Fiche du document numéro 29044

Num
29044
Date
Vendredi 1er octobre 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
266359
Pages
1
Titre
Au Mozambique, la diplomatie militaire de Kigali
Sous titre
En envoyant des forces combattre les djihadistes en Afrique australe, le Rwanda étend sa zone d’influence
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
REPORTAGE
Cabo Delgado (Mozambique), envoyée
spéciale

Devant l’entrée de l’hôtel
Amarula, un bout
de chaussure dépasse,
sous une couche de
sable et de feuilles de manguiers.
C’est là qu’ont été enterrées à la
va-vite
une dizaine de personnes
décapitées, dont des expatriés,
rattrapées par les djihadistes alors
qu’elles tentaient de fuir l’attaque
de la ville de Palma, dans le nord
du Mozambique, en mars. Un
exemple parmi tant d’autres des
atrocités perpétrées par les insurgés
de la province de Cabo Delgado,
qui ont laissé derrière eux
une région totalement dévastée.
La prise meurtrière de Palma,
le 24 mars, a braqué les projecteurs
du monde entier sur l’insurrection
des islamistes d’Ansar
Al-Sunna,
connus localement
sous le nom de « Chabab », passés
à la lutte armée en 2017. Un mois
plus tard, le géant français de
l’énergie Total évoquait un cas de
« force majeure » pour interrompre
son mégaprojet gazier, évalué
à plusieurs milliards d’euros et situé
à 10 km seulement de Palma,
dans la péninsule d’Afungi.

Aujourd’hui, la zone est quadrillée
par les forces mozambicaines
et rwandaises. En juillet, Kigali
a en effet envoyé un millier
de militaires et de policiers pour
aider Maputo à lutter contre le
groupe djihadiste affilié à l’organisation
Etat islamique (EI). Ils
sont déployés dans les districts de
Palma et de Mocimboa da Praia,
où ils ont récemment revendiqué
la reconquête de plusieurs
bastions des insurgés.

« Ceci montre ce que nous sommes
capables de faire avec des ressources
limitées », a déclaré le président
rwandais, Paul Kagame, en
déplacement dans le Cabo Delgado,
samedi 25 septembre, devant
plusieurs médias – dont Le
Monde Afrique – conviés à visiter
les villes et villages reconquis.
Son homologue mozambicain,
Filipe Nyusi, est quant à lui resté
prudent : « Aujourd’hui, nous ne
célébrons pas une victoire. Nous
entrons dans une phase de consolidation »,
a-t-il précisé lors d’une
conférence de presse.

A Palma, six mois après l’attaque,
la vie reprend peu à peu
parmi les décombres. Un petit
marché a rouvert au milieu des
stations essence détruites, des
banques saccagées et des bâtiments
en ruine. « On essaie de
trouver des produits et de les vendre
pour survivre. Mais les prix ont
beaucoup augmenté. La paix revient,
mais pas l’argent », souffle
Amhadi devant son petit stand,
déplorant la perte de nombreux
membres de sa famille, tués ou
partis se réfugier ailleurs.

« Nous étions des esclaves »

Selon les estimations des organisations
humanitaires, la crise
de Cabo Delgado a fait environ
3 000 morts et 800 000 déplacés.
Certains d’entre eux commencent
à rentrer dans le district de
Palma, mais restent traumatisés
par les horreurs qu’ils ont subies.
« Quand les djihadistes viennent
dans les villages, ils forcent les femmes
à rester assises et à regarder
pendant qu’ils tuent les hommes.
Même si c’est ton frère, même si
c’est ton mari », explique la jeune
Wanamisi, occupée à faire bouillir
des coquillages sous un manguier.
Elle est restée cachée dans
la forêt pendant des semaines.
C’est la faim qui l’a poussée à
rentrer chez elle il y a un mois.

« Nous reprenons confiance petit
à petit, mais nous avons toujours
peur », ajoute-t-elle
en lançant un
regard à un soldat rwandais posté
non loin de là. La situation sécuritaire
reste en effet très volatile,
selon une source humanitaire. Et
le premier lot d’aides des Nations
unies n’a atteint la ville de Palma
que le 20 septembre.

L’armée rwandaise assure avoir
tué au moins une centaine de djihadistes
et perdu seulement quatre
hommes de son côté. « Nous
avons combattu les insurgés dans
plusieurs de leurs positions défensives
sur les axes menant vers la ville
de Mocimboa da Praia, qui était un
de leurs bastions, un lieu stratégique
pour leurs voies de communication
maritimes », explique le
colonel Ronald Rwivanga, porte-parole
de l’armée rwandaise. Reprise
le 8 août, Mocimboa da Praia
est aujourd’hui une ville fantôme,
complètement détruite. Sur le
port, des camions calcinés sont tagués
des mots « Chabab » et « Allahou
Akbar ».

Une dizaine de jours plus tard,
les forces mozambicaines et
rwandaises s’emparaient de
Mbau, plus au sud. « C’est de là que
certains chefs terroristes lançaient
leurs opérations dans le reste de la
région. Le commandant de leur
aile militaire, Ibn Omar, vivait ici.
C’est là qu’il endoctrinait les gens »,
détaille le major Steven Kuraba.
Ibn Omar, également connu sous
le nom de Bonomade Machude
Omar, a été ajouté le 6 août à la
liste des terroristes mondiaux de
Washington en tant que chef du
département militaire et des affaires
étrangères de l’organisation
Etat islamique au Mozambique.

A Mbau, Ansar AlSunna
aurait
également détenu des femmes,
capturées dans des villages de la
région. « Nous étions des esclaves.
On devait trouver de la nourriture,
faire la cuisine, la vaisselle, la lessive.
Et puis coucher avec eux, sinon
on risquait la mort », se souvient
Martha Estevao, rencontrée dans
un gymnase à Pemba, la capitale
de la province, quelques semaines
après avoir réussi à s’échapper.
« Ils tuent les gens de sang-froid.
Ils
n’ont aucune pitié. Ils disent qu’ils
se battent pour Dieu mais c’est un
mensonge. C’est seulement du banditisme »,
lâche-t-elle.

Selon l’armée rwandaise, les insurgés
se sont repliés au sud du
fleuve Messalo, vers le parc national
des Quirimbas, une zone où
sont déployées les forces régionales
de la Communauté de développement
de l’Afrique australe.
« Ils ont essentiellement repoussé
les djihadistes en les délogeant des
villes importantes. Mais le nombre
d’armes saisies et d’insurgés éliminés
ou capturés reste modeste.
Donc la guerre va continuer et
probablement se transformer en
une guérilla typique : des confrontations
plus nombreuses avec des
petits groupes de djihadistes dispersés
sur un territoire plus grand »,
estime Eric Morier-Genoud,
professeur
d’histoire africaine à la
Queen’s University de Belfast.

Une zone riche en gaz et en rubis

Des questions se posent maintenant
sur les motivations de cette
opération rwandaise dans une
zone riche en gaz et en rubis, traditionnellement
hors de la zone
d’influence de Kigali. Les soldats
rwandais sont postés autour du
site de Total, pour l’instant essentiellement
composé de logements
– presque tous vides – pour les
quelques milliers de contractuels
chargés de construire l’usine de
gaz naturel liquéfié. Aucun employé
n’est revenu depuis l’interruption
du projet en avril. « Les
Rwandais sont très professionnels.
Du moment qu’ils restent ici, tout
va bien. Mais dès qu’ils se retireront,
on reviendra à la case départ », affirme
une source en contact régulier
avec le groupe français.

Paul Kagame, qui a assuré que
ses troupes n’étaient pas là pour
« protéger des projets privés », n’a
pas annoncé de date de retrait de
son armée lors de sa récente visite
au Mozambique. « On risque d’assister
à un changement géopolitique
dans la région si le Mozambique,
traditionnellement dans la
sphère d’influence de la SADC et de
l’Afrique du Sud, entre dans celle du
Rwanda », décrypte Eric Morier-Genoud.
Kigali et Maputo semblent
en tout cas déjà approfondir
leurs relations économiques. La
semaine dernière, Paul Kagame
et Filipe Nyusi ont signé un accord
de coopération dans les secteurs
du commerce et de l’investissement,
avant d’assister à un
défilé militaire des forces mozambicaines
dans un stade de
Pemba. Dans les gradins, le public
brandissait des drapeaux à l’effigie
des deux présidents.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024