Fiche du document numéro 29286

Num
29286
Date
Samedi 27 mars 2021
Amj
Auteur
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Taille
77196
Pages
4
Urlorg
Titre
L’exfiltration d’Agathe Habyarimana, figure du génocide : une priorité pour François Mitterrand
Soustitre
A la suite de l’épouse de l’ancien président rwandais, de nombreux génocidaires ont rejoint la France à partir de la fin des années 1990.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Agathe Habyarimana, veuve de l’ex-président rwandais Juvenal Habyarimana, le 30 avril 2014 à Paris. BERTRAND GUAY / AFP

Quatre ans avant le génocide, les voyants rouges s’allumaient déjà. Le colonel René Galinié, attaché de défense à l’ambassade de France à Kigali, repère très tôt les dérives de la présidence de Juvénal Habyarimana. « Son rapport annuel au chef d’état-major, envoyé le 15 janvier 1990, note tout d’abord que le président est de plus en plus enclin à subir le contrôle du clan de son épouse [Agathe Habyarimana, née Kanziga], celui-là même qui sera en avril 1994 le noyau le plus radical, écrivent les historiens de la commission Duclert dans leur rapport. Ce même clan du Nord, au sein duquel se recrute l’essentiel des officiers des Forces armées rwandaises (FAR) et des cadres politiques, contrôle l’Etat comme l’économie du pays depuis sa prise du pouvoir en 1973. »

Au début des années 1990 se forme autour de la première dame un noyau dur d’extrémistes hutu appelé l’« Akazu » (« petite maison », en kinyarwanda). Il y a notamment parmi eux Protais Zigiranyirazo, son frère aîné, le puissant homme d’affaires Félicien Kabuga et Aloys Ntiwiragabo, chef des renseignements militaires. Ensemble, ils règnent sur la vie économique et politique du Rwanda.

En juin 1991, René Galinié écrit que les membres de ce premier cercle « paralysent l’action du chef de l’Etat et minent ses éventuelles velléités de transformation en profondeur. Parmi eux se distingue son épouse. » Les autorités françaises savent tout et n’en tirent pas de conséquence. Elles constatent l’extension de l’idéologie du « Hutu Power » que le clan propage, rêvant de purifier le Rwanda de la présence des Tutsi. Pourtant, elles vont soutenir ce clan, jusqu’aux ténèbres.

Lorsque son mari est assassiné dans la soirée du 6 avril 1994, Agathe Habyarimana contacte, dès le lendemain, l’ambassade de France, pour être évacuée. Craignant un assaut du Front patriotique rwandais (FPR) dans la capitale, elle renouvelle son appel le lendemain.

« L’évacuation des personnes rwandaises menacées n’est d’emblée pas une priorité pour les autorités françaises qui supervisent l’opération “Amaryllis” [organisée du 8 au 14 avril afin d’évacuer les ressortissants], indique le rapport Duclert. Une seule exception, mais elle est notable : la protection et l’évacuation de la veuve de Juvénal Habyarimana et de sa famille. C’est une demande originelle et personnelle de François Mitterrand, et c’est une question constamment évoquée dans les archives de l’opération Amaryllis. »

« Un noyau blanc »



La diplomatie française réfléchit à la meilleure façon d’exfiltrer la première dame du Rwanda et les membres de sa famille immédiate, qui ne doivent pas « dépasser dix personnes. » Afin que « la parentèle ne parte pas seule », précise une note manuscrite et anonyme rédigée par un responsable militaire, il est étrangement envisagé de constituer autour d’elle « un noyau blanc », expression entre guillemets dans le document. « Ce souhait que la famille Habyarimana soit mélangée à des passagers français vise-t-il à rendre cette évacuation plus discrète et plus acceptable ? », s’interrogent les historiens de la commission Duclert.

Le 9 avril en début de soirée, Agathe Habyarimana s’envole à bord du premier avion en compagnie de douze membres de sa famille et de quarante-quatre ressortissants français vers Bangui, en Centrafrique. Quant aux soixante-dix personnes de la « parentèle », une opération d’exfiltration menée le 11 avril échoue.

Le 12 avril, François Mitterrand est informé de l’évacuation, conduite « selon [se]s directives », précisent le général Quesnot et le conseiller Dominique Pin. Lors du conseil restreint du 13 avril, Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, explique à François Mitterrand qu’Ange-Félix Patassé, président de la République centrafricaine, souhaite se « débarrasser » de la famille Habyarimana. « Il y a deux solutions : le Zaïre [qui aujourd’hui s’appelle République démocratique du Congo, RDC] ou la France », expose Alain Juppé. « S’ils veulent venir en France, la France les accueillera, naturellement », tranche le président Mitterrand.

Agathe Habyarimana demande des précisions à l’ambassade de France sur ses conditions d’accueil, réclame un téléphone. Les billets d’avion ainsi que le logement « de cette famille dans un hôtel parisien de catégorie moyenne pour une durée qui ne saurait excéder trois mois » seront pris en charge par le ministère de la coopération, précise ce dernier, en estimant le coût à 250 000 francs (40 000 euros) et en suggérant de solliciter la DGSE pour le paiement.

« Refiler le bébé »



Pendant ce temps-là, au Rwanda, le génocide est dans sa phase la plus active. Au cours de la deuxième quinzaine d’avril, près de 20 000 assassinats de Tutsi sont perpétrés chaque jour. Encouragés par les animateurs de Radio Mille Collines, les miliciens Interahamwe massacrent à tour de bras. « Tuez tous les cafards, il ne doit en rester aucun… », scandent les animateurs de cette radio, dirigée et financée par Félicien Kabuga, dont deux des filles ont épousé chacune un fils du couple Habyarimana. En cent jours, le génocide des Tutsi va faire, selon l’ONU, 800 000 morts, soit un rythme de 334 assassinats par heure.

Le 22 juin 1994, par la résolution 929 du Conseil de sécurité, l’ONU autorise la France à lancer l’opération Turquoise, dont la mission est officiellement de « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».

Mais que faire des suspects de génocide ? « La réponse, qui semble faire l’unanimité au sein du gouvernement et à l’Elysée, est que l’arrestation des auteurs de crimes n’entre pas dans le mandat confié à la France par l’ONU, mais que cette dernière entend collaborer avec les Nations unies sur ce point, répond le rapport Duclert. Ceci est formulé de manière cavalière par Dominique de Villepin [directeur de cabinet d’Alain Juppé], familier de l’expression : “Il faut refiler le bébé à d’autres.” »

Condamnée à une insoutenable neutralité, la force Turquoise doit éviter les contacts, sur le terrain, avec les milices et les Forces armées rwandaises (FAR) dans la zone humanitaire sûre, créée pour empêcher les affrontements entre les FAR et le FPR. Parmi les deux millions de réfugiés qui traversent la frontière zaïroise, plusieurs membres du gouvernement intérimaire ainsi que des génocidaires se mêlent à la population. Beaucoup vont rejoindre ensuite la France, à partir de la fin des années 1990, où des réseaux les accueillent, notamment autour de Rouen et d’Orléans.

Exil en France



Après quelques mois à Paris, Agathe Habyarimana retourne en Afrique. Elle séjourne en RDC, au Kenya, puis revient en France en 1998. Agée de 79 ans, la veuve du président rwandais n’a aujourd’hui pas de statut légal, puisque la France a refusé en 2011 de l’extrader vers le Rwanda, sans toutefois lui accorder l’asile. En 2007, une plainte a été déposée contre Mme Habyarimana par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) pour « complicité de génocide » et « crime contre l’humanité ». Mais la justice française est lente. Mme Habyarimana a été placée sous le statut de témoin assisté en 2016 et n’a plus été interrogée depuis. En septembre 2020, elle a demandé à un juge d’instruction de clore l’enquête, invoquant le « délai déraisonnable » de la procédure. Face au refus qu’elle s’est vu opposer, elle a interjeté appel.

Elle a aussi été entendue, en novembre 2020, dans l’enquête sur le rôle joué par Paul Barril, qui n’apparaît pas dans le rapport de la commission Duclert, et dont elle était proche. Des ONG accusent pourtant cet ancien gendarme de l’Elysée devenu par la suite mercenaire d’avoir signé, en mai 1994, un contrat d’armement de 3 millions de dollars (2,5 millions d’euros) avec le gouvernement intérimaire rwandais.

Agathe Habyarimana vit aujourd’hui dans l’Essonne, à une quarantaine de kilomètres d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où Félicien Kabuga, considéré comme le financier du génocide des Tutsi, a été arrêté par les gendarmes de l’Office de lutte contre les crimes contre l’humanité, en mai 2020. Figurant parmi les suspects les plus recherchés au monde, il vivait en France depuis une douzaine d’années, avant son arrestation puis son transfert à La Haye devant un juge chargé des derniers dossiers du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Le procès de cet homme, âgé de 87 ans selon ses dires, pourrait se tenir en juillet 2021 à Arusha (Tanzanie), là où ont été jugés les hauts dignitaires et les architectes du génocide des Tutsi.

C’est dans la banlieue d’Orléans qu’un autre membre de l’Akazu vit aujourd’hui. Selon Mediapart, Aloys Ntiwiragabo serait installé en France depuis au moins quatorze ans. En juillet 2020, le Parquet national antiterroriste a ouvert contre l’ancien chef des renseignements militaires du Rwanda une enquête préliminaire pour « crime contre l’humanité ». Selon Alain Gauthier, président du CPCR, une centaine de personnes liées à des degrés divers au génocide des Tutsis vivraient encore aujourd’hui en France.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024