Fiche du document numéro 29805

Num
29805
Date
Lundi 28 mars 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
492936
Pages
5
Urlorg
Surtitre
Au rapport
Titre
France-Rwanda : que savait Paris du rôle des mercenaires français pendant le génocide ?
Soustitre
Des notes de la DGSE confirment que les services français ont tenté d’alerter l’Etat en 1994 de la présence de mercenaires français au Rwanda pendant le génocide. Un rapport de l’association Survie suggère qu’ils agissaient en réalité avec le soutien de Paris.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sur une route près de Kigali, le 12 mai 1994, au cours du génocide des Tutsis au Rwanda. (Gérard Julien/AFP)

On pourrait se croire dans un mauvais polar. Un roman de gare qui se déroule en Afrique, dans un petit pays qui bascule soudain dans une orgie de sang. Et où seraient intervenus des mercenaires, français. Venus prêter main-forte aux chefs d’orchestre des massacres, au moment précis où ces derniers commencent à perdre du terrain face à une rébellion qui, de façon inattendue, contraint les tueurs au pouvoir à reculer peu à peu sans pour autant qu’ils renoncent à leur projet de solution finale.

Nous sommes au Rwanda en 1994, pendant le génocide de la minorité tutsi. C’est une vieille histoire qui revient sans cesse hanter la France. Elle ressurgit ces jours-ci, à la faveur d’un rapport publié par l’association Survie. Intitulé «les Mercenaires invisibles», ce dossier analyse certaines notes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) rédigées de mai à juillet 1994.

Une série de comptes rendus qui ont été rendus publics grâce au travail de la commission Duclert. Celle qui a pour la première fois été autorisée à examiner les archives disponibles sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Publié en avril 2021, le rapport de la commission concluait déjà à une «responsabilité accablante de la France» lors de la montée des périls, comme pendant les massacres. Ne restait plus qu’à rendre accessibles les documents consultés par la commission. C’était prévu, c’est désormais le cas.

Les autorités politiques alertées



Les notes concernées, issues des archives de la DGSE, étaient en réalité, pour certaines déjà connues. Celles qui intéressent Survie portent sur cette période trouble pendant laquelle Paris doit faire face à des alliés devenus encombrants, de plus en plus ouvertement accusés de crimes contre l’humanité. Cette armée que la France a formée, ce régime qu’elle a soutenu, les voilà compromis dans une hécatombe fulgurante, dont l’ampleur finit par tétaniser le monde entier. Le génocide des Tutsis fera près d’un million de morts en seulement trois mois.

L’Afrique a souvent été le terrain de chasse des «affreux», comme on appelle parfois ces mercenaires ou barbouzes, qui soit vendent leurs services au plus offrant, soit permettent d’accomplir les basses œuvres d’Etats qui ne souhaitent pas faire connaître leurs intentions. Au Rwanda, les services de renseignements français semblent tout à fait au courant de certains agissements de ces soldats de l’ombre qui se seraient rendus plusieurs fois sur place.

Les rédacteurs de la DGSE en avertissent les plus hautes autorités de l’Etat français, en adressant leurs notes à l’Elysée, au Quai d’Orsay, au ministère de la Coopération ou de la Défense. Les responsables concernés les ont-ils lues ? La commission Duclert n’a curieusement pas retrouvé trace de ces notes de la DGSE dans les archives de l’Elysée par exemple. Elles ont pu être détruites. Ou ignorées ?

Auditionné le 25 juin 1998 par la Mission d’information parlementaire, première tentative pour déterminer le rôle de la France au Rwanda, Jacques Dewatre, patron de la DGSE à l’époque, a rappelé que les notes de ses services sont passées de 24 en 1993 à… 258 en 1994 ! Mais le chef du renseignement français a aussi souligné que cette inflation répondait aux «besoins et aux priorités fixées par les autorités politiques».

Difficile du coup d’imaginer que ces mêmes autorités n’auraient pas été tenues au courant ou auraient choisi de négliger des informations aussi explosives que la présence, en plein génocide, d’anciens militaires français reconvertis dans le privé. Et pas n’importe lesquels : Paul Barril et Bob Denard. Le premier est un ex-gendarme du GIGN, le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, qui a participé à la création de la cellule antiterroriste sous le premier septennat de François Mitterrand. Il est très proche de François de Grossouvre, le conseiller du Président qui se suicidera à l’Elysée, dans des circonstances un peu opaques, le 7 avril 1994. Le jour du déclenchement du génocide au Rwanda.

Reconverti dans le privé, Barril devient vite omniprésent dans le dossier rwandais, multipliant les coups médiatiques fumeux. Son rôle dans l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, qui sert de signal au déclenchement du génocide, suscite encore bien des interrogations. Quant à Bob Denard, surnommé le «corsaire de la République», connu pour ses coups de force, depuis l’ex-Congo belge jusqu’aux Comores, il incarne le barbouze accompli devenu légendaire, jusqu’à son décès en 2007.

«Stratégie indirecte»



Leur implication possible dans le drame rwandais a maintes fois été évoquée depuis 1994. Mais les notes de la DGSE précisent et authentifient clairement certaines allusions qui avaient pu filtrer auparavant. Bob Denard apparaît ainsi plus que jamais à l’initiative de cette filière de recrutement «belgo-zaïroise», évoquée dès 1994 et qui, via toute une série d’intermédiaires douteux, contacte des mercenaires blancs dans les buvettes de Matonge, le quartier congolais de Bruxelles. A en croire la DGSE, l’ex-barbouze des Comores aurait «envisagé un coup de main armé» avec comme «objectif probable l’aéroport de Kigali», la capitale rwandaise.

Dans une note, cette fois totalement inédite et datée du 17 juin 1994, le renseignement français fait d’ailleurs ouvertement le lien entre les projets de Denard et ceux de Barril, qui s’apprête au même moment à «fournir une cinquantaine de tonnes de munitions et d’armements aux forces gouvernementales». Celles qui, au même moment, sont en train de traquer les Tutsis pour les exterminer.

Le 6 mai, le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier du président François Mitterrand, rédige une note adressée au chef de l’Etat français. Elle est connue depuis longtemps. Après avoir transmis à François Mitterrand les «remerciements pour tout ce que vous avez fait» exprimés par le président du gouvernement intérimaire rwandais, à la tête du régime qui commet le génocide, Quesnot assure «qu’à défaut d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourrait rétablir un certain équilibre».

Selon Survie, ce même 6 mai, Paul Barril réserve un avion Falcon qui décollera trois jours plus tard du Bourget. Destination : le Rwanda. A bord, cinq de ses hommes ainsi que deux membres de la famille Habyarimana, celle du président assassiné à la veille du génocide, dont la veuve est soupçonnée depuis longtemps de faire partie des extrémistes hutus. Mitterrand lui offre l’asile en France dès le début des massacres.

Le nom d’Agathe Habyarimana, comme celui de son fils Jean-Pierre, apparaissent à plusieurs reprises dans les notes de la DGSE qui signale leur activisme effréné en liaison avec Bob Denard comme avec Paul Barril, pour «fournir des munitions et de l’armement aux forces gouvernementales» ou «contourner l’embargo des Nations unies sur les exportations d’armements […] au Rwanda».

Dépourvue de titre de séjour en France, depuis le rejet de sa demande d’asile, confirmée par le Conseil d’Etat en 2009, qui évoquait clairement les soupçons liés à son implication dans le génocide, Agathe Habyarimana ne sera certainement jamais jugée pour «complicité de génocide». La juge d’instruction chargée de l’enquête ouverte en 2007 ayant mis un terme aux investigations le 15 février, ouvrant la voie à un possible non-lieu. Les notes de la DGSE sont pourtant redoutables pour l’ex-Première dame d’un régime que la France a soutenu sans recul, ignorant tous les signaux annonciateurs du génocide, comme l’a souligné le rapport de la commission Duclert.

Lenteur de l’enquête



Reste que c’est bien la justice française qui peut encore éclaircir cette quête de vérité. Barril est ainsi visé par une plainte pour «complicité de génocide» lancée par Survie, mais aussi par la Fédération internationale des droits de l’homme et la Ligue des droits de l’homme. Elle a donné lieu, en juin 2013, à l’ouverture d’une information judiciaire, toujours en cours. Et pour laquelle, l’ex super gendarme de l’Elysée bénéficie toujours de la présomption d’innocence. La procédure judiciaire pointe notamment un contrat qu’il aurait signé avec le gouvernement rwandais en plein génocide, le 28 mai 1994, pour une fourniture d’hommes et d’armement contre un peu plus de 3 millions de dollars. Barril conteste avoir signé ce contrat. Mais selon des sources concordantes, une expertise graphologique a conclu en novembre 2020 que la signature du contrat était bien la sienne.

L’enquête judiciaire avance bien lentement malgré l’importance de ce dossier explosif. Les auditions ont permis cependant de révéler un fait étonnant : en route pour le Rwanda en mai 1994, Barril et ses hommes font escale à l’aéroport d’Istres. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’atterrir sur un aéroport militaire. Tous les témoins qui se trouvaient sur le même vol confirment pourtant cette étrange escale. Qui n’a pu avoir lieu sans l’aval des autorités françaises.

Entendu fin janvier par la juge, l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées en 1994, a lui-même estimé que l’atterrissage de l’avion de Barril et de ses hommes à Istres suggère que «quelqu’un ayant autorité» l’a forcément validé.

Au lendemain de la publication du rapport Duclert, les responsables politiques de l’époque dans le gouvernement de cohabitation présidé par François Mitterrand, d’Hubert Védrine à Alain Juppé, se sont tous félicités ouvertement d’être exonérés de «complicité de génocide». Oubliant un peu vite que la commission Duclert n’avait pas vocation à trancher sur un sujet purement juridique.

Peut-être serait-il utile de les interroger sur ces notes accablantes de la DGSE ? Peut-être faudrait-il leur demander également pour quelle raison Paul Barril, omniprésent durant toutes les étapes de cette tragédie, a été promu au grade de commandant de gendarmerie dans le cadre de réserve en juin 1994 ? Qu’est ce qui justifiait cette promotion à ce moment précis ?

Un mois plus tard, le 1er juillet 1994, lors d’un entretien avec Yoweri Museveni, président de l’Ouganda, dont Libération possède la retranscription manuscrite, François Mitterrand dépeignait pourtant Barril comme «un aventurier», «un mercenaire» qui ne lui inspirait aucune confiance. Affirmant dans la foulée que Barril «n’a jamais travaillé à l’Elysée» et que lui, Mitterrand, ne l’avait «jamais vu». C’est impossible. Reste à comprendre ce qui a pu motiver ce déni. Parmi tant d’autres.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024