Fiche du document numéro 30367

Num
30367
Date
Jeudi 7 juillet 2022
Amj
Auteur
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Taille
216409
Pages
33
Urlorg
Titre
Procès du préfet rwandais accusé de génocide : les témoignages bouleversants de Dafroza et Alain Gauthier
Soustitre
La cour d’assises de Paris procède aux dernière auditions dans le procès de Laurent Bucyibaruta, accusé d’avoir joué un rôle de premier plan dans le génocide des Tutsi qui a fait plus de 110 000 morts dans sa préfecture en 1994. Très attendu, l’interrogatoire de l’accusé devait s’achever ce mercredi 6 juillet. Le lendemain on entendra les plaidoiries des parties civiles, vendredi 8 juillet les réquisitions du Parquet et lundi 11 juillet les plaidoiries de la Défense. Sauf rebondissement imprévisible, le verdict devrait intervenir mardi 12 juillet. Lundi, les témoignages de Dafroza et d’Alain Gauthier ont impressionné…
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dafroza et Alain Gauthier au début des audiences © JF Dupaquier

Au moins la mobilisation des gendarmes s’est-elle relâchée dans l’ancien Palais de Justice de Paris après le verdict des attentats du 13 novembre 2015. Près d’un millier d’avocats, une mobilisation des médias sans précédent pour raconter et commenter les 135 tués et les centaines de rescapés traumatisés du Bataclan, de terrasses de bistrots et du Stade de France. Un procès dit et répété « hors normes » qui s’est déroulé du 8 septembre 2021 au 29 juin 2022. Dix mois et 149 jours d’audience. Des milliers d’articles et de reportages tournant autour de l’accusé principal, Salah Abdeslam, scénarisé en incarnation absolue du mal. Rien à voir avec l’autre cour d’assises qui, dans l’ombre du même Palais de Justice de Paris, a mission de juger un ancien préfet rwandais accusé d’avoir joué un rôle de premier plan dans l’extermination de quelque 120 000 Tutsi de sa juridiction en 1994. Environ mille fois plus de morts, mille fois moins d’intérêt médiatique…

Deux cours d’assises, deux façons de parler de crimes contre l’humanité… ou pas



Commencées lundi 9 mai, les audiences concernant Laurent Bucyibaruta sont entrées dans leur neuvième semaine. Les jurés tirés au sort pour ce procès, quand ils rentrent le soir à leur domicile et allument « les infos », doivent se sentir les laissés pour compte d’un système médiatique à géométrie variable. Leur ressenti reste une énigme alors que, de façon inusitée, ils n’ont toujours aucune question à poser. Suivent-ils attentivement ces débats que dédaignent les journalistes ? Il est permis de se poser la question en constatant que certains, trouvant sans doute le temps long, consultent discrètement leur smartphone pendant les audiences.

Lundi dernier 4 juillet, la parole était d’abord donnée à Etienne Nsanzimana, président de l’association Ibuka France, partie civile : « Ibuka, c’est un mot qui veut dire "Souviens-toi". Ibuka c’est une association de droit français créée en 2002, qui a pour mission de perpétuer la mémoire du génocide contre les Tutsi, la justice et le soutien aux rescapés du génocide. Les rescapés dont je fais partie, que j’ai l’honneur de représenter tiennent beaucoup à la justice ». Le président d’Ibuka France sait qu’il rame à contre-courant du flux médiatique qui vise non pas à entretenir la mémoire, mais à scénariser l’émotion à fleur de peau du moment. Il sait qu’il parle dans le désert.

Scénariser l’émotion du moment, ou rendre compte de la Justice ?



Dommage : pour qui a suivi attentivement les audiences, le procès Bucyibaruta est un intelligent résumé du génocide, de sa complexe efficacité, du sadisme, de la cupidité et de la lâcheté de ses acteurs, des troubles de la mémoire blessée, des circonvolutions de ses Ponce Pilate, de ses racines noueuses.

Etienne Nsanzimana se lance : « Vous êtes assez armés pour comprendre le lit du génocide, pour comprendre [les précédents massacres de] 1963, 1973, ce qu’il s’est passé dans le pays en 1992, dans le Bugesera, ça aide à comprendre pourquoi il a suffi qu’un avion tombe pour que nos voisins, nos copains de foot se mettent à tuer […]. Vous ne pouvez pas comprendre le ressenti des rescapés, personne ne vous en fera le reproche. Moi même en étant l’un de ces rescapés, […] quand vous survivez à un projet d’extermination, lorsque nous arrivons à mettre des mots sur les choses […] rien que les mots, le vocabulaire utilisé durant le génocide, la position dans l’espace public n’est plus la même, car un chien qui aboie, un sifflet, un outil du quotidien – houe, machette – n’a plus du tout le même sens que vous soyez survivants du génocide ou pas. Vous devez vous réinventez ».

Etienne Nsanzimana raconte son expérience des discriminations au Rwanda, jusqu’au basculement final.

« Ca y est, ça recommence »



« Ce 7 avril lorsque l’avion du président tombe et que l’appel au meurtre des Tutsi devient plus intense à la RTLM, j’entends mes parents dire "ça y est ça recommence". J’étais frustré, disant à mes parents "pourquoi ça recommence, pourquoi vous n’en avez jamais parlé ?" ».

Le Président : – Vous avez dit être aussi un rescapé et donc est-ce que vous ou votre famille aviez des liens avec les faits précis [en préfecture de Gikongoro] que nous devons juger aujourd’hui ?

Réponse : – Ma famille proche ou éloignée résidait à Kigali, donc loin des faits dont il est question ici.

Question d’un des assesseurs [les jurés n’ont toujours aucune question] : – Il y a quelques semaines un témoin est venu avec un petit pin's avec un emblème gris. Pourquoi ?

Réponse : – Nous avons un emblème en signe de flamme de la mémoire, c’est un symbole de Ibuka.

Le témoignage d’Alain Gauthier, président et membre fondateur du CPCR, association partie civile



Le témoin suivant est Alain Gauthier, représentant le collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Lui rame à contre-courant depuis près d’un quart de siècle pour que les suspects de génocide réfugiés en France soient jugés.

– J’interviens en qualité de président du CPCR, mais aussi en famille de victime car la grande partie de la famille de mon épouse a été exterminée à Kibeho et dans d’autres parties du Rwanda.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais essayer de procéder de manière très chronologique. Mon histoire personnelle est très liée à celle du Rwanda.

Je me permets de commencer par une anecdote qui pour moi n’en est pas une. En 1962, j’ai 13 ans, je suis en classe de 5ème et un missionnaire des Pères blancs vient nous présenter un documentaire sur les martyrs de l’Ouganda. Je me surprends à la fin de cette présentation d‘écrire un petit mot au prêtre qui est là et lui dire "Je veux être comme vous". Il me calme et me dit qu’on se reverra dans quelques années. En 1968, je pars au Rwanda par la société des Pères blancs à l’université de Strasbourg en faculté de théologie, Strasbourg étant une université nationale sous contrat, ce qui permet d’obtenir des diplômes nationaux.

« En 1968, je pars au Rwanda par la société des Pères blancs »



A la fin de 1968, il est temps pour moi de penser au service militaire. J’avais toujours opté pour la coopération. On nous propose – nous sommes trois – des postes d’enseignants au Rwanda. C’est un pays dont je n’ai jamais entendu parler. Nous voilà partis pour le Rwanda. Quand on arrive à Butare, là où l’évêque nous attend, l’un de nous est nommé à Kabgayi, à côté de Gitarama, l'autre au séminaire des ainés de Cyanika et moi-même au petit séminaire de Save, sur la route de Kigali à Butare.

Je rencontre les équipes enseignantes déjà formées. Je me rends compte qu’il y a deux groupes distincts : d’un côté, les professeurs rwandais à la tête desquels il y a un vieux professeur de latin, Xavéri Nayigiziki, un Hutu royaliste, qui m’apprend l’essentiel de ce que j’ai connu à l’époque sur le Rwanda, et une communauté de Frères flamands, qui ont été chassés du Congo. Je me rends compte qu’il n’y a aucun contact entre ces groupes. J’apprendrai plus tard que j’ai été nommé pour faire le tampon entre ces communautés. Toutefois, les Frères flamands ne m’ont jamais invité dans leur communauté. Dans cette équipe, il y a aussi trois professeurs, dont Madeleine Raffin. Je suis collègue de Madeleine Raffin pendant deux ans.

« Dans l’équipe enseignante, il y a Madeleine Raffin »



Le 1er mai 1972, alors que j’appartiens à une équipe de football, on décide d’aller faire un match à Bujumbura, la capitale du Burundi voisin, et comme j’ai un problème avec mon passeport, c’est un commerçant grec qui me fait passer la frontière. On n’avait pas fait dix kilomètres qu’il y a un premier barrage. La veille, il y avait eu un coup d’Etat au Burundi. Je me retrouve là, sans papier, contrôlé par les militaires. Par miracle, tout se passe bien. On se réfugie au grand séminaire. Au bout d’une semaine, les soldats burundais nous raccompagnent à la frontière, en passant par Uvira, au Congo, puis en remontant par Bukavu et Cyangugu. Pendant ce court séjour, j’ai vu des camions de cadavres circuler dans la ville, j’avais 22 ans à l’époque.

En juillet 1972, je rentre en France mais j’ai décidé d’arrêter la théologie. J’entame des études de Lettres. Je me retrouve à l’université de Nice, où j’avais quelques amis. L’année suivante, je rejoins Grenoble, mon université d’origine, étant originaire de l’Ardèche, et je termine mes études dans cette université.

« Au Burundi en 1972, des camions de cadavres »



En août 1974, le père Henri Blanchard, qui était à Cyanika en 1963 pendant le « petit génocide », vient en vacances dans sa famille dans la Loire. Je l’avais très bien connu. Il me dit que quelqu’un que je connais passe chez lui. C’était une jeune rwandaise que j’avais connue. J’ai passé une semaine avec elle. C’est Dafroza, qui devient mon épouse en 1977.

En 1976, ayant terminé mes études, j’essaie de trouver un poste le plus près possible de la frontière belge, mon épouse y étant réfugiée politique. Je trouve un poste de professeur de français dans un petit village de l’Aisne, à Notre-Dame-de-Liesse En août 1977, nous nous marions. Nous aurons trois enfants entre 1980 et 1988. Nous menons la vie banale de toute famille, sans problème majeur.

En septembre 1980, je demande ma mutation et je trouve un poste de français à Reims. Rapidement, les religieuses qui dirigent le collège me proposent de devenir directeur. Je suis la formation et, en 1983, je deviens le directeur du collège puis du lycée professionnel Jeanne-d’Arc.

« Après 1977, de nombreux voyages au Rwanda »



Entre 1977 et 1989, nous avons fait de nombreux voyages au Rwanda pour visiter notre famille, notamment la mère de mon épouse. On y passe au début tous les ans puis quand on a des enfants, moins régulièrement. En 1990, c’est l’attaque du FPR, nous ne pourrons plus retourner au Rwanda pour des raisons de sécurité.

En janvier 1993, c’est l’intervention de Jean Carbonare qui alerte les politiques mais aussi les Français sur ce qui se passe au Rwanda. Il faisait partie de la Commission d’enquête de la FIDH, celle dont nous a parlé maître Eric Gillet ici même. Immédiatement, j’écris à François Mitterrand pour lui demander ce que fait la France dans ce conflit. Je reçois une réponse de l’Elysée le 15 février, qui transmet mon courrier au ministère des Affaires étrangères. Je reçois aussi début mars un courrier des Affaires étrangères qui résume ce que fait la France, l’opération Noroît, expliquant que la France fait son possible pour apaiser les tensions.

Le 7 avril 1994, à mon réveil, j’apprend la nouvelle : l’avion du président Habyarimana a été abattu le veille. Je réveille mon épouse pour lui annoncer la nouvelle.

Le 8 avril, de mon bureau, j’appelle le Père Blanchard, alors curé de la paroisse de Nyamirambo à Kigali. J’apprends alors que la maman de Dafroza a été assassinée dans la cour de la paroisse, dans la matinée. C’est la paroisse Charles-Lwanga et ses Compagnons, martyrs de l’Ouganda, celle dont j’ai parlé au début de mon intervention.

Rentré à la maison, j’annonce la nouvelle à ma famille réunie dans le salon. Notre fils Emmanuel, 11 ans, n’aura qu’une parole: « Maman, je te vengerai ».

« Le 8 avril, j’apprends que la maman de Dafroza a été assassinée »



Pendant toute cette période, nous nous débattons pour que les médias évoquent l’extermination des Tutsi. J’écris une tribune pour dénoncer le génocide à tous les grands journaux. C’est le journal La Croix qui la publie assez rapidement. Début avril, nous apprenons l’arrivée de Mme Habyarimana en France. Je dénonce cet accueil. C’est le journal Libération qui reprend la nouvelle. Entre le 7 avril et le 4 juillet, c’est une angoisse et une lutte perpétuelles. Tous les jours, nous apprenons de nouvelles morts, nous avons beaucoup de contacts avec les réfugiés des Mille-Collines, j’ai même des contacts personnels avec la MINUAR. Nous signons des pétitions, des prises en charge pour les réfugiés. C’est une période très difficile pour nous. On organise à la mi-juin une manifestation à Reims pour dénoncer l’inertie de la communauté internationale. Le mot d’ordre est « Rwanda : la honte » [la honte pour l’Etat français].

Le 14 août, nous accueillons Jean-Paul et Pauline, 7 et 11 ans, deux enfants d’un cousin de mon épouse, qui ont été retrouvés dans un bus de la Croix-Rouge au Burundi. Ces deux jeunes neveux se trouvent là. On s’adresse au maire de Reims qui en parle à Alain Juppé. Il délègue un fonctionnaire qui permet l’arrivée de ces enfants chez nous. On passe d’une famille de trois à cinq enfants. Ils repartiront ensuite au Rwanda car leur papa a été retrouvé, ayant été caché par un voisin hutu durant le génocide.

Un mot d’ordre : « Rwanda, la honte »



Nous ne retournons au Rwanda qu’à l’été 1996. On se trouve devant le vide. Beaucoup de membres de la famille de mon épouse ne sont plus là. Beaucoup d’amis ont été tués. Un certain nombre de mes élèves ont été tués aussi. Environ 80 personnes de la famille de mon épouse ont été exterminés dans la région de Sovu, près de Butare. On fait connaissance avec les nouveaux membres de la famille, anciens réfugiés au Congo, rentrés après le génocide. On commence à recueillir les premiers témoignages des rescapés. Une cousine rescapée de la Saint-Famille nous fait rencontrer d’autres rescapés. Nous recueillons les témoignages, mon épouse les traduira à son retour. Ils sont remis remet à Me William Bourdon. On recommence l’année suivante, en 1997.

Au printemps 2001, le premier procès dit des « Quatre de Butare » juge un ancien ministre, chef d’entreprise, Alphonse Higaniro, un professeur d’université Vincent Ntezimana et deux religieuses, Sœur Gertrude et Sœur Kizito. Nous assistons au procès le plus souvent possible, pour entendre tout ce qui se dit. A la fin du procès, nos amis qui avaient initié cette démarche nous demandent ce que nous faisons en France. Cette question nous interpelle et on essaie de regrouper des amis.

1996 : les premiers témoignages des rescapés



En novembre 2001 est créé le CPCR qui se donne deux objectifs. Le premier, en vertu de la loi sur la compétence universelle, poursuivre en justice les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide et qui vivent en France. Au début c’est très difficiles car il fallait absolument découvrir où vivaient les suspects pour donner leur adresse. Nous déposions les plaintes au Tribunal de grande instance de leur lieu de résidence. Par la suite les dossiers seront regroupés à Paris.

Le deuxième objectif est d’aider financièrement les rescapés. Nous commençons par nous constituer partie civile dans six plaintes déjà existantes. La première personne est Wenceslas Munyeshyaka, prêtre de la Sainte-Famille durant le génocide. La deuxième personne est Sosthène Munyemana, un médecin gynécologue de Butare, qui continue d’exercer son métier à l’hôpital de Villeneuve-sur Lot (il vient d’être déféré devant la cour d’assises).

La troisième personne est Laurent Serubuga, ancien chef d’état major des Forces armées rwandaises (FAR) qui avait repris du service au moment du génocide. Nous finissons par le retrouver dans le nord de la France.

« La première personne est Wenceslas Munyeshyaka, prêtre de la Sainte-Famille durant le génocide »



Chaque fois, nous nous constituons partie civile, en apportant des éléments nouveaux pour réveiller les plaintes.

La quatrième personne est M. Laurent Bucyibaruta, qui est venu s’installer près de Troyes. Or, il se trouve que le premier juge d’instruction nommé dans ce dossier est le juge Creton, qui est le fils d’amis. Il entre en contact avec nous non pas pour évoquer l’affaire mais pour se faire expliquer le contexte du génocide. Ensuite le dossier repart ailleurs.

Cyprien Kayumba était à l’ambassade du Rwanda en France chargé de l’achat des armes. Nous avons aussi retrouvé Fabien Neretse à Angoulême ; il avait changé de nom et repris celui de son père. J’ai réussi à trouver son adresse, nous l’avons communiquée à la justice. Mais étant déjà poursuivi en Belgique, il fut extradé et condamné à 25 ans de prison en 2019.

« Depuis 2001, nous avons déposé 31 plaintes »



Depuis 2001, nous avons déposé 31 plaintes. Elles ont toutes été suivies de l’ouverture d’une information judiciaire. Notre travail a toujours été pris très au sérieux par la justice française et les juges chargés des dossiers. Mais jusqu’en 2018, le Parquet n’a jamais pris l’initiative de poursuites. Toutes les affaires ont été initiées par notre association. D’autres associations vont ensuite entrer dans le dossier et se constituer partie civile ; ce sont toutes les associations qui sont représentées aujourd’hui devant votre cour d’assises.

Le parquet ouvrira une information judiciaire contre Thomas, Ntabadahiga qui habite à Mulhouse. Nous nous constituerons partie civile dans cette nouvelle affaire.

On peut s’étonner que ces procès aient lieu en France. La seule et unique raison est que la Cour de cassation a, à plus de 42 reprises, refusé l’extradition des personnes demandées par le Rwanda. C’est une décision que nous contestons depuis toujours. Au début, c’était par manque de confiance envers la justice rwandaise, puis à cause de la peine de mort qui sera supprimée en 2007. Le seul argument avancé aujourd’hui est le principe de non-rétroactivité des peines, aucune peine n’étant prévue pour punir le génocide avant 1994. Nous ne partageons pas cette analyse. La France a jugé Klaus Barbie et autres génocidaires en s’appuyant sur de grandes conventions internationales.

« La France a jugé Klaus Barbie et autres génocidaires en s’appuyant sur de grandes conventions internationales »



Dès que nous le pouvons, on se constitue partie civile puis on dépose de nouvelles plaintes. Je vous donne quelques noms : Agathe Kanziga Habyarimana, contre laquelle nous avons déposé plainte en 2007. L’information judiciaire a été clôturée début 2022. Nos avocats ont déposé un dossier. C’est un dossier politico-judiciaire difficile. Pour l’instant, elle n’est que témoin assisté.

Eugène Rwamucyo est un ancien médecin hygiéniste de Butare qui a été déféré devant la cour d’assises mais il n’a pas encore épuisé tous les recours. Dominique Ntawukuriryayo, sous-préfet, a été retrouvé à Carcassonne. On nous a fait savoir qu’il n'habitait pas à l’adresse qu’on avait donnée avant d’y être retrouvé un an plus tard ! C’était un grand ami de Madeleine Raffin, ils avaient une association dénommée « Futurs génies ». Il était aussi cousin de l’archevêque de Kigali.

Il est alors, tout comme Laurent Bucyibaruta, demandé par le TPIR. La justice internationale renonce à l’extradition concernant Laurent Bucyibaruta et l’abbé Munyeshyaka mais juge et condamne Ntawukuriryayo.

Un autre médecin, Charles Twagira, a été retrouvé à l’hôpital de Rouen. Il perd son travail, en trouve un autre, le reperd, en retrouve et le perd pour la troisième fois en France. Enfin, Philippe Hategekimana, naturalisé sous le nom de Philippe Manier, sera jugé en cour d’assises du 9 mai au 30 juin 2023. Durant le génocide il était gendarme de Nyanza, dans la région de Butare. On nous avait signalé sa présence à Mordelles, une petite ville à une trentaine de kilomètres de Rennes. Il a alors décidé de rendre visite à sa fille au Cameroun et a… oublié de rentrer. La police a surveillé sa femme et quand elle est partie le rejoindre, une fois arrêté à l’aéroport, il a été extradé. C’est le seul suspect de génocide détenu en France.

« Un seul suspect de génocide détenu en France »



Dans toute cette période, il y a trois ans d’interruption de relations diplomatiques entre le Rwanda et le France. Le rapport du juge Bruguière, qui n’a jamais mis les pieds au Rwanda, accusait nommément neuf personnalités proches du Président Kagame d’être les responsables de l’attentat contre l’avion du président. Un nouveau rapport démontre que les tirs de missiles qui ont abattu l’avion sont partis du camp Kanombe et ce serait les extrémistes hutu qui ont abattu l’avion. Le juge Bruguière avait un curieux traducteur, un certain Fabien Singaye, apparenté aux plaignants.

En janvier 2012, le pôle crimes contre l’humanité est créé au TGI de Paris. On a été consulté à ce propos. Ce pôle mettait enfin dans les affaires du génocide davantage de juges d’instruction, davantage de moyens.

Quand nous apprenons la présence en France d’un présumé génocidaire, on se rend sur les lieux des crimes, sur les collines. Au début, je partais seul avec mon épouse à la recherche de témoins. Les rescapés ne sont pas toujours les mieux placés pour témoigner car ils se cachent. Les témoins sont aussi des prisonniers, qui avaient bénéficié d’une liberté anticipée ou qu’on va voir en prison. C’est la collecte de témoignages, systématiquement. Si les témoignages sont recueillis en kinyarwanda, mon épouse les traduit. On les remet à nos avocats, qui sont chargés de rédiger la plainte et la remettre au pôle crimes contre l’humanité. Toutes les plaintes déposées par nous ont été suivies d’une information judiciaire. Cinq non-lieux ont été prononcés, les juges d’instruction ayant estimé ne pas avoir suffisamment d’éléments pour pouvoir les déférer devant la cour d’assises. Deux suspects sont déjà décédés avant d’avoir été jugés.

« Deux suspects sont déjà décédés avant d’être jugés »



Les issues judiciaires obtenues jusqu’à maintenant en France sont peu nombreuses : la condamnation en 2014 – confirmée en 2016 – de l’ex-capitaine Pascal Simbikangwa. En 2016 – confirmation en 2018 – ça a été la condamnation à perpétuité pour Octavien Ngenzi et Tito Barahira, deux bourgmestres aujourd’hui détenus dans une prison française. Le dernier procès a lieu ici entre novembre et décembre 2021 contre Claude Muhayimana, un Interahamwe, condamné à quatorze ans de prison – qui a fait appel.

Nous sommes toujours en enquête actuellement ; nous avons déposé une nouvelle plainte contre un ancien député l’an dernier.

Nous faisons aussi de nombreuses interventions dans des écoles, collèges et universités. Nous intervenons aussi au mémorial de la Shoah. Nous insistons beaucoup sur l’éducation, sur l’information. Nous essayons aussi, quand nous le pouvons, d’aider financièrement des rescapés.

Peu de résultats judiciaires en France



Pour conclure, depuis 28 ans, nous nous sommes engagés dans ce combat pour la justice. Ça nous a pris toute notre existence, nous n’avons pas passé un seul jour sans parler du génocide. Ça nous a coupé de nos amis. Ça a pris sur du temps qu’on pouvait passer en famille.

Nous ne cessons de dénoncer les lenteurs de la justice et les freins politiques. Il suffit de ne pas donner à la justice les moyens de fonctionner pour l’empêcher de fonctionner. Ce qui nous choque aussi est le silence des médias. Les grands médias sont très souvent absents. Nous avons été relayés par quelques journaux, quelques quotidiens, Le Monde, France 3 Grand-Ouest, Libération et l’AFP. Depuis le début, les procès pour génocide ne sont pas relayés correctement.

Nous travaillons sans haine ni vengeance. Quand nous allons sur le site de notre association, on reprend cette expression. La haine ne ronge que ceux qui la nourrissent en eux ; elle rate ainsi sa cible. Je peux vous assurer que c’est ainsi que nous travaillons. Nous n’éprouvons aucune haine à l’égard de ceux que nous poursuivons en justice.

On nous met parfois des bâtons dans les roues : insultes, menaces. On a déjà vu des gens rôder autour de chez nous. Ce sont les familles des accusés. On est parfois aussi traîné devant la justice. Il y a deux plaintes contre moi actuellement. C’est la vie que nous menons depuis bientôt trente ans.

« Insultes, menaces, on a déjà vu des gens rôder autour de chez nous »



Pour terminer, je remercie nos avocats qui nous suivent dans ce dossier et qui nous ont déjà suivi dans d’autres dossiers et qu’on retrouvera encore. Je remercie aussi nos amis, nos familles, que ce soit en France ou au Rwanda. Je remercie les membres du CPCR. Si nous pouvons déposer ces plaintes, c’est parce que nous appartenons à cette association. Je remercie tous ceux qui, à leur niveau, nous aident à poursuivre cette lutte. Je remercie Mathilde, une jeune stagiaire qui prend des notes pour les comptes rendus quotidiens, aidée par Fanny, ainsi que Jacques qui s’occupe de la mise en page. Je remercie aussi les amis du CPCR. Je ne peux pas ne pas remercier mon épouse, 45 ans de vie commune, dont 30 consacrés à la justice pour le Rwanda et les Rwandais. Ça donne à notre couple un statut quelque peu particulier. Nous continuerons ce combat aussi longtemps que nous pourrons. Toujours sans haine ni vengeance.

Les questions des assesseurs…



Question de l’assesseur 1 : – Vous avez dit que vous contestiez ou ne compreniez pas bien le principe de non-rétroactivité des peines et je me demandais s’il s’agissait de la non-rétroactivité de la loi pénale ?

Alain Gauthier : – Je vous ai dit que je n’étais pas un spécialiste de droit. Nous estimons que l’argument de la Cour de cassation est insuffisant : il est possible d’extrader pour crimes contre l’humanité. Les « Quatre de Butare » ont été condamné à Bruxelles pour crimes contre l’humanité. En France on aurait pu juger déjà depuis longtemps ne serait-ce que pour crimes contre l’humanité.

Le Président intervient : – La Cour de cassation a été motivée par le fait que le droit rwandais en 1994 ne prévoyait pas le délit de génocide.

Question de la défense : – Je vous remercie pour l’historique riche des travaux de votre association. Juste sur un détail pour l’éclaircir : votre association s’est constitué partie civile le 21 mai 2004 dans le dossier de Monsieur Bucyibaruta, et à l’occasion de cette constitution de partie civile [D106 et suivante], un certain nombre de pièces en kinyarwanda sont jointes dont une lettre de Désiré Ngezahayo adressée au directeur de la prison où il était détenu. Un PV du Parquet de Désiré Ngezahayo, un PV de Simon Mutangana, un PV de l’audition de Faustin Twagerimana, etc. Tous ces PV en kinyarwanda sont accompagnés de traduction en français et à la côte D128, il est mentionné que ce sont des traductions réalisés par Jean-Damascène Bizimana, vous le confirmez ?

Réponse : – Oui je le confirme car il était, lors de sa création, le vice-président de l’association.

Les questions de la défense



Question de la défense : – Quels étaient ses fonctions à l’époque ?

Réponse : – Il était étudiant à Toulouse.

Question de la défense : – Vous pouvez nous rappelez la date ?

Réponse : – Novembre 2001.

Question de la défense : – Ce sont des PV qui viennent de procédures rwandaises, vous pouvez nous préciser comment ces pièces sont arrivées entre vos mains ?

Réponse : – On nous pose la question à chaque procès. Ça peut paraître étonnant qu’on puisse avoir accès à ces documents de la justice rwandaise. A partir du moment où ces personnes ne sont pas présentes sur le territoire rwandais et que ces personnes ne seront jamais jugées au Rwanda, nous avons pu travailler avec le Parquet général de Kigali.

Question de la défense : – A l’époque, Monsieur Bizimana était vice-président ?

Réponse : – Oui mais ça n’a pas duré longtemps. Nous avons eu des différents sur les méthodes de travail.

Question de la défense : – On peut en savoir plus ?

Réponse : – Ça n’a pas d’intérêt, nous avons eu des différents comme dans toutes les associations…

Question de la défense : – Ces PV sont venus par son intermédiaire ?

Réponse : – Non car nous nous rendions au Rwanda.

C’est au tour de Dafroza Gauthier de témoigner.

Le témoignage de Dafroza Gauthier



– Je suis née au Rwanda le 4 août 1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs tutsi. Une partie du berceau familial de mon père habitait la région de Nyaruguru, au sud de la préfecture de Gikongoro. Ma grande famille, celle de mes oncles et tantes habitait sur les quelques collines qui vous sont devenues familières. Mes parents habitaient la colline de Rwamiko où ils étaient arrivés peu de temps avant ma naissance, deux ou trois ans je crois.

Nous occupions une partie de la colline avec un cousin, Ruhingubugi Théotime, fils aîné de ma tante paternelle, Anastasia Mukacyaka, et de Ngenzi Hubert. Ils habitaient à Runyinya, au lieu-dit « Muhora », non loin de Rwamiko. D’autres oncles, tantes, et cousins habitaient à Ramba, Mata, Uwarurayi, Sinayi, Mubuga, Ndago, Nyarwumba et Munini. Ils étaient nombreux, certaines de mes tantes s’étaient mariées aussi dans la région.

« Nous occupions une partie de la colline avec un cousin »



Chez mes parents, j’étais la dernière de la famille et je crois même que j’étais la plus jeune de mes cousins-cousines puisqu’il y avait une très grande différence d’âge entre les aînés et les plus jeunes chez mes oncles et tantes. Certains de mes petits cousins étaient plus âgés que moi. Par exemple, chez mon cousin Ruhingubugi, notre voisin, son fils aîné était plus âgé que moi…

Les souvenirs de ma petite enfance à Rwamiko et dans le Nyaruguru sont ceux d’une vie de petite fille, joyeuse et insouciante… Une mémoire parcellaire, avec des souvenirs parfois flous et d’autres bien précis.

Je me souviens de nos jeux d’enfants avec mes cousins et cousines : des parties de cache-cache dans une bananeraie abondante de notre voisin Petero, où notre mère nous interdisait d’aller puisqu’il pouvait y avoir des serpents, mais on y allait quand même en cachette…

Je me souviens d’un jeu qui ressemblait à la marelle et qui réunissait beaucoup d’enfants du quartier. Nous étions couverts de poussière et on se faisait bien gronder en rentrant. Il m’arrive parfois de sentir cette odeur de poussière lorsque je repense à cette enfance lointaine.

« Il m’arrive parfois de sentir cette odeur de poussière lorsque je repense à cette enfance lointaine »



Nous n’avions pas de jouets, on se les fabriquait, sauf des jeux de billes, des toupies et des cordes à sauter. Je me souviens des courses de relai où l’on organisait des sortes de compétions avec les enfants du quartier sur le grand terrain de foot qui était derrière la propriété de mon cousin Ruhingubugi, il était footballeur professionnel.

Je me souviens surtout de ces odeurs de nourriture de ma mère et qui remontent parfois dans mes moments de spleen.

Je me souviens aussi de ces chamailleries avec mes cousins pour avoir cette espèce de galette qui n’était autre que du riz cuit et brûlé au fond de la casserole que l’on mangeait comme un biscuit…

Je me souviens de ces odeurs de fruits de chez nous que je ne retrouve nulle part ailleurs, et que l’on cueillait et mangions sous les arbres : amapera, amatunda, ibinyomoro, de petites framboises sauvages, des cœurs de bœuf et d’autres espèces encore !

Je me souviens du petit chemin bordé de ronces que l’on prenait en cachette pour aller chez Mukagatare, une vieille dame voisine qui nous adorait. Elle nous offrait du jus de bananes pressées avant de le faire fermenter pour sa fabrique de vin de bananes.

« Je me souviens du petit chemin bordé de ronces que l’on prenait en cachette »



Notre mère n’aimait pas qu’on mange à l’extérieur. Je crois qu’elle n’avait pas confiance. Etant de la région de Butare, elle s’est toujours méfiée de ces montagnards brutaux d’une autre mentalité, disait-elle. Mes parents habitaient Rwamiko depuis peu.

Je me souviens du miel cueilli brut et stocké dans de petites cruches en terre à goulot très étroit, de chez ma tante, que l’on subtilisait avec nos petites mains quand on était enfant.

Je me souviens des ces veillées « ibitaramo » autour du feu le soir où des chants pastoraux s’alliaient à des danses traditionnelles, avec des contes, imigani, et des devinettes, ibisakuzo.

Je me souviens de cette communauté de Batwa, potiers de tradition, qui habitaient en contre-bas de la colline de Rwamiko et qui était des danseurs hors pairs. Ils venaient nous apprendre à danser et restaient parfois à la veillée avec nous autour du feu, à la maison en famille.

Kibeho était surnommée déjà la « Terre sainte »



Je me souviens des dimanches, où on se levait tôt pour nous préparer et partir à la messe à Kibeho. Il fallait vérifier la veille que nos petites robes blanches et nos sandales du dimanche étaient bien apprêtées.

J’ai été baptisée à l’église de Kibeho deux semaines après ma naissance. J’y ai fait ma Première communion, J’y ai été confirmée à 10 ans, en 1964, dans la même église par Mgr Gahamanyi qui était alors jeune évêque.

Dans notre famille il y avait beaucoup de religieux et de religieuses et Kibeho était surnommée déjà la « Terre sainte » avant même les apparitions datant des années 1980.

Nos grandes familles se visitaient et avaient l’air de bien s’entendre. Elles aimaient se retrouver autour de la dot (les mariages traditionnels) ou d’autres événements festifs – ou douloureux, comme les enterrements.

Mais ce bonheur de l’enfance fut éphémère car très vite et très tôt la violence s’est invitée dans nos familles, en cette fin d’année 1959 début 1960.

« Très vite et très tôt la violence s’est invitée dans nos familles »



Je me souviens de ce moment où mon père est venu annoncer la mort du roi Mutara III Rudahigwa. C’était la stupeur à la maison, les adultes étaient bouleversés, ma mère catastrophée s’essuyant discrètement les yeux… Mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement.

Notre colline de Rwamiko fut sous tension jusqu’à l’assassinat de notre instituteur, Ludoviko. Il sera décapité à la hache. On apprendra cela plus tard. Il était très aimé sur notre colline. Je vois ma mère prise de panique lorsqu’un voisin vient lui souffler quelque chose à l’oreille, je la vois rassembler quelques petites affaires dans des malles. Je comprends avec mes yeux d’enfant que la situation n’est pas normale. Mes cousins arrivent en début de soirée et nous partons chez mon oncle et ma tante Ngenzi à Runyinya. Un premier regroupement familial commençait.

« Notre maison a été brûlée, nos biens pillés »



Dès le lendemain, notre maison a été brûlée, nos biens pillés. Je ne suis jamais retournée à Rwamiko. Nous avons échappé à la mort une première fois. Une grande période d’errance commençait pour nous et pour nos familles…

C’est alors que Rwamiko va s’embraser avec son lot de morts. Elle va être la première colline dans cette vague de violence et de chasse aux Tutsi. On tue avec la même cruauté que plus tard en 1963 et en 1994. Les Tutsi sont tués à la machette et au gourdin, brûlés dans leur maison, enterrés vivants ou jetés dans les rivières Mwogo ou Akavuguto où ils se noient, dès qu’ils essayaient de s’enfuir. A Rwamiko déjà, on tue indistinctement les enfants et les vieillards, ce qui n’était pas courant à cette époque où les hommes adultes étaient plutôt la cible, sauf dans le Bufundu voisin. A Rwamiko, il se disait que la mauvaise atmosphère provenait du Bufundu et traversait la rivière Mwogo pour atteindre Rwamiko. Le Bufundu est la région nord de la préfecture de Gikongoro, séparée de la région de Nyaruguru par les montagnes appelées « Ibisi ».

Dès la mort du roi, nos familles ont été menacées, surtout celles dont les membres travaillaient dans l’administration coloniale. Certains de mes oncles ont fui le pays à cette époque, d’autres ont été jetés en prison, d’autres assassinés…

Ainsi mon frère aîné, François Sebatasi, qui était grand séminariste à Nyakibanda près de Butare, a fui le pays à ce moment-là. Mon cousin Ruhingubugi avec ses deux frères, Ncurango et Rwagitingwa, et une de ses sœurs, Domina, ont fui en 1961 aussi au Burundi. Je ne les ai plus jamais revus. Certains de leurs enfants sont rentrés au Rwanda après le génocide.

L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans la préfecture de Gikongoro. On parle de 20 000 morts. Bertrand Russel, mathématicien et philosophe anglais, parle du « petit génocide » de Gikongoro dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964.

« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d‘assister depuis l’extermination des Juifs par les Nazis »



A 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma sœur, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Nous avons échappé à la mort une deuxième fois. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclats et où les églises sont devenues des lieux d’exécution. Kibeho n’échappe pas à cette règle, elle a englouti des milliers de Tutsi de la région, elle a emporté nos êtres si chers le 14 avril 1994…

A la suite de ces massacres de 1963, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région infestée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins.

Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Le génocide les a emportés en masse. Les survivants se comptent sur les doigts d’une main. Le philosophe Bertrand Russel a parlé en 1963 du « massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les Nazis ».

« Nous avons été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays »



Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ». Nous étions des étrangers chez nous. Nous avons été des réfugiés à l’intérieur de notre propre pays.

J’ai été mise en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses « Benebikira » à Kibeho, avec d’autres enfants tutsi, dont ma cousine Emma. Notre grande cousine, sœur Victorine, était dans ce couvent et veillait sur nous. Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-il. Le couvent des sœurs a été agrandi pour le pensionnat de l’Ecole des Lettres dont il a été question devant cette cour d’assises. De mon époque, il n’y avait que les écoles primaires ; l’école des garçons en haut devant l’église et l’école des filles plus bas, devant le couvent des sœurs.

« Nous étions contrôlés au faciès. Cette opération pouvait prendre… quelques heures ! »



Plus tard, après mes années de collège à Save, à 10 km de Butare, quand j’entre au lycée Notre-Dame à Kigali situé à environ 130 km, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la rivière Nyabarongo, au pied du mont Kigali, nous devions descendre du bus pour présenter nos papiers. Tous les Tutsi subissaient le même sort. Nous étions contrôlés au faciès. Cette opération pouvait prendre… quelques heures ! Nous étions humiliés souvent, et ces souvenirs restent gravés dans nos cœurs et nos mémoires.

Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous. Enfants, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, et vivre caché !

J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’Etat. C’était la période des quotas.

En raison des quotas, beaucoup d’enfants tutsi ne pouvaient poursuivre leur scolarité



C’est début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après une nouvelle période de pogroms. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique, et aussi des emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.

J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard. Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants à la nuit tombée, où il fallait partir très vite, sans se retourner…

Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain Jean-Baptiste Kagabo, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !

« Ma mère avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux »



Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la Kanyaru, le fleuve qui sépare le Rwanda du Burundi. Une traversée interminable en deux jours, à travers les papyrus, où le groupe de nos amis de Butare, qui nous avait précédés, n’aura pas cette chance : ils ont été sauvagement assassinés par des passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin. Nous avons eu de la chance, et nous avons pu regagner le nord du Burundi, près de Kirundo, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts.

Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates. Nous avons échappé une troisième fois à la mort avec ma sœur.

Un camp du HCR nous attendait à Kirundo, avec ses bâches bleues, comme seul abri de fortune. Vivre un exil forcé est une expérience qui forge le reste de votre vie.

Après quelques jours, nous avons pu regagner Bujumbura. Je ne resterai à Bujumbura que six mois et j’ai rejoint mon grand frère François à Bruxelles où j’ai pu poursuivre mes études.

« Nous avons échappé une troisième fois à la mort avec ma sœur ». Alain et moi nous sommes mariés en 1977 et je suis venue habiter la France



De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les quelques familles qui s’y trouvaient encore.

Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989. Notre plus jeune fille, Sarah, avait un an. Au cours de cet été 1989, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la Kanyaru, au poste frontière avec le Burundi, la police rwandaise des frontières va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans explication. J’étais révoltée !

« Ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans explication »



La guerre éclata le 1er octobre 1990. Nous ne pouvions plus voyager pour visiter ma mère.

Les nouvelles du pays nous arrivaient de différentes sources, notamment par les rapports des ONG qui ont été évoqués dans cette cour d’assises. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le Front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’Homme sur place, comme Fidèle Kanyabugoyi et Ignace Ruhatana, membres fondateurs de l’association de défense des droits de l’Homme Kanyarwanda. Ignace sera assassiné au petit matin du 7 avril et Fidèle le 11 avril 1994. La quasi-totalité des membres de Kanyarwanda subira le même sort.

En cette fin février 1994, je pars – seule – au Rwanda voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse Saint-André. Mes cousins avaient une pharmacie. Canisius et Geneviève avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 1980 lorsque le président Habyarimana incita les réfugiés tutsi à revenir pour « reconstruire le pays », disait-il. Certains de nos amis et membres de nos familles sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Les survivants de cette époque se comptent sur les doigts d’une main.

Les Tutsi rentrés dans les années 1980 n’ont pas échappé au génocide



Je me rends donc au pays, en cette fin février 1994. Ce fut un voyage cauchemardesque. J’arrive à Kigali le jour d’un grand meeting du MDR au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade éclatent des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD. Mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les bouc-émissaires de toujours. C’est une période où la RTLM était à l’œuvre et où elle diffusait nuit et toujours ses messages de haine et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.

A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre accusation que d’« être des complices du FPR ».

Dans la nuit du 21 février 1994, le ministre des travaux publiques, Félicien Gatabazi, président du PSD, est assassiné. Il était originaire de Butare. On a évoqué cet assassinat dans cette cour d’assises. En représailles, des partisans de Gatabazi ont assassiné Bucyana Martin, le leader de la CDR, le parti des extrémistes. Il a été lynché à Mbazi, la colline avant Butare, alors qu’il partait pour Cyangugu d’où il était originaire.

« Les Interahamwe de Gikondo étaient réputés pour leur cruauté »



En représailles, très rapidement, certains quartiers de Kigali furent quadrillés et attaqués. Je pense au quartier de Gikondo où habitait Bucyana, mais aussi nos familles comme celle de ma tante Pascasia, ses enfants et petits enfants. Ils ont subi des attaques ainsi que d’autres Tutsi du même quartier. Les Interahamwe de Gikondo étaient réputés pour leur cruauté.

En ce mois de février, les Tutsi de Kigali ont de nouveau fui dans les églises et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des jésuites à Remera. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif. A Gikongoro les témoins comme Immaculée Mukamana, nous ont parlé des menaces, des intimidations qu’ils ont subi suite au lynchage de Bucyana, des listes de Tutsi ciblés qui ont dû quitter leur maison de peur d’être tués, comme son frère commerçant.

J’évoque cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, surtout les plus exposés, comme mon cousin Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali. Mais il était déjà trop tard. Moi, comme d’autres, nous avons échoué car Kigali était bouclée sur toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi. La tension était à son maximum.

« Kigali était bouclée sur toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi »



Tous les jours on subissait des provocations de miliciens avec des projectiles sur le toit de la maison.

Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons. On ne sait jamais, disait-elle, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne. Comme si cela pouvait dissuader les violeurs.

L’insécurité était totale dans le quartier de Saint-André et ailleurs dans Kigali. Le quartier Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il fallait partir le plus vite possible, comme en 1973. « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps ! ». Elle ne se faisait plus d’illusion. Avec l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour. Je venais d’échapper à la mort pour la quatrième fois.

Moi, j’ai pu sauver ma peau, mais pas eux !

« Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais »



Avant de quitter le pays j’ai appelé ma famille de Butare et leur ai conseillé de fuir le plus vite possible. Dans leur naïveté ils m’ont répondu que ce sont des histoires de politiciens de Kigali et que Butare était calme. Le génocide les a emportés en masse fin avril 1994.

Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais. Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques. Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse Saint-André dans la semaine qui a suivi mon retour.

Alain se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert. Il ne sera pas entendu, à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur France 2 après le massacre des Bagogwe.

« Alain écrit de nouveau à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert »



Le 6 avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison pour aller au travail, je reçois un coup de fil d’une amie compatriote, journaliste à RFI, Madeleine, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille Rugamba Cyprien, un historien, ami de la famille.

Nous avons perdu beaucoup d’amis prêtres au centre Christus, ma cousine Supera et Christine Burasa, ma petite cousine. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame Uwilingiyimana Agathe, Premier ministre. Je connaissais Agathe. Jeunes, nous étions sur les mêmes bancs au lycée Notre-Dame-de-Citeaux et elle était de la région de Butare comme moi. On prenait le même bus pour aller au Lycée.

« Nous avons perdu beaucoup d’amis prêtres »



Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine d’extermination était cette fois-ci en marche. Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure de la concession. Ils devaient être autour d’une douzaine ou peut-être quatorze car il y avait des amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation dans Kigali. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles Lwanga, en face, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent. D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.

Le 8 avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir. Presque le même scénario qu’à l’église de Kibeho et partout ailleurs dans le pays…

« J’ai compris que la machine d’extermination était cette fois-ci en marche »



Ma mère, Suzana Mukamusoni, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied des escaliers. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés. Ils ne sont pas les seuls : d’autres victimes jonchent la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, la femme d’un cousin, un des occupants de la maison. Elle sera évacuée par la Croix-Rouge sur Kabgayi, près de Gitarama. Elle est la seule survivante sur les quatorze occupants de la maison.

Nous apprendrons que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour-là, mes deux cousins en font partie.

C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a pu avoir au téléphone un des prêtres de la paroisse. C’est le Père Henri Blanchard qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle ; je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.

« Ma mère âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos »



Mes cousins seront tués plus tard. Canisius Kagambage sera fusillé à Nyamirambo le 6 juin, chez les frères Joséphites où il avait réussi à se cacher avec environ 70 autres Tutsi dont cinq frères Joséphites. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon. Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, quatre jours plus tard, avec la centaine de réfugiés de la paroisse Saint-André. Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont une centaine d’enfants.

Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Kibeho, à Murambi et ailleurs. Les miliciens y ont mis des pneus et de l’essence et les ont brûlés. Ils ont brûlé longtemps : lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires. Nous avons ainsi été privés de leurs dépouilles.

« Ils ont été jetés vivants dans la fosse commune et les miliciens y ont mis le feu »



Dans cette cour d’assises vous avez écouté des rescapés qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille. Difficile d’entamer un travail de deuil…

Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, où nous avons dû partir précipitamment, Alain et moi, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse Saint-André. D’après certains récits, le corps de ma mère pouvait se trouver là. Nous retournons à Kigali, tous les deux, sans nos enfants, nous y étions pour les commémorations quelques semaines auparavant.

L’ouverture de cette fosse commune s’est faite en présence des familles venus de partout et quelques rescapés de Nyamirambo.

Ce sont des moments difficiles. Difficile de contenir ses émotions. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir, où chacun pense reconnaître le sien. On va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure… Des odeurs qui nous vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans le cerveau.

« Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir »



De cette fosse commune de la paroisse Saint-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés : il s’agit d’un jeune basketteur de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaître, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14. Il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans ce sol rouge sableux de la paroisse. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce à ses habits.

Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants.

En 1994 au Rwanda, les Tutsi n’ont pas été enterrés, ils ne sont pas morts sereinement, ni paisiblement, ils sont morts dans des souffrances atroces, affamés, assoiffés, humiliés, décapités, brulés vif, chassés et tués comme du gibier. Leurs corps dépecés ont été jetés à moitié vivants ou à moitié morts dans des énormes trous, dans des latrines, dans des rivières. Des corps mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces. Leur corps ont été profanés et niés.

« Leur corps ont été profanés et niés »



Souvenez-vous de ce témoin traumatisé pour avoir vu les cadavres de ses parents dénudés, souvenez-vous du témoignage d’Innocent, choqué lorsqu’il tombe sur les cadavres de Kasile et de Marta, dénudés, dans cette cour de l’église de Kibeho. Kasile et Marta ont enseigné à des générations d’écoliers de Kibeho. Moi-même j’ai eu Kasile comme enseignant, en 6ème primaire. Il était jeune instituteur. Toute sa famille a été décimée. Ils avaient sept enfants. Aucun survivant.

Les Tutsi de Kibeho, les Tutsi de Murambi, de Cyanika, les Tutsi de Kaduha, les élèves de Marie-Merci, les prisonniers de Gikongoro, les prêtres, et partout ailleurs sur les collines, ont tous subi le même sort !

« Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents, ils n’avaient commis d’autre crime que d’être nés tutsi »



Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Nous avons écouté Hildgarde Kabagwira qui s’est évanouie en visitant la salle où est exposé le corps des enfants à Murambi. Elle n’y est jamais retournée. Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents, ils n’avaient commis d’autre crime que d’être nés tutsi.

« Personne ne peut sortir indemne de Murambi »



Je pense à toutes nos familles complètement disparues, à Rose Mukayiranga, ma cousine, nous avions le même âge, et son mari Muhire Vedaste et leurs quatre enfants. Je pense à sa petite sœur Agathe, son mari Louis Gakuba, avec leurs quatre enfants. Venuste Nkusi, sa femme et leurs cinq enfants. Et encore Mutarabayire Philibert, sa femme et leur cinq enfants, tous englouti par l’église de Kibeho ou de Cyahinda, ils fuyaient vers le Burundi. Personne ne peut sortir indemne de Murambi.

Difficile d’imaginer que de toutes ces vies qui ne demandaient qu’à vivre, il ne reste rien !

Nos cœurs restent leurs seuls tombeaux



Du côté de ma mère, dans la région de Butare, aucun survivant n’a été retrouvé à ce jour! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parlé dans cette cour d’assises par les survivants-rescapés. Nos cœurs restent leurs seuls tombeaux. Le génocide c’est le mal absolu, le mal dont ont ne guérit jamais.

Après le génocide pourtant, une seconde vie commence. Une vie bancale, à la recherche d’un nouvel équilibre. Une vie chaotique parfois, une vie en survie. Cette vie peuplée de souvenirs et de souvenances, elle est celle d’une « mémoire trouée ». Celle que le génocide nous a laissé en héritage, elle est celle de l’« abîme et du néant », celle d’un silence assourdissant. Notre première vie s’est arrêtée brutalement, un jeudi 7 avril 1994. Notre statut a changé avec cet héritage. Nous vivons dans un monde à part, un monde parallèle, comme tous les héritiers de cette « Histoire ». Un monde dont il est difficile de partager les codes.

Le génocide nous a définitivement abîmés. Nous sommes devenus des êtres singuliers.

Le génocide c’est le mal absolu, le mal dont on ne guérit jamais



Pour ma génération marquée par 30 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Nous avons traversé toute cette période trouble de 1959 à 1994. Nous sommes les témoins de cette Histoire du génocide des Tutsi, nous sommes des passeurs de cette Mémoire, que nous allons léguer aux plus jeunes, aux générations d’après nous.

Aujourd’hui, dans cette cour d’assises, je vais me souvenir ; me souvenir de nos familles de Nyaruguru.

Je ne suis jamais allée à une commémoration à Kibeho, qui a lieu le 14 avril de chaque année. Je n’arrive pas à trouver assez d’énergie pour y aller – jusqu’à aujourd’hui. Que ma famille me le pardonne ! Je ne suis allée que trois fois à Kibeho depuis le génocide. En 1996, nous y sommes allés avec Alain, et j’avais juré de ne plus y mettre les pieds. L’année 1996 m’a effacé d’un seul trait mes souvenirs d’enfant, je n’ai gardé qu’un spectacle de désolation et de mort…

Mais pour les besoins de l’enquête dans ce procès, j’y suis retournée en octobre 2021 avec une équipe de France 3 Grand-Est et en mars 2022 avec nos avocats. J’ai refusé d’aller à Rwamiko, et je ne pense pas que ce retour m’aurait fait du bien. J’essaie de préserver les bons souvenirs de mon enfance qui me restent et les emporter le moment venu.

« Ibuka, souviens-toi »



Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, si je me suis constituée partie civile dans ce procès, c’est pour faire revivre un peu nos familles disparues, nos Êtres chers, avant que ce procès ne s’achève.

C’est pour qu’ils retrouvent un peu de leur visage, c’est pour donner un habit à ces corps dépecés, ces êtres désarticulés, ces corps démembrés, souillés, profanés, dénudés, niés.

Pour essayer de les sortir de ces trous béants de Kibeho, de ces fosses communes où les tueurs les ont jetés.

C’est tenter de les sortir de ces « tombes sans noms », et les habiller un peu… et pour enfin leur donner une sépulture digne par la justice.

Ces victimes sont restés silencieuses pendant tout ce procès, et elles ne viendront pas ici à la barre pour réclamer justice, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifié dans ces charniers de l’église, dans ces charniers de l’école des Lettres et dans tous ces endroits non identifiés où ils ont été tués et jetés…

Enfin, je me constitue partie civile pour ces quelques rescapés de la famille, des petits cousins essentiellement, qui étaient enfants pour la plupart, et qui ont suivi ce procès très loin d’ici, très loin de cette cour d’assises de Paris alors même qu’il leur était destiné en premier lieu pour leur reconstruction, pour leur deuil. « Ibuka, souviens-toi ».

« Il n’existe pas de mots pour parler aux morts. Ils ne se lèveront pas pour répondre à tes paroles. Ce que tu apprendra là-bas, c’est que tout est bien fini pour les morts de Murambi. Et, peut-être alors respecteras-tu encore mieux la vie humaine » a résumé l’écrivain Boubacar Boris Diop.

Dafroza Gauthier cite alors les noms de ses familles de Nyaruguru disparues, génocidées en 1994 et montre quelques photos.

« Ibuka, Ibuka, Ibuka, souviens-toi » répète Dafroza Gauthier qui cite Primo Lévi : « N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas… ».

« N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas… » Primo Lévi



– Mes remerciements vont à la Cour.

Mes remerciements vont à nos avocats, Domitille Philippart et Simon Forman.

Merci aux membres du CPCR, qui portent ce travail avec nous : sans eux, rien n’aurait été possible.

A nos amis de Reims, qui se sont succédé pendant tout ce procès, à tour de rôle, discrètement, dans cette cour d’assises et qui nous portent depuis 28 ans, sans jamais se décourager !

Aux rescapés de notre famille au Rwanda, qui ont compris l’importance de ce travail indispensable, et exigeant. Leur contribution, dès 1996, a été déterminante.

Un grand merci à mes cousins, Alfonse, Bosco, Léopold sans oublier Fidèle pour la récolte des photos auprès de la famille. Merci à toi Lionel pour le montage photos qui a réuni tous ces beaux visages qui nous manquent tant.

Ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidé à poursuivre ce travail de « Mémoire et de Justice ». Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous ! Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter. Bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

Dafroza Gauthier a achevé son témoignage. Le président donne ensuite lecture du PV d’audition de Madeleine Raffin [D77] qui laisse une impression bizarre.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024