Fiche du document numéro 30408

Num
30408
Date
Vendredi 29 avril 1994
Amj
Hms
07:50:00
Auteur
Fichier
Taille
30909
Pages
4
Titre
Jean-Pierre Chrétien : « Dire clairement que des idéologies de race sont perverses et mènent au génocide, c'est une chose qui n'a pas été assez dite »
Soustitre
Transcription de l'émission « Les 4 Vérités » diffusée sur France 2 le 29 avril 1994.
Nom cité
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Lieu cité
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Mot-clé
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Source
Fonds d'archives
INA
Type
Langue
FR
Citation
[William Leymergie :] […]. Euh, à part ça, pour "Les 4 vérités" ce matin, c'est Daniel Duigou qui reçoit Jean-Pierre Chrétien, qui est un historien et qui est même chercheur au CNRS.

[Générique de l'émission]

Daniel Duigou : Bonjour, et bonjour Jean-Pierre Chrétien.

Jean-Pierre Chrétien : Bonjour.

Daniel Duigou : Nous allons parler -- puisque vous êtes historien et, euh…, chercheur au CNRS -- du Rwanda parce que depuis Paris, eh bien, on a bien du mal à comprendre ce qui s'y passe. D'après les derniers chiffres, plus de…, de 200 000 morts ! 200 000 morts c'est considérable. Alors a…, avant d'essayer de…, de comprendre, euh, le…, le phénomène social, ethnique sur place, une première question : est-ce que le départ des soldats français, belges vous a choqué ?

Jean-Pierre Chrétien : Le départ des forces de l'ONU surtout m'a choqué [une incrustation "Jean-Pierre Chrétien, Historien, Chercheur, CNRS" s'affiche à l'écran]. Au moment où des…, euh, renforts sont envoyés en Bosnie, le fait qu'on semble abandonner ce pays m'a choqué, euh, car, euh, cela supprime des témoins -- mais, Dieu merci, les témoins restent assez nombreux -- et atteste qu'il ne s'agit pas d'affrontements interethniques comme on le dit souvent mais de véritables pogroms comme Médecins sans frontières le signale. Euh, ce sont surtout des morts que l'on découvre plus encore que des blessés.

Daniel Duigou : Alors justement, pour…, pour comprendre, qu'est-ce qu'on fait en général ? Eh ben, on cherche des comparaisons.

Jean-Pierre Chrétien : Oui.

Daniel Duigou : Est-ce que l'on peut comparer ce qui se passe en Bosnie et ce qui se passe actuellement au Rwanda ?

Jean-Pierre Chrétien : Je voudrais pas prolonger la comparaison avec la Bosnie. Euh, ce qui est particulier dans ce pays, c'est que ce ne sont pas des ethnies, des cultures différentes. C'est une vieille nation le Rwanda ! C'est un vieux royaume de plusieurs siècles. Les Hutu et les Tutsi parlent la même langue, ont la même culture. Donc…

Daniel Duigou : Alors qu'est-ce qui sépare ces deux peuples, disons…

Jean-Pierre Chrétien : Oui.

Daniel Duigou : Qui se…, se…, s'entretuent actuellement.

Jean-Pierre Chrétien : Oui ce qui est tragique justement, c'est qu'il s'est créé un véritable racisme interne entre Hutu et Tutsi. Pour aller très vite, c'étaient de vieilles catégories de la société qui ont été érigées littéralement en races : race bantoue pour les Hutu disait-on, race nilotique ou hamitique pour les Tutsi. Et… les Tutsi étaient considérés comme une race supérieure à l'époque coloniale et relativement privilégiée. Même systématiquement privilégiée. Et à l'indépendance, il y a eu une révolution hutu. La royauté tutsi a été abolie. Mais, euh, le régime qui s'est mis en place a maintenu ce clivage. Et au fond, ce clivage permettait au régime, euh, de jouer de cette opposition en affirmant qu'il était démocratique puisque c'était la majorité hutu qui était au pouvoir. Or la situation est devenue de plus en plus explosive au fur et à mesure que la situation économique et sociale s'est dégradée, le régime de plus en plus autoritaire depuis 20 ans. Et surtout ces dernières années, à la fin des années 1980, on a l'impression que le pouvoir du Président Habyarimana -- qui est mort récemment dans l'accident d'avion, dans le…, l'avion qui a été abattu sur l'aéroport --, eh bien, ce Président jouait systématiquement de ces passions ethniques, euh, pour essayer de mobiliser, euh, l'opinion sur la base d'une solidarité hutu contre l'opposition armée du Front patriotique rwandais, c'est-à-dire les, euh, Tutsi exilés à l'extérieur de deuxième génération, et aussi contre l'opposition intérieure hutu de plus en plus forte.

Daniel Duigou : Autrement dit, si je vous comprends bien, ce n'est pas un hasard ce qui se passe a…, actuellement. Euh, ce n'est pas dans le chaos le…, le plus absurde. Il y a une organisation, il y a une idéologie de type nazi ?

Jean-Pierre Chrétien : Oui. Oui, écoutez ce qui est frappant effectivement, c'est qu'on voit venir cette crise, quand on suit le Rwanda depuis plusieurs années, avec toute une littérature dans une presse locale extrémiste proche de la faction présidentielle. Cette faction ayant des bases à la fois lignagères et régionales, mais des bases aussi idéologiques. L'appel sans arrêt à la dénonciation des Tutsi et de leurs complices. C'est-à-dire tous les opposants, des gens des ligues des droits de l'Homme, et cætera, sont dénoncés comme complices des Tutsi et les Tutsi dénoncés en fait…, en fait comme une race perverse. Il y a une sorte de "antihamitisme" comme il y avait un antisémitisme en Europe.

Daniel Duigou : Alors est-ce qu'il y a un danger, un danger d'extension aujourd'hui au…, à d'autres pays comme, euh…, le Zaïre, euh…

Jean-Pierre Chrétien : Écoutez, y a déjà eu des massacres de ce genre au Burundi à la fin d'octobre car on retrouve…

Daniel Duigou : Je signale d'ailleurs que vous avez écrit un livre…

Jean-Pierre Chrétien : Oui. Oui.

Daniel Duigou : Puisque vous êtes historien. Burundi, l'histoire retrouvée [la couverture du livre s'affiche à l'écran]. Donc, vous me le disiez, risque…

Jean-Pierre Chrétien : Oui, euh, c'est-à-dire que le risque c'est qu'il y a des extrémistes, hutu ou tutsi. Et en…, actuellement, y a notamment tout un courant extrémiste hutu au Rwanda qui se déchaîne contre les Tutsi. Il y a une fraction hutu extrémiste également au Burundi. Et il y a un risque que le conflit s'étende surtout si des troubles éclatent aussi du côté zaïrois en fonction de cela, car il y a des populations très semblables au Zaïre. Donc le danger de cette affaire, c'est de voir une idéologie de race, euh, tout…, concernant au fond des populations semblables, embraser, euh, toute cette région. En tout cas il faut parler de pogroms et non pas de luttes interethniques.

Daniel Duigou : Question inévitable : les Occidentaux, premièrement, ont-ils une part de responsabilité ? Et puis, bien sûr, deuxièmement, aujourd'hui doivent-ils, peuvent-ils intervenir ?

Jean-Pierre Chrétien : Oui. Sans remonter au déluge, c'est-à-dire à l'époque coloniale, il est évident que le langage tenu par, euh, euh, les…, les Français et les Belges -- en particulier les Français ont joué…, notre pays a joué un grand rôle au Rwanda ces dernières années -- n'a pas toujours été assez clair face à cette idéologie de race. Je pense que assurer un équilibre c'est une chose, mais dire clairement que des idéologies de race sont perverses et mènent au génocide, c'est une chose qui n'a pas ass…, euh, été assez dite. Mais au…

Daniel Duigou : Et aujourd'hui, faut-il les laisser se massacrer ou bien faut-il intervenir ?

Jean-Pierre Chrétien : Aujou…, aujou…, aujourd'hui il serait souhaitable que l'ONU, euh, ou l'OUA réinterviennent mais de façon claire en identifiant, les…, les forces de mort, c'est-à-dire la garde présidentielle et les milices extrémistes qui massacrent les gens [la couverture du livre de Jean-Pierre Chrétien Burundi, l'histoire retrouvée s'affiche de nouveau à l'écran]

Daniel Duigou : Jean-Pierre Chrétien, je vous remercie. Je rappelle le titre de votre livre : Burundi, l'histoire retrouvée. Donc, euh, on risque de voir, euh…, une répétition en ce qui concerne ces…, ces massacres depuis un certain nombre d'années.

Jean-Pierre Chrétien : Espérons que non.

Daniel Duigou : Espérons que non. À vous, euh…, William Leymergie.
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