, dans le XVIe siècle 1. On n'y voulait considérer le lien
conjugal que comme un contrat purement civil, où l'action religieuse n'avait pas à
s'exercer.
En combattant cette bizarrerie, dont les causes laissent entrevoir une bien
singulière profondeur, l'Église ne perdit rien de sa bienveillance pour les conceptions
très nobles auxquelles elle était jointe. En les épurant, elle s'y prêta, et ne contribua pas
peu à les conserver dans les générations successives où désormais les mélanges
ethniques tendent à les faire disparaître, surtout chez les peuples du midi de l'Europe.
Arrêtons-nous ici. C'en est assez sur les mœurs, les opinions, les connaissances, les
institutions des Arians Germains pour faire comprendre que dans un conflit avec la
société romaine cette dernière devait finir par avoir le dessous. Le triomphe des
peuples nouveaux était infaillible. Les conséquences en devaient être bien autrement
fécondes que les victoires des légions sous Scipion, Pompée et César. Que d'idées, non
pas nées d'hier, très antiques au contraire, mais depuis longtemps disparues des
contrées du midi, et oubliées avec les nobles races qui jadis les avaient pratiquées,
allaient reparaître dans le monde ! Que d'instincts diamétralement opposés à l'esprit
hellénistique ! Vertus et vices, défauts et qualités, tout dans les races arrivantes était
combiné de façon à transformer la face de l'univers civilisé. Rien d'essentiel ne devait
être détruit, tout devait être changé. Les mots même allaient perdre leur sens. La
liberté, l'autorité, la loi, la patrie, la monarchie, la religion même, se dépouillant peu à
peu de costumes et d'insignes usés, allaient pour plusieurs siècles en posséder d'autres,
bien autrement sacrés.
Cependant les nations germaniques, procédant avec la lenteur qui est la condition
première de toute œuvre solide, ne devaient pas débuter par cette restauration radicale ; elles commencèrent par vouloir maintenir et conserver, et cette tâche honorable,
elles l'accomplirent sur la plus vaste échelle.
Pour assister à la manière dont elle s'exécuta, reportons-nous encore une fois à
l'époque du premier César, et nous allons voir se dérouler sous nos yeux cet état de
choses qu'annonçait la fin du livre précédent : nous allons contempler la Rome
germanique.

1

On cite encore, en 1551, un cas de mariage dans la haute bourgeoisie protestante où n'intervint
aucune action religieuse. (Weinhold, ouvr. cité, p. 263.) – La bigamie de Philippe de Hesse pouvait
se défendre à ce point de vue.

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Livre sixième

Chapitre IV
Rome germanique. –
Les armées romano-celtiques
et romano-germaniques. –
Les empereurs germains.

Retour à la table des matières

Le rôle ethnique des populations septentrionales ne commence qu'au Ier siècle
avant notre ère à prendre une importance générale et bien marquée.
Ce fut l'époque où le dictateur crut devoir traiter d'une manière si favorable les
Gaulois, ces antiques ennemis du nom romain. Il fit d'eux les soutiens directs de son
gouvernement, et ses successeurs, continuant dans la même voie, témoignèrent de leur
mieux qu'ils avaient bien compris tous les services que les nations habitant entre les
Pyrénées et le Rhin pouvaient rendre à un pouvoir essentiellement militaire. Ils
s'étaient aperçus que c'était chez celles-ci une sorte d'instinct que de se dévouer sans
réserve aux intérêts d'un général, quand surtout il était étranger à leur sang.
Cette condition était indispensable, et voici pourquoi : les Celtes de la Gaule,
animés d'un esprit de localité bien franc, et plein de turbulence, s'attachaient beaucoup
plus, dans les affaires de leurs cités, aux questions de personnes qu'aux questions de
fait. La politique de leurs nations avait pris, dans cette habitude, une vivacité d'allures
qui n'était guère proportionnée à la dimension des territoires. Des révolutions
perpétuelles avaient épuisé la plupart de ces peuples. La théocratie, renversée presque

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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partout, d'abord effacée devant la noblesse, puis, au moment où les Romains
dépassaient les limites de la Provence, la démocratie et son inséparable sœur, la
démagogie, faisant invasion à leur tour, avaient attaqué le pouvoir des nobles. La
présence de ce genre d'idées annonçait clairement que le mélange des races était arrivé
à ce point où la confusion ethnique crée la confusion intellectuelle et l'impossibilité
absolue de s'entendre. Bref, les Gaulois, qui n'étaient point des barbares, étaient des
gens en pleine voie de décadence, et, si leurs beaux temps avaient infiniment moins
d'éclat que les périodes de gloire à Sidon et à Tyr, il n'en est pas moins indubitable que
les cités obscures des Carnutes, des Rèmes et des Éduens mouraient du même mal qui
avait terminé l'existence des brillantes métropoles chananéennes 1.
Les populations gaffiques, mêlées de quelques groupes slaves, s'étaient diversement alliées aux aborigènes finnois. De là des différences fondamentales. Il en était
résulté les séparations primitives les plus tranchées des tribus et des dialectes. Dans le
nord, quelques peuples avaient été relevés par le contact avec les Germains ; d'autres,
dans le sud-ouest, avaient subi celui des Aquitains ; sur la côte de la Méditerranée, le
mélange s'était opéré avec des Ligures et des Grecs, et depuis un siècle les Germains
sémitisés occupant la Province étaient venus compliquer encore ce désordre. Le
développement du mal était d'ailleurs favorisé par la disposition sporadique de ces
sociétés minuscules, où l'intercession du moindre élément nouveau développait
presque instantanément ses conséquences.
Si chacune des petites communautés gauloises s'était trouvée subitement isolée, au
moment même où les principes ethniques qui la composaient étaient parvenus à
l'apogée de leur lutte, l'ordre et le repos, je ne dis pas de hautes facultés, auraient pu
s'établir, parce que la pondération des races fusionnées s'accomplit plus facilement
dans un moindre espace. Mais lorsqu'un groupe assez restreint reçoit de continuels
apports de sang nouveau avant d'avoir en le temps d'amalgamer les anciens, les
perturbations deviennent fréquentes, et sont plus rapides comme aussi plus douloureuses. Elles mènent à la dissolution finale. C'était la situation des États de la Gaule
lorsque les légions romaines les envahirent.
Comme les populations y étaient braves, riches, pourvue, de beaucoup de
ressources et, entre autres, de places de guerre fortes et nombreuses, l'envie de résister
ne leur manquait pas ; mais ce qui leur manquait, on le voit, c'était la cohésion, non
pas seulement entre nations, mais encore entre concitoyens. Presque partout les nobles
trahissaient le peuple, quand le peuple ne vendait pas les nobles. Le camp romain était
toujours encombré de transfuges de toutes les opinions, aveuglément acharnés à
poignarder leurs ennemis politiques à travers la gorge de leur patrie. Il y eut des
hommes dévoués, des intentions généreuses ; ce fut sans résultat. Les Celtes germanisés sauvèrent presque seuls l'antique réputation. Arvernes, ils s'élevèrent jusqu'aux
prodiges ; Belges, ils furent presque déclarés indomptables par le vainqueur ; mais
quant aux populations renommées comme les plus illustres, comme les plus
intelligentes, celles précisément où les révolutions ne cessaient pas, les Rèmes, les
1

Tacite, si grand admirateur des Germains, bien que souvent d'une manière un peu romanesque, traite
les Gaulois de son temps avec une extrême sévérité. (Germ., 28, 29.)

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Éduens, celles-là ou bien résistèrent à peine, ou bien s'abandonnèrent du premier coup
à la générosité des conquérants, ou enfin, entrant sans honte dans les projets de
l'étranger, reçurent avec joie, en échange de leur indépendance, le titre d'amies et
d'alliées du peuple romain. En dix ans la Gaule fut domptée et à jamais soumise. Des
armées qui valent bien celles de Rome n'ont pas obtenu de nos jours de si brillants
succès chez les barbares de l'Algérie : triste comparaison pour les populations
celtiques.
Mais ces gens si aisés à subjuguer devinrent immédiatement d'irrésistibles instruments de compression aux mains des empereurs. On les avait vus dans leurs cités,
patriciens arrogants ou démocrates envieux, passer la majeure partie de leur vie dans la
sédition ; ils furent à Rome du dévouement le plus utile au principat. Acceptant pour
eux-mêmes le joug et l'aiguillon, ils servirent à y façonner les autres, ne sollicitant en
retour de leur complaisance que les honneurs soldatesques et les émotions de la
caserne. On leur prodigua ces biens par surcroît.
César avait composé sa garde de Gaulois. Il lui avait donné malicieusement le plus
joli emblème de la légèreté et de l'insouciance, et les légionnaires kymris de l'Alauda,
qui étalaient si fièrement sur leurs casques et sur leurs boucliers la figure de l'alouette,
s'accordèrent avec tous leurs concitoyens pour chérir le grand homme qui les avait
débarrassés de leur isonomie et leur faisait une existence si conforme à leurs goûts.
Ils étaient donc fort satisfaits ; mais ce ne serait pas rendre justice aux Gaulois que
de supposer qu'ils aient été constants et inébranlables dans leur amour de l'autorité
romaine. Maintes fois ils se révoltèrent, mais toujours pour revenir à l'obéissance, sous
la pression d'une inexorable impossibilité de s'entendre. L'habitude d'être gouvernés
par un maître ne leur apprit jamais le respect d'une loi. S'insurger, pour eux, c'était la
moindre des difficultés et peut-être le plus vif des plaisirs. Mais aussitôt qu'il s'agissait
d'organiser un gouvernement national à la place du pouvoir étranger que l'on venait de
briser, aussitôt qu'il s'agissait de revenir à une règle quelconque et d'obéir à quelqu'un,
l'idée que la prérogative souveraine allait appartenir à un Gaulois glaçait tous les
esprits. Il eût semblé que c'était pourtant là le véritable but de l'insurrection ; mais non,
les combinaisons les plus ingénieuses s'efforçaient en vain de tourner ce terrible
écueil ; toutes s'y brisaient. Les assemblées, les conseils discutaient la question avec
furie, et se séparaient tumultueusement sans réussir à passer outre. Alors les gens
timides, qui s'étaient tenus à l'écart jusque-là, tous les amis secrets de la domination
impériale reprenaient courage ; on allait répétant avec eux que le pouvoir des aigles
pouvait être un mal mais qu'après tout Petilius Cerialis avait eu raison de dire aux
Belges que c'était un mal nécessaire et qu'en dehors il n'y avait que la ruine. Cela dit,
on rentrait la tête basse dans le bercail romain.
Cette singulière inaptitude d'indépendance se révéla sous toutes ses faces. On eût
dit que le sort prenait plaisir à la pousser à bout. Il arriva un jour aux Gaulois de
posséder un empereur à eux. Une femme le leur avait donné, et ne leur demandait que
de le soutenir contre le concurrent d'Italie. Cet empereur, Tetricus, eut à lutter contre
les mêmes impossibilités où s'étaient brisées les insurrections précédentes, et, bien

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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qu'appuyé par les légions germaniques, qui le maintenaient contre le mauvais vouloir
ou plutôt contre la légèreté chronique de ses peuples, il crut bien faire, et fit bien sans
doute, d'échanger son diadème contre la préfecture de la Lucanie. Les États éphémères
rentrèrent dans le devoir, en murmurant peut-être, au fond très satisfaits de n'avoir pas
lâché un pouce de leurs jalousies municipales.
L'expérience journalière le démontrait donc : les Gaulois du Ie et du IIe siècle de
notre ère n'avaient que des qualités martiales ; mais ils les avaient à un degré
supérieur. Ce fut pour ce motif qu'impuissants dans leur propre cause, ils exercèrent
une influence momentanée si considérable sur le monde romain sémitisé.
Certainement le Numide était un adroit cavalier, le Baléare un frondeur sans
pareil ; les Espagnols fournissaient une infanterie qui bravait toute comparaison, et les
Syriens, encore infatués des souvenirs d'Alexandre, donnaient des recrues d'une
réputation aussi grande que justifiée. Cependant tous ces mérites pâlissaient devant
celui des Gaulois. Ses rivaux de gloire, basanés et petits, ou du moins de moyenne
taille, ne pouvaient lutter d'apparence martiale avec le grand corps du Trévire ou du
Boïen, plus propre que personne à porter légèrement sur ses larges épaules le poids
énorme dont la discipline réglementaire chargeait le fantassin des légions. C'était donc
à bon droit que l'État cherchait à multiplier les enrôlements dans la Gaule, et surtout
dans la Gaule germanisée. Sous les douze Césars, alors que l'action politique se
concentrait encore chez les populations méridionales, c'était déjà le Nord qui était
surtout chargé de maintenir par les armes le repos de l'empire.
Toutefois il est remarquable que cette estime, qui facilitait aux soldats de race
celtique l'accès des grandes dignités militaires, voire de la chaire sénatoriale, ne les
rendit pas participants au concours ouvert pour la pourpre souveraine. Les premiers
provinciaux qui y parvinrent furent des Espagnols, des Africains, des Syriens, jamais
des Gaulois, sauf les exemples irréguliers et peu encourageants de Tetricus et de
Posthume. Décidément les Gaulois n'avaient pas d'aptitudes gouvernementales, et si
Othon, Galba, Vitellius pouvaient en faire d'excellents suppôts de révolte, il ne venait
à l'esprit de personne d'en tirer des administrateurs ni des hommes d'État, Gais et
remuants, ils n'étaient ni instruits ni portés à le devenir. Leurs écoles, fécondes en
pédants, fournissaient très peu d'esprits réellement distingués. Le premier rang ne leur
était donc pas accessible et ce trône qu'ils gardaient si bien, ils n'étaient pas aptes à y
monter.
Cette impuissance attachée à l'élément celtique cessa complètement de peser sur
les armées septentrionales aussitôt qu'elles eurent commencé à se recruter beaucoup
moins chez les Gaulois germanisés, bientôt atteints, comme les autres, par la lèpre
romaine, que chez les Germains méridionaux, quoique ces derniers eux-mêmes fussent
assez loin, pour la plupart, d'être de sang pur. Les effets de cette modification
éclatèrent dès l'an 252, à l’avènement de Julius Verus Maximinus, lequel était fils d'un
guerrier goth. La dépravation romaine, dans ses progrès sans remède, avait reconnu
d'instinct l'unique moyen de prolonger sa vie, et tout en continuant de maudire et de

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dénigrer les barbares du Nord, elle consentait à leur laisser prendre toutes les positions
qui la dominaient elle-même et d'où on pouvait la conduire.
À dater de ce moment, l'essence germanique éclipse toutes les autres dans la
romanité 1. Elle anime les légions, possède les hautes charges militaires, décide dans
les conseils souverains. La race gauloise, qui d'ailleurs n'était représentée vis-à-vis
d'elle que par des groupes septentrionaux, ceux qui lui étaient déjà apparentés, lui cède
absolument le pas. L'esprit des jarls, chefs de guerre, s'empare du gouvernement
pratique, et l'on est déjà en droit de dire que Rome est germanisée, puisque le principe
sémitique tombe au fond de l'océan social et se laisse visiblement remplacer à la
surface par la nouvelle couche ariane.
Une révolution si extraordinaire, bien que latente, cette superposition contre nature
d'une race ennemie, qui, plus souvent vaincue que victorieuse, et méprisée officiellement comme barbare, venait ainsi déprimer les races nationales, une si étrange
anomalie avait beau s'effectuer par la force des choses, elle avait à percer trop de
difficultés pour ne pas s'accompagner d'immenses violences.
Les Germains, appelés à diriger l'empire, trouvaient en lui un corps épuisé et
moribond. Pour le faire vivre ce grand corps, ils étaient incessamment obligés de
combattre ou les demandes d'un tempérament différent du leur, ou les caprices nés du
malaise général, ou les exaspérations de la fièvre, également fatales au maintien de la
paix publique. De là des sévérités d'autant plus outrées que ceux qui les jugeaient
nécessaires, étant imparfaitement éclairés sur la nature complexe de la société qu'ils
traitaient, poussaient aisément jusqu'à l'abus l'emploi des méthodes réactives, Ils
exagéraient, avec toute la fougue intolérante de la jeunesse, la proscription dans l'ordre
politique et la persécution dans l'ordre religieux. C'est ainsi qu'ils se montrèrent les
plus ardents ennemis du christianisme. Eux qui devaient plus tard devenir les
propagateurs de tous ses triomphes, ils débutèrent par le méconnaître ; ils se laissèrent
prendre à la calomnie qui le poursuivait. Persuadés qu'ils tenaient dans ce culte
nouveau une des expressions les plus menaçantes de l'incrédulité philosophique, leur
amour inné d'une religion définie, considérée comme base de tout gouvernement
régulier, le leur rendit d'abord odieux ; et ce qu'ils détestèrent en lui, ce ne fut pas lui,
mais un fantôme qu'ils crurent voir. On est donc moins tenté de leur reprocher le mal
qu'ils ont fait eux-mêmes que celui, beaucoup plus considérable, qu'ils ont laissé faire
aux partisans sémitisés des anciens cultes. Cependant il faudrait craindre aussi de leur
trop demander. Pouvaient-ils étouffer les conséquences inévitables d'une civilisation
pourrie qu'ils n'avaient pas créée ? Réformer la société romaine sans la renverser, c'eût
été beau sans doute. Substituer doucement, insensiblement, la pureté catholique à la
dépravation païenne sans rien briser dans l'opération, c'eût été le bien idéal ; mais,
qu'on y réfléchisse, un tel chef-d’œuvre n'aurait été possible qu'à Dieu.
Il n'appartient qu'à lui de séparer d'un geste la lumière des ténèbres et les eaux du
limon. Les Germains étaient des hommes, et des hommes richement doués sans doute,
1

« La Pannonie et la Mœsie romaines furent, aux IIIe et IVe siècles, la pépinière des légions, et, par
les légions, celle des Césars. » (Amédée Thierry, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1954.)

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236

mais sans nulle expérience du milieu où ils étaient appelés ; ils n'eurent pas cette
puissance. Leur travail, depuis le milieu du IIIe siècle jusqu'au Ve, se borna à conserver
le monde tellement quellement, dans la forme où on le leur avait remis.
En considérant les choses sous ce point de vue, qui est le seul véritable, on
n'accuse plus, on admire. De même encore, en reconnaissant sous leurs toges et leurs
armures romaines Decius, Aurélien, Claude, Maximien, Dioclétien, et la plupart de
leurs successeurs, sinon tous, jusqu'à Augustule, pour des Germains et fils de
Germains, on convient que l'histoire est complètement faussée par ces écrivains, tant
modernes qu'anciens, dont l'invariable système est de représenter comme un fait
monstrueux, comme un cataclysme inattendu, l'arrivée finale des nations tudesques
tout entières au sein de la société romanisée.
Rien, au contraire, de mieux annoncé et de plus facile à prévoir, rien de plus
légitime, rien de mieux préparé que cette conclusion. Les Germains avaient envahi
l'empire du jour où ils étaient devenus ses bras, ses nerfs et sa force. Le premier point
qu'ils en avaient pris, ç'avait été le trône, et non pas par violence ou usurpation ; les
populations indigènes elles-mêmes, se reconnaissant à bout de voies, les avaient
appelés, les avaient payés, les avaient couronnés.
Pour gouverner à leur guise, comme ils en avaient incontestablement le droit et
même le devoir, les empereurs ainsi installés s'étaient entourés d'hommes capables de
comprendre et d'exécuter leur pensée, c'est-à-dire d'hommes de leur race. Ils ne
trouvaient que chez ces Romains improvisés le reflet de leur propre énergie et la
facilité nécessaire à les bien servir. Mais qui disait Germain, disait soldat. La
profession des armes devint ainsi la condition première de l'admission aux grands
emplois. Tandis que dans la vraie conception romaine, italique et romaine sémitique,
la guerre n'avait été qu'un accident, et ceux qui la faisaient que des citoyens
momentanément détournés de leurs fonctions régulières, la guerre fut pour la
magistrature impériale la situation naturelle, sur laquelle durent se façonner l'éducation
et l'esprit de l'homme d'État. En fait, la toge céda le pas à l'épée.
À la vérité, le profond bon sens des hommes du Nord ne voulut jamais que cette
prédilection fût officiellement avouée, et telle fut à cet égard sa discrète et sage
réserve, que cette convention se maintint à travers tout le moyen âge, et le dépassa
pour venir jusqu'à nous. Le guerrier germain romanisé comprenait bien que la
prépondérance au moins fictive de l'élément civil importait à la sécurité de la loi et
pouvait seule maintenir la société existante.
L'empereur et ses généraux savaient donc, au besoin, dissimuler la cuirasse sous la
robe de l'administrateur. Pourtant le déguisement n'était jamais si complet qu'il pût
tromper des gens malveillants. L'épée montrait toujours sa pointe. Les populations s'en
scandalisaient. Les demi-concessions ne les ramenaient pas. La protection qu'elles
recevaient ne faisait pas naître leur gratitude. Les talents politiques de leurs
gouvernants les trouvaient aveugles. Elles en riaient avec mépris, et murmuraient,

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depuis le Rhin jusqu'aux déserts de la Thébaïde, l'injure toujours renouvelée de
barbare. On ne saurait dire qu'elles eussent tout à fait tort, suivant leurs lumières.
Si les hommes germaniques admiraient l'ensemble de l'organisation romaine,
sentiment qui n'est pas douteux, ils n'avaient pas autant de bienveillance pour tels
détails qui précisément aux yeux des indigènes en faisaient la plus précieuse parure et
composaient l'excellence de la civilisation. Les soldats couronnés et leurs compagnons
ne demandaient pas mieux que de conserver la discipline morale, l'obéissance aux
magistrats, de protéger le commerce, de continuer les grands travaux d'utilité publique ; ils consentaient encore à favoriser les œuvres de l'intelligence, en tant qu'elles
produisaient des résultats appréciables pour eux. Mais la littérature à la mode, mais les
traités de grammaire, mais la rhétorique, mais les poèmes lippogrammatiques, et toutes
les gentillesses de même sorte qui faisaient les délices des beaux esprits du temps, ces
chefs-d'œuvre-là les trouvaient, sans exception, plus froids que glace ; et comme, en
définitive, les grâces venaient d'eux, et que toutes les faveurs tendaient à se concentrer,
après les gens de guerre, sur les légistes, les fonctionnaires civils, les constructeurs
d'aqueducs, de routes, de ponts, de forteresses, puis sur les historiens, quelquefois sur
les panégyristes brûlant leur encens, par nuages compacts, aux pieds du maître, et
qu'elles n'allaient guère plus loin, les classes lettrées ou soi-disant telles étaient en
quelque sorte fondées à soutenir que César manquait de goût. Certes ils étaient
barbares, ces rudes dominateurs qui, nourris des chants nerveux de la Germanie,
restaient insensibles à la lecture comme à l'aspect de ces madrigaux écrits en forme de
lyre ou de vase, devant lesquels se pâmaient d'admiration les gens bien élevés
d'Alexandrie et de Rome. La postérité aurait bien dû en juger autrement, et prononcer
que le barbare existait en effet, mais non pas sous la cuirasse du Germain.
Une autre circonstance blessait encore au vif l'amour-propre du Romain. Ses chefs,
ignorants pour la plupart ses guerres passées, et jugeant des Romains d'autrefois
d'après les contemporains, ne semblaient pas en prendre le moindre souci, et c'était
bien dur pour des gens qui se considéraient si forts. Quand Néron avait plus honoré la
Grèce que la ville de Quirinus, quand Septime Sévère avait élevé la gloire du borgne
de Trasymène au-dessus de celle des Scipions, ces préférences n'étaient du moins pas
sorties du territoire national. Le coup était plus rude quand on voyait tels des
empereurs de rang nouveau, et les armées qui leur avaient donné la pourpre, ne
s'occuper pas plus d'Alexandre le Grand que d'Horatius Coclès. On connut des
Augustes qui de leur vie n'avaient entendu parler de leur prototype Octave, et ne
savaient pas même son nom. Ces hommes-là sans nul doute savaient pas cœur les
généalogies et les actions des héros de leur race.
Il ne résultait pas moins de ce fait, comme de tant d'autres, qu'au IIIe siècle après
Jésus-Christ la nation romaine armée et bien portante et la nation romaine pacifique et
agonisante ne s'entendaient nullement ; et, quoique les chefs de cette combinaison, ou
plutôt de cette juxtaposition de deux corps si hétérogènes, portassent des noms latins
ou grecs et s'habillassent de la toge ou de la chlamyde, ils étaient foncièrement, et très
heureusement pour cette triste société, de bons et authentiques Germains. C'était là
leur titre et leur droit à dominer.

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Le noyau qu'ils formaient dans l'empire avait d'abord été bien faible. Les deux
cents cavaliers d'Arioviste que Jules César prit à sa solde en furent le germe. Des
développements rapides succédèrent, et on les remarque surtout depuis que les armées,
celles principalement qui avaient leurs cantonnements en Europe, établirent en
principe de n'accepter guère que des recrues germaniques. Dès lors l'élément nouveau
acquit une puissance d'autant plus considérable qu'elle se retrempa incessamment dans
ses sources. Puis chaque jour de nouvelles causes apparurent et se réunirent pour
l'entraîner dans les territoires romains, non plus par quantités relativement minimes,
mais par masses.
Avant de passer à l'examen de cette terrible crise, on peut s'arrêter un moment
devant une hypothèse dont la réalisation aurait paru bien séduisante aux populations
romaines du Ve siècle. La voici : qu'on suppose un instant les nations germaniques qui
à cette époque étaient limitrophes de l'empire beaucoup plus faibles, numériquement
parlant, qu'elles ne l'ont été en effet ; elles auraient été très promptement absorbées
dans le vaste réservoir social qui ne se lassait pas de leur demander des forces. Au
bout d'un temps donné, ces familles auraient disparu parmi les éléments romanisés ;
puis la corruption générale, poursuivant son cours, aurait abouti à une dégénération
chronique qui aujourd'hui permettrait à peine à l'Europe de maintenir une sociabilité
quelconque. Du Danube à la Sicile, et de la mer Noire à l'Angleterre, on en serait à peu
près au point de décomposition pulvérulente où sont arrivées les provinces méridionales du royaume de Naples et la plupart des territoires de l'Asie antérieure.
Sur cette hypothèse qu'on en greffe une seconde. Si les nations jaunes et à demi
jaunes, à demi slaves, à demi arianes, d'au delà de l'Oural avaient pu garder la
possession de leurs steppes, les peuples gothiques, à leur tour, conservant les régions
du nord-est jusqu'aux gorges hercyniennes d'une part, jusqu'à l'Euxin de l'autre,
n'auraient eu aucune raison de passer le Danube. Elles auraient développé sur place
une civilisation toute spéciale, enrichie de très faibles emprunts romains, livrés par
l'inévitable absorption qu'elles auraient faite à la longue des colonies transrhénanes et
transdanubiennes. Un jour, profitant de la supériorité de leurs forces actives, elles
auraient éprouvé le désir de s'étendre pour s'étendre ; mais c'eût été bien tard. L'Italie,
la Gaule et l'Espagne n'auraient plus été, comme elles le furent pour les vainqueurs du
Ve siècle, des conquêtes instructives mais seulement des annexes propres à être
exploitées matériellement, comme l'est aujourd'hui l'Algérie.
Cependant il y a quelque chose de si providentiel, de si fatal dans l'application des
lois qui amènent les mélanges ethniques, qu'il ne serait résulté de cette différence, qui
paraît si considérable à la première vue, qu'une simple perturbation de synchronismes.
Un genre de culture comparable à celui qui a régné du Xe au XIIIe siècle environ aurait
commencé beaucoup plus tôt et duré plus longtemps, parce que la pureté du sang
germanique aurait résisté davantage. Elle aurait néanmoins fini par s'épuiser de même
en subissant des contacts absolument semblables à ceux qui l'ont énervée. Les
commotions sociales auraient été transportées à d'autres dates ; elles n'en auraient pas

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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moins eu lieu. Bref, par un autre chemin, l'humanité serait arrivée identiquement au
résultat qu'elle a obtenu.
Venons à l'établissement des Germains par grandes masses au sein de la romanité,
à la façon dont il s'opéra et à la manière dont il doit être jugé.
Les empereurs de race teutonique avaient à leur disposition, pour procurer à l'État
des défenseurs de leur sang, un moyen infaillible, qui leur avait été enseigné par leurs
prédécesseurs romains. Ceux-ci l'avaient appris du gouvernement de la république, qui
le tenait des Grecs, lesquels, à travers l'exemple des Perses, l'avaient emprunté à la
politique des plus anciens royaumes ninivites. Ce moyen, venu de si loin et d'un
emploi si général, consistait à transplanter, au milieu des populations dont la fidélité
ou l'aptitude militaire étaient douteuses, des colonisations étrangères destinées, suivant
les circonstances, à défendre ou à contenir.
Le sénat, dans ses plus beaux jours d'habileté et d'omnipotence, avait fait de
fréquentes applications de ce système ; les premiers Césars, tout autant. La Gaule
entière, l'île de Bretagne, l'Helvétie, les champs décumates, les provinces illyriennes,
la Thrace, avaient fini par être couverts de bandes de soldats libérés du service. On les
avait mariés, on les avait pourvus d'instruments agricoles, on leur avait constitué des
propriétés foncières, puis on leur avait démontré que la conservation de leur nouvelle
fortune, la sécurité de leurs familles et le solide maintien de la domination romaine
dans la contrée, c'était tout un. Rien de plus aisé à comprendre en effet, même pour les
intelligences les plus rétives, d'après la manière dont on établissait les droits de ces
nouveaux habitants à la possession du sol. Ces droits ne résidaient que dans l'expression de la volonté du gouvernement qui expulsait l'ancien propriétaire et mettait à sa
place le vétéran. Celui-ci, forcé de se roidir contre les réclamations de son
prédécesseur, ne se sentait fort que de la bienveillance du pouvoir qui l'appuyait. Il
était donc dans les meilleures dispositions imaginables pour se conserver cette
bienveillance au prix d'un dévouement sans bornes.
Cette combinaison d'effets et de causes plaisait aux politiques de l'antiquité. Leur
sagesse l'approuvait, et, si les gens qui avaient à en souffrir pouvaient s'en plaindre, la
morale publique acceptait, sans plus de scrupules, un système jugé utile à la solidité de
l'État, un système consacré par les lois, et qui de plus avait pour excuse d'avoir été
toujours et partout pratiqué par les nations dont un esprit cultivé pouvait invoquer les
exemples.
Dès le temps des premiers Césars, on crut devoir apporter quelques modifications à
la simplicité brutale de ce mécanisme. L'expérience avait prouvé que les colonisations
de vétérans italiotes, asiatiques ou même gaulois méridionaux, ne mettaient pas
suffisamment les frontières du nord à l'abri des incursions de voisins trop redoutables.
Les familles romanisées reçurent l'ordre de s'éloigner des limites extrêmes, puis l'on
offrit à tous les Germains cherchant fortune, et le nombre n'en était pas médiocre, la
libre disposition des terrains restés vacants, le titre un peu oppressif quelquefois d'amis

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du peuple romain et, ce qui semblait promettre davantage, l'appui des légions contre
les agressions éventuelles des ennemis de l'empire.
Ce fut ainsi que, par la propre volonté, par le choix libre du gouvernement
impérial, des nations teutoniques furent installées tout entières sur les terres romaines.
On espéra de si grands avantages de cette manière de procéder que bientôt l'on joignit
aux aventuriers les prisonniers de guerre. Quand une tribu de Germains était vaincue,
on l'adoptait, on en composait une nouvelle bande de gardes-frontières, en ayant soin
seulement de la dépayser.
Les autres barbares n'assistaient pas sans jalousie au spectacle d'une situation si
favorisée. Sans même avoir besoin de se rendre compte des avantages supérieurs
auxquels ces Romains factices pouvaient prétendre, ni apercevoir d'une manière bien
nette les sphères brillantes où cette élite disposait des destinées de l'univers, ils
voyaient leurs pareils pourvus de propriétés depuis longtemps en bon état de culture ;
ils les voyaient en contact avec un commerce opulent, et en jouissance de ce que les
perfectionnements sociaux avaient pour eux de plus enviable. C'en était assez pour que
les agressions redoublassent d'impétuosité, de fréquence. Obtenir des terres impériales
devint le rêve obstiné de plus d'une tribu, lasse de végéter dans ses marais et dans ses
bois.
Mais, d'un autre côté, à mesure que les attaques devenaient plus rudes, la situation
des Germains colonisés était aussi plus précaire. Des rivaux les trouvaient trop riches ;
eux, ils se sentaient trop peu tranquilles. Ils étaient souvent exposés à la tentation de
tendre la main à leurs frères au lieu de les combattre, et, pour en obtenir la paix, de se
liguer avec eux contre les vrais Romains, placés derrière leur douteuse protection.
L'administration impériale germanisée jugea le péril ; elle en comprit toute
l'étendue, et, afin de le détourner en redoublant le zèle des auxiliaires, elle ne trouva
rien de mieux que de leur proposer les modifications suivantes dans leur état légal :
Ils ne seraient plus considérés uniquement comme des colons, mais bien comme
des soldats en activité de service. Conséquemment, à tous les avantages dont ils étaient
déjà en possession, et qui ne leur seraient point retirés, ils verraient s'ajouter encore
celui d'une solde militaire. Ils deviendraient partie intégrante des armées, et leurs chefs
obtiendraient les grades, les honneurs et la paye des généraux romains.
Ces offres furent acceptées avec joie, comme elles devaient l'être. Ceux qui en
furent les objets ne songèrent plus qu'à exploiter de leur mieux la faiblesse d'un empire
qui en était réduit à de tels expédients. Quant aux tribus du dehors, elles n'en devinrent
que plus possédées du désir d'obtenir des terres romaines, de devenir soldats romains,
gouverneurs de province, empereurs. Il ne s'agissait plus désormais, dans la société
civilisée, telle que le cours des événements l'avait faite, que d'antagonismes et de
rivalités entre les Germains du dedans et ceux du dehors.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

241

La question ainsi posée, le gouvernement fut entraîné à étendre sans fin le réseau
des colonisations, et bientôt de frontières qu'elles étaient elles devinrent aussi
intérieures. De gré ou de force, les peuplades chargées de la défense des limites, et
qu'en cas de péril on était souvent contraint d'abandonner à elles-mêmes, ces
peuplades faisaient de fréquentes transactions avec les assaillants. Il fallait bien que
l'empereur finît par ratifier ces accords dont sa faiblesse était la première cause. De
nouveaux soldats étaient enrôlés à la solde de l'État ; il leur fallait trouver les terres
qu'on leur avait promises. Souvent mille considérations s'opposaient à ce qu'on les leur
assignât sur des frontières qui, d'ailleurs, étaient encombrées de leurs pareils. Puis, ce
n'était pas là qu'on avait chance de rencontrer des propriétaires maniables, disposés à
se laisser déposséder sans résistance. On chercha cette espèce débonnaire où on savait
qu'elle était, dans toutes les provinces intérieures. Par une sorte d'immunité résultant
de la suprématie d'autrefois, l'Italie fut exceptée aussi longtemps que possible de cette
charge ; mais on ne se gêna pas avec la Gaule. On mit des Teutons à Chartres ; Bayeux
vit des Bataves ; Coutances, le Mans, Clermont furent entourés de Suèves ; des Alains
et des Taïfales occupèrent les environs d'Autun et de Poitiers ; des Franks s'installèrent
à Rennes 1. Les Gaulois romanisés étaient gens de bonne composition ; ils avaient
appris la soumission avec les collecteurs impériaux. À plus forte raison n'avaient-ils
rien à opposer au Burgonde ou au Sarmate, présentant d'un ton péremptoire l'invitation
légale de céder la place.
Il ne faut pas oublier une minute que ces revirements de propriété étaient, suivant
les notions romaines, parfaitement légitimes. L’État et l'empereur, qui le représentait,
avaient le droit de tout faire au monde ; il n'existait pas de moralité pour eux : c'était le
principe sémitique. Du moment donc que celui qui donnait avait le droit de donner, le
barbare qui bénéficiait de cette concession avait un titre parfaitement régulier à
prendre. Il se trouvait du jour au lendemain propriétaire, d'après la même règle dont
avaient pu se réclamer jadis les Celtes romanisés eux-mêmes par la volonté du
souverain.
Vers la fin du IVe siècle, presque toutes les contrées romaines, sauf l'Italie centrale
et méridionale, car la vallée du Pô était déjà concédée, possédaient un nombre notable
de nations septentrionales colonisées, recevant la plupart une solde, et connues
officiellement sous le nom de troupes au service de l'empire, avec l'obligation,
d'ailleurs assez mal remplie, de se comporter paisiblement. Ces guerriers adoptaient
rapidement les mœurs et les habitudes qu'ils voyaient pratiquer par les Romains ; ils se
montraient fort intelligents, et, une fois pliés aux conséquences de la vie sédentaire, ils
devenaient la partie la plus intéressante, la plus sage, la plus morale, la plus facilement
chrétienne des populations.
Mais jusque-là, c'est-à-dire jusqu'au Ve siècle, toutes ces colonisations, tant
intérieures que frontières, n'avaient amené les Germains sur les terres de l'empire que
par groupes. L'amas immense accumulé avec les siècles dans le nord de l'Europe
n'avait fait encore que ruisseler par jets comparativement minces à travers les digues
1

Dans l'île de Bretagne, les colons barbares, fort nombreux, ne portaient pas le nom ordinaire de læti,
on les appelait gentiles. (Palsgrave, Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 355.)

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de la romanité. Tout à coup il les effondra, et précipita toutes ses masses, fit rouler et
écumer toutes ses vagues sur cette misérable société que des échappées de son génie
faisaient seules vivre depuis trois siècles, et qui enfin ne pouvait plus aller. Il lui fallait
une refonte complète.
La pression exercée par les Finnois ouraliens, par les Huns blancs et noirs, par des
populations énormes où se présentaient à peu près purs, à tous les degrés de
combinaisons, les éléments slaves, celtiques, arians, mongols ; cette pression était
devenue si violente que l'équilibre toujours chancelant des États teutoniques avait été
complètement renversé dans l’Est. Les établissements gothiques s'étant écroulés, les
débris de la grande nation d'Hermanaric descendirent sur le Danube, et formulèrent à
leur tour la demande ordinaire : des terres romaines, le service militaire et une solde.
Après des débats assez longs, comme ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient, ils se
décidèrent par provision à le prendre. Faisant une pointe depuis la Thrace jusqu'à
Toulouse, ils s'abattirent comme une nuée de faucons sur le Languedoc et l’Espagne
du nord, puis laissèrent les Romains parfaitement libres de les chasser, s'ils pouvaient.
Ceux-ci n'eurent garde d'essayer. La manière dont les Visigoths venaient de
s'installer était un peu irrégulière ; mais une patente impériale ne tarda pas à réparer le
mal, et de ce moment les nouveaux venus furent aussi légitimement établis sur les
terres qu'ils avaient prises que les autres sujets dans les leurs. Les Franks et les
Burgondes n'avaient pas attendu ce bon exemple pour se donner d'abord, se faire
concéder ensuite des avantages pareils ; de sorte que vingt nations du nord, outre les
anciennes tribus gardes-frontières, disparues sous cette épaisse alluvion, se virent dès
lors acceptées et adoptées par les matricules militaires sur tout le territoire européen.
Leurs chefs étaient consuls et patrices. On eut le patrice Théodorik et le patrice
Khlodowig 1.
Maîtres absolus de tout, les Germains établis dans l'empire pouvaient désormais
tout faire, assurés que leurs caprices seraient des lois irrésistibles. Deux partis
s'offraient à eux : ou bien rompre avec les habitudes et les traditions conservées par
leurs devanciers de même sang ; abolir la cohésion des territoires, et former de tous
ces débris un certain nombre de souverainetés distinctes, libres de se constituer suivant
les convenances de l'âge qui commençait ; ou bien rester fidèles à l'œuvre consacrée
par les soins de tant d'empereurs issus de la race nouvelle, mais en modifiant cette
œuvre par un certain appoint d'anomalies devenues indispensables.
Dans ce dernier système, l'organisation d'Honorius restait sauve quant à l'essentiel.
La romanité, c'est-à-dire, suivant la ferme conviction des temps, la civilisation,
poursuivait son cours.

1

Ces deux chefs devaient leurs titres romains à l'empereur Anastase, qui de fait n'était rien en
Occident ; mais on verra tout à l'heure par quelle fiction les rois barbares tenaient à le considérer
comme empereur national.

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Les barbares reculèrent devant l'idée de nuire à une chose si nécessaire ; ils
persistèrent dans le rôle conservateur, adopté par les empereurs d'origine barbare, et
choisirent le second parti ; ils ne découpèrent point le monde romain en autant de
parcelles qu'ils étaient de nations. Ils le laissèrent bien entier, et, au lieu de s'en faire
les destructeurs en en réclamant la possession, ils n'en voulurent avoir que l'usufruit.
Pour mettre cette idée à exécution, ils inaugurèrent un système politique d'une
apparence extrêmement complexe. On y vit fonctionner tout à la fois et des règles
empruntées à l'ancien droit germanique, et des maximes impériales, et des théories
mixtes formées de ces deux ordres de conceptions.
Le roi, le konungr, car il ne s'agissait nullement ici ni du drottinn, ni du graff, mais
bien du chef de guerre, conducteur d'invasion et hôte des guerriers, revêtit un double
caractère. Pour les hommes de sa race, il devint un général perpétuel 1 ; pour les
Romains, il fut un magistrat institué sous l'autorité de l'empereur. Vis-à-vis des
premiers, ses succès avaient cette conséquence d'enrôler et de conserver plus de
combattants autour de ses drapeaux ; vis-à-vis des seconds, d'étendre les limites
géographiques de sa juridiction, D'ailleurs, le konungr germanique ne se considérait
nullement comme le souverain des contrées tombées en sa puissance. La souveraineté
n'appartenait qu'à l'empire ; elle était inaliénable et incommunicable ; mais comme
magistrat romain, agissant au moyen d'une délégation du pouvoir suprême, le konungr
disposait des propriétés avec une liberté absolue. Il usait pleinement du droit d'y
coloniser ses compagnons, ce qui était simple aux yeux de tout le monde. Il leur
distribuait, suivant les coutumes de sa nation, une partie des terres de rapport, et
accordait ainsi l'usage romain avec l'usage germanique ; il organisait de la sorte un
système mixte de tenures nouvelles des bénéfices réversibles en vertu de principes
germaniques et de principes romains, ce qu'on appelait et ce qu'on appelle encore des
féods ; ou même il constituait à son gré des terres allodiales, avec cette différence
fondamentale, cependant, qui distinguait complètement ces concessions des odels
anciens, que c'était la volonté royale qui les faisait, et non pas l'action libre du
propriétaire 2. Quoi qu'il en soit, féod ou odel, le chef qui les donnait à ses hommes
avait sur la province le droit de propriété, ou plutôt de libre disposition, comme
délégué de l'empereur, mais point le haut domaine.
Telle était la situation des Mérowings dans les Gaules. Lorsqu'un d'eux était à son
lit de mort, il ne pouvait lui venir en idée de donner des provinces à son fils, puisqu'il
n'en possédait pas lui-même. Il établissait donc la répartition de son héritage sur des
1

2

Le droit de commendatio se maintint si longtemps chez les Anglo-Saxons, la faculté de choisir
librement son chef, se perdit de très bonne heure chez les Franks. Les leudes, antrustions ou fidèles,
étaient tenus de rester attachés à leur roi et ne pouvaient, sans encourir des recherches légales, passer
au service d'un autre. (Savigny, D. Rœm. Recht im Mittelalt., t. I, p. 186.) Cette modification
importante à la liberté germanique avait eu lieu sous l'influence de la loi romaine.
Ce fut probablement comme une conséquence de l'importation des alleux que certains possesseurs
de terres furent exemptés par les rois du pouvoir des comtes. C'était un souvenir de l'ancienne liberté
de l'Arian dans son odel. Mais cette immunité n'était jamais complète, et le possesseur de l'alleu fut
toujours responsable devant le tribunal commun, devant le comte, des crimes de meurtre, de rapt et
d'incendie. (Savigny, Das Rœm. Recht im Mittelalt, t. I, p. 278.)

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244

principes tout autres. En tant que chef germanique, il ne disposait que du commandement d'un nombre plus ou moins considérable de guerriers, et de certaines propriétés
rurales qui lui servaient à entretenir cette armée. C'étaient cette bande et ces domaines
qui lui donnaient la qualité de roi, et il ne l'avait pas d'ailleurs. En tant que magistrat
romain, il n'avait que le produit des impôts perçus dans les différentes parties de sa
juridiction, d'après les données du cadastre impérial.
En face de cette situation, et voulant égaliser de son mieux les parts de ses enfants,
le testateur assignait à chacun d'eux une résidence entourée d'hommes de guerre
appartenant, autant que possible, à une même tribu. C'était là le domaine germanique,
et il eût suffi d'une métairie et d'une vingtaine de champions pour autoriser le jeune
Mérowing qui n'eût pas obtenu davantage à porter le titre de roi.
Quant au domaine romain, le chef mourant le fractionnait avec bien moins de
scrupule encore, puisqu'il ne s'agissait que de valeurs mobilières. Il distribuait donc
par portions diverses, à plusieurs héritiers, les revenus des douanes de Marseille, de
Bordeaux ou de Nantes.
Les Germains n'avaient pas pour but principal de sauver ce qu'on nomme l'unité
romaine. Ce n'était là à leurs yeux qu'une manière de maintenir la civilisation, et c'est
pourquoi ils s'y soumettaient. Leurs efforts, pour ce but méritoire, furent des plus
extraordinaires, et dépassèrent même ce qu'on avait pu observer dans ce sens chez un
grand nombre d'empereurs. Il semblerait que depuis l'établissement en masse au sein
de la romanité, la barbarie se repentit d'avoir donné trop peu d'attention aux niaiseries
mêmes de l'état social qu'elle admirait. Tous les littérateurs étaient assurés de l'accueil
le plus honorable à la cour des rois vandales, goths, franks, burgondes ou longobards.
Les évêques, ces dépositaires véritables de l'intelligence poétique de l'époque,
n'écrivaient pas que pour leurs moines. La race des conquérants elle-même se mit à
manier la plume, et Jornandès, Paul Warnefrid, l'anonyme de Ravenne, bien d'autres
dont les noms et les œuvres ont péri, témoignaient assez du goût de leur race pour
l'instruction latine. D'un autre côté, les connaissances plus particulièrement nationales
ne tombaient pas en oubli. On taillait des lunes chez le roi Hilpérik 1, qui, inquiet des
imperfections de l'alphabet romain, occupait ses moments perdus à le réformer. Les
poèmes du Nord se maintenaient en honneur, et les exploits des aïeux, fidèlement
chantés par les générations nouvelles, servaient à prouver que ces dernières n'avaient
point abdiqué les qualités énergiques de leur race 2.
1
2

La traduction mœso-gothique des évangiles par Ulfila est du IVe siècle.
Théodorik III et ses successeurs promulguèrent plusieurs lois dans le but de protéger les monuments
de Rome contre la destruction. Ce n'étaient pas les barbares qui les attaquaient, mais les Romains,
soit par le zèle religieux, soit pour y prendre des matériaux de construction. – Les plus grands
ravages ont été faits sous Constant II (Clarac, Manuel de l'histoire de l'art chez les anciens, part. II,
p. 857.) – Les Romains recherchaient beaucoup les statues de marbre, afin d'en faire de la chaux.
Les rois visigoths et les papes, malgré les prescriptions les plus sévères, ne purent empêcher le plus
grand nombre des objets d'art de périr ainsi. (Ouvr. cité, p. 857.) – Athalaric s'efforça de réorganiser
l'école de droit de Rome. (Cassiod., Var., IX, 31.) – Les rois visigoths, non contents de défendre la
destruction des monuments, attribuèrent même des fonds à leur entretien. (Clarac, ouvr. cité, part. II,
p. 857.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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En même temps, les peuples germaniques, imitant ce qu'ils observaient chez leurs
sujets, s'occupèrent activement de régulariser leur propre législation, suivant les
nécessités de l'époque et du milieu où ils se trouvaient placés. Si leur attention fut mise
en éveil par le travail d'autrui, ce ne fut nullement d'une manière servile, ni dans la
méthode ni dans les résultats, que procéda leur intelligence.
S'étant imposé l'obligation de respecter et, par conséquent, de reconnaître les droits
des Romains, ce leur fut une raison de se rendre un compte fort exact des leurs, et
d'établir une sorte de concordance ou mieux de parallélisme entre les deux systèmes
qu'ils avaient l'intention de faire vivre en face l'un de l'autre. Il résulta de cette dualité,
si franchement acceptée et même cultivée, un principe d'une haute importance et dont
l'influence ne s'est jamais complètement perdue. Ce fut de reconnaître, de constater, de
stipuler qu'il n'existait pas de distinction organique entre les diverses tribus, les
diverses nations venues du nord, en quelque lieu qu'elles fussent établies et quelques
noms qu'elles pussent porter, du moment qu'elles étaient germaniques 1. À la faveur de
certaines alliances, un petit nombre de groupes plus qu'à demi slaves parvinrent à se
faire accepter dans cette grande famille, et servirent plus tard de prétexte, d'intermédiaire pour y rattacher, avec moins de fondement encore, plusieurs de leurs frères.
Mais cette extension n'a jamais été bien sentie ni bien acceptée par l'esprit occidental.
Les Slaves lui sont aussi étrangers que les peuples sémitiques de l'Asie antérieure,
avec lesquels il est lié à peu près de la même façon par les populations de l'Italie et de
l'Espagne.
On le voit, le génie germanique était aussi généralisateur que celui des rations
antiques l'était peu. Bien qu'il partît d'une base en apparence plus étroite que les
institutions hellénistiques, romaines ou celtiques, et que les droits de l'homme libre,
pris individuellement, fussent pour lui ce qu'étaient les droits de la cité pour les autres,
la notion qu'il en avait, et qu'il étendait avec une si superbe imprévoyance, le conduisit
infiniment plus loin qu'il ne pensait lui-même aller. Rien de plus naturel : l'âme de ce
droit personnel, c'était le mouvement, l'indépendance, la vie, l'appropriation facile à
toutes les circonstances ambiantes ; l'âme du droit civique, c'était la servitude, comme
sa suprême vertu était l'abnégation.
Malgré le profond désordre ethnique au milieu duquel l'Arian Germain apparaissait, et bien que son propre sang ne fût pas absolument homogène, il mettait tous
ses soins à circonscrire, à préciser deux grandes catégories idéales dans lesquelles il
enfermait toutes les masses soumises à son arbitrage ; en principe, il ne reconnaissait
que la romanité et la barbarie. C'était là le langage consacré. Il s'efforçait d'ajuster du
moins mal possible ces deux éléments désormais constitutifs de la société occidentale,
et dont le travail des siècles devait arrondir les angles, adoucir les contrastes, amener
la fusion. Qu'un tel plan, que les germes qui y étaient déposés fussent supérieurs en
1

C'était agir conformément aux indications de la race, de la langue, de la loi civile, et Palsgrave a dit
avec vérité : « Like their various languages which are in truth but dialect of « one mother tongue, so
their laws are but modifications of one primeval code... even now « we can mark the era when the
same principles and doctrines were recognised at Upsala « and at Toledo, in Lombardy and in
England. ) » (Ouvr. cité, t. I, p. 3.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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fécondité et préparassent pour l'avenir de plus beaux fruits que les plus élégantes
théories de la Rome sémitique, il serait oiseux de le discuter. Dans cette dernière
organisation, on l'a pu constater, mille peuples rivaux, mille coutumes ennemies, mille
débris de civilisations discordantes se faisaient une guerre intestine. Pas la moindre
tendance n'existait à sortir d'une confusion si monstrueuse, sans courir le danger de
tomber dans une autre plus horrible encore. Pour tous liens, le cadastre, les règlements
niveleurs du fisc, l'impartialité négative de la loi ; mais rien de supérieur qui préparât,
qui forçât l'avènement d'une moralité nouvelle, d'une communauté de vues, d'une
tendance unanime parmi les hommes, ni qui annonçât cette civilisation sagace qui est
la nôtre, et que nous n'aurions jamais obtenue si la barbarie germanique n'en avait
apporté les plus précieuses greffes et n'avait pris la charge de les faire réussir sur la
tige débile de la romanité, passive, dominée, contrainte, jamais sympathique.
J'ai rappelé quelquefois dans le cours de ces pages, et ce n'était pas inutilement,
que les grands faits que je décris, les importantes évolutions que je signale, ne
s'opèrent nullement par suite de la volonté expresse et directe des masses ou de tels ou
tels personnages historiques. Causes et effets, tout se développe au contraire le plus
ordinairement à l'insu ou à l'encontre des vues de ceux qui y contribuent. Je ne
m'occupe nullement de retracer l'histoire des corps politiques, ni les actions belles ou
mauvaises de leurs conducteurs. Tout entier attentif à l'anatomie des races, c'est
uniquement de leurs ressorts organiques que je tiens compte et des conséquences
prédestinées qui en résultent, ne dédaignant pas le reste, mais le laissant à l'écart
lorsqu'il ne sert pas à expliquer le point en discussion. Si j'approuve ou si je blâme,
mes paroles n'ont qu'un sens comparatif et, pour ainsi dire, métaphorique. En réalité,
ce n'est pas un mérite moral pour les chênes que d'élever à travers les siècles leurs
fronts majestueux, couronnés d'un vert diadème, comme ce n'est pas non plus une
honte pour les herbes des gazons de se faner en quelques jours. Les uns et les autres ne
font que tenir leurs places dans les séries végétales, et leur puissance ou leur humilité
concourent également aux desseins du Dieu qui les a faits. Mais je ne me dissimule
pas non plus que la libre action des lois organiques, auxquelles je borne mes
recherches, est souvent retardée par l'immixtion d'autres mécanismes qui lui sont
étrangers. Il faut passer sans étonnement par-dessus ces perturbations momentanées,
qui ne sauraient changer le fond des choses. À travers tous les détours où les causes
secondes peuvent entraîner les conséquences ethniques, ces dernières finissent
toujours par retrouver leurs voies. Elles y tendent imperturbablement et ne manquent
jamais d'y arriver, C'est ainsi qu'il en advint pour le sentiment conservateur des
Germains envers la romanité. Il fut en vain combattu et souvent obscurci par les
passions qui lui faisaient escorte ; à la fin il accomplit sa tâche. Il se refusa à la
destruction de l'empire aussi longtemps que l'empire représenta un corps de peuples,
un ensemble de notions sociales différentes de la barbarie. Il fut si ferme dans cette
volonté et si inexpugnable, qu'il la maintint même pendant l'espace de quatre siècles
où il se vit forcé de supprimer l'empereur dans l'empire.
Cette situation d'un État despotique subsistant sans avoir de tête n'était pas, du
reste, aussi étrange qu'elle le peut sembler d'abord. Dans une organisation comme la
romaine, où l'hérédité monarchique n'avait jamais existé et, où l'élection du chef

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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suprême, indifféremment accomplie par le prédécesseur, par le sénat, par le peuple ou
par une des armées, puisait sa validité dans le seul fait de sa maintenue ; en face d'un
pareil ordre de choses, ce n'est pas la régularité des successions au trône qui peut faire
connaître que le corps politique continue de vivre, encore bien moins le corps social.
Le seul criterium admissible, c'est l'opinion des contemporains à cet égard. Et il
n'importe pas que cette opinion soit fondée sur des faits spéciaux, comme, par
exemple, la continuation d'institutions séculaires, chose de tout temps inconnue dans
une société en perpétuelle refonte, ou bien la résidence du pouvoir continuée dans une
même capitale, ce qui n'avait pas eu lieu davantage ; il suffit que la conviction existant
sur ce sujet résulte de l'enchaînement d'idées, même transitoires et disparates, mais
qui, s'engendrant les unes des autres, créent, malgré la rapidité de leur succession, une
impression de durée pour le milieu assez vague dans lequel elles se développent,
meurent et sont incessamment remplacées.
C'était l'état normal dans la romanité, et voilà pourquoi lorsque Odoacre eut
déclaré le personnage d'un empereur d'Occident inutile, personne ne pensa, non plus
que lui, que par suite de cette mesure l'empire d'Occident cessât d'être. Seulement, on
jugea qu'une nouvelle phase commençait ; et de même que la société romaine avait été
gouvernée d'abord par des chefs que ne désignait aucun titre, qu'elle en avait eu
ensuite qui s'étaient décorés de leur nom de César, d'autres qui avaient établi une
distinction entre les Césars et les Augustes, et, au lieu d'imposer une direction unique
au corps politique, lui en avaient fourni deux, puis quatre, de même on s'accommoda
de voir l'empire se passer d'un représentant direct, relever très superficiellement, et
uniquement pour la forme, du trône de Constantinople, et obéir sans se dissoudre, et en
restant toujours l'empire d'Occident, à des magistrats germaniques, qui, chacun dans
les pays de son ressort, appliquaient aux populations les lois spéciales instituées jadis à
leur usage par la jurisprudence romaine. Odoacre n'avait donc accompli qu'une pure
révolution de palais, beaucoup moins importante qu'elle n'en avait l'air ; et la preuve la
plus palpable qu'on en puisse donner, c'est la conduite que tint plus tard Charlemagne
et la façon dont la restauration du porte-couronne impérial s'accomplit en sa personne.
Le roi des Hérules avait déposé le fils d'Oreste en 475 ; Charlemagne fut intronisé,
et termina l'interrègne en 801. Les deux événements étaient séparés par une période de
près de quatre siècles, et de quatre siècles remplis d'événements majeurs, bien
capables d'effacer de la mémoire des hommes tout souvenir de l'ancienne forme de
gouvernement. Quelle est, d'ailleurs, l'époque où il ne serait pas insensé de vouloir
reprendre un ordre de choses qui aurait été interrompu depuis quatre cents ans ? Si
donc Charlemagne le put faire, c'est qu'en réalité il ne ressuscitait pas le fond ni même
la forme des institutions, c'est qu'il ne faisait que rétablir un détail qu'on avait pu
négliger un temps sans péril, et qu'on reprenait sans anachronisme.
L'empire, la romanité, s'étaient constamment soutenus en face de la barbarie et par
ses soins. Le couronnement du fils de Pépin ne faisait que lui rendre un des rouages
qu'avec tant d'autres, disparus pour toujours, elle avait vus jadis fonctionner dans son
sein. L'incident était remarquable, mais il n'avait rien de vital ; c'est ce que montre
bien l'examen des motifs qui avaient prolongé si longtemps l'interrègne.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Après avoir jugé raisonnable, autrefois, que le chef de la société romaine fût issu
d'une famille latine, on avait consenti bientôt à le prendre dans une partie quelconque
de l'Italie, puis enfin et exclusivement dans les camps, et alors on ne s'était plus enquis
de son origine. Cependant il était toujours resté convenu, et sur ce point le bon sens ne
pouvait guère faiblir, que l'empereur devait avoir au moins les formes extérieures des
populations qu'il régissait, porter un des noms familiers à leurs oreilles, s'habiller
comme eux et parler la langue courante, la langue des décrets et des diplômes, tant
bien que mal. À l'époque d'Odoacre, les distinctions extérieures entre les vainqueurs et
les vaincus étaient encore trop accusées pour que la violation de ces règles ne fît pas
scandale aux yeux de ceux-là même qui auraient pu vouloir l'essayer à leur profit.
Pour les chefs germaniques, pour les rois sortis du sang des Amâles ou des
Mérowings, se faire instituer patrices et consuls, c'étaient là des ambitions permises et
même nécessaires : le gouvernement des peuples était à ce prix. Mais, outre que la
prise de possession de la pourpre augustale par un chef barbare, vêtu et vivant suivant
les usages du Nord, entouré de sa truste, dans un palais de bois, aurait été passible de
ridicule, l'ambitieux mal inspiré qui en eût fait l'essai aurait éprouvé la difficulté la
plus grande à se faire reconnaître dans sa dignité suprême par de nombreux
adversaires, tous ses rivaux, tous égaux à lui, ou croyant l'être, par l'illustration, tous à
peu près aussi forts que lui. La coalition de mille vanités, de mille intérêts blessés
aurait eu bientôt fait de le rabattre au rang commun, et peut-être au-dessous.
Pénétrés de cette évidence, les plus puissants monarques germaniques ne voulurent
pas en essuyer les périls 1. Ils imaginèrent quelque temps le biais de donner à
quelqu'un de leurs domestiques romains cette dignité qu'ils n'osaient revêtir euxmêmes, et, quand le malheureux mannequin faisait mine d'essayer un peu d'indépendance, un mot, un geste, le faisait disparaître.
Tous les avantages semblaient se réunir dans cette combinaison. En dominant
l'empereur on dominait l'empire, et cela sans se donner les apparences d'une usurpation trop osée ; en un mot, c'était un expédient bien imaginé. Par malheur, comme tout
expédient, il s'usa vite. La vérité perçait trop facilement sous le mensonge. Le
Mérowing ne se souciait pas plus de reconnaître pour son souverain le serviteur
d'Odoacre qu'Odoacre lui-même. Chacun protesta, chacun repoussa cette contrainte,
puis chacun, ayant consulté ses forces, se rendit justice en silence, s'exécuta modestement : l'interrègne fut proclamé, et l'on attendit que l'équilibre des forces eût cessé
pour reconnaître à celui qui bien décidément l'emporterait le droit de recommencer la
série des empereurs.

1

Cependant on ne peut nier que la tentation de le faire n'existât pour eux très vive et qu'ils ne s'y
abandonnassent quelquefois en partie. Klodowig, au dire de Grégoire de Tours (II, 38), s'était même
fait donner le titre d'Auguste. Thédorik le Grand joua même le rôle de collègue d'Anastase. Mais ce
furent plutôt des prétentions que des réalités, et ces deux circonstances ne sont guère que des
curiosités historiques, tant elles furent peu suivies d'effets.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Ce ne fut qu'au bout de quatre cents ans que toutes les difficultés se trouvèrent
aplanies. Au début de cette période nouvelle, les facilités les plus complètes
apparurent à tous les yeux. La plupart des nations germaniques s'étaient laissé
affaiblir, sinon incorporer par la romanité ; plusieurs même avaient cessé d'exister
comme groupes distincts. Les Visigoths, appariés aux Romains de leurs territoires, ne
conservaient plus entre eux et leurs sujets aucune distinction légale qui rappelât une
inégalité ethnique. Les Longobards maintenaient une situation plus distincte, d'autres
encore faisaient de même ; toutefois il était incontestable que le monde barbare n'avait
plus qu'un seul représentant sérieux dans l'empire, et ce représentant, c'était la nation
des Franks, à laquelle l'invasion des Austrasiens venait de rendre un degré d'énergie et
de puissance évidemment supérieur à celui de toutes les autres races parentes. Le
problème de la suprématie était donc résolu au profit de ce peuple.
Puisque les Franks dominaient tout, puisque en même temps le mariage de la
barbarie et de la romanité était assez avancé déjà pour que les contrastes d'autrefois
fussent devenus moins choquants, l'empire se retrouvait en situation de se donner un
chef. Ce chef pouvait être un Germain, Germain de fait et de formes ; cet élu ne devait
être qu'un Frank ; parmi les Franks, qu'un Austrasien, que le roi des Austrasiens, et
donc que Charlemagne. Ce prince, acceptant tout le passé, se porta pour le successeur
des empereurs d'Orient, dont le sceptre venait de tomber en quenouille, ce que la
coutume d'Occident ne pouvait admettre suivant lui. Voilà par quel raisonnement il
restaura le passé. D'ailleurs, les acclamations du peuple romain et les bénédictions de
l'Église ne lui refusèrent pas leur concours 1.
Jusqu'à lui la barbarie avait fidèlement poursuivi son système de conservation à
l'égard du monde romain. Tant qu'elle exista dans sa véritable et native essence, elle ne
se départit pas de cette idée. Depuis comme avant l'arrivée des premiers grands
peuples teutoniques, jusqu'à l'avènement des âges moyens vers le dixième siècle, c'està-dire pendant une période de sept cents ans environ, la théorie sociale, plus ou moins
clairement développée et comprise, demeura celle-ci : la romanité, c'est l'ordre social.
La barbarie n'est qu'un accident, accident vainqueur et dirigeant, à la vérité, mais enfin
accident, et, comme tel, d'une nature transitoire.
Si l'on avait demandé aux sages de cette époque lequel des deux éléments devait
survivre à l'autre, absorber l'autre, l'anéantir, incontestablement ils auraient répondu et
1

Les politiques du temps ne voulurent pas même avouer que le nouvel empereur restaurait un trône
ancien. Ils prétendirent qu'il succédait, non pas à Augustule, mais à l'empereur d'Orient, Constantin
V. Pendant tout le temps de l'interrègne, on avait, en effet, admis cette théorie, que le souverain
siégeant à Constantinople était devenu le chef nominal de la romanité entière. Son pouvoir se
bornait à accorder les investitures, quand on les lui demandait. Lorsque Charlemagne voulut prendre
la pourpre, on rompit avec cette fiction, en lui en substituant une autre : ce fut d'imaginer que, par
l'avènement d'Irène, l'empire d'Orient étant tombé en quenouille, celui d'Occident ne pouvait suivre
le même sort, parce que la loi des Saliens s'y opposait, comme si la loi des Saliens eût eu quelque
chose à dire dans un cas d'hérédité romaine, qui échappait même légalement aux règles de la
jurisprudence civile. Il est, du reste, à remarquer que c'est ici la première application qui fut faite de
la doctrine de l'inaptitude des femmes à succéder à la couronne de France et en ce cas de l'appel à la
loi régissant la tenure du domaine salique. On a contesté à tort qu'il y eût corrélation réelle entre ces
deux points.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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ils répondaient effectivement en célébrant l'éternité du nom romain. Cette conviction
était-elle erronée ? Oui, en ceci qu'on se représentait l'image incorrecte d'un avenir
trop semblable au passé et beaucoup trop rapproché ; mais, au fond, elle n'était erronée
qu'à la façon des calculs de Christophe Colomb par rapport à l'existence du nouveau
monde. Le navigateur génois se trompait dans toutes ses supputations de temps,
d'éloignement et d'étendue. Il se trompait sur la nature de ses découvertes à venir. Le
globe terrestre n'était pas si petit qu'il le supposait ; les terres auxquelles il allait
aborder étaient plus loin de l’Espagne et plus vastes qu'il ne l'imaginait ; elles ne
faisaient point partie de l'empire chinois, et l'on n'y parlait pas l'arabe. Tous ces points
étaient radicalement faux ; mais cette série d'illusions ne détruisait pas l'exactitude de
l'assertion principale. Le protégé des rois catholiques avait raison de soutenir qu'il y
avait un pays inconnu dans l'ouest.
De même aussi, la pensée générale de la romanité était dans le faux en considérant
le mode de culture dont elle conservait les lambeaux comme le trésor et le dernier mot
du perfectionnement possible ; elle l'était encore en ne voyant dans la barbarie qu'une
anomalie destinée à promptement disparaître ; elle l'était bien davantage en annonçant
comme prochaine la réapparition complète d'un ordre de choses qu'on s'imaginait
admirable ; et cependant, malgré toutes ces erreurs si considérables, malgré ces rêves
si rudement bafoués par les faits, la conscience publique devinait juste en ceci que, la
romanité étant l'expression de masses humaines infiniment plus imposantes par leur
nombre que la barbarie, cette romanité devait, à la longue, user sa dominatrice comme
les flots usent le rocher, et lui survivre. Les nations germaniques ne pouvaient éviter
de se dissoudre un jour dans les détritus accumulés et puissants des races qui les
entouraient, et leur énergie était condamnée à s'y éteindre. Voilà ce qui était la vérité ;
voilà ce que l'instinct révélait aux populations romaines. Seulement, je le répète, cette
révolution devait s'opérer avec une lenteur dont les imaginations humaines n'aiment
pas à mesurer les ennuis, vu la difficulté qu'elles éprouvent d'ailleurs à se soutenir au
milieu d'espaces un peu larges. Il faut ajouter encore qu'elle ne pouvait jamais être si
radicale que de ramener la société à son point de départ sémitisé. Les éléments
germaniques devaient s'absorber, mais non pas disparaître à ce point.
Ils s'absorbent néanmoins, et d'une façon constante désormais. Leur décomposition
au sein des autres éléments ethniques est bien facile à suivre. Elle fournit la raison
d'être de tous les mouvements importants des sociétés modernes, ainsi qu'on en juge
aisément en examinant les différents ordres de faits qui lui servent à se manifester.
Il a déjà été établi précédemment que toute société se fondait sur trois classes
primitives, représentant chacune une variété ethnique : la noblesse, image plus ou
moins ressemblante de la race victorieuse ; la bourgeoisie, composée de métis rapprochés de la grande race ; le peuple, esclave, ou du moins fort déprimé, comme
appartenant à une variété humaine inférieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord.
Ces notions radicales furent brouillées partout de très bonne heure. Bientôt on
connut plus de trois catégories ethniques ; partant, beaucoup plus de trois subdivisions
sociales. Cependant l'esprit qui avait fondé cette organisation est toujours resté vivant ;

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

251

il l'est encore ; il ne s'est jamais donné de démenti à lui-même, et il se montre
aujourd'hui aussi sévèrement logique que jamais.
Du moment que les supériorités ethniques disparaissent, cet esprit ne tolère pas
longtemps l'existence des institutions faites pour elles et qui leur survivent. Il n'admet
pas la fiction. Il abroge d'abord le nom national des vainqueurs, et fait dominer celui
des vaincus ; puis il met à néant la puissance aristocratique. Tandis qu'il détruit ainsi
par en haut toutes les apparences qui n'ont plus un droit réel et matériel à exister, il
n'admet plus qu'avec une répugnance croissante la légitimité de l'esclavage ; il attaque,
il ébranle cet état de choses. Il le restreint, enfin il l'abolit. Il multiplie, dans un
désordre inextricable, les nuances infinies des positions sociales, en les rapprochant
tous les jours davantage d'un niveau commun d'égalité ; bref, abaisser les sommets,
exhausser les fonds, voilà son œuvre. Rien n'est plus propre à faire bien saisir les
différentes phases de l'amalgame des races que l'étude de l'état des personnes dans le
milieu qu'on observe. Ainsi, prenons ce côté de la société germanique du Ve au IXe
siècle, et, commençant par les points les plus culminants, considérons les rois.
Dès le IIe siècle avant notre ère, les Germains de naissance libre reconnaissaient
entre eux des différences d'extraction. Ils qualifiaient de fils des dieux, de fils des
Ases, les hommes issus de leurs plus illustres familles, de celles qui jouissaient seules
du privilège de fournir aux tribus ces magistrats peu obéis, mais fort honorés, que les
Romains appelaient leurs princes 1. Les fils des Ases, ainsi que leur nom l'indique,
descendaient de la souche ariane, et le fait seul qu'ils étaient mis à part du corps entier
des guerriers et des hommes libres prouve qu'on reconnaissait dans le sang de ces
derniers l'existence d'un élément qui n'était pas originairement national et qui leur
assignait une place au-dessous de la première. Cette considération n'empêchait pas que
ces hommes ne fussent fort importants, ne possédassent les odels, n'eussent même le
droit de commander et de devenir chefs de guerre. C'est dire qu'il leur était loisible de
se poser en conquérants et de se rendre plus véritablement rois que les fils des Ases, si
ceux-ci consentaient à rester confinés dans leur grandeur au fond des territoires
scandinaves.
C'était là le principe ; mais il ne paraît pas que les grandes nations germaniques de
l'extrême nord, celles qui renouvelèrent la face du monde, aient jamais, tant qu'elles
furent arianes, abandonné leurs plus importants établissements à des hommes d'une
naissance commune 2. Elles avaient trop de pureté de sang, quand elles apparurent au
milieu de l'empire romain, pour admettre que leurs chefs pussent en manquer. Toutes
pensèrent, à cet égard, comme les Hérules, et agirent de même. Elles ne placèrent à la
tête de leurs bandes que des Arians purs, que des Ases, que des fils de dieux. Ainsi,
postérieurement au Ve siècle, on doit considérer les tribus royales des nations
teutoniques comme étant d'extraction pure. Cet état de choses ne dura pas longtemps.
1

2

Un des signes caractéristiques auxquels on reconnaissait un homme de race divine, c'était l'éclat
extraordinaire de ses yeux. La même particularité s'attache, dans l’Inde, aux incarnations célestes.
(H. Leo, Vorlesungen, t. I, p. 40.)
De là le respect dont étaient entourées certaines tribus royales : les Skilfinga chez les Suédois, les
Nibelungs, Franci nebulones, chez les Franks, les Herelinga, etc.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Ces familles d'élite ne s'alliaient pas qu'entre elles et ne suivaient pas, dans leurs
mariages, des principes fort rigides ; leur race s'en ressentit, et, dans sa décadence, les
reporta à tout le moins au rang de leurs guerriers. Les idées qu'elles possédaient,
perdant du même coup leur valeur absolue, subirent des modifications analogues. Les
rois germaniques devinrent accessibles à des notions inconnues de leurs ancêtres. Ils
furent extrêmement séduits par les formes et les résultats de l'administration romaine,
et beaucoup plus portés à les développer et à les mettre en pratique que favorables aux
institutions de leurs peuples. Celles-ci ne leur donnaient qu'une autorité précaire,
difficile et fatigante à maintenir ; elles ne leur conféraient que des droits hérissés de
restrictions, Elles leur imposaient à tout moment le devoir de compter avec leurs
hommes, de prendre leur avis, de respecter leurs volontés, de s'incliner devant leurs
répugnances, leurs sympathies ou leurs préjugés. En chaque circonstance, il fallait que
l'amalung des Goths ou le mérowing des Franks tâtât l'opinion avant d'agir, se donnât
la peine de la flatter, de la persuader, ou, s'il la violentait, redoutât des explosions qui
étaient autorisées par la loi à ne considérer le régicide que comme le maximum du
meurtre ordinaire. Beaucoup de peines, de soucis, de fatigues, d'exploits obligés, de
générosité, c'étaient là les dures conditions du commandement. Étaient-elles bien et
dûment remplies, elles valaient des honneurs mesquins, des respects douteux qui ne
mettaient pas celui auquel on les rendait à l'abri des admonestations brutalement
sincères de ses fidèles.
Du côté de la romanité, quelle différence ! que d'avantages sur la barbarie ! La
vénération pour celui qui portait le sceptre, quel qu'il fût, était sans limites ; des lois
sévères, pressées comme un rempart autour de sa personne, punissaient du dernier
supplice et de l'infamie la plus légère offense à cette rayonnante majesté. Où que
tombât le regard du maître, prosternation, obéissance absolue ; jamais de contradictions, des empressements toujours. Il y avait bien une hiérarchie sociale. On distinguait des sénateurs et une plèbe ; mais c'était là une organisation qui ne produisait pas,
comme celle des tribus germaniques, des individualités fortes, en état de rembarrer la
volonté du prince. Au contraire, les sénateurs, les curiales, n'existaient que pour être
les ressorts passifs de la soumission générale. La crainte de la puissance matérielle des
empereurs ne développait, ne maintenait pas seule de pareilles doctrines. Elles étaient
naturelles à la romanité, et, prenant leur source dans la nature sémitique, elles se
croyaient commandées, imposées, par la conscience publique. Il n'était pas possible à
un homme honnête, à un bon citoyen de les répudier, sans manquer aussitôt à la règle,
à la loi, à la coutume, à toute la théorie des devoirs politiques, partant sans blesser la
conscience.
Les rois germaniques, contemplant ce tableau, le trouvèrent sans doute admirable.
Ils comprirent que la plus satisfaisante de leurs attributions était celle de magistrat
romain, et que le beau idéal serait de faire disparaître en eux-mêmes et dans leur
entourage le caractère germanique pour parvenir à n'être plus que les heureux
possesseurs d'une autorité nette et simple, et bien attrayante, puisqu'elle était illimitée.
Rien de plus naturel que cette ambition ; mais, pour qu'elle se réalisât, il fallait que les
éléments germaniques s'assouplissent. Le temps seul, amenant ce résultat des
mélanges ethniques, y pouvait quelque chose.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

253

En attendant, les rois montrèrent une faveur marquée à leurs sujets romains si
respectueux, et ils les rapprochèrent, autant que possible, de leurs personnes. Ils les
admirent très volontiers dans ce cercle intime des compagnons qu'ils appelaient leur
truste, et cette faveur, en définitive inquiétante et blessante pour les guerriers nationaux, ne paraît pas cependant avoir produit un tel effet. D'après la manière de voir de
ceux-ci, le chef était en droit d'engager à son service tous ceux qu'il y jugeait propres.
C'était chez eux un principe originel. Leur tolérance complète avait cependant des
raisons plus profondes encore.
Les champions de naissance libre, qui n'étaient plus les égaux de leurs chefs par la
naissance et n'appartenaient pas à la pure lignée des Ases, au moins pour la plupart 1,
puisqu'ils avaient déjà subi quelques modifications ethniques avant le Ve siècle de
notre ère, naturellement étaient disposés à en accepter de nouvelles. Certaines lois
locales opposaient, à la vérité, quelques barrières à ce danger. Telles tribus nationales
n'étaient pas autorisées à contracter des mariages entre elles 2 ; le code des Ripuaires,
en le permettant entre les populations qu'il régissait et les Romains, stipulait toutefois
une déchéance pour les produits de ces hymens mixtes 3. Il les dépouillait d'avance des
immunités germaniques, et, les soumettant au régime des lois impériales, les rejetait
dans la foule des sujets de l'empire. Cette logique et cette façon de procéder n'eussent
pas été désavouées dans l'Inde ; mais, en somme, ce n'étaient que des restrictions très
imparfaites ; elles n'eurent pas la puissance de neutraliser l'attraction que la romanité et
la barbarie exerçaient l'une sur l'autre. Bientôt les concessions de la loi s'agrandirent,
les réserves disparurent, et, avant l'extinction des Mérowings, le classement des
habitants d'un territoire sous telle ou telle législation avait cessé de se régler sur
l'origine 4. Rappelons que chez les Visigoths, bien plus avancés encore, toute distinction légale entre barbare et Romain avait même cessé d'exister 5.

1

2
3

4

5

Chez les Franks, Khlodwig fit égorger tous les hommes de race salique, de sorte qu'après son règne
il n'y eut plus personne dans les bandes germaniques de la contrée gauloise qui pût lutter de noblesse
avec les Mérowings. (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 156.)
Weinhold, Die deutsch. Frauen im Mittelalt., p. 339 et seqq. – Dans ces nations les alliances avec
des Romains passaient pour moins répréhensibles.
Les enfants issus d'un barbare et d'une Romaine étaient Romains. (Ibidem.) – Au IXe siècle, la loi
saxonne prononçait la peine de mort contre les hommes coupables d'un mariage illégal. Mais il y a à
remarquer que c'est à une époque bien tardive, et que rien n'indique que cette loi fût fort ancienne.
En tout cas, elle n'a pas duré, (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 160.)
Bien que les ecclésiastiques fussent placés d'office sous la juridiction romaine, ils n'étaient pas
partout forcés de l'accepter. Chez les Lombards, des prêtres et moines des communautés préférèrent
et reçurent la loi barbare. Il y a des exemples de ce fait jusque dans les IXe, Xe et XIe siècles.
(Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 117.) Les affranchis acquéraient la loi des peuples dont ils étaient issus.
Chez les Ripuaires, il leur fallait suivre ou la loi ripuaire ou la loi romaine, au choix de leur patron.
(Ibidem., p. 118.) Chez les Lombards, ils restaient sous la loi du patron. (Ibid.) Les enfants naturels
choisissaient leur loi à leur gré. (Ibid., p. 114.) Au-dessus de la loi romaine comme de la loi barbare,
il y avait dans chaque territoire germanique une règle générale qui s'appliquait indifféremment à
tous les habitants du pays, et qui, ayant pour objet les intérêts les plus généraux dérivait d'un
compromis entre les diverses législations. Les Capitulaires sont la codification et le développement
de cette règle suprême. (Ibid., p. 143.)
Savigny, ouvr. cité, p. 266.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

254

Ainsi les vaincus se relevaient partout ; et, puisqu'ils pouvaient prétendre aux
honneurs germaniques, c'est-à-dire à être admis parmi les leudes du roi, parmi ses
affidés, ses confidents, ses lieutenants, il était bien naturel que le Germain, à son tour,
pût avoir des motifs d'ambitionner leur alliance. Les Gaulois et les Italiens se
trouvèrent ainsi de plain-pied avec leurs dominateurs, et, de plus, ils leur montrèrent
encore qu'ils possédaient un joyau digne de rivaliser avec tous les leurs : c'était la
dignité épiscopale. Les Germains comprirent à merveille la grandeur de cette
situation ; ils la souhaitèrent ardemment, ils l'obtinrent, et l'on vit ainsi du même coup
que des hommes sortis de la masse dominée devinrent les antrustions du fils d'Odin,
tandis que plusieurs des dominateurs, dépouillant les ornements et les armes des héros
germaniques pour prendre la crosse et le pallium du prêtre romain, s'instituaient les
mandataires et, comme on disait, les défenseurs d'une population romaine, et, acceptant avec elle la plus complète fraternité, répudiaient leur loi natale pour accepter la
sienne.
En même temps, sur un autre point de l'organisation sociale, une autre innovation
s'accomplissait. L'ariman, le bonus homo, qui, aux premiers jours de la conquête,
faisait profession de haïr et de mépriser le séjour des villes, se laissait aller peu à peu à
quitter les champs pour devenir citadin. Il venait siéger à côté du curiale.
La position de celui-ci, épouvantable sous la verge de fer des prétoires impériaux,
s'était améliorée de toutes manières 1. Les exactions moins régulières, sinon moins
fréquentes, étaient devenues plus supportables. Les évêques, chargés du lourd fardeau
de la protection des villes, s'étaient attachés à rendre les sénats locaux capables de les
seconder. Ils avaient plaidé la cause de ces aristocraties auprès des souverains de sang
germanique, et ceux-ci ne trouvant rien que de naturel à leur commettre l'administration des intérêts de leurs concitoyens, leur donnèrent lieu de devenir infiniment plus
importantes qu'elles ne l'avaient jamais été 2. C'est, du reste, le résultat habituel de
toutes les conquêtes opérées par des nations militaires, que l'accroissement d'influence
des classes riches vaincues dans les municipalités, Du consentement des patrices
barbares, les curiales se substituèrent aux nombreuses variétés et catégories de
1

2

Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 250 et seqq. – Voici comment s'exprime à ce sujet M. Augustin Thierry,
adversaire si prononcé, d'ailleurs, de la race et de l'action germaniques : « La curie, « le corps des
décurions, cessa d'être responsable de la levée des impôts dus au fisc. « L'impôt fut levé par les soins
du comte seul et d'après le dernier acte de contributions « dressé dans la cité. Il n'y eut plus d'autre
garantie de l'exactitude des contribuables que « le plus ou moins de savoir-faire, d'activité et de
violence du comte et de ses agents. « Ainsi les fonctions municipales cessèrent d'être une charge
ruineuse, personne ne tint « plus à en être exempt, le clergé y entra. La liste des membres de la curie
cessa d'être « invariablement fixe ; les anciennes conditions de propriété, nécessaires pour y être
« admis, ne furent plus maintenues ; la simple notabilité suffit. Les corps de marchandise et « de
métiers, jusque-là distincts de la corporation municipale, y entrèrent du moins par « leur sommité, et
tendirent de plus en plus à se fondre avec elle... L'intervention de la « population entière de la cité
dans ses affaires devint plus fréquente ; il y eut de grandes « assemblées de clercs et de laïques sous
la présidence de l'évêque... » (Considérations sur l'histoire de France, in-12°, Paris, 1846, t. I, p.
198-199.)
Il se trouva même des points où l'administration provinciale fut conservée par les barbares : en
Rhétie, par exemple, et dans les pays bourguignons, il y eut, pendant plusieurs siècles encore, un
præses et des patrices, au lieu des ceintes germaniques. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 278.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

255

fonctionnaires impériaux, qui disparurent. La police, la justice, tout ce qui n'était pas
expressément régalien tomba en leur pouvoir 1 ; et comme l'industrie et le commerce
enrichissaient les villes, que c'était dans les villes que la religion et les études avaient
leur siège, que les sanctuaires les plus vénérés attiraient et fixaient une foule dévote ou
spéculatrice, sans compter les criminels qui s'y réunissaient par centaines pour profiter
du droit d'asile, mille considérations opérèrent chez les arimans ce changement d'idées
et d'humeur qui aurait tant indigné leurs aïeux. On les vit se complaire dans les villes,
y prendre pied, s'y fixer ; et voilà comment ils y devinrent aussi curiales, voilà
comment, sous leur influence, ce nom latin fut abandonné pour faire place à ceux de
rachimbourgs 2 et de scabins. On institua des scabins d'origine lombarde, franke,
visigothique, tout comme des scabins d'origine romaine 3.
Pendant que les princes, les chefs et les hommes libres de la romanité et de la
barbarie se rapprochaient, les classes inférieures faisaient de même, et de plus elles
montaient. Le régime impérial avait jadis consacré l'existence de plusieurs situations
intermédiaires entre l'esclavage complet et la liberté complète. Sous l'administration
germanique ces nuances allèrent se multipliant, et l'esclavage absolu perdit tout
d'abord beaucoup de terrain. Il était attaqué depuis bien des siècles par l'instinct
général. La philosophie lui avait fait une rude guerre dès l'époque païenne ; l'Église lui
avait porté des atteintes plus sérieuses encore. Les Germains ne se montrèrent disposés
ni à le restaurer, ni même à le défendre ; ils laissèrent toute liberté aux affranchissements ; ils déclarèrent volontiers, avec les évêques, que retenir dans les fers des
chrétiens, des membres de Jésus-Christ, était en soi un acte illégitime. Mais ils étaient
en situation d’aller bien au delà, et ils le firent. La politique de l'antiquité, qui avait
consisté surtout à agir dans l'enceinte des villes, et qui n'avait créé ses institutions
principales que pour les populations urbaines, s'était toujours montrée médiocrement
soucieuse du sort des travailleurs ruraux. Les Germains ont un point de départ tout
autre, et, passionnés pour la vie des champs, considéraient leurs gouvernés d'une façon
plus impartiale ; ils n'avaient de préférence théorique pour aucune catégorie d'entre
eux, et par cela même étaient plus propres à régler d'une manière équitable les
destinées de tous.

1

2

3

En 543, le sénat de Vienne autorise la fondation d'un couvent. – En 573, les magistrats municipaux
de Lyon ouvrent et reconnaissent le testament de saint Nicetius. – En 731, à Sémur, l'abbé de
Flavigny, Widrad, parle, dans son testament, de la curie et du défenseur. Le cas est d'autant plus
digne d'attention que Sémur n'était pas une ville proprement dite, mais un simple castrum. – Autres
faits analogues à Tours au VIIIe siècle, à Angers au VIe et au IXe, à Paris au VIIIe, dans toute l'Italie
septentrionale et centrale au Xe, etc. (Savigny, ouvr. cité, pass.) – Il n'est pas possible de douter que
l’organisation municipale n'a jamais cessé d'exister, à aucune époque des âges moyens
Le rachimbourg est le même que le bonus homo ; les deux termes sont employés indifféremment
dans les textes. C'est le friting des Saxons du continent, le freeman des Anglo-Saxons, nommé aussi
par eux friborgus.
Avec cette différence, que tous les Romains de naissance libre n'étaient pas d'abord aptes à être
curiates, tandis que tous les barbares de la même catégorie n'admettaient pas entre eux de différence.
Du reste, cette égalité finit par gagner aussi les Romains.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

256

L'esclavage fut donc à pu près aboli sous leur administration 1. Ils le transformèrent
en une condition mixte dans laquelle l'homme eut la libre disposition de son corps
garantie par les lois civiles, l'Église et l'opinion publique. L'ouvrier rustique devint
apte à posséder ; il le fut encore à entrer dans les ordres sacrés. La route des plus
hautes dignités et des plus enviées lui fut ouverte. Il put aspirer à l'épiscopat, position
supérieure à celle d'un général d'armée, dans la pensée des Germains eux-mêmes.
Cette concession transformait d'une manière bien favorable la situation des personnes
serviles habitant les domaines particuliers ; mais elle exerça une action plus puissante
encore sur les esclaves des domaines royaux. Ces fiscalins, fiscalini, purent devenir et
devinrent très souvent des marchands d'une grande opulence, des favoris du prince,
des leudes, des comtes commandant à des guerriers d'extraction libre. Je ne parle pas
de leurs filles, que les caprices de l'amour élevèrent plus d'une fois sur le trône même.
Les classes les plus infimes se trouvèrent ainsi avoir gagné le rang d'une autre série
romaine, les colons, qui s'élevèrent du même coup dans une proportion égale. Au
temps de Jules César, ils avaient été agriculteurs libres ; sous l'influence délétère de
l'époque sémitisée, leur position était devenue fort triste. Des constitutions de
Théodose et de Justinien les avaient indissolublement attachés à la glèbe. On leur avait
laissé la faculté d'acquérir des immeubles, mais non pas celle de les vendre. Quand le
sol changeait de propriétaire, ils en changeaient avec lui. L'accession aux fonctions
publiques leur était rigoureusement fermée. Il leur était même interdit d'agir en justice
contre leurs maîtres, tandis que ceux-ci pouvaient à leur gré les châtier corporellement.
Par un dernier trait, on leur avait défendu le port et l'usage des armes ; c'était, dans les
idées du temps, les déshonorer 2.
La domination germanique abolit presque toutes ces dispositions, et celles qu'elle
négligea de faire disparaître, elle en toléra l'infraction constante. On vit sous les
Mérowings des colons posséder eux-mêmes des serfs. Un ennemi fort animé des
institutions et des races du nord a avoué que leur condition d'alors ne fut nullement
mauvaise 3.
Le travail des éléments teutoniques, agissant dans l'empire, tendit ainsi pendant
quatre siècles, du Ve au IXe, à améliorer la position des basses classes, et à relever la
valeur intrinsèque de la romanité. C'était la conséquence naturelle du mélange ethnique qui faisait circuler jusque dans le fond des multitudes le sang des vainqueurs.
1

2

3

Voir, à ce sujet, Guérard, Polyptique de l'abbé Irminon, in-4°, Paris, 1844, t. I p. 212 et seqq. –
L'auteur de ce livre est doublement à accepter comme arbitre dans cette question, d'abord pour son
grand et profond savoir, puis pour la haine consciencieuse et sans exemple dont il poursuit les
populations germaniques. Le bien qu'il est obligé de dire de leur administration ne saurait être
suspect.
Les âges moyens ne conservèrent pas même entièrement cette réserve : d'abord ils reconnurent les
serfs eux-mêmes aptes à remplir certaines fonctions publiques ; ils eurent des servi vicarii et des
servi judices. On leur accordait en cette qualité le droit de porter la lance et de chausser un éperon.
Chez les Visigoths et chez les Lombards, on les armait même de toutes pièces, et on les appelait à
concourir à la sûreté publique. (Guérard, ouvr. cité, t. I, p. 335.) – Comparer cet état de choses à
l'organisation romaine.
Guérard, Polyptique d'lrminon, t. I, pass.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

257

Quand Charlemagne apparut, l'œuvre était assez avancée pour que l'idée de reprendre
les errements impériaux pût présider aux conceptions de cette forte tête ; mais il ne
s'apercevait pas, non plus que personne, que les faits qui semblaient à première vue
favoriser une restauration annonçaient, au contraire, une grande et profonde révolution, amenaient l'avènement complet de rapports nouveaux dans la société. Il n'était au
monde volonté ni génie qui pût empêcher l'explosion des causes parvenues en silence
à toute leur maturité.
La romanité avait repris de l'énergie, mais non pas partout en dose égale. La
barbarie s'était presque effacée comme corps ; mais son influence dominait en plus
d'une contrée, et sur ces points, bien qu'elle se fût annihilée sous l'élément latin, c'était,
au contraire, celui-ci qui s'était résorbé en elle. Il en était résulté partout d'impérieuses
dispositions sporadiques, et le pouvoir de les réaliser.
Dans le sud de l'Italie régnait une confusion plus profonde que jamais. Les
populations anciennes, de faibles débris barbares, des alluvions grecques incessantes,
puis des Sarrasins en foule, y entretenaient l'excès du désordre avec la prépondérance
sémitique. Nulle pensée n'y était générale, nulle force n'y était assez grande pour
s'imposer longtemps. C'était un pays voué pour toujours aux occupations étrangères,
ou à une anarchie plus ou moins bien déguisée.
Dans le nord de la Péninsule, la domination des Lombards était incontestée. Ces
Germains, peu assimilés à la population romanisée, ne partageaient pas son indifférence pour la suprématie d'une race germanique différente de la leur. Comme ils
n'étaient pas fort nombreux, Charlemagne pouvait les vaincre ; c'était tout, il ne
pouvait pas étouffer leur nationalité 1.
En Espagne, le sud entier et le centre n'appartenaient plus à l'empire ; l'invasion
musulmane en avait fait une annexe des vastes États du khalife. Quant au nord-ouest,
où les descendants des Suèves et des Visigoths s'étaient cantonnés, il présentait dans
les masses inférieures beaucoup plus d'éléments celtibères que de romains. De là une
empreinte spéciale qui distinguait ces peuples des habitants de la France méridionale
comme des Maures, bien qu'un peu moins.
Le sang de l'Aquitaine, pourvu de quelque affinité avec celui des Navarrais et des
hommes de la Galice par ses éléments originairement indigènes, avait en outre une
alluvion romaine fort riche, et une alluvion barbare de quelque épaisseur, sans
équivaloir à celle de l'Espagne septentrionale.
En Provence et dans le Languedoc, la couche romaine était tellement considérable,
le fond celtique sur lequel elle avait été établie était si fort primé par elle, que l'on
aurait pu se croire là dans l'Italie centrale, d'autant mieux que les invasions sarrasines y

1

Savigny observe, avec vérité, que le nombre des groupes pourvus du droit personnel est beaucoup
plus considérable en Italie qu'en France au VIIe siècle. il en conclut judicieusement que les
différentes races y sont complètement représentées. (Ouvr. cité, t. I, p. 104.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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entretenaient une infiltration sémitique qui n'était pas sans puissance 1. Les Visigoths,
après un séjour où leur sang s'était beaucoup oblitéré, étaient en partie retirés en
Espagne, en partie en voie de s'absorber définitivement dans la population native. Vers
l'est, des groupes burgondes, et partout quelque peu de Franks, dirigeaient cet ensemble assez peu homogène, mais n'en étaient pas les maîtres absolus.
La Bourgogne et la Suisse occidentale, en y comprenant la Savoie et les vallées du
Piémont, avaient conservé beaucoup d'éléments celtiques. Dans le premier de ces
pays, à la vérité, l'élément romain était le plus fort, mais il l'était moins dans les autres,
et surtout l'élément burgonde avait apporté beaucoup de détritus celtiques d'Allemagne
qui s'étaient assez facilement alliés au vieux fonds du pays. Des Franks, des
Longobards, des Goths, des Suèves et d'autres débris germaniques, des Slaves même 2
empêchaient ces contrées de présenter un tout bien homogène ; elles avaient néanmoins plus de rapports entre elles qu'avec leurs voisines. Sur leurs frontières du nord,
elles ressemblaient fort aux peuples restés dans la Germanie.
La France centrale était surtout gallo-romaine. De tous les barbares qui y avaient
pénétré, les Franks seuls régnaient. Les populations premières n'y avaient pas une
couleur aussi sémitisée que dans la Provence ; elles ressemblaient davantage à celles
de la haute Bourgogne. Il y avait de plus, dans le mélange général, la différence de
mérite dans les éléments germaniques des deux pays, les Franks valant plus que les
Burgondes ; du reste, les Franks, bien qu'en petit nombre chez ces derniers, les y
primaient encore.
À l'ouest de la Gaule centrale s'ouvrait la petite Bretagne. Les populations à peine
romanisées de cette péninsule avaient reçu, et plusieurs fois, des émigrations de la
grande île. Elles n'étaient pas purement celtiques, mais d'origine belge, partant
germanisées, et, dans le cours des temps, d'autres alliages germaniques avaient encore
modifié leur essence. Les Bretons du continent représentaient un groupe mixte où
l'élément celtique avait le dessus sans être aussi complètement libre d'alliage qu'on le
pense communément.
Au delà de la haute Seine et dans les contrées qui se succédaient jusqu'à
l'embouchure du Rhin d'un côté, de l'autre jusqu'au Mein et jusqu'au Danube, avec la
Hongrie pour frontière à l'orient, s'aggloméraient des multitudes où les éléments
germaniques exerçaient une prépondérance plus incontestée, mais non pas uniforme.
La partie d'entre la Seine et la Somme appartenait à des Franks considérablement
celtisés, avec une proportion relativement médiocre d'alliage romain sémitisé. Le pays
riverain de la mer avait gardé, peut-être repris le nom kymrique de Picardaich. Dans
l'intérieur des terres, les Gallo-Romains mêlés aux Franks neustriens se distinguaient à
peine de leurs voisins du sud et de l'est ; ils étaient cependant un peu moins
1
2

Reynaud, Invasions des Sarrasins en France, en Savoie et dans la Suisse, Paris, 1836, in-8°.
On en retrouve des traces au canton du Valais, à Granges (Gradec), dans les villages de Krimenza
(Kremenica), Luc (Luka), Visoye, Grava, etc. Les Allemands des environs les appellent des Huns.
(Schaffarik, Slawiche Alterth., t. I, p. 329.) – Le lac de Thun s'appelait, au VIIe siècle, lacus
Vendalicus ; on le nomma plus tard Wendensee. (Ibid., p. 420, note 4.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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énergiquement constitués que ces derniers, et surtout que ceux du nord. Plus on se
rapprochait du Rhin et ensuite s'enfonçait dans la direction des anciennes limites
décumates, plus on se trouvait entouré de véritables Franks de la branche austrasienne,
où l'ancien sang germanique existait à son plus haut degré de verdeur. On était arrivé à
son foyer. Aussi peut-on reconnaître bien aisément, en interrogeant les récits de
l'histoire, que là étaient le cerveau, le cœur et la moelle de l'empire, que là résidait la
force, que là se décidaient les destinées. Tout événement qui ne s'était pas préparé sur
le Rhin moyen, ou dans les environs, n'avait et ne pouvait avoir qu'une portée locale
assez peu riche en conséquences.
En remontant le fleuve dans la direction de Bâle, les masses germaniques, revenant
à se celtiser davantage, se rapprochaient du type bourguignon ; à l'est, le mélange
gallo-romain se compliquait, dès la Bavière, de nuances slaves qui allaient se renforçant jusqu'aux confins de la Hongrie et de la Bohême, où, devenant plus marquées,
elles finissaient par prendre le dessus, et formaient alors la transition entre les nations
de l'occident et les peuples du nord-est et du sud-est jusqu'à la région byzantine.
Les groupes occidentaux devaient ainsi à l'élément teutonique, qui les animait tous
à des degrés divers, une force disjonctive que les nations énervées du monde romain
n'avaient pas possédée. L'époque finissait où les barbares n'avaient pu et dû voir dans
le fonds ethnique régi par eux qu'une masse opposée à leur masse. Mêlés désormais à
elle, ils avaient acquis un autre point de vue : ils n'étaient plus frappés que par des
dissemblances toutes nouvelles, scindant l'ensemble des multitudes dont eux-mêmes
se trouvaient désormais faire partie. Ce fut donc au moment même où la romanité
croyait avoir conquis la barbarie qu'elle éprouva précisément les effets les plus graves
de l'accession germanique. Jusqu'à Charlemagne, elle avait gardé tous les dehors en
même temps que la réalité de la vie. Après lui, la forme matérielle cessa d'exister, et,
bien que son esprit n'ait pas plus disparu du monde que l'esprit assyrien et l'esprit
hellénistique, elle entra dans une phase comparable aux épreuves du rajeunissement
d'Eson.
Quoi qu'il en soit, je le répète, son esprit ne périt pas. Ce génie, qui représentait la
somme de tous les débris ethniques jusqu'alors amalgamés, résista, et, pendant le
temps où il resta contraint de surseoir à des manifestations extérieures bien évidentes,
il maintint au moins sa place par un moyen qui ne laisse pas que d'être digne d'avoir ici
sa mention. Ce fut un phénomène tout opposé à celui qui avait eu lieu entre l'époque
d'Odoacre et celle du fils de Pépin. Pendant cette période, l'empire avait subsisté sans
l'empereur ; ici l'empereur subsista sans l'empire. Sa dignité, se rattachant tant bien
que mal à la majesté romaine, s'efforça pendant plusieurs siècles de lui conserver une
apparence de continuateur et d'héritier. Ce furent encore les populations germaniques
qui, déployant en cette rencontre l'instinct, le goût obstiné de la conservation qui leur
est naturel, donnèrent un nouvel exemple de cette logique et de cette ténacité que leurs
frères de l'Inde n'ont pas possédées à un degré plus haut, bien qu'en l'appliquant d'une
autre manière.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Il nous reste maintenant à voir pratiquer les vertus typiques de la race par les
derniers rameaux arians que la Scandinavie envoya vers le sud : ce furent les
Normands et les Anglo-Saxons.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Livre sixième

Chapitre V
Dernières migrations arianes-scandinaves.

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Tandis que les grandes nations sorties de la Scandinavie après le Ier siècle de notre
ère gravitaient successivement vers le sud, les masses encore considérables qui étaient
demeurées dans la péninsule ou aux environs étaient loin de se vouer au repos. On doit
les distinguer en deux grandes fractions : celle que produisit la confédération anglosaxonne ; puis un autre amas dont les émissions furent plus indépendantes les unes des
autres, commencèrent plus tôt, finirent plus tard, allèrent beaucoup plus loin, et auquel
il convient de donner la qualification de normand, que les hommes qui le composaient
s'attribuaient à eux-mêmes.
Bien que, depuis le Ier siècle avant Jésus-Christ jusqu'au Ve, l'action de ces deux
groupes se soit fait sentir à plusieurs reprises jusque dans les régions romaines, il n'y a
pas lieu, sur ce terrain, d'en parler avec détail ; cette action s'y confond, de toutes
manières, avec celle des autres peuples germaniques. Mais, après le Ve siècle, les
conséquences de la domination d'Attila mirent fin à ces rapports antiques, ou du moins
les relâchèrent très sensiblement 1. Des multitudes slaves, entraînées par les convulsions ethniques dont les Teutons et les Huns étaient les principaux agents, furent jetées
entre les pays scandinaves et l’Europe méridionale, et c'est de ce moment seul que l'on
1

Schaffarik, Slawiche Alterth., t. I, p. 326 et seqq. – Amédée Thierry, Revue des Deux-Mondes, 1er
décembre 1852, pass. On ne saurait trop louer cette belle appréciation de la confédération hunnique.

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peut faire dater la personnalité distincte des habitants arians de l'extrême nord de notre
continent.
Ces Slaves, victimes encore une fois des catastrophes qui agitaient les races
supérieures, arrivèrent dans les contrées connues de leurs ancêtres, il y avait déjà bien
des siècles ; peut-être même s'avancèrent-ils plus loin que ceux-ci ne l'avaient fait
deux mille ans avant notre ère 1. Ils repassèrent l'Elbe, rencontrèrent le Danube,
apparurent dans le cœur de l'Allemagne. Conduits par leurs noblesses, formées de tant
de mélanges gètes, sarmates, celtiques, par lesquels ils avaient été jadis asservis, et
confondus avec quelques-unes des bandes hunniques qui les poussaient, ils occupèrent, dans le nord, tout le Holstein jusqu'à l'Eider 2. À l'ouest, gravitant vers la Saale,
ils finirent par en faire leur frontière ; tandis qu'au sud ils se répandirent dans la Styrie,
la Carniole, touchèrent d'un côté la mer Adriatique, de l'autre le Mein, et couvrirent les
deux archiduchés d'Autriche, comme la Thuringe et la Souabe 3. Ensuite ils descendirent jusqu'aux contrées rhénanes, et pénétrèrent en Suisse. Ces nations wendes,
toujours opprimées jusqu'alors, devinrent ainsi, bon gré mal gré, conquérantes, et les
mélanges qui les distinguaient ne leur rendirent pas d'abord ce métier par trop difficile.
Les circonstances, agissant avec énergie en leur faveur, amenèrent les choses à ce
point que l'élément germanique s'affaiblit considérablement dans toute l'Allemagne, et
ne resta quelque peu compact que dans la Frise, la Westphalie, le Hanovre et les
contrées rhénanes depuis la mer jusque vers Bâle. Tel fut l'état des choses au VIIIe
siècle.
Bien que les invasions saxonnes et les colonisations frankes des trois ou quatre
siècles qui suivirent aient un peu modifié cette situation, il n'en demeura pas moins
acquis, par la suite, que la masse des nations locales se trouva à jamais dépouillée de
ses principaux éléments arians. Ce ne furent pas seulement les invasions slaves de
l'époque hunnique qui contribuèrent à cette transformation ; elle fut en grande partie
amenée par la constitution intime des groupes germaniques eux-mêmes. Essentiellement mixtes et éloignés de ne compter que des guerriers de noble origine, ils traînaient
à leur suite, ainsi qu'on l'a vu, de nombreuses bandes serviles, celtiques et wendes.
Quand leurs nations émigraient ou périssaient, c'était surtout la partie illustre qui, en
elles, était frappée, et les traces subsistantes de leur occupation se retrouvaient infailliblement dans la personne des karls et des traells, deux classes que les catastrophes
politiques n'atteignaient que par contrecoup, mais qui possédaient une bien faible
proportion de l'essence scandinave. Au contraire, les nations slaves perdaient-elles
leurs nobles, elles n'en devenaient que plus émancipées de cette influence arianisée qui
les détournait de leur véritable nature. Pour ces deux raisons, la disparition des
Germains d'une part, de l'autre l'épuisement des aristocraties wendes, les populations
de l'Allemagne, d'ailleurs composées sur les différents points des mêmes doses
1
2
3

Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 166 ; t. II, p. 411, 416, 427, 443, 503, 526, 565. – Kefestein,
Keltische Alterth., t. I, p. XLV, XLVII, L et seqq.
Schaffarik incline même à penser que les Huns connus de l'Edda sont tous des Slaves. Cette opinion
est un peu absolue. (T. I, p. 328.)
Schaffarik, t. II, p. 310 et seqq. – Dans cette direction, les Slaves et leurs noblesses agissaient sous la
pression spéciale des Avares, nation demi-mongole, demi-ariane. Beaucoup de ces derniers restèrent
avec eux dans la Carniole et la Styrie. (P. 327.)

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ethniques en quantités spéciales, ce qui est aussi l'origine de leurs dispositions
faiblement sporadiques, se trouvèrent définitivement très peu germanisées. Tout en
porte témoignage, les institutions commerciales, les habitudes rurales, les superstitions
populaires, la physionomie des dialectes, les variétés physiologiques. De même qu'il
n'est pas rare de trouver dans la forêt Noire, non plus qu'aux environs de Berlin, des
types parfaitement celtiques ou slaves, de même il est facile d'observer que le naturel
doux et peu actif de l'Autrichien et du Bavarois n'a rien de cet esprit de feu qui animait
le Frank ou le Longobard 1.
Ce fut sur ces populations que les Saxons et les Normands eurent à agir,
absolument comme les Germains avaient agi sur des masses à peu de chose près
semblables. Quant au théâtre des nouveaux exploits qui s'opérèrent, il fut identiquement le même, avec cette différence que, les forces employées étant moins
considérables, les résultats géographiques restèrent plus limités.
Les Normands reprirent d'abord l'œuvre des tribus gothiques. Navigateurs aussi
hardis, ils poussèrent leurs expéditions principales dans l'est, franchirent la Baltique,
vinrent aborder sur les plages où avaient débuté les ancêtres d'Hermanarik, et,
traversant, l'épée au poing, toute la Russie, allèrent, d'un côté, lier des rapports de
guerre, quelquefois d'alliance, avec les empereurs de Constantinople, tandis que, de
l'autre, leurs pirates étonnaient et épouvantaient les riverains de la Caspienne 2.
Ils se familiarisèrent si bien avec les contrées russes, ils y donnèrent une si haute
idée de leur intelligence et de leur courage, que les Slaves de ce pays, faisant l'aveu
officiel de leur impuissance et de leur infériorité, implorèrent presque unanimement
leur joug. Ils fondèrent d'importantes principautés. Ils restaurèrent en quelque sorte
Asgart, et le Gardarike, et l'empire des Goths. Ils créèrent l'avenir du plus imposant
des États slaves, du plus étendu, du plus solide, en lui donnant pour premier et
indispensable ciment leur essence ariane. Sans eux la Russie n'eût jamais existé 3.
1

2
3

Haxthausen, Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la
Russie, Hanovre, 1847, in-8°, t. I, p. III. – En recherchant l'origine de plusieurs coutumes qui
exercent une influence décisive sur l'existence agricole en Allemagne, cet auteur démontre qu'on
arrive immédiatement à une inspiration slave. – Quant aux dialectes allemands modernes, la
présence d'abondants éléments celtiques dans leur contexture n'est pas mise en question. (Voir
Grimm, Geschichte der deutschen Sprache, t. I, p. 287 ; Mone, Th. p. 352 ; Keferstein, Keltische
Alterth., t. I, p. XXXVIII, etc.)
Mémoires de l'Académie de Saint-Pétersbourg, 1848, t, IV, p. 182 et pass.
Ljudbrand de Ticino, évêque de Crémone, mort en 979, dit que le peuple appelé russe par les Grecs
est nommé normand par les Occidentaux. (Munch, ouvr. cité, p. 55.) Au Xe siècle, les Russes, et il
faut comprendre sous ce nom la portion dominante de la nation, parlaient le scandinave. Le territoire
de cet idiome comprenait les plaines du lac Ladoga, du lac Ilmen et le haut Dnieper. (Schaffarik,
ouvr. cité, t. I, p. 143.) Les Normands russes portaient plus particulièrement le nom de Warègues. Il
est aussi ancien que le nom d'Ase, de Goth et de Saxon, et remonte comme eux à la pure souche
ariane. Les Grecs connaissaient dans la Drangiane une nation sarmate appelée par eux (nom grec), et
qui s'intitulait elle-même Zaranga ou Zaryanga, dont la forme zend est Zarayangh. Pline transcrit ce
mot en en faisant Evergelæ. (Westergaard et Lassen, Achemen Keilinschriften, p. 55. – Niebuhr,
Inscript. pers., table. I, XXXI.) Ce nom de (nom grec) Zaranga, Evergetæ, ou Waregh, fut aussi
appelé en France, où il a laissé des traces qui survivent jusqu'à ce jour dans les noms de Varange, de
Varangeville et autres. – Il est très important de ne rien négliger de tout ce qui démontre à quel point

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Qu'on pèse bien cette proposition, et qu'on en examine les bases : il y a au monde
un grand empire slave ; c'est le premier et le seul qui ait bravé l'épreuve des temps, et
ce premier et unique monument d'esprit politique doit incontestablement son origine
aux dynasties varègues, autrement dit normandes. Cependant cette fondation politique
n'a de germanique que le fait même de son existence. Rien de plus aisé à concevoir.
Les Normands n'ont pas transformé le caractère de leurs sujets ; ils étaient trop peu
nombreux pour obtenir un pareil résultat. Ils se sont perdus au sein des masses
populeuses qui n'ont fait qu'augmenter autour d'eux, et dans lesquelles les invasions
tatares du moyen âge ont, sans cesse et sans mesure, augmenté l'influence énervante
du sang finnique. Tout aurait fini, même l'instinct de cohésion, si une intervention
providentielle n'avait ramené à temps cet empire sous l'action qui lui avait donné
naissance : cette action a suffi jusqu'à présent pour neutraliser les pires effets du génie
slave. L'accession des provinces allemandes, l'avènement des princes allemands, une
foule d'administrateurs, de généraux, de professeurs, d'artistes, d'artisans allemands,
anglais, français, italiens, émigration qui s'est faite lentement, mais sans interruption, a
continué à tenir sous le joug les instincts nationaux, et à les réduire, malgré eux, à
l'honneur de jouer un grand rôle en Europe. Tout ce qui en Russie présente quelque
vigueur politique, dans le sens où l'Occident prend ce mot, tout ce qui rapproche ce
pays, dans les formes du moins, de la civilisation germanisée, lui est étranger.
Il est possible que cette situation se soutienne pendant un temps plus ou moins
long ; mais, au fond, elle n'a rien changé à l'inertie organique de la race nationale, et
c'est gratuitement que l'on suppose la race wende dangereuse pour la liberté de
l'Occident. On se l'est imaginée bien à tort conquérante. Quelques esprits abusés, la
voyant peu capable de s'élever à des notions originales de perfectionnement social, se
sont avisés de la déclarer neuve, vierge et pleine d'une sève qui n'a pas encore coulé.
Ce sont là autant d'illusions. Les Slaves sont une des familles les plus vieilles, les plus
usées, les plus mélangées, les plus dégénérées qui existent. Ils étaient épuisés avant les
Celtes. Les Normands leur ont donné la cohésion qu'ils n'avaient pas en eux-mêmes.
Cette cohésion se perdit quand l'invasion de sang scandinave fut absorbée ; des
influences étrangères l'ont restituée et la maintiennent ; mais elles-mêmes valent, au
fond, peu de chose : elles sont riches d'expérience, rompues à la routine de la civilisation ; mais, dépouillées d'inspiration et d'initiative, elles ne sauraient donner à leurs
élèves ce qu'elles ne possèdent pas.
Vis-à-vis de l'Occident, les Slaves ne peuvent occuper qu'une situation sociale
toute subordonnée, et réduits, à ce point de vue, à la condition d'annexes et d'écoliers
de la civilisation moderne, ils joueraient un personnage presque insignifiant dans
l'histoire future comme dans l'histoire passée, si la situation physique de leurs territoires ne leur assurait un emploi qui est véritablement des plus considérables. Placés aux
confins de l'Europe et de l'Asie, ils forment une transition naturelle entre leurs parents
de l'ouest et leurs parents orientaux de race mongole. Ils rattachent ces deux masses
qui croient s'ignorer. Ils forment des masses innombrables depuis la Bohême et les
les Arians du nord restèrent, tant qu'ils vécurent, rapprochés, malgré les distances de leur souche
originelle.

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environs de Pétersbourg jusqu’aux confins de la Chine. Ils maintiennent ainsi, entre
les métis jaunes des différents degrés, cette chaîne ininterrompue d'alliances ethniques
qui fait aujourd'hui le tour de l'hémisphère boréal, et par laquelle circule un courant
d'aptitudes et de notions analogues.
Voilà la part d'action dévolue aux Slaves, celle qu'ils n'auraient jamais acquise, si
les Normands ne leur avaient donné la force de la prendre, et qui a son foyer principal
en Russie, parce que c'est là que la plus considérable dose d'activité a été implantée
par ces mêmes Normands qu'il faut suivre maintenant sur d'autres champs de bataille.
Je serai bref dans l'énumération de leurs hauts faits ; c'est surtout matière à
considération pour l'histoire politique. Repoussés du centre de l'Allemagne par la foule
des combattants qui s'y pressaient déjà, tenus en échec par les Saxons leurs égaux 1, les
Normands continuèrent néanmoins jusqu'au VIIe siècle à y pousser des incursions,
mais sans autre résultat sensible que d'y augmenter le désordre. Effrayant les mers
occidentales par le nombre et surtout par l'audace de leurs pirateries, ils allaient
pénétrant jusque dans la Méditerranée, pillant l'Espagne, en même temps que, par un
travail plus fécond, ils colonisaient les îles voisines de l'Angleterre, s'établissaient en
Irlande et en Écosse, peuplaient les vallées d'Islande.
Un peu plus tard, ils firent mieux ; ils s'établirent à demeure dans cette Angleterre
qu'ils avaient tant inquiétée, et en enlevèrent une grande partie aux Bretons, et surtout
aux Saxons qui les avaient précédés sur cette terre. Plus tard encore, ils renouvelèrent
le sang de la province française de Neustrie, et lui apportèrent une supériorité ethnique
bien appréciable sur d'autres contrées de la Gaule. Elle la conserva longtemps, et en
montre encore quelques restes. Parmi leurs titres de gloire les plus éclatants, et qui ne
furent pas non plus sans de grands résultats, il faut compter surtout la découverte du
continent américain, opérée au Xe siècle, et les colonisations qu'ils portèrent dans ces
régions au XIe et peut-être jusqu'au XIIe. Enfin je parlerai en son lieu de la conquête
totale de l'Angleterre par les Normands français.
La Scandinavie, d'où sortaient ces guerriers, occupait encore dans la période
héroïque des âges moyens le rang le plus distingué parmi les souvenirs de toutes les
races dominantes de l'Europe. C'était le pays de leurs ancêtres vénérés, c'eût encore été
le pays des dieux mêmes, si le christianisme l'eût permis. On peut comparer les
grandes images que le nom de cette terre évoquait dans la pensée des Franks et des
Goths à celles qui pour les brahmanes entouraient la mémoire de l'Ultara-Kourou. De
nos jours, cette péninsule si féconde, cette terre si sacrée n'est plus habitée par une
population égale à celles que son sein généreux a pendant si longtemps et avec tant de

1

Les Saxons du continent se mélangèrent si rapidement avec les populations celtiques ou slaves qui
les entouraient, que, bien que leurs aïeux aient encore habité la Chersonèse cimbrique au Ve siècle et
qu'ils n'aient envahi la Thuringe qu'au VIe, une tradition connue aujourd'hui les dit autochtones du
Harz. Ils prétendent être nés tout à coup au milieu des rochers et des forêts de cette contrée, au bord
d'une fontaine, avec leur roi Aschanes. C'est là une confusion de mythes scandinaves avec des
notions aborigènes, (W. Muller, ouvrage cité, p. 298.)

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profusion répandues sur toute la surface du continent d'Europe 1. Plus les anciens
guerriers étaient de race pure, moins ils étaient tentés de rester paresseusement dans
leurs odels, quand tant d'aventures merveilleuses entraînaient leurs émules vers les
contrées du midi. Bien peu y demeurèrent. Cependant quelques-uns y revinrent, Ils y
trouvèrent les Finnois, les Celtes, les Slaves, soit descendants de ceux qui avaient
autrefois occupé le pays, soit fils des captifs que les hasards de la guerre y avaient
amenés, luttant avec quelque avantage contre les débris du sang des Ases. Cependant
il n'est pas douteux que c'est encore en Suède, et surtout en Norwège, que l'on peut
aujourd'hui retrouver le plus de traces physiologiques, linguistiques, politiques, de
l'existence disparue de la race noble par excellence, et l'histoire des derniers siècles est
là pour l'attester. Ni Gustave-Adolphe, ni Charles XII, ni leurs peuples ne sont des
successeurs indignes de Ragnas Lodbrog et de Harald aux beaux cheveux. Si les
populations norwégiennes et suédoises étaient plus nombreuses, l'esprit d'initiative qui
les anime encore pourrait n'être pas sans conséquences ; mais elles sont réduites par
leur chiffre à une véritable impuissance sociale : on peut donc affirmer que le dernier
siège de l'influence germanique n'est plus au milieu d'elles. Il s'est transporté en
Angleterre. C'est là qu'il déploie encore avec le plus d'autorité la part qu'il a gardée de
son ancienne puissance.
Lorsqu'il a été question des Celtes, on a vu déjà que la population des îles
Britanniques au temps de César était formée d'une couche primitive de Finnois, de
plusieurs nations galliques différemment affectées par leur mélange avec ces indigènes, mais certainement très dégradées par leur contact, et de plus d'une immigration
considérable de Belges germanisés, occupant le littoral de l'est et du sud.
Ce fut à ces derniers surtout que les Romains eurent affaire, tant pour la guerre que
pour la paix. À côté de ces tribus d'origine étrangère vinrent se placer de très bonne
heure, s'ils n'y étaient pas déjà lors de l'arrivée de César, des Germains plus purs,
appelés par les documents gallois Coritaniens 2. À dater de ce moment, les invasions et
les immigrations partielles des groupes teutoniques ne cessèrent plus jusqu'à l'an 449,
date ordinairement, bien qu'abusivement, assignée aux débuts de la période anglosaxonne. Sous Probus, le gouvernement impérial colonisa dans l'île beaucoup de
Vandales ; quelque temps après, il y amena des Quades et des Marcommans 3.
Honorius établit dans les cantons du nord plus de quarante cohortes de barbares qui
amenèrent avec eux femmes et enfants. Ensuite des Tungres, en nombre considérable,
reçurent encore des terres. Toutes ces accessions furent assez importantes pour couvrir
d'une population nouvelle la côte de l'ouest, et nécessiter la création d'un fonctionnaire
spécial qui, dans la hiérarchie romaine de l'île, portait le titre de préfet de la côte
saxonne. Ce titre démontre que, longtemps avant qu'il fût question des deux frères
1

2

3

La langue des inscriptions runiques diffère considérablement, comme aussi le gothique d'Ulfila, des
langues scandinaves actuelles. (Keferstein, Keltische Alterth., t. I, p. 351.) Ces dernières ont de
nombreuses marques d'alliage avec les éléments finniques (Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 140.)
Kemble die Sachsen in England, übers. von Chr. Brandes, Leipzig, in-8°, 1853, t. I, p. 7. – Ptolémée
appelle cette population (nom grec) (II, 3). Elle habitait les comtés actuels de Lincoln, Leicester,
Rutland, Northampton, Nottingham et Derby. – Voir aussi Dieffenbach, Celtica I.
Kemble, ouvr. cité, p. 9.

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héroïques Hengest et Horsa, nombre d'hommes de leur nation vivaient déjà en
Angleterre 1.
Ainsi la population bretonne se trouvait très anciennement affectée par des
immixtions germaniques. Il est peu douteux que les tribus les moins bien douées,
celles qui occupaient les provinces du centre, furent graduellement obligées de se
confondre avec les masses environnantes, ou de se retirer au fond des montagnes, du
nord, ou enfin d'émigrer dans l'île d'Irlande, qui devint ainsi le dernier asile des Celtes
purs, si toutefois il en restait de tels.
Bientôt la population romaine était devenue à son tour importante. Lors de la
révolte de Boadicée, soixante-dix mille Romains et alliés avaient été égorgés par les
rebelles dans les trois seuls cantons de Londres, de Vérulam et de Colchester. Les
causes qui avaient amené ces méridionaux dans la Grande-Bretagne continuant
toujours d'agir, de nouveaux venus comblèrent bientôt les vides produits par l'insurrection, et le nombre des Romains insulaires continua à suivre une progression
ascendante.
Au IIIe siècle, Marcien compte dans le pays cinquante-neuf villes de premier
rang 2. Beaucoup n'étaient peuplées que de Romains, expression qu'il ne faut pas
entendre dans ce sens que ces habitants n'avaient dans les veines que du sang d'outremer, mais dans celui-ci, que tous, d'origine bretonne ou étrangère, suivaient et pratiquaient la coutume romaine, obéissaient aux lois impériales, construisaient en
abondance ces monuments, aqueducs, théâtres, arcs de triomphe, que l'on admirait
encore au XIVe siècle 3, bref, donnaient à tout le pays plat une apparence très analogue
à celle des provinces de la Gaule.
Toutefois une grande différence subsistait. Les habitants de la Grande-Bretagne
témoignaient d'une exubérance d'énergie politique tout à fait supérieure à celle de leurs
voisins du continent, tout à fait disproportionnée à l'étendue de leur propre territoire, et
en contradiction manifeste avec leur situation topographique qui, les rejetant sur le
flanc de l’empire, semblait leur interdire l'espérance de pouvoir peser sur ses destinées. Mais ici s'offre encore une preuve manifeste du peu d'action qu'exerce la
1
2

3

Palsgrave, the Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 355.
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 237. Beaucoup de ces villes n'étaient peuplées que de colons romains.
On sait ce qu'il faut entendre par cette dénomination au point de vue ethnique. – César a dit deux
choses contradictoires sur les villes de la Grande-Bretagne. Dans un passage, il déclare qu'elles ne
sont que des camps palissadés. Dans un autre (v, 12), il décrit « creberrima ædificia fere gallicis
consimilia. » – Il veut dire que les Bretons de l'intérieur, les plus grossiers, n'avaient que des
retraites dans les bois, mais que les Belges germanisés venus de la Gaule avaient des villes comme
leurs frères du continent. Il n'est pas douteux, en effet, qu'ils n'aient dû conserver cette coutume,
puisqu'ils frappaient monnaie d'après les types belgiques, et que d'ailleurs, quarante ans après
l'occupation romaine, sous Agricola, il y avait, au calcul de Ptolémée, cinquante-six villes dans le
pays. C'étaient évidemment, pour la plupart, des cités nationales.
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 323. – Tacite, fort sévère pour les Gaulois à cause de la facilité avec
laquelle ils s'étaient laissé aller à la corruption romaine, ne l'est pas moins pour les Bretons de la
grande île à ce même point de vue. Ils avaient adopté dans leurs villes toute l'organisation
municipale de l'empire. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 349.)

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question géographique sur la puissance d'un pays. Les demi-Germains de la GrandeBretagne furent les plus grands fabricateurs d'empereurs, reconnus ou refusés, qu'il y
eut jamais dans le monde romain. Ce fut chez eux et avec leur concours que
s'élaborèrent presque constamment les grandes trames ambitieuses. Ce fut de leur
rivage et avec leurs cohortes que partirent presque par bandes les dominateurs de la
romanité, et, trouvant encore cette gloire insuffisante, ils osèrent entreprendre la tâche
dans laquelle leurs voisins les Gaulois avaient tant de fois échoué : ils prétendirent se
donner des dynasties particulières, et ils y réussirent. Depuis Carausius, ils ne tintent
plus que faiblement au grand corps romain 1 ; ils formèrent à part un centre politique
orgueilleusement constitué sur le modèle et avec tous les insignes de la mère patrie. Ils
se signalaient déjà dans leurs brouillards par cette auréole de liberté sévère et quelque
peu égoïste qui fait encore la gloire de leurs neveux.
Je ne nommerai pas les empereurs britto-romains Allectus 2, Magnentius,
Valentinius, Maxime, Constantin, avec qui Honorius fut contraint de pactiser ; je ne
dirai rien de ce Marcus qui, de nom comme de fait, établit pour toujours l'isolement de
son pays 3. J'ai voulu montrer seulement à quelle antiquité remonte ce titre d'impérial
donné par les Anglais modernes à leur État et à leur parlement. Les formes romaines
prévalurent dans l'île pendant quatre cent cinquante ans à peu près. Cette période
révolue, commencèrent les guerres civiles entre les Britto-Romains germanisés et les
Saxons plus purs déjà établis depuis longues années sur plusieurs points du pays, mais
qui, poussés et renforcés par des essaims de compatriotes accourus du continent, d'où
les chassaient les agressions des Slaves, prétendirent tout à coup à la possession
entière de l'île. Les historiens nous ont montré souvent ces fils des Scandinaves, ces
Sakaï-Suna, ou fils des Sakas, arrivant de la pointe de la Chersonèse cimbrique et des
îles voisines montés sur des barques de cuir. Ils ont vu dans ce mode de navigation une
preuve de la plus grande barbarie, et se sont trompés. Au Ve siècle, les hommes du
Nord possédaient de grands vaisseaux sur la Baltique. Ils étaient habitués depuis
longtemps à voir naviguer dans leurs mers les galères romaines, et l'étonnante
expédition des Franks qui de la mer Noire étaient revenus dans la Frise, montés sur des
navires enlevés à la flotte impériale, aurait suffi, s'il en avait été besoin, pour leur
apprendre à construire des bâtiments de cette espèce ; mais ils n'en voulaient pas. Des
embarcations tirant très peu d'eau, et pouvant être facilement transportées à bras,
convenaient mieux à ces hommes intrépides pour passer de la mer dans les fleuves,
des fleuves dans les plus petites rivières ; ils pouvaient remonter de la sorte jusqu'au
cœur des provinces, ce qui leur aurait été fort difficile avec de grands navires, et c'est
ainsi qu'ils achevèrent la conquête dans la mesure qui leur fut utile. Alors recommença
la fusion des races, et le conflit des institutions 4.
1
2
3
4

Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 375.
Allectus soutint sa puissance absolument comme les vrais empereurs soutenaient la leur. Il colonisa
dans son île un grand nombre de Franks et de Saxons. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 377.)
Ce Marcus fut élu empereur avec la tâche spéciale de résister aux invasions saxonnes. On était alors
en 407. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 386.)
Prosper d'Aquitaine fixe à l'an 441 la conquête définitive par les Anglo-Saxons. Cette prise de
possession se distingue de celle de la Gaule par les Franks en deux manières : d'abord, les Saxons ne
reçurent pas d'investiture impériale et n'avaient pas à en recevoir, puisque la Grande-Bretagne
formait un pays tout à fait indépendant ; ensuite, comme conséquence de ce premier fait, leurs chefs

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La population britto-romaine, infiniment plus énergique que les Gallo-Romains à
cause de son origine en grande partie germanique, maintint en face de ses vainqueurs
une situation beaucoup plus fière et beaucoup meilleure 1. Une partie resta presque
indépendante, sauf le vasselage ; une autre, faisant de ses municipalités des espèces de
républiques, se borna à une reconnaissance pure et simple du haut domaine saxon et au
payement d'un tribut 2. Le reste tomba, à la vérité, dans la situation subordonnée du
iarl, du ceorl, suivant les dialectes des nouveaux maîtres ; mais là il fut soutenu et
relevé par les lois mêmes de ceux-ci, et l'accession à la propriété foncière, le port des
armes, le droit de commandation, ou de choisir son chef, lui restèrent acquis. La
population britto-romaine put donc arriver ou prévoir qu'elle arriverait au rang des
nobles, des iarls, des ceorls.
Le même sentiment qui portait les rois franks à s'entourer de préférence de leudes
gaulois engageait également les princes de l'Heptarchie à recruter leurs bandes
domestiques parmi les Britto-Romains. Ceux-ci revêtirent donc de très bonne heure
des emplois importants à la cour de ces monarques, fils des Ases 3. Ils leur enseignèrent les lois romaines 4 ; ils leur en firent apprécier les avantages gouvernementaux, ils
les initièrent à des idées de domination que les guerriers anglo-saxons n'auraient
certainement pas contribué à répandre. Mais, et en ceci les conseillers britto-germains
différaient essentiellement des leudes gaulois ou mérowings, ils ne sauvèrent pas de la
destruction l'extérieur des mœurs romaines, attendu qu'eux-mêmes ne l'avaient jamais
qu'assez imparfaitement possédé, et ils ne déposèrent pas dans l'administration le
germe de la féodalité, parce que leur pays n'avait été que très passagèrement affecté
par le régime des lois bénéficiales 5. L'Angleterre se trouvait donc mise à part, dès le
Ve siècle, du mode d'existence qui allait prévaloir dans tout le reste de l'Europe.
Ce que les ceorls britto-romains inspirèrent très bien aux descendants de Wodan et
de Thor, ce fut l'envie de recueillir la succession entière des empereurs nationaux. On
voit avec quelque étonnement les princes anglo-saxons les plus habiles, les plus forts,
s'entourer des marques romaines de la souveraine puissance, frapper des médailles au
type de la louve et des jumeaux, approprier les lois romaines à l'usage de leurs sujets,
se plaire à entretenir avec la cour de Constantinople des rapports d'intimité, et revêtir
un double titre, celui de bretwalda, vis-à-vis de leurs sujets anglo-saxons et bretons,
celui de basileus, dans leurs documents écrits en langue latine 6. Ce terme de basileus,

1
2
3
4
5
6

n'eurent jamais l'idée de solliciter les titres de patrices et de consuls, puisqu'ils n'avaient pas à jouer
le personnage de magistrats romains.
Les Bretons, dans leurs batailles contre les Saxons, usaient de la tactique romaine. (Palsgrave, ouvr.
cité, t. I, p. 404.)
Kemble, Die Sachsen in England, t. II, pp. 231 et seqq. 249, 254.
Dans les documents anglo-saxons les plus anciens, on voit figurer, parmi les dignitaires, un grand
nombre de noms bretons. (Kemble, ouvr. cité, t. I, p. 17.)
Eux-mêmes tenaient cette science de la meilleure source, puisque Papinien avait été chef de
l'administration de l'île. (Palsgrave, t. I, p. 322.)
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 495 et seqq.
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 420, 488, 563. – Le titre de bretwalda entraînait la domination, au
moins nominale, sur les nations bretonnes indépendantes de l'île. Plusieurs de ces nations, comme

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

270

auquel les rois franks, wisigoths, lombards, n'osèrent jamais prétendre, donnait une
situation de grandeur et d'indépendance toute particulière aux souverains qui le
portaient. Dans l'île, comme sur le continent, on en comprenait parfaitement la portée,
car, lorsque Charlemagne eut pris la succession de Constantin V, il se qualifia très
bien, dans une lettre à Egbert, d'empereur des chrétiens orientaux, et salua son
correspondant du titre d'empereur des chrétiens occidentaux 1.
Les rapports de race existant entre les Britto-Romains et les tribus germaniques
venues du Jutland 2 servaient puissamment à amener entre elles le compromis qui se
fondait nécessairement, du côté des vaincus, sur l'abandon de la plupart des importations du sud, sur l'acceptation des idées germaniques. et, du côté des vainqueurs, sur
certaines concessions à faire aux nécessités d'une administration plus sévère et plus
fortement constituée que celle dont ils s'étaient fait gloire jusqu'alors de porter le joug
facile 3. On vit s'établir des institutions tenant encore de très près à l'origine
scandinave. La tenure des terres dans la forme de l'odel et du féod, l'usage des droits
politiques basé exclusivement sur la possession territoriale, le goût de la vie agricole,
l'abandon graduel de la plupart des villes 4, l'accroissement du nombre des villages,
surtout des métairies isolées, le maintien solide des franchises de l'homme libre,
l'influence soutenue des conseils représentatifs, ce furent là autant de traits par lesquels
l'esprit arian se donna à reconnaître et témoigna de sa persistance, tandis que des
phénomènes d'une nature tout opposée, l'augmentation du nombre des villes, l'indifférence croissante pour la participation aux affaires générales, la diminution du nombre
des hommes absolument libres marquaient sur le continent les progrès d'un ordre
d'idées d'une tout autre nature.
Il n'est pas étonnant que l'aspect assez digne du ceorl anglo-saxon, qui fut plus tard
le yeoman, ait plu à la pensée de plusieurs historiens modernes, heureux de le voir
libre dans sa vie rustique à une époque où ses analogues du continent, le karl, l’ariman,
le bonus homo, avaient contracté des obligations souvent fort dures et perdu presque
toute ressemblance avec lui. Mais, en se plaçant au point de vue de ces écrivains, il
faut, pour être tout à fait juste, considérer aussi ce qui doit constituer pour eux le

1
2

3

4

celle de la Cornouailles, par exemple, avaient au Xe siècle une noblesse d'origine germanique.
(Palsgrave, t. I, p. 411.)
Guillaume le Conquérant porta encore le titre de basileus. Il semblerait qu'il fût le dernier souverain
anglais qui en ait fait usage. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. CCCXLIII.)
Le titre d'Anglo-Saxons, appliqué aux conquérants de l'Angleterre d'une certaine époque, n'implique
pas l'idée que tous ces hommes fussent d'une seule nation. Ils avaient parmi eux des Warègues, des
Juthungs, des Saxons de Thuringe, etc. (Kemble, ouvr. cité, t. I, p. 50 et Anhang. A) L'inspection des
noms de lieux en Angleterre montre également que, de même que dans l'Europe occidentale, les
tribus les plus diverses composaient de leurs contingents les armées de l'invasion.
Palsgrave insiste avec beaucoup de sagacité sur les rapports d'origine qui existèrent toutes les
époques entre les diverses couches des habitants de l'Angleterre, et il en tire les conséquences.
(Ouvr. cité, t. I, p. 35.)
Kemble, Die Sachsen in England, t. II, p. 259 et seqq. – Il arriva pour les villes bretonnes de
l'Angleterre ce qui avait eu lieu pour les cités celtiques de la Germanie. Elles n'étaient pas assez
riches ni assez fortement constituées pour résister à l'influence hostile du milieu où elles se
trouvaient placées. Peu à peu leurs institutions romaines se germanisèrent, et dès lors la vie agricole,
les envahissant, tendit à dissoudre leurs bourgeoisies, ou du moins à les transformer.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

271

mauvais côté de la question. L'organisation des classes moyennes, sous les rois saxons
comme sous les premiers dynastes normands, n'étant que le résultat d'un concours de
circonstances ethniques parachevé, ne prêtait à aucune espèce de perfectionnement 1.
La société anglaise d'alors, avec ses avantages, avec ses inconvénients, présentait un
tout complet qui n'était susceptible que de décadence. L'existence individuelle n'y était
ni sans noblesse ni sans richesse incontestablement ; mais l'absence presque totale de
l'élément romanisé la laissait sans éclat et l'éloignait de ce que nous appelons notre
civilisation. À mesure que les alliages divers de la population se fondaient davantage,
les éléments celtiques, très imbus d'essence finnoise, demeurés dans le fond breton,
ceux que l'immigration anglo-saxonne avait jetés dans les masses, ceux que les
invasions danoises apportaient encore, tendaient à envahir les éléments germaniques,
et il ne faut pas oublier que, quelque abondants que fussent ceux-là, ils diminuaient
beaucoup de leur énergie en continuant de se combiner avec une essence hétérogène.
Du même coup leur fraîcheur s'en allait avec leurs qualités héroïques, absolument
comme un fruit qui passe de main en main perd sa fleur et se flétrit tout en conservant
sa pulpe. De là le spectacle que présenta l'Angleterre à l'Europe du XIe siècle. À côté
de remarquables mérites politiques une honteuse pauvreté dans le domaine de
l'intelligence ; des instincts utilitaires extrêmement développés et qui avaient déjà
accumulé dans l'île des richesses extraordinaires, mais nulle délicatesse, nulle élégance
dans les mœurs ; des ceorls, plus heureux que les manants français, successeurs des
boni homini ; mais l'esclavage complet et l'esclavage assez dur, ce qui n'existait
presque plus ailleurs 2. Un clergé que l'ignorance et des mœurs basses et ignoblement
sensuelles menaient lentement à l'hérésie ou, pour le moins, au schisme ; des
souverains qui, ayant continué à gouverner un grand royaume comme jadis ils avaient
fait leur odel et leur truste, avaient conservé, sans la déléguer, l'administration de la
justice, et se faisaient payer la concession de leur sceau par une prévarication qui se
trouvait être légale 3* ; enfin l'extinction de toutes les grandes races pures, et
l'avènement au trône du fils d'un paysan, c'étaient là, au temps de la conquête
normande, des ombres peu favorables dont le tableau était notablement enlaidi.
L'Angleterre eut ce bonheur que l'avènement de Guillaume, sans lui rien ôter de ce
qu'elle avait d'organiquement bon 4, lui apporta, sous la forme d'une invasion gallo1

2

3

4

Et elle n'était pas très relevée. Les gens de la suite du roi, et que l'on nommait en Gaule, sous tes
Mérowings, les antrustions, n'étaient pas autorisés à posséder des alods. Leurs armes même
devaient, à leur mort, revenir au chef. (Kemble, ouvr. cité, t. I, p. 149.)
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, pp. 21, 30. – Kemble, Die Sachsen in England, t. I, p. 150 et seqq. – Au
temps de la conquête normande, les Anglo-Saxons en étaient encore à la première phase du servage,
dépassée en France depuis les derniers Mérowings. – Le traell scandinave s'appelait dans la GrandeBretagne lazzus et laet, dio et théow, enfin wealh. Les deux premiers noms indiquent la descendance
slave des premiers esclaves, probablement amenés de la Germanie ; le dernier indique les Bretons.
(T. I, pp. 150, 151, 171 et seqq.)
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 651. – Ce fait doit servir de commentaire, en quelque sorte justificatif, à
certaines formes d'exactions de Guillaume le Roux et de Jean sans Terre. Ces souverains ne faisaient
qu'appliquer de vieux usages anglo-saxons.
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 653. – Cette déclaration d'un des publicistes les plus érudits de
l'Angleterre est certainement digne d'être enregistrée. Elle se fonde, en fait, sur des considérations
décisives. Guillaume ne toucha pas à l'organisation représentative ; il ne l'abolit pas ; en 1070, il
convoqua lui-même un parlement, witanegemot, où figurèrent les Saxons, d'après la règle légale.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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scandinave, un nombre restreint d'éléments romanisés. Ceux-ci ne réagirent pas d'une
manière ruineuse contre la prépondérance du fond teutonique ; ils ne lui enlevèrent pas
son génie utilitaire, son esprit politique, mais ils lui infusèrent ce qui lui avait manqué
jusqu'alors pour s'associer plus intimement à la croissance de la civilisation nouvelle.
Avec le duc de Normandie arrivèrent des Bretons francisés, des Angevins, des
Manceaux, des Bourguignons, des hommes de toutes les parties de la Gaule. Ce furent
autant de liens qui rattachèrent l'Angleterre au mouvement général du continent et qui
la tirèrent de l'isolement où le caractère de sa combinaison ethnique la renfermait,
puisqu'elle était restée par trop celto-saxonne dans un temps où le reste du monde
européen tendait à se dépouiller de la nature germanique
Les Plantagenets et les Tudors continuèrent cette marche civilisatrice en en
propageant les causes d'impulsion. De leur temps, l'importation de l'essence romanisée
n'eut pas lieu dans des proportions dangereuses ; elle n'atteignit pas au vif les couches
inférieures de la nation ; elle agit principalement sur les supérieures, qui partout sont
soumises, et le furent là comme ailleurs, à des agents incessants d'étiolement et de
disparition. Il en est de l'infiltration d'une race civilisée, bien que corrompue, au milieu
des masses énergiques, mais grossières, comme de l'emploi des poisons à faible dose
dans la médecine. Le résultat ne saurait en être que salutaire. De sorte que l'Angleterre
se perfectionna lentement, épura ses mœurs, polit quelque peu ses surfaces, se
rapprocha de la communauté continentale, et, en même temps, comme elle continuait à
rester surtout germanique, elle ne donna jamais à la féodalité la direction servile qui
lui fut imprimée chez ses voisins 1 ; elle ne permit pas au pouvoir royal de dépasser
certaines limites fixées par les instincts nationaux ; elle organisa les corporations
municipales sur un plan qui ressembla peu aux modèles romains ; elle ne cessa pas de
rendre sa noblesse accessible aux classes inférieures, et surtout elle n'attacha guère les
privilèges du rang qu'à la possession de la terre. D'un autre côté, elle revint bientôt à se
montrer peu sensible aux connaissances intellectuelles ; elle trahit toujours un dédain
marqué pour ce qui n'est pas d'usage en quelque sorte matériel, et s'occupa très peu, au
grand scandale des Italiens, de la culture des arts d'agrément 2.

1

2

Dans le procès contre le comte normand Odon et l'archevêque Lanfranc de Canterbury, ce fut un
tribunal saxon qui jugea la cause, à Pennenden Heath, sous la direction d'un witan anglais, versé
dans la connaissance des lois, et d'Egilrik, évêque de Chicester. Enfin la ville d'Exeter déclara à
Guillaume qu'en vertu de ses droits, elle lui payerait le tribut, gafol, montant à dix-huit livres
d'argent, et que, pour subsides de guerre, elle lui donnerait encore la somme des terrains imputable
par la loi sur chaque terme de cinq hydes de terre ; qu'elle ne se refusait pas non plus à acquitter les
rentes des marais appartenant au domaine royal, mais que les bourgeois ne lui devaient pas le
serment d'hommage, qu'ils n'étaient pas ses vassaux, et qu'ils n'étaient pas astreints à le laisser entrer
dans leurs murs. – Ces privilèges, qu'Exeter avait en commun avec Winchester, Londres, York et
d'autres villes, ne furent pas abrogés par la conquête normande. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 631.)
Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. VI : « Allen, with profound erudition, has shown how much of « our
monarchical theory is derived, not from the ancien Germans but from the government « of the
Empire. » – Cette théorie monarchique ne se développa jamais fortement, et resta toujours exotique
et traitée comme telle par l'instinct national, tandis que sur le continent elle acquit à la fin le plein
indigénat, et étouffa ce qui lui faisait résistance. En somme, les droits des rois anglais ont toujours
vacillé entre les différentes nations des Romains, des Bretons et des nations germaniques, mais avec
prépondérance de ces derniers. (Palsgrave, t. I, p. 627.)
Sharon Turner, History of the Anglo-Saxons, t. III, p. 389 : « The anglo-saxon nation... did « not
altain a general or striking eminence in litterature. But society wants other blessings « besides these.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

273

Dans l'ensemble de l'histoire humaine, il y a peu de situations analogues à celle des
populations de la Grande-Bretagne depuis le Xe siècle jusqu'à nos jours. On a vu
ailleurs des masses arianes ou arianisées apporter leur énergie au milieu des multitudes
de composition différente et les douer de puissance en même temps qu'elles en
recevaient une culture déjà grande, que leur génie se chargeait de développer dans un
sens nouveau ; mais on n'a pas contemplé ces natures d'élite, concentrées en nombre
supérieur sur un territoire étroit et ne recevant les immixtions de races plus perfectionnées par l'expérience, bien que subalternes par le rang, que suivant des quantités
tout à fait médiocres. C'est à cette circonstance exceptionnelle que les Anglais ont dû,
avec la lenteur de leur évolution sociale, la solidité de leur empire ; il n'a certes pas été
le plus brillant, ni le plus humain, ni le plus noble des États européens, mais il en est
encore le plus vigoureux.
Cette marche circonspecte et si profitable s'accéléra cependant à dater de la fin du
XVIIe siècle.
Le résultat des guerres religieuses de France avait apporté dans le Royaume-Uni
une nouvelle affluence d'éléments français. Cette fois ils n'osèrent plus rentrer dans les
classes aristocratiques ; l'effet de relations commerciales, qui partout allait croissant,
en jeta une forte proportion au sein des masses plébéiennes, et le sang anglo-saxon fut
sérieusement entamé. La naissance de la grande industrie vint encore accroître ce
mouvement en appelant sur le sol national des ouvriers de toutes races non germaniques, des Irlandais en foule, des Italiens, des Allemands slavisés ou appartenant à des
populations fortement marquées du cachet celtique.
Alors les Anglais purent réellement se sentir entraînés dans la sphère des nations
romanisées. Ils cessèrent d'occuper, aussi imperturbablement, ce médium qui
auparavant les tenait autant rapprochés pour le moins du groupe scandinave que des
nations méridionales, et qui, dans le moyen âge, les avait fait sympathiser surtout avec
les Flamands et les Hollandais, leurs pareils sous beaucoup de rapports. À dater de ce
moment, la France fut mieux comprise par eux. Ils devinrent plus littéraires dans le
sens artiste du mot. Ils connurent l'attrait pour les études classiques ; ils les acceptèrent
comme on le faisait de l'autre côté du détroit ; ils prirent le goût des statues, des
tableaux, de la musique, et, bien que des esprits depuis longtemps initiés, et doués, par
l'habitude, d'une délicatesse plus exigeante, les accusassent d'y porter encore une sorte
de rudesse et de barbarie, ils surent recueillir, dans ce genre de travaux, une gloire que
leurs ancêtres n'avaient ni connue ni enviée.
L'immigration continentale continua et s'agrandit. La révocation de l'édit de Nantes
envoya de nombreux habitants de nos provinces méridionales rejoindre dans les villes
britanniques la postérité des anciens réfugiés 1. La révolution française ne fut pas

1

The agencies that affected our ancestry took a different course. They « impelled them towards that
of political melioration, the great fountain of human « improvement. »
Les recherches de M. Weill ont établi que plus de cent mille protestants français ont trouvé, à
différentes époques, un refuge en Angleterre.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

274

moins influente, ni dans ce triste sens moins généreuse, et, sans parler de ce courant
tout récemment formé qui transporte maintenant en Angleterre une partie de la
population de l'Irlande, les autres apports ethniques se multipliant sans relâche, les
instincts opposés au sentiment germanique ont indéfiniment continué à abonder au
sein d'une société qui, jadis si compacte, si logique, si forte, si peu littéraire, n'aurait
pas pu naguère assister sans horreur à la naissance de Byron 1.
La transformation est bien sensible ; elle marche d'un pas sûr et se trahit de mille
manières. Le système des lois anglaises a perdu de sa solidité ; des réformateurs ne
sont pas loin, et les Pandectes sont leur idéal. L'aristocratie trouve des adversaires ; la
démocratie, jadis inconnue, proclame des prétentions qui n'ont pas été inventées sur le
sol anglo-saxon. Les innovations qui trouvent faveur, les idées qui germent, les forces
dissolvantes qui s'organisent, tout révèle la présence d'une cause de transformation
apportée du continent. L'Angleterre est en marche pour entrer à son tour dans le milieu
de la romanité.

1

If…
Of the great poet-rire of Italy
I dare to build the imitation rhyme
Harsh runic copy of the south's sublime.
(Byron, Dedication of the Prophecy of Dante.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

275

Livre sixième

Chapitre VI
Derniers développements
de la société germano-romaine.

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Rentrons dans l'empire de Charlemagne, puisque c'est là, de toute nécessité, que la
civilisation moderne doit naître. Les Germains non romanisés de la Scandinavie, du
nord de l'Allemagne et des îles Britanniques ont perdu, par le frottement, la naïveté de
leur essence ; leur vigueur est désormais sans souplesse. Ils sont trop pauvres d'idées
pour obtenir une grande fécondité ni surtout une grande variété des résultats. Les pays
slaves, à ce même inconvénient, ajoutent l'humilité des aptitudes, et cette cause
d'incapacité se montrera si forte que, lorsque certains d'entre eux se trouveront en
rapports étroits avec la romanité orientale, avec l'empire grec, rien ne sortira de cet
hymen. Je me trompe ; il en sortira des combinaisons plus misérables encore que le
compromis byzantin.
C’est donc au sein des provinces de l'empire d'Occident qu'il faut se transporter
pour assister à l'avènement de notre forme sociale. La juxtaposition de la barbarie et de
la romanité n'y existe plus d'une manière accusée ; ces deux éléments de la vie future
du monde ont commencé à se pénétrer, et, comme pour rendre plus rapide l'achèvement de la tâche, le travail s'est subdivisé ; il a cessé de se faire en commun sur toute
l'étendue du territoire impérial. Des amalgames rudimentaires se sont empressés de se
détacher partout de la grande masse ; ils s'enferment dans des limites incertaines, ils

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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imaginent des nationalités approximatives ; la grande agglomération se fend de toutes
parts ; la fusion dénature les éléments divers qui bouillonnent dans son sein.
Est-ce là un spectacle nouveau pour le lecteur de ce livre ? En aucune façon ; mais
c'est un spectacle plus complet de ce qui lui fut déjà montré. L'immersion des races
fortes au sein des sociétés antiques s'est opérée à des époques tellement lointaines et
dans des régions si éloignées des nôtres, que nous n'en suivons les phases qu'avec
difficulté. À peine quelquefois en pouvons-nous saisir plus que les catastrophes finales
à de telles distances et de temps et de lieux, multipliées par les grands contrastes
d'habitudes intellectuelles existant entre nous et les autres groupes. L'histoire, que
soutient mal une chronologie imparfaite, et que souvent déguisent des formes mythiques, l'histoire, qui, dénaturée par des traducteurs intermédiaires aussi étrangers à la
nation mise en jeu qu'à nous-mêmes, l'histoire, dis-je, reproduit bien moins les faits
que leurs images. Encore ces images nous arrivent-elles par une succession de miroirs
réfracteurs dont il est quelquefois difficile de rectifier les raccourcis.
Mais lorsqu'il s'agit de la civilisation qui nous touche, quelle différence ! Ce sont
nos pères qui racontent, et qui racontent comme nous le ferions nous-mêmes. Pour lire
leurs récits, nous nous asseyons à la place même où ils écrivirent ; nous n'avons qu'à
lever les yeux, et nous contemplons le théâtre entier des événements qu'ils ont décrits.
Il nous est d'autant plus facile de bien comprendre ce qu'ils nous disent et de deviner
ce qu'ils nous taisent, que nous sommes nous-mêmes les résultats de leurs œuvres ; et,
si nous éprouvons un embarras à nous rendre un compte exact et vrai de l'ensemble de
leur action, à en suivre les développements, à en éprouver la logique, à en démêler
exactement les conséquences, bien loin que nous en puissions accuser la pénurie des
renseignements, c'est au contraire à l'opulence embarrassante des détails que notre
débilité doit s'en prendre. Nous restons comme accablés sous le monceau des faits.
Notre œil les distingue, les sépare, les pénètre avec une peine extrême, parce qu'ils
sont trop nombreux et trop touffus, et c'est en nous efforçant de les classer que nos
principales erreurs se commettent et nous fourvoient.
Nous sommes si directement en jeu dans les souffrances ou les joies, dans les
gloires ou les humiliations de ce passé paternel, que nous avons peine à conserver en
l'étudiant cette froide impassibilité sans laquelle il n'y a cependant pas de justesse de
coup d'œil. En retrouvant dans les capitulaires carlovingiens, dans les chartes de l'âge
féodal, dans les ordonnances de l'époque administrative, les premières traces de tous
ces principes qui aujourd'hui excitent notre admiration ou soulèvent notre haine, nous
ne savons pas le plus souvent contenir l'explosion de notre personnalité.
Ce n'est cependant pas avec des passions contemporaines, ce n'est pas avec des
sympathies ou des répugnances du jour, qu'il convient d'aborder une pareille étude.
Bien qu'il ne soit pas défendu de se réjouir ou de s'attrister des tableaux qu'elle
présente, bien que le sort des hommes d'autrefois ne doive pas laisser insensibles les
hommes d'aujourd'hui, il faut cependant savoir subordonner ces tressaillements du
cœur à la recherche plus noble et plus auguste de la pure réalité. En imposant silence à
ses prédilections, on n'est que juste, et partant plus humain. Ce n'est pas seulement une

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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classe, ce ne sont plus quelques noms qui dès lors intéressent, c'est la foule entière des
morts ; ainsi cette impartiale pitié que tous ceux qui vivent, que tous ceux qui vivront
ont le droit d'exciter, s'attache aux actes de ceux qui ne sont plus, soit qu'ils aient porté
la couronne des rois, le casque des nobles, le chaperon des bourgeois ou le bonnet des
prolétaires. Pour arriver à cette sérénité de vue, il n'est d'autre moyen que de se
refroidir en parlant de nos pères au même degré que nous le sommes en jugeant les
civilisations moins directement parentes. Alors ces aïeux ne nous apparaissent plus, et
c'est déjà fixer la vraie mesure des choses, que comme les représentants d'une
agglomération d'hommes qui a subi précisément l'action des mêmes lois et qui a
parcouru les mêmes phases auxquelles nous avons vu assujetties les autres grandes
sociétés aujourd'hui mortes ou mourantes.
D'après tous les principes exposés et observés dans ce livre, la civilisation nouvelle
doit se développer d'abord, dans ses premières formes, sur les points où la fusion de la
barbarie et de la romanité possédera, du côté de la première, les éléments les plus
chargés de principes hellénistiques, puisque ces derniers renferment l'essence de la
civilisation impériale. En effet, trois contrées dominent moralement toutes les autres
depuis le IXe siècle jusqu'au XIIIe : la haute Italie, les contrées moyennes du Rhin, la
France septentrionale.
Dans la haute Italie, le sang lombard se trouve avoir gardé une énergie réveillée à
différentes fois par des immigrations de Franks. Cette condition remplie, la contrée
possède la vigueur nécessaire pour bien servir les destinées ultérieures. D'autre part, la
population indigène est chargée d'éléments hellénistiques autant qu'on peut le désirer,
et, comme elle est fort nombreuse comparativement à la colonisation barbare, la fusion
va promptement l'amener à la prépondérance. Le système communal romain se
maintient, se développe avec rapidité. Les villes, Milan, Venise, Florence à leur tête,
prennent une importance que, de longtemps encore, les cités n'auront pas ailleurs.
Leurs constitutions affectent quelque chose des exigences de l'absolutisme propre aux
républiques de l'antiquité. L'autorité militaire s'affaiblit ; la royauté germanique n'est
qu'un voile transparent et fragile jeté sur le tout. Dès le XIe siècle, la noblesse féodale
est presque totalement anéantie, elle ne subsiste guère qu'à l'état de tyrannie locale et
romanisée ; la bourgeoisie lui substitue, dans tous les lieux où elle domine, un patriciat
à la manière antique ; le droit impérial renaît, les sciences de l'esprit reparaissent ; le
commerce est respecté ; un éclat, une splendeur inconnue rayonne autour de la ligue
lombarde. Mais il ne faut pas le méconnaître : le sang teutonique, instinctivement
détesté et poursuivi dans toutes ces populations qui se ruent avec fureur vers le retour
à la romanité, est précisément ce qui leur donne leur sève et les anime. Il perd chaque
jour du terrain ; mais il existe, et l'on en peut voir la preuve dans la longue obstination
avec laquelle le droit individuel se maintient, même parmi les hommes d'église, sur ce
sol qui si avidement cherche à absorber ses régénérateurs 1.
1

Sismondi, Histoire des républiques italiennes. – Cet auteur, complètement inattentif aux questions
de race, donne avec une exactitude qui n'en est que plus frappante une foule d'indications ethniques
dans le sens indiqué ici. Mais ce qu'on peut lire de mieux à cet égard, c'est le poème d'un
contemporain, le moine Gunther (Ligurinus, sive de rebus gestis imperatori, Cæsaris Friderici
Primi Aug., cognomento Ænobarbi libri X, Heydelbergæ, 1812, in-8°). Ce poème se trouve aussi

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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De nombreux États se modèlent de leur mieux, bien qu'avec des nuances
innombrables, d'après le prototype lombard. Les provinces mal réunies du royaume de
Bourgogne, la Provence, puis le Languedoc, la Suisse méridionale, lui ressemblent
sans avoir son éclat. Généralement l'élément barbare est trop affaibli dans ces contrées
pour prêter autant de forces à la romanité 1. Dans le centre et dans le sud de la
Péninsule, il est presque absent ; aussi n'y voit-on que des agitations sans résultat et
des convulsions sans grandeur. Sur ces territoires, les invasions teutoniques, n'ayant
été que passagères, n'ont produit que des résultats incomplets, n'ont agi que dans un
sens dissolvant. Le désordre ethnique n'en est devenu que plus considérable. De
nombreux retours des Grecs et les colonisations sarrasines n'ont pas été de nature à y
porter remède. Un moment, la domination normande a donné une valeur inattendue à
l'extrémité de la Péninsule et à la Sicile. Malheureusement ce courant, toujours assez
minime, se tarit bientôt, de sorte que son influence va se mourant, et les empereurs de
la maison de Hohenstauffen en épuisent les derniers filons.
Lorsque le sang germanique eut presque achevé, au XVe siècle, de se subdiviser
dans les masses de la haute Italie, la contrée entra dans une phase analogue à celle que
traversa la Grèce méridionale après les guerres persiques. Elle échangea sa vitalité
politique contre un grand développement d'aptitudes artistiques et littéraires. Sous ce
point de vue, elle atteignit à des hauteurs que l'Italie romaine, toujours courbée sur la
copie des modèles athéniens, n'avait point atteintes. L'originalité manquant à cette
devancière lui fut acquise dans une noble mesure ; mais ce triomphe fut aussi peu
durable qu'il l'avait été chez les contemporains de Platon : à peine, comme pour ceuxci, brilla-t-il une centaine d'années, et, lorsqu'il fut éteint, l'agonie de toutes les facultés
recommença. Le XVIIe et le XVIII siècle n'ont rien ajouté à la gloire de l'Italie, et
certes lui ont beaucoup ôté.
Sur les bords du Rhin et dans les provinces belgiques, les éléments romains étaient
primés numériquement par les éléments germaniques. En outre, ils étaient nativement
plus affectés par l'essence utilitaire des détritus celtiques que ne le pouvaient être les
masses indigènes de l'Italie. La civilisation locale suivit la direction conforme aux
causes qui la produisaient. Dans l'application qui y fut faite du droit féodal, le système
impérial des bénéfices se montra peu puissant ; les liens par lesquels il rattachait le
possesseur de fief à la couronne furent toujours très relâchés, tandis qu'au contraire les
doctrines indépendantes de la législation primitivement germanique se maintinrent
assez pour conserver longtemps aux propriétaires de châteaux une individualité libre
qu'ils n'avaient plus ailleurs. La chevalerie du Hainaut, celle du Palatinat méritèrent,
jusque dans le XVIe siècle, d'être citées comme les plus riches, les plus indépendantes
et les plus fières de l'Europe. L'empereur, leur suzerain immédiat, avait peu de prise

1

imprimé dans des collections. Il peint avec une vérité admirable, et qui n'est ni sans grandeur ni sans
beauté, l'antagonisme violent et irréconciliable des groupes romains et barbares. – Voir aussi
Muratori, Script. rerum Italic.
Dans toutes ces contrées, des établissements germaniques de très faible étendue ont conservé leur
individualité jusqu'à nos jours. Ce que sont, dans l'Italie orientale, la république de Saint-Marin et
les VII et XIII Communes, les Teutons du mont Rosa et du Valais le sont également. – On trouve
également des débris scandinaves dans certaines parties des petits cantons.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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sur elles, et les princes de second ordre, beaucoup plus nombreux qu'ailleurs dans ces
provinces, étaient impuissants à leur faire plier le cou. Les progrès de la romanité
s'effectuaient néanmoins, parce que la romanité était trop vaste pour ne pas être
irrésistible à la longue ; ils amenèrent, bien que très laborieusement, la reconnaissance
imparfaite des règles principales du droit de Justinien. Alors la féodalité perdit la
plupart de ses prérogatives, mais elle en conserva cependant assez pour que l'explosion
révolutionnaire de 1793 trouvât plus à niveler dans ces pays que dans aucun autre.
Sans ce renfort, sans ce secours étranger apporté aux éléments locaux opposants, les
restes de l'organisation féodale se seraient défendus longtemps encore dans les
électorats de l'ouest, et ils auraient prouvé autant de solidité que sur les autres points
de l'Allemagne, où ces dernières années seulement ont consommé leur destruction.
En face de cette noblesse si lente à succomber, la bourgeoisie fit son chef-d'œuvre
en érigeant l'édifice hanséatique, combinaison d'idées celtiques et slaves où ces
dernières dominaient, mais que toujours animait une somme suffisante de fermeté
germanique. Couvertes de la protection impériale, on ne vit point les cités associées,
impatientes de tutelle, protester à tout propos contre ce joug à la manière des villes
d'Italie. Elles abandonnèrent volontiers les honneurs du haut domaine à leurs
souverains, et ne surveillèrent avec jalousie que la libre administration de leurs intérêts
communaux et les avantages de leur commerce. Chez elles, point de luttes intestines,
point de tendances à l'absolutisme républicain, mais le prompt abandon des doctrines
exagérées, qui ne se montrent dans leurs murs que comme un accident. L'amour du
travail, la soif du profit, peu de passion, beaucoup de raison, un attachement fidèle à
des libertés positives, voilà leur naturel. Ne méprisant ni les sciences ni les arts,
s'associant d'une façon grossière mais active au goût de la noblesse pour la poésie
narrative, elles avaient peu conscience de la beauté, et leur intelligence essentiellement
attachée à des conquêtes pratiques n'offre guère les côtés brillants du génie italien à
ses différentes époques. Cependant l'architecture ogivale leur dut ses plus beaux
monuments. Les églises et les hôtels de ville des Flandres et de l'Allemagne occidentale montrent encore que ce fut la forme favorite et particulièrement bien comprise de
l'art dans ces régions ; cette forme semble avoir correspondu directement à la nature
intime de leur génie, qui ne s'en écarta guère sans perdre son originalité.
L'influence exercée par les contrées rhénanes fut très grande sur toute
l'Allemagne ; elle se prolongea jusque dans l'extrême nord. C'est en elles que les
royaumes scandinaves aperçurent longtemps la nuance de civilisation qui, se rapprochant davantage de leur essence, leur convenait le mieux. À l'est, du côté des duchés
d'Autriche, la dose du sang germanique étant plus faible, la mesure du sang celtique
moins grande, et les couches slaves et romaines tendant à exercer une action
prépondérante, l'imitation se tourna de bonne heure vers l'Italie, non toutefois sans être
sensible aux exemples venus du Rhin, ni même, par ailleurs, aux suggestions slaves.
Les contrées gouvernées par la maison de Habsbourg furent essentiellement un terrain
de transition, comme la Suisse, qui, d'une manière moins compliquée sans doute,
partageait son attention entre les modèles rhénans et ceux de la haute Italie. Dans les
anciens territoires helvètes, le point mitoyen des deux systèmes était Zurich. Je
répéterai ici, pour compléter le tableau, que, aussi longtemps que l'Angleterre demeura

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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plus particulièrement germanique, après qu'elle eut à peu près absorbé les apports
français de la conquête normande et avant que les immigrations protestantes eussent
commencé à la rallier à nous, ce furent les formes flamandes et hollandaises qui lui
furent les plus sympathiques. Elles rattachèrent de loin ses idées à celles du groupe
rhénan.
Vient maintenant le troisième centre de civilisation, qui avait son foyer à Paris. La
colonisation franke avait été puissante aux environs de cette ville. La romanité s'y était
composée d'éléments celtiques au moins aussi nombreux que sur les bords du Rhin,
mais beaucoup plus hellénisés, et, en somme, elle dominait l'action barbare par
l'importance de sa masse. De bonne heure, les idées germaniques reculèrent devant
elle 1. Dans les plus anciens poèmes du cycle carlovingien, les héros teutoniques sont
pour la plupart oubliés ou représentés sous des couleurs odieuses, par exemple, les
chevaliers de Mayence, tandis que les paladins de l'ouest, tels que Roland, Olivier, ou
même du midi, comme Gérars de Roussillon, occupent les premières places dans
l'estime générale. Les traditions du Nord n'apparaissent que de plus en plus défigurées
sous un habit romain.
La coutume féodale pratiquée dans cette région s'inspire de plus en plus des
notions impériales, et, circonvenant avec une infatigable activité la résistance de
l'esprit contraire, complique à l'excès l'état des personnes, déploie une richesse de
restrictions, de distinctions, d'obligations dont on n'avait pas l'idée ni en Allemagne,
où la tenure des fiefs était plus libre, ni en Italie, où elle était plus soumise à la
prérogative du souverain. Il n'y eut qu'en France où l'on vit le roi, suzerain de tous,
pouvoir être en même temps l'arrière-vassal d'un de ses hommes, et, comme tel,
soumis théoriquement à l'obligation de le servir contre lui-même, sous peine de
forfaiture.
Mais la victoire de la prérogative royale était au fond de tous ces conflits, par la
raison que leur action incessante favorisait l'élévation des basses classes de la
population, et ruinait l'autorité des classes chevaleresques. Tout ce qui ne possédait
pas de droits personnels ou territoriaux était en droit d'en acquérir, et, au rebours, tout
ce qui avait à un degré quelconque les uns ou les autres, les voyait insensiblement
s'atténuer 2. Dans cette situation critique pour tout le monde, les antagonismes et les
conflits éclatèrent avec une extrême vivacité et durèrent plus longtemps qu'ailleurs,
parce qu'ils se prononcèrent plus tôt qu'en Allemagne et finirent plus tard qu'en Italie.
1

2

Les dernières traces en sont visibles dans les romans de Garin. Voir à ce sujet la savante dissertation
de M. Paulin Pâris dans son édition d'une partie du poème, et quelques idées émises par M.
Edelestand du Méril au début de la Mort de Garin. – Voir aussi dom Calmet, Histoire de Lorraine ;
Wusseburg, Antiquités de la Gaule Belgique, liv. III, p. 157.
Guérard, le Polyptique d'Irminon, t. I, p. 251 : « À partir de la fin du IXe siècle, le colon et « le lide
deviennent de plus en plus rares dans les documents qui concernent la France, et « ces deux classes
de personnes ne tardèrent pas à disparaître. Elles sont, en partie, « remplacées par celle des
colliberti, qui n'a pas une longue existence. Le serf, à son tour, « se montre moins fréquemment, et
c'est le villanus, le rusticus, l'homo potestatis qui lui « succèdent. » On voit par là quelle rapidité de
modifications, toutes favorables à la romanité, s'opérait clans cette société en fusion. (Voir aussi,
même ouvr., t. I, p. 392.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

281

La catégorie des cultivateurs libres, des hommes de guerre indépendants, disparut
peu à peu devant le besoin général de protection. De même on vit de moins en moins
des chevaliers n'obéissant qu'au roi. Moyennant l'abandon d'une partie de ses droits,
chacun voulut et dut acheter l'appui de plus fort que lui. De cet enchaînement universel
des fortunes résultèrent beaucoup d'inconvénients pour les contemporains et pour leurs
descendants, un acheminement irrésistible vers le nivellement universel 1.
Les communes n'atteignirent jamais un bien haut degré de puissance. Les grands
fiefs eux-mêmes devaient à la longue s'affaiblir et cesser d'exister. De grandes
indépendances personnelles, des individualités fortes et fières, constituaient autant
d'anomalies, qui tôt ou tard allaient fléchir devant l'antipathie si naturelle de la
romanité. Ce qui persista le plus longtemps, ce fut le désordre, dernière forme de
protestation des éléments germaniques. Les rois, chefs instinctifs du mouvement
romain, eurent encore bien de la peine à venir à bout de ces suprêmes efforts. Des
convulsions générales et terribles, des douleurs universelles, déchirèrent ces temps
héroïques. Personne n'y fut à l'abri des plus méchants coups de la fortune. Comment
donc ne pas mettre un grain de mépris dans le sourire, à voir de nos jours ce qui
s'appelle philanthropie croire légitime de s'apitoyer sur ce qu'étaient alors les basses
classes, compter les chaumières détruites, et supputer le dommage des moissons
ravagées ? Quel bon sens, quelle vérité, quelle justice de rapporter les choses du Xe
siècle à la même mesure que les nôtres ! Il s'agit bien là de moissons, de chaumières et
de paysans mal satisfaits ! Si l'on a des larmes en réserve, c'est à la société tout entière,
c'est à toutes les classes, c'est à l'universalité des hommes qu'on les doit.
Mais pourquoi des larmes et de la pitié ? Cette époque n'appelle pas la compassion.
Ce n'est pas le sentiment que fait naître la lecture attentive des chroniques ; soit que
l'on s'arrête sur les pages austères et belliqueuses de Villehardouin, sur les récits
merveilleux de l'Aragonais Raymond Muntaner, ou sur les souvenirs pleins de
sérénité, de gaieté, de courage, du noble Joinville, soit qu'on parcoure la biographie
passionnée d'Abélard, les notes plus monacales et plus calmes de Guibert de Nogent,
ou tant d'autres écrits pleins de vie et de charme qui nous sont restés de ces temps,
l'imagination est confondue par la dépense de cœur, d'intelligence et d'énergie qui s'y
fait de toutes parts. Souvent plus enthousiaste que sèchement raisonnable dans ses
applications, la pensée d'alors est toujours vigoureuse et saine. Elle est inspirée par une
curiosité, par une activité sans bornes ; elle ne laisse rien sans y toucher. En même
temps qu'elle a des forces inépuisables pour alimenter sans relâche la guerre étrangère
1

Les appréciations de Palsgrave sur la constitution politique de la Gaule dans la première partie des
âges moyens sont, en grande partie, ce que l'on a écrit de plus vrai et de plus clair sur ce sujet, en
apparence compliqué. Il montre très bien : 1° que l'idée d'étudier la France d'alors dans son étendue
d'aujourd'hui est une erreur, et que nulle institution d'alors ne pouvait viser à satisfaire un tel
ensemble, puisqu'il n'existait pas ; 2° il établit que les communes modernes n'ont jamais commencé,
parce que les communes gallo-romaines et gallo-frankes n'ont jamais fini. (Palsgrave, the Rise and
Progress of the English Commonwealth, t. I, pp. 494, 545 et seqq.) – Voir également C. Leber,
Histoire du pouvoir municipal en France, Paris, 1829, in-8°. Ouvrage excellent et qui a été mis à
contribution plus souvent que les emprunteurs ne l'ont avoué. – Raynouard, Histoire du droit
municipal en France, Paris, 1829, 2 vol in-8°. Livre tout romain.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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et la guerre intérieure, qu'à demi fidèle encore à la prédilection des Franks pour le
glaive, elle entretient le fracas des armes de royaume à royaume, de cité à cité, de
village à village, de manoir à manoir, elle trouve le goût et le temps de sauver les
trésors de la littérature classique, et de les méditer d'une manière erronée peut être à
notre point de vue, mais à coup sûr originale. C'est là, en toutes choses, un suprême
mérite, et, dans ce cas particulier, un mérite d'autant plus éclatant que nous en avons
profité, et qu'il constitue toute la supériorité de la civilisation moderne sur l'ancienne
romanité. Celle-ci n'avait rien inventé, n'avait fait que prendre, tant bien que mal et de
toutes mains, des résultats des produits d'ailleurs flétris par le temps. Nous, nous avons
créé des conceptions nouvelles, nous avons fait une civilisation, et c'est au moyen âge
que nous sommes redevables de cette grande œuvre. L'ardeur féodale, infatigable dans
ses travaux, ne se borne pas à persévérer de son mieux dans l'esprit conservateur des
barbares pour ce qui touche au legs romain. Elle ressaisit encore, elle retouche
incessamment ce qu'elle peut retrouver des traditions du Nord et des fables celtiques ;
elle en compose la littérature illimitée de ses poèmes, de ses romans, de ses fabliaux,
de ses chansons, ce qui serait incomparable, si la beauté de la forme répondait à la
richesse illimitée du fond. Folle de discussion et de polémique, elle aiguise les armes
déjà si subtiles de la dialectique alexandrine, elle épuise les thèmes théologiques, en
extrait de nouvelles formules, fait naître dans tous les genres de philosophie les esprits
les plus audacieux et les plus fermes, ajoute aux sciences naturelles, agrandit les
sciences mathématiques, s'enfonce dans les profondeurs de l'algèbre. Secouant de son
mieux la complaisance pour les hypothèses où s'est complue la stérilité romaine, elle
sent déjà le besoin de voir de ses yeux et de toucher de ses mains avant que de
prononcer. Les connaissances géographiques servent puissamment et exactement ces
dispositions, et les petits royaumes du XIIIe siècle, sans ressources matérielles, sans
argent, sans ces excitations accessoires et mesquines de lucre et de vanité qui
déterminent tout de nos jours, mais ivres de foi religieuse et de juvénile curiosité,
savent trouver chez eux des Plan-Carpin, des Maundevill, des Marco Polo, et pousser
sur leurs pas des nuées de voyageurs intrépides vers les coins les plus reculés du
monde, que ni les Grecs ni les Romains n'avaient même jamais eu la pensée d'aller
visiter.
Cette époque a pu beaucoup souffrir, je le veux ; je n'examinerai pas si son
imagination vive et sa statistique imparfaite, commentées par le dédain que nous
aimons à éprouver pour tout ce qui n'est pas nous, n'en ont pas sensiblement exagéré
les misères. Je prendrai les fléaux dans toute l'étendue vraie ou fausse qui leur est
attribuée, et je demanderai seulement si, au milieu des plus grands désastres, on est
vraiment bien malheureux quand on est si vivace ? Vit-on nulle part que le serf
opprimé, le noble dépouillé, le roi captif aient jamais tourné de désespoir leur dernière
arme contre eux-mêmes ? Il semblerait que ce qui est plus vraiment à plaindre, ce sont
les nations dégénérées et bâtardes qui, n'aimant rien, ne voulant rien, ne pouvant rien,
ne sachant où se prendre au sein des accablants loisirs d'une civilisation qui décline,
considèrent avec une morne indulgence le suicide ennuyé d'Apicius.
La proportion spéciale des mélanges germaniques et gallo-romains dans les
populations de la France septentrionale, en amenant par des voies douloureuses, mais

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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sûres, l'agglomération en même temps que l'étiolement des forces, fournit aux
différents instincts politiques et intellectuels le moyen d'atteindre à une hauteur
moyenne, il est vrai, mais généralement assez élevée pour attirer à la fois les sympathies des deux autres centres de la civilisation européenne. Ce que l'Allemagne ne
possédait pas, et qui se trouvait dans une trop grande plénitude en Italie, nous l'avions
sous des proportions restreintes qui le rendaient compréhensible à nos voisins du
nord ; et, d'autre part, telles provenances d'origine teutonique, très mitigées par nous,
séduisaient les hommes du sud, qui les auraient repoussées, si elles leur fussent
parvenues plus complètes. Cette sorte de pondération développa le grand crédit où l'on
vit, aux XIIe et XIIIe siècles, parvenir la langue française chez les peuples du Nord
comme chez ceux du midi, à Cologne comme à Milan. Tandis que les minnesingers
traduisaient nos romans et nos poèmes, Brunetto Latini, le maître du Dante, écrivait en
français, et de même les rédacteurs des mémoires du Vénitien Marco Polo. Ils
considéraient notre idiome comme seul capable de répandre dans l'Europe entière les
nouvelles connaissances qu'ils voulaient propager. Pendant ce temps, les écoles de
Paris attiraient tout ce qu'il y avait de par le monde d'hommes savants et d'esprits
studieux. Ainsi les âges féodaux furent spécialement pour la France d'au delà de la
Seine une période de gloire et de grandeur morale, que n'obscurcirent nullement les
difficultés ethniques dont elle était travaillée 1.
Mais l'extension du royaume des premiers Valois vers le sud, en augmentant dans
une proportion considérable l'action de l'élément gallo-romain, avait préparé et
commença, avec le XIVe siècle, la grande bataille qui, sous le couvert des guerres
anglaises, fut de nouveau livrée aux éléments germanisés 2. La législation féodale,
alourdissant de plus en plus les obligations des possesseurs de terres envers la royauté,
et diminuant de leurs droits, proclama bientôt, avec une entière franchise, sa
1

2

Au XIIIe siècle, on exigeait d'un chevalier accompli les mêmes perfections intellectuelles que les
Scandinaves imposaient jadis à leurs jarls. Il devait surtout connaître plusieurs langues et les poésies
qui les illustraient. Guillaume de Nevers parlait avec une égale facilité le bourguignon, le français, le
flamand et le breton. En Allemagne, on faisait venir des maîtres de France pour instruire les enfants
nobles dans la langue qu'ils ne devaient pas ignorer. Les vers suivants de Berthe aux grands piés
confirment cet usage :
« Tout droit a celui tems que je ci vous decris
Avoit une coutume ens el Tyois païs
Que tout li grand seignor, li conte et li marchis
Avoient, entour aus, gent françoise tous-dis
Pour aprendre françois leurs filles et leurs fils,
Li rois et la royne et Berte o le cler vis
Savent pres d'aussi bien le françois de Paris
Com se il fussent nés el bour à Saint-Denis »
« ... François savoit Aliste...
C'est la fille à la Serve »
(Paulin Pâris, li Romans de Berte aux grans piés, Paris, 1836, in-12, p. 10.)
La fusion du sud et du nord de la France fut assurée par le mélange ethnique qui eut lieu après la
guerre des Albigeois. Dans un parlement tenu à Pamiers en 1212, Simon de Monfort fit décider que
les veuves et les filles héritières de fiefs nobles, dans les provinces vaincues, ne pourraient épouser
que des Français pendant les dix années qui allaient suivre. De là, transplantation d'un grand nombre
de familles picardes, champenoises, tourangelles en Languedoc, et extinction de beaucoup de
vieilles maisons gothiques.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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prédilection pour des doctrines encore plus purement romaines. Les mœurs publiques,
s'associant à cette tendance, portèrent à la chevalerie un coup terrible en transformant
contre elle les idées jusqu'alors admises par elle-même au sujet du point d'honneur.
L'honneur avait été jadis chez les nations arianes, était presque encore resté pour
les Anglais et même pour les Allemands, une théorie du devoir qui s'accordait bien
avec la dignité du guerrier libre. On peut même se demander si, sous ce mot
d'honneur, le gentilhomme immédiat de l'Empire et le tenancier des Tudors ne comprenaient pas surtout la haute obligation de maintenir ses prérogatives personnelles audessus des plus puissantes attaques. Dans tous les cas, il n'admettait pas qu'il en dût
faire le sacrifice à personne. Le gentilhomme français fut, au contraire, sommé de
reconnaître que les obligations strictes de l'honneur l'astreignaient à tout sacrifier à son
roi, ses biens, sa liberté, ses membres, sa vie. Dans un dévouement absolu consista
pour lui l'idéal de sa qualité de noble, et, parce qu'il était noble, il n'y eut pas d'agression de la part de la royauté qui pût le relever, en stricte conscience, de cette
abnégation sans bornes. Cette doctrine, comme toutes celles qui s'élèvent à l'absolu, ne
manquait certainement pas de beauté ni de grandeur. Elle était embellie par le plus
brillant courage ; mais ce n'était réellement qu'un placage germanique sur des idées
impériales ; sa source, si l'on veut la rechercher à fond, n'était pas loin des inspirations
sémitiques, et la noblesse française, en l'acceptant, devait à la fin tomber dans des
habitudes bien voisines de la servilité.
Le sentiment général ne lui laissa pas le choix. La royauté, les légistes, la bourgeoisie, le peuple, se figurèrent le gentilhomme indissolublement voué à l'espèce
d'honneur que l'on inventait : le propriétaire armé commença dès lors à ne plus être la
base de l'État ; à peine en fut-il encore le soutien. Il tendit à en devenir la décoration.
Il est inutile d'ajouter que, s'il se laissa ainsi dégrader, c'est que son sang n'était
plus assez pur pour lui donner la conscience du tort qu'on lui faisait, et lui fournir des
forces suffisantes pour la résistance. Moins romanisé que la bourgeoisie, qui à son tour
l'était moins que le peuple, il l'était beaucoup cependant ; ses efforts attestèrent, par la
dose d'énergie qu'on y peut constater, la mesure dans laquelle il possédait encore les
causes ethniques de sa primitive supériorité 1. Ce fut dans les contrées où avaient
existé les principaux établissements des Franks que l'opposition chevaleresque se
signala davantage ; au delà de la Loire, il n'y eut pas, en général, une volonté aussi
persistante. Enfin, avec le temps, à des nuances près, un niveau de soumission s'étendit
partout, et la romanité commença à reparaître, presque reconnaissable, comme le XVe
siècle finissait.
1

La décomposition ethnique de la noblesse française avait commencé du jour où les leudes
germaniques s'étaient alliés au sang des leudes gallo-romains ; mais elle avait marché vite, en partie
parce que les guerriers germaniques s'étaient éteints en grand nombre dans les guerres incessantes, et
parce que des révolutions fréquentes leur avaient substitué des hommes venus de plus bas. C'est
ainsi que, sur l'autorité d'une chronique (Gesta Consul. Andegav., 2), M. Guérard constate une des
phases principales de cette dégénération : « Au milieu des troubles et des secousses de la société, il
s'éleva de toutes parts des hommes nouveaux sous le règne de Charles le Chauve. De petits vassaux
s'érigèrent en grands feudataires et les officiers publics du royaume en seigneurs presque
indépendants. » (Ouvr. cité. t. I, p. 205.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Cette explosion des anciens éléments sociaux fut puissante, extraordinaire ; elle
usa avec empire des alliages germaniques qu'elle avait réussi à dompter et à tourner en
quelque sorte contre eux-mêmes ; elles les employa à battre en brèche les créations
qu'ils avaient jadis produites en commun avec elle ; elle voulut reconstruire l'Europe
sur un nouveau plan de plus en plus conforme à ses instincts, et avoua hautement cette
prétention.
L'Italie du sud et celle du centre se retrouvaient à peu près à la même hauteur que
la Lombardie déchue. Les rapports que cette dernière contrée avait, quelques siècles en
çà, entretenus avec la Suisse et la Gaule méridionale étaient fort relâchés ; la Suisse
était plus inclinée vers l'Allemagne rhénane, le sud de la Gaule vers les provinces
moyennes. Et quel était le lien commun de ces rapprochements ? L'élément romain à
coup sûr, mais, dans cet élément composite, plus particulièrement l'essence celtique
qui reparaît de son côté. La preuve en est que, si la partie sémitisée avait agi en cette
circonstance, la Suisse et le sud de la Gaule auraient resserré leurs anciens rapports
avec l'Italie, au lieu de les rendre moins intimes.
L'Allemagne tout entière, agissant sous la même influence celtique, se chercha, et
maria plus étroitement ses intérêts autrefois si sporadiques. L'élément romano-gallique, dans sa résurrection, trouvait peu de difficultés à se combiner avec les principes
slaves, en vertu de l'antique analogie. Les pays scandinaves devinrent plus attentifs
pour un pays qui avait eu le temps de nouer avec eux des rapports ethniques non
germains déjà suffisamment considérables. Au milieu de ce resserrement universel, les
contrées rhénanes perdirent leur suprématie, et il devait nécessairement en être ainsi,
puisque c'était la nature gallique qui désormais y avait le dessus.
Quelque chose de grossier et de commun, qui n'appartenait ni à l'élément germanique ni au sang hellénisé, s'infiltra partout. La littérature chevaleresque disparut des
forteresses qui bordent le cours du Rhin ; elle fut remplacée par les compositions
railleuses, bassement obscènes, lourdement grotesques de la bourgeoisie des villes.
Les populations se complurent aux trivialités de Hans Sachs. C'est cette gaieté que
nous appelons si justement la gaieté gauloise, et dont la France produisit, à cette même
époque, le plus parfait spécimen, comme, en effet, elle en avait le droit inné, en faisant
naître les facéties de haulte graisse, compilées par Rabelais, le géant de la facétie.
Toute l'Allemagne se trouva capable de rivaliser de mérite avec les villes rhénanes
dans la nouvelle phase de civilisation dont cette bonne humeur frondeuse fut
l'enseigne. La Saxe, la Bavière, l'Autriche, le Brandebourg même, se virent portés à
peu près sur un même plan, tandis que du côté du sud, et la Bourgogne servant de lien,
la France entière, dont l'Angleterre arrivait à goûter le génie, la France se sentait en
plus parfaite harmonie d'humeur avec ses voisins du nord et de l'ouest, de qui elle
reçut alors à peu près autant qu'elle leur donna.
L'Espagne, à son tour, fut atteinte par cette assimilation générale des instincts en
voie de conquérir tous les pays de l'Occident. Jusqu'alors cette terre n'avait fait des

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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emprunts à ses voisins du nord que pour les transformer d'une manière à peu près
complète, unique moyen de les rendre accessibles au goût spécial de ses populations
combinées d'une manière si particulière. Tant que l'élément gothique avait eu quelque
force extérieurement manifestée, les relations de la péninsule ibérique avaient été au
moins aussi fréquentes avec l'Angleterre qu'avec la France, tout en restant médiocres.
Au XVIe siècle, l'élément romano-sémitique prenant de la puissance, ce fut avec
l'Italie, et l'Italie du sud, que les royaumes de Ferdinand s'entendirent le mieux, bien
qu'ils tinssent aussi à nous par le lien du Roussillon. N'ayant qu'une assez faible teinte
celtique, le genre d'esprit trivial des bourgeoisies du Nord ne prit que difficilement
pied chez elle, comme aussi dans l'autre péninsule ; cependant il ne laissa pas de s'y
montrer, mais avec une dose d'énergie et d'enflure toute sémitique, avec une verve
locale qui n'était pas la force musculeuse de la barbarie germanique, mais qui, dans
son espèce de délire africain, produisit encore de très grandes choses. Malgré ces
restes d'originalité, on sent bien que l'Espagne avait perdu la meilleure part de ses
forces gothiques, qu'elle éprouvait, comme tous les autres pays, l'influence restaurée
de la romanité, par ce fait seul qu'elle sortait de son isolement.
Dans cette renaissance, comme on l'a appelée avec raison, dans cette résurrection
du fond romain, les instincts politiques de l'Europe se montrant plus assouplis à
mesure que l'on s'avançait au milieu de populations plus débarrassées de l'instinct
germanique, c'était là que l'on trouvait moins de nuances dans l'état des personnes, une
plus grande concentration des forces gouvernementales, plus de loisirs pour les sujets,
une préoccupation plus exclusive du bien-être et du luxe, partant plus de civilisation à
la mode nouvelle. Les centres de culture se déplacèrent donc. L'Italie, prise dans son
ensemble, fut encore une fois reconnue pour le prototype sur lequel il fallait s'efforcer
de se régler. Rome remonta au premier rang. Quant à Cologne, Mayence, Strasbourg,
Liège, Gand, Paris même, toutes ces villes, naguère si admirées, durent se contenter de
l'emploi d'imitateurs plus ou moins heureux. On ne jura plus que par les Latins et les
Grecs, ces derniers, bien entendu, compris à la façon latine. On redoubla de haine pour
tout ce qui sortait de ce cercle ; on ne voulut plus reconnaître ni dans la philosophie, ni
dans la poésie, ni dans les arts, ce qui avait forme ou couleur germanique ; ce fut une
croisade inexorable et violente contre ce qui s'était fait depuis un millier d'années. On
pardonna à peine au christianisme.
Mais si l'Italie, par ses exemples, réussit à se maintenir à la tête de cette révolution
pendant quelques années, où il ne fut encore question d'agir que dans la sphère
intellectuelle, cette suprématie lui échappa aussitôt que la logique inévitable de l'esprit
humain voulut de l'abstraction passer à la pratique sociale. Cette Italie si vantée était
redevenue trop romaine pour pouvoir servir même la cause romaine ; elle s'affaissa
promptement dans une nullité semblable à celle du IVe siècle, et la France, sa plus
proche parente, continua, par droit de naissance, la tâche que son aînée ne pouvait pas
accomplir. La France poursuivit l'œuvre avec une vivacité de procédés qu'elle pouvait
employer seule. Elle dirigea, exécuta en chef l'absorption des hautes positions sociales
au sein d'une vaste confusion de tous les éléments ethniques que leur incohérence et
leur fractionnement lui livraient sans défense. L'âge de l'égalité était revenu pour la
plus grande partie des populations de l'Europe ; le reste n'allait pas cesser désormais de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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graviter de son mieux vers la même fin, et cela aussi rapidement que la constitution
physique des différents groupes voudrait le permettre. C’est l'état auquel on est
aujourd'hui parvenu 1.
Les tendances politiques ne suffiraient pas à caractériser cette situation d'une
manière sûre ; elles pourraient, à la rigueur, être considérées comme transitoires et
provenant de causes secondes. Mais ici, outre qu'il n'est guère possible de n'attribuer
qu'une importance de passage à la persistante direction des idées pendant cinq à six
siècles, nous voyons encore des marques de la réunion future des nations occidentales,
au sein d'une romanité nouvelle, dans la ressemblance croissante de toutes leurs productions littéraires et scientifiques, et surtout dans le mode singulier de développement
de leurs idiomes.
Les uns et les autres ils se dépouillent, autant qu'il est possible, de leurs éléments
originaux et se rapprochent. L'espagnol ancien est incompréhensible pour un Français
ou pour un Italien ; l'espagnol moderne ne leur offre presque plus de difficultés
lexicologiques. La langue de Pétrarque et du Dante abandonne aux dialectes les mots,
les formes non romaines, et, à première vue, n'a plus pour nous d'obscurités. Nousmêmes, jadis riches de tant de vocables teutoniques, nous les avons abandonnés, et, si
nous acceptons sans trop de répugnance des expressions anglaises, c'est que, pour la
majeure partie, elles sont venues de nous ou appartiennent à une souche celtique. Pour
nos voisins d'outre-Manche la proscription des éléments anglo-saxons marche vite ; le
dictionnaire en perd tous les jours. Mais c'est en Allemagne que cette rénovation
s'accomplit de la manière et par les voies les plus étranges.
Déjà, suivant un mouvement analogue à ce qu'on observe en Italie, les dialectes les
plus chargés d'éléments germaniques, comme, par exemple, le frison et le bernois, sont
relégués parmi les plus incompréhensibles pour la majorité. La plupart des langages
provinciaux, riches d'éléments kymriques, se rapprochent davantage de l'idiome usuel.
Celui-ci, connu sous le nom de haut allemand moderne, a relativement peu de
ressemblances lexicologiques avec le gothique ou les anciennes langues du Nord, et
des affinités de plus en plus étroites avec le celtique ; il y mêle aussi, çà et là, des
emprunts slaves. Mais c'est surtout vers le celtique qu'il incline, et, comme il ne lui est
pas possible d'en retrouver aisément les débris natifs dans l'usage moderne, il se
rapproche avec effort du composé qui en est le plus voisin, c'est-à-dire du français. Il
lui prend, sans nécessité apparente, des séries de mots dont il pourrait trouver sans
peine les équivalents dans son propre fonds ; il s'empare de phrases entières qui
produisent au milieu du discours l'effet le plus bizarre ; et, en dépit de ses lois
grammaticales, dont il cherche d'ailleurs à modifier aussi la souplesse primitive pour
1

Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. I, Introd., p. 347 « Nousmêmes, Européens du XIXe siècle, quels idiomes parlons-nous pour la plupart ? À « quel cachet est
marqué notre génie littéraire ? Qui nous a fourni nos théories de l'art ? « Quel système de droit est
écrit dans nos codes, ou se retrouve au fond de nos coutumes ? « Enfin, quelle est notre religion à
tous ? La réponse à ces questions nous prouve la vitalité « de ces institutions romaines dont nous
portons encore l'empreinte après quinze siècles, « empreinte qui, au lieu de s'effacer par l'action
moderne, ne fait, en quelque sorte, que se « reproduire plus nette et plus éclatante, à mesure que
nous nous dégageons de la barbarie féodale. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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se rapprocher de nos formes plus strictes et plus roides, il se romanise par toutes les
voies qu'il peut se frayer ; mais il se romanise d'après la nuance celtique qui est le plus
à sa portée, tandis que le français abonde de son mieux dans la nuance méridionale, et
ne fait pas moins de pas vers l'italien que celui-ci n'en fait vers lui.
Jusqu'ici je n'ai éprouvé aucun scrupule à employer le mot de romanité pour
indiquer l'état vers lequel retournent les populations de l'Europe occidentale.
Cependant, afin d'être plus précis, il faut ajouter que sous cette expression on aurait
tort d'entendre une situation complètement identique à celle d'aucune époque de
l'ancien univers romain. De même que dans l'appréciation de celui-ci je me suis servi
des mots de sémitique, d'hellénistique, pour déterminer approximativement la nature
des mélanges vers laquelle il abondait, en prévenant qu'il ne s'agissait pas de mixtures
ethniques absolument pareilles à celles qui avaient jadis existé dans le monde assyrien
et dans l'étendue des territoires syro-macédoniens, de même ici on ne doit pas oublier
que la romanité nouvelle possède des nuances ethniques qui lui sont propres, et par
conséquent développe des aptitudes inconnues à l'ancienne. Un fond complètement le
même, un désordre plus grand, une assimilation croissante de toutes les facultés
particulières par l'extrême subdivision des groupes primitivement distincts, voilà ce
qui est commun entre les deux situations et ce qui ramène, chaque jour, nos sociétés
vers l'imitation de l'univers impérial ; mais ce qui nous est propre, en ce moment du
moins, et ce qui crée la différence, c'est que, dans la fermentation des parties constitutives de notre sang, beaucoup de détritus germaniques agissent encore et d'une
manière fort spéciale, suivant qu'on les observe dans le Nord ou dans le Midi : ici,
chez les Provençaux, en quantité dissolvante ; là, au contraire, chez les Suédois, avec
un reste d'énergie qui retarde le mouvement prononcé de décadence.
Ce mouvement, opérant du sud au nord, a porté, depuis deux siècles déjà, les
masses de la péninsule italique à un état très voisin de celui de leurs prédécesseurs du
IIIe siècle de notre ère, sauf des détails. Le Haut pays, à l'exception de certaines parties
du Piémont, en diffère peu. L'Espagne, saturée d'éléments plus directement sémitiques,
jouit dans ses races d'une sorte d'unité relative qui rend le désordre ethnique moins
flagrant, mais qui est loin de donner le dessus aux facultés mâles ou utilitaires. Nos
provinces françaises méridionales sont annulées ; celles du centre et de l'est, avec le
sud-ouest de la Suisse, sont partagées entre l'influence du Midi et celle du Nord. La
monarchie autrichienne maintient de son mieux, et avec une conscience de sa situation
qu'on pourrait appeler scientifique, la prépondérance des éléments teutons dont elle
dispose sur ses populations slaves. La Grèce, la Turquie d'Europe, sans force devant
l'Europe occidentale, doivent au voisinage inerte de l'Anatolie un reste d'énergie
relative, due aux infiltrations de l'élément germanique qu'à différentes reprises les âges
moyens y ont apporté. On en peut dire autant des petits États voisins du Danube, avec
cette différence que ceux-là doivent le peu d'immixtions arianes qui semblent les
animer encore à une époque beaucoup plus ancienne, et que, chez eux, le désordre
ethnique en est à sa plus douloureuse période. L'empire russe, terre de transition entre
les races jaunes, les nations sémitisées et romanisées du sud et l'Allemagne, manque
essentiellement d'homogénéité, n'a reçu jamais que de trop faibles apports de l'essence
noble, et ne peut s'élever qu'à des appropriations imparfaites d'emprunts faits de tous

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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côtés à la nuance hellénique, comme à la nuance italienne, comme à la nuance
française, comme à la conception allemande. Encore ces appropriations ne dépassentelles pas l'épiderme des masses nationales.
La Prusse, à la prendre d'après son extension actuelle, possède plus de ressources
germaniques que l'Autriche, mais dans son noyau elle est inférieure à ce pays, où le
groupe fortement arianisé des Madjars fait pencher la balance, non pas suivant la
mesure de la civilisation, mais suivant celle de la vitalité, ce dont seulement il s'agit
dans ce livre, on ne saurait trop s'en pénétrer.
En somme, la plus grande abondance de vie, l'agglomération de forces la plus
considérable se trouve aujourd'hui concentrée et luttant avec désavantage contre le
triomphe infaillible de la confusion romaine dans la série de territoires qu'embrasse un
contour idéal qui, partant de Tornéo, enfermant le Danemark et le Hanovre, descendant le Rhin à une faible distance de sa rive droite jusqu'à Bâle, enveloppe l'Alsace et
la haute Lorraine, serre le cours de la Seine, le suit jusqu'à son embouchure, se
prolonge jusqu'à la Grande-Bretagne et rejoint à l'ouest l'Islande 1.
Dans ce centre subsistent les dernières épaves de l'élément arian, bien défigurées,
bien dénudées, bien flétries sans doute, mais non pas encore tout à fait vaincues. C'est
aussi là que bat le cœur de la société, et par suite de la civilisation moderne. Cette
situation n'a jamais été analysée, expliquée, ni comprise jusqu'à présent ; néanmoins
elle est vivement sentie par l'intelligence générale. Elle l'est si bien que beaucoup
d'esprits en font instinctivement le point de départ de leurs spéculations sur l'avenir. Ils
prévoient le jour où les glaces de la mort auront saisi les contrées qui nous semblent
les plus favorisées, les plus florissantes ; et, supposant même peut-être cette catastrophe plus prochaine qu'elle ne le sera, ils cherchent de là le lieu de refuge où
l'humanité pourra, suivant leur désir, reprendre un nouveau lustre avec une nouvelle
vie. Les succès actuels d'un des États situés en Amérique leur semblent présager cette
ère si nécessaire. Le monde de l'ouest, voilà la scène immense sur laquelle ils
imaginent que vont éclore des nations qui, héritant de l’expérience de toutes les
civilisations passées, en enrichiront la nôtre et accompliront des œuvres que le monde
n'a pu encore que rêver.

1

Pour saisir dans sa véritable signification l'opinion exprimée ici, il faut se rappeler qu'il n'est
question que d'une agglomération approximative. Des débris arians, plus ou moins bien conservés,
se trouvent encore sur toutes les lignes de routes suivies par les races germaniques. De même qu'on
en peut remarquer de très petits vestiges en Espagne, en Italie, en Suisse, partout où la configuration
du sol a favorisé la formation et la conservation de ces dépôts, de même encore il s'en trouve dans le
Tyrol, dans la Transylvanie, dans les montagnes de l'Albanie, dans le Caucase, dans l'Hindou-Koh,
et jusqu'au fond des vallées hautes les plus orientales du Thibet. Il serait même imprudent d'affirmer
qu'on n'en pourrait plus découvrir quelques-uns dans la haute Asie. Mais ce sont des spécimens
fortement oblitérés déjà pour la plupart, impuissants, à peine perceptibles, qui n'échappent à une
disparition, pour ainsi dire, instantanée, que grâce à l'inaction dans laquelle ils se maintiennent, et
qui les défend heureusement de tout contact.

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290

Examinons cette donnée avec tout l'intérêt qu'elle comporte. Nous allons trouver,
dans l'examen approfondi des races diverses qui peuplent et ont peuplé les régions
américaines, les motifs les plus décisifs de l'admettre ou de la rejeter.

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291

Livre sixième

Chapitre VII
Les indigènes américains.

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En 1829, Cuvier ne se trouvait pas suffisamment informé pour émettre une opinion
sur la nature ethnique des nations indigènes de l'Amérique, et il les laissait en dehors
de ses nomenclatures. Les faits recueillis depuis lors permettent de se montrer plus
hardi. Nombreux, ils deviennent concluants, et, si aucun n'apporte une certitude
entière, une affirmation absolument sans réplique, l'ensemble en permet l'adoption de
certaines bases complètement positives.
Il ne se trouvera plus désormais d'ethnologiste quelque peu renseigné qui puisse
prétendre que les naturels américains forment une race pure, et qui leur applique la
dénomination de variété rouge. Depuis le pôle jusqu'à la Terre-de-Feu, il n'est pas une
nuance de la coloration humaine qui ne se manifeste, sauf le noir décidé du Congo et
le blanc rosé de l'Anglais ; mais, en dehors de ces deux carnations, on observe les
spécimens de toutes les autres 1. Les indigènes, suivant leur nation, apparaissent bruns
olivâtres, bruns foncés, bronzés, jaunes pâles, jaunes cuivrés, rouges, blancs, bruns,
etc. Leur stature ne varie pas moins. Entre la taille non pas gigantesque, mais élevée,
du Patagon, et la petitesse des Changos, il y a les mesures les plus multipliées. Les
proportions du corps présentent les mêmes différences : quelques peuples ont le buste
fort long, comme les tribus des Pampas ; d'autres, court et large, comme les habitants
1

A. d'Orbigny, l'Homme américain, t. I, p. 71 et seqq.

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des Andes péruviennes 1. Il en est de même pour la forme et le volume de la tête. Ainsi
la physiologie ne donne aucun moyen d'établir un type unique parmi les nations
américaines.
En s'adressant à la linguistique, même résultat. Toutefois il faut y regarder de près.
La grande majorité des idiomes possèdent chacun une originalité incontestable dans
les parties lexicologiques ; à ce point de vue, ils sont étrangers les uns aux autres ;
mais le système grammatical reste partout le même. On y remarque ce trait saillant
d'une disposition commune à agglutiner les mots, et de plusieurs phrases à ne former
qu'un seul vocable, faculté assurément très particulière, très remarquable, mais qui ne
suffit pas à conquérir l'unité aux races américaines, d'autant moins que la règle ne va
pas sans l'exception. On peut lui opposer l'othonis, très répandu dans la NouvelleEspagne, et qui, par sa structure nettement monosyllabique, tranche avec les dispositions fusionnaires des idiomes qui l'entourent 2. Peut-être rencontrera-t-on ultérieurement d'autres preuves que toutes les syntaxes américaines ne sont pas dérivées d'un
même type, ni issues uniformément d'un seul et unique principe 3.
Il n'y a donc plus moyen de classer parmi les divisions principales de l'humanité
une prétendue race rouge qui n'existe évidemment qu'à l'état de nuance ethnique, que
comme résultat de certaines combinaisons de sang, et qui ne saurait dès lors être prise
que pour un sous-genre. Concluons avec M. Flourens et, avant lui, avec M. Garnot,
qu'il n'existe pas en Amérique une famille indigène différente de celles qui habitent le
reste du globe.
La question ainsi simplifiée n'en reste pas moins fort compliquée encore. S'il est
acquis que les peuples du nouveau continent ne constituent pas une espèce à part,
mille doutes s'élèvent quant à la façon de les rattacher aux types connus du vieux
monde. Je vais tâcher d'éclairer de mon mieux ces ténébres, et, pour y parvenir,
retournant la méthode dont j'ai usé tout à l'heure, je vais considérer si, à côté des différences profondes qui s'opposent à ce qu'on reconnaisse chez les nations américaines
une unité particulière, il n'y a pas aussi des similitudes qui signalent dans leur
organisation la présence d'un ou de plusieurs éléments ethniques semblables. Je n'ai
pas besoin d'ajouter sans doute que, si le fait existe, ce ne peut être que dans des
mesures très variées,
Les familles noire et blanche ne s'apercevant pas à l'état pur en Amérique, on a
beau jeu pour constater, sinon leur absence totale, au moins leur effacement dans un
degré notable. Il n'en est pas de même du type finnois ; il est irrécusable dans certaines

1

2
3

J'ai dit ailleurs que l'on cherchait à expliquer le développement extraordinaire du buste chez les
Quichnas, dont il est ici question, par l'élévation de la chaîne où ils habitent, et j'ai montré pour
quels motifs cette hypothèse était inacceptable. (Voir tome Ier) Voici une raison d'une autre sorte :
les Umanas, placés dans les plaines qui bordent le cours supérieur de l'Amazone, ont la même
conformation que les Quichnas montagnards. (Martius u. Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 1255.)
Prescott, History of the conquest of Mexico, t. III, p. 245.
Id., ibid., t. III p. 243.

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peuplades du nord-ouest, telles que les Esquimaux 1. C'est donc là un point de jonction
entre le vieux et le nouveau monde ; on ne peut mieux faire que de le choisir pour
point de départ de l'examen. Après avoir quitté les Esquimaux, en descendant vers le
sud, on arrive bientôt aux tribus appelées ordinairement rouges, aux Chinooks, aux
Lenni-Lenapés, aux Sioux ; ce sont là des peuples qui ont eu un moment l'honneur
d'être pris pour les prototypes de l'homme américain, bien que, ni par le nombre, ni par
l'importance de leur organisation sociale, ils n'eussent le moindre sujet d'y prétendre.
On constate sans peine des rapports étroits de parenté entre ces nations et les
Esquimaux, partant les peuples jaunes, Pour les Chinooks, la question n'est pas un
instant douteuse ; pour les autres, elle n'offrira plus d'obscurités du moment qu'on
cessera de les comparer, ainsi qu'on le fait trop souvent, aux Chinois malais du sud de
l'Empire Céleste, et qu'on les confrontera avec les Mongols. Alors on retrouvera sous
la carnation cuivrée du Dahcota un fond évidemment jaune. On remarquera chez lui
l'absence presque complète de barbe, la couleur noire des cheveux, leur nature sèche et
roide, les dispositions lymphatiques du tempérament, la petitesse extraordinaire des
yeux et leur tendance à l'obliquité. Cependant, qu'on y prenne garde aussi, ces divers
caractères du type finnique sont loin d'apparaître chez les tribus rouges dans toute leur
pureté.
Des contrées du Missouri on descend vers le Mexique, où l'on trouve ces signes
spécifiques plus altérés encore, et néanmoins reconnaissables sous une carnation
beaucoup plus bronzée. Cette circonstance pourrait égarer la critique, si, par un
bonheur qui se reproduit rarement dans l'étude des antiquités américaines, l'histoire
elle-même ne se chargeait d'affirmer la parenté des Astèques, et de leurs prédécesseurs
les Toltèques, avec les hordes de chasseurs des noirs de la Colombia 2. C'est de ce
fleuve que partirent les migrations des uns comme des autres vers le sud. La tradition
est certaine : la comparaison des langues la confirme pleinement. Ainsi les Mexicains
sont alliés à la race jaune par l'intermédiaire des Chinooks, mais avec immixtion plus
forte d'un élément étranger 3.
Au delà de l'isthme commencent deux grandes familles qui se subdivisent en des
centaines de nations dont plusieurs, devenues imperceptibles, sont réduites à douze ou
quinze individus. Ces deux familles sont celle du littoral de l'océan Pacifique, et cette
autre qui, s'étendant depuis le golfe du Mexique jusqu'au Rio de la Plata, couvre
l'empire du Brésil, comme elle posséda jadis les Antilles. La première comprend les
peuples péruviens. Ce sont les plus bruns, les plus rapprochés de la couleur noire de
tout le continent, et, en même temps, ceux qui ont le moins de rapports généraux avec
la race jaune. Le nez est long, saillant, fortement aquilin ; le front fuyant, comprimé
1

2
3

M. Morton (An Inquiry into the distinctive characteristics of the aboriginal race of America,
Philadelphie, 1844) conteste la parenté des Esquimaux avec les Indiens Lenni-Lenapés ; mais ses
arguments ne peuvent prévaloir contre ceux de Molina et de Humboldt. Son dessein est d'établir que
la race américaine, sauf les peuplades polaires, dont il ne peut nier l'identité avec des groupes
asiatiques, et que, pour ce motif, il range à part, est unitaire, ce qui est évident, mais de plus spéciale
au continent qu'elle habite. (P. 6.)
Pickering, p. 41.
Pour les Californiens, M. Pickering s'exprime ainsi : « The first glame of the Californians satisfied
me of their malay affinity. » (P. 100.)

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sur les côtés, tendant à la forme pyramidale, et cependant on retrouve encore des
stigmates mongols dans la disposition et la coupe oblique des yeux, dans la saillie des
pommettes, dans la chevelure noire, grossière et lisse. C'en est assez pour tenir
l'attention en éveil et la préparer à ce qui va lui être offert chez les tribus de l'autre
groupe méridional qui embrasse toutes les peuplades guaranis. Ici le type finnique
reparaît avec force et éclate d'évidence.
Les Guaranis, ou Caribes ou Caraïbes, sont généralement jaunes, à tel point que les
observateurs les plus compétents n'ont pas hésité à les comparer aux peuples de la côte
orientale d'Asie. C'est l'avis de Martius, de d'Orbigny, de Prescott. Plus variés peutêtre dans leur conformation physique que les autres groupes américains, ils ont en
commun « la couleur jaune, mélangée d'un peu de rouge très « pâle, gage, soit dit en
passant, de leur migration du nord-est et de leur parenté « avec les Indiens chasseurs
des États-Unis ; des formes très massives ; un front « non fuyant ; face pleine, circulaire, nez court, étroit (généralement très épais), des « yeux souvent obliques, toujours
relevés à l'angle extérieur, des traits « efféminés 1. »
J'ajouterai à cette citation que plus on s'avance vers l'est, plus la carnation des
Guaranis devient forcée et s'éloigne du jaune rougeâtre.
La physiologie nous affirme donc que les peuples de l'Amérique ont, sous toutes
les latitudes, un fond commun nettement mongol. La linguistique et la physiologie
confirment de leur mieux cette donnée. Voyons la première.
Les langues américaines, dont j'ai remarqué tout à l'heure les dissemblances
lexicologiques et les similitudes grammaticales, diffèrent profondément des idiomes
de l'Asie orientale, rien n'est plus vrai ; mais Prescott ajoute, avec sa finesse et sa
sagacité ordinaires, qu'elles ne se distinguent pas moins entre elles, et que, si cette
raison suffisait pour faire rejeter toute parenté des indigènes du nouveau continent
avec les Mongols, il faudrait aussi l'admettre pour isoler ces nations les unes des
autres, système impossible. Puis, l'othonis enlève au fait sa portée absolue. Le rapport
de cette langue avec les langues monosyllabiques de l'Asie orientale est évident ; la
philologie ne peut donc, malgré bien des doutes que l'étude résoudra comme elle en a
tant résolu, se refuser à admettre que, tout corrompus qu'ils peuvent être par des
immixtions étrangères et un long travail intérieur, les dialectes américains ne s'opposent nullement, dans leur état actuel, à une parenté du groupe qui les parle avec la race
finnoise.
Quant aux dispositions intellectuelles de ce groupe, elles présentent plusieurs
particularités caractéristiques faciles à dégager du chaos des tendances divergentes. Je
voudrais, restant dans la vérité stricte, ne dire ni trop de bien ni trop de mal des
1

D'Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 347. D'après ce savant, les Botocudos ressemblent beaucoup au
Mongol de Cuvier : « Nez court, bouche grande, barbe nulle, yeux relevés à l'angle externe. On peut,
dit-il, les considérer comme le type de la race guarani. » – Martius u. Spix, ouvr. cité, t. II, p. 819 :
« Les Macams-Crans et les Aponeghi-Crans de la province de Maranhâo, les plus beaux des
indigènes du Brésil, rentrent absolument dans la même classe. »

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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indigènes américains. Certains observateurs les représentent comme des modèles de
fierté et d'indépendance, et leur pardonnent à ce titre quelque peu d'anthropophagie 1.
D'autres, au contraire, en faisant sonner bien haut des déclamations contre ce vice,
reprochent à la race qui en est atteinte un développement monstrueux de l'égoïsme,
d'où résultent les habitudes les plus follement féroces 2.
Avec la meilleure intention de rester impartial, on ne peut cependant pas méconnaître que l'opinion a pour elle l'appui, l'aveu des plus anciens historiens de
l'Amérique. Des témoins oculaires, frappés de la méchanceté froide et inexorable de
ces sauvages qu'on fait par ailleurs si nobles, et qui sont, en effet, fort orgueilleux, ont
voulu les reconnaître pour les descendants de Caïn. Ils les sentaient plus profondément
mauvais que les autres hommes, et ils n'avaient pas tort.
L'Américain n'est pas à blâmer, entre les autres familles humaines, parce qu'il
mange ses prisonniers, ou les torture et raffine leurs agonies. Tous les peuples en font
ou en ont fait à peu près autant, et ne se distinguent de lui et entre eux sous ce rapport
que par les motifs qui les mènent à de telles violences. Ce qui rend la férocité de
l'Américain particulièrement remarquable à côté de celle du nègre le plus emporté, et
du Finnois le plus bassement cruel, c'est l'impassibilité qui en fait la base et la durée du
paroxysme, aussi long que sa vie. On dirait qu'il n'a pas de passion, tant il est capable
de se modérer, de se contraindre, de cacher à tous les yeux la flamme haineuse qui le
ronge ; mais, plus certainement encore, il n'a pas de pitié, comme le démontrent les
relations qu'il entretient avec les étrangers, avec sa tribu, avec sa famille, avec ses
femmes, avec ses enfants même 3.
En un mot, l'indigène américain, antipathique à ses semblables, ne s'en rapproche
que dans la mesure de son utilité personnelle. Que juge-t-il rentrer dans cette sphère ?
Des effets matériels seulement. Il n'a pas le sens du beau, ni des arts ; il est très borné
dans la plupart de ses désirs, les limitant en général à l'essentiel des nécessités
physiques. Manger est sa grande affaire, se vêtir après, et c'est peu de chose, même
dans les régions froides. Ni les notions sociales de la pudeur, de la parure ou de la
richesse, ne lui sont fortement accessibles.
Qu'on se garde de croire que ce soit par manque d'intelligence ; il en a, et l'applique
bien à la satisfaction de sa forme d'égoïsme. Son grand principe politique, c'est
l'indépendance, non pas celle de sa nation ou de sa tribu, mais la sienne propre, celle
de l'individu même. Obéir le moins possible pour avoir peu à céder de sa fainéantise et
de ses goûts, c'est la grande préoccupation du Guarani comme du Chinook. Tout ce
qu'on prétend démêler de noble dans le caractère indien vient de là. Cependant plusieurs causes locales ont, dans quelques tribus, rendu la présence d'un chef nécessaire,
indispensable. On a donc accepté le chef ; mais on ne lui accorde que la mesure de
1
2

3

Cette opinion favorable a surtout pour propagateurs les romanciers américains.
Martius u. Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 379, et t. III, p. 1033. – Carus, Ueber ungleiche
Befæhigung der verschiedenen Menschheitsstæmme für næbere geistige Entwickelung, p. 35. –Voir
surtout les anciens auteurs espagnols.
D'Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 232 et pass.

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soumission la plus petite possible, et c'est le subordonné qui la fixe. On lui dispute
jusqu'aux bribes d'une autorité si mince. On ne la confère que pour un temps, on la
reprend quand on veut. Les sauvages d'Amérique sont des républicains extrêmes.
Dans cette situation, les hommes à talent ou ceux qui croient l'être, les ambitieux
de toutes volées, emploient l'intelligence qu'ils possèdent, et j'ai dit qu'ils en avaient, à
persuader à leur peuplade d'abord l'indignité de leurs concurrents, ensuite leur propre
mérite ; et, comme il est impossible de former ce qui s'appelle ailleurs un parti solide,
au moyen de ces individualités si farouches et si éparses, il leur faut user d'un recours
journalier, d'un recours perpétuel à la persuasion et à l'éloquence pour maintenir cette
influence si faible et si précaire, seul résultat pourtant auquel il leur soit permis
d'aspirer. De là cette manie de discourir et de pérorer qui possède les sauvages, et
tranche d'une manière si inattendue sur leur taciturnité naturelle. Dans leurs réunions
de famille et même pendant leurs orgies, où il n'y a nul intérêt personnel mis en jeu,
personne ne dit mot.
Par la nature de ce que des hommes trouvent utile, c'est-à-dire de pouvoir manger
et de lutter contre les intempéries des saisons, de garder l'indépendance, non pour s'en
servir à rechercher un but intellectuel, mais pour céder sans contrôle à des penchants
purement matériels, par cette indifférente froideur dans les relations entre proches, je
suis autorisé à reconnaître en eux la prédominance, ou du moins l'existence fondamentale de l'élément jaune. C'est bien là le type des peuples de l’Asie orientale, avec
cette différence, pour ces derniers, que l'infusion constante et marquée du sang du
blanc a modifié ces aptitudes étroites.
Ainsi la mythologie, comme la linguistique et surtout comme la physiologie,
conclut que l'essence finnoise est répandue, en plus ou moins grande abondance, dans
les trois grandes divisions américaines du nord, du sud-ouest et du sud-est. Il reste à
trouver maintenant quelles causes ethniques, pénétrant ces masses, ont altéré, varié,
contourné leurs caractères presque à l'infini, et de manière à les dégager en une série
de groupes isolés. Pour parvenir à un résultat convenablement démontré, je continuerai
à observer d'abord les caractères extérieurs, puis je passerai aux autres modes de la
manifestation ethnique.
La modification du type jaune pur, lorsqu'elle a lieu par immixtion de principes
blancs comme chez les Slaves et chez les Celtes, ou même chez les Kirghises, produit
des hommes dont je ne trouve pas les semblables en Amérique. Ceux des indigènes de
ce continent qui se rapprocheraient le plus, quant à l'extérieur, de nos populations
galliques ou wendes, sont les Cherokees, et cependant il est impossible de s'y
méprendre. Lorsqu'un mélange a lieu entre le jaune et le blanc, le second développe
surtout son influence par la nouvelle mesure des proportions qu'il donne aux membres ; mais, pour ce qui est du visage, il agit médiocrement et ne fait que modérer la
nature finnoise. Or c'est précisément par les traits de la face que les Cherokees sont
comparables au type européen. Ces sauvages n'ont pas même les yeux aussi bridés, ni
aussi obliques, ni aussi petits que les Bretons et que la plupart des Russes orientaux ;
leur nez est droit et s'éloigne notablement de la forme aplatie que rien n'efface dans les

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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métis jaunes et blancs. Il n'y a donc nul motif d'admettre que les races américaines
aient vu leurs éléments finniques influencés primitivement par des alliages venus de
l'espèce noble.
Si l'observation physique se prononce de la sorte sur ce point, elle indique, en
revanche, avec insistance, la présence d'immixtions noires. L'extrême variété des types
américains correspond, d'une manière frappante, à la diversité non moins grande qu'il
est facile d'observer entre les nations polynésiennes et les peuples malais du sud-est
asiatique. On sera d'autant plus convaincu de la réalité de cette corrélation qu'on s'y
arrêtera davantage. On découvrira, dans les régions américaines, les pendants exacts
du Chinois septentrional, du Malais des Célèbes, du japonais, du Mataboulaï des îles
Tonga, du Papou lui-même, dans les types de l'Indien du nord, du Guarani, de
l'Aztèque, du Quichna, du Cafuso. Plus on descendra aux nuances, plus on rencontrera
d'analogies ; toutes, certainement, ne correspondront pas d'une manière rigoureuse, il
est bien facile de le prévoir, mais elles indiqueront si bien leur lien général de comparaison que l'on conviendra sans difficulté de l'identité des causes. Chez les sujets les
plus bruns, le nez prend la forme aquiline, et souvent d'une façon très accentuée ; les
yeux deviennent droits, ou presque droits ; quelquefois la mâchoire se développe en
avant : de tels cas sont rares. Le front cesse d'être bombé et affecte la forme fuyante.
Tous ces indices réunis dénoncent la présence de l'immixtion noire dans un fond
mongol. Ainsi l'ensemble des groupes aborigènes du continent américain forme un
réseau de nations malaises, en tant que ce mot peut s'appliquer à des produits très
différemment gradués du mélange finnomélanien, ce que personne ne conteste
d'ailleurs pour toutes les familles qui s'étendent de Madagascar aux Marquises, et de la
Chine à l'île de Pâques.
S'enquiert-on maintenant par quels moyens la communication entre les deux
grands types noir et jaune a pu s'établir dans l'est de l'hémisphère austral ? Il est aisé,
très aisé de tranquilliser l'esprit à cet égard. Entre Madagascar et la première île
malaise, qui est Ceylan, il y a 12° au moins, tandis que du japon au Kamtschatka et de
la côte d'Asie à celle d'Amérique, par le détroit de Behring, la distance est insignifiante. On n'a pas oublié que, dans une autre partie de cet ouvrage, l'existence de tribus
noires sur les îles au nord de Niphon a déjà été signalée pour une époque très moderne.
D'autre part, puisqu'il a été possible à des peuples malais de passer d'archipels en
archipels jusqu'à l'île de Pâques, il n'y a nulle difficulté à ce que, parvenus à ce point,
ils aient continué jusqu'à la côte du Chili, située vis-à-vis d'eux, et y soient arrivés,
après une traversée rendue assez facile par les îles semées sur la route, Sala, SaintAmbroise, Juan-Fernandez, circonstance qui réduit à deux cents lieues le plus court
trajet d'un des points intermédiaires à l'autre. Or, on a vu que des hasards de mer
entraînaient fréquemment des embarcations d'indigènes à plus du double de cette
distance. L'Amérique était donc accessible, du côté de l'ouest, par ses deux extrémités
nord et sud. Il est encore d'autres motifs pour ne pas douter que ce qui était
matériellement possible a eu lieu en effet 1.
1

Morton conteste la possibilité de l'arrivée de groupes malais jusqu'à la côte d'Amérique, parce que,
dit-il, les vents d'est règnent le plus ordinairement dans ces parages. (Ouvr. cité, p. 32.) En se
prononçant ainsi, il oublie le fait incontestable de la colonisation de toutes les îles du Pacifique par

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Les tribus d'aborigènes les plus bruns étant disposées sur la côte occidentale, on en
doit conclure que là se firent les principales alliances du principe noir ou plutôt malais
avec l'élément jaune fondamental. En présence de cette explication, on n'a plus à
s'occuper de démonstrations appuyées sur la prétendue influence climatérique pour
expliquer comment les Aztèques et les Quichnas sont plus basanés, bien qu'habitant
des montagnes relativement très froides, que les tribus brésiliennes errant dans des
pays plats et sur le bord des fleuves. On ne s'arrêtera plus à cette solution bizarre que,
si ces sauvages sont d'un jaune pâle, c'est que l'abri des forêts leur conserve le teint.
Les peuples de la côte occidentale sont les plus bruns, parce qu'ils sont les plus imbus
de sang mélanien, vu le voisinage des archipels de l'océan Pacifique. C'est aussi
l'opinion de la psychologie.
Tout ce qui a été dit plus haut du naturel de l'homme américain s'accorde avec ce
que l'on sait des dispositions capitales de la race malaise. Égoïsme profond, nonchalance, paresse, cruauté froide, ce fond identique des mœurs mexicaines, péruviennes,
guaranis, huronnes, semble puisé dans les types offerts par les populations
australiennes. On y observe de même un certain goût de l'utile médiocrement compris,
une intelligence plus pratique que celle du nègre, et toujours la passion de l'indépendance personnelle. Parce que nous avons vu en Chine la variété métisse du Malais
supérieure à la race noire et à la jaune, nous voyons également les populations
d'Amérique posséder les facultés mâles avec plus d'intensité que les tribus du
continent africain 1. Il a pu se développer chez elles, sous une influence supérieure,
comme ailleurs chez les Malais de Java, de Sumatra, de Bali, des civilisations bien
éphémères sans doute, mais non pas dénuées de mérite.
Ces civilisations, quelles qu'aient été leurs causes créatrices, n'ont eu l'étincelle
nécessaire pour se former que là où la famille malaise, existant avec la plus grande
somme d'éléments mélaniens, présentait l'étoffe la moins rebelle. On doit donc
s'attendre à les trouver sur les points les plus rapprochés des archipels du Pacifique.
Cette prévision n'est pas trompée : leurs plus complets développements nous sont
offerts sur le territoire mexicain et sur la côte péruvienne.
Il est impossible de passer sous silence un préjugé commun à toutes les races
américaines, et qui se rattache évidemment à une considération ethnique. Partout les
indigènes admirent comme une beauté les fronts fuyants et bas. Dans plusieurs localités, extrêmement distantes les unes des autres, telles que les bords de la Columbia et
l'ancien pays des Aymaras péruviens, on a pratiqué ou l'on pratique encore l'usage

1

une même race venue de l'ouest, et cette circonstance plus particulière, que lui-même signale (p. 17),
qu'en 1833, une jonque japonaise a été jetée par les vents sur cette même côte d'Amérique qu'il
déclare, un peu plus bas, inaccessible de ce côté. Il a vu lui-même des vases de porcelaine provenant
de cette jonque, et il ajoute : « Such casualties may have occurred in the early period of american
history. »
D'Orbigny (ouvr. cité, t. I, p. 143) déclare que le mélange des aborigènes américains, et ce sont
surtout les Guaranis très mongolisés qu'il a observés, donne des produits supérieurs aux deux types
qui les fournissent.

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d'obtenir cette difformité si appréciée, en aplatissant les crânes des enfants en bas âge
par un appareil compressif formé de bandelettes étroitement serrées 1.
Cette coutume n'est pas, d'ailleurs, exclusivement particulière au nouveau monde ;
l'ancien en a vu des exemples. C'est ainsi que, chez plusieurs nations hunniques,
d'extraction en partie étrangère au sang mongol, les parents employaient le même
procédé qu'en Amérique pour repétrir la tête des nouveau-nés, et leur procurer plus
tard une ressemblance factice avec la race aristocratique. Or, comme il n'est pas
admissible que le fait d'avoir le front fuyant puisse répondre à une idée innée de belle
conformation, on doit croire que les indigènes américains ont été amenés au désir de
retoucher l'apparence physique de leurs générations par quelques indices qui les
portaient à considérer les fronts fuyants comme la preuve d'un développement
enviable des facultés actives, ou, ce qui revient au même, comme la marque d'une
supériorité sociale quelconque. Il n'y a pas de doute que ce qu'ils voulaient imiter,
c'était la tête pyramidale du Malais, forme mixte entre la disposition de la boîte
crânienne du Finnois et celle du nègre. La coutume d'aplatir le front des enfants est
ainsi une preuve de plus de la nature malaise des plus puissantes tribus américaines ; et
je conclus en répétant qu'il n'y a pas de race d'Amérique proprement dite, ensuite que
les indigènes de cette partie du monde sont de race mongole, différemment affectés
par des immixtions soit de noirs purs, soit de Malais. Cette partie de l'espèce humaine
est donc complètement métisse.
Il y a plus ; elle l'est depuis des temps incalculables, et il n'est guère possible
d'admettre que jamais le soin de se maintenir pures ait inquiété ces nations. À en juger
par les faits, dont les plus anciens sont malheureusement encore assez modernes,
puisqu'ils ne s'élèvent pas au-dessus du Xe siècle de notre ère, les trois groupes
américains, sauf de rares exceptions, ne se sont, en aucun temps, fait le moindre
scrupule de mêler leur sang. Dans le Mexique, le peuple conquérant se rattachait les
vaincus par des mariages pour agrandir et consolider sa domination. Les Péruviens,
ardents prosélytes, prétendaient augmenter de la même manière le nombre des
adorateurs du soleil. Les Guaranis, ayant décidé que l'honneur d'un guerrier consistait
à avoir beaucoup d'épouses étrangères à sa tribu, harcèlent sans relâche leurs voisins
dans le but principal, après avoir tué les hommes et les enfants, de s'attribuer les
femmes 2. Il résulta de cette habitude, chez ces derniers, un accident linguistique assez
bizarre. Ces nouvelles compatriotes, important leurs langages dans leurs tribus
d'adoption, y formèrent, au sein de l'idiome national, une partie féminine qui ne fut
jamais à l'usage de leurs maris 3.

1

2
3

Les Aymaras actuels n'ont pas la tête aplatie de leurs ancêtres, parce que l'influence espagnole les a
fait renoncer à cet usage. (D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 315.) Il n'avait commencé qu’avec la
domination des Incas, vers le XIVe siècle. (Ibid., p. 319.) Les Chinooks de la Colombie le
maintiennent encore avec grand soin. Un voyageur choisi pour parrain d'un enfant, ne put décider les
parents à ne pas remettre les bandelettes compressives aussitôt que le nourrisson eut été ondoyé par
un missionnaire.
D'Orbigny, ouvr. cité, t, I, p. 153. – Dans le Sud, les femmes sont vendues si cher par leurs parents,
que les jeunes gens, procédant avec économie, préfèrent s'en procurer le casse-tête au poing. (Ibid.)
D'Obigny, Ibid

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

300

Tant de mélanges, venant s'ajouter incessamment à un fond déjà métis, ont amené
la plus grande anarchie ethnique. Si l'on considère de plus que les mieux doués des
groupes américains, ceux dont l'élément jaune fondamental est le plus chargé d'apports
mélaniens, ne sont cependant et ne peuvent être qu'assez humblement placés sur
l'échelle de l'humanité, on comprendra encore mieux que leur faiblesse n'est pas de la
jeunesse, mais bien de la décrépitude, et qu'il n'y a jamais eu la moindre possibilité
pour eux d'opposer une résistance quelconque aux attaques venues de l'Europe.
Il semblera étrange que ces tribus échappent à la loi ordinaire qui porte les nations,
même celles qui sont déjà métisses, à répugner aux mélanges, loi qui s'exerce avec
d'autant plus de force que les familles sont composées d'éléments ethniques grossiers.
Mais l'excès de la confusion détruit cette loi chez les groupes les plus vils comme chez
les plus nobles ; on en a vu bien des exemples ; et, quand on considère le nombre
illimité d'alliages que toutes les peuplades américaines ont subis, il n'y a pas lieu de
s'étonner de l'avidité avec laquelle les femmes guaranis du Brésil recherchent les
embrassements du nègre. C'est précisément l'absence de tout sentiment sporadique
dans les rapports sexuels qui démontre le plus complètement à quel bas degré les
familles du nouveau monde sont descendues en fait de dépravation ethnique, et qui
donne les plus puissantes raisons d'admettre que le début de cet état de choses remonte
à une époque excessivement éloignée 1.
Lorsque nous avons étudié les causes des migrations primitives de la race blanche
vers le sud et l'ouest, nous avons constaté que ces déplacements étaient les conséquences d'une forte pression exercée dans le nord-est par des multitudes innombrables
de peuples jaunes. Antérieurement encore à la descente des Chamites blancs, des
Sémites et des Arians, l'inondation finnique, trouvant peu de résistance chez les
nations noires de la Chine, s'était répandue au milieu d'elles, et y avait poussé très loin
ses conquêtes, par conséquent ses mélanges. Dans les dispositions dévastatrices,
brutales, de cette race il y eut nécessairement excès de spoliation. En butte à des
dépossessions impitoyables, des bandes nombreuses de noirs prirent la fuite et se
dispersèrent où elles purent. Les unes gagnèrent les montagnes, les autres les îles
Formose, Niphon, Yeso, les Kouriles, et, passant derrière les masses de leurs
persécuteurs, vinrent à leur tour conquérir, soit en restant pures, soit mêlées au sang
des agresseurs, les terres abandonnées par ceux-ci dans l'occident du monde. Là elles
s'unirent aux traînards jaunes qui n'avaient pas suivi la grande émigration.
Mais le chemin pour passer ainsi de l'Asie septentrionale sur l'autre continent était
hérissé de difficultés qui ne le rendaient pas attrayant ; puis, d'une autre part, les
grandes causes qui expulsaient d'Amérique les multitudes énormes des jaunes
n'avaient pas permis à beaucoup de tribus de ceux-ci de conserver l'ancien domicile.
Pour ces motifs, la population resta toujours assez faible, et ne se releva jamais de la
terrible catastrophe inconnue qui avait poussé ces masses natives à la désertion. Si les
Mexicains, si les Péruviens présentèrent quelques dénombrements respectables à
1

Martius u. Spix., ouvr. cité, t. III, p. 905. – Ces voyageurs vont jusqu'à affirmer que, dans la
province du Para, il n'est peut-être pas une seule famille indienne qui ait laissé passer quelques
générations sans se croiser, soit avec des blancs, soit avec des noirs.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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l'observation des Espagnols, les Portugais trouvèrent le Brésil peu habité, et les
Anglais n'eurent devant eux, dans le nord, que des tribus errantes perdues au sein des
solitudes. L'Américain n'est donc que le descendant clairsemé de bannis et de
traînards. Son territoire représente une demeure abandonnée, trop vaste pour ceux qui
l'occupent, et qui ne sauraient pas se dire absolument les héritiers directs et légitimes
des maîtres primordiaux.
Les observateurs attentifs, qui tous, d'un commun accord, ont reconnu chez les
naturels du nouveau monde les caractères frappants et tristes de la décomposition
sociale, ont cru, pour la plupart, que cette agonie était celle d'une société jadis
constituée, était celle de l'intelligence vieillie, de l'esprit usé. Point. C'est celle du sang
frelaté, et encore n'ayant été primitivement formé que d'éléments infimes. L'impuissance de ces peuples était telle, à ce moment même où des civilisations nationales les
éclairaient de tous leurs feux, qu'ils n'avaient pas même la connaissance du sol sur
lequel ils vivaient. Les empires du Mexique et du Pérou, ces deux merveilles de leur
génie, se touchaient presque, et on n'a jamais pu découvrir la moindre liaison de l'un à
l'autre. Tout porte à croire qu'ils s'ignoraient. Cependant ils cherchaient à étendre leurs
frontières, à se grossir de leur mieux. Mais les tribus qui séparaient leurs frontières
étaient si mauvaises conductrices des impressions sociales qu'elles ne les propageaient
pas même à la plus faible distance. Les deux sociétés constituaient donc deux îlots qui
ne s'empruntaient et ne se prêtaient rien.
Cependant elles avaient longtemps été cultivées sur place, et avaient acquis toute la
force qu'elles devaient jamais avoir. Les Mexicains n'étaient pas les premiers
civilisateurs de leur contrée. Avant eux, c'est-à-dire avant le Xe siècle de notre ère 1,
les Toltèques avaient fondé de grands établissements sur le même sol, et avant les
Toltèques on reporte encore l'âge des Olmécas, qui seraient les véritables fondateurs
de ces grands et imposants édifices dont les ruines dorment ensevelies au plus profond
des forêts du Yucatan. D'énormes murailles formées de pierres immenses, des cours
d'une étonnante étendue, impriment à ces monuments un aspect de majesté auquel la
mélancolie grandiose et les profusions végétales de la nature viennent ajouter leurs
charmes. Le voyageur qui, après plusieurs jours de marche à travers les forêts vierges
de Chiapa, le corps fatigué par les difficultés de la route, l'âme émue par la conscience
de mille dangers, l'esprit exalté par cette interminable succession d'arbres séculaires,
les uns debout, les autres tombés, d'autres encore cachant la poussière de leur vétusté
sous des monceaux de lianes, de verdure et de fleurs étincelantes ; l'oreille remplie du
cri des bêtes de proie ou du frissonnement des reptiles ; ce voyageur qui, à travers tant
de causes d'excitation, arrive à ces débris inespérés de la pensée humaine, ne mériterait
pas sa fortune, si son enthousiasme ne lui jurait qu'il a sous les yeux des beautés
incomparables.
Mais, quand un esprit froid examine ensuite dans le cabinet les esquisses et les
récits de l'observateur exalté, il a le devoir d'être sévère, et, après mûres réflexions, il
conclura sans doute que ce n'est pas l’œuvre d'un artiste, ni même d'une nation
1

Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 255) ne fait même remonter qu'au Xe siècle l'arrivée des Toltèques.

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grandement utilitaire que l'on peut reconnaître dans les restes de Mitla, d'Izalanca, de
Palenqué, des ruines de la vallée d'Oaxaca.
Les sculptures tracées sur les murailles sont grossières, aucune idée d'art élevé n'y
respire. On n'y voit pas, comme dans les œuvres des Sémites d'Assyrie, l'apothéose
heureuse de la matière et de la force. Ce sont d'humbles efforts pour imiter la forme de
l'homme et des animaux. Il en résulte des créations qui, de bien loin, n'atteignent pas à
l'idéal ; et cependant elles ne sauraient pas non plus avoir été commandées par le
sentiment de l'utile. Les races mâles n'ont pas coutume de se donner tant de peine pour
amonceler des pierres ; nulle part les besoins matériels ne commandent de pareils
travaux. Aussi n'existe-t-il rien de semblable en Chine ; et, quand l'Europe des âges
moyens a dressé ses cathédrales, l'esprit romanisé lui avait fait déjà, pour son usage,
une notion du beau et une aptitude aux arts plastiques que les races blanches peuvent
bien adopter, qu'elles poussent à une perfection unique, mais que seules et d'ellesmêmes elles ne sont pas aptes à concevoir. Il y a donc du nègre dans la création des
monuments du Yucatan, mais du nègre qui, en excitant l'instinct jaune et en le portant
à sortir de ses goûts terre à terre, n'a pas réussi à lui faire acquérir ce que l'initiateur
même n'avait pas, le goût, ou, pour mieux dire, le vrai génie créateur 1.
On doit tirer encore une conséquence de la vue de ces monuments. C'est que le
peuple malais par lequel ils furent construits, outre qu'il ne possédait pas le sens
artistique dans la signification élevée du mot, était un peuple de conquérants qui
disposait souverainement des bras de multitudes asservies 2. Une nation homogène et
libre ne s'impose jamais de pareilles créations ; il lui faut des étrangers pour les
imaginer, lorsque sa puissance intellectuelle est médiocre, et pour les accomplir,
lorsque cette même puissance est grande. Dans le premier cas, il lui faut des Chamites,
des Sémites, des Arians Iraniens ou Hindous, des Germains, c'est-à-dire, pour
employer des termes compris chez tous les peuples, des dieux, des demi-dieux, des
héros, des prêtres ou des nobles omnipotents. Dans le second, cette série de maîtres ne
peut se passer de masses serviles pour réaliser les conceptions de son génie. L'aspect
des ruines du Yucatan induit donc à conclure que les populations mixtes de cette
contrée étaient dominées, lorsque ces palais s'élevèrent, par une race métisse comme
elles, mais d'un degré un peu plus élevé, et surtout plus affectée par l'alliage mélanien.
Les Toltèques et les Aztèques se reconnaissent également au peu de largeur du
front et à la couleur olivâtre. Ils venaient du nord-ouest, où l'on retrouve encore leurs
tribus natales dans les environs de Nootka ; ils s'installèrent au milieu des peuplades
indigènes, qui avaient déjà connu la domination des Olmécas, et ils leur enseignèrent
1

2

D'Orbigny observe que c'est chez les Aymaras péruviens que l'on peut trouver, dans les œuvres
architecturales, le plus d'idéalité ; encore n'est-ce jamais beau. (Ouvr. cité, t. I, p. 203 et seqq.) On a
essayé de découvrir l'âge des monuments de Palenqué d'après la nature des stalactites déposées sur
quelques murailles, d'après les couches concentriques formées par la végétation sur de très vieux
arbres et par l'observation des couches de détritus accumulées à une hauteur de neuf pieds dans les
cours. Cette méthode n’a pas donné de résultats sous un ciel aussi fécond que celui du Yucatan.
(Prescott, ouvr cité t. III, p. 254.)
Dans une des cours d'Uxmal, le pavé de granit, sur lequel sont figurées en relief des figures de
tortues, est presque uni par les pas des anciennes populations. (Prescott, ibid.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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une sorte de civilisation bien faite pour nous étonner ; car elle a conservé, tant qu'elle a
vécu, les caractères résultant de la vie des forêts à côté de ceux dont l'existence des
villes rend les raffinements nécessaires.
En détaillant la splendeur de Mexico au temps des Aztèques, on y remarque de
somptueux bâtiments, de belles étoffes, des mœurs élégantes et recherchées. Dans le
gouvernement on y voit cette hiérarchie monarchique, mêlée d'éléments sacerdotaux,
qui se reproduit partout où des masses populaires sont assujetties par une nation de
vainqueurs. On y constate encore de l'énergie militaire chez les nobles, et des
tendances très accusées à comprendre l'administration publique d'une façon toute
propre à la race jaune. Le pays n'était pas non plus sans littérature. Malheureusement
les historiens espagnols ne nous ont rien conservé qu'ils n'aient défiguré en
l'amplifiant. Il y a cependant du goût chinois dans les considérations morales, dans les
doctrines régulatrices et édifiantes des poésies aztèques, comme ce même goût
apparaît aussi dans la recherche contournée et énigmatique des expressions. Les chefs
mexicains, pareils en ce point à tous les caciques de l'Amérique, se montraient grands
parleurs, et cultivaient fort cette éloquence ampoulée, nuageuse, séductrice, que les
Indiens des prairies du nord connaissent et pratiquent si bien au gré des romanciers qui
les ont décrits de nos jours. J'ai déjà indiqué la source de ce genre de talent.
L'éloquence politique, ferme, simple, brève, qui n'est que l'exposition des faits et des
raisons, assure le plus grand honneur à la nation qui en fait usage. Chez les Arians de
tous les âges, comme encore chez les Doriens et dans le vieux sénat sabin de la Rome
latine, c'est l'instrument de la liberté et de la sagesse. Mais l'éloquence politique ornée,
verbeuse, cultivée comme un talent spécial, élevée à la hauteur d'un art, l'éloquence
qui devient la rhétorique, c'est tout autre chose. On ne saurait la considérer que comme
un résultat direct du fractionnement des idées chez une race, et de l'isolement moral où
sont tombés tous les esprits. Ce que l'on a vu chez les Grecs méridionaux, chez les
Romains sémitisés, j'allais dire dans les temps modernes, démontre assez que le talent
de la parole, cette puissance en définitive grossière, puisque ses œuvres ne peuvent
être conservées qu'à la condition rigoureuse de passer dans une forme supérieure à
celle où elles ont produit leurs effets ; qui a pour but de séduire, de tromper, d'entraîner, beaucoup plus que de convaincre, ne saurait naître et vivre que chez des peuples
égrenés qui n'ont plus de volonté commune, de but défini, et qui se tiennent, tant ils
sont incertains de leurs voies, à la disposition du dernier qui leur parle. Donc, puisque
les Mexicains honoraient si fort l'éloquence, c'est une preuve que leur aristocratie
même n'était pas très compacte, très homogène. Les peuples, sans contredit, ne
différaient pas des nobles sous ce rapport.
Quatre grandes lacunes affaiblissaient l'éclat de la civilisation aztèque. Les massacres hiératiques étaient considérés comme l'une des bases de l'organisation sociale,
comme un des buts principaux de la vie publique. Cette férocité normale tuait sans
choix, comme sans scrupule, les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants ; elle
tuait par troupeaux, et y prenait un plaisir ineffable. Il est inutile de signaler combien
ces exécutions différaient des sacrifices humains dont le monde germanique nous a
présenté l'usage. On comprend que le mépris de la vie et de l'âme était la source

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dégradante de cet usage, et résultait naturellement du double courant noir et jaune qui
avait formé la race.
Les Aztèques n'avaient jamais songé à réduire des animaux en domesticité ; ils ne
connaissaient pas l'usage du lait. C'est une singularité qui se retrouve çà et là chez
certains groupes de la famille jaune 1.
Ils possédaient un système graphique, mais des plus imparfaits. Leur écriture ne
consistait qu'en une série de dessins grossièrement idéographiques. Il y a bien loin de
là aux hiéroglyphes proprement dits. On se servait de cette méthode pour conserver le
souvenir des grands faits historiques, transmettre les ordres du gouvernement, les
renseignements fournis par les magistrats au roi. C'était un procédé très lent, très
incommode ; cependant les Aztèques n'avaient pas su mieux faire. Ils étaient inférieurs
sous ce rapport aux Olmécas, leurs prédécesseurs, si tant est qu'il faille les prendre,
avec M. Prescott, pour les fondateurs de Palenqué, et admettre que certaines inscriptions observées sur les murailles de ces ruines constituent des signes phonétiques 2.
Enfin, dernière défectuosité chronique de la société mexicaine, il est certain, bien
qu'à peine croyable, que ce peuple riverain de la mer, et dont le territoire n'est pas
privé de cours d'eau, ne pratiquait pas la navigation, et se servait uniquement de pirogues fort mal construites et de radeaux plus imparfaits encore.
Voilà quelle était la civilisation renversée par Cortez : et il est bon d'ajouter que ce
conquérant la trouva dans sa fleur et dans sa nouveauté ; car la fondation de la
capitale, Tenochtitlan, ne remontait qu'à l'an 1325. Combien donc les racines de cette
organisation étaient courtes et peu tenaces ! Il a suffi de l'apparition et du séjour d'une
poignée de métis blancs sur son terrain pour la précipiter immédiatement au sein du
néant. Quand la forme politique eut péri, il n'y eut plus de trace des inventions sur
lesquelles elle s'appuyait. La culture péruvienne ne se montra pas plus solide.
La domination des Incas, comme celle des Toltèques et des Aztèques, succédait à
un autre empire, celui des Aymaras, dont le siège principal avait existé dans les
régions élevées des Andes, sur les rives du lac de Titicaca. Les monuments qu'on voit
encore dans ces lieux permettent d'attribuer à la nation aymara des facultés supérieures
à celles des Péruviens qui l'ont suivie, puisque ceux-ci n'ont été que des copistes. M.
d'Orbigny fait observer avec raison que les sculptures de Tihuanaco révèlent un état
intellectuel plus délicat que les ruines des âges postérieurs, et qu'on y découvre même
une certaine propension à l'idéalité tout à fait étrangère à ceux-ci 3.
Les Incas, reproduction affaiblie d'une race civilisatrice, arrivèrent des montagnes
en en couvrant vers l'ouest toutes les pentes, occupant les plateaux et agglomérant sous
leur conduite un certain nombre de peuplades. Ce fut au XIe siècle de notre ère que

1
2
3

Voir plus haut.
Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 253.
D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 325.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

305

cette puissance naquit 1, et, véritable singularité en Amérique, la famille régnante
semble avoir été extrêmement préoccupée du soin de conserver la pureté de son sang.
Dans le palais de Cuzco, l'empereur n'épousait que ses sœurs légitimes, afin d'être plus
assuré de l'intégrité de sa descendance, et il se réservait, ainsi qu'à un petit nombre de
parents très proches, l'usage exclusif d'une langue sacrée, qui vraisemblablement était
l'aymara 2.
Ces précautions ethniques de la famille souveraine démontrent qu'il y avait
beaucoup à redire à la valeur généalogique de la nation conquérante elle-même. Les
Incas éloignés du trône ne se faisaient qu'un très mince scrupule de prendre des
épouses où il leur plaisait. Toutefois, si leurs enfants avaient pour aïeux maternels les
aborigènes du pays, la tolérance ne s'étendait pas jusqu'à admettre dans les emplois les
descendants en ligne paternelle de cette race soumise. Ces derniers étaient donc peu
attachés au régime sous lequel ils vivaient, et voilà un des motifs pour lesquels Pizarre
renversa si aisément toute la couche supérieure de cette société, tout le couronnement
des institutions, et pourquoi les Péruviens n'essayèrent jamais d'en retrouver ni d'en
faire revivre les restes.
Les Incas ne se sont pas souillés des institutions homicides de l'Anahuac
mexicain ; leur régime était au contraire fort doux. Ils avaient tourné leurs principales
idées vers l'agriculture, et, mieux avisés que les Aztèques, ils avaient apprivoisé de
nombreux troupeaux d'alpacas et de lamas. Mais chez eux, pas d'éloquence, pas de
luttes de parole : l'obéissance passive était la suprême loi. La formule fondamentale de
l’État avait indiqué une route à suivre à l'exclusion de toute autre, et n'admettait pas la
discussion dans ses moyens de gouvernement. Au Pérou, on ne raisonnait pas, on ne
possédait pas, tout le monde travaillait pour le prince. La fonction capitale des
magistrats consistait à répartir dans chaque famille une quote-part convenable du
labeur commun. Chacun s'arrangeait de façon à se fatiguer le moins possible, puisque
l'application la plus acharnée ne pouvait jamais procurer aucun avantage exceptionnel.
On ne réfléchissait pas non plus. Un talent surhumain n'était pas capable d'avancer son
propriétaire dans les distinctions sociales. On buvait, on mangeait, on dormait, et
surtout on se prosternait devant l'empereur et ses préposés ; de sorte que la société
péruvienne était assez silencieuse et très passive.
En revanche, elle se montrait encore plus utilitaire que la mexicaine. Outre les
grands ouvrages agricoles, le gouvernement faisait exécuter des routes magnifiques, et
ses sujets connaissaient l'usage des ponts suspendus, qui est si nouveau pour nous. La
méthode dont ils usaient pour fixer et transmettre la pensée était des plus élémentaires,
et peut-être faut-il préférer les peintures de l'Anahuac aux quipos.
Pas plus que chez les Aztèques, la construction navale n'était connue. La mer qui
bordait la côte restait déserte 3.
1
2
3

D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 296. – C'est l'époque où parut Manco-Capac.
D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 297.
D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 215. – Les Guaranis ou Caraïbes, conquérants des Antilles, n'avaient
eux-mêmes que des pirogues faites d'un tronc d'arbre creusé. (Ibid.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

306

Avec ses qualités et ses défauts, la civilisation péruvienne inclinait vers les molles
préoccupations de l'espèce jaune, tandis que l'activité féroce du Mexicain accuse plus
directement la parenté mélanienne. On comprend assez qu'en présence de la profonde
confusion ethnique des races du nouveau continent, ce serait une insoutenable
prétention que de vouloir aujourd'hui préciser les nuances qui ressortent de l'amalgame
de leurs éléments.
Il resterait à examiner une troisième nation américaine établie dans les plaines du
nord, au pied des monts Alléghanis, à une époque fort obscure. Des restes de travaux
considérables et des tombeaux sans nombre se font apercevoir au sein de cette région.
Ils se divisent en plusieurs classes indicatives de dates et de races fort différentes.
Mais les incertitudes s'accumulent sur cette question. jusqu'à présent rien de positif n'a
encore été découvert. S'attacher à un problème encore si peu et si mal étudié, ce serait
s'enfoncer gratuitement dans des hypothèses inextricables 1. Je laisserai donc les
nations alléghaniennes absolument à l'écart, et je passerai immédiatement à l'examen
d'une difficulté qui pèse sur la naissance de leur mode de culture, quel qu'ait pu être
son degré, tout comme sur celle de la culture des empires du Mexique et du Pérou des
différents âges. On doit se demander pourquoi quelques nations américaines ont été
induites à s'élever au-dessus de toutes les autres, et pourquoi le nombre de ces nations
a été si limité, en même temps que leur grandeur relative est, en fait, restée si
médiocre ?
C'est déjà avoir une réponse que d'observer, comme on a pu le faire d'après les
remarques précédentes, que ces développements partiels avaient été déterminés en
partie par des combinaisons fortuites entre les mélanges jaunes et noirs. En voyant
combien les aptitudes résultant de ces combinaisons étaient en définitive bornées, et
les singulières lacunes qui caractérisent leurs travaux et leurs œuvres, on a pu se
convaincre que les civilisations américaines ne s'élevaient pas, dans le détail,
beaucoup au-dessus de ce que les meilleures races malaises de la Polynésie ont réussi
à produire. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler non plus, si défectueuses que nous
apparaissent les organisations aztèque et quichna, il est cependant en elles quelque
chose d'essentiellement supérieur à la science sociale pratiquée à Tonga-Tabou et dans
l'île d'Hawaii ; on y aperçoit un lien national plus fortement tendu, une conscience plus
nette d'un but qui est, de lui-même, d'une nature plus complexe ; de sorte que l'on est
en droit de conclure, malgré beaucoup d'apparences contraires, que le mélange
polynésien le mieux doué n'arrive pas encore tout à fait à égaler ces civilisations du
1

Des monuments de différentes espèces, mais extrêmement grossiers, sont répandus jusque dans le
Nouveau-Mexique et la Californie. (L. G. Squier, Extract from the American Review for nov. 1848.)
Plusieurs de ces constructions remontaient à une époque excessivement reculée, et ne concernent
pas les races américaines actuelles. C'est aux Finnois primitifs qu'il faut les rapporter ; aussi n'est-ce
pas à cette classe qu'il est fait ici allusion. – Les Alléghaniens paraissent avoir transmis aux LenniLenapes actuels ce mode d'écriture mnémonique qui consiste en signes arbitraires tracés sur une
planchette dans le but de rappeler les détails d'un récit à ceux qui le savent et à les empêcher de se
tromper dans l'ordre de succession des idées. C'est dans ce système qu'est reproduit le chant
mythique intitulé : Wolum-0lum, la Création, donné par E. G. Squier, dans le Historical and
mythological traditions of the Algonquino, p. 6.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

307

grand continent occidental, et, en conséquence, on est amené à croire que, pour
déterminer cette différence, il a fallu l'intervention locale d'un élément plus énergique,
plus noble que ceux dont les espèces jaune et noire ont la disposition. Or il n'est dans
le monde que l'espèce blanche qui puisse fournir cette qualité suprême. Il y a donc, a
priori, lieu de soupçonner que des infiltrations de cette essence pré-excellente ont
quelque peu vivifié les groupes américains, là où des civilisations ont existé. Quant à
la faiblesse de ces civilisations, elle s'explique par la pauvreté des filons qui les ont fait
naître. J'insiste sur cette dernière idée.
Les éléments blancs, s'ils ont paru créer les principales parties de la charpente
sociale, ne se révèlent nullement dans la structure de la totalité. Ils ont fourni la force
agrégative, et presque rien de plus. Ainsi ils n'ont pas réussi à consolider l'œuvre qu'ils
rendaient possible, puisque nulle part ils ne lui ont assuré la durée. L'empire de
l'Anahuac ne remontait qu'au Xe siècle, tout au plus ; celui du Pérou, au XIe ; et rien ne
démontre que les sociétés précédentes s'enfoncent à une distance bien lointaine dans la
nuit des temps. C'est l'avis de M. de Humboldt, que la période du mouvement social en
Amérique n'a pas dépassé cinq siècles. Quoi qu'il en soit, les deux grands États que les
mains violentes de Cortez et de Pizarre ont détruits marquaient déjà l'ère de la
décadence, puisqu'ils étaient inférieurs, dans l'Anahuac, à celui des Olmécas, et, sur le
plateau des Andes péruviennes, à celui que les Aymaras avaient autrefois fondé 1.
La présence de quelques éléments blancs rendue nécessaire, affirmée d'office par
l'état des choses, est confirmée par le double témoignage des traditions américaines
elles-mêmes, et d'autres récits datant de la fin du Xe siècle et du commencement du
XIe, qui nous sont transmis par les Scandinaves. Les Incas déclarèrent aux Espagnols
qu'ils tenaient leur religion et leurs lois d'un homme étranger de race blanche. Ils
ajoutaient même cette observation si caractéristique, que ces hommes avaient une
longue barbe, fait complètement anormal chez eux. Il n'y aurait aucune raison pour
repousser un récit traditionnel de ce genre, quand même il serait isolé 2.
Voici qui lui donne une force irrésistible. Les Scandinaves de l'Islande et du
Groënland tenaient, au Xe siècle, pour indubitable que des relations fort anciennes
avaient eu lieu entre l'Amérique du Nord et l'Islande. Ils avaient d'autant plus de
motifs de ne pas douter de la possibilité des faits que leur racontaient à cet égard les
habitants de Limerick, que plusieurs de leurs propres expéditions avaient été rejetées
par les tempêtes soit sur la côte islandaise, en allant en Amérique, soit sur la côte
américaine, en allant en Islande. Ils racontaient donc, d'après ce qui leur avait été dit,
qu'un guerrier gallois appelé Madok, parti de l'île de Bretagne, avait navigué très loin
dans l'ouest 3. Qu'ayant rencontré là une terre inconnue, il y avait fait un court séjour.
Mais, de retour dans sa patrie, il n'avait plus eu d'autre pensée que d'aller s'établir dans
1
2
3

Jomard, les Antiquités américaines au point de vue de la géographie, p. 6.
Pickering, p. 113. – La même tradition, avec les mêmes détails, se retrouve chez les Muyscas, dans
le Bogota, par conséquent à une distance considérable du Mexique.
« Cambro-Britannos, ibidem, anno 1170, duce Madoco concedisse, nonnullis probatum « habetur et
alios quoque Europæos, tam ante quam post hoc tempus, notitiam terræ « habuisse, non amplius
absurdum aut improbabile existimatur. » (Rafn, Antiq. americanœ, Hafniæ, 1837, in-4°, p. III-IV.)

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

308

le pays transmarin dont la nature mystérieuse lui avait plu ; il avait réuni des colons,
hommes et femmes, fait des provisions, armé des vaisseaux, était parti et n'était plus
jamais revenu. Cette histoire avait pris un tel développement chez les Scandinaves du
Groënland qu'en 1121 1 l'évêque Éric s'embarqua pour aller porter, à ce qu'on suppose,
à l'antique colonisation islandaise les consolations et les secours de la religion, et les
maintenir dans la foi, où on se plaisait à croire qu'ils étaient demeurés fermes.
Ce ne fut pas seulement au Groënland et en Islande que cette tradition s'établit. De
l'Islande, où elle avait évidemment vu le jour, elle était passée en Angleterre, et y avait
si bien pris créance, que les premiers colons britanniques du Canada ne cherchaient
pas moins activement, dans leur nouvelle possession, les descendants de Madok, que
les Espagnols, sous Christophe Colomb, avaient cherché les sujets du grand khan de la
Chine à Hispaniola. On crut même avoir trouvé la postérité des émigrants gallois dans
la tribu indienne des Mandans. Tous ces récits, encore une fois, sont obscurs sans
doute ; mais on ne peut contester leur antiquité, et il existe encore bien moins de
raisons de douter de leur parfaite et irréprochable exactitude.
Il en résulte pour les Islandais, mais très probablement pour les Islandais d'origine
scandinave, une certaine auréole de courage aventureux et de goût des entreprises
lointaines. Cette opinion est appuyée par la circonstance incontestable qu'en 795 des
navigateurs de la même nation avaient débarqué dans l'Islande, encore inoccupée et y
avaient établi des moines 2. Trois Norwégiens, le roi de mer Naddok et les deux héros
Ingulf et Hiorleïf, suivirent cet exemple, et amenèrent sur l'île, en 874, une colonie
composée de nobles scandinaves qui, fuyant devant les prétentions despotiques
d'Harald aux beaux cheveux, cherchaient une terre où ils pussent continuer l'existence
indépendante et fière des antiques odels arians. Habitués que nous sommes à
considérer l'Islande dans son état actuel, stérilisée par l'action volcanique et l'invasion
croissante des glaces, nous nous la figurons, au début des âges moyens, peu peuplée
comme nous la voyons aujourd'hui, réduite au rôle d'annexe des autres pays normands,
et nous méconnaissons l'activité dont elle était alors le foyer. Il est facile de rectifier
d'aussi fausses préventions.
Cette terre, choisie par l'élite des nobles norwégiens, était un foyer de grandes
entreprises où abondaient constamment tous les hommes énergiques du monde
scandinave 3. Il en partait, chaque jour, des expéditions qui s'en allaient à la pêche de
la baleine et à la recherche de nouvelles contrées, tantôt dans l'extrême nord-ouest,
tantôt dans le sud-ouest. Cet esprit remuant était entretenu par la foule des scaldes et
des moines érudits qui, d'une part, avaient porté au plus haut degré la science des
antiquités du Nord et fait de leur nouveau séjour la métropole poétique de la race, et
1
2
3

Rafn, Antiq. americ., p. 262 : « Excerpta ex annalibus Islandarum : ann. 1121 « Eiriker « Biskup af
graenlandi for at leita Vinlands. »
A. de Humboldt, Examen critique de l'histoire de la géographie du nouveau continent, t. II, p. 90 et
pass.
Les preuves abondent de toutes parts dans les annales des royaumes scandinaves, mais ce sont
surtout les chroniques islandaises qui présentent le tableau le plus vivant des faits. Il suffit de les
feuilleter pour être convaincu.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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qui, de l'autre, y attiraient incessamment la connaissance des littératures méridionales,
et traduisaient dans le langage usuel les principales productions des pays romans 1.
L'Islande était donc, au Xe siècle, un territoire très intelligent, très populeux, très
actif, très puissant, et ses habitants le démontrèrent bien par ce fait, qu'arrivés et établis
dans leur île en 874, ils fondaient leurs premiers établissements groënlandais en 986.
Nous n'avons eu d'exemple d'une pareille exubérance de forces que chez les
Carthaginois. C'est que l'Islande était, en effet, comme la cité de Didon, l'œuvre d'une
race aristocratique parvenue, avant d'agir, à tout son développement, et cherchant dans
l'exil non seulement le maintien, mais encore le triomphe de ses droits.
Quand une fois les Scandinaves eurent pris pied dans le Groënland, leurs
colonisations s'y succédèrent, s'y multiplièrent rapidement, et en même temps des
voyages de découverte commencèrent vers le sud 2. L'Amérique fut ainsi trouvée par
les rois de mer, comme si la Providence avait voulu qu'aucune gloire ne manquât à la
plus noble des races.
On connaît très peu, très mal, très obscurément, l'histoire des rapports du
Groënland avec le continent occidental. Deux points seulement sont fixés avec la
dernière évidence par quelques chroniques domestiques parvenues jusqu'à nous. Le
premier, c'est que les Scandinaves avaient pénétré, au Xe siècle, jusqu'à la Floride, au
sud de la contrée où ils avaient trouvé des vignes, et qu'ils avaient appelée Vinland.
Dans le voisinage était, suivant eux, l'ancien pays des colons irlandais, que leurs
documents nomment Hirttramanhaland, le pays des blancs : c'était l'expression dont
s'étaient servis les Indiens, premiers auteurs de ce renseignement, et que ceux qui le
recevaient n'avaient pas hésité à traduire par le mot : Island it mikla, la grande
Islande 3.
Le second point est celui-ci : jusqu'en 1347 les communications entre le Groënland
et le bas Canada étaient fréquentes et faciles. Les Scandinaves allaient y charger des
bois de construction 4.
Vers la même époque un changement remarquable s'opère dans l'état des populations groënlandaises et islandaises. Les glaces, gagnant plus de terrain, rendent le
climat par trop dur et la terre trop stérile. La population décroît rapidement, et si bien
que le Groënland se trouve tout à coup absolument abandonné et désert, sans qu'on
puisse dire ce que ses habitants sont devenus. Cependant ils n'ont pas été détruits
subitement par des convulsions de la nature. On peut contempler encore aujourd'hui
des restes d'habitations et d'églises fort nombreuses qui évidemment ont été quittées, et
ne s'écroulent que sous l'action du temps et de l'abandon. Ces restes ne révèlent aucune
1
2

3
4

Weinhold, Die deutschen Frauen im Mittelalter, p. 187 et ailleurs.
A. de Humboldt remarque que le Groënland Oriental est si rapproché de la péninsule scandinave et
du nord de l'Écosse, qu'il n'existe d'un point à l'autre qu'une distance de 269 lieues marines, trajet
qui, par un vent frais et continu, peut être franchi en moins de quatre jours de navigation (Op. cit., t.
II, p. 76.)
Chronique d'Islande, intitulée Islingabok, composée vers 1080 ou 1090 ; Antiquit. americ. p. 211.
Antiquit. americ. p. 265.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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trace d'un cataclysme qui aurait englouti ceux qui les habitaient jadis. Il faut donc de
toute nécessité que ces derniers, en désertant leurs demeures, aient été chercher
ailleurs un autre séjour. Où sont-ils allés ?
On a voulu à toute force les retrouver individuellement, un à un, dans les États du
nord de l'Europe, et on a oublié qu'il ne s'agissait pas d'hommes isolés, mais de
véritables populations qui, arrivant en masse en Norwège, en Hollande, en Allemagne,
auraient excité une attention dont les récits des chroniqueurs auraient conservé la
trace, ce qui n'est pas. Il est plus admissible, il est plus raisonnable de croire que les
Scandinaves Groënlandais et une partie des hommes de l'Islande, ayant depuis de
longues années connaissance des territoires fertiles et bien boisés, du climat doux et
attrayant du Vinland, et s'étant fait une habitude de parcourir les mers occidentales,
échangèrent peu à peu pour cette résidence, de tous points préférable, des contrées qui
leur devenaient inhabitables, et qu'ils émigrèrent en Amérique, absolument comme
leurs compatriotes de Suède et de Norwège avaient naguère passé de leurs rochers du
nord dans la Russie et dans les Gaules 1.
C'est ainsi que les races aborigènes du nouveau continent ont pu s'enrichir de
quelques apports du sang des blancs, et que celles qui possédèrent au milieu d'elles des
métis islandais ou des métis scandinaves se virent douées du pouvoir de créer des
civilisations, tâche glorieuse à laquelle leurs congénères moins heureux étaient
nativement et restèrent à perpétuité inhabiles. Mais, comme l'affluent ou les affluents
d'essence noble mis en circulation dans les masses malaises étaient trop faibles pour
produire rien de vaste ni de durable, les sociétés qui en résultèrent furent peu nombreuses, et surtout très imparfaites, très fragiles, très éphémères, et, à mesure qu'elles
se succédèrent, moins intelligentes, moins marquées au sceau de l'élément dont elles
étaient issues, de telle sorte que, si la découverte nouvelle de l'Amérique par
Christophe Colomb, au lieu de s'accomplir au XVe siècle, n'avait été réalisée qu'au
XIXe, nos marins n'auraient vraisemblablement trouvé ni Mexico, ni Cuzco, ni temples
du Soleil, mais des forêts partout, et dans ces forêts des ruines hantées par les mêmes
sauvages qui les traversent aujourd'hui 2.
1

2

Les Scandinaves de l'Islande et du Groënland, vivant sous le régime des odels, s'occupaient
beaucoup plus de l'histoire des familles que de celle de la nation. Aussi la plupart des documents
dont je me suis servi ne sont-ils que des chroniques domestiques et des chants destinés à célébrer les
exploits d'un héros. Dans cet état de choses, on conçoit que presque toutes les relations de voyages
se soient perdues et aient disparu avec les familles qu'elles glorifiaient. Il ne nous reste d'un peu
étendu que ce qui a rapport à la race d'Érik le Roux. Il est donc extrêmement possible que, si les
marins de cette maison se sont toujours préoccupés du Vinland, qu'ils avaient découvert et qui était
pour eux une sorte de possession, d'autres se soient dirigés de préférence sur divers points leur
appartenant au même titre. C'est une hypothèse, sans doute, mais elle est naturelle, et voici qui la
soutient : un planisphère islandais de la fin du XIIIe siècle divise la terre en quatre parties : l'Europe,
l'Asie, l'Afrique, et une quatrième qui occupe à elle seule tout un hémisphère et qui est appelée
Synnri-bigd ; ou région méridionale de la terre habitée. Cette carte a été publiée déjà dans plusieurs
occasions. Elle n'est pas d'ailleurs unique, et démontre que les islandais attribuaient une très grande
étendue vers le sud au continent américain : donc ils ne s'étaient pas bornés à en visiter l'hémisphère
boréal.
A. de Humboldt, ouvr. cité, t. I. – L'illustre auteur place l'état de civilisation connue des Aztèques et
des Incas entre l'époque des expéditions scandinaves et le XVe siècle. Ces deux suprêmes efforts de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

311

Les civilisations américaines étaient si débiles qu'elles sont tombées en poussière
au premier choc. Les tribus spécialement douées qui les soutenaient se sont dispersées
sans difficulté devant le sabre d'un vainqueur imperceptible, et les masses populaires
qui les avaient subies, sans les comprendre, se sont retrouvées libres de suivre les
directions de leurs nouveaux maîtres ou de continuer leur antique barbarie. La plupart
ont préféré prendre le dernier parti ; elles rivalisent d'abrutissement avec ce qu'on voit
de mieux en ce genre en Australie. Quelques-unes possèdent même la conscience de
leur abaissement, et elles en agréent toutes les conséquences. De ce nombre est la tribu
brésilienne, qui s'est fait, pour ses fêtes, un air de danse dont voici les paroles :
Quand je serai mort,
Ne me pleure pas ;
Il y a le vautour
Qui me pleurera.
Quand je serai mort,
Jette-moi dans la forêt ;
Il y a l'armadille
Qui m'enterrera.

On n'est pas plus philosophe 1 ; les bêtes de proie sont des fossoyeurs acceptés. Les
nations américaines n'ont donc obtenu qu'à un seul moment, et sous un jour bien
sombre, la lumière civilisatrice. Maintenant les voilà revenues à leur état normal : c'est
une sorte de demi-néant intellectuel, et rien ne les en doit arracher que la mort
physique 2.
Je me trompe. Beaucoup de ces nations semblent, au contraire, à l'abri de cette fin
misérable. Il ne s'agit, pour entrer en goût de le soutenir, que d'envisager la question
sous une face nouvelle.
De même que les mélanges opérés entre les indigènes et les colons islandais et
scandinaves ont pu créer des métis relativement civilisables, de même les descendants

1
2

la sociabilité américaine étaient, suivant lui, fort débiles et très inférieurs à ceux qui les avaient
précédés d'environ cinq cents ans en moyenne. C'est ici le lieu de dire quelques mots d'une
hypothèse très répandue et très admissible qui attribue aux populations de l'Asie orientale, Chinois et
japonais, une grande influence sur la naissance des civilisations de l'ancien continent. A. de
Humboldt (Vue des Cordillères), Prescott, dans son troisième volume de son histoire de la conquête
du Mexique. Morton et la plupart des archéologues actuels, ou appuient fortement ou discutent à
peine la possibilité des faits. Rien de plus naturel, en effet, que des communications fortuites ou
même préméditées aient eu lieu de ce côté, et on démontrera peut-être un jour d'une manière
satisfaisante que le pays de Fon-dang, cité par quelques écrivains chinois comme existant à l'ouest,
n'est autre que le continent d'Amérique. Je n'ai pas cru devoir cependant rattacher directement mes
démonstrations à ce système, le considérant comme susceptible, pour ce qui a trait au Japon, de
développements très considérables qu'il est dangereux de prévenir. Lorsque le fait sera établi, il en
résultera que l'Amérique, outre ce qu'elle a reçu des Scandinaves, a encore recueilli par
l'intermédiaire d'aventuriers malais, faiblement arianisés, une petite portion de plus d'essence noble.
Aucun des principes posés ici n'en sera ébranlé.
Cette chanson en langue géral est donnée par Martius. u. Spix, ouvr. cité, t. III, p. 1085.
Humboldt, Histoire critique, etc., t. II, p. 128. – Les observations de cet écrivain s'appliquent surtout
aux peuples chasseurs de l'hémisphère septentrional.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

312

des conquérants espagnols et portugais, en se mariant aux femmes des pays occupés
par eux, ont donné naissance à une race mixte supérieure à l'ancienne population.
Mais, si l'on veut considérer le sort des naturels américains sous cet aspect, il faut en
même temps tenir compte de la dépression manifestée, par le fait de cet hymen, dans
les facultés des groupes européens qui ont consenti à le contracter. Si les Indiens des
pays espagnols et portugais sont, çà et là, un peu moins abâtardis, et surtout infiniment
plus nombreux 1 que ceux des autres parties du nouveau continent, il faut considérer
que cette amélioration dans l'état de leurs aptitudes est bien minime et que la conséquence la plus pratique en a été l'avilissement des races dominatrices. L'Amérique du
Sud, corrompue dans son sang créole, n'a nul moyen désormais d'arrêter dans leur
chute ses métis de toutes variétés et de toutes classes. Leur décadence est sans remède.

1

M. A. de Humboldt démontre même que la population indigène des contrées espagnoles est en voie
de prospérité et d'augmentation, au détriment, bien entendu, de la descendance des conquérants
immergés dans cette masse. (Ouvr. cité, t. II, p. 129.) Cet état de choses trouble beaucoup la sécurité
de conscience des observateurs américains dans le pays desquels se manifeste un phénomène tout
opposé. Il ébranle presque leur confiance dans ce qu'on appelle les bienfaits de la civilisation, et M.
Pickering, confondant du reste toutes notions raisonnables, se pose cette question : « By an
exception to the usual tendency of european civilisation, there are grounds for questioning whether
Peru has altogether gained by the change. » (P. 21.) – C'est plutôt au sujet des tribus de LennisLenapés que le savant Américain devrait soulever ce doute.

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Livre sixième

Chapitre VIII
Les colonisations européennes
en Amérique.

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Les relations des indigènes américains avec les nations européennes, à la suite de
la découverte de 1495, ont été marquées de caractères très différents, déterminés par la
mesure de parenté primitive entre les groupes mis en présence. Parler des rapports de
parenté entre les nations du nouveau monde et les navigateurs de l'ancien, semblera
d'abord hasardé. En y réfléchissant mieux, on se rendra compte que rien n'est plus réel,
et on va en voir les effets.
Les peuples d'outre-mer qui ont le plus agi sur les Indiens sont les Espagnols, les
Portugais, les Français et les Anglais.
Dès le début de leur établissement, les sujets des rois catholiques se sont
intimement rapprochés des gens du pays. Sans doute ils les ont pillés, battus, et très
souvent massacrés. De tels événements sont inséparables de toute conquête, et même
de toute domination. Il n'en est pas moins vrai que les Espagnols rendaient hommage à
l'organisation politique de leurs vaincus, et la respectaient en ce qui n'était pas contraire à leur suprématie. Ils concédaient le rang de gentilhomme et le titre de don à
leurs princes ; ils usaient des formules impériales quand ils s'adressaient à
Montézuma ; et même après avoir proclamé sa déchéance et exécuté sa condamnation

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à mort, ils ne parlaient de lui qu'en se servant du mot de majesté. Ils recevaient ses
parents au rang de leur grandesse, et en faisaient autant pour les Incas. D'après ce
principe, ils épousèrent sans difficulté des filles de caciques, et, de tolérance en
tolérance, en arrivèrent à allier librement une famille d'hidalgos à une famille de
mulâtres. On pourrait croire que cette conduite, que nous appellerions libérale, était
imposée aux Espagnols par la nécessité de s'attacher des populations trop nombreuses
pour ne pas être ménagées ; mais dans telles contrées où ils n'avaient affaire qu'à des
tribus sauvages et clairsemées, dans l'Amérique centrale, à Bogota, dans la Californie,
ils agissaient absolument de même. Les Portugais les imitèrent sans réserve. Après
avoir déblayé un certain rayon autour de Rio-Janeiro, ils se mêlèrent sans scrupule aux
anciens possesseurs de la contrée, sans se scandaliser de l'abrutissement de ceux-ci.
Cette facilité de mœurs provenait, sans aucun doute, des points d'attraction que la
composition des races respectives laissait subsister entre les maîtres et les sujets.
Chez les aventuriers sortis de la péninsule hispanique, et qui appartenaient pour la
plupart à l'Andalousie 1, le sang sémitique dominait, et quelques éléments jaunes,
provenus des parties ibériennes et celtiques de la généalogie, donnaient à ces groupes
une certaine portée malaise. Ses principes blancs étaient là en minorité devant
l'essence mélanienne. Une affinité véritable existait donc entre les vainqueurs et les
vaincus, et il en résultait une assez grande facilité de s'entendre, et, par suite, propension à se mêler.
Pour les Français, il en était à peu près de même, quoique par un autre côté, et
nullement par ce côté. Dans le Canada, nos émigrants ont très fréquemment accepté
l'alliance des aborigènes et, ce qui fut toujours assez rare de la part des colonisateurs
anglo-saxons, ils ont adopté souvent et sans peine le genre de vie des parents de leurs
femmes. Les mélanges ont été si faciles, que l'on trouve peu d'anciennes familles
canadiennes qui n'aient touché, au moins de loin, à la race indienne ; et cependant ces
mêmes Français, si accommodants dans le nord, n'ont jamais voulu, dans le sud,
admettre la possibilité d'une alliance avec l'espèce nègre que comme une flétrissure, ni
voir dans les mulâtres que des avortons réprouvés. La cause de cette inconséquence
apparente est aisée à expliquer. La plupart des familles qui se sont les premières
établies, tant au Canada qu'aux Antilles, appartenaient aux provinces de Bretagne ou
de Normandie. Une affinité existait, pour la partie gallique de leur origine, avec les
tribus malaises très jaunes du Canada, tandis que tout leur naturel répugnait à
contracter alliance avec l'espèce noire sur les terrains où ils se trouvaient rapprochés
d'elle, bien différents en cela, comme on l'a vu, des colons espagnols, qui, dans
l'Amérique du Sud, l'Amérique centrale, le Mexique, se trouvent aujourd'hui, grâce
aux mélanges de toute nature qu'ils ont aisément acceptés, dans des conditions de
concordances fâcheuses avec les groupes indigènes qui les entourent.
Il y aurait assurément injustice à prétendre que le citoyen de la république
mexicaine, ou le général improvisé qui apparaît à chaque instant dans la confédération
1

Il y a une exception à faire en faveur de la population européenne du Chili. Elle est venue en
majorité du nord de l'Espagne, elle s'est moins mêlée aux aborigènes ; elle est donc très
naturellement supérieure aux habitants des républiques voisines, et son état politique s'en ressent.

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argentine, soient sur le même plan que le Botoendo anthropophage ; mais on ne saurait
nier non plus que la distance qui sépare ces deux termes de la proposition n'est pas
indéfinie, et que, sous bien des aspects, le cousinage se laisse découvrir. Tout ce
monde indien habitant les forêts, chercheur d'or, à demi blanc, militaire de hasard,
mulâtre à moitié indigène ; tout ce monde, depuis le président de l’État jusqu'au
dernier vagabond, se comprend à merveille et peut vivre ensemble. On s'en aperçoit,
du reste, à la façon dont s'y prend le farouche cavalier des pampas pour manier les
institutions européennes que notre folie propagandiste l'a induit à accepter. Les
gouvernements de l'Amérique du Sud ne sont guère comparables qu'à l’empire d'Haïti,
il faut bien consentir désormais à s’en apercevoir, et ce sont les hommes qui naguère
applaudissaient avec le plus d'emportement à la prétendue émancipation de ces
peuples, et qui en attendaient les plus beaux résultats, ce sont ceux-là mêmes qui
aujourd'hui, devenus justement incrédules sur un avenir qu'ils ont tant hâté de leurs
vœux, de leurs écrits et de leurs efforts, prédisent le plus haut qu'il faut un joug à ces
amas de métis, et qu'une domination étrangère peut seule leur donner l'éducation forte
dont ils ont besoin. En parlant ainsi, ils indiquent du doigt, avec un sourire satisfait, le
point de l'horizon d'où viennent déjà les envahisseurs prédestinés ; ils montrent les
Anglo-Saxons des États-Unis d'Amérique. Ce nom d'Anglo-Saxons parait flatter
l'imagination des habitants de la grande confédération transatlantique ; malgré le droit
de plus en plus équivoque que la population actuelle peut avoir à le réclamer,
commençons par le lui donner un moment, ne serait-ce que pour faciliter l'examen des
premiers temps de l'agrégation dont les colons anglais forment le noyau.
Ces Anglo-Saxons, ces gens d'origine britannique, représentent la nuance la plus
éloignée tout à la fois du sang des aborigènes et de celui des nègres d'Afrique. Ce n'est
pas qu'on ne pût trouver dans leur essence quelques traces d'affinités finniques ; mais
elles sont contre-balancées par la nature germanique, à la vérité ossifiée, un peu flétrie,
dépouillée de ses côtés grandioses, toutefois encore rigide et vigoureuse, qui survit en
leur organisme. Ce sont donc, pour les représentants purs ou métis des deux grandes
variétés inférieures de l'espèce, des antagonistes irréconciliables. Voilà leur situation
sur leur propre territoire. À l'égard des autres contrées indépendantes de l'Amérique,
ils composent un État fort en face d'États agonisants. Ces derniers, au lieu d'opposer à
l'Union américaine, au défaut d'une organisation ethnique quelque peu compacte, au
moins une certaine expérience de la civilisation, et l'énergie apparente ou transitoire
d'un gouvernement despotique, ne possèdent que l'anarchie à tous les degrés ; et quelle
anarchie, puisqu'elle réunit les disparates de l'Amérique malaise à ceux de l'Europe
romanisée !
Le noyau anglo-saxon existant aux États-Unis n'a donc nulle peine à se faire
reconnaître pour l'élément vivace du nouveau continent. Il est placé, vis-à-vis des
autres populations, dans cette attitude de supériorité accablante où furent jadis toutes
les branches de la famille ariane, Hindous, Kchattryas Chinois, Iraniens, Sarmates,
Scandinaves, Germains, à l'égard des multitudes métisses. Bien que ce dernier
représentant de la grande race soit fortement déchu, il offre cependant un tableau assez
curieux des sentiments de celle-ci pour le reste de l'humanité. Les Anglo-Saxons se
comportent en maîtres envers les nations inférieures ou même seulement étrangères à

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la leur, et il n'est pas sans utilité de profiter de cette occasion d'étudier dans le détail ce
que c'est que le contact d'un groupe fort avec un groupe faible. L'éloignement des
temps et l'obscurité des annales ne nous a pas toujours permis de saisir avec
l'exactitude qui nous est maintenant offerte les linéaments de ce tableau.
Les restes anglo-saxons, dans l'Amérique du Nord, forment un groupe qui ne doute
pas un seul instant de sa supériorité innée sur le reste de l'espèce humaine, et des droits
de naissance que cette supériorité lui confère. Imbu de tels principes, qui sont plutôt
encore des instincts que des notions, et dominé par des besoins bien autrement
exigeants que ceux des siècles où la civilisation n’existait qu'à l'état d'aptitude, ce
groupe ne s'est pas même accommodé, comme les Germains, de partager la terre avec
les anciens possesseurs. Ceux-ci, il les a dépouillés, il les a refoulés de solitudes en
solitudes ; il leur a acheté de force et à vil prix le sol qu'ils ne voulaient pas vendre, et
le misérable lambeau de champ que, par des traités solennels et répétés, il leur a
garanti, parce qu'il fallait pourtant que ces misérables pussent poser le pied quelque
part, il n'a pas tardé à le leur prendre, impatient, non plus de leur présence, mais de
leur vie. Sa nature raisonnante et amie des formes légales lui a fait trouver mille
subterfuges pour concilier le cri de l'équité avec le cri plus impérieux encore d'une
rapacité sans bornes. Il a inventé des mots, des théories, des déclamations pour
innocenter sa conduite. Peut-être a-t-il reconnu, au fond du dernier retrait de sa
conscience, l'impropriété de ces tristes excuses. Il n'en a pas moins persévéré dans
l'exercice du droit de tout envahir, qui est sa première loi, et la plus nettement gravée
dans son cœur.
Vis-à-vis des nègres il ne se montre pas moins impérieux qu'avec les aborigènes :
ceux-ci, il les dépouille jusqu'à l'os ; ceux-là, il les courbe sans hésitation jusqu'au
niveau du sol qu'ils travaillent pour lui, et cette façon d'agir est d'autant plus
remarquable qu'elle n'est pas en accord avec les principes d'humanité professés par
ceux qui la pratiquent. Cette inconséquence veut une explication. Au point où elle est
poussée, elle est toute nouvelle sur la terre. Les Germains n'en ont pas donné
l'exemple ; se contentant d'une portion de la terre, ils ont garanti le libre usage du reste
à leurs vaincus. Ils avaient trop peu de besoins pour se sentir l'envie de tout envahir.
Ils étaient trop grossiers pour concevoir la pensée d'imposer à leurs sujets ou à des
nations étrangères l'usage de liqueurs ou de matières pernicieuses. C'est là une idée
moderne. Ce que ni les Vandales, ni les Goths, ni les Franks, ni les premiers Saxons
n'ont imaginé de faire, les civilisations du monde antique, qui, plus raffinées, étaient
aussi plus perverses, n'y avaient cependant pas songé davantage. Ce n'est pas le
brahmane, ce n'est pas le mage qui ont senti le besoin de faire disparaître autour d'eux,
avec une parfaite précision, tout ce qui ne s'associait pas à leur pensée. Notre
civilisation est la seule qui ait possédé cet instinct et en même temps cette puissance
homicide ; elle est la seule qui, sans colère, sans irritation, et en se croyant, au
contraire, douce et compatissante à l'excès, en proclamant la mansuétude la plus
illimitée, travaille incessamment à s'entourer d'un horizon de tombes. La raison en est
qu'elle ne vit que pour trouver l'utile ; que tout ce qui ne la sert pas dans ses tendances
lui nuit, et que, logiquement, tout ce qui nuit est d'avance condamné, et, le moment
arrivé, détruit.

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Les Anglo-Américains, représentants convaincus et fidèles de ce mode de culture,
ont agi conformément à ses lois. Ils ne sont pas répréhensibles. C'est sans hypocrisie
qu'ils se sont cru le droit de se joindre au concert de réclamations élevé par le XVIIIe
siècle contre toute espèce de contrainte politique, contre l'esclavage des noirs en
particulier. Les partis et les nations jouissent, comme les femmes, de l'avantage de
braver la logique, d'associer les dispararates intellectuelles et morales les plus
surprenantes, sans pour cela manquer de sincérité. Les concitoyens de Washington, en
déclamant avec énergie pour l'affranchissement de l'espèce nègre, ne se sont pas crus
obligés de donner l'exemple ; comme les Suisses, leurs émules théoriques dans l'amour
de l'égalité, qui savent maintenir encore contre les juifs la législation du moyen âge, ils
ont traité les noirs attachés à leur glèbe avec la dernière rigueur, avec le dernier
mépris. Plus d'un héros de leur indépendance leur a donné l'exemple de ce désaccord
instinctif entre les maximes et les actes. Jefferson, dans ses rapports avec ses négresses
esclaves et les enfants qui en provenaient, a laissé des souvenirs qui, en petit, ne
ressemblent pas mal aux excès des premiers Chamites blancs.
Les Anglo-Saxons d'Amérique sont religieux : ce trait leur est resté assez bien
empreint de la noble partie de leur origine. Cependant ils n'acceptent ni les terreurs ni
le despotisme de la foi. Chrétiens, on ne les voit pas sans doute, comme les anciens
Scandinaves, rêver d'escalader le ciel, ni combattre de plain-pied avec la Divinité ;
mais ils la discutent librement, et, particularité véritablement typique, en la discutant
toujours, semblables encore en ceci à leurs aïeux arians, ils ne la nient jamais, et
restent dans ce remarquable milieu qui, touchant à la superstition d'une part, à
l'athéisme de l'autre, se maintient avec un égal dégoût, une horreur égale, au-dessus de
ces deux abîmes.
Possédés de la soif de régner, de commander, de posséder, de prendre et de
s'étendre toujours, les Anglo-Saxons d'Amérique sont primitivement agriculteurs et
guerriers ; je dis guerriers, et non pas militaires : leur besoin d'indépendance s'y
oppose. Ce dernier sentiment fut, à toutes les époques, la base et le mobile de leur
existence politique. Ils ne l'ont point acquis à la suite de leur rupture avec la mère
patrie ; ils l'ont toujours possédé. Ce qu'ils ont gagné à leur révolution est considérable, puisque à dater de ce moment ils se sont trouvés, quant à leur action extérieure,
maîtres absolus et libres d'employer leurs forces à leur gré pour s'étendre indéfiniment.
Mais, en ce qui concerne l'essentiel de leur organisation intérieure, aucun germe
nouveau n'a paru. Avec ou sans la participation de la métropole, les peuples des ÉtatsUnis actuels étaient constitués de façon à se développer dans la direction communale
où on les voit agir. Leurs magistratures électives et temporaires, leur jalouse surveillance du chef de l'État, leur goût pour le fractionnement fédératif, rappellent bien les
vicampatis des Hindous primitifs, la séparation par tribus, les ligues des peuples
parents, anciens dominateurs de la Perse septentrionale, de la Germanie, de
l’Heptarchie saxonne. Il n'est pas jusqu'à la constitution de la propriété foncière qui
n'ait encore beaucoup de traits de la théorie de l'odel.

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On attache donc ordinairement une importance inconsidérée à la crise où brilla
Washington. Assurément ce fut une évolution considérable dans les destinées du
groupe anglo-saxon transplanté en Amérique ; ce fut une phase brillante et en même
temps fortifiante ; mais y apercevoir une naissance, une fondation de la nationalité,
c'est faire tort tout à la fois à la gloire des compagnons de Penn ou des gentilshommes
de la Virginie, et à l'exacte appréciation des faits. L'émancipation n'a été qu'une
application nécessaire de principes existant déjà, et la véritable année climatérique des
États-Unis n'est pas encore arrivée.
Ce peuple républicain témoigne de deux sentiments qui tranchent d'une manière
complète avec les tendances naturelles de toutes les démocraties issues de l'excès des
mélanges. C'est d'abord le goût de la tradition, de ce qui est ancien, et, pour employer
un terme juridique, des précédents ; penchant si prononcé que, dans l'ordre des
affections, il défend même l'image de l'Angleterre contre de nombreuses causes d'animosité. En Amérique, on modifie beaucoup et sans cesse les institutions ; mais il y a,
parmi les descendants des Anglo-Saxons, une répugnance marquée aux transformations radicales et subites. Beaucoup de lois importées de la métropole, au temps où
le pays était sujet, sont restées en vigueur. Plusieurs exhalent même, au milieu des
émanations modernes qui les entourent, une saveur de vétusté qui s'allie chez nous aux
souvenirs féodaux. En second lieu, les mêmes Américains sont beaucoup plus
préoccupés qu'ils ne l'avouent des distinctions sociales ; seulement, tous veulent les
posséder. Le nom de citoyen n'est pas plus popularisé parmi eux que le titre
chevaleresque de squire, et cette préoccupation instinctive de la position personnelle,
apportée par des colons de même souche qu'eux dans le Canada, y a déterminé les
mêmes effets. On lit très bien dans les journaux de Montréal, à la page des annonces,
que M***, épicier, gentilhomme, tient telle denrée à la disposition du public.
Ce n'est pas là un usage indifférent ; il indique chez les démocrates du nouveau
monde une disposition à se rehausser qui fait un contraste bien complet avec les goûts
tout opposés des révolutionnaires de l'ancien. Chez ces derniers, la tendance est, au
contraire, à descendre au plus bas possible, afin de ravaler les essences ethniques les
plus hautes et les moins nombreuses au niveau des plus basses, qui, par leur
abondance, donnent le ton et dirigent tout.
Le groupe anglo-saxon ne représente donc pas parfaitement ce qu'on entend, de ce
côté de l'Atlantique, par le mot démocratie. C'est plutôt un état-major sans troupes. Ce
sont des hommes propres à la domination, qui ne peuvent pas exercer cette faculté sur
leurs égaux, mais qui la feraient volontiers sentir à leurs inférieurs. Ils sont, sous ce
rapport, dans une situation analogue à celle des nations germaniques peu de temps
avant le Ve siècle. Ce sont, en un mot, des aspirants à la royauté, à la noblesse, armés
des moyens intellectuels de légitimer leurs vues. Reste à savoir si les circonstances
ambiantes s'y prêteront. Quoi qu'il en soit, veut-on aujourd'hui considérer en face et
examiner à son aise l'homme redouté qui s'appelle un barbare dans le langage des
peuples dégénérés qui le redoutent ? Qu'on se place à côté du Mexicain, qu'on l'écoute
parler, et, suivant la direction de son regard effrayé, on contemplera le chasseur du
Kentucky. C'est la dernière expression du Germain ; c'est là le Frank, le Longobard de

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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nos jours ! Le Mexicain a raison de le qualifier de barbare sans héroïsme et sans
générosité ; mais il ne faut pas sans doute qu'il soit sans énergie et sans puissance.
Ici cependant, quoi qu'en disent les populations effrayées, le barbare est plus
avancé dans les branches utiles de la civilisation qu'elles ne le sont elles-mêmes. Cette
situation n'est pas sans précédents. Quand les armées de la Rome sémitique conquéraient les royaumes de l'Asie inférieure, les Romains et les hellénisés se trouvaient
avoir puisé leur mode de culture aux mêmes sources. Les gens des Séleucides et des
Ptolémées se croyaient infiniment plus raffinés et plus admirables, parce qu'ils avaient
croupi plus de temps dans la corruption et qu'ils étaient plus artistes. Les Romains, se
sentant plus utilitaires, plus positifs, bien que moins brillants que leurs ennemis, en
auguraient la victoire. Ils avaient raison, et l'événement le prouva.
Le groupe anglo-saxon est autorisé à entrevoir les mêmes perspectives. Soit par
conquête directe, soit par influence sociale, les Américains du Nord semblent destinés
à se répandre en maîtres sur toute la face du nouveau monde. Qui les arrêterait ? Leurs
propres divisions peut-être, si elles venaient à éclater trop tôt. En dehors de ce péril, ils
n'ont rien à craindre ; mais il faut avouer aussi qu'il n'est pas sans gravité.
On s'est aperçu déjà que, pour obtenir une vue plus nette du degré d'intensité
auquel pouvait parvenir l'action du peuple des États-Unis sur les autres groupes du
nouveau monde, il n'a encore été question que de la race qui a fondé la nation, et que,
par une supposition tout à fait gratuite, j'ai considéré cette race comme étant encore
conservée aujourd'hui dans sa valeur ethnique spéciale et devant y persister
indéfiniment. Or, rien de plus fictif. L'Union américaine représente, tout au contraire,
entre les pays du monde celui qui, depuis le commencement du siècle, et surtout dans
ces dernières années, a vu affluer sur son territoire la plus grande masse d'éléments
hétérogènes. C'est un nouvel aspect qui peut, sinon changer, du moins modifier
gravement les conclusions présentées plus haut.
Sans doute, les alluvions considérables de principes nouveaux qu'apportent les
émigrations ne sont pas de nature à créer à l'Union une infériorité quelconque vis-à-vis
des autres groupes américains. Ceux-ci, mêlés aux natifs et aux nègres, sont bien
résolument déprimés, et, quelque basse que soit la valeur de certains des apports venus
d'Europe, encore ces derniers sont-ils moins entachés de dégénération que le fond des
populations mexicaines ou brésiliennes. Il n'y a donc rien, dans les observations qui
vont suivre, qui infirme ce qui a été dit précédemment de la prépondérance morale des
États du nord de l'Amérique vis-à-vis des autres corps politiques du même continent ;
mais en ce qui concerne la situation de la république de Washington vis-à-vis de
l'Europe, il en est tout autrement.
La descendance anglo-saxonne des anciens colons anglais ne compose plus la
majeure partie des habitants de la contrée, et, pour peu que le mouvement qui pousse
chaque année les Irlandais et les Allemands, par centaines de mille, sur le sol
américain se soutienne encore quelque temps, avant la fin du siècle, la race nationale
sera en partie éteinte. Du reste, elle est déjà fortement affaiblie par les mélanges. Elle

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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continuera sans doute quelque temps encore à donner l'apparence de l'impulsion ; puis
cette apparence s'effacera, et l'empire sera tout à fait aux mains d'une famille mixte, où
l'élément anglo-saxon ne jouera plus qu'un rôle des plus subordonnés. Je remarquerai
incidemment que déjà le gros de la variété primitive s'éloigne des côtes de la mer, et
s'enfonce dans l'ouest, où le genre de vie convient mieux à son activité et à son
courage aventureux.
Mais les nouveaux arrivés, que sont-ils ? Ils représentent les échantillons les plus
variés de ces races de la vieille Europe dont il y a le moins à attendre. Ce sont les
produits du détritus de tous les temps : des Irlandais, des Allemands, tant de fois métis,
quelques Français qui ne le sont pas moins, des Italiens qui les surpassent tous. La
réunion de tous ces types dégénérés donne et donnera nécessairement la naissance à de
nouveaux désordres ethniques ; ces désordres n'ont rien d'inattendu, rien de nouveau ;
ils ne produiront aucune combinaison qui ne se soit réalisée déjà ou ne puisse l'être sur
notre continent. Pas un élément fécond ne saurait s'en dégager, et même le jour où des
produits résultant de séries indéfiniment combinées entre des Allemands, des Irlandais,
des Italiens, des Français et des Anglo-Saxons, iront par surcroît se réunir, s'amalgamer dans le sud avec le sang composé d'essence indienne, nègre, espagnole et
portugaise qui y réside, il n'y a pas moyen de s'imaginer que d'une si horrible
confusion il résulte autre chose que la juxtaposition incohérente des êtres les plus
dégradés.
J'assiste avec intérêt, bien qu'avec une sympathie médiocre, je l'avoue, au grand
mouvement que les instincts utilitaires se donnent en Amérique. Je ne méconnais pas
la puissance qu'ils déploient ; mais, tout bien compté, qu'en résulte-t-il d'inconnu ? et
même que présentent-ils de sérieusement original ? Se passe-t-il là quelque chose qui
au fond soit étranger aux conceptions européennes ? Existe-t-il là un motif déterminant
auquel se puisse rattacher l'espérance de futurs triomphes pour une jeune humanité qui
serait encore à naître ? Qu'on pèse mûrement le pour et le contre, et on ne doutera pas
de l'inanité de semblables espérances. Les États-Unis d'Amérique ne sont pas le
premier État commercial qu'il y ait eu dans le monde. Ceux qui l'ont précédé n'ont rien
produit qui ressemblât à une régénération de la race dont ils étaient issus.
Carthage a jeté un éclat qui sera difficilement égalé par New-York. Carthage était
riche, grande en toutes manières. La côte septentrionale de l'Afrique dans son entier
développement, et une vaste partie de la région intérieure, étaient sous sa main. Elle
avait été plus favorisée à sa naissance que la colonie des puritains d'Angleterre, car
ceux qui l'avaient fondée étaient les rejetons des familles les plus pures du Chanaan.
Tout ce que Tyr et Sidon perdirent, Carthage en hérita. Et cependant Carthage n'a pas
ajouté la valeur d'un grain à la civilisation sémitique, ni empêché sa décadence d'un
jour.
Constantinople fut à son tour une création qui semblait bien devoir effacer en
splendeur le présent, le passé, et transformer l'avenir. Jouissant de la plus belle situation qui soit sur la terre, entourée des provinces les plus fertiles et les plus populeuses
de l'empire de Constantin, elle paraissait affranchie, comme on le veut imaginer pour

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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les États-Unis, de tous les empêchements que l'âge mûr d'un pays se plaint d'avoir
reçus de son enfance. Peuplée de lettrés, gorgée de chefs-d'œuvre en tous genres, familiarisée avec tous les procédés de l'industrie, possédant des manufactures immenses et
absorbant un commerce sans limites avec l'Europe, avec l'Asie, avec l'Afrique, quelle
rivale eut jamais Constantinople ? Pour quel coin du monde le ciel et les hommes
pourront-ils jamais faire ce qui fut fait pour cette majestueuse métropole ? Et de quel
prix paya-t-elle tant de soins ? Elle ne fit rien, elle ne créa rien ; aucun des maux que
les siècles avaient accumulés sur l'univers romain, elle ne le sut guérir ; pas une idée
réparatrice ne sortit de sa population. Rien n'indique que les États-Unis d'Amérique,
plus vulgairement peuplés que cette noble cité, et surtout que Carthage, doivent se
montrer plus habiles.
Toute l'expérience du passé est réunie pour prouver que l'amalgame de principes
ethniques déjà épuisés ne saurait fournir une combinaison rajeunie. C'est déjà
beaucoup prévoir, beaucoup accorder, que de supposer dans la république du nouveau
monde une assez longue cohésion pour que la conquête des pays qui l'entourent lui
reste possible. À peine ce grand succès, qui leur donnerait un droit certain à se comparer à la Rome sémitique, est-il même probable ; mais il suffit qu'il le soit pour qu'il
faille en tenir compte. Quant au renouvellement de la société humaine, quant à la
création d'une civilisation supérieure ou au moins différente, ce qui, au jugement des
masses intéressées, revient toujours au même, ce sont là des phénomènes qui ne sont
produits que par la présence d'une race relativement pure et jeune. Cette condition
n'existe pas en Amérique. Tout le travail de ce pays se borne à exagérer certains côtés
de la culture européenne, et non pas toujours les plus beaux, à copier de son mieux le
reste, à ignorer plus d'une chose 1. Ce peuple qui se dit jeune, c'est le vieux peuple
d'Europe, moins contenu par des lois plus complaisantes, non pas mieux inspiré. Dans
le long et triste voyage qui jette les émigrants à leur nouvelle patrie, l'air de l'Océan ne
les transforme pas. Tels ils étaient partis, tels ils arrivent. Le simple transfert d'un point
à un autre ne régénère pas les races plus qu'à demi épuisées.

1

Une observation de Pickering donne un indice curieux de la grossièreté du génie des Anglo-Saxons
d'Amérique en matière d'art. Il assure que la plupart des chants populaires, d'ailleurs si peu
nombreux, que possèdent ses compatriotes ont été empruntés par ces derniers aux esclaves nègres,
faute de pouvoir mieux. (Pickering, p. 185.) Il y a un grand rapport entre ce fait et l'imitation que
firent jadis les Kymris des dessins en spirale inventés par les Finnois.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Conclusion générale

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L'histoire humaine est semblable à une toile immense. La terre est le métier sur
lequel elle est tendue. Les siècles assemblés en sont les infatigables artisans. Ils ne
naissent que pour saisir aussitôt la navette et la faire courir sur la trame ; ils ne la
posent que pour mourir. Ainsi, sous ces doigts affairés, va croissant d'ampleur le large
tissu.
L'étoffe n'en revêt pas une seule couleur ; elle ne se compose pas d'une unique
matière. Bien loin que l'inspiration de la sobre Pallas en ait décidé les dessins, l'aspect
en rappelle plutôt la méthode des artistes du Kachemyr. Les bigarrures les plus
étranges et les enroulements les plus bizarres s'y compliquent sans cesse des caprices
les plus inattendus, et ce n'est qu'à force de diversité et de richesse que, contrairement
à toutes les lois du goût, cet ouvrage, incomparable en grandeur, devient également
incomparable en beauté.
Les deux variétés inférieures de notre espèce, la race noire, la race jaune, sont le
fond grossier, le coton et la laine, que les familles secondaires de la race blanche
assouplissent en y mêlant leur soie tandis que le groupe arian, faisant circuler ses filets
plus minces à travers les générations ennoblies, applique à leur surface, en éblouissant
chef-d'œuvre, ses arabesques d'argent et d'or.

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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C'est ainsi que l'histoire est une, et que tant d'anomalies qu'elle présente peuvent
trouver leur explication et rentrer dans des règles communes, si l'œil et la pensée,
cessant de se concentrer avec une obstination irréfléchie sur des points isolés,
consentent à embrasser l'ensemble, à y recueillir les faits semblables, à les rapprocher,
à les comparer, et à tirer une conclusion rigoureuse des causes mieux étudiées et dès
lors mieux comprises de leur identité fondamentale ; mais l'esprit de l'homme est de sa
nature si débile qu'en s'approchant des sciences, son premier instinct est de les
simplifier, ce qui d'ordinaire signifie les mutiler, les amoindrir, les débarrasser de tout
ce qui gêne et déroute sa faiblesse, et, lorsqu'il a réussi à les défigurer pour des yeux
qui seraient plus clairvoyants que les siens, c'est à ce moment seul qu'il les trouve
belles, parce qu'elles sont devenues faciles ; cependant, dépouillées d'une partie de
leurs trésors, elles n'en sauraient plus livrer que des restes trop souvent privés de vie.
À peine s'en aperçoit-il. L'histoire n'est pas une science autrement constituée que les
autres. Elle se présente composée de mille éléments en apparence hétérogènes, qui,
sous des entrelacements multipliés, cachent ou déguisent une racine plongeant à de
grandes profondeurs. En élaguer ce qui trouble la vue, c'est faire jaillir peut-être un
peu plus de clarté sur les débris qu'on aura conservés ; mais c'est aussi altérer
inévitablement la mesure et partant l'importance relative des parties, et rendre
impossible de jamais pénétrer le sens réel du tout.
Pour obvier à ce mal qui frappe toute connaissance de stérilité, il faut se résoudre à
renoncer à de pareils moyens, et à accepter la tâche avec ses difficultés natives. Si,
bien résolu à le faire, on se borne d'abord à chercher sans rien omettre les principales
sources du sujet, on découvrira d'une manière certaine qu'il en est trois d'où surgissent
les phénomènes les plus dignes d'attirer l'attention. La première de ces sources, c'est
l'activité de l'homme prise isolément ; la seconde, c'est l'établissement des centres
politiques ; la troisième, la plus influente, celle qui vivifie les deux autres, c'est la
manifestation d'un mode donné d'existence sociale. Que l'on ajoute maintenant à ces
trois sources de mouvement et de transformation le fait de la pénétration mutuelle des
sociétés, les contours généraux du travail seront tracés. L'histoire avec ses causes, avec
ses mobiles, avec ses résultats principaux, sera renfermée dans un vaste cercle, et l'on
pourra aborder les détails de la plus minutieuse analyse sans craindre de s’être préparé,
par une dissection indiscrète, l'inévitable moisson d'erreurs qui résulte des autres
façons de procéder.
L'activité de l'homme, prise isolément, s'exprime par les inventions de l'intelligence et le jeu des passions. L'observation de ce travail et des résultats dramatiques
qu'il amène absorbe exclusivement l'attention du commun des penseurs. Ceux-là ne
s'appliquent qu'à voir la créature s'agiter, céder ou résister à ses penchants, les diriger
avec sagesse ou tomber engloutie dans leurs torrents fougueux. Rien d'émouvant, sans
doute, comme les péripéties d'une pareille lutte entre l'homme et lui-même. Dans les
deux éventualités posées devant ses pas, qui pourrait douter qu'il n'agisse en maître ?
Le Dieu qui le contemple, et le jugera d'après le bien moral qu'il aura fait, le mal moral
qu'il aura repoussé, nullement d'après la mesure de génie qu'il aura reçue, appesantit
sur lui sa liberté, et le spectateur de ses hésitations, comparant les actes qu'il observe
avec le code ouvert entre ses mains par la religion ou la philosophie, ne s'égare dans

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l'intérêt qu'il y prend que lorsqu'il leur suppose une étendue d'action que les efforts de
l'homme isolé ne sauraient usurper.
Ces efforts n'opèrent jamais que dans une sphère étroitement limitée. Qu'on
imagine le plus puissant des hommes, le plus éclairé, le plus énergique : la longueur de
son bras reste toujours peu de chose. Faites sortir les plus hautes pensées imaginables
du cerveau de César ; elles ne sauraient embrasser dans leur vol toute la circonférence
du globe. Leurs œuvres, bornées à certains lieux, n'atteignent tout au plus qu'un
nombre restreint d'objets ; elles ne sauraient affecter, pendant un temps donné, que
l'organisme d'un ou tout au plus de quelques centres politiques. Aux yeux des
contemporains, c'est beaucoup ; mais pour l'histoire il n'en résulte le plus souvent que
d'imperceptibles effets. Imperceptibles, dis-je ; car, du vivant même de leurs auteurs,
on en voit la majeure partie s'effacer, et la génération suivante en cherche vainement
les traces. Considérons les plus vastes sphères qui furent jamais abandonnées à la
volonté d'un prince illustre, soit les conquêtes immenses du Macédonien, soit les États
superbes de ce monarque espagnol où le soleil ne se couchait jamais. Qu'a fait la
volonté d'Alexandre ? que créa celle de Charles Quint ? Sans énumérer les causes
indépendantes de leur génie qui réunirent tant de sceptres aux mains de ces grands
hommes, et permirent au moins favorisé des deux d'en ramasser plus qu'il n'en arracha,
l'essentiel de leur rôle a consisté en définitive à n'être que les conducteurs dociles ou
les contradicteurs abandonnés de ces multitudes que l'on suppose soumises à leur
empire. Entraînés dans une impulsion qu'ils ne donnaient pas, leur plus beau succès fut
de l'avoir suivie ; et, lorsque le dernier des deux, armé de toutes ses gloires, prétendit à
son tour guider le torrent, le torrent qui l'emportait se gonfla contre ses défenses,
grandit contre ses menaces, effondra toutes ses digues, et, poursuivant son cours, le
renversa dans sa honte, et trop bien convaincu de sa faiblesse, sur l'obscur parvis de
Saint-Just.
Ce ne sont pas les grands hommes qui se croient omnipotents ; il leur est trop facile
de mesurer ce qu'ils font sur ce qu'ils voudraient faire. Ils savent bien, ceux dont la
taille dépasse le niveau commun, que l'action permise à leur autorité n'a jamais atteint
dans sa plus vaste expansion l'étendue d'un continent ; que, dans leur palais même, on
ne vit pas comme ils le souhaitent ; que, si leur intervention retarde ou précipite le pas
des événements, c'est de la même façon qu'un enfant contrarie le ruisseau qu'il ne
saurait empêcher de couler. La meilleure partie de leurs récits est faite non d'invention,
mais de compréhension. Là s'arrête la puissance historique de l'homme agissant dans
les plus favorables conditions de développement. Elle ne constitue pas une cause, ce
n'est pas non plus un terme, c'est quelquefois un moyen transitoire ; le plus souvent on
ne saurait la considérer que comme un enjolivement. Mais, telle qu'elle est, il lui faut
reconnaître pourtant le suprême mérite d'appeler sur la marche de l'humanité cette
sympathie générale que le tableau d'évolutions purement impersonnelles n'aurait
jamais éveillée. Les différentes écoles lui ont attribué une influence omnipotente, en
méconnaissant grossièrement son incapacité réelle. Elle fut cependant jusqu'ici
l'unique mobile de cet attrait irraisonné qui a porté les hommes à recueillir les reliques
du passé.

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On vient d'entrevoir que la limite immédiate devant laquelle elle s'arrête est fournie
par la résistance du centre politique au sein duquel elle se meut. Un centre politique,
réunion collective de volontés humaines, aurait donc par lui-même une volonté ;
incontestablement il en est ainsi. Un centre politique, autrement dit un peuple, a ses
passions et son intelligence. Malgré la multiplicité des têtes qui le forment, il possède
une individualité mixte, résultant de la mise en commun de toutes les notions, de
toutes les tendances, de toutes les idées, que la masse lui suggère. Tantôt il en est la
moyenne, tantôt l'exagération ; tantôt il parle comme la minorité, tantôt la majorité
l'entraîne, ou bien encore c'est une inspiration morbide qui n'était attendue et n'est
avouée de personne. Bref, un peuple pris collectivement est, dans de nombreuses
fonctions, un être aussi réel que si on le voyait condensé en un seul corps. L'autorité
dont il dispose est plus intense, plus soutenue, et en même temps moins sûre et moins
durable, parce qu'elle est plutôt instinctive que volontaire, qu'elle est plutôt négative
qu'affirmative, et que, dans tous les cas, elle est moins directe que celle des
individualités isolées. Un peuple est exposé à changer de visées dix fois et plus dans
l'intervalle d'un siècle, et c'est là ce qui explique les fausses décadences et les fausses
régénérations. Dans un intervalle de peu d'années, il se montre propre à conquérir ses
voisins, puis à être conquis par eux ; aimant ses lois et leur étant soumis, puis ne
respirant que révolte pour aspirer quelques heures plus tard à la servitude. Mais, dans
le malaise, l'ennui ou le malheur, on l'entend sans cesse accuser ses gouvernants de ce
qu'il souffre ; preuve évidente qu'il a le sentiment d'une faiblesse organique qui réside
en lui, et qui provient de l'imperfection de sa personnalité.
Un peuple a toujours besoin d'un homme qui comprenne sa volonté, la résume,
l'explique, et le mène où il doit aller. Si l'homme se trompe, le peuple résiste, et se lève
ensuite pour suivre celui qui ne se trompe pas. C'est la marque évidente de la nécessité
d'un échange constant entre la volonté collective et la volonté individuelle. Pour qu'il y
ait un résultat positif, il faut que ces deux volontés s'unissent ; séparées, elles sont
infécondes. De là vient que la monarchie est la seule forme de gouvernement
rationnelle.
Mais on s'aperçoit sans peine que le prince et la nation réunis ne font jamais que
mettre en valeur des aptitudes ou des capacités, ne font jamais que conjurer des
influences néfastes provenant d'un domaine extérieur à l'un comme à l'autre. Dans bien
des cas où un chef voit la route que son monde voudrait prendre, ce n'est pas sa faute
si ce monde manque des forces nécessaires pour accomplir la tâche indispensable ; et
de même encore un peuple, une multitude ne peut se donner les compréhensions
qu'elle n'a pas et qu'elle devrait avoir, pour éviter des catastrophes vers lesquelles elle
court tout en les concevant, tout en les redoutant, tout en en gémissant.
Cependant voilà que le plus terrible malheur est tombé sur une nation. L'imprévoyance, ou la folie, ou l'impuissance de ses guides, conjurés avec ses propres torts,
font éclater sa ruine. Elle tombe sous le sabre d'un plus fort, elle est envahie, annexée à
d'autres États. Ses frontières s'effacent, et ses étendards déchirés vont triomphalement
agrandir de leurs lambeaux les étendards du vainqueur. Sa destinée finit-elle là ?

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Suivant les annalistes, l'affirmation n'est pas douteuse. Tout peuple subjugué ne
compte plus, et, s'il s'agit d'époques reculées et quelque peu ténébreuses, la plume de
l'écrivain n'hésite pas même à le rayer du nombre des vivants, et à le déclarer
matériellement disparu.
Mais qu'avec un juste dédain pour une conclusion aussi superficielle, on se mette
en quête de la réalité, on trouvera qu'une nation, politiquement abolie, continue à
subsister sans autre modification que de porter un nom nouveau ; qu'elle conserve ses
allures propres, son esprit, ses facultés, et qu'elle influe, d'une manière conforme à sa
nature ancienne, sur les populations auxquelles elle est réunie. Ce n'est donc pas la
forme politiquement agrégative qui donne la vie intellectuelle à des multitudes, qui
leur fait une volonté, qui leur inspire une manière d'être. Elles ont tout cela sans
posséder de frontières propres. Ces dons résultent d'une impulsion suprême qu'elles
reçoivent d'un domaine plus haut qu'elles-mêmes. Ici s'ouvrent ces régions inexplorées
où l'horizon élargi dans une mesure incomparable ne livre plus seulement aux regards
le territoire borné de tel royaume ou de telles républiques, ni les fluctuations étroites
des populations qui les habitent, mais étale toutes les perspectives de la société qui les
contient, avec les grands rouages et les puissants mobiles de la civilisation qui les
anime.
La naissance, les développements, l'éclipse d'une société et de sa civilisation
constituent des phénomènes qui transportent l'observateur bien au-dessus des horizons
que les historiens lui font ordinairement apercevoir. Ils ne portent, dans leurs causes
initiales, aucune empreinte des passions humaines ni des déterminations populaires,
matériaux trop fragiles pour prendre place dans une œuvre d'aussi longue durée. Seuls,
les différents modes d'intelligence départis aux différentes races et à leurs combinaisons s'y font reconnaître. Encore ne les aperçoit-on que dans leurs parties les plus
essentielles, les plus dégagées de l'autorité du libre arbitre, les plus natives, les plus
raréfiées, en un mot, les plus fatales, celles que l'homme ou la nation ne peuvent ni se
donner ni se retirer, et dont ils ne sauraient s'interdire ou se commander l'usage. Ainsi
se déploient, au-dessus de toute action transitoire et volontaire émanant soit de
l'individu, soit de la multitude, des principes générateurs qui produisent leurs effets
avec une indépendance et une impassibilité que rien ne peut troubler. De la sphère
libre, absolument libre, où ils se combinent et opèrent, le caprice de l'homme ou d'une
nation ne saurait faire tomber aucun résultat fortuit. C'est, dans l'ordre des choses
immatérielles, un milieu souverain où se meuvent des forces actives, des principes
vivifiants en communication perpétuelle avec l'individu comme avec la masse, dont
les intelligences respectives, contenant quelques parcelles identiques à la nature de ces
forces, sont ainsi préparées et éternellement disposées à en recevoir l'impulsion.
Ces forces actives, ces principes vivifiants, ou, si l'on veut les concevoir sous une
idée concrète, cette âme, demeurée jusqu'à présent inaperçue et anonyme, doit être
mise au rang des agents cosmiques du premier degré. Elle remplit, au sein du monde
intangible, des emplois analogues à ceux que l'électricité et le magnétisme exercent sur
d'autres points de la création, et, comme ces deux influences, elle se laisse constater
par ses fonctions, ou plus exactement, par quelques-unes de ses fonctions, mais non

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pas saisir, décrire et apprécier, en elle-même, dans sa nature propre et abstraite, dans
sa totalité.
Rien ne prouve que ce soit une émanation de l'homme et des corps politiques. Elle
vit par eux en apparence, elle vit pour eux certainement. La mesure de vigueur et de
santé des civilisations est aussi la mesure de sa vigueur et de sa santé ; mais, si l'on
observe que c'est dans le temps même où les civilisations s'éclipsent qu'elle atteint
souvent son plus haut degré de dilatation et de force chez certains individus et chez
certaines nations, on sera porté à en conclure qu'elle peut être comparée à une
atmosphère respirable qui, dans le plan de la création, n'a de raison d'être que tant que
la société qu'elle enveloppe et anime doit vivre ; qu'elle lui est, au fond, étrangère aussi
bien qu'extérieure, et que c'est sa raréfaction qui amène la mort de cette société malgré
la provision d'air que celle-ci pouvait avoir encore, et dont la source est cependant
tarie.
Les manifestations appréciables de cette grande âme partent de la double base que
j'ai appelée ailleurs masculine et féminine. On se souvient, d'ailleurs, que je n'ai eu en
vue, dans le choix de ces dénominations, qu'une attitude subjective, d'une part, et, de
l'autre, une faculté objective, sans corrélation à aucune idée de suprématie d'un de ces
foyers sur l'autre. Elle se répand de là, en deux courants de qualités diverses, jusque
dans les plus minimes fractions, jusque dans les dernières molécules de l'agglomération sociale que son incessante circulation dirige, et ce sont les deux pôles vers
lesquels ils gravitent et dont ils s'éloignent tour à tour.
L'existence d'une société étant, en premier ressort, un effet qu'il ne dépend pas de
l'homme de produire ni d'empêcher, n'entraîne pour lui aucun résultat dont il soit
responsable. Elle ne comporte donc pas de moralité. Une société n'est, en elle-même,
ni vertueuse ni vicieuse ; elle n'est ni sage ni folle ; elle est. Ce n'est pas de l'action
d'un homme, ce n'est pas de la détermination d'un peuple que se dégage l'événement
qui la fonde. Le milieu à travers lequel elle passe pour arriver à l'existence positive
doit être riche des éléments ethniques nécessaires, absolument comme certains corps,
pour employer encore une comparaison qui se représente sans cesse à l'esprit,
absorbent facilement et abondamment l'agent électrique, et sont bons pour le disperser,
tandis que d'autres ont peine à s'en laisser pénétrer, et plus de peine encore à le faire
rayonner autour d'eux. Ce n'est pas la volonté d'un monarque ou de ses sujets qui
modifie l'essence d'une société ; c'est, en vertu des mêmes lois, un mélange ethnique
subséquent. Une société enfin enveloppe ses nations comme le ciel enveloppe la terre,
et ce ciel, que les exhalaisons des marais ou les jets de flammes du volcan n'atteignent
pas, est encore, dans sa sérénité, l'image parfaite des sociétés que leur contenu ne
saurait affecter de ses tressaillements, tandis qu'irrésistiblement, bien que d'une façon
insensible, elles l'assouplissent à toutes leurs influences.
Elles imposent aux populations leurs modes d'existence. Elles les circonscrivent
entre les limites dont ces esclaves aveugles n'éprouvent pas même la velléité de sortir,
et n'en auraient pas la puissance. Elles leur dictent les éléments de leurs lois, elles
inspirent leurs volontés, elles désignent leurs amours, elles attisent leurs haines, elles

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conduisent leur mépris. Toujours soumises à l'action ethnique, elles produisent les
gloires locales par ce moyen immédiat ; par la même voie elles implantent le germe
des malheurs nationaux, puis, à jour dit, elles entraînent vainqueurs et vaincus sur une
même pente, qu'une nouvelle action ethnique peut seule les empêcher elles-mêmes de
descendre indéfiniment.
Si elles tiennent avec tant d'énergie les membres des peuples, elles ne régissent pas
moins les individus. En leur laissant, et sans nulle réserve, ce point est de toute
importance, les mérites d'une moralité dont néanmoins elles règlent les formes, elles
manient, elles pétrissent en quelque sorte leurs cerveaux au moment de la naissance,
et, leur indiquant certaines voies, leur ferment les autres dont elles ne leur permettent
pas même d'apercevoir les issues.
Ainsi donc, avant d'écrire l'histoire d'un pays distinct et de prétendre expliquer les
problèmes dont une pareille tâche est semée, il est indispensable de sonder, de scruter,
de bien connaître les sources et la nature de la société dont ce pays n'est qu'une
fraction. Il faut étudier les éléments dont elle se compose, les modifications qu'elle a
subies, les causes de ces modifications, l'état ethnique obtenu par la série des mélanges
admis dans son sein.
On s'établira ainsi sur un sol positif contenant les racines du sujet. On les verra
d'elles-mêmes pousser, fructifier et porter graine. Comme les combinaisons ethniques
ne sont jamais répandues à doses égales sur tous les points géographiques compris
dans le territoire d'une société, il conviendra de particulariser davantage ses recherches
et d'en contrôler plus sévèrement les découvertes à mesure que l'on se rapprochera de
son objet. Tous les efforts de l'esprit, tous les secours de la mémoire, toute la
perspicacité méfiante du jugement sont ici nécessaires. Peines sur peines, rien n'est de
trop. Il s'agit de faire entrer l'histoire dans la famille des sciences naturelles, de lui
donner, en ne l'appuyant que sur des faits empruntés à tous les ordres de notions
capables d'en fournir, toute la précision de cette classe de connaissances, enfin de la
soustraire à la juridiction intéressée dont les fractions politiques lui imposent jusqu’à
aujourd’hui l'arbitraire.
Faire quitter à la muse du passé les sentiers douteux et obliques pour conduire son
char dans une voie large et droite, explorée à l'avance et jalonnée de stations connues,
ce n'est rien enlever à la majesté de son attitude, et c'est beaucoup ajouter à l'autorité
de ses conseils. Certes elle ne viendra plus, par des gémissements enfantins, accuser
Darius d'avoir causé la perte de l'Asie, ni Persée l'humiliation de la Grèce ; mais on ne
la verra pas davantage saluer follement, dans d'autres catastrophes, les effets du génie
des Gracques, ni l'omnipotence oratoire des Girondins. Désaccoutumée de ces misères,
elle proclamera que les causes irréconciliables de pareils événements, planant bien
haut au-dessus de la participation des hommes, n'intéressent point la polémique des
partis. Elle dira quel concours de motifs invincibles les fait naître, sans que personne à
leur sujet ait de blâme à recevoir ou d'éloge à demander. Elle distinguera ce que la
science ne peut que constater de ce que la justice doit saisir.

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De son trône superbe tomberont dès lors des jugements sans appel et des leçons
salutaires pour les bonnes consciences. Soit qu'on aime, soit qu'on réprouve telle
évolution d'une nationalité, ses arrêts, en réduisant la part que l'homme y peut prendre
à déplacer quelques dates, à irriter ou à adoucir d'inévitables blessures, rendront le
libre arbitre de chacun sévèrement responsable de la valeur de tous les actes. Pour le
méchant plus de ces vaines excuses, de ces nécessités factices dont on prétend
aujourd'hui ennoblir des crimes trop réels. Plus de pardon pour les atrocités ; de soidisant services ne les innocenteront pas. L'histoire arrachera tous les masques fournis
par les théories sophistiques ; elle s'armera, pour flétrir les coupables, des anathèmes
de la religion. Le rebelle ne sera plus devant son tribunal qu'un ambitieux impatient et
nuisible : Timoléon, qu'un assassin ; Robespierre, un immonde scélérat.
Pour donner aux annales de l'humanité ce souffle, ces allures et cette portée
inaccoutumée, il est temps de changer la façon dont on les compose, en entrant courageusement dans les mines de vérités que tant d'efforts laborieux viennent d'ouvrir. Des
méfiances mal raisonnées n'excuseraient pas l'hésitation.
Les premiers calculateurs qui entrevirent l'algèbre, effrayés des profondeurs dont
elle révélait les ouvertures, lui prêtèrent des vertus surnaturelles et de la plus rigoureuse des sciences firent l'enveloppe des plus folles imaginations. Cette vision rendit
quelque temps les mathématiques suspectes aux esprits sensés ; puis l'étude sérieuse
perça l'écorce et prit le fruit.
Les premiers physiciens qui remarquèrent les ossements fossiles et les débris
marins échoués sur les cimes des montagnes, ne manquèrent pas de s'abandonner aux
divagations les plus répugnantes. Leurs successeurs, repoussant les rêves, ont fait de la
géologie la genèse de l'exposition des trois règnes. Il n'est plus permis de discuter ce
qu'elle affirme. Il en est de l'ethnologie comme de l'algèbre et de la science des Cuvier
et des Beaumont. Asservie par les uns à la complicité des plus sottes fantaisies
philanthropiques, elle est repoussée par les autres, qui confondent dans l'injustice d'un
même mépris et le charlatan, et sa drogue, et l'aromate précieux dont il abuse.
Sans doute, l'ethnologie est jeune. Elle a toutefois passé l'âge des premiers
bégayements. Elle est assez avancée pour disposer d'un nombre suffisant de démonstrations solides sur lesquelles on peut bâtir en toute sécurité. Chaque jour lui apporte
de plus riches contributions. Entre les diverses branches de connaissances qui
rivalisent à l'en pourvoir, l'émulation est si productive, qu'à peine lui est-il possible de
recueillir et de classer les découvertes avec la même rapidité qu'elles s'accumulent.
Plût au ciel que ses progrès ne fussent plus embarrassés que par ce genre d'obstacles !
Mais elle en rencontre de pires. On se refuse encore à apprécier avec netteté sa
véritable nature, et par conséquent on ne la traite pas régulièrement d'après les seules
méthodes qui lui conviennent.
C'est la frapper de stérilité que de l'appuyer avec prédilection sur une science
isolée, et principalement sur la physiologie. Ce domaine lui est ouvert, sans nul doute ;
mais, pour que les matériaux qu'elle lui emprunte acquièrent le degré d'authenticité

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nécessaire et revêtent son caractère spécial, il est presque toujours indispensable
qu'elle leur fasse subir le contrôle de témoignages venus d'ailleurs, et que l'étude
comparée des langues, l'archéologie, la numismatique, la tradition ou l'histoire écrite,
aient garanti leur valeur, soit directement, soit par induction, a priori ou a posteriori.
En second lieu, un fait ne saurait passer d'une science dans une autre sans se présenter
sous un jour nouveau dont il convient encore de constater la nature avant d'être en
droit de s'en prévaloir ; donc l'ethnologie ne peut considérer comme incontestablement
entrés dans son domaine que les documents physiologiques ou autres qui ont subi cette
dernière épreuve dont elle seule possède la direction et les critériums. Comme elle n'a
pas que la matière pour objet, et qu'elle embrasse en même temps les manifestations de
l'espèce la plus intellectuelle, il n'est pas permis de la confiner une seule minute dans
une sphère étrangère et surtout dans la sphère physique, sans l'égarer au milieu de
lacunes que les plus audacieuses et les plus vaines hypothèses ne parviendront jamais
à combler. En réalité, elle n'est autre que la racine et la vie même de l'histoire. C'est
artificiellement, arbitrairement, et au grand détriment de celle-ci que l'on parvient à
l'en séparer. Maintenons-la donc à la fois sur tous les terrains où l'histoire a le droit de
frapper sa dîme.
Ne la détournons pas trop non plus des travaux positifs, en lui posant des questions
dont il n'est pas bien certain que l'esprit de l'homme ait le pouvoir de percer les
ténèbres. Le problème d'unité ou de multiplicité des types primitifs est de ce nombre.
Cette recherche a donné jusqu'à présent peu de satisfaction à ceux qui s'y sont
absorbés. Elle est tellement dépourvue d'éléments de solution, qu'elle semble plutôt
destinée à amuser l'esprit qu'à éclairer le jugement, et à peine doit-elle être considérée
comme scientifique. Plutôt que de se perdre avec elle dans des rêveries sans issue,
mieux vaut jusqu'à nouvel ordre, la tenir à l'écart de tous les travaux sérieux, ou du
moins ne lui accorder là qu'une place très subalterne. Ce qu'il importe seulement de
constater, c'est jusqu'à quel point les variétés sont organiques et la mesure de la ligne
qui les sépare. Si des causes quelconques peuvent ramener les différents types à se
confondre, si, par exemple, en changeant de nourriture et de climat, un blanc peut
devenir un nègre, et un nègre un mongol, l'espèce entière, serait-elle issue de plusieurs
millions de pères complètement dissemblables, doit être déclarée sans hésitation
unitaire, elle en a le trait principal et vraiment pratique.
Mais si, au contraire, les variétés sont renfermées dans leur constitution actuelle, de
telle sorte qu'elles soient inhabiles à perdre leurs caractères distinctifs autrement que
par des hymens contractés hors de leurs sphères, et si aucune influence externe ou
interne n'est apte à les transformer dans leurs parties essentielles ; si enfin elles
possèdent d'une manière permanente, et ce point n'est plus douteux, leurs particularités
physiques et morales, coupons court aux divagations frivoles, et proclamons le
résultat, la conséquence rigoureuse et seule utile : fussent-elles nées d'un seul couple,
les variétés humaines, éternellement distinctes, vivent sous la loi de la multiplicité des
types, et leur unité primordiale ne saurait exercer et n'exerce pas sur leurs destinées la
plus impondérable conséquence. C'est ainsi que, pour satisfaire dignement aux
impérieux besoins d'une science parvenue à sa virilité, il faut savoir se borner et
diriger ses recherches vers les buts abordables en répudiant le reste. Et maintenant,

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nous plaçant au centre du vrai domaine de la véritable histoire, de l'histoire sérieuse et
non point fantastique, de l'histoire tissue de faits, et non pas d'illusions ou d'opinions,
examinons, pour la dernière fois, par grandes masses, non point ce que nous croyons
pouvoir être, mais ce que, de science certaine, nos yeux voient, nos oreilles entendent,
nos mains touchent.
À une époque toute primordiale de la vie de l'espèce entière, époque qui précède
les récits des plus lointaines annales, on découvre, en se plaçant en imagination sur les
plateaux de l'Altaï, trois amas de peuples immenses, mouvants, composés chacun de
différentes nuances, formés, dans les régions qui s'étendent à l'ouest autour de la
montagne, par la race blanche ; au nord-est, par les hordes jaunes arrivant des terres
américaines ; au sud, par les tribus noires ayant leur foyer principal dans les lointaines
régions de l'Afrique. La variété blanche, peut-être moins nombreuse que ses deux
sœurs, d'ailleurs douée d'une activité combattante qu'elle tourne contre elle-même et
qui l'affaiblit, étincelle de supériorités de tout genre.
Poussée par les efforts désespérés et accumulés des nains, cette race noble
s'ébranle, déborde ses territoires du côté du midi, et ses tribus d'avant-garde tombent
au milieu des multitudes mélaniennes, y éclatent en débris, et commencent à se mêler
aux éléments circulant autour d'elles. Ces éléments sont grossiers, antipathiques,
fugaces ; mais la ductilité de l'élément qui les aborde parvient à les saisir. Elle leur
communique, partout où elle les atteint, quelque chose de ses qualités, ou du moins les
dépouille d'une partie de leurs défauts ; surtout elle leur donne la puissance nouvelle
de se coaguler, et bientôt au lieu d'une série de familles, de tribus incultes et ennemies
qui se disputaient le sol sans en tirer nul avantage, une race mixte se répand depuis les
contrées bactriennes sur la Gédrosie, les golfes de Perse et d'Arabie, bien au delà des
lacs nubiens, pénètre jusqu'à des latitudes inconnues vers les contrées centrales du
continent d'Afrique, longe la côte septentrionale par delà les Syrtes, dépasse Calpé, et,
sur toute cette étendue, la variété mélanienne diversement atteinte, ici complètement
absorbée, là absorbant à son tour, mais surtout modifiant à l'infini l'essence blanche et
étant modifiée par elle, perd sa pureté et quelques traits de ses caractères primitifs. De
là certaines aptitudes sociales qui se manifestent aujourd'hui dans les parties les plus
reculées du monde africain : ce ne sont que les résultats lointains d'une antique
alliance avec la race blanche. Ces aptitudes sont faibles, incohérentes, indécises,
comme le lien lui-même est devenu, pour ainsi dire, imperceptible.
Pendant ces premières invasions, pendant que ces premières générations de
mulâtres se développaient du côté de l'Afrique, un travail analogue s'opérait à travers
la presqu'île hindoue, et se compliquait au delà du Gange, et plus encore, du
Brahmapoutra, en passant des peuplades noires aux hordes jaunes, déjà parvenues,
plus ou moins pures, jusque dans ces régions. En effet les Finnois s'étaient multipliés
sur les plages de la mer de Chine avant même d'avoir pu déterminer aucun
déplacement sérieux des nations blanches dans l'intérieur du continent. Ils avaient
trouvé plus de facilités à étreindre, à pénétrer l'autre race inférieure. Ils s'étaient mêlés
à elle comme ils avaient pu. La variété malaise avait alors commencé à sortir de cette
union, qui ne s'opérait ni sans efforts ni sans violences. Les premiers produits métis

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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remplirent d'abord les provinces centrales du Céleste Empire. À la longue, ils se
formèrent de proche en proche dans toute l'Asie orientale, dans les îles du Japon, dans
les archipels de la mer des Indes ; ils touchèrent l'est de l'Afrique, ils enveloppèrent
toutes les îles de la Polynésie, et, placés de la sorte en face des terres américaines, dans
le nord comme dans le sud, aux Kouriles comme à l'île de Pâques, ils rentrèrent
fortuitement, par petites bandes peu nombreuses, et en abordant aux points les plus
divers, dans ces régions quasi désertes où n'habitaient plus que des descendants
clairsemés de quelques traînards détachés de l'arrière-garde des multitudes jaunes,
auxquelles, race mixte qu'ils étaient, ces Malais devaient en partie leur naissance, leur
aspect physique et leurs aptitudes morales.
Du côté de l'ouest, et en tirant indéfiniment vers l'Europe, pas de peuples mélaniens, mais le contact le plus forcé, le plus inévitable entre les Finnois et les blancs.
Tandis qu'au sud, ces derniers, fugitifs heureux, forçaient tout à plier sous leur empire
et s'alliaient en maîtres aux populations indigènes, dans le nord, au contraire, ils
commencèrent l'hymen en opprimés. Il est douteux que les nègres, maîtres de choisir,
eussent beaucoup envié leur alliance physique ; il ne l'est pas que les jaunes l'aient
ardemment souhaitée. Soumis à l'influence directe de l'invasion finnique, les Celtes, et
surtout les Slaves, qu'on en distingue avec peine, furent assaillis, tourmentés, puis
forcés de transporter leur séjour en Europe, par des déplacements graduels. Ainsi, bon
gré mal gré, ils commencèrent de bonne heure à s'allier aux petits hommes venus
d'Amérique ; et, lorsque leurs pérégrinations ultérieures leur eurent fait rencontrer
dans les différents pays occidentaux de nouveaux établissements de mêmes créatures,
ils eurent d'autant moins de raisons de répugner à leur alliance.
Si l'espèce blanche tout entière avait été expulsée de ses domaines primitifs dans
l'Asie centrale, le gros des peuples jaunes n'aurait eu rien à faire qu'à se substituer, à
elle dans les domaines abandonnés. Le Finnois aurait dressé son wigwam de
branchages sur les ruines des monuments anciens, et, agissant suivant son naturel, il
s'y serait assis, engourdi, endormi, et le monde n'aurait plus entendu parler de ses
masses inertes. Mais l'espèce blanche n'avait pas déserté en masse la patrie originelle.
Brisée sous le choc épouvantable des masses finnoises, elle avait emmené, à la vérité,
dans différentes directions, le gros de ses peuples ; mais d'assez nombreuses de ses
nations étaient cependant restées qui, en s'incorporant avec le temps à plusieurs, à la
plupart des tribus jaunes, leur communiquèrent une activité, une intelligence, une force
physique, un degré d'aptitude sociale tout à fait étrangers à leur essence native, et par
là les rendirent propres à continuer indéfiniment de verser sur les régions environnantes, même en dépit de résistances assez fortes, l'abondance de leurs éléments
ethniques.
Au milieu de ces transformations générales qui atteignent l'ensemble des races
pures, et comme résultat nécessaire de ces alliages, la culture antique de la famille
blanche disparaît, et quatre civilisations mixtes la remplacent l'assyrienne, l'hindoue,
l'égyptienne, la chinoise ; une cinquième prépare son avènement peu lointain, la
grecque, et l'on est déjà en droit d'affirmer que tous les principes qui posséderont à

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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l'avenir les multitudes sociales sont trouvés, car les sociétés subséquentes, ne leur
ajoutant rien, n'en ont jamais présenté que des combinaisons nouvelles.
L'action la plus évidente de ces civilisations, leur résultat le plus remarquable, le
plus positif, n'est autre que d'avoir continué sans se ralentir jamais l'œuvre de l'amalgame ethnique. À mesure qu'elles s'étendent, elles englobent nations, tribus, familles
jusque-là isolées, et, sans pouvoir jamais les approprier toutes aux formes, aux idées
dont elles vivent elles-mêmes, elles réussissent cependant à leur faire perdre le cachet
d'une individualité propre.
Dans ce qu'on pourrait appeler un second âge, dans la période des mélanges, les
Assyriens montent jusqu'aux limites de la Thrace, peuplent les îles de l'Archipel,
s'établissent dans la basse Égypte, se fortifient en Arabie, s'insinuent chez les Nubiens.
Les gens d'Égypte s'étendent dans l'Afrique centrale, poussent leurs établissements
dans le sud et l'ouest, se ramifient dans l'Hedjaz, dans la presqu'île du Sinaï. Les
Hindous disputent le terrain aux Hymyarites Arabes, débarquent à Ceylan, colonisent
Java, Bali, continuent à se mêler aux Malais d'outre-Gange. Les Chinois se marient
aux peuples de la Corée, du Japon ; ils touchent aux Philippines, tandis que les métis
noirs et jaunes, formés sur toute la Polynésie et faiblement impressionnés par les
civilisations qu'ils aperçoivent, font circuler depuis Madagascar jusqu'en Amérique le
peu qu'ils en peuvent comprendre.
Quant aux populations reléguées dans le monde occidental, quant aux blancs
d'Europe, les Ibères, les Rasènes, les Illyriens, les Celtes, les Slaves, ils sont déjà
affectés par des alliages finniques. Ils continuent à s'assimiler les tribus jaunes répandues autour de leurs établissements ; puis, entre eux, ils se marient encore, et encore
aux Hellènes, métis sémitisés, accourus de toutes parts sur leurs côtes.
Ainsi mélange, mélange partout, toujours mélange, voilà l'œuvre la plus claire, la
plus assurée, la plus durable des grandes sociétés et des puissantes civilisations, celle
qui, à coup sûr, leur survit ; et plus les premières ont d'étendue territoriale et les
secondes de génie conquérant, plus loin les flots ethniques qu'elles soulèvent vont
saisir d'autres flots primitivement étrangers, ce dont leur nature et la sienne s'altèrent
également.
Mais, pour que ce grand mouvement de fusion générale embrasse jusqu'aux
dernières races du globe et n'en laisse pas une seule intacte, ce n'est pas assez qu'un
milieu civilisateur déploie toute l'énergie dont il est pourvu ; il faut encore que dans les
différentes régions du monde ces ateliers ethniques s'établissent de manière à agir sur
place, sans quoi l'œuvre générale resterait nécessairement incomplète. La force
négative des distances paralyserait l'expansion des groupes les plus actifs. La Chine et
l'Europe n'exercent l'une sur l'autre qu'une faible action, bien que le monde slave leur
serve d'intermédiaire. L'Inde n'a jamais influé fortement sur l'Afrique, ni l'Assyrie sur
le Nord asiatique ; et, dans le cas où les sociétés auraient à jamais conservé les mêmes
foyers, jamais l'Europe n'aurait pu être directement et suffisamment saisie, ni tout à
fait entraînée dans le tourbillon. Elle l'a été parce que les éléments de création d'une

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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civilisation propre à servir l'action générale avaient été répandus d'avance sur son sol.
Avec les races celtiques et slaves, elle posséda en effet, dès les premiers âges, deux
courants amalgamateurs qui lui permirent d'entrer, au moment nécessaire, dans le
grand ensemble.
Sous leur influence, elle avait vu disparaître dans une immersion complète
l'essence jaune et la pureté blanche. Avec l'intermédiaire fortement sémitisé des
Hellènes, puis avec les colonisations romaines, elle acquit de proche en proche les
moyens d'associer ses masses au compartiment asiatique le plus voisin de ses rivages.
Celui-ci, à son tour, reçut le contrecoup de cette évolution ; car, tandis que les groupes
d'Europe se teignaient d'une nuance orientale en Espagne, dans la France méridionale,
en Italie, en Illyrie, ceux d'Orient et d'Afrique prenaient quelque chose de l'Occident
romain sur la Propontide, dans l'Anatolie, en Arabie, en Égypte. Ce rapprochement
effectué, l'effort des Slaves et des Celtes, combiné avec l'action hellénique, avait
produit tous ses effets ; il ne pouvait aller au delà ; il n'avait nul moyen de dépasser de
nouvelles limites géographiques ; la civilisation de Rome, la sixième dans l'ordre du
temps, qui avait pour raison d'être la réunion des principes ethniques du monde
occidental, n'eut pas la force de rien opérer seule après le IIIe siècle de notre ère.
Pour agrandir désormais l'enceinte où tant de multitudes se combinaient déjà, il
fallait l'intervention d'un agent ethnique d'une puissance considérable, d'un agent qui
résultât d'un hymen nouveau de la meilleure variété humaine avec les races déjà
civilisées. En un mot, il fallait une infusion d'Arians dans le centre social le mieux
placé pour opérer sur le reste du monde, sans quoi les existences sporadiques de tous
degrés, répandues encore sur la terre, allaient continuer indéfiniment sans plus
rencontrer des eaux d'amalgamation.
Les Germains apparurent au milieu de la société romaine. En même temps, ils
occupèrent l'extrême nord-ouest de l'Europe, qui peu à peu devint le pivot de leurs
opérations. Des mariages successifs avec les Celtes et les Slaves, avec les populations
gallo-romaines, multiplièrent la force d'expansion des nouveaux arrivants, sans
dégrader trop rapidement leur instinct naturel d'initiative. La société moderne naquit ;
elle s'attacha, sans désemparer, à perfectionner de toutes parts, à pousser en avant
l'œuvre agrégative de ses devancières. Nous l'avons vue, presque de nos jours, découvrir l'Amérique, s'y unir aux races indigènes ou les pousser vers le néant ; nous la
voyons faire refluer les Slaves chez les dernières tribus de l'Asie centrale, par
l'impulsion qu'elle donne à la Russie ; nous la voyons s'abattre au milieu des Hindous,
des Chinois ; frapper aux portes du Japon ; s'allier, sur tout le pourtour des côtes
africaines, aux naturels de ce grand continent ; bref, augmenter sur ses propres terres et
étendre sur tout le globe, dans une indescriptible proportion, les principes de confusion
ethnique dont elle dirige maintenant l'application.
La race germanique était pourvue de toute l'énergie de la variété ariane. Il le fallait
pour qu'elle pût remplir le rôle auquel elle était appelée. Après elle, l'espèce blanche
n'avait plus rien à donner de puissant et d'actif : tout était dans son sein à peu près
également souillé, épuisé, perdu. Il était indispensable que les derniers ouvriers

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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envoyés sur le terrain ne laissassent rien de trop difficile à terminer ; car personne
n'existait plus, en dehors d'eux, qui fût capable de s'en charger. Ils se le tinrent pour
dit. Ils achevèrent la découverte du globe ; ils s'en emparèrent par la connaissance
avant d'y répandre leurs métis ; ils en firent le tour dans tous les sens. Aucun recoin ne
leur échappa, et maintenant qu'il ne s'agit plus que de verser les dernières gouttes de
l'essence ariane au sein des populations diverses, devenues accessibles de toutes parts,
le temps servira suffisamment ce travail qui se continuera de lui-même, et qui n'a pas
besoin d'un surcroît d'impulsion nouvelle pour se perfectionner.
En présence de ce fait, on s'explique, non pas pourquoi il ne se trouve pas d'Arians
purs, mais l'inutilité de leur présence. Puisque leur vocation générale était de produire
les rapprochements et la confusion des types en les unissant les uns aux autres, malgré
les distances, ils n'ont plus rien à faire désormais, cette confusion étant accomplie
quant au principal, et toutes les dispositions étant prises pour l'accessoire. Voilà donc
que l'existence de la plus belle variété humaine, de l'espèce blanche tout entière, des
facultés magnifiques concentrées dans l'une et dans l'autre, que la création, le
développement et la mort des sociétés et de leurs civilisations, résultat merveilleux du
jeu de ces facultés, révèlent un grand point qui est comme le comble, comme le
sommet, comme le but suprême de l'histoire. Tout cela naît pour rapprocher les
variétés, se développe, brille, s'enrichit pour accélérer leur fusion, et meurt quand le
principe ethnique dirigeant est complètement fondu dans les éléments hétérogènes
qu'il rallie, et par conséquent lorsque sa tâche locale est suffisamment faite. De plus, le
principe blanc, et surtout arian, dispersé sur la face du globe, y est cantonné de façon à
ce que les sociétés et les civilisations qu'il anime ne laissent finalement aucune terre,
et, par conséquent, aucun groupe en dehors de son action agrégative. La vie de
l'humanité prend ainsi une signification d'ensemble qui rentre absolument dans l'ordre
des manifestations cosmiques. J'ai dit qu'elle était comparable à une vaste toile
composée de différentes matières textiles, et étalant les dessins les plus différemment
contournés et bariolés ; elle l'est encore à une chaîne de montagnes relevées en
plusieurs sommets qui sont les civilisations, et la composition géologique de ces sommets est représentée par les divers alliages auxquels ont donné lieu les combinaisons
multiples des trois grandes divisions primordiales de l'espèce et de leurs nuances
secondaires. Tel est le résultat dominant du travail humain. Tout ce qui sert la
civilisation attire l'action de la société ; tout ce qui l'attire l'étend, tout ce qui l'étend la
porte géographiquement plus loin, et le dernier terme de cette marche est l'accession
ou la suppression de quelques noirs ou de quelques Finnois de plus dans le sein des
masses déjà amalgamées. Posons en axiome que le but définitif des fatigues et des
souffrances, des plaisirs et des triomphes de notre espèce, est d'arriver un jour à la
suprême unité. Ce point acquis va nous livrer ce qu'il nous reste à savoir.
L'espèce blanche, considérée abstractivement, a désormais disparu de la face du
monde. Après avoir passé l'âge des dieux, où elle était absolument pure ; l'âge des
héros, où les mélanges étaient modérés de force et de nombre ; l'âge des noblesses, où
des facultés, grandes encore, n'étaient plus renouvelées par des sources taries, elle s'est
acheminée plus ou moins promptement, suivant les lieux, vers la confusion définitive
de tous ses principes, par suite de ses hymens hétérogènes. Partant, elle n'est plus

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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maintenant représentée que par des hybrides ; ceux qui occupent les territoires des
premières sociétés mixtes ont eu naturellement le temps et les occasions de se
dégrader le plus. Pour les masses qui, dans l'Europe occidentale et dans l'Amérique du
Nord, représentent actuellement la dernière forme possible de culture, elles offrent
encore d'assez beaux semblants de force, et sont en effet moins déchues que les
habitants de la Campanie, de la Susiane et de l'Iémen. Cependant cette supériorité
relative tend constamment à disparaître ; la part de sang arian, subdivisée déjà tant de
fois, qui existe encore dans nos contrées, et qui soutient seule l'édifice de notre société,
s'achemine chaque jour vers les termes extrêmes de son absorption.
Ce résultat obtenu, s'ouvrira l'ère de l'unité. Le principe blanc, tenu en échec dans
chaque homme en particulier, y sera vis-à-vis des deux autres dans le rapport de 1 à 2,
triste proportion qui, dans tous les cas, suffirait à paralyser son action d'une manière
presque complète, mais qui se montre encore plus déplorable quand on réfléchit que
cet état de fusion, bien loin d'être le résultat du mariage direct des trois grands types
pris à l'état pur, ne sera que le caput mortuum d'une série infinie de mélanges, et par
conséquent de flétrissures ; le dernier terme de la médiocrité dans tous les genres :
médiocrité de force physique, médiocrité de beauté, médiocrité d'aptitudes intellectuelles, on peut presque dire néant. Ce triste héritage, chacun en possédera une portion
égale ; nul motif n'existe pour que tel homme ait un lot plus riche que tel autre ; et,
comme dans ces îles polynésiennes où les métis malais, confinés depuis des siècles, se
partagent équitablement un type dont nulle infusion de sang nouveau n'est jamais
venue troubler la première composition, les hommes se ressembleront tous. Leur taille,
leurs traits, leurs habitudes corporelles, seront semblables. Ils auront même dose de
forces physiques, directions pareilles dans les instincts, mesures analogues dans les
facultés, et ce niveau général, encore une fois, sera de la plus révoltante humilité.
Les nations, non, les troupeaux humains, accablés sous une morne somnolence,
vivront dès lors engourdis dans leur nullité, comme les buffles ruminants dans les
flaques stagnantes des marais Pontins. Peut-être se tiendront-ils pour les plus sages, les
plus savants et les plus habiles des êtres qui furent jamais ; nous-mêmes, lorsque nous
contemplons ces grands monuments de l'Égypte et de l'Inde, que nous serions si
incapables d'imiter, ne sommes-nous pas convaincus que notre impuissance même
prouve notre supériorité ? Nos honteux descendants n'auront aucune peine à trouver
quelque argument semblable au nom duquel ils nous dispenseront leur pitié et
s'honoreront de leur barbarie. C'était là, diront-ils en montrant d'un geste dédaigneux
les ruines chancelantes de nos derniers édifices, c'était là l'emploi insensé des forces de
nos ancêtres. Que faire de ces inutiles folies ? Elles seront, en effet, inutiles pour eux ;
car la vigoureuse nature aura reconquis l'universelle domination de la terre, et la
créature humaine ne sera plus devant elle un maître, mais seulement un hôte, comme
les habitants des forêts et des eaux.
Cet état misérable ne sera pas de longue durée non plus ; car un effet latéral des
mélanges indéfinis, c'est de réduire les populations à des chiffres de plus en plus
minimes. Quand on jette les yeux sur les époques antiques, on s'aperçoit que la terre
était alors bien autrement couverte par notre espèce qu'elle ne l'est aujourd'hui. La

Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) Livres 5 et 6

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Chine n'a jamais eu moins d'habitants qu'à présent ; l'Asie centrale était une
fourmilière, et on n'y rencontre plus personne. La Scythie, au dire d'Hérodote, était
pleine de nations, et la Russie est un désert. L'Allemagne est bien fournie d'hommes,
mais elle ne l'était pas moins au IIe, au IVe, au Ve siècle de notre ère, quand elle jetait
sans s'épuiser, sur le monde romain, des océans de guerriers, suivis de leurs femmes et
de leurs enfants. La France et l'Angleterre ne nous paraissent ni vides ni incultes ; mais
la Gaule et la Grande-Bretagne ne l'étaient pas davantage à l'époque des émigrations
kymriques. L'Espagne et l'Italie ne possèdent plus le quart des hommes qui les couvraient dans l'antiquité. La Grèce, l'Égypte, la Syrie, l'Asie Mineure, la Mésopotamie,
regorgeaient de monde, les villes s'y pressaient aussi nombreuses que des épis dans un
champ ; ce sont des solitudes mortuaires, et l'Inde, bien que populeuse encore, n'est
plus sous ce rapport que l'ombre d'elle-même. L'Afrique occidentale, cette terre qui
nourrissait l'Europe et où tant de métropoles étalaient leurs splendeurs, ne porte plus
que les tentes clairsemées de quelques nomades et les villes moribondes d'un petit
nombre de marchands. Les autres parties de ce continent languissent de même partout
où les Européens et les musulmans ont porté ce qu'ils appellent, les uns le progrès, les
autres la foi, et il n'y a que l'intérieur des terres, où personne n'a presque pénétré, qui
garde encore un noyau bien compact. Mais ce n'est pas pour durer. Quant à
l'Amérique, l'Europe y verse ce qu'elle a de sang ; elle s'appauvrit, si l'autre s'enrichit.
Ainsi, du même pas que l'humanité se dégrade, elle s'efface.
On ne saurait prétendre à calculer avec rigueur le nombre des siècles qui nous
séparent encore de la conclusion certaine. Cependant il n'est pas impossible d'entrevoir
un à peu près. La famille ariane, et, à plus forte raison, le reste de la famille blanche,
avait cessé d'être absolument pure à l'époque ou naquit le Christ. En admettant que la
formation actuelle du globe soit de six à sept mille ans antérieure à cet événement,
cette période avait suffi pour flétrir dans son germe le principe visible des sociétés, et,
lorsqu'elle finit, la cause de toute décrépitude avait déjà pris la haute main dans le
monde. Par ce fait que la race blanche s'était absorbée de manière à perdre la fleur de
son essence dans les deux variétés inférieures, celles-ci avaient subi des modifications
correspondantes, qui, pour la race jaune, s'étaient étendues fort avant. Dans les dixhuit cents ans qui se sont écoulés depuis, le travail de fusion, bien qu'incessamment
continué et préparant ses conquêtes ultérieures sur une échelle plus considérable que
jamais, n'a pas été aussi directement efficace. Mais, outre ce qu'il s'est créé de moyens
d'action pour l'avenir, il a beaucoup augmenté la confusion ethnique dans l'intérieur de
toutes les sociétés, et, par conséquent, hâté d'autant l'heure finale de la perfection de
l'amalgame. Ce temps-là est donc bien loin d'avoir été perdu ; et, puisqu'il a préparé
l'avenir, et que d'ailleurs les trois variétés ne possèdent plus de groupes purs, ce n'est
pas exagérer la rapidité du résultat que de lui donner pour se produire un peu moins de
temps qu'il n'en a fallu pour que ses préparations en arrivassent au point où elles sont
aujourd'hui. On serait donc tenté d'assigner à la domination de l'homme sur la terre
une durée totale de douze à quatorze mille ans, divisée en deux périodes : l'une, qui est
passée, aura vu, aura possédé la jeunesse, la vigueur, la grandeur intellectuelle de

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l'espèce ; l'autre, qui est commencée, en connaîtra la marche défaillante vers la
décrépitude 1.
En s'arrêtant même aux temps qui doivent quelque peu précéder le dernier soupir
de notre espèce, en se détournant de ces âges envahis par la mort, où le globe, devenu
muet, continuera, mais sans nous, à décrire dans l'espace ses orbes impassibles, je ne
sais si l'on n'est pas en droit d'appeler la fin du monde cette époque moins lointaine qui
verra déjà l'abaissement complet de notre espèce. Je n'affirmerai pas non plus qu'il fût
bien facile de s'intéresser avec un reste d'amour aux destinées de quelques poignées
d'êtres dépouillés de force, de beauté, d'intelligence, si l'on ne se rappelait qu'il leur
restera du moins la foi religieuse, dernier lien, unique souvenir, héritage précieux des
jours meilleurs.
Mais la religion elle-même ne nous a pas promis l'éternité ; mais la science, en
nous montrant que nous avons commencé, semblait toujours nous assurer aussi que
nous devions finir. Il n'y a donc lieu ni de s'étonner ni de s'émouvoir en trouvant une
confirmation de plus d'un fait qui ne pouvait passer pour douteux. La prévision
attristante, ce n'est pas la mort, c'est la certitude de n'y arriver que dégradés ; et peutêtre même cette honte réservée à nos descendants nous pourrait-elle laisser insensibles,
si nous n'éprouvions, par une secrète horreur, que les mains rapaces de la destinée sont
déjà posées sur nous.

–– FIN ––

1

Cf. JANINE, BUENZOD : La formation de la pensée de Gobineau et l'Essai sur l'inégalité des
races humaines, Nizet, 1967.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024