Fiche du document numéro 30122

Num
30122
Date
Vendredi 20 mai 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
26268601
Pages
20
Titre
TJ de Paris, 17ème chambre, jugement n° 18219000839 [Natacha Polony relaxée du chef de contestation de l'existence de crime contre l'humanité]
Nom cité
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Mot-clé
Source
Type
Jugement d'un tribunal
Langue
FR
Citation
MOTIFS

Le 27 juillet 2018, l'association IBUKA FRANCE et la Ligue Internationale Contre le Racisme et l' Antisémitisme (LICRA) ont déposé plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal de grande instance de Paris du chef de contestation de génocide, prévu par l'article 24 bis alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, à raison de propos tenus par Natacha POLONY, le 18 mars 2018 lors de l'émission "Le duel Natacha Polony, Raphaël Glucksmann" diffusée sur la chaîne de radio française France Inter. Lors de cette émission, les intervenants organisaient un débat au sujet de la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda.
Il est imputé à Natacha POLONY d'avoir prononcé les propos suivants : "Je pense en effet qu'il est nécessaire d'essayer de regarder en face ce qui s'est passé à ce moment-là et qui n'a rien finalement d'une distinction entre des méchants et des gentils. Malheureusement on est typiquement dans le genre de cas où heu on avait euh j'allais dire des salauds face à d'autres salauds" et "C'est-à-dire que je pense que il n'y avait pas d'un côté les gentils et de l'autre les méchants dans cette histoire" et de remettre ainsi en cause les décisions du Tribunal pénal international pour le Rwanda et des cours d'assises françaises qui ont reconnu l'existence du génocide et la responsabilité, dans ce crime, de membres du gouvernement et de l'administration du Rwanda à l'époque, niant par là-même la qualité de victimes des Tutsi.
A l'appui de cette plainte, un constat d'huissier en date du 18 avril 2018 était communiqué, aux fins d'attester de l'existence, la publicité et la date de diffusion de l'émission litigieuse et de retranscrire les propos objets de la plainte.
Par ordonnance en date du 5 juillet 2019, le vice-doyen des juges d'instruction du tribunal de grande instance de Paris a constaté l'irrecevabilité de la plainte avec constitution de partie civile déposée par la LICRA, faute pour cette dernière d'avoir versé la consignation dans le délai imparti. Par ordonnance en date du 9 juillet 2019, considérant recevable la plainte avec constitution de partie civile de l'association IBUKA, le dossier a été transmis au procureur de la République de Paris pour être par lui requis ce qu'il appartiendra.
Sur réquisitoire introductif en date du 9 août 2019, une information judiciaire a été ouverte du chef visé dans la plainte.
Une commission rogatoire a été confiée, le 11 septembre 2019, à la brigade de la répression de la délinquance contre la personne dont les investigations ont permis de confirmer la diffusion de l'émission en cause, en ligne sous forme de podcast, en date du 18 mars 2018, présentée par Ali BADDOU. Les enquêteurs ont procédé à l'enregistrement des propos litigieux, après avoir constaté que les propos imputés à Natacha POLONY avaient bien été tenus à cette occasion par cette dernière. L'émission a été copiée sur CD-ROM placé sous scellé n°1.
Entendue par les enquêteurs dans le cadre d'une audition libre, Natacha POLONY a confirmé que l'émission était exceptionnellement diffusée en direct le 18 mars 2018.
Elle a contesté les faits reprochés et expliqué que ses propos, à replacer dans le contexte du dialogue avec Raphaël GLUCKSMANN, visaient les dirigeants des deux ethnies et non les populations civiles, et qu'elle ne contestait nullement l'existence du génocide des Tutsi.
Lors de son interrogatoire de première comparution en date du 21 juillet 2020, Natacha POLONY a réitéré, devant le juge chargé de l'instruction de l'affaire, les propos tenus devant les enquêteurs. Elle a ajouté que le débat portait sur "le processus qui a déclenché le génocide. Mais comme je le dis deux phrases après, bien entendu qu'il y a eu génocide. Cette opposition et cette lutte entre le gouvernement provisoire et le FPR, qui sont pour le coup aussi épouvantables l'un que l'autre, a abouti au génocide. Il y a bien eu génocide et je le dis dans l'émission [...}", contestant ainsi l'infraction qui lui était reprochée. Le conseil de Natacha POLONY a fait aussi noter les propos tenus par sa cliente dans la suite de l'émission en cause : "Aujourd'hui nous sommes face à un régime qui est totalement dictatorial et qui a accompli aussi des exactions vis-à-vis des journalistes, vis-à-vis de l'ensemble des oppositions. Et hélas, nous sommes dans cette situation qui est consternante et effarante, et ce n'est absolument pas remettre en cause le génocide que de dire qu'il y a ces faits là.".
Natacha POLONY a été mise en examen du chef de contestation de l'existence de crime contre l'humanité à l'issue de son interrogatoire de première comparution.
Les avis de fin d'information ont été adressés aux parties le 27 juillet 2020.
Le 22 septembre 2020, conformément à l'article 175 alinéa 5 du code de procédure pénale, le conseil de la prévenue a déposé des observations de fin d'information aux fins de non-lieu, estimant l'infraction reprochée non caractérisée.
Le 19 octobre 2020, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris a rendu un réquisitoire aux fins de non-lieu considérant que ces propos, pris dans leur contexte et leur portée, "ne s'ins[éraient] nullement dans un discours de haine ou d'intolérance et ne constitu[aient] pas en eux-mêmes une incitation à la haine".
Le 22 octobre 2020, conformément à l'article 175 alinéa 3 du code de procédure pénale, le conseil de l'association IBUKA FRANCE, partie civile, a déposé des observations de fin d'information aux termes desquelles il a sollicité le renvoi de Natacha POLONY devant le tribunal correctionnel du chef visé dans la plainte, considérant que le pouvoir d'appréciation de la pertinence ou du bien-fondé de la qualification retenue n'appartenait "qu'aux juges du fond".
Le 16 novembre 2020, le conseil de Natacha POLONY a déposé, à nouveau, des observations avançant que s'agissant de l'infraction visée en l'espèce, le magistrat instructeur avait la possibilité d'apprécier les éléments de fond d'un dossier, contrairement aux délits de diffamation et d'injure.
Le juge d'instruction, indiquant que "s'agissant d'une infraction relevant de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits et les débats au fond ne pouvant, à peine de nullité, avoir lieu au stade de l'information judiciaire et ce de jurisprudence constante", a décidé du renvoi de Natacha POLONY devant le tribunal correctionnel, "afin de permettre à cette juridiction de statuer sur les faits dénoncés par la partie civile", du chef visé ci-avant dans la prévention.

*

A l'audience des plaidoiries, il a été procédé à l'écoute du passage de l'émission enregistré au cours de la procédure (de 10:30 à 14:41), correspondant, selon les explications données par Natacha POLONY dans ses écritures, à un temps d'antenne consacré tous les dimanches à 13h, depuis le 3 septembre 2017, à l'émission de radio "Le grand face à face" diffusée sur France Inter, émission animée par Ali BADDOU et se présentant comme un "débat sur l'actualité et les grandes questions de notre temps avec deux intellectuels, deux libre penseurs : Natacha Polony et Raphaël Glucksmann", habituellement enregistrée avant d'être diffusée mais exceptionnellement en direct cette fois précisément.
Il a été ensuite procédé à l'interrogatoire de la prévenue.
Natacha POLONY expose, en substance, qu'elle a parfaitement connaissance de l'existence du génocide des Tutsi au Rwanda, comme de son atrocité et n'a jamais entendu le nier. Elle indique que ses propos ont été mal interprétés, qu'elle était amenée à intervenir sur le sujet de la responsabilité de la France dans ces événements, dans un format d'émission qui s'y prêtait mal en raison d'une durée trop courte notamment. En employant les termes incriminés, elle souhaitait répondre à Raphaël GLUCKSMANN qui, fort de ses convictions personnelles, « considérait que la situation était simple et que la France aurait dû soutenir le « parti libérateur » qu'était le FPR face à un régime génocidaire »: « je voulais faire valoir que les fautes de la France s'expliquent par la complexité de la situation entre les dirigeants du FPR et le régime de HABYARIMANA. C'est ce qui a poussé la France à soutenir le régime de HABYARIMANA sans comprendre qu'on entrait dans un régime génocidaire.»;« Je rappelle juste que le FPR de KAGAME a commis des crimes avant, pendant, après le génocide, et dans les choix de la France il y a eu une incapacité totale à comprendre les mécanismes qui se mettaient en œuvre, c'est ça que j'ai dit, rien de plus.». Sur interrogation, elle explique aussi que, pour Raphaël GLUCKSMANN, « il y avait très clairement un mouvement libérateur et un régime génocidaire » mais que, pour sa part, « il y avait un régime génocidaire et tous les faits historiques montrent qu'il y avait en face le FPR qui n'était pas un mouvement libérateur ». Elle revient, sur interrogation de son conseil, sur le fait qu'il lui semble important de dénoncer le régime dictatorial instauré par Paul KAGAME, malgré le fait que ce soit bien son parti, le FPR, qui ait fait cesser le génocide car l'existence des crimes commis avant et après « permet de comprendre ce qu'est le régime de KAGAME », sachant que« crime et génocide, ce n'est pas la même chose » et permet aussi de comprendre ce qui a entraîné l'aveuglement de la France sur la mécanique génocidaire qui se mettait en place entre 1990 et 1994.
Natacha POLONY indique que l'expression « salauds contre salauds » était inspirée de termes employés par Rony BRAUMAN en 2012, dans le journal Marianne, sur le rôle de la France, texte parmi ceux qu'elle avait lus en amont de l'émission pour la préparer (sa pièce n°15).
Elle expose ensuite avoir eu l'occasion, dès la semaine suivante, de préciser sa pensée, à l'antenne (sa pièce n°6), avoir été touchée par les réactions de victimes du génocide et ne pas vouloir qu'on puisse laisser croire qu'elle avait minimisé le génocide, « accusation extrêmement grave » sans lien avec son propos, le ton et les termes employés ou même sa pensée. Elle déplore n'avoir pu expliciter le sens de son propos lors de l'émission, si courte, et avoir laissé son interlocuteur la couper systématiquement, ce qui a conduit, selon son analyse, à cette situation (« par ses excès, il a provoqué l'impossibilité d'un débat serein »). Natacha POLONY estime que les explications données tant par elle-même à l'antenne, la semaine suivante, que par la directrice de la chaîne interpellée par des associations de victimes, tendaient simplement à répondre aux erreurs d'interprétation qui avaient été faites et répondre aux personnes qui s'étaient senties blessées, ce qui lui paraît normal.
Interrogée sur le sens de sa propre demande de dédommagement en raison de l'engagement de la présente procédure contre elle, Natacha POLONY expose à quel point l'accusation ainsi portée est stigmatisante et sert à la disqualifier dans son travail de journaliste désormais, alors même qu'elle n'a jamais tenu les propos qu'on lui prête.
Il a ensuite été procédé à l'audition des témoins dans l'ordre présenté ci-avant. Les dires des témoins seront ici synthétisés en regroupant ceux cités par les parties civiles d'une part et ceux cités par la défense d'autre part.
Le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY, cité par l'association IBUKA France, a été entendu en premier lieu.
Il explique qu'il était journaliste pour le quotidien Le Figaro quand il s'est rendu pour la première fois au Rwanda-en 1990 et qu'il était présent sur les lieux du génocide en 1994, « témoin involontaire » de ces tragiques événements.
Il témoigne avoir été choqué par les propos « salauds contre salauds » et déçu, ceux-ci étant particulièrement réducteurs et désincarnés, « divisant le monde en noir et blanc », sans possibilité de nuance. Il estime qu'il s'agit non pas de négationnisme mais de « confi1sionnisme » dans le sens de ce qui crée la confusion et permet ensuite une forme de négationnisme : « Tout se brouille, le public se perd, les gens se perdent et cette confi1sion permet ensuite l'émergence de débats qui sont complètement éloignés de la réalité ».
Il relate l'expérience vécue au Rwanda et les impressions ressenties auprès des rares rescapés du génocide lorsqu'il est retourné dans ce pays après l'été 1994 et témoigne de la difficulté à recueillir la parole des victimes, ce qui devrait engager à un plus grand sens des responsabilités de la part des personnes qui commentent ces événements historiques et qui ont l'opportunité de s'exprimer dans les médias : « Au lendemain d'un génocide il y a toujours des rescapés car on n'arrive jamais à tous les exterminer, mais au lendemain du génocide qui a la parole ? Ceux qui ont subi le génocide ne peuvent plus témoigner, ils sont morts. Ceux qui l'ont commis sont tous vivants et leur parole est décuplée, ils vont raconter leur version des faits. Les victimes sont mortes et les quelques rescapés ne peuvent pas témoigner, il leur faudra des années avant de pouvoir mettre des mots sur ce qu'ils ont vécu. Et quand je croise des rescapés j'entends leurs propos et je sais qu'ils disent la vérité, je sais que cette vérité est inaudible car il faut être sur place pour comprendre. C'est flou et il y a peu de détails car ils étaient cachés, ils racontent leur peur, leur crainte, comment ils se sont cachés, mais ils ne pourront rien dire de plus, c'est très parcellaire. J'essaie de transcrire cela au mieux mais je sais que c'est inaudible. Il va falloir des années avant de commencer à comprendre ce génocide. Personne n'a envie de regarder la réalité d'un génocide, car c'est accepter de se mettre à nu et de perdre son humanité, puisqu'un génocide ce n'est pas de la folie, ce n'est pas perdre la raison, c'est tout perdre sauf la raison. Ceux qui ont commis le génocide ont perdu leur humanité mais pas leur raison car leur génocide était raisonné, une mécanique s'est mise en marche avec une logique inexorable. Quand vous entendez des propos qui mènent à la confusion, à la réduction, vous vous dites « quelle tristesse », en fait c'est ça, de la tristesse, car on attend davantage, on attend quelque chose de construit, on n'attend pas à ce qu'on nous parle comme des enfants de « gentils » et de « méchants » ».
Il expose ensuite le thème de son ouvrage « La traversée », indiquant notamment qu'il a vu émerger, au fil des années, une théorie consistant à évoquer l'existence d'un autre génocide au Rwanda, avoir voulu enquêter sur ce sujet et avoir « trouvé trace de tragédies, de massacres, de morts, mais pas d'un génocide » dont la nature est totalement différente, insistant sur l'obligation intellectuelle de donner leur juste valeur aux mots. Il revient sur la situation des camps de réfugiés, au Congo, qu'il décrit comme ayant été« des laboratoires de haine ».
Il ne reconnaît pas, dans les propos reprochés à Natacha POLONY, la théorie du double génocide qui est l'une des manières de contester l'existence de ce crime mais insiste sur leur caractère simpliste et la confusion qu'ils entretiennent indépendamment de tout négationnisme.
Puis Scholastique MUKASONGA, citée par l'association CRF, a été entendue. Écrivaine franco-rwandaise née en 1956 au Rwanda, elle se présente comme
« survivante du génocide des Tutsi », ce qu'elle distingue de la notion de « rescapée » dès lors qu'elle n'était pas sur les lieux en 1994. Elle indique avoir perdu 37 membres de sa famille.
Elle témoigne des souffrances et des humiliations vécues par les Tutsi au Rwanda depuis 1960, montrant par là-même que « ce qui s'est passé en 1994 était bien un génocide; on a mis 34 ans à le préparer ». Elle insiste sur le fait que, face à des propos négationnistes, les rescapés et les survivants sont des « victimes perpétuelles », de tels propos ravivant les blessures et détruisant les efforts de résilience. Selon Scholastique MUKASONGA, évoquer « des salauds face à des salauds » en faisant référence au Rwanda de 1994 revient à développer la théorie du double génocide. Elle témoigne de la douleur ressentie en entendant ces termes: « on n'était pas des salauds, on a vécu une vie de courage et de résistance. ». Montrant un cliché de sa famille lors d'un mariage, elle indique au tribunal : « Ils ont tous été exterminés. C'est tout ce qui me reste de leur existence. ».
A l'occasion de son témoignage, Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, historien et professeur d'université cité par l'association IBUKA France, commence par revenir sur la notion de négationnisme pour en expliciter l'origine et les différentes déclinaisons. Il précise que, s'agissant du génocide commis au Rwanda, la particularité est que les extrémistes Hutus, à partir de 1990, se présentent sous la forme d'une auto-défense contre des massacres perpétrés par les Tutsi, par le FPR: « on accuse ceux qu'on va exterminer de vouloir nous exterminer et cela fournit l'argument de l'extermination ». Il explicite alors l'idée émergente du « double génocide », selon laquelle il aurait certes existé un génocide contre les Tutsi mais également un autre génocide, commis par le fait du FPR à la fois lors de ses avancées successives, de sa prise en main du pays, et lors de son entrée à l'automne 1993 pour vider les camps de réfugiés qui s'y trouvaient, puis lors de la deuxième guerre du Congo. Selon le témoin, cette théorie empêche de voir d'un côté des bourreaux, de l'autre des victimes, tous étant partie prenante à l'horreur. Pour lui, celle-ci a trouvé un écho en France, au niveau de l'État et dans le milieu journalistique, citant Pierre PEAN ou encore Judy REVER. Il souligne qu'en l'occurrence, la mythomanie ou paranoïa sur le rôle des Tutsi eux­ mêmes est rendue plus facile par le fait que « le groupe cible » du génocide a pris le pouvoir au terme de celui-ci.
Il dénonce le fait que, « derrière la mise en accusation du FPR , il y a souvent une relativisation du génocide des Tutsi ».
Entendue à son tour, Espérance MUTUYISA BROSSARD, présidente d'honneur d'IBUKA France, citée par l'association CRF, se présente comme membre de la communauté rwandaise et fondatrice de l'association IBUKA France.
Elle perçoit dans les termes employés par Natacha POLONY un mépris pour les victimes et les rescapés dont « les plaies restent encore ouvertes ». Elle expose la surprise qui a été la sienne en entendant le débat en cause à la radio et le souvenir traumatique que les mots alors échangés ont fait resurgir en elle. Elle témoigne également du fait que les explications apportées la semaine suivante par la journaliste dont elle respectait le travail jusqu'alors, lui ont paru floues et ne l'ont pas rassérénée, la maintenant dans l'idée qu'il existait là une forme de négation du génocide.
Serge FARNEL, cité par l'association CRF, expose, quant à lui, qu'il est ingénieur aéronautique de formation et indique avoir changé de voie depuis une quinzaine d'années, enquêtant sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda après avoir compris que son pays, la France, était susceptible d'avoir participé à« ça ». Il précise que, sans avoir aucun préjugé négatif sur le travail de Natacha POLONY, il a été pourtant profondément choqué quand il a pris connaissance de ses propos, insistant sur le fait qu'il « y a des dossiers dont on ne peut pas parler correctement sans les connaître un minimum ».
Il analyse les propos en cause à l'aune de ce qu'il estime être la ligne éditoriale du journal Marianne, dont la prévenue « a pris les rênes en 2018 », sur l'histoire du génocide qui tend, selon lui, à en nier l'existence en en attribuant la responsabilité aux Tutsi eux-mêmes, dans la droite ligne de la thèse développée par Judi REVER, thèse dont il estime qu'elle consiste en une « propagande mortifère » qui « mènera un jour ou l'autre à une nouvelle extermination ».
Rony BRAUMAN, cité par la défense, est également venu apporter son témoignage au tribunal.
Il indique avoir été choqué par la plainte déposée contre Natacha POLONY et se dit perplexe devant le procès qui lui est fait en l'absence d'ambiguïté dans ses propos quant à l'existence du génocide des Tutsi: « Un point qui m'interroge : la complaisance dont bénéficie un dictateur ayant les mains couvertes de sang. Le nombre de victimes directes de KAGAME s'élève à plusieurs centaines de milliers, il a été élu avec 98% des voix et est au pouvoir jusqu'en 2034. Il est l'image même du dictateur violent et intraitable, et il bénéficie d'une clémence que je suis incapable d'expliquer. [... ]Je ne savais pas qu'on pouvait se retrouver devant le tribunal pour avoir dit que KAGAME est un salaud. ».
Il présente son parcours, indiquant avoir rejoint l'association Médecins Sans Frontières en 1978 et l'avoir présidée de 1982 à 1994, quittant ses fonctions en mai 1994 « en plein génocide ». Il précise avoir été co-fondateur de Reporters sans Frontières également et avoir écrit nombre d'ouvrages et d'articles sur les rapports entre humanitaire et politique.
Il relate ce qu'il a observé au début de l'année 1994 au Rwanda, les mouvements de population de très grande ampleur à chaque avancée au FPR, l'explosion de violence et le génocide sur lequel il a écrit un ouvrage paru en 1994. Il évoque la responsabilité des organisations humanitaires utilisées pour les regroupements de civils, ayant notamment et sans le concevoir, favorisé le travail d'espions à la recherche de populations civiles et de réfugiés traqués par le nouveau régime rwandais.
Pour lui, le terme de « salauds » s'applique à ceux qui, au nom du FPR, ont commis des exactions, « ce qui ne veut pas dire que les actes qui leur sont reprochés sont équivalents », distinguant le génocide, « réalité humaine, politique, matérielle indiscutable » des autres crimes de masse et crimes contre l'humanité qui ne peuvent être niés à leur tour sauf à voir encore « piétiner la mémoire et la dignité de dizaines et dizaines de victimes ». Sur interrogation, il se souvient avoir employé ce terme dans une tribune de 2012 et estime que les propos de Natacha POLONY, ici en cause, sont dans cet esprit, en plus condensé.
Puis Carla DEL PONTE, également citée par la défense, a été entendue en son témoignage par visio-conférence, dans le respect des dispositions de l'article 706-71 du code de procédure pénale et en exécution de la commission rogatoire délivrée le 14 janvier 2022. Procès-verbal attestant de la bonne exécution de cette mesure a été dressé le 2 mars 2022 et porté au dossier de procédure.
Nommée en août 1999 procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Carla DEL PONTE indique avoir occupé ce poste durant quatre années.
Elle revient sur le mandat qui lui était alors confié par le conseil de sécurité de l'ONU, soit enquêter et porter en justice les hauts responsables politiques et militaires des crimes de guerre, crimes contre l'humanité, et génocide, commis au Rwanda en 1994, expliquant qu'elle était arrivée en poste à un moment où « presque tous les membres du gouvernement génocidaire étaient déjà arrêtés », il s'agissait alors de « terminer l'enquête, recueillir les preuves pour préparer les actes d'accusation et porter les accusés en justice » concernant le génocide des Tutsi.
Carla DEL PONTE relate alors que pendant leurs investigations au Rwanda, ont été recueillies des preuves de la commission d'autres crimes : « j'avais une liste de 13 épisodes dans lesquels c'était les Tutsi qui avaient commis des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre. Il y avait des descriptions et des témoignages. J'ai ouvert une enquête préliminaire pour identifier quels étaient tous les responsables. J'en avais parlé avec KAGAME, je lui avais montré la liste, et il devait enquêter là­ dessus aussi. Je me souviens qu'au début le président semblait tout à fait d'accord pour coopérer avec moi. L'enquête a finalement été bloquée car KAGAME a complètement changé d'avis, et je me souviens d'avoir eu d'autres problèmes sur d'autres enquêtes car il était fâché avec moi. J'ai dû confier le travail d'investigation à une équipe d'enquêteurs qui ne travaillaient pas officiellement sur le Rwanda pour que KAGAME continue de coopérer sur les autres crimes. Officiellement on a arrêté l'enquête contre les Tutsi[...] Le dossier a finalement été oublié», évoquant ensuite l'enquête conduite par le juge d'instruction en France concernant l'assassinat du président HABYARIMANA. Elle établit une relation de cause à effet entre l'absence de renouvellement de son mandat au sein du Tribunal pénal pour le Rwanda et les poursuites qu'elle souhaitait engager sur les faits commis par les Tutsi sur lesquels elle avait recueilli des preuves.
Selon le témoin, le fait d'évoquer les exactions et crimes de guerre commis par ces derniers n'est pas une manière de contester ou de minorer le génocide car le
« génocide des Tutsi au Rwanda a été décrit et prouvé, c'est indiscutable et à chaque fois dans tous les procédés on a insisté sur la gravité des faits. Mais cela n'empêche qu'il y a aussi des crimes commis par l'autre partie » sur lesquels il fallait faire la lumière.
Enfin, le témoignage de Johan SWINNEN, cité par Natacha POLONY, a été recueilli. Ancien ambassadeur de la Belgique au Rwanda de 1990 à 1994, il précise avoir été témoin du prélude du génocide, ayant été évacué du pays le 12 avril 1994, où il était en poste depuis le 15 août 1990. Il rappelle comme la diplomatie belge était extrêmement engagée dans un processus de paix et de réforme au Rwanda.
Le témoin expose l'importance, selon lui, du combat contre le négationnisme et du combat pour la recherche de la vérité, soulignant la complexité de l'histoire du génocide des Tutsi au Rwanda (« Je dois mettre en exergue les vérités et les certitudes, mais on doit aussi libérer les ambiguïtés des pensées uniques, des présentations unilatérales, et des simplismes polarisants qui escamotent ces questions. C'est une question d'honnêteté mais aussi d'humilité. Le génocide n'a pas encore révélé tous ses secrets. Nous ne parviendrons pas à les dévoiler si nous prétendons détenir une vérité définitive, figée, inaltérable, une vérité réductrice qui asphyxie et paralyse nos esprits et nos mentalités et qui polarise nos opinions »).
Pour lui, le plaignant contre Natacha POLONY se « trompe d'adversaire ».
Il relate l'expérience vécue à son premier poste d'ambassadeur, expose les discussions intervenues avec le président HABYARIMANA, notamment pour « protester contre leur radio de haine » et les alertes qu'il avait alors exprimées, par ailleurs, auprès de Paul KAGAME quand il était amené à le rencontrer en sa qualité de chef du FPR, soulignant qu'à « chaque rencontre avec le FPR il y avait des encouragements pour participer à un processus de paix, de partage du pouvoir et de réconciliation » et les craintes suscitées par le maintien de populations hutus déplacées dans des camps devenus de « véritables foyers de développement de haine » puis l'échec des négociations. Il évoque aussi les négociations des Accords d'Arusha, frappé par le fait que d'un côté un processus de paix était engagé et de l'autre des attaques armées étaient lancées (citant notamment l'attaque du FPR sur Byumba).
Johan SWINNEN estime que, « même si nous sommes très critiques et très convaincus de l'existence d'un génocide contre les Tutsi, il y a eu aussi des exactions et des choses pas permises de l'autre côté» et dénonce ce qu'il perçoit comme une négation de volonté de débat serein qui permettrait de« s'approcher petit à petit de la vérité » en prenant l'exemple des critiques virulentes contre l'ouvrage de Judi REVER. Selon lui, « il n'y aura pas de réconciliation et de paix définitive au Rwanda s'il n'y a pas de justice ».
Pour finir, il évoque la gravité de la répression mise en œuvre par le régime actuel au Rwanda en convoquant le cas particulier du chanteur KIZITO, retrouvé mort dans sa cellule alors qu'il était emprisonné après avoir été suspecté dans un premier temps d'avoir, dans l'une de ses chansons, nié l'existence du génocide des Tutsi alors que son propos était de prôner la réconciliation et d'entretenir la mémoire de toutes les victimes de crimes, y compris de celles du FPR.
Le témoin répond ensuite aux questions qui lui sont posées sur le rôle de la Belgique au Rwanda.

*

Le tribunal a procédé à l'audition d'Étienne NSANZIMANA, président de l'association IBUKA FRANCE et survivant du génocide des Tutsi au Rwanda, en sa qualité de partie civile. Il revient sur l'importance des mots employés et le sens qu'il convient de leur donner, non pas dans l'émotion mais dans la raison. Il conclut en indiquant que, selon lui, « le contraire de l'oubli ce n'est pas que la mémoire, c'est aussi la justice ».
Le conseil du MRAP a soutenu les conclusions écrites déposées à l'audience, sollicitant un euro de dommages et intérêts et la somme de 1.500 euros au titre de l'article 475-1 du code de procédure pénale.
Le conseil du CRF a soutenu les conclusions écrites déposées à l'audience, sollicitant un euro de dommages et intérêts et la somme de 2.000 euros au titre de l'article 475-1 du code de procédure pénale.
Le conseil de l'association IBUKA FRANCE a soutenu les conclusions écrites déposées à l'audience, sollicitant un euro de dommages et intérêts et la somme de 1.000 euros au titre de l'article 475-1 du code de procédure pénale.
Le ministère public a été entendu en ses réquisitions, soutenant la relaxe en l'absence de volonté de la prévenue de nier ou minorer le génocide des Tutsi au Rwanda.
Les conseils de la prévenue ont soutenu les conclusions écrites déposées à l'audience, réclamant de prononcer la relaxe de Natacha POLONY et de condamner solidairement l'ensemble des parties civiles à lui verser la somme de 15.000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive.
La parole de Natacha POLONY en dernier lieu s'est tournée vers les victimes du génocide et notamment les témoins personnellement touchés entendus à la barre, Mesdames MUKASONGA et MUTUYISA puis sur la nécessité, pour les journalistes, d'aborder tous les sujets et ce sereinement sans crainte de condamnation injustifiée.

Motifs :

Sur l'action publique :

Sur la contestation de l'existence du génocide des Tutsi au Rwanda :

En application des dispositions de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.
Selon l'alinéa 2 du même article, seront punis des mêmes peines, ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, par :un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un crime de génocide autre que ceux définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, d'un autre crime contre l'humanité, d'un crime de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou d'un crime de guerre défini aux articles 6,7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale signé à Rome le 18 juillet 1998 et aux articles 211-1 à 212-3, 224-1 A à 224-1 C et 461-1 à 461-31 du code pénal, lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale.
Le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies a adopté, le 8 novembre 1994, une résolution n°955 par laquelle il a décidé "comme suite à la demande qu'il a reçue du Gouvernement rwandais (S/1994/1115), de créer un tribunal international chargé uniquement de juger les personnes présumées responsables d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d'États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, et d'adopter à cette fin le Statut du Tribunal criminel international pour le Rwanda annexé à la présente résolution".
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda a prononcé plusieurs condamnations et notamment une décision devenue définitive prononcée par la chambre d'appel dudit Tribunal pénal international en date du 16 juin 2006 (TPIR, Procureur c. Karemera, affaire n°ICTR-98-44-T, 16 VI 2006): "11. DRESSE LE CONSTAT JUDICIAIRE des faits de notoriété publique suivants, en application de l'article 94 A) du Règlement : i) La situation suivante a existé au Rwanda entre le 6 avril et le 17 juillet 1994 : sur toute l'étendue du Rwanda, des attaques généralisées ou systématiques ont été dirigées contre une population civile en raison de son appartenance au groupe ethnique tutsi. Au cours de ces attaques, des citoyens rwandais ont tué des personnes considérées comme des Tutsi ou porté gravement atteinte à leur intégrité physique ou mentale. Ces attaques ont entraîné la mort d'un grand nombre de personnes appartenant à l'ethnie tutsie; ii) Entre le 1er janvier et le 17 juillet 1994, un conflit armé non international s'est déroulé au Rwanda; iii) Entre le 6 avril et le 17 juillet 1994, un génocide a été perpétré au Rwanda, contre le groupe ethnique tutsi; [...]".
Le crime de génocide des Tutsi ayant ainsi donné lieu à condamnations prononcées par une juridiction internationale, la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de son existence entre dans les prévisions des dispositions de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881.
La contestation de l'existence d'un crime de génocide entre dans les prévisions de ce texte même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation.
Le sens et la portée des propos doivent être appréciés par rapport à la perception et la compréhension du lecteur moyen qui en prend connaissance à la date de leur diffusion, en tenant compte des éléments intrinsèques et extrinsèques au support en cause, à savoir tant du contenu même des propos que du contexte dans lequel ils s'inscrivent.

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En l'espèce, comme en attestent le procès-verbal de constat d'huissier produit (pièce n°1 produite par les parties civiles en annexe de la plainte, côtée en D21), les investigations policières menées dans le cadre de l'information judiciaire et les débats à l'audience, les propos litigieux ont été tenus lors de l'émission de radio "Le grand face à face" diffusée le 18 mars 2018 sur France Inter, émission animée par Ali BADDOU et se présentant comme un "débat sur l'actualité et les grandes questions de notre temps avec deux intellectuels, deux libre penseurs : Natacha Polony et Raphaël Glucksmann".
Selon les explications données à l'audience, l'émission était consacrée à la publication récente dans le journal Le Monde de documents faisant état du soutien de la France au gouvernement génocidaire du Rwanda dans le milieu des années 1990.
Remis dans leur contexte immédiat, les propos en cause ont été ainsi exprimés :
« Ali BADDOU : « Et avant d'accueillir Jean-Pierre Le Goff, un sujet sur lequel vous vouliez revenir Raphaël Glucksmann. En l'occurrence, c'était cette semaine la révélation de documents confidentiels dans le journal Le Monde et qui pointent la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda ».
Raphaël GLUCKSMANN : « Oui et aussi la publication d'un livre celui d'un ancien capitaine de l'armée, Guillaume Ance!, et son témoignage fait suite aux témoignages de plusieurs militaires français dont Rémy Duval ou le héros, la légende du GIGN, M Pruniau, qui ne sont pas des gauchistes militants ou des intellos droits-de l'hommistes et qui, tous, disent la même chose. Ils nous disent quoi ? Que la France a aidé des troupes génocidaires alors même que le génocide a eu lieu en leur donnant des armes et là, c'est Ance! qui nous révèle ça, et même en leur virant, en leur versant directement leurs salaires. Donc des gens qui venaient de tuer 800 000 Tutsi et bien étaient payés par l'État français ! Et donc on se retrouve dans cette situation où nous sommes face au plus grand scandale de la Vème République et aussi à son secret le mieux gardé. Et donc le secret commencé à être érodé grâce aux témoignages de ces militaires. C'est un moment extrêmement important, moi vous savez, j'ai passé des années à enquêter sur le Rwanda et on sait aujourd'hui que la France a armé et a soutenu des troupes qui allaient commettre un génocide, avant le génocide, qu'elle a continué à les soutenir pendant le génocide et qu'elle a même continué à les soutenir et à les armer après le génocide. Et donc là on est face à un vrai scandale d'État et l'État français n'a toujours pas été capable de faire la lumière sur son passé, les archives ne sont toujours pas déclassifiées et il n'y a toujours pas eu de véritable discours sur ce que la France a fait au Rwanda ».
Natacha POLONY : « Je pense en effet qu'il est nécessaire de... d'ouvrir les archives, de les déclassifier, qu'il est nécessaire d'essayer de regarder en face ce qui s'est passé à ce moment-là et qui n'a rien finalement d'une distinction entre des méchants et des gentils. Malheureusement on est typiquement dans le genre de cas où heu on avait euh j'allais dire des salauds face à d'autres salauds et hélas la France a sans doute participé à cela et elle a [coupée]»
Raphaël GLUCKSMANN : « Qui ? Quels salauds et quels autres salauds ? »
Natacha POLONY: « C'est-à-dire que je pense qu'il n y avait pas d'un côté les gentils et de l'autre les méchants dans cette histoire et la dérive [coupée]»
Raphaël GLUCKSMANN : « Non mais il y a eu un génocide ! » Natacha POLONY: « Oui bien sûr! Il y a eu un génocide »
Raphaël GLUCKSMANN: « Il y a eu un génocide, c'est des bourreaux et des victimes »
Natacha POLONY: « Bien sûr et [coupée]»
Raphaël GLUCKSMANN : « Il faut arrêter de maintenir tout le temps ce gris. Je veux dire c'est pas, y avait pas des salauds face à des salauds. Il y avait des génocidaires face à des victimes. »
Natacha POLONY: « Aujourd'hui nous sommes/ace à un régime qui est un régime qui est devenu totalement dictatorial et qui accompli là aussi des exactions vis-à-vis des journalistes ... »
Raphaël GLUCKSMANN : « Ouais »
Natacha POLONY : « vis-à-vis de l'ensemble des oppositions et hélas nous sommes dans cette situation-là qui est consternante et effarante et ça n'est absolument pas remettre en cause le génocide que de dire qu'il y a ce fait-là. Malheureusement, la France a participé, sans doute et c'est cela qu'il faut prouver, en donnant des armes, en choisissant un camp là où il ne fallait pas choisir un camp mais où il fallait aider et empêcher les massacres. »
Raphaël GLUCKSMANN : « Et bah aider et empêcher le massacre, ça aurait supposé, et bien de choisir de s'opposer à ceux que nous avons soutenu, car ce ne sont pas des salauds face à des salauds, jamais on ne dirait en 1900, alors que pourtant les exactions des troupes russes soviétiques libérant l'Europe à Berlin sont absolument énormes, bien plus grandes que celles du FPA [FPR], puisqu'il est question d'eux au Rwanda, jamais on ne dirait que ce sont des salauds face à des salauds. Non ce ne sont pas des salauds face à des salauds. Il y a un régime tout à fait détestable aujourd'hui au Rwanda, il n'est pas génocidaire. Et en 1994, il y a des gens qui commettent un génocide et des gens qui sont victimes du génocide et la France, malheureusement et c'est notre honte, et c'est là-dessus que nous devons faire la lumière, la France a choisi d'être du côté de ceux qui commettaient le génocide. Ça ne veut pas dire que la France a voulu le génocide, mais à aucun moment, le fait qu'il y ait génocide, n'a entraîné de remise en cause de la politique française, ce n'est pas des salauds contre des salauds, c'est des bourreaux face à des victimes. On a choisi le camp des bourreaux. »
Natacha POLONY : « On ne définit pas les gens par bourreaux ou victimes. » Raphaël GLUCKSMANN: « Sien l'occurrence dans un génocide on les définit par bourreaux et victimes.».
Ainsi, après la présentation du sujet général par Ali BADDOU concernant la responsabilité de la France dans les événements tragiques survenus au Rwanda en 1994, l'échange entre les journalistes est engagé par Raphaël GLUCKSMANN par la mention du témoignage d'un officier français évoquant l'aide fournie par la France aux troupes génocidaires, qu'il qualifie de « plus grand scandale de la Vème République ». Il expose avoir lui-même enquêté durant des années sur ce sujet et regrette que l'État n'ait pas encore été capable de faire la lumière sur son passé et de l'assumer en quelque sorte. Ses propos et le ton qu'il emploie démontrent son implication professionnelle et personnelle dans ce débat.
C'est alors qu'interviennent les paroles de Natacha POLONY confortant son interlocuteur sur la nécessité d'ouvrir les archives, sur la nécessité de « regarder en face ce qui s'est passé» et sur le fait que la France a dû être impliquée. Elle indique à ce stade que la situation n'avait « rien d'une distinction entre des méchants et des gentils » et qu'il s'agissait du « genre de cas où on avait [. ..} des salauds face à d'autres salauds ».
Au moment où elle prononce ces paroles, l'échange se situe au niveau de la responsabilité des décideurs politiques, au nom de l'État dont les choix sont questionnés.
Interpellée par son interlocuteur sur les termes employés (« salauds contre salauds »), Natacha POLONY répète qu'il n'y avait pas, d'un côté les « gentils », de l'autre les « méchants » sans avoir l'occasion d'expliciter sa pensée dès lors qu'elle est interrompue par Raphaël GLUCKSMANN qui ramène ces propos à ce que les populations ont subi dans leur chair, déviant du sujet des choix politiques.
L'échange témoigne qu'à partir de ce moment précis, Raphaël GLUCKSMANN ne laisse plus l'occasion à son interlocutrice de développer son propos et la coupe systématiquement pour marquer son indignation sur la base de l'interprétation des propos qu'il a faite, suivant son idée et n'entendant plus Natacha POLONY en réalité. Celle-ci tente de revenir vers le thème de la responsabilité politique en évoquant le régime actuel et son caractère dictatorial, estimant cette situation « consternante » et indiquant que « ce n'est pas remettre .en cause le génocide que de dire qu'il y a ce fait­ là ». Elle revient alors sur l'implication de la France en déplorant qu'elle ait choisi un camp alors qu'il « fallait aider et empêcher les massacres ». Ses explications s'inscrivent dans le thème annoncé de l'émission, auquel elle s'attache à maintenir l'échange.
Raphaël GLUCKSMANN revient encore sur l'emploi de la formulation « salauds face à des salauds » mais, suivant l'analyse de sa consœur, situe cette fois son propos au niveau des régimes en place, effectuant une comparaison entre l'action des troupes russes libérant Berlin et celles du FPR au Rwanda puis revenant sur la distinction à opérer face à la survenue d'un génocide : « il y a un régime tout à fait détestable aujourd'hui au Rwanda, il n'est pas génocidaire. Et en 1994, il y a des gens qui commettent un génocide et des gens qui sont victimes du génocide et la France [...], a choisi d'être du côté de ceux qui commettaient le génocide. [...].
L'échange se termine sur une opposition entre ce dernier et Natacha POLONY à propos des termes « victimes et bourreaux », Natacha POLONY estimant« qu'on ne définit pas les gens » par ces qualificatifs.
Il ressort de cet échange une réelle confusion, dès lors que les deux journalistes ne s'écoutent plus en réalité et que Natacha POLONY, en particulier, ne trouve plus l'occasion d'expliquer la position qu'elle entendait tenir dans le débat à partir du moment où son interlocuteur s'empare des propos « salauds face à des salauds » auxquels il donne une dimension qui n'était pas souhaitée par celle qui les a prononcés comme en témoigne les dénégations de celle-ci dès qu'elle est renvoyée, par son interlocuteur, à l'idée d'avoir contesté, par ces mots, l'existence du génocide des Tutsi au Rwanda. En effet, Raphaël GLUCKSMANN, fort de ses connaissances sur le sujet et tout à son émotion, a identifié, dans ces paroles, une référence implicite à la thèse du« double génocide » consistant en l'une des manières de contester l'existence de ce crime comme l'on explicité les témoins entendus à la barre, interprétation contre laquelle Natacha POLONY s'est immédiatement inscrite en faux dès qu'elle a compris l'interprétation qui était faite de ses paroles.
Alors qu'elle était amenée à s'exprimer sur le sujet de la responsabilité de la France dans la survenue du génocide des Tutsi au Rwanda, sujet éminemment sensible et douloureux comme en attestent, notamment, les témoignages émouvants recueillis lors du procès, elle reconnaît qu'elle n'en connaissait pas les subtilités, alors même qu'elle devait en débattre avec un confrère qui était, quant à lui, averti et particulièrement impliqué pour avoir fait d'importantes recherches sur le sujet selon ses propres déclarations à l'antenne. S'il est regrettable, comme en convient la prévenue elle­ même, d'aborder des sujets aussi graves sans en connaître tous les aspects et sous un format aussi réduit que celui d'un échange radiophonique de quelques minutes, au risque d'entretenir ce qu'un témoin a désigné sous le terme de « confusionnisme » en en soulignant les dangers, les propos tenus en l'espèce par Natacha POLONY, qui visaient les responsables politiques, ne sauraient être analysés, dans ce contexte, comme une remise en question coupable du génocide.
En effet, ses propos, qu'elle n'a pas eu .l'occasion d'expliquer dans l'ambiance ci-avant exposée, exprimés au cœur d'un sujet dont elle est déviée et qui sont immédiatement suivis de l'affirmation, de sa bouche et de manière claire, de l'existence du génocide (« Oui bien sûr! Il y a eu un génocide » Raphaël GLUCKSMANN: « Il y a eu un génocide, c'est des bourreaux et des victimes »Natacha POLONY: « Bien sûr et [coupée]»), ne peuvent être analysés isolément, sans considération de ceux auxquels ils s'appliquaient et des dénégations faites par la prévenue quant à l'intention qui lui est prêtée. Il convient de relever, au surplus, qu'elle emploie systématiquement le terme de génocide au singulier et n'évoque jamais celui de« double génocide ».
De ses paroles ne ressort pas une contestation de l'existence du génocide, même au moyen d'une minoration outrancière de la souffrance et la qualité des victimes, une telle interprétation résultant d'une extrapolation des propos en cause.
Dans ces conditions, les propos poursuivis ne caractérisent pas, en l'espèce, le délit de contestation du crime de génocide commis contre les Tutsi au Rwanda.

Sur l'action civile :

Sur la recevabilité des constitutions de partie civile et les demandes de réparation :

L'article 48-2 de la loi sur la liberté de la presse dispose notamment que "toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi et en ce qui concerne l'infraction prévue par l'article 24 bis".
En outre, l'association partie civile doit justifier de sa capacité juridique, l'article 5 de la loi du Ier juillet 1901 disposant que "toute association qui voudra obtenir la capacité juridique prévue par l'article 6 devra être rendue publique par les soins de ses fondateurs", par une insertion au Journal officiel, sur production d'un récépissé et l'article 6 de cette loi ajoutant que "toute association régulièrement déclarée peut, sans aucune autorisation spéciale, ester en justice".
Les associations IBUKA France, CRF et le MRAP, qui remplissent les conditions cumulativement exigées par ces textes sont recevables en leurs constitutions de partie civile (pièce n°1 s'agissant de l'association IBUKA France, n°12 à 17 s'agissant de l'association CRF et n°1 à 7 s'agissant .du MRAP).
Elles seront déboutées de leurs demandés, en ce compris celles formées au titre de l'article 475-1 du code de procédure pénale, en raison de la relaxe prononcée.

Sur la demande formée au regard du caractère abusif de l'action:

En application des dispositions de l'article 472 du code de procédure pénale,« dans le cas prévu par l'article 470, lorsque la partie civile a elle-même mis en mouvement l'action publique, le tribunal statue par le même jugement sur la demande en dommages-intérêts formée par la personne relaxée contre la partie civile pour abus de constitution de partie civile ».
Dès lors qu'en matière d'infractions à la loi du 29 juillet 1881, l'acte initial de poursuite fixe irrévocablement la nature et l'étendue de celle-ci, l'article 472 est applicable sans distinguer selon que l'action publique a été mise en mouvement par une plainte avec constitution de partie civile ou par voie de citation directe.
Toutefois, la partie civile, qui a mis en mouvement l'action publique, ne peut être condamnée à des dommages-intérêts que s'il est constaté qu'elle a agi de mauvaise foi ou témérairement, cette faute ne pouvant se déduire du seul exercice par celle-ci du droit de déposer une plainte avec constitution de partie civile.
Au regard de la gravité de l'accusation portée, s'agissant du délit de contestation de génocide qui figure au rang des infractions liées à l'expression publique les plus sévèrement sanctionnées en raison notamment de l'atteinte à la mémoire des victimes qu'il emporte et de l'atteinte à l'ordre public ainsi réalisée par la remise en cause de faits criminels qui ne relèvent plus du débat historique, les associations parties civiles devaient s'interroger sur la pertinence de l'action engagée contre la journaliste pour les propos tenus dans le contexte rappelé ci-avant, dont le sens et la portée laissaient peu de place au doute. Leur action ne saurait, en effet, avoir pour effet d'empêcher le débat public sur des questions cruciales, dans le respect de la loi.
Pour autant, il ne saurait être considéré que les parties civiles ont agi de manière téméraire ou de mauvaise foi, alors que la présente poursuite consiste en la première sur le fondement considéré et s'inscrit dans un droit en construction, et qu'elles ont, dès lors, pu se méprendre sur la portée de leur droit.
Ainsi, la demande de dommages-intérêts de Natacha POLONY sera rejetée.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, en premier ressort et contradictoirement à l'égard de l'association IBUKA FRANCE, l'association Communauté Rwandaise de France et l'association MOUVEMENT CONTRE LE RACISME ET POUR L'AMITIE ENTRE
LES PEUPLES, parties civiles, et de Natacha POLONY, prévenue ;

SUR L'ACTION PUBLIQUE :

Renvoie Natacha POLONY des fins de la poursuite du chef de contestation de l'existence de crime contre l'humanité visé à la prévention,

SUR L'ACTION CIVILE :

Déclare les associations IBUKA France, Communauté Rwandaise de France et MOUVEMENT CONTRE LE RACISME ET POUR L'AMITIE ENTRE LES
PEUPLES recevables en leurs constitutions de partie civile,
Les déboute de leurs demandes en raison de la relaxe prononcée,
Rejette la demande de Natacha POLONY fondée sur le caractère abusif de la présente action.
En application de l'article 1018 A du code général des impôts, la présente décision est assujettie à un droit fixe de procédure de 127 euros dont est redevable l'association IBUKA FRANCE.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024