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Ils ne se sont croisés qu’une seule fois, brièvement, lors d’une université d’été du Parti socialiste à La Rochelle en 2014. Mais Hubert Védrine et Guillaume Ancel se connaissent depuis longtemps. L’ancien secrétaire général de l’Elysée (de 1991 à 1995) et l’ex-officier de l’armée de terre ayant servi au Rwanda en 1994 se sont retrouvés vendredi 18 février devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Entre les deux hommes, il n’y a eu aucun échange, quasiment aucun regard au cours de cette audience marathon qui a duré près de sept heures.
L’ancien proche de François Mitterrand accuse l’ex-militaire de « diffamation » et d’« injure » publique pour une série de tweets et d’articles publiés sur son blog intitulé Ne pas subir. Dans ces vingt-quatre publications, Guillaume Ancel traite notamment Hubert Védrine de « personnage tellement arrogant qu’il est incapable de se remettre en cause », l’accuse d’avoir « collaboré avec les nazis du Rwanda » et le compare à Maurice Papon, haut fonctionnaire condamné pour crimes contre l’humanité pendant la Shoah. Il voit avec lui « un parallélisme évident ».
Ces accusations litigieuses ont été diffusées sur Internet entre le 26 mars et le 3 juin 2021, dans la foulée du rapport de la commission présidée par l’historien Vincent Duclert, qui a étudié le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994, grâce à une ouverture sans précédent des archives de l’Etat. En conclusion, celle-ci avait attribué à la France – et notamment à l’état-major présidentiel de François Mitterrand, dont Hubert Védrine faisait partie – « une responsabilité lourde et accablante », mais pas de « complicité » dans le génocide des Tutsi, qui a fait entre 800 000 et 1 million de morts au printemps 1994 sur les collines du Rwanda.
Livraisons d’armes aux génocidaires
« Je supporte ces accusations depuis très longtemps, a déploré Hubert Védrine. Aujourd’hui, j’en arrive à la conclusion que trop c’est trop, et c’est pourquoi je porte plainte. Il est compliqué de démontrer l’aspect diffamatoire, mais je ne peux pas ne pas répondre. »
Afin d’étudier le caractère diffamatoire ou non des publications de M. Ancel, la justice a décidé de se pencher sur le fond, et donc sur le rôle de la France en 1994. A de multiples reprises, le rapport de 1 200 pages de la commission Duclert a servi de référence pour étayer les propos. « La France a essayé d’empêcher le génocide en soutenant la signature des accords d’Arusha [des accords de paix signés fin 1993 permettant un partage du pouvoir entre Hutu et Tutsi], a rappelé l’actuel président de l’Institut François-Mitterrand, qui conteste la conclusion du rapport Duclert mais pas les chapitres précédents. L’engagement de la France s’est limité à cela. Il y a eu un soulagement et une grande satisfaction lorsque les accords ont été signés. Ensuite, l’armée française s’est retirée du Rwanda… Il est monstrueux de penser que la France de François Mitterrand a pu contribuer, même de façon indirecte, à un génocide, alors que la politique française visait justement à l’empêcher. »
Guillaume Ancel soutient, lui, qu’il a assisté à des livraisons d’armes aux génocidaires lorsque ceux-ci étaient réfugiés au Zaïre, l’ex-République démocratique du Congo (RDC). « Au Rwanda, on m’a ordonné de remettre au pouvoir les forces génocidaires, a expliqué Guillaume Ancel. Ces gens étaient des nazis, il ne leur manquait que des croix gammées… Je n’ai jamais pu oublier tous mes questionnements de l’époque, ni tous ces fantômes. Je n’ai jamais pu accepter qu’on taise la vérité aux Français… Hubert Védrine était alors au pouvoir et il s’est vanté de cette politique qui, selon le rapport Duclert, était désastreuse. »
Un « pivot de l’exécutif » à l’époque
Même s’il n’a jamais « prêté d’intention génocidaire » à M. Védrine, Guillaume Ancel estime que l’ancien responsable politique porte aussi « des thèses négationnistes en reprenant le thème du double génocide » qui aurait été commis après la victoire des Tutsi contre les Hutu.
« Je ne suis jamais allé sur le terrain du double génocide, a répondu Hubert Védrine. Mais des Congolais, y compris le docteur Mukwege, Prix Nobel de la paix, se posent cette question. lls parlent d’énormes massacres commis dans l’ex-Zaïre… On ne peut donc pas brandir ce deuxième génocide comme une manœuvre française. »
François Graner, auteur notamment du Sabre et la Machette (Flibuste, 2014), a indiqué à la barre que M. Védrine, en 1994, n’était pas « décideur mais pivot de l’exécutif » de la politique française au Rwanda. Face à la présidente, Delphine Chauchis, Stéphane Audoin-Rouzeau, historien qui considère M. Ancel comme un « lanceur d’alerte », a conclu son témoignage en disant que M. Védrine devrait se retrouver « devant une cour d’assises pour crimes contre l’humanité et crimes de génocide ».
Dans sa plaidoirie, Me Alexandre Mennucci, avocat de M. Védrine, a accusé M. Ancel d’avoir « bafoué la présomption d’innocence, le respect dû aux personnes ou l’exigence du respect d’un débat contradictoire ». Il demande le retrait des publications, la publication du jugement et 1 euro de dommages et intérêts. La décision a été mise en délibéré. Le jugement sera rendu le 16 mai.
Pierre Lepidi